Abbé Piron

1881

Cours complet de littérature. Poétique (3e éd.)

2019
Abbé A. Piron, Cours complet de littérature : à l’usage des séminaires et des colléges, tome II : Poétique, 3e édition, Paris, V. Lecoffre, 1881, in-16, IV-336 p. PDF : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Infoscribe (saisie, XML-TEI) et Eric Thiébaud (édition TEI).
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Préface §

Le célèbre auteur du Traité des Études désirait qu’on se servît d’une rhétorique imprimée qui donnât des définitions bien exactes et bien nettes, et qui joignit aux préceptes des réflexions et des exemples. Le souhait du judicieux critique, qui peut s’étendre à toutes les parties de la littérature et par conséquent à la poétique aussi bien qu’à la rhétorique, a été depuis longtemps entendu. Il existe de nombreux ouvrages pour les trois temps assignés par Marmontel aux disciples de la rhétorique, ainsi que pour l’étude de l’art qu’on a appelé le premier des arts agréables. Toutefois, au moins pour ce qui concerne la poésie, aucun des traités que nous connaissons ne nous a paru répondre complètement à l’idée que nous nous sommes faite d’une poétique élémentaire. Parmi ces ouvrages, dans lesquels nous nous plaisons d’ailleurs à reconnaître des qualités réelles, les uns, tout en présentant d’heureux développements sur quelques points, se taisent presque entièrement sur d’autres qui ont aussi leur importance, ou se servent d’un langage métaphysique souvent résultant pour l’esprit et toujours incommode pour la mémoire ; les autres, sous prétexte d’éviter les longueurs, tombent dans la sécheresse et l’aridité, et ressemblent plutôt à des tables analytiques qu’à des traités destinés aux classes supérieures ; d’autres enfin présentent une étendue démesurée, et se perdent dans des explications trop vagues et trop diffuses. Souvent les définitions manquent d’exactitude et de netteté ; souvent aussi le plan n’est ni assez logique, ni assez complet. — Nous nous sommes efforcé de remédier à ces inconvénients. Notre but constant a été d’offrir aux élèves un traité clair, exact, méthodique, complet et en même temps {p. II}élémentaire. Nous n’avons rien négligé pour donner à toutes les réponses, et surtout aux définitions, autant de justesse que de lucidité, pour établir des divisions aussi claires que naturelles, et pour renfermer dans notre plan tous les principes et toutes les règles des compositions poétiques. Ces principes, soit généraux, soit particuliers, nous les avons justifiés par des exemples soigneusement choisis tant sous le rapport moral que sous le rapport littéraire, mais pour lequel nous avons souvent renvoyé au Recueil de Modèles, surtout pour les grands genres.

Certaines questions plus importantes ou plus controversées ont été l’objet d’un examen plus approfondi, et tiennent dans notre ouvrage une place qu’elles n’ont pas dans la plupart des traités de poésie. Nous citerons les caractères essentiels de la poésie, les qualités nécessaires au poète, la versification, le merveilleux chrétien dans l’épopée, la question des trois unités, les effets des spectacles dramatiques.

Voulant faire un traité vraiment didactique et élémentaire, nous avons adopté le système aujourd’hui trop abandonné des demandes ou questions dans le texte, comme plus commode et plus avantageux pour le grand nombre des élèves. En ce point, comme en plusieurs autres, nous avons été heureux de nous rencontrer avec un savant critique, ancien inspecteur de l’Université, bien connu dans la presse religieuse. Après avoir pris connaissance de notre plan et de notre méthode, il nous écrivait dernièrement en ces termes : « Votre ouvrage me paraît très heureusement conçu et parfaitement divisé. Le système des livres élémentaires par demandes et par réponses n’est plus en vogue, mais il m’a toujours semblé regrettable pour l’utilité pratique qui manque à beaucoup de traités… »

Enfin, nous avons tenu à faire un ouvrage aussi complet que peut l’être un traité classique. A ceux donc qui pourraient trouver notre Poétique un peu étendue, nous ferons remarquer qu’un certain nombre de questions moins importantes peuvent être seulement lues avec attention par les élèves, et que le professeur peut à son gré augmenter le nombre de celles que nous avons rangées dans cette catégorie. Ces {p. III}développements nous ont paru d’une utilité réelle, et nous sommes plus que jamais convaincu de leur importance, lorsque nous recevons d’un professeur distingué, dont les savants ouvrages sont connus dans toute la France, ces encouragements bienveillants : « Je vous félicite d’avoir compris que les abrégés ne profitent qu’à ceux qui les font, et vous avez sagement fait de donner aux préceptes un juste développement qui les fait bien comprendre. » Un autre juge également compétent voulait bien nous faire savoir, après avoir soigneusement examiné notre Poétique, qu’il se plaisait à reconnaître tout le mérite et toute la conscience de ce livre.

Tout en cherchant à améliorer le plan et la méthode, nous nous sommes bien gardé de perdre de vue le côté moral et religieux des belles-lettres. Fille du ciel, la poésie comme tous les beaux-arts, n’atteint sa fin dernière, a dit M. de Bonald, qu’en visant au bon et à l’utile. Nous avons donc toujours recherché avec soin le but moral de la poésie en général et de chaque genre en particulier, persuadé que l’éducation, comme le dit si justement le savant Évêque d’Orléans, doit former l’esprit à l’intelligence du vrai, le cœur à l’amour du beau, et la vie entière à la pratique du bien. En outre, nous avons développé, plus qu’on ne l’a fait jusqu’à ce jour, les études sur les poètes bibliques et liturgiques. L’Écriture nous a fourni des modèles inimitables dans l’élégie, dans la pastorale, dans le genre didactique, et surtout dans l’ode. Les poètes chrétiens, considérés sans prévention, ne nous ont point paru indignes de faire entendre leurs accents sous les voûtes séculaires de nos temples ; et leur inspiration nous a semblé de nature à fixer l’attention des jeunes littérateurs.

Nous ne terminerons pas sans dire un mot des auteurs que nous avons consultés. Le Batteux, dont les nombreux ouvrages attestent la vaste érudition, la pureté de goût et la sûreté de principes littéraires, nous a fourni de riches matériaux. C’est ainsi que ce qui concerne le style poétique, l’épigramme, le madrigal, le sonnet, la pastorale, la fable, est tiré en grande partie des Principes Littéraires du savant {p. IV}distingué, dans lequel Delille aimait à reconnaître le grammairien habile, le dissertateur ingénieux, l’écrivain élégant et correct, le littérateur estimable et judicieux. Parmi les autres écrivains que nous avons mis à contribution, nous citerons Rollin, Marmontel, La Harpe, Blair, Lowth, Lemercier, Domairon, Chateaubriand, Schlegel, Schœl ; MM. Pérennès, Laurentie, Villemain, Théry, Constant, Mazure, etc. Ces noms, qui sont ceux des princes de la critique, suffiraient pour montrer que notre travail est appuyé sur des autorités sérieuses.

Puisse cet ouvrage rendre plus agréable aux jeunes humanistes l’étude de la poésie ! Puisse-t-il leur faciliter l’intelligence des beautés poétiques ! Puisse-t-il surtout contribuer à rendre plus vigoureuse cette sève de christianisme qui doit vivifier les études et l’éducation tout entière, puisque c’est en ce point, comme nous l’écrivait dernièrement un savant et vénérable Prélat, que se résume toute la question de l’avenir. Nous aurons atteint le but que nous nous sommes proposé en faisant paraître ce travail qui, dans le principe, n’était nullement destiné à la publicité.

A. P.

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Cours complet de littérature à l’usage des séminaires et des colléges rédigé d’après les meilleurs critiques anciens et modernes par M. l’abbé A. Piron
Chanoine, Vicaire général, Membre de l’Académie des Arcades, ancien Professeur de littérature. §

Un grand nombre de journaux et de revues ont rendu un compte très favorable de ce nouveau Cours de littérature, et de la Poétique en particulier. Nous nommerons l’Univers, l’Union de Paris, le Monde, la Chronique de l’Ouest, l’Indépendant, l’Union de l’Ouest, l’Apis romana, le Mémorial catholique, la Revue bibliographique et littéraire, la Vérité. Dans l’impossibilité de reproduire ici tous ces articles, nous citerons seulement celui qui a paru dans l’Univers.

Cet ouvrage, qui témoigne, dans son auteur, d’une véritable science littéraire, nous a semblé mériter non seulement des éloges, mais une propagation qui ne peut être que profitable aux bonnes études.

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La légèreté et le pédantisme sont trop souvent le caractère des livres de ce genre ; ici, les notions sont précises, renseignement est grave et bienveillant, et l’on sent partout l’homme de goût. On ne peut donc que féliciter l’élève qui aura su comprendre et digérer un enseignement si complet et si solide, et nous ne doutons pas que les professeurs eux-mêmes ne soient heureux de profiter de l’expérience d’un collégue, qui met à leur disposition un aussi riche fond d’études personnelles.

On doit savoir un gré particulier à l’auteur d’avoir disposé les matières de son enseignement dans un ordre parfaitement logique, et d’avoir posé toujours ses définitions avec une clarté parfaite. Avec un tel secours, le jugement de l’élève se forme en même temps que son goût s’établit et s’épure. L’éducation alors obtient son résultat complet. Nous féliciterons aussi l’auteur d’avoir constamment dirigé son enseignement vers le but moral eu religieux des belles-lettres. Jamais il ne perd de vue le devoir sacré qui lui est imposé, l’initiation de la jeunesse chrétienne aux vérités de la foi et à la pratique des devoirs qu’impose l’Évangile.

Dans cette intention, il dirige l’attention de ses auditeurs vers les beautés fécondes des livres saints, et il aime à former leur goût sur les chefs-d’œuvre de l’inspiration chrétienne.

L’intéressant Recueil de modèles qui doit compléter ce nouveau Cours de littérature offrira l’application des vues de l’auteur.

En attendant, les encouragements les plus précieux se sont déjà réunis sur son œuvre. L’auteur a pu déjà produire au public les lettres de félicitations que lui ont adressées NN. SS. les Cardinaux-Archevêques de Lyon, de Bordeaux, de Besançon et de Chambéry, les Archevêques de Paris, de Toulouse, de Bourges et d’Albi, les Évêques de Rodez, de Moulins, du Mans, de Saint-Brieuc, d’Autun, du Puy, de Carcassonne, de Montpellier, de Saint-Claude, d’Aire, de Nantes, de Fréjus, d’Annecy, de La Rochelle, de Pamiers, de Luçon, de Mende et d’Arras.

A ces témoignages si éclairés et si compétents viennent se joindre ceux de Mgr l’Évêque-administrateur de Genève, d’un des Prélats de l’Église du Canada et de Mgr l’Évêque de Bâle. Ce dernier Prélat relève avec une complaisance marquée les qualités de l’ouvrage, et insiste sur la portée qu’il doit avoir infailliblement pour la formation des littérateurs chrétiens. « Bien que l’on cultive particulièrement la langue allemande dans les écoles ecclésiastiques de mon diocèse, dit le savant Évêque, je ne désire pas moins que votre bel ouvrage, y devienne classique. »

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Déjà bon nombre de petits séminaires et d’institutions ont adopté le Cours complet de littérature. Quelques congrégations l’ont établi dans leurs colléges, et il est classique dans plusieurs séminaires de Belgique. On ne peut donc que faire des vœux pour le succès toujours croissant de cette œuvre excellente.

Dom Prosper Guéranger, Abbé de Solesmes.

(Univers).

Évêché de Saint-Brieuc et Tréguier.

Monsieur le Professeur,

J’ai reçu la dernière partie de votre beau travail ; elle complète et couronne bien les deux autres. Vous avez mis des notions justes, des idées saines, un intérêt continu là où régnaient la confusion, le vague, la sécheresse. Votre Cours complet de littérature est sûrement un des meilleurs que nous ayons. Il aura le succès des œuvres sérieuses, lent peut-être, mais assuré.

Ayez la bonté de m’envoyer par votre libraire … exemplaires de l’ouvrage complet.

Agréez mes meilleurs sentiments.

Augustin, Évêque de Saint-Brieuc, et Tréguier.

Archevêché de Bordeaux.

Monsieur le Professeur,

En composant votre Poétique, vous avez voulu offrir aux jeunes étudiants un traité clair, méthodique, complet en même qu’élémentaire, et obvier aux inconvénients que présentent sous quelques rapports les ouvrages du même genre. Vous appuyant d’auteurs faisant autorité par leur science, vous avez eu en vue d’en faire profiter la jeunesse à initier dans l’étude de la poésie. On vous doit des encouragements

Mais ce qui est plus louable encore, c’est d’avoir rattaché à votre enseignement les modèles si parfaits qu’offrent les poètes bibliques et liturgiques, trop indignement méconnus. En initiant de jeunes intelligences au vol sublime de la plus haute inspiration, celle de Dieu, vous leur apprenez à planer dans les régions élevées de la révélation, et à dominer par ces allures d’aigles les mesquines ou sensuelles productions de la poésie contemporaine.

Puisse le succès, qui me paraît garanti, être la digne récompense de votre laborieuse entreprise ! Je ne manquerai pas de {p. 4}recommander votre Poétique aux nombreux établissements de mon diocèse.

Recevez, Monsieur l’Abbé, avec l’expression de mes sympathies, l’assurance de mes sentiments les plus distingués.

Ferdinand Cardinal Donnet, Archevêque de Bordeaux.

Évêché de Rodez.

Monsieur le Professeur,

J’ai fait examiner par un homme très compétent le volume intitulé : Poétique, etc. D’après le rapport qui m’en a été adressé, j’ai la satisfaction de vous dire que ce livre ne contient rien de contraire aux principes de la saine doctrine en ce qui concerne la foi et les bonnes mœurs.

Mais il a encore d’autres mérites. En traitant des divers genres de poésie, et en assignant à chacun d’eux le caractère qui lui est propre, vous n’avez pas manqué, dans l’occasion, de signaler les abus si fréquents qu’on en a fait en détournant ce bel art de son noble but qui est d’élever les âmes au bien suprême et au beau idéal, au lieu de les abaisser vers les inclinations grossières, et de leur faire respirer l’atmosphère impure du vice, comme l’ont pratiqué tant d’écrivains corrupteurs.

Les auteurs et les ouvrages cités dans votre intéressant volume sont appréciés comme ils le méritent ; une juste part d’éloge et de blâme leur ont été faite, et un légitime hommage est rendu à la divine poésie de nos livres sacrés, si souvent dédaignée par les partisans ignares ou fanatiques de l’irréligion contemporaine. Cette nouvelle Poétique peut donc être mise très avantageusement entre les mains des jeunes humanistes, car non seulement elle ne leur offre aucun danger au double point de vue des croyances et des mœurs, mais elle est très propre à éclairer leur esprit, à épurer leur goût et à orner leur cœur.

Je vous félicite, Monsieur l’Abbé, d’avoir publié ce travail consciencieux qui mérite une place distinguée parmi les livres, classiques édités de nos jours, et je ne puis que vous souhaiter de nombreux lecteurs dans les maisons d’enseignement ainsi que parmi les gens du monde amateurs de bonne littérature.

Recevez l’assurance de mes sentiments distinguée et de ma sincère estime.

Louis, Évêque de Rodez.

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Évêché de Bâle.

Monsieur le Professeur,

Vous avez admirablement rempli le double but que vous vous êtes proposé dans votre bel ouvrage intitulé : Poétique. D’abord, vos définitions, conçues dans des termes clairs et précis, signalent le genre et l’espèce, embrassant ainsi tout l’objet, mais aussi le seul objet qu’elles doivent déterminer. On le conçoit dès lors, par cela même qu’elles décrivent la nature générique des choses et leurs spécifiques, comme s’exprime l’École, elles renferment la division des matières et les préceptes de l’art. Voilà pourquoi toutes vos conceptions se tiennent et s’enchaînent par la connexité logique du principe et des conséquences ; voilà pourquoi tout votre ouvrage forme un système méthodiquement ordonné dans ses parties, comme un édifice pierre par pierre sur une seule base fondamentale.

Ensuite vos études sur la parole divine ne sont, Monsieur le Professeur, ni moins savantes ni moins profondes. Par un art aussi simple qu’ingénieux, vous nous montrez comment toute la Bible, déployant le pathétique du sensible, et faisant briller à nos yeux la splendeur du vrai, est un élan poétique du cœur tout ensemble et de la raison ; bien mieux, vous nous montrez comment tous les genres de poésie trouvent leurs modèles dans les Livres saints : l’Ode, dans les chants de Moïse et de Débora ; l’Épithalame, dans le Cantique des cantiques et dans le Psaume Eructavit cor meum verbum bonum ; l’Élégie, dans les plaintes sublimes de Job et dans les Lamentations de Jérémie ; le Poème didactique, dans les Proverbes et dans l’Ecclésiaste ; la Pastorale, dans Ruth et dans Tobie, etc. Vous nous révélez la sublimité poétique des monuments écrits de notre foi ; c’est là un grand service rendu à la religion, et plus encore aux belles-lettres.

En vous renouvelant mes remercîments, je suis, Monsieur le Professeur,

Votre très respectueux et très obéissant serviteur,

Eugène, Évêque de Bâle.

Monsieur le Vicaire général,

Après avoir pris connaissance de votre Cours de littérature, je m’empresse de vous dire à mon tour combien je m’explique aisément les suffrages flatteurs que prodiguent à votre ouvrage mes vénérés collégues. C’est un devoir pour moi {p. 6}d’unir mes félicitations à toutes celles que vous avez déjà reçues.

Oui, Monsieur le Vicaire général, votre ouvrage par l’exactitude et la netteté des définitions, par la justesse des divisions, par l’esprit si profondément chrétien qui l’inspire, me parait fait, entre tous les autres, pour développer sûrement le goût littéraire, élever les esprits et orner les cœurs.

En parcourant ce Cours de littérature, je me disais qu’on pouvait lui appliquer les paroles de Quintilien relatives à l’éloquence. Il est évidemment le fruit d’un consciencieux travail, d’une sérieuse application, d’une expérience longue et consommée. Il se distingue par une remarquable sagesse et par un goût irréprochable : Mutto labore, assiduo studio, nimia exercitatione, plurimis experimentis, altissima prudentia, præstantissimo consilio. Voilà, ce me semble, la devise qui lui convient.

En ce qui me concerne, je ne manquerai pas de le recommander aux professeurs de mes petits séminaires et de mes établissements d’éducation religieuse. Je prie Dieu de tout cœur pour qu’il bénisse vos laborieux efforts, et leur accorde le succès qu’ils méritent si bien.

Agréez, je vous prie, Monsieur le Vicaire général, l’assurance de mon religieux dévoûment.

Abel,
Évêque de Coutances et d’Avranches.

Monsieur le Vicaire général,

Mes occupations ne m’ayant pas permis, à mon grand regret, d’examiner moi-même vos trois volumes sur le Style, la Poésie et la Rhétorique, j’en ai confié l’examen aux professeurs de littérature de mon petit séminaire.

Le rapport qu’ils me font de votre Cours loi est très favorable : ils le trouvent rempli de méthode et de clarté ; c’est un ouvrage complet et vivifié par un excellent esprit.

MM. les Professeurs n’ont rien vu d’aussi bien, et il est fortement question de l’adopter comme ouvrage classique dans mon petit séminaire.

Veuillez agréer, avec mes félicitations, l’assurance de mon respectueux dévoûment.

Michel,
Évêque de Maurienne.

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Monsieur le Vicaire général,

Je viens d’examiner votre Cours de littérature, et je suis heureux de constater que vous avez réussi à faire un ouvrage complet et élémentaire. Il renferme, en substance, tous les préceptes légués par les anciens, et reproduits par les modernes, sur l’art d’écrire, sur la poésie et sur l’éloquence. La grande lucidité avec laquelle vous les énoncez, les met à la portée des jeunes intelligences.

La disposition par interrogations et par réponses convient parfaitement à des leçons dont l’élève doit rendre compte, en classe, sur la demande du maître, et trahit, de la part de l’auteur, une longue expérience de l’enseignement. On retrouve la même connaissance intime du métier jusque dans ces petits caractères que vous avez voulu employer pour l’impression de certains paragraphes moins essentiels.

Je suis ravi que vous ayez combattu la théorie funeste de l’art pour l’art, en traçant avec fermeté le but moral du poète et de l’orateur, aussi bien qu’en donnant l’idée la plus pure et la plus haute de la noble mission de l’écrivain Je ne trouve pas moins digne d’éloge votre sévérité ou plutôt votre justice à condamner certains livres, dont il ne faut à aucun prix se permettre la lecture, quand bien même on devrait se résoudre à ignorer quelque chose.

En un mot, votre ouvrage est un excellent Traité de littérature. Je le recommanderai bien volontiers aux établissements scolaires de mon diocèse.

Veuillez agréer, avec mes félicitations, l’expression de mes sentiments les plus distingués.

Charles,
Évêque de Blois.

Monsieur le Vicaire général,

Je suis heureux de pouvoir vous adresser mes félicitations les plus sincères relativement à la nouvelle édition de votre Cours de littérature. La simplicité du plan, la logique de la méthode, la clarté des divisions, l’exactitude des définitions, le choix des exemples, la sagesse des conseils et la sobriété didactique du style ne laissent rien à désirer. Vous n’avez pas oublié surtout que le bien et le beau sont inséparables, et vous ne négligez jamais l’occasion de faire ressortir les richesses {p. 8}littéraires de nos saintes Écritures et de nos grands auteurs chrétiens.

Votre Cours complet sera suivi avec fruit dans nos petits séminaires et nos colléges catholiques.

Recevez l’assurance de mes sentiments respectueux et dévoués.

Justin,
Archevêque de Besançon.

Monsieur le Vicaire général,

Je connais et je pratique depuis longtemps votre Traité de littérature : je veux aujourd’hui vous remercier des services qu’il m’a rendus. J’en ferai l’éloge en trois mots : des nombreux manuels que je possède sur la matière, le vôtre, permettez-moi de vous le dire, est assurément le plus complet, le mieux rédigé et le plus sûr. Je ne vois pas qu’il me reste rien à désirer pour lui que la continuation du grand et légitime succès qu’il a obtenu près de tous les maîtres soucieux de conserver ou de ressusciter les bonnes et solides traditions d’autrefois.

Veuillez donc agréer l’hommage de mes sincères félicitations.

Aug. Boulanger, Professeur de seconde.

Monsieur le Vicaire général,

Aussitôt que j’ai eu votre Traité de littérature entre les mains, je me suis mis à le lire et à l’étudier. Jusqu’ici je n’ai trouvé aucun ouvrage élémentaire qui réunît sur la môme matière toutes les qualités nécessaires. Votre ouvrage est complet, il est méthodique, il est clair. Aussi désiré-je vivement le voir introduire comme livre classique dans notre maison ; il serait à la fois agréable pour les professeurs et très utile pour les élèves.

Veuillez agréer, etc.

Combes, professeur au Petit-Séminaire.

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Poétique §

De la Poétique §

1. Qu’est-ce que la Poétique ?

La Poétique ou l’Art poétique est un traité de l’art de la poésie. On donne ce nom à la collection des règles, à l’ensemble des préceptes relatifs à la poésie, à sa nature, aux qualités qu’elle exige du poète, à sa forme, ainsi qu’aux caractères, aux tons distincts des différents genres qu’elle renferme. L’art poétique est la théorie de la poésie, comme la rhétorique est la théorie de l’éloquence : il sert à diriger le poète dans ses ouvrages, et fournit aux critiques les moyens d’apprécier les diverses compositions poétiques.

2. La poésie a-t-elle précédé la poétique ?

Dans tous les arts, les modèles ont devancé les préceptes. Les hommes de génie ont considéré la nature et l’ont embellie en l’imitant ; puis des esprits observateurs ont analysé ces productions, et après avoir découvert le secret de leurs beautés, ont fait part aux autres hommes du résultat de leurs investigations, et leur ont indiqué la voie qu’ils devaient suivre. Ainsi, {p. 2}de même que l’éloquence a précédé la rhétorique qui en fait connaître les règles, de même la poésie a précédé la poétique, qui n’est autre chose qu’un recueil d’observations basées sur les compositions poétiques les plus célèbres. Homère avait été sublime longtemps avant que Longin eût essayé de définir le sublime ; et les chefs-d’œuvre d’Euripide et de Sophocle avaient vu le jour lorsque Aristote traçait les règles de la tragédie.

3. Quelles sont les poétiques les plus célèbres ?

Les quatre poétiques les plus célèbres sont celles d’Aristote, d’Horace, de Vida et de Boileau. Nous dirons un mot de chacun de ces ouvrages.

Aristote. La plus ancienne poétique connue est celle d’Aristote, célèbre philosophe, né à Stagyre, en Thrace, l’an 384 avant J.-C., et mort en 322. Ce vaste génie, qui embrassa toutes les sciences, et qui fit toujours preuve d’une incontestable supériorité, a laissé un art poétique, en prose, dont une partie est perdue. Dans les vingt-cinq chapitres qui nous restent, l’auteur recherche les causes originelles de la poésie, qu’il croit trouver dans notre penchant pour l’imitation, et dans notre goût pour le rythme ; puis il trace en détail les règles de la tragédie. Il dit peu de chose de la comédie et de l’épopée, parce qu’il se réservait d’en parler plus longuement dans la partie de son ouvrage qui a disparu.

Horace. Horace, célèbre poète latin, né à Venouse, l’an de Rome 689, entreprit aussi de tracer les règles de la poésie ; mais son Art poétique n’est, & proprement parler, qu’une longue lettre versifiée qu’il adressa aux Pisons sous ce titre : Epistola ad Pisones. La dénomination pompeuse d’Art poétique, qui lui fut donnée plus tard par Quintilien, a été ratifiée par l’usage. Dans cet ouvrage, Horace ne s’asservit à aucune méthode, s’exprime avec familiarité et abandon, {p. 3}et se contente de donner à ses préceptes de la chaleur et de l’agrément et d’inspirer partout le goût du simple, du beau et du naturel. On y trouve principalement les règles du genre dramatique chez les Romains.

Vida. Longtemps après parut une autre Poétique latine, qui eut pour auteur un contemporain de Léon X, Vida, évêque d’Albe, né à Crémone, en 1470, et mort en 1566. Vida est un des poètes modernes qui ont le plus approché de la versification de Virgile. Admirateur enthousiaste du prince des poètes latins, il ne pense qu’avec ses expressions, il imite toutes ses formes, et quelquefois, dans ses beaux moments, il réunit son génie heureux à la brillante fécondité d’Ovide. Son Art poétique est divisé en trois chants. Il a été mis, dans quelques pays, au nombre des livres classiques. Une imagination riante, un style léger et facile rendent ce poème très agréable. On y trouve des préceptes utiles et des détails pleins de justesse et de goût sur les études du poète, sur son travail, sur les modèles qu’il doit suivre. Ce que l’auteur dit de l’élocution poétique est rendu avec autant de force que d’élégance.

Boileau. Enfin, Boileau-Despréaux, né à Paris, en 1636, et mort dans la même ville en 1711, a fait un Art poétique en quatre chants. Ce poème, écrit avec une haute raison et le plus harmonieux langage, a valu à son auteur le titre de législateur du Parnasse français, et passe communément pour son chef-d’œuvre. Trois choses surtout concourent à donner une valeur considérable à la poétique de Boileau : la difficulté de l’entreprise, la beauté des vers et l’utilité de l’ouvrage. De plus, ce poème offre une ordonnance bien plus parfaite que l’épître d’Horace, et présente les règles de la poésie d’une manière plus complète et plus détaillée. Dans le premier chant et dans le quatrième, {p. 4}Boileau donne les règles générales de la poésie : qualités du style, versification, nécessité de corriger son travail et de consulter des critiques éclairés. Une courte digression renferme l’histoire de la poésie française depuis Villon jusqu’à Malherbe. — Le second chant traite du genre pastoral, de l’élégie, de l’ode, du sonnet, de l’épigramme et de quelques autres poésies fugitives, et de la satire. — Dans le troisième chant, le poète expose en détail les règles relatives à la tragédie, à l’épopée et à la comédie. — Boileau est beaucoup plus complet que ses prédécesseurs ; cependant, il n’a parlé ni de la fable, ni de l’opéra, ni de la poésie didactique ; et cette regrettable lacune n’a pu être comblée jusqu’à ce jour, malgré les tentatives de quelques auteurs.

4. Comment peut-on diviser la poétique ?

Les grandes divisions d’une poétique complète, qui nous seront fournies, ainsi que les divisions secondaires, par la définition qui est en tête de cet ouvrage, peuvent se réduire à deux : la première comprendra ce qui concerne la poésie considérée d’une manière générale, c’est-à-dire, sa nature, sa forme, et les qualités qu’elle exige du poète ; et la seconde renfermera ce qui regarde la poésie considérée en particulier ou les différents genres qu’elle renferme, genres principaux ou grands genres, et genres secondaires. Par conséquent, ce traité se divisera en deux parties : dans la première, nous parlerons de la poésie en général ; dans la seconde, nous ferons connaître les règles particulières applicables aux différents genres de poésie.

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Première partie.

De la poésie en général §

5. Quelle est la signification du mot poésie ?

Le mot poésie veut dire formation, production, création. Il vient du mot grec ποίησις, faire, créer, d’où ποῖεω, action de faire, de créer, œuvre par excellence. Cependant toute création ne rentre pas dans le domaine de la poésie. Pour qu’une création soit poétique, il est nécessaire qu’elle possède certaines qualités dont nous parlerons plus tard, et dont la principale est l’inspiration ; ce doit donc être une création inspirée.

6. Qu’est-ce que la poésie dans le sens le plus étendu ?

La poésie, dans sa plus grande extension, est la création dans tous les arts de l’esprit ; c’est, dans les arts d’imagination, l’expression de la belle nature, de la nature perfectionnée et sans défauts, du beau idéal, c’est-à-dire de tout ce que l’esprit et le cœur de l’homme peuvent concevoir et sentir de plus beau, de plus parfait, de plus noble et de plus délicat. Par conséquent, la {p. 6}peinture, la sculpture, l’architecture, la musique, ayant pour objet de créer, peuvent avoir leur poésie comme les lettres, c’est-à-dire que ces arts peuvent produire des œuvres qui passeront à juste titre pour des productions de génie, pour des créations inspirées et possédant un haut degré de perfection et de beauté.

7. Qu’est-ce que la poésie proprement dite ?

Nous venons de voir que la poésie en général est la faculté de créer, et que tous les beaux-arts sont de son domaine. Dans un sens plus ordinaire et plus restreint, la poésie, qui prend alors le nom de poésie d’expression ou poésie proprement dite, est l’expression du beau idéal ou de la belle nature par l’élévation, l’éclat, l’harmonie du langage, presque toujours assujéti à une mesure régulière.

8. La versification est-elle absolument nécessaire à la poésie ?

La versification est la forme naturelle, et, en général, la distinction extérieure de la poésie. Avec elle l’imagination paraîtra plus brillante, l’inspiration plus élevée, et le prestige de l’harmonie sera favorisé par la coupe savante des vers, par les rejets habiles et par les hardiesses inséparables du rythme. En outre, le langage mesuré se distingue de la conversation ordinaire, et devient par là-même un élément de plus pour l’idéal poétique. Enfin, la mesure a l’avantage, en rendant l’art de la poésie plus difficile, de décourager et d’éloigner les mauvais poètes, et de forcer ceux qui sont vraiment inspirés à se surveiller sans cesse.

Malgré ces avantages incontestables, nous devons {p. 7}dire que la versification n’est pas absolument nécessaire à la poésie, et que la prose a sa poésie comme les vers. Le véritable poète, l’écrivain inspiré, orée son langage comme tout le reste ; il est poète dans son style comme dans ses pensées, soit qu’il se serve du langage libre, soit qu’il emploie le langage mesuré pour manifester ses créations inspirées. On peut facilement se rendre compte de cette vérité, en lisant les sublimes inspirations de l’Écriture, la prose poétique de Platon dans ses dissertations, de Bossuet dans ses Élévations, sur les mystères, et de Fénelon dans le Télémaque. La prose, en effet, dans ces ouvrages, est d’une cadence si régulière, d’un ton si élevé, d’une harmonie si soutenue, qu’elle approche beaucoup de la mesure du vers.

9. Quelle est le but de la poésie ?

Sans doute la poésie, étant un art d’agrément, a pour but de plaire, comme l’histoire a pour but d’instruire et l’éloquence de persuader. Mais ce n’est pas assez pour un art si noble et si sublime : comme les autres arts libéraux, la poésie a pour mission dernière de nous instruire et de nous porter au bien, en nous inspirant l’horreur du crime, la compassion pour l’infortune, l’admiration des grands exemples et des actions vertueuses, et surtout l’amour et la reconnaissance pour la divinité. Le bon, l’utile, dit M. de Bonald, voilà la fin dernière de l’art ; et, dans la poésie, comme dans toutes les sciences, on n’atteint complètement le but qu’en mêlant l’utile à l’agréable, le plaisir à l’instruction :

Omne tulit punctum, qui miscuit utile dulci,
Lectorem delectando pariterque monendo.
{p. 8}

Malheureusement la poésie a été souvent détournée de ce noble but ; et ce qui était destiné à fortifier et à ennoblir les âmes en les élevant au-dessus des inclinations grossières, a servi trop souvent à répandre l’erreur et a corrompre les cœurs.

10. Comment diviserez-vous cette première partie ?

Après avoir défini la poésie, après en avoir fait connaître le but, il nous reste, avant d’entrer dans le détail des règles relatives à ses différents genres, à parler de sa nature intime ou des caractères qui la distinguent essentiellement de la prose ; des qualités qui constituent l’essence du génie tique, et qui sont par conséquent indispensables pour réussir dans la poésie ; enfin, de la forme ordinaire des compositions poétiques. De là, trois chapitres dans cette première partie : dans le premier, nous chercherons quels sont les caractères essentiels de la poésie ; dans le second, nous parlerons des qualités essentielles du poète ; enfin, le troisième sera consacré à la forme extérieure de la poésie.

{p. 9}

Chapitre premier.

Des caractères essentiels de la poésie §

11. Quel est le véritable principe de la poésie ?

Il est facile de comprendre que le principe de cet art sublime ne peut résider ni dans la mesure et la combinaison des syllabes, ni dans l’assemblage d’expressions brillantes et harmonieuses, ni dans la composition d’ouvrages ayant le nom et la forme d’Églogues, d’Odes, de Satires, d’Épopées, de Tragédies ou de Comédies. Inutile de faire remarquer que la raison n’est pas non plus le vrai principe de la poésie ; car cette faculté, qui veut tout peser, tout analyser, ne s’élève pas assez au-dessus des idées positives et du monde matériel pour fournir l’expression du beau idéal. Ce principe consiste dans les émotions mystérieuses qui s’emparent de l’âme du poète, et qui lui donnent une manière de voir, de penser et de sentir, qui n’est pas celle du commun des hommes. Le poète, en effet, voit ce qu’il y a d’intime et de mystérieux en toutes choses ; et au lieu de se renfermer dans le monde matériel et de s’arrêter aux intérêts {p. 10}vulgaires, il se plaît à animer la nature physique, à prêter des formes sensibles au monde moral, et à s’élancer dans un monde idéal.

12. Quels sont les caractères qui distinguent essentiellement la poésie de la prose ?

Le poète, nous l’avons dit, a une manière particulière d’envisager et de peindre ce qui le frappe. S’il considère le monde physique dans ses rapports avec son âme et ses sentiments, la nature lui semble vivante et animée, et il ouvre son cœur aux émotions les plus douces, aux impressions les plus profondes. Si sa pensée se porte sur le monde moral, il lui prête des formes matérielles et palpables. Mais ce n’est pas assez pour lui ; emporté par son inspiration, il s’élance au delà des choses réelles pour créer un monde plus beau et plus séduisant. Ainsi, spiritualiser la nature physique, matérialiser la nature morale, idéaliser le monde réel, tels sont les trois caractères distinctifs de la poésie.

13. De combien de manières peut-on considérer le monde physique ?

L’homme, dit M. Pérennès, est composé d’organes matériels et d’une âme intelligente ; et, à cette double nature, physique et morale, correspondent deux points de vue, sous lesquels on peut considérer les choses. On peut les envisager dans leurs rapports avec nos sens, avec notre être matériel, avec notre existence visible, bornée par le temps et l’espace : c’est le côté positif, qui nous fait considérer les objets par leurs qualités sensibles. On peut encore les considérer dans leurs rapports avec notre âme, nos idées, nos sentiments et nos passions, en un mot, avec notre vie {p. 11}intellectuelle et morale : c’est le point de vue moral qui laisse apercevoir le côté mystérieux des objets, et les liens qui les unissent au monde invisible ; c’est la manière poétique. Un anatomiste pourra ne voir que des os, des muscles, des nerfs et du sang dans un visage humain, où nous apercevons des sentiments, des passions, une intelligence, une âme. La nature entière se présente sous ce double aspect.

14. Comment la poésie spiritualise-t-elle la nature physique ?

Les hommes ordinaires, ceux qui vivent d’idées positives, et se renferment dans les choses et les intérêts matériels, ne portent guère leurs pensées au delà du monde visible qui les entoure. Ne croyant qu’au témoignage des sens ou du raisonnement, ils veulent tout calculer, tout peser. Le poète, au contraire, s’élance dans un monde idéal, et vit d’émotions morales. Il saisit le côté merveilleux des objets qui l’environnent ; il découvre, à chaque instant, des phénomènes qui surpassent son intelligence. Ce soleil qui ramène le jour et féconde la terre, ces astres dont la douce clarté illumine les nuits, cette mer qui s’agite en bouillonnant dans son lit immense, cette nature qui se pare et se dépouille tour à tour, ce mouvement régulier de l’univers, cette succession d’êtres qui brillent et s’effacent, qui naissent et meurent, les mystères qu’il rencontre en lui-même touchant son origine, sa conservation, sa fin, voilà ce qui le porte invinciblement à croire à des êtres invisibles, à un monde dont celui-ci n’est que l’apparence et le relief, et à faire tous ses efforts pour soulever le voile qui le dérobe à ses yeux. De là, cette disposition du poète à animer la nature physique, à lui prêter des sentiments et des passions analogues aux sentiments et aux passions qu’il éprouve lui-même. La foudre est peur lui la voix d’une puissance formidable {p. 12}et irritée contre la terre ; le zéphir est le souffle d’un génie bienfaisant : le bruit du ruisseau, c’est la plainte d’un être souffrant ; au retour du printemps, la terre se réveille et sourit de plaisir ; en hiver, elle est triste et désolée.

15. Rendez plus sensible, par des exemples, ce premier caractère de la poésie.

Quelques exemples suffiront pour montrer comment la poésie spiritualise la nature physique, et pour rendre sensible la différence qui existe, entre le poète et l’homme ordinaire, dans la manière de l’envisager. Ainsi le soir, pour un homme qui veut tout analyser, tout expliquer, n’est que le moment où le mouvement de la terre sur elle-même dérobe à nos yeux la lumière du soleil. Pour le poète, c’est une heure de silence, de recueillement, de rêverie, où l’âme, émue par le majestueux spectacle d’un ciel parsemé d’étoiles, s’élance jusqu’aux régions de l’infini, et s’entretient d’immortalité. Un esprit froid, tout occupé de choses positives et d’intérêts matériels, demeure indifférent au spectacle que la nature présente en automne. Il ne voit, dans les feuilles qui tombent, qu’un engrais pour la terre ; dans les vents qui agitent les forêts, que des courants destinés à purifier l’air que nous respirons ; dans la pluie qui inonde les champs, que des eaux qui vont alimenter les ruisseaux voisins et faire mouvoir les usines. Mais l’âme du poète ne peut rester insensible à ce tableau ; ces bois qui se dépouillent en gémissant de leur parure, ces feuilles jaunies qui tombent emportées par les vents, ces ruisseaux qui précipitent leurs eaux troublées, ces vents qui murmurent à travers les rameaux desséchés, lui paraissent exprimer la souffrance et le deuil. Cette tristesse de la nature pénètre son âme, il fait un retour sur lui-même, il songe à ses propres douleurs, et, s’abandonnant à une douce {p. 13}et mélancolique rêverie, il exprime son émotion dans un langage mélodieux, comme l’a fait Lamartine dans ses Méditations poétiques.

16. Citez les vers de Lamartine sur l’automne.

Salut, bois couronnés d’un reste de verdure,
Feuillages jaunissants sur les gazons épars !
Salut, derniers beaux jours ! Le deuil de la nature
Convient à ma douleur et plaît à mes regarde.
Je suis d’un pas rêveur le sentier solitaire ;
J’aime à revoir encor pour la dernière fois
Ce soleil pâlissant, dont la faible lumière
Perce à peine à mes pieds l’obscurité des bois.
Oui, dans ces jours d’automne où la nature expire,
A ses regards voilés je trouve plus d’attraits ;
C’est l’adieu d’un ami, c’est le dernier sourire
Des lèvres que la mort va fermer pour jamais.

17. Montrez que la poésie matérialise le monde moral.

Un autre caractère essentiel de la poésie, c’est de prêter des formes sensibles et palpables au monde moral, de le matérialiser. Si l’homme a un penchant irrésistible à croire à des êtres surnaturels, d’un autre côté, la faiblesse de son intelligence ne lui permet pas de se les représenter d’une manière purement spirituelle, et il est naturellement amené à leur donner des formes palpables. C’est là ce que fit la mythologie qui, à l’origine, n’était autre chose que de la poésie. Après avoir peuplé la nature de puissances invisibles, elle donna à ces puissances des formes corporelles. Tous les grands phénomènes de la nature étaient ainsi personnifiés : le soleil était un dieu monté sur un char étincelant, que traînaient des chevaux immortels vomissant la flamme ; l’aurore était une jeune déesse, ouvrant avec ses doigts de roses les portes de l’Orient : ses pleurs étaient la rosée qui humecte la terre et qui redonne la vie aux fleurs ; les vents avaient des ailes, {p. 14}le tonnerre, des flèches. La même personnification eut lieu pour les puissances d’une nature morale : les remords étaient des furies qui poursuivaient le coupable, armées de leurs fouets vengeurs ; les vices étaient des monstres hideux ; l’envie était dévorée de serpents, et la vengeance armée de poignards ; la colère, agitée de mouvements convulsifs, avait la bouche remplie d’écume, et la calomnie, se traînant dans l’ombre, répandait partout le fiel et le poison. La poésie antique alla jusqu’à personnifier, diviniser et adorer les passions. Elle fut ainsi détournée de son but moral par le matérialisme et la corruption. Le christianisme, en purifiant la poésie, l’a préservée de ce danger. Guidée par la religion véritable, elle donne une forme sensible aux êtres invisibles, au monde moral ; mais il y a, dans sa pensée et dans sa forme, quelque chose de moins grossier et de moins terrestre, comme on peut le voir dans les poésies de saint Grégoire de Nazianze, et surtout dans le portrait qu’il a tracé de la Pureté et la Tempérance.

18. Faites connaître le troisième de la poésie, en montrant quelle idéalise le monde réel.

La poésie ne se borne pas à peindre ce qui existe. Le possible est son domaine ; et ici nous découvrons le troisième caractère de la poésie, l’idéal. Sans doute le poète compose ses tableaux avec les éléments que lui fournit la nature ; mais, en l’imitant, il lui donne une grandeur, une beauté qu’elle n’a pas réellement, et, en cela, il répond encore à une disposition naturelle. Il y a, en effet, dans l’homme, un sentiment inné qui le pousse incessamment à sortir de la réalité ; poursuivi par un impérieux désir de bonheur, les biens terrestres ne peuvent combler le vide de son cœur. En les possédant, il les dédaigne. Toujours trompé dans ses espérances, il rêve sans cesse un bien qui apaise la {p. 15}soif de son âme, ce bien idéal que toute âme désire, et qui n’a pas de nom au terrestre séjour. Pour trouver cet objet, il revient sur ses pas, il s’élance dans l’avenir, il le cherche en lui-même, il le demande à la société, à la nature, aux choses invisibles ; et, si quelquefois il croit apercevoir quelque reflet de ce bien suprême, de cette beauté inaltérable qu’il a rêvée, c’est un de ses plaisirs les plus doux, une de ses plus vives jouissances que de le contempler. La poésie satisfait ce besoin de l’humanité. Par ses peintures idéales, elle élève et ravit notre âme. Elle crée un monde plus beau, plus pur, plus heureux, en un mot, plus séduisant que le monde réel. Ce sont des vallées enchantées, embellies par un printemps éternel ; des jardins délicieux où tout se réunit pour charmer les yeux et réjouir l’âme ; des palais ravissante où se font entendre d’ineffables harmonies. Ces merveilles de la poésie ont le pouvoir de nous charmer, et font vibrer je ne sais quelle corde mystérieuse au fond de notre âme. Quelle que soit l’élévation de notre raison et la puissance de notre intelligence, le merveilleux nous plaît.

{p. 16}

Chapitre II.

Des qualités essentielles du poète §

19. Quelles sont les qualités essentielles du poète ?

Le nom de poète, dit Horace, ne doit être donné qu’à celui qui possède un génie divin, à celui dont l’esprit est sublime, et dont la bouche fait entendre de grandes choses.

Ingenium cui sit, cui mens divinior atque os
Magna sonaturum, des nominis hujus honorem.

D’après ces paroles, et ce que nous avons dit dans le chapitre précédent, il est facile de découvrir les qualités indispensables pour réussir dans la poésie, et dont la réunion constitue le génie poétique. Ces qualités sont la sensibilité, l’imagination, l’enthousiasme et l’inspiration.

20. Qu’est-ce que la sensibilité ?

La sensibilité est cette disposition délicate de l’âme qui fait qu’on s’émeut, qu’on se passionne facilement, et qu’on transmet promptement ses impressions par le langage. Nous avons vu que le propre de la poésie est d’animer la nature. Or, {p. 17}quel est l’état où l’homme est disposé à prêter une âme, du mouvement et de la vie aux objets qui l’entourent, si ce n’est l’état d’émotion et de passion ? L’homme froid et impassible juge froidement toutes choses ; l’homme passionné s’imagine que tout prend part à ses transports ; la terreur crée autour d’elle des fantômes ; l’homme affligé prête sa tristesse à la nature ; celui qui est agité de remords s’imagine que tout va prendre une voix pour l’accuser. Il est donc évident qu’une des qualités distinctives du poète, c’est la disposition à se passionner, la sensibilité. Mais cette faculté est purement passive. Quel est l’agent qui la met en jeu dans le poète ? L’imagination.

21. Qu’est-ce que l’imagination ?

L’imagination est cette faculté de l’esprit qui rend présents à la pensée une foule d’objets propres à produire dans l’âme de vives émotions. Elle communique aux objets une vie qui semble pleine de sève ; elle les combine en une multitude de façons différentes ; elle leur donne une forme et les présente sous des images frappantes. Par elle seule, le poète peut atteindre le monde invisible et s’élever jusqu’à l’idéal.

22. Qu’est-ce que l’enthousiasme ?

L’imagination, lorsqu’elle est arrivée à son plus haut degré de chaleur et d’exaltation, prend le nom d’enthousiasme. L’enthousiasme consiste donc dans une représentation très vive et très frappante des objets dans l’esprit.

Dans cet état, le poète s’isole de tout ce qui l’environne ; il ne voit plus, il n’entend plus que {p. 18}les objets que lui présente son imagination. C’est quelque chose qui ressemble au délire, à la fureur, à la folie. Le peintre Claude Vernet, se trouvant sur un vaisseau battu d’une horrible tempête, et au moment de faire naufrage, s’était fait attacher au mât du navire, et, tout occupé à dessiner le mouvement des vagues, leurs replis, leur écume, et les feux de la foudre qui, à sillons redoublés, déchiraient le sein des nuages, ne cessait de crier : Ah ! que cela est beau ! tandis qu’autour de lui tout le monde frémissait d’un danger que lui seul ne voyait pas. Voilà l’enthousiasme.

23. Qu’est-ce que l’inspiration ?

L’imagination, même la plus puissante, ne suffit pas pour constituer le génie poétique. Il faut une qualité plus précieuse et bien plus rare, l’inspiration. L’inspiration (spiritus) a lieu lorsque la sensibilité, excitée par l’imagination, a atteint le plus haut degré de l’émotion, et lorsque l’intelligence, entraînée dans sou essor, est montée pour ainsi dire avec elle à la hauteur de l’enthousiasme. C’est un grand fond de génie, une justesse d’esprit exquise, une imagination extrêmement féconde, et surtout un cœur plein de feu noble et qui s’allume aisément à la vue des objets. C’est comme un souffle divin, une vie supérieure que le poète reçoit d’en haut, comme une flamme divine qui le domine, le transporte, l’élève jusqu’au beau idéal, et produit dans les autres hommes cette espèce de vénération, ce sentiment inconnu d’une ravissante surprise ; c’est enfin l’état d’une âme qui prend son essor au-dessus des intelligences vulgaires, {p. 19}et qui semble recueillir, dans une sphère supérieure et dans la communication de quelque être surnaturel, des idées, des images, des sentiments plus grands et plus purs que ne le sont ceux des hommes dans leur état ordinaire. L’inspiration est le caractère distinctif de la poésie envisagée dans toute sa pureté, dans toute sa hauteur.

24. Le poète doit-il être soumis à la raison ?

La véritable inspiration poétique n’est nullement incompatible avec la raison. L’enthousiasme raisonnable, dit Voltaire, est le partage des grands poètes. Mais comment se fait cet accord merveilleux ? Le voici. La raison commence l’œuvre ; elle trace d’avance à l’enthousiasme l’espace où il devra se renfermer. Un poète dessine d’abord l’ordonnance de son tableau ; la raison alors tient le crayon. Mais veut-il animer ses personnages, et leur donner le caractère des passions, alors l’imagination s’échauffe, l’enthousiasme agit ; c’est un coursier qui s’emporte dans la carrière ; mais sa carrière est régulièrement tracée. Le poète ressemble à un général d’armée, qui, après avoir médité avec sagesse sur le plan de la bataille, combat avec fureur.

25. Quels sont les objets les plus poétiques ?

D’après ce qui précède, il est facile de voir quels sont les sujets les plus poétiques ; ce sont ceux qui sont les plus propres à mettre en jeu l’imagination et la sensibilité, et à produire l’enthousiasme et l’inspiration. Plus un objet réveille dans l’âme de souvenirs, d’espérances, de craintes, de pressentiments, en un mot, d’affections morales, plus il présente de mystères {p. 20}et de merveilleux à l’imagination, plus il est poétique. Un tombeau est poétique, parce que tous les mystères de notre destinée s’y rattachent, et qu’il est un monument placé sur la limite des deux mondes, nous parlant à la fois du passé et de l’avenir, du visible et de l’invisible. Les ruines sont, par la même raison, éminemment poétiques. Quoi de plus propre à faire naître l’inspiration que l’aspect d’un vieux château à demi écroulé, dont les tours crénelées, les fortifications, les ponts-levis, les portes sombres, rappellent les scènes de la chevalerie, les tournois, les batailles, le courage des paladins, et les chansons des troubadours ? Une nature déserte, muette, où l’homme n’a jamais passé, pourra inspirer le poète en lui parlant de la puissance du Créateur et de l’immensité de l’univers ; mais, à coup sûr, les pays illustrés par les grands événements antiques, qui ont vu passer le flot des générations humaines, prêteront davantage à la poésie. Quels pays sont plus poétiques, par exemple, que la Grèce et l’Italie, où l’on ne peut faire un pas sans rencontrer une ruine ou un tombeau ? que l’Espagne, si pleine de monuments et de traditions chevaleresques ?

26. Quel est le sujet le plus éminemment poétique ?

Si la nature, si les monuments du passé, tels que les tombeaux, les ruines, sont des sujets très propres à faire naître l’inspiration, que sera-ce quand le poète prendra pour sujet de ses chants Dieu lui-même, ses perfections, sa grandeur, sa majesté, ses bienfaits ? Quel vaste champ pour l’imagination ! Quelle source féconde pour l’inspiration ? Aussi la poésie s’est empressée, dans tous les temps, de célébrer la gloire et la puissance du Créateur de l’univers. Il y a dans la poésie, dit M. Laurentie, un certain mouvement d’enthousiasme qui pousse l’homme vers le ciel ; elle exprime admirablement l’amour et la reconnaissance, {p. 21}elle célèbre les merveilles ; et Dieu dut toujours se montrer à elle comme le principal objet vers lequel pouvaient le mieux s’élever ses aspirations. Aucun sujet ne l’eût plus heureusement enflammée ; aussi, même au milieu des superstitions les plus populaires, sa voix se fit toujours entendre pour célébrer le Tout-Puissant. Les hymnes hébraïques sont surtout sublimes ; le cantique de Moïse, après le passage de la mer Bouge, est un chef-d’œuvre ; les chants de David respirent une onction touchante ; tonte la Bible est un élan poétique d’adoration et de reconnaissance. Les autres langues anciennes nous ont conservé moins fidèlement leurs chants pieux. Quant au christianisme, il n’a pu manquer, avec ses idées si pures et si sublimes, d’entretenir parmi ses poètes une merveilleuse inspiration.

{p. 22}

Chapitre III.

De la forme extérieure de la poésie §

27. Que comprend la forme de la poésie ?

Nous avons vu quels sont les caractères essentiels de la poésie ; nous avons ensuite recherché quelles sont les qualités indispensables au poète ; pour compléter ce que nous avons à dire sur la poésie en général, nous allons parler de la forme de la poésie. Or, cette partie de la poétique comprend deux choses : la langue ou le style poétique, et la versification. De là, deux articles.

Article premier.
de la langue poétique §

28. La poésie a-t-elle un caractère particulier ?

La poésie a un langage qui lui est propre, et qui est très différent du langage ordinaire. Comme les poètes, dans leurs ouvrages, se proposent principalement de plaire, de toucher, d’élever l’âme et {p. 23}de lui inspirer de grands sentiments, on leur permet des pensées plus nobles et plus hardies, des expressions plus magnifiques et plus animées, des tours plus nombreux et plus variés, des métaphores plus riches et plus brillantes, des figures plus vives et plus pompeuses, une harmonie plus agréable et plus séduisante, des épithètes plus libres et plus éclatantes. Ce sont là comme les couleurs dont la poésie, qui est une peinture parlante, se sert pour peindre plus vivement les images des choses dont elle parle. Il va sans dire que ces couleurs varieront selon les sujets, et que le monarque et le héros n’auront ni le même ton, mi le même langage que le simple citoyen et le berger.

29. En quoi consiste la poésie du style ?

Si la poésie des choses consiste dans la création et la disposition des objets, la poésie du style, ainsi appelée par opposition à la première, consiste dans les pensées, les expressions, les tours, les figures, les périphrases, l’harmonie et les épithètes. Sans doute, tout cela se trouve dans la prose ; mais, comme dans les beaux-arts, il s’agit non seulement de rendre la nature, mais de la rendre avec tous ses agréments et ses charmes possibles, la poésie, pour arriver à sa fin, a dû ajouter au style de la prose un nouveau degré de perfection. C’est pour cette raison que les pensées, les mots, les tours, les figures ont, dans la poésie, un degré de hardiesse, de liberté, qui paraîtrait excessif dans la prose. Ainsi donc, pour être véritablement poète, il ne suffit pas d’inventer, c’est-à-dire de trouver {p. 24}les objets qui existent et qui peuvent exister et de présenter des actions, des images, des sentiments réels, possibles et vraisemblables ; il faut encore rendre ces objets aussi sensibles à l’esprit et au cœur, que l’est aux yeux du corps un objet représenté sur la toile. Ce que la peinture fait par les couleurs, la poésie le fait par l’expression. Aussi emploie-t-elle un langage extraordinaire, qu’on a appelé le langage des dieux, et donne-t-elle à tous les objets qu’elle offre à nos regards l’empreinte d’une imagination brûlante, d’un génie de feu, mais toujours dirigé par le goût.

30. Montrez que la poésie s’attache au choix des pensées.

La poésie dédaigne toute pensée triviale on rabaissée par un usage trop fréquent et trop vulgaire ; elle veut que, dans la comédie même, et jusque dans les rôles de valets, qui sont chez elle le genre le moins élevé, il y ait un certain choix d’idées qui réveille le goût, et qui annonce un certain tour d’esprit agréable et piquant. Comme, dans les genres élevés, les acteurs qui parlent ont des idées et des connaissances supérieures à celles du vulgaire, l’élévation, la force, la grandeur, la finesse, la richesse des pensées doivent y régner : tout y doit être or et pourpre. Mais c’est surtout dans l’épopée et dans l’ode que les pensées doivent prendre un caractère de hardiesse qu’elles n’ont nulle part ailleurs ; tout y est image, tout y est animé. C’est l’Aurore, fille du matin, qui ouvre les portes de l’Orient avec ses doigts de roses ; ce sont les Zéphyrs qui folâtrent dans les prairies émaillées de fleurs. Ce n’est point un repas, c’est une fête.

31. Le poète doit-il choisir les expressions ?

Le poète n’est pas moins occupé de choisir ses {p. 25}expressions que ses pensées. Il veut que, outre la propriété et la justesse, qui sont plutôt un défaut évité qu’une beauté acquise, il y ait dans ses œuvres un certain nombre de mots qui frappent et qui piquent l’attention de l’auditeur. Il fait en sorte que les expressions soient toujours nobles, riches, naïves, douces, gracieuses, agréables, selon la diversité des sujets, et qu’elles n’aient jamais rien de commun ni de trivial. Il préfère surtout les expressions pittoresques qui font image, et s’attache à tout ce qui est extraordinaire par la richesse, la hardiesse, la force ou la nouveauté. Par conséquent, les mots ignobles et bas doivent être rejetés, à moins que le génie du poète ne les rende dignes de la haute poésie.

32. N’y a-t-il pas des expressions plus spécialement affectées à la poésie ?

Il y a, dans notre langue, un grand nombre de mots plus particulièrement affectés à la poésie. Tels sont :


Humains, mortels, pour Hommes.
Forfaits Crimes.
Coursier Cheval.
Glaive, fer Épée.
Ondes Eaux.
Antique Ancien.
Jadis Autrefois.
Soudain Aussitôt.
Labeur Travail.
Cité Ville.
Nautonnier Matelot.
L’Éternel, le Tout-Puissant Dieu.
Flanc Côté.
Borée, aquilon Vent violent.
Zéphyr Vent frais.
Nef Vaisseau.
{p. 26} Naguère Il n’y a pas longtemps.
Lustre Espace de cinq ans.

Ces expressions, et plusieurs autres, ne sont employées, en dehors de la poésie, que dans la prose soutenue et dans le discours vraiment oratoire. C’est ainsi que Bossuet a dit, dans une oraison funèbre : Glaive du Seigneur, quel coup venez-vous de frapper ?

33. Quelles sont les figures dont l’usage est le plus fréquent en poésie ?

Les figures que l’on retrouve le plus souvent dans la poésie, à cause de l’éclat qu’elles lui donnent, sont l’hyperbole, la métaphore, la prosopopée, la similitude, la comparaison. Il est facile de comprendre pourquoi les figures sont plus nombreuses et plus hardies dans la poésie que dans la prose : on sait, en effet, que sous l’influence d’une émotion forte, les objets ne paraissent pas tels qu’ils sont, mais tels que la passion les représente ; on les grossit, on les exagère, on veut intéresser les autres à l’objet de sa passion ; on compare les plus petites choses aux plus grandes, on parle aux absents comme s’ils étaient présents, on s’adresse même aux choses inanimées : ces divers mouvements de l’âme suggèrent ces tours hardis que nous appelons figures.

En voici quelques exemples :

Cependant sur le dos de la plaine liquide
S’élève à gros bouillons une montagne humide…
Le flot qui l’apporta recule épouvanté.
Rome entière noyée au sang de ses enfants.

34. Les périphrases sont-elles usitées dans la poésie ?

Les périphrases sont d’un usage très fréquent chez les poètes, qui les emploient pour étendre, orner, ennoblir une idée simple et souvent commune. C’est ainsi que Boileau s’est servi d’un tour très noble et {p. 27}très harmonieux pour dire qu’il avait cinquante-huit ans accomplis :

Mais aujourd’hui qu’enfin la vieillesse venue,
A jeté sur ma tête avec ses doigts pesans
Onze lustres complets surchargés de trois ans.

Pour dire que l’homme vertueux n’a rien à redouter sur la terre, Racine fait ainsi parler Joab :

Celui qui met un frein à la fureur des flots,
Sait aussi des méchants arrêter les complots.
Soumis avec respect à sa volonté sainte,
Je crains Dieu, cher Abner, et n’ai pas d’autre crainte.
Article II.
De la versification §

35. Combien y a-t-il de sortes de langage dans une même langue ?

Il y a deux sortes de langage dans une même langue : l’un qui se nomme prose, et l’autre vers. La prose, du mot latin prosa, dérivé de prorsa ou prorsus, direct, droit, qui va en avant, est le discours qui n’est pas soumis à une mesure régulière ou langage libre ; et le vers, de versus, tourné, qui retourne en arrière, parce que le vers s’arrête pour recommencer les mêmes rythmes, est le langage mesuré ou assujéti aux lois de la versification.

36. En quoi consiste la versification ?

La versification, de versus facere, est l’art, la manière de faire des vers. Elle fait connaître le mécanisme du vers et enseigne les règles de la {p. 28}mesure, des césures, etc. Le goût, en ce qui concerne la versification, est bien différent suivant les langues et les nations. Ce qui est très agréable dans une langue, est quelquefois insipide et de mauvais goût dans une autre. Les belles rimes, par exemple, qui ont un si bon effet dans la poésie moderne, et qui flattent si agréablement l’oreille dans les langues française, italienne, espagnole, allemande, anglaise, sont choquantes dans les vers grecs et dans les vers latins ; et, de même, la mesure des vers grecs et des vers latins , qui dépend de la quantité des syllabes, n’aurait aucune grâce dans la poésie moderne.

37. La versification suffit-elle pour constituer la poésie ?

Il ne faut pas confondre la poésie avec ses formes matérielles. Le vers est une de ces formes, et la plus générale ; mais il n’est pas la seule, il n’appartient pas rigoureusement à l’essence de l’art. Il peut y avoir de la poésie sans un certain mètre symétrique, c’est-à-dire sans vers ou versification. Le Télémaque a le style de la poésie d’un bout à l’autre, et cependant il n’a point de vers. De même il y a des vers sans poésie. On trouve des vers qui ont la rime, l’hémistiche, le nombre des syllabes ou des pieds ; qui ont même certaines figures et certains tours poétiques, et qui cependant n’ont point ce goût, cette saveur que l’on remarque dans ce qui est réellement vers ; on dit : ce vers est prosaïque. Le vulgaire s’imagine, dit Fénelon, que la versification est la poésie : on croit être poète quand on a parlé ou écrit en {p. 29}mesurant les paroles. Bien des gens font des vers sans poésie, et beaucoup d’autres sont pleins de poésie sans faire des vers.

38. En quoi consiste la poésie du vers ?

Pour donner une définition précise de la poésie du vers, nous dirons qu’un vers est poétique ou véritablement vers quand il a un ton, une nuance au-dessus du ton et de la nuance qu’aurait la phrase si elle était en prose ; quand son expression a une élévation, une force, un agrément dans les mots et les tours, qu’on ne trouve point dans le même genre traité en prose ; en un mot, quand il montre le langage ennobli, enrichi, paré, élevé au-dessus de ce qu’il est quand il n’est que de la prose.

39. Combien y a-t-il de sortes de versification ?

Dépendante du génie de chaque langue, de sa constitution logique et prosodique, de son accent propre, la versification offre des différences notables chez les différents peuples. Mais, quelles que soient ces modifications, elle implique toujours un élément harmonique plus ou moins apparent, un choix, une combinaison, un enchaînement de sons expressifs, avec un rythme ou une suite de rythmes analogues à la pensée, au sentiment que la parole exprime. On compte deux espèces principales de versification : la versification rythmique ou syllabique, et la versification métrique. Dans la première, on n’a nul égard à la longueur naturelle ou absolue des syllabes ; on les suppose toutes égales en durée, ou plutôt susceptibles d’une égale vitesse ou d’une égale lenteur. Dans l’autre, on ne considère point le nombre des syllabes, on les mesure au lieu de les compter, et les temps donnés par {p. 30}leur durée décident de l’espace qu’elles peuvent remplir.

40. Peut-on expliquer l’origine de la versification métrique et de la versification rythmique ?

Les nations dont le langage et la prononciation étaient d’un genre musical, fondèrent leur versification principalement sur la quantité des syllabes, c’est-à-dire sur la distinction entre les longues et les brèves. Celles qui ne faisaient pas sentir, à la prononciation, la quantité des syllabes d’une manière aussi distincte, fondèrent la mélodie de leurs vers sur le nombre des syllabes, sur la disposition des accents et des pauses, et très souvent sur le retour de quelques sons correspondants, qui est ce que nous appelons la rime. La première de ces méthodes fut celle des Grecs et des Latins, dont les Grecs furent les modèles ; la seconde est la nôtre, et celle de la plupart des nations modernes.

41. Sous combien de chefs peuvent se ranger les règles de la versification française ?

Nous rangerons sous six chefs principaux tout ce que nous avons à dire sur la versification française. Nous parlerons successivement de la mesure des vers, de la rencontre des voyelles ou de l’hiatus et de l’élision, et du repos, ce qui comprend tout ce qui concerne la structure du vers ; nous traiterons ensuite de la rime, de la disposition des rimes et des vers ; enfin, des licences poétiques. De là, six paragraphes dont les titres sont indiqués par les vers suivants :

Observez dans les vers mesure, élision,
Repos, rime, licence et disposition.
{p. 31}
§ Ier. — De la mesure des vers. §

42. Qu’est-ce que le vers, et comment le vers français se distingue-t-il de la prose ?

Le vers, en général, est un assemblage de mots mesurés et cadencés selon des règles déterminées. Le vers français est composé d’un certain nombre de syllabes qui finissent par des rimes, c’est-à-dire par un même son à la fin des mots. Nous avons dit précédemment que notre vers est syllabique ou rythmique, c’est-à-dire qu’il compte les syllabes, sans égard à leur quantité et non pas métrique ou basé sur une combinaison de syllabes longues et brèves, comme en grec et en latin. Le vers français se distingue de la prose de trois manières : il a toujours un nombre fixe et régulier de syllabes ; il se termine par la rime ; enfin, il rejette l’hiatus.

43. Combien distingue-t-on d’espèces de vers fiançais ?

Il y a, dans la langue française, dix espèces de vers que l’on distingue d’après le nombre des syllabes qu’ils renferment : ce sont les vers de une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, dix et douze syllabes. L’harmonie ne permet pas d’employer d’autres mesures, par exemple, des vers de neuf, de onze ou de treize syllabes.

44. Quel est le caractère du vers de douze syllabes, et à quoi convient-il ?

Le vers de douze syllabes, appelé aussi vers héroïque, grand vers ou vers alexandrin, a de la noblesse, de la majesté, de la pompe et de l’harmonie. Ce vers nous tient lieu de l’hexamètre, et nous l’employons à sa place dans la haute poésie ; mais quant au nombre des syllabes, il répond au {p. 32}vers asclépiade latin, qui lui a servi de modèle. En effet, un asclépiade est un vers français de la plus parfaite régularité.

Pastor, cum traheret per freta navibus.
Ils sont ensevelis sous la masse pesante.
Gens humana ruit per vetitum nefas.
Au sein tumultueux de la guerre civile.

Ce vers, à cause de son caractère grave et majestueux, convient aux grands poèmes, et à toutes les pièces sérieuses et de longue haleine. On l’emploie sans aucun mélange dans l’épopée, la tragédie, la satire et le poème didactique.

45. Quel est le caractère du vers de dix syllabes ?

Notre vers de dix syllabes répond au vers héroïque italien que les Anglais ont adopté ; avec cette différence, que dans le vers français le repos est constamment après la quatrième syllabe, et que le vers italien s’appuie tantôt sur la quatrième, tantôt sur la sixième ; en sorte qu’il est divisé par son repos en quatre et six, ou en six et quatre. Notre vers de dix syllabes a une marche régulière et nullement fatigante : il coule de source, il est doux sans lenteur, rapide sans cascade, et l’inégalité des deux hémistiches avec le mélange des finales alternativement sonores et muettes, suffit pour le sauver de la monotonie. Il a plus de douceur, de facilité, d’abandon et de grâce que le vers alexandrin, et va bien à la poésie familière et légère, ainsi qu’aux sujets gracieux ou badins. On l’emploie d’ordinaire dans les ballades, les rondeaux, les contes, les poèmes badins, et rarement dans les odes, les élégies, les sonnets, les {p. 33}épigrammes. Gresset s’en est souvent servi avec avantage :

Dans maint auteur de science profonde
J’ai lu qu’on perd à trop courir le monde ;
Très rarement en devient-on meilleur :
Un sort errant ne conduit qu’à l’erreur.
Vert-Vert.

46. Faites connaître le vers de huit syllabes.

Le vers de huit syllabes répond au vers glyconique :

Illi robur et æs triplex,
Audax omnia perpeti.

Ce vers, un des plus anciens de notre langue, a du nombre et de l’impulsion ; il est susceptible de tous les mouvements de la passion et de l’enthousiasme, et possède singulièrement le don d’imposer à l’oreille. Les poètes qui l’ont employé, comme Malherbe, Rousseau et Lefranc de Pompignan, n’ont rien négligé pour le rendre sonore, pompeux, éclatant ; ils en ont formé les plus belles périodes poétiques, les stances les mieux divisées et les mieux arrondies. Ce vers est susceptible de grâce et de douceur, comme de noblesse et d’énergie. On l’emploie ordinairement dans les odes, les épîtres, les épigrammes et autres poésies légères, mais rarement dans les ballades et les sonnets.

D’une brillante et triste vie,
Rousseau quitte aujourd’hui les fers,
Et, loin du ciel de sa patrie,
La mort termine ses revers.

47. Qu’avez-vous à dire sur le vers de sept syllabes ?

Le vers de sept syllabes, qui semble avoir pris pour modèle le vers anacréontique,

Ἀνακρέων μʹ ἔπεμψε…
{p. 34}

a de la vitesse et de la légèreté ; la gaieté surtout en forme le caractère.

Quoique moins harmonieux que celui de huit, on l’emploie de la même manière. Ainsi, il sert à composer de fort belles odes, des sonnets, et plus ordinairement des épîtres, des contes et des épigrammes.

J’ai vu mes tristes journées
Décliner vers leur penchant.
Au midi de mes années
Je touchais à mon couchant.
Le serpent rongeait la lime ;
Elle disait cependant :
Quelle fureur vous anime,
Vous qui passez pour prudent ?

48. Comment emploie-t-on les vers de six syllabes ?

Les vers de six syllabes étaient autrefois employée à des odes ; mais aujourd’hui, on s’en sert volontiers dans les petites pièces de poésie et dans les chansons :

Cher ami, ta fureur
Contre ton procureur
Injustement s’allume ;
Cesse d’en mal parler ;
Tout ce qui porte plume
Fut créé pour voler.

D’ailleurs, ils s’emploient rarement seuls ; ils sont presque toujours entremêlés avec d’autres de différentes mesures :

Ta justice paraît, de feux étincelante ;
    Et la terre tremblante
    S’arrête à ton aspect.

49. A quoi conviennent les vers de cinq syllabes et au-dessous ?

Les vers de cinq syllabes ont été plusieurs fois {p. 35}employés seuls, et avec succès ; par exemple, par Mme·Deshoulières, dans sa gracieuse idylle :

Dans ces prés fleuris
Qu’arrose la Seine, etc.

et par J.-B. Rousseau, dans sa cantate de Circé :

Sa voix redoutable
Trouble les enfers ; etc.

On peut s’en servir dans les contes, les fables et autres petites pièces, où il s’agit de peindre des choses agréables avec rapidité.

Les vers qui ont moins de cinq syllabes, employés seuls, sont ordinairement monotones et insupportables ; on en pourra juger par l’exemple suivant :

Grand Nevers,
Si les vers
Découlaient,
Jaillissaient
De mon fond,
Comme ils font
De son chef ;
De rechef,
J’aurai jà…
Répondu, etc.

Mais entremêlés avec d’autres plus longs, ils peuvent produire certains effets de style, et quelquefois font même très bien :

        Rompez vos fers,
        Tribus captives ;
        Troupes fugitives,
Repassez les monts et les mers.
Même il m’est arrivé quelquefois de manger
                Le Berger.
C’est promettre beaucoup : mais qu’en sort-il souvent ?
                    Du vent.
Combien j’ai douce souvenance
Du joli lieu de ma naissance !
{p. 36}
Ma sœur, qu’ils étaient beaux ces jours
            De France !
O mon pays, sois mes amours
            Toujours.
On voit des commis
        Mis
Comme des princes,
Qui jadis sont venus
        Nus
De leurs provinces.

Les vers qui comptent moins de six syllabes ne s’emploient guère que dans les pièces libres et badines, ou destinées à être mises en musique.

On fait entrer indistinctement les grands et les petits vers dans les ouvrages eu vers libres. La fable admet les petits vers, même ceux de deux ou trois syllabes.

Citez un exemple qui renferme les différentes espèces de vers français.

Voici un exemple où l’on trouve des vers de toutes les mesures :

O mort, viens terminer ma misère cruelle,
S’écriait Charle, accablé par le sort.
La Mort accourt du sombre bord.
C’est bien ici qu’on m’appelle !
Or ça, de par Pluton,
Que demande-t-on ?
Je veux, dit Charle.
Tu veux… parle.
Hé bien !
Rien.
II. — De l’élision et de l’hiatus ou de la rencontre des voyelles. §

51. Qu’est-ce que l’élision ?

L’élision, du latin elisio, radical elidere, étouffer, est en général la suppression d’une voyelle finale {p. 37}devant une autre voyelle ou un h non aspiré. Cette suppression, en usage chez les Grecs et les Latins, s’est conservée dans la langue française. Dans notre poésie, l’élision ou retranchement d’une syllabe dans la supputation de celles qui doivent former le vers, n’a lieu que pour l’e muet.

L’e muet peut se trouver dans le corps d’un mot, ou à la fin, suivi ou non de s ou de nt.

52. Quelle est la règle de l’élision lorsque l‘e muet est placé dans le corps d’un mot ?

L’e muet placé dans le corps d’un mot, et précédé d’une voyelle, ne compte pas dans la mesure ; il ne fait qu’allonger la syllabe précédente :

J’essaierai tour à tour la force et la douceur.
Je ne t’envierai pas ce beau titre d’honneur.

Aujourd’hui, on remplace l’e muet par un accent circonflexe. Ainsi, au lieu d’enjouement, gaieté, dévouement, je prierai, il paierait, j’oublierais, on écrit enjoûment, gaîté, dévoûment, il paîrait, je prîrai, j’oublîrais, etc.

L’esprit et la gaîté, la grâce, l’enjoûment
Ornent tout à la fois votre style charmant.
Et ce sont ces plaisirs et ces pleurs que j’envie,
Que tout autre que lui me paîrait de sa vie !

53. Comment s’élide l’e muet quand il se trouve à la fin d’un mot ?

L’e muet placé à la fin d’un mot peut se trouver dans trois circonstances différentes : ou il est seul, ou il est suivi de s ou de nt et précédé d’une consonne, ou bien il est précédé d’une voyelle, et suivi ou non de s ou de nt. Dans le premier cas, il s’élide à la fin du vers, et devant une voyelle ou {p. 38}un h non aspiré ; dans le second, il ne s’élide qu’à la fin du vers, et ailleurs il compte pour une syllabe ; dans le troisième, il ne peut se trouver dans le corps d’un vers qu’au moyen de l’élision, et comme l’élision est impossible dans les mots où l’e muet final est suivi de s ou de nt, ces mots ne peuvent être placés qu’à la fin du vers. Nous allons exposer les règles relatives à ces différents cas.

54. Quelle est la règle de l’élision quand l’e muet se trouve seul à la fin d’un mot ?

L’e muet placé seul à la fin d’un mot s’élide à la fin du vers, et devant une voyelle ou un h non aspiré.

1° L’e muet s’élide lorsqu’il se trouve à la fin d’un vers. Ainsi, dans ce vers de Boileau, l’e muet du dernier mot ne compte pas :

N’offrez rien au lecteur que ce qui peut lui plaire.

2° Placé à la fin d’un mot, l’e muet s’élide dans le corps du vers lorsqu’il est suivi d’un mot commençant par une voyelle ou un h non aspiré.

Elle flotte, elle hésite, en un mot elle est femme.
Nul ne peut être heureux s’il veut vivre en coupable.

Si l’h était aspiré, il n’y aurait pas d’élision. Il en est de même lorsque le mot suivant commence par une consonne :

On peut être héros sans cesser d’être humain.
J’évite d’être long, et je deviens obscur.

55. Quelle est la règle lorsque l’e muet est suivi de s ou de nt, et précédé d’une consonne ?

Lorsque l’e muet, précédé d’une consonne, est suivi de s comme dans provinces, hommes, princes, ou de nt comme dans foulent, fourmillent, pétillent, il ne s’élide {p. 39}qu’à la fin du vers ; partout ailleurs il compte pour une syllabe :

Cette contagion infecta les provinces,
Du clerc et du bourgeois passa jusques aux princes.
Les hommes après l’or s’empressent et se foulent.
C’est peu qu’en un ouvrage où les fautes fourmillent,
Des traits d’esprit semés de temps en temps pétillent.

56. Que faire lorsque l’e muet, à la fin d’un mot, est précédé d’une voyelle et suivi ou non de s ou de nt ?

1° Les mots qui ont une voyelle avant l’e muet final, comme joie, vue, rosée, vie, roue ; plaie, vraie, etc., ne peuvent s’employer dans le corps d’un vers qu’autant qu’ils sont suivis d’un mot qui commence par une voyelle, avec laquelle l’e muet s’élide. Ainsi, ces vers ne sont pas bons :

La vie des héros doit nous servir d’exemple.
La vue s’étendait sur un coteau fertile.
Aux discours des flatteurs qu’on ne se fie pas.

Mais on dira bien :

Dans son génie étroit, il est toujours captif.
La vie est un fardeau pour l’homme désœuvré.

Ces mots s’emploient bien à la fin d’un vers, parce qu’alors l’e muet s’élide :

Ciel ! à qui voulez-vous désormais que je fie.

2° Les mots dans lesquels l’e muet est précédé d’une voyelle et suivi de e ou de nt, tels que joies, folies, frappées, arrachées, voient, prient, agréent, ne peuvent jamais entrer dans le corps d’un vers ; on ne peut les employer qu’à la fin. Les vers suivants ne valent rien :

Ces femmes ont été punies à propos.
Assassins effrontés ils dénient leurs crimes.
Ils voient en tous lieux des objets enchanteurs.
{p. 40}

En voici d’excellents :

… Dans le Capitole elle voit attachées,
Les dépouilles des Juifs par vos mains arrachées.

On fait une exception pour les monosyllabes soient et aient, et pour la troisième personne du pluriel de l’imparfait de l’indicatif et du conditionnel : ils lisaient, ils chanteraient, où la syllabe ent n’est pas une syllabe muette, mais se confond dans la prononciation avec ai.

Il en est de même du présent de l’indicatif des verbes en enir, il tient, il vient, etc. Ces sortes de mots peuvent entrer dans le corps d’un vers :

Faites-vous des amis prompts à vous censurer ;
Qu’ils soient de vos écrits les confidents sincères.
Quatre bœufs attelés, d’un pas tranquille et lent,
Promenaient dans Pans le monarque indolent.

57. Qu’est-ce que l’hiatus ?

L’hiatus, du latin hiatus, fait de hiare, ouvrir la

bouche, est la rencontre, dans le vers, de deux voyelles dont l’une, autre que l’e muet, finit un mot, et dont l’autre commence le mot suivant. Il y a encore hiatus, lorsque le second mot commence par un h non aspiré. Ainsi, on ne peut faire entrer dans un vers les mots suivants : loi évangélique, Dieu immuable, vérité éternelle, vrai honneur, foi assurée, etc. Il y a donc hiatus dans ces vers :

Un sage ami est un rare trésor.
J’ai horreur d’un succès qu’il faut qu’un crime achète.

58. L’hiatus est-il admis dans la poésie française ?

L’hiatus était autrefois permis dans notre poésie. Nos poètes du xvie siècle, Saint-Gelais, Régnier, {p. 41}Marot, ne prennent aucun soin de l’éviter. Depuis, l’hiatus a été banni des vers par une règle peut-être trop générale et trop sévère. Ronsard la suivit le premier ; Malherbe et Corneille contribuèrent beaucoup à l’établir ; enfin, le législateur du Parnasse l’a consacrée dans les vers suivants, qui donnent à la fois le précepte et l’exemple :

Gardez qu’une voyelle à courir trop hâtée
Ne soit d’une voyelle en son chemin heurtée.

J’ai dit que l’hiatus a été banni d’une manière peut-être un peu rigoureuse : en effet, il n’est pas toujours désagréable, et il est quelquefois moins dur à l’oreille que l’hiatus bien réel provenant de l’élision de l’e muet final placé entre deux voyelles. On pourra en juger parles exemples suivants :

Le criquet eut disette
En yver, et, povrette,
Au fourmi est venu.
Hector tomba sous lui, Troie expira sous vous.
Allez donc, et portez cette joie à mon frère.

Il a y peu d’hiatus aussi rudes que celui de ces deux vers, et il est difficile de ne pas trouver un peu sévère la règle qui permet cette élision, et qui défend l’hiatus du premier exemple.

59. La conjonction et suivie d’une voyelle fait-elle hiatus ?

La conjonction et, bien qu’elle finisse par une consonne, fait hiatus devant un mot qui commence par une voyelle ou un h non aspiré, parce que le t ne se faisant pas sentir dans la prononciation, c’est comme si le mot s’écrivait par un é fermé. En vers, et ferait {p. 42}donc hiatus dans ces mots : Soyez vertueux et honnête, ainsi que dans ces vers de Ronsard :

Et en cent nœuds retords
Accourcit et allonge et enlace son corps.

60. Dans quel cas l’hiatus est-il permis ?

La règle générale de l’hiatus admet cependant quelques exceptions. Ainsi l’hiatus est permis : 1° Pour le mot oui répété ou placé après une interjection :

Oui, oui, je veux parler, et ce dessein m’amène.
Hé ! oui je ferai tout pour ne pas vous déplaire.

2° Pour les interjections qu’on n’emploie que dans la passion, parce que l’h final équivaut à une aspiration :

Ah ! il faut modérer un peu ses passions.

3° Pour onze, onzième :

Lui onzième arrivant, chacun se mit à table.

4° Pour les locutions familières, les expressions proverbiales, les phrases toutes faites et les noms propres composés :

Le juge prétendait qu’à tort et à travers
On ne saurait manquer, condamnant un pervers.
Tant y à qu’il n’est rien que votre chien ne prenne.
Paris voit tous les jours de ces métamorphoses ;
Dans tout le Pré-aux-Clercs, tu verras mêmes choses.
Cher Ménage et cher de Rinci
Je suis à Fontenay-aux-Roses.

Quoique la rencontre d’une diphthongue nasale (an, in, on, un) et d’une voyelle ne forme pas hiatus,

Celui qui met un frein à la fureur des flots
Sait aussi des méchants arrêter les complots,

cependant il en résulte quelquefois une mauvaise {p. 43}consonnance ou un son dur qu’il faut, autant que possible, éviter, comme nom adorable, nom illustre.

§ III. — Des repos. §

61. Qu’entendez-vous par repos et combien y en a-t-il d’espèces ?

On entend par repos, dans les vers, certaines suspensions qu’il faut observer dans le sens et dans la voix. On distingue deux espèces de repos : la césure, qui se trouve dans le corps du vers, et le repos final, dont le nom indique la place.

62. Combien y a-t-il de césures, et qu’est-ce que la césure proprement dite ?

Il y a deux sortes de césure : la césure proprement dite ou repos libre, et l’hémistiche.

La césure, de cœsura, dérivé de cœdere, couper, est un repos qui rompt le vers d’une manière arbitraire, afin de varier la mesure et de prévenir la monotonie.

………………… Souvent la césure
Plaît, je ne sais comment, en rompant la mesure.

La césure est surtout très utile dans le vers héroïque. Ce vers, en effet, étant toujours coupé par l’hémistiche en deux parties égales, deviendrait bientôt d’une uniformité fatigante, si le poète ne prenait soin de placer des repos à différentes places, et de renfermer la phrase tantôt dans un vers, tantôt dans deux vers, tantôt dans un demi-vers. Nos grands poètes ont suivi cette règle :

Je l’ai trouvé couvert d’une affreuse poussière,
Revêtu de lambeaux, tout pâle ; — mais son œil
Conservait sous la cendre encor le même orgueil.
{p. 44}
Ah ! de vos premiers ans l’heureuse expérience —
Vous fait-elle, — Seigneur, — haïr votre innocence ? —
Songez-vous — au bonheur qui les a signalés ?
Dans quel repos — ô ciel ! — les avez-vous coulés ?

Tous ces vers ont une coupe différente, et la césure y occupe toujours une place en rapport avec le sens.

63. Qu’est-ce que l’hémistiche ?

L’hémistiche, de ἥμισυς, moitié, στίχος, vers, est un repos qui coupe nécessairement le vers en deux parties. Il ne se rencontre que dans les grands vers et dans les vers de dix syllabes. L’hémistiche a lieu, dans les vers de douze syllabes, après la sixième, et dans ceux de dix, après le quatrième. Exemple :

Que toujours dans vos vers — le sens coupant les mots,
Suspende l’hémistiche, — en marque le repos.
Partout déjà, — sous la sainte bannière,
Vont s’enrôler — les soldats de la croix ;
Sur chaque autel — l’encens et la prière
Aux pieds de Dieu — font monter votre voix.

Le repos de l’hémistiche doit être autorisé par le sens, comme dans les vers précédents. Cependant il n’est point nécessaire que le vers finisse à l’hémistiche ; il suffit qu’un léger repos soit possible. Ainsi, le repos est suffisant dans ces vers :

Mais fussiez-vous issu — d’Hercule en droite ligne,
Si vous ne faites voir — qu’une bassesse indigne,
Ce long amas d’aïeux — que vous diffamez tous
Sont autant de témoins — qui parlent contre vous.

Mais l’hémistiche ne doit jamais couper des {p. 45}mots que le sens rend inséparables. Par conséquent, le vers suivant est défectueux :

Ma foi, j’étais un franc — portier de comédie.

Le repos de l’hémistiche est trop faible dans cet exemple :

Mon père, quoiqu’il eût — la tête des meilleures,
Ne m’a jamais rien fait — apprendre que mes heures.

Il est facile, après ce que nous venons de dire, de se rendre compte de la différence qui existe entre la césure proprement dite et l’hémistiche, et de voir clairement que, si tout hémistiche est une césure, toute césure n’est pas une hémistiche.

Nota. On appelle encore hémistiche ou demi-vers la moitié d’un vers héroïque ou d’un vers de dix syllabes.

64. Le repos de l’hémistiche peut-il tomber sur une syllabe muette ?

Le repos de l’hémistiche doit toujours tomber sur une syllabe sonore. L’e muet, en effet, étant toujours faible ou même nul dans la prononciation, n’est pas suffisant pour servir d’appui à la voix et ne peut reposer agréablement l’oreille. Il ne doit donc jamais marquer l’hémistiche. Ainsi, on ne doit pas dire :

C’est dans l’infortune qu’on connaît ses amis.

Mais on dira bien :

Est-on dans l’infortune ? — on connaît ses amis.
C’est dans l’adversi — qu’on connaît ses amis.

En effet, dans ces vers le repos a lieu sur une syllabe sonore, sur , dans adversité, et sur tune, dans {p. 46}infortune, l’e muet s’élidant devant la voyelle suivante. On voit par là que lorsque la dernière syllabe de la première moitié du vers ou du premier hémistiche est féminine, elle doit être la septième ou la cinquième, et s’élider. Ex. :

Le crime fait la honte et non pas l’échafaud.

65. Qu’est-ce que le repos final ?

Le repos final, qui, comme l’hémistiche, porte encore le nom de repos prosodique, consiste dans la suspension des sons et de la voix à la fin du vers. Il est plus nécessaire encore que l’hémistiche, et il doit être d’autant plus marqué que le vers est plus grand. Par conséquent, il peut être faible dans les cinq ou six dernières espèces de vers. On le néglige même entièrement dans les vers de deux et de trois syllabes. Voici des exemples de ces derniers :

Un vrai sire
Châtelain
Laisse écrire
Le vilain.

Pour les autres espèces de vers, on peut voir ce qui concerne la mesure. Du reste, un repos, même léger, suffit à la fin du vers, comme nous avons vu qu’il suffit à l’hémistiche : Mais fussiez-vous issu, etc.

66. Qu’est-ce que l’enjambement ?

L’enjambement, qui est le vice opposé au repos final, est le rejet au vers suivant d’un ou de plusieurs mots, rejet qui fait que le sens commencé dans un vers, ne se complète que dans une partie du vers suivant. En règle générale, les vers français ne souffrent pas l’enjambement, parce que, dit La Harpe, il est contraire au génie de notre langue. Nos anciens poètes et surtout Ronsard, voulant imiter le grec et le latin, ont {p. 47}souvent transgressé la loi du repos final. Quelques modernes sont tombés dans le même défaut. Ex. :

Les Parques se disaient : Charles qui doit venir
Au monde
Cette nymphe royale est digne qu’on lui dresse
Des autels…
O jeunes voyageurs, dites-moi dans quels lieux
Je puis la retrouver. Énée à la déesse
Répond ce peu de mots : La jeune chasseresse…

La Harpe s’est élevé très fortement contre ce défaut, à l’occasion de Ronsard. Notre hexamètre, dit le célèbre critique, naturellement majestueux, doit se reposer sur lui même ; il perd toute noblesse si on le fait marcher par sauts et par bonds ; si la fin d’un vers se rejoint souvent au commencement de l’autre, l’effet de la rime disparaît. C’est à Malherbe que la poésie française est redevable de cette règle.

67. Dans quel cas l’enjambement est-il permis ?

L’enjambement défendu dans les vers héroïques ou sérieux, dans la haute poésie, est permis dans les sujets légers, familiers et badins. Ainsi, dans la fable, la comédie et les poésies dont la simplicité forme le caractère, l’enjambement donne souvent au style plus de grâce et de vivacité. Ex. :

Le bon Socrate, Ésope, et certain paysan
Des rives du Danube
Vous connaissez l’impétueuse ardeur
De nos Français ; ce sont fous pleins d’honneur.
Ainsi qu’au bal, ils courent aux batailles.

Dans la haute poésie, l’enjambement rejeté comme {p. 48}incompatible avec la grâce et l’harmonie, est cependant toléré dans quelques cas :

1° Lorsqu’il fait image ou produit une certaine harmonie imitative :

Là, du sommet lointain des roches buissonneuses,
Je vois la chèvre pendre…
Je te plains de tomber dans ses mains redoutables
Ma fille !
Mais j’aperçois venir madame la comtesse
De Pimbesche…
Soudain le mont liquide élevé dans les airs
Retombe…

2° Lorsqu’il y a une suspension subite dans le sens, lorsqu’on s’interrompt soi-même, ou que dans le dialogue on est interrompu par un autre :

Faut-il qu’en ce moment un scrupule timide
Perde… Mais quel bonheur nous envoie Atalide ?
Ny manquez pas du moins : J’ai quatorze bouteilles
D’un vin vieux… Boucingot n’en a pas de pareilles.

3° Lorsque le sens finit par un mot placé entre une virgule et un point et virgule ou deux points :

Sitôt que du nectar la troupe est abreuvée,
On dessert ; et soudain, la nappe étant levée…

4° Lorsqu’on ajoute aux mots qui forment enjambement un développement qui complète le vers :

Ce malheureux combat ne fit qu’approfondir
L’abîme dont Valois voulait en vain sortir.

Les règles que nous avons données jusqu’ici sur la Mesure des vers, l’Élision et l’Hiatus ou la rencontre des voyelles, et les Repos, se rapportent à la structure des vers. Il nous reste à parler des Rimes, de leur disposition et du mélange des vers, enfin des Licences poétiques.

{p. 49}
§ IV. Des rimes. §

68. Qu’est-ce que la rime ?

La rime de ρὑθμός, nombre, cadence, mesure, est le retour du même son à la fin de deux ou de plusieurs vers en rapport l’un avec l’autre, au moyen de finales identiques ou équivalentes, comme armer, charmer, lumière, rivière.

La consonnance des finales doit être sensible à l’oreille, et par conséquent tomber sur des syllabes sonores. En effet, la rime est tout simplement une harmonie, que le sentiment musical, inné chez tous les peuples, a inventée parmi les nations modernes, pour remplacer la merveilleuse variété et la mélodieuse cadence que le mélange des syllabes longues et brèves donnait aux rhythmes poétiques des anciens. Il faut, de plus, que la rime frappe les yeux, c’est-à-dire que les deux finales présentent les mêmes caractères ou des caractères équivalents : par exemple : sultan ne rime point avec instant ; mais instant et attend riment ensemble.

69. Combien y a-t-il d’espèces de rimes ?

Il y a deux espèces de rimes dans la versification française : la rime masculine et la rime féminine. C’est de là que nos vers sont appelés masculins ou feminins. La rime masculine est celle qui se termine par un son plein et sonore, où ne figure pas l’e muet suivi ou non de s, nt. Candeur, ardeur, désir, plaisir, sont des rimes masculines. Ex. :

Un auteur quelquefois trop plein de son objet,
Jamais sans l’épuiser n’abandonne un sujet.
{p. 50}

Toutes les lettres, voyelles ou consonnes, à l’exception de l’e muet, peuvent former la rime masculine. Les trois personnes plurielles des imparfaits et des conditionnels, quoique terminées par aient, forment des rimes masculines, parce que ces syllabes ont le son de l’e ouvert. Ex. :

Aux accords d’Amphion les pierres se mouvaient,
Et sur les murs thébains en ordre s’élevaient.

La rime féminine est celle qui se termine, non par des sons pleins et sonores, mais par une syllabe muette, c’est-à-dire par l’e muet, soit seul, l’audace, l’envie, soit suivi de s ou de nt : les roses, les nues, s’empressent, s’adressent. Ex. :

On doit de tous les juifs exterminer la race.
Naître avec le printemps, mourir avec les roses.
Ici tous les objets vous blessent, vous irritent.
Abandonnez ce temple aux prêtres qui l’habitent.

La syllabe muette des rimes féminines ne compte pas dans la mesure ; par conséquent, elle doit être la treizième dans les vers héroïques, la onzième dans les vers de dix syllabes, etc.

70. Quelles sont les qualités de la rime ?

Les qualités de la rime, soit masculine, soit féminine, sont la régularité et la richesse.

La régularité demande, pour l’oreille, l’accord des sons essentiels ; et, pour l’orthographe, les mêmes caractères ou des caractères équivalents.

La richesse consiste dans une parfaite consonnance. Quand la rime n’a rien de plus que les sons essentiels, on l’appelle suffisante, régulière ou {p. 51}commune ; elle est riche ou heureuse lorsqu’elle offre une grande conformité de sons ou d’articulations. Plus la ressemblance est grande, plus la rime est parfaite : ainsi le mot plaideur qui forme une rime suffisante avec pêcheur, formera une rime riche avec laideur.

71. Que faut-il pour que la masculine ou féminine, soit suffisante ou régulière ?

1° Pour que la rime masculine soit suffisante ou régulière, il faut que la dernière syllabe offre le même son, et se termine par les mêmes lettres ou par des lettres analogues. Ainsi mouvoir, rime avec déchoir, talent avec méchant, repos avec berceaux, douleur avec candeur ; croix avec bois, flanc, avec sang. Ex. :

Sur l’argent, c’est tout dire, on est déjà d’accord.
Ton beau-père futur vide son coffre-fort.

2° Pour que la rime féminine soit bonne ou suffisante, il faut que la consonance commence à la pénultième, parce que la prononciation sourde de l’e muet empêche d’y apercevoir une consonance sensible. Ainsi monde ne rimerait pas avec demande, office avec espace, source avec force, quoique la dernière syllabe de ces mots soit la même ; mais source irait bien avec course, exerce avec diverse. Ex. :

Voilà donc quels vengeurs s’arment pour ta querelle,
Des prêtres, des enfants, ô sagesse éternelle !

72. Dans quels cas la rime est-elle défectueuse ?

La rime est défectueuse dans les sept cas suivants :

1° Lorsqu’on veut faire rimer un singulier avec un {p. 52}pluriel, à moins que l’orthographe ne soit pas différente :

2° Lorsqu’on fait rimer un mot terminé par s avec celui qui finit par r, t, ou une autre consonne ;

3° Quand l’oreille n’est pas frappée du même son ;

4° Quand la rime se borne à une seule lettre ;

5° Lorsque le mot simple rime avec son composé ;

6° Lorsqu’un mot rime avec lui-même ;

7° Enfin lorsqu’il y a fausse rime.

73. Montrezque la rime est défectueuse, lorsqu’elle a lieu entre un singulier et un pluriel ; 2° qu’un mot terminé par un s ne peut rimer avec celui qui finit par un r, un t, etc.

1° On ne peut faire rimer un singulier avec un pluriel, à moins que ces deux nombres ne soient terminés par une même consonne ou par une consonne équivalente. Ainsi agréable, jeu, complot, vérité, au singulier, ne riment pas avec aimables, feux, pivots, frivolités, au pluriel, à cause de la différence d’orthographe ; mais fastueux, voix, repos, quoique au singulier, rimeront avec jeux, exploits, coteaux, au pluriel. Ex. :

J’ai vu l’impie adoré sur la terre ;
Pareil au cèdre il cachait dans les cieux
        Son front audacieux.

D’après cette règle, deux mots qui seraient au singulier, mais dont l’un serait terminé par une voyelle et l’autre par une consonne, quoique précédée de cette même voyelle, ne rimeraient pas ensemble. Ne faites donc point rimer loi avec voix, bois ou exploit non plus que genou avec courroux, etc.

2° Un mot terminé par s ne rime point avec celui qui finit par r, t, ou toute autre consonne. Ainsi trépas ne rime pas avec état, recours avec jour, détour avec secours. Il en est de même des mots qui ne sont pas {p. 53}terminés par la même consonne, ou par une consonne équivalente, comme essor avec transport, sultan avec instant ; tandis qu’on fait bien rimer instant avec attend, accord avec fort, comme nous l’avons vu plus haut.

74. La rime est-elle bonne quand l’oreille n’est pas frappée du même son ?

La rime est vicieuse quand l’oreille n’est pas frappée du même son, quoique l’orthographe soit la même. Ainsi, on ne peut faire rimer ensemble altiers et fiers, je reconnois et à la fois, lois et françois, fluet et étroit que l’on prononçait autrefois étrait :

Damoiselle belette, au corps long et fluet,
Entra dans un grenier par un trou fort étroit (étrait).
La colère est superbe et veut des mots altiers ;
L’abattement s’explique en des termes moins fiers.
Durant les premiers ans du Parnasse françois,
Le caprice tout seul faisait toutes les lois.

Ici la rime n’étant que pour les yeux, est tout à fait insuffisante. Une syllabe longue ne peut pas non plus rimer avec une brève, comme idolâtre avec abattre, maître avec mètre, épaules avec paroles. Ex. :

(Gageons nous deux)… sans tant de paroles
A qui plus tôt aura dégarni les épaules
Du cavalier que nous voyons.

75. La rime est-elle suffisante quand elle se borne à une seule lettre ?

La rime est insuffisante quand elle se borne à une seule lettre. Ainsi, charité ne peut rimer avec charmé, vaincu avec vertu, regarda avec posa, ennui avec ennemi. La voyelle finale doit alors être précédée de la même lettre ou d’une lettre du même son, comme il traversa, il effaça, chasteté, fécondité. On ne peut donc dire :

Déjà François second, par un sort imprévu,
Avait rejoint son père au tombeau descendu.
{p. 54}

Les sons en ant, ent, on et eu veulent aussi être précédés des mêmes lettres. Ainsi intéressant, jugement, permission, pernicieux, qui riment bien avec passant, changement, soumission, religieux, ne pourraient rimer avec emportant, indolent, comparaison, vigoureux. Le seul e fermé suivi de l’e muet ou d’une consonne muette ne suffit pas pour la rime. Adorée, trompée, épouvantée ne rimeraient pas avec charmée, brisée, consolée, mais pourraient rimer avec sacrée, frappée, enchantée ; propriétés qui ne riment pas avec prés, rimera avec enchantés.

76. Le mot simple peut-il rimer avec son composé e avec lui-même ?

Le mot simple ne doit pas rimer avec le composé, comme heureux, malheureux, prudent, imprudent, ami, ennemi, mortel, immortel, excepté lorsque le composé a un sens très différent de son dérivé. Ainsi, temps peut rimer avec printemps, garder avec regarder, lustre avec illustre.

Si le mot simple ne peut rimer avec son composé, il est bien évident qu’il ne peut rimer avec lui-même. Mais lorsque, semblables pour l’orthographe, deux mots sont entièrement différents pour le sens, ils peuvent rimer ensemble. Ex. :

Chaque objet frappe, éveille et satisfait mes sens :
Je reconnais les dieux au plaisir que je sens.
L’un n’est point trop fardé, mais sa muse est trop nue.
L’autre a peur de ramper, il se perd dans la nue.

77. La fausse rime est-elle permise ?

On appelle fausse rime la convenance de sons qui se trouve entre l’hémistiche et la fin du vers, ou entre les hémistiches de deux vers qui se suivent, ou enfin dans le même hémistiche. Ex. :

Il ne tiendra qu’à toi de partir avec moi.
{p. 55}
Au bruit inopiné des assauts qu’il prépare,
Des états consternés le conseil se sépare.

Cependant, il arrive quelquefois que la rime ou la convenance de son de l’hémistiche, loin d’être désagréable, donne plus de grâce au vers : c’est quand elle a pour but d’exciter l’attention par la répétition d’une expression ou d’une pensée ; mais il faut user sobrement de ce moyen. Ex. :

Qui cherche vraiment Dieu dans lui seul se repose ;
Et qui craint vraiment Dieu ne craint rien autre chose.

78. Que faut-il pour que la rime soit riche ou heureuse ?

La rime est riche lorsqu’elle présente à la fin de deux vers deux ou trois sons semblables, comme préférer, différer, charitable, profitable, carrière, arrière, impétueux, tortueux. Ex. :

Mais, lorsqu’on veut tenter cette vaste carrière,
Pégase s’effarouche et recule en arrière.

Elle est encore riche lorsqu’elle s’appuie sur la même consonne, ou sur une consonne ayant le même son, c’est-à-dire, lorsqu’il y a entière conformité de son et de lettres dans la syllabe finale pour le vers masculin, et dans les deux dernières pour le vers féminin, comme procès, succès, enfant, triomphant, honneur, empoisonneur, etc. :

Loin du trône nourri, de ce fatal honneur,
Hélas ! vous ignorez le charme empoisonneur.
David, pour le Seigneur plein d’un amour fidèle,
Me parait des grands rois le plus parfait modèle.

79. Quelle est l’origine de la rime ?

L’origine de la rime est incertaine. D’après quelques auteurs, la rime remonterait aux vieux bardes ou poètes {p. 56}gaulois. La Harpe pense que les troubadours la reçurent des Arabes, qui passèrent d’Afrique dans le midi de l’Europe. Cette opinion ne peut être admise ; car, outre que l’on trouve la rime, au témoignage de Blair, dans la poésie ancienne des nations du nord de l’Europe, on la rencontre déjà, dès le ive et le ve siècles, dans les récits en prose de plusieurs Pères de l’Église, qui font rimer entre eux différents membres de phrase. Au moyen âge, dit M. Félix Clément, les poètes chrétiens remplacèrent, dans les hymnes latines, la quantité minutieuse et la prosodie compliquée des anciens, par une poésie rimée et fondée sur la numération des syllabes. Cette forme poétique, éminemment populaire et musicale, après avoir été exploitée avec beaucoup de talent et une merveilleuse fécondité par une foule de poètes latins, depuis le xe siècle jusqu’au xive, fut adoptée définitivement par les poètes français. Cette forme de la poésie latine du moyen âge, si calomniée, plutôt par l’ignorance que par l’esprit du système, déjà imitée en français, au xiie siècle, par Alexandre de Paris et par Hélinant, son confrère en poésie, continua à vivre dans les œuvres de Ronsard, de Malherbe, de Corneille, de Racine, et elle s’est vue rajeunir dans tous les détails de ses rythmes variés sous la plume de Lamartine et des autres poètes lyriques du xixe siècle. La rime passa également, et à la même époque, dans la poésie de la plupart des autres nations de l’Europe.

§ V. — De la disposition des rimes et des vers. §

Le titre de ce paragraphe en indique la division. Nous allons nous occuper, en effet, du mélange et de la disposition des vers sous le rapport de la rime, et sous le rapport de la mesure.

{p. 57} I. Disposition des rimes. §

80. Quel est le principe fondamental de la disposition des rimes ?

Le principe fondamental de la disposition des rimes, c’est qu’il faut mêler les rimes masculines et les rimes féminines de manière que deux vers masculins ou féminins qui ne rimeraient pas ensemble, ne se trouvent jamais immédiatement l’un à la suite de l’autre ; c’est-à-dire qu’une rime masculine, par exemple, ne peut être suivie que de la rime masculine qui y répond, ou d’une rime féminine. Cette règle, fondée sur l’harmonie, n’admet d’exception que dans des cas extrêmement rares, dans quelques petites pièces, comme une chanson, une épigramme.

81. Combien y a-t-il de manières de disposer les rimes ?

On distingue quatre manières de disposer les rimes ou quatre sortes de combinaisons : les rimes plates ou suivies, les rimes croisées, les rimes mêlées, et les rimes redoublées.

82. Qu’appelle-t-on rimes plates ou suivies ?

Les rimes plates ou suivies sont celles qui représentent alternativement deux rimes masculines et deux rimes féminines, ou deux rimes féminines et deux rimes masculines, et ainsi de suite. Telles sont les rimes des beaux vers que Boileau met dans la bouche de la Mollesse pour faire l’éloge de Louis XIV :

Hélas ! qu’est devenu ce temps, cet heureux temps,
Où les rois s’honoraient du nom de fainéants ;
{p. 58}
S’endormaient sur le trône, et me servant sans honte,
Laissaient leur sceptre aux mains ou d’un maire ou d’un comte ?
Aucun soin n’approchait de leur paisible cour :
On reposait la nuit, on dormait tout le jour, etc.

Les vers masculins sans mélange auraient une marche brusque et heurtée ; les vers féminins, employés de même, auraient de la douceur, mais de la mollesse. Au moyen du retour alternatif ou périodique de ces deux espèces de vers, la dureté de l’un et la mollesse de l’autre se corrigent mutuellement. Malgré cela, ces vers qui se tiennent comme enchaînés deux à deux ne sont pas exempts d’une certaine monotonie, que l’on ne trouve pas dans les rimes croisées.

83. A quels poèmes conviennent les rimes plates, et quels sont les défauts à éviter dans ces sortes de rimes ?

On a voulu jusqu’à présent que les grands poèmes, les sujets nobles et sérieux fussent rimés par distiques, et que ces distiques fussent tour à tour masculins et féminins. Ainsi l’épopée, la tragédie, la comédie, l’épître, la satire, les ouvrages didactiques, l’élégie, sont composés en rimes plates.

Cette marche, un peu lourde et monotone, exige qu’on ne fasse jamais rimer deux vers masculine avec deux vers féminins qui se suivent, comme dans l’exemple suivant :

On voit en un instant des abîmes ouverts,
De noirs torrents de soufre épandus dans les airs,
Des bataillons entiers par ce nouveau tonnerre
Emportés, déchirés, engloutis sous la terre.

De plus, les mêmes rimes ne doivent pas revenir trop souvent. C’est faire preuve de négligence que de les reproduire avant le sixième vers.

{p. 59}

84. Qu’appelle-t-on rimes croisées et à quels genres sont-elles destinées ?

Les rimes croisées sont des rimes masculines et féminines entrelacées de manière qu’un vers masculin se trouve régulièrement après un vers féminin ou deux vers masculins de même rime entre deux vers féminins qui riment ensemble, et vice versa. Ex. :

J’ai révélé mon cœur au Dieu de l’innocence :
        Il a vu mes pleurs pénitents,
Il guérit mes remords, il m’arme de constance :
        Les malheureux sont ses enfants.
O Père qu’adore mon père,
Toi qu’on ne nomme qu’à genoux,
Toi dont le nom terrible et doux
Fait courber le front de ma mère.

On emploie les rimes croisées dans la poésie lyrique, les rondeaux, les ballades, et en général dans tout ce qu’on appelle poésies familières et poésies fugitives. Il n’y a qu’une tragédie en rimes croisées, c’est la Tancrède de Voltaire.

85. Faites connaître les rimes mêlées.

On appelles rimes mêlées, celles où l’on ne suit pas, comme dans les rimes croisées, un ordre uniforme et régulier. On s’en sert dans les fables, les chansons, les dithyrambes, les madrigaux, les poésies légères et les chœurs dramatiques. Ex. :

Quel astre à nos yeux vient de luire,
Quel sera, quelque jour, cet enfant merveilleux ?
        Il brave le faste orgueilleux,
        Et ne se laisse pas séduire
        A tous ses attraits périlleux.

Les vers masculins et féminins mêlés ou croisés {p. 60}n’ont pas la fatigante monotonie des distiques : leur marche libre, rapide et fière, donne du mouvement et de la variété au récit, de la véhémence à l’action, du volume et de la rondeur à la période poétique.

86. Qu’appelle-t-on rimes redoublées ?

Les pièces à rimes redoublées sont celles qui présentent le retour ou la continuation des mêmes rimes ; c’est-à-dire celle où l’on répète la même rime plus de deux fois de suite, ou bien celles où deux rimes sont reproduites alternativement dans tout le cours d’une période poétique. On se sert de ces rimes dans des pièces légères, pour rendre la narration plus rapide, et pour exprimer avec plus de force les sentiments impétueux. En voici des exemples :

Sous des arbres dont la nature
A formé de riants berceaux,
Entre des tapis de verdure,
Que nourrit la fraîcheur des eaux,
Serpente avec un doux murmure
Le plus transparent des ruisseaux.
Jupin en a bientôt la cervelle rompue.
Donnez-nous, dit le peuple, un roi qui se remue.
Le monarque des dieux leur envoie une grue,
        Qui les croque, qui les tue.

Ce n’est que par exception que l’on répète ainsi les rimes trois ou quatre fois de suite ; et même ces sortes de répétitions n’ont guère lieu que pour les rimes féminines, celles des rimes masculines étant peu agréables.

87. Qu’entend-on par pièces monorimes ?

On appelle ainsi de petits poèmes dont tous les vers {p. 61}sont terminés de même et riment ensemble. Les monorimes paraissent avoir été en usage dans l’ancienne poésie arabe. Le goût ne voit dans ces sortes de poésies que la difficulté vaincue et de simples jeux d’esprit. Aussi, en trouve-t-on bien peu qui aient mérité de passer à la postérité. Voici une pièce monorime que Lefranc de Pompignan a composée sur le château d’if, et dont tous les vers se terminent en if :

Nous fûmes donc au château d’If ;
C’est un heu peu récréatif,
Défendu par le fer oisif
De plus d’un soldat maladif
Qui de guerrier jadis actif,
Est devenu garde passif.
Sur ce roc taillé dans le vif
Par bon ordre on retient captif
Esprit libertin, cœur rétif…
II. Disposition ou mélange des vers §

88. De combien de manières peut-on mélanger les vers ?

La disposition des vers, ou la manière de les mélanger, est régulière ou irrégulière. Elle est régulière quand elle suit un ordre déterminé et symétrique, comme dans les stances, strophes ou couplets ; elle est irrégulière, quand on n’y rencontre aucune symétrie, comme dans les pièces en vers libres.

89. Qu’appelle-t-on pièces en vers libres ?

Les pièces en vers libres sont celles qui présentent le mélange de différentes mesures, ou même de toute espèce de mesures, depuis le vers héroïque jusqu’aux plus petits, et qui ne sont pas soumises au retour d’un rythme régulier, {p. 62}c’est-à-dire, où l’on ne trouve aucun ordre symétrique. C’est en vers libres que La Fontaine a écrit toutes ses fables, à l’exception de onze, comme Jupiter et les Tonnerres, le Coq et la Perle, le Rat de ville et le Rat des champs, etc.

Comme la disposition des vers suit celle des rimes, on pourra écrire en vers libres tout morceau qui admet les rimes mêlées. Dans ces pièces, le poète conserve une très grande liberté pour entremêler les mesures ; cependant il doit toujours consulter l’oreille et l’harmonie, car c’est du mélange bien assorti des vers que résulte le charme de ces poésies.

90. Qu’appelle-t-on stance, strophe ou couplet ?

On appelle stance, de l’italien stanza, demeure, radic. sto, je m’arrête, un nombre déterminé de vers qui forment ordinairement un sens complet. La stance est une période poétique, symétriquement composée. Il est vrai que quelquefois elle contient plusieurs sens finis, ou que le sens n’en est que suspendu ; mais considérée dans sa forme la plus régulière, au gré de l’oreille comme au gré de l’esprit, la stance la mieux arrondie est celle dont le cercle embrasse une pensée unique, et qui se termine comme elle et avec elle par un plein repos. Dans l’ode, la stance prend le nom de strophe, et dans la chanson et la romance celui de couplet. Les stances n’ont été introduites dans la poésie française que sous le règne de Henri III, par Jean de Lingendes. — Ou donne encore le nom de stances à des poésies composées d’un {p. 63}certain nombre de strophes, comme les stances de Malherbe sur la vanité des grandeurs d’ici-bas :

N’espérons plus, mon âme, aux promesses du monde !

91. Comment divise-t-on les stances ?

Il y a des stances de nombre pair, et des stances de nombre impair. Les stances de nombre pair sont de quatre, six, huit et dix vers ; celles de nombre impair sont de cinq, sept et neuf vers. Après avoir fait connaître les règles relatives à chacune de ces stances, nous dirons ce qu’il faut entendre par strophes régulières, irrégulières et mixtes.

92. Quelle est la règle de la stance de quatre vers ?

Dans la stance de quatre vers ou quatrain, on peut employer toutes sortes de mesures, et on entremêle les rimes en faisant rimer le 1er vers avec le 3e, et le 2e avec le 4e ; ou bien le 1er avec le 4e, et le 2e avec le 3e. Ex. :

Conti n’est plus, ô ciel ! ses vertus, son courage,
La sublime valeur, le zèle pour son roi,
N’ont pu le garantir, au milieu de son âge,
            De la commune loi.
Pour vous l’amante de Céphale
Enrichit Flore de ses pleurs
Le zéphyr cueille sur les fleurs
Les parfums que la terre exhale.

93.Faites connaître les stances de six vers.

Dans la stance de six vers ou sixain, il y a différentes manières d’entremêler les rimes, et de varier la mesure. Le plus souvent, on fait rimer ensemble les deux premiers vers, et l’on termine le sens après le troisième, qui rime avec le dernier. Cette combinaison, qui est très belle et très harmonieuse, a été souvent {p. 64}employée par nos poètes, surtout par Malherbe et par Rousseau. Ex. :

Nous admirons le fier courage
Du lion fumant de carnage,
Symbole du dieu des combats.
D’où vient que l’univers déteste
La couleuvre bien moins funeste ?
Elle est l’image des ingrats.

On peut encore composer le sixain avec un quatrain et un distique.

        Seigneur, dans ta gloire adorable
        Quel mortel est digne d’entrer ?
        Qui pourra, grand Dieu, pénétrer
        Ce sanctuaire impénétrable,
Où tes saints inclinés, d’un œil respectueux,
Contemplent de ton front l’éclat majestueux ?

94. Quelles sont les règles de la stance de huit vers ?

La stance de huit vers est encore appelée huitain ou octave. La coupe la plus naturelle de cette stance est celle qui la divise en deux quatrains, soit que les vers aient tous la même mesure, soient qu’ils aient une mesure différente. Ex. :

Venez, nations arrogantes,
Peuples vains, et voisins jaloux,
Voir les merveilles éclatantes
Que sa main opère pour nous.
Que pourront vos ligues formées
Contre le bonheur de nos jours,
Quand le bras du Dieu des armées
S’armera pour notre secours ?

95.Faites connaître les règles de la stance de dix vers.

Voici pour les stances de dix vers on dixains, la mesure la plus harmonieuse, et le mélange des rimes le plus agréable. Les vers, composés de huit syllabes, sont arrangés de manière que le 1er réponde au 3e, et le 2e au 4e ; que le 5e et le 6e riment ensemble ; que {p. 65}le 7e réponde au 10e, et que le 8e et le 9e riment ensemble. La stance se trouve ainsi divisée en un quatrain à rimes croisées suivies d’un repos qui doit être très marqué, et en deux tercets terminés par des vers masculins qui riment entre eux. Il faut aussi un repos assez sensible à la fin du premier tercet, c’est-à-dire à la fin du 7e vers. C’est en stances de ce genre que Jean Baptiste Rousseau a imité le cantique d’Ézéchias : J’ai vu mes tristes journées, etc., que Louis Racine a composé l’ode sur l’Harmonie, et que Lefranc de Pompignan a fait l’ode sur la Mort de Rousseau.

On trouve quelquefois des dixains en vers de sept syllabes. Ce vers, qui a pour caractère la légèreté et la rapidité, convient aux sujets badins, comme le vers anacréontique qu’il paraît avoir pris pour modèle.

96. N’y a-t-il pas d’autres stances de nombre pair ?

Il y a encore le distique et la stance de douze vers. Le distique est l’assemblage de deux vers qui forment un sens complet. Il sert souvent d’inscription à un tableau, à un monument. Il demande de la noblesse et de la concision. En voici un très beau, composé pour être mis au bas d’un portrait de La Fontaine :

Dans la fable et le conte, il n’eut point de rivaux,
Il peignit la nature et garda ses pinceaux.

Quant à la stance de douze vers, elle n’est presque jamais employée, à cause de sa trop grande longueur. Ordinairement, elle se compose d’un dixain suivi d’un distique, ou de trois quatrains. — En général, la stance n’a pas moins de quatre vers ni plus de dix.

97. Faites connaître le tercet et la stance de cinq vers.

Le tercet est, comme son nom l’indique, une stance de trois vers. On le trouve dans le sonnet, qui est composé de deux quatrains et de deux tercets, et dans la poésie lyrique.

{p. 66}

La stance de cinq vers renferme deux rimes dont l’une est nécessairement triple. Les trois rimes semblables ne doivent jamais être placées de suite.

Pardonne, Dieu puissant, pardonne à ma faiblesse.
A l’aspect des méchants, confus, épouvanté,
Le trouble m’a saisi, mes pas ont hésité ;
Mon zèle m’a trahi, Seigneur, je le confesse,
        En voyant leur prospérité.

98. Comment se compose la stance de sept vers ?

La stance de sept vers est composée d’un quatrain et d’un tercet » en sorte que l’une des deux rimes de la première partie passe dans la seconde. On trouve quelquefois » mais rarement, le tercet placé le premier.

Ingénieuses rêveries,
Songes riants, sages loisirs,
Venez sons ces ombres chéries ;
Vous suffirez à mes désirs.
Plaisirs brillants, troublez les villes ;
Plaisirs champêtres et tranquilles,
Seuls vous êtes les vrais plaisirs.

99. Comment se divise la stance de neuf vers ?

La stance de neuf vers se divise en un quatrain, et une stance de cinq vers ou un tercet et un distique. Ex. ;

Le roi des cieux et de la terre
Descend au milieu des éclairs :
Sa voix, comme un bruyant tonnerre,
S’est fait entendre dans les airs.
Dieux mortels, c’est vous qu’il appelle
Il tient la balance éternelle
Qui doit peser tons les humains.
Dans ses yeux la flamme étincelle,
Et le glaive brille en ses mains.

Dans le genre gracieux et badin, cette forme a quelque chose de plus libre et de plus léger que le {p. 67}dixain. — Il en est de ces stances de nombre impair comme de celles de nombre pair : les vers y peuvent être d’inégales mesures.

100. Qu’appelle-t-on stances régulières ?

On appelle stances régulières une suite de stances qui ont toutes la même forme, soit pour la mesure et le nombre des vers, soit pour le mélange et la combinaison des rimes. Telles sont celles que nous avons citées pour exemples de stances de quatre vers ; telles sont encore, dans Jean-Baptiste Rousseau, les stances de la plupart des odes du livre Ier.

101. Qu’appelle-t-on stances irrégulières, mixtes ?

On appelle stances irrégulières une suite de stances qui ont chacune une forme différente.

On donne le nom de stances mixtes à une suite de stances qui ont une forme différente, mais symétrique. Jean-Baptiste Rousseau n’a pas fait de stances mixtes ; mais on en trouve quelques exemples chez Lefranc de Pompignan. Nous citerons la prophétie d’Habacuc, ch. iii : Seigneur, de ta voix foudroyante, etc., l’ode tirée du psaumes lxvii : Dieu se lève, tombez, rois… et le cantique de Débora.

§ VI. — Des licences poétiques §

102. Qu’entend-on par licences poétiques ?

On entend par licences poétiques des irrégularités de langage permises en faveur du nombre, de l’harmonie, de la rime ou de l’élégance du vers. Les principales licences poétiques consistent dans l’emploi de certaines expressions plus spécialement affectées à la poésie, dans la suppression ou l’addition de certaines lettres, enfin dans l’inversion. Nous ne parlerons ici que des deux dernières {p. 68}sortes de licences, la première ayant été traitée dans l’article précédent.

103. Quelles sont les licences orthographiques permises en poésie ?

On supprime quelquefois l’s Anal à la première per· sonne singulière du présent et du parfait des verbes, comme je doi, je voi, je frémi, j’averti, pour je dois, je vois, je frémis, j’avertis. Cependant, cette licence doit être assez rare ; elle est même complètement bannie du style élevé. ¸n voici un exemple :

Ce discours te surprend, docteur, je l’aperçoi.
L’homme de la nature est le chef et le roi.

L’s se supprime à volonté, en faveur de l’élision ou de la rime, dans certains noms propres, comme Naple, Londre, Athène, Versaille, Mycène ; Charle, Démosthène, pour Naples, Athènes, Charles, etc.

Vous régnez, Londre est libre et vos lois florissantes.

On peut encore écrire avec ou sans s jusque, grâce à, certe, guère, naguère. Ex. :

Grâce à lui vous vivez ; grâces à vous je meurs.

Il est permis aussi de retrancher l’e muet dans encore et dans zéphyre. Ex. :

Encor je le méprise, et le déteste encore.

Alors que, pour lorsque, cependant que pour pendant que commencent à vieillir. Ce serait une faute aujourd’hui de dire, comme au commencement du xviie siècle, avecque pour avec, pour déjà, sais-je pas pour ne sais-je pas, dedans pour dans, dessus pour sur. Mais on peut employer de qui pour dont, de pour, avec, au pour dans le. Ex. :

Rome entière noyée au sang de ses enfants.

104. Qu’est-ce que l’inversion ?

L’inversion ou transposition consiste à ne pas {p. 69}exprimer les mots dans l’ordre direct ou grammatical. L’inversion est une des beautés de la poésie ; elle fournit un moyen puissant de varier les tours et de donner à la période plus de rapidité, de force, d’harmonie, et se prête mieux à la nécessité du nombre, de la rime et de la mesure. Mais, pour produire ces effets, elle doit être douce, suivant l’expression de Fénelon, naturelle et harmonieuse. C’est l’oreille et l’usage qu’il faut consulter pour l’emploi de cette licence. Voici quelques inversions qui se font remarquer par le naturel, l’élégance ou l’harmonie :

Malherbe d’un héros peut chanter les exploits.
Jamais de la nature il ne faut s’écarter.
Oui, je viens dans son temple adorer l’Éternel.

105. Dans quel cas l’inversion devient-elle vicieuse ?

L’inversion est vicieuse lorsqu’elle est trop dure et trop ouvertement contraire à l’usage ainsi qu’aux lois de la grammaire et de l’harmonie. C’est ainsi qu’il faut éviter celles qui rendent le sens amphibologique, comme les suivantes :

Quoi ! voit-on, revêtu de l’étole sacrée
Le prêtre de l’autel s’arrêter à l’entrée ?
La vertu d’un cœur noble est la marque certaine.

Sont également proscrites les inversions qui sont évidemment forcées :

Si de cette maison approcher on vous voit…
Il faut sans différer ses ennemis combattre.

Et celles qui présentent le rapprochement de deux substantifs :

Après avoir vaincu de Ferdinand l’armée…
Écoutons du rossignol le chant.
{p. 70}

Enfin, il faut éviter de séparer la préposition de l’infinitif qui lui sert de complément :

Mais j’aurais peur de ta mère offenser,

et avoir soin de placer de suite deux compléments précédés l’un et l’antre d’une préposition. Il ne faut donc pas dire :

Je n’ai pu de mon fils consentir à la mort.

Nous ne croyons pouvoir mieux terminer ce qui concerne les licences qu’en citant ces deux vers :

D’une licence heureuse usez avec prudence,
Mais n’oubliez jamais que c’est une licence.
{p. 71}

Deuxième partie.

De la poésie en particulier ou des différents genres de poésie §

Ainsi que nous l’avons annoncé en donnant les grandes divisions de ce traité, après avoir passé en revue, dans la première partie, tout ce qui concerne la poésie en général, nous nous occuperons, dans celle-ci, de la poésie en particulier ou des différents genres qu’elle renferme, ainsi que des règles particulières à chacun d’eux. Nous ne négligerons point d’éclairer nos préceptes par l’indication de nombreux modèles fournis par les poètes les plus illustres.

106. Combien y a-t-il de genres différents dans la poésie ?

On peut réduire à deux catégories les divers genres de poésie : les genres principaux ou grands genres et les genres secondaires. En effet, parmi les {p. 72}compositions poétiques, il y en a qui ont une étendue assez peu considérable, comme l’églogue, ou même très limitée, comme les poésies fugitives ; quelques-unes même n’ont presque rien de ce qu’on appelle inspiration ou création poétique, et ne se rattachent à la poésie que par la forme : toutes ces poésies sont comprises sous le nom de genres secondaires D’autres se distinguent par une étendue plus considérable, ou au moins par l’élément constitutif de la poésie, la création : ce sont les grands genres.

107. Combien compte-t-on de grands genres dans la poésie ?

On distingue quatre grands genres dans la poésie : le genre lyrique, le genre didactique, le genre épique et le genre dramatique.

Le poète quelquefois se livre seulement au sentiment ; quelquefois il traite un sujet dans le dessein d’instruire ; d’autres fois il raconte une action ; enfin, il peut la mettre sous les yeux. Quand le poète, pénétré d’un sentiment, agité d’une passion, s’y livre tout entier, et l’exprime avec le plus vif enthousiasme, c’est la poésie lyrique. Quand il emploie le langage brillant et figuré pour établir ou développer une vérité, pour donner des règles et des préceptes, c’est la poésie didactique. Quand le poète raconte un événement mémorable, une action héroïque, c’est la poésie épique. Enfin, quand il offre aux yeux un spectacle, en introduisant des personnages qui parlent et qui agissent, c’est la poésie dramatique. Ces quatre espèces de poésie, quoique formant des genres distincts et {p. 73}séparés, peuvent cependant se trouver et se trouvent assez souvent réunis dans un même poème.

108. Quels sont les genres secondaires ?

Les genres secondaires sont : le genre pastoral et le genre léger ou poésies fugitives. Le genre pastoral comprend l’églogue et l’idylle ; le genre léger renferme toutes les petites pièces en vers, connues sous le nom de poésies fugitives. Les principales sont l’épigramme, le madrigal, l’inscription, l’épitaphe, le sonnet, le rondeau, la ballade, le triolet, l’énigme, le logogriphe et la charade.

Si nous voulions suivre, pour les différents genres de poésie, l’ordre de leur développement et de leur importance, nous devrions nous occuper d’abord des grands genres et principalement de la poésie lyrique et de la poésie épique. Mais il nous paraît plus naturel et plus avantageux de commencer par les petites poésies qui, présentant moins de difficultés, nous fourniront une voie plus facile pour arriver aux grands genres. Cette seconde partie sera divisée en deux sections : la 1re sera consacrée aux genres secondaires, et la 2e, aux genres principaux.

{p. 74}

Première section.

Des genres secondaires de poésie §

Nous venons d’énumérer les petites pièces de vers et les poèmes qui, à cause de leur brièveté et de leur moindre importance sont compris sous le nom de genres secondaires de poésie. Pour les raisons qui nous ont engagé à réserver pour plus tard les poèmes plus étendus et plus difficiles, nous commencerons l’étude des poésies secondaires par le genre léger ou poésies fugitives ; ensuite, nous nous occuperons de la poésie pastorale. De là, deux chapitres.

{p. 75}
CHAPITRE PREMIER
Du genre léger on des poésies fugitives §

109. Que comprend-on sous le nom de poésies fugitives ?

On donne le nom de poésies fugitives à de petites pièces de vers sur divers sujets, inspirées par une occasion, une circonstance quelconque, et qui n’ont entre elles aucune liaison. Ces pièces sont plutôt destinées à amuser et à plaire un moment qu’à produire de grands effets. On doit les regarder plutôt comme des jeux littéraires, comme des passe-temps de société, que comme des productions dignes d’un vrai talent poétique. Elles ont reçu le nom de fugitives, sans doute parce que, à cause de leur peu d’étendue, elles semblent s’échapper avec la même facilité et de la plume qui les produit et des mains qui les recueillent. Toutefois, il n’est pas aussi facile qu’on pourrait le croire de réussir dans ces sortes de pièces. Outre que chacune d’elles exige un talent particulier, on n’y souffre pas les moindres inégalités, les plus légers défauts. Si elles ne sont pas aussi parfaites que possible, on les regarde comme mauvaises.

{p. 76}

Nous allons maintenant passer en revue, dans les onze articles suivants, les onze espèces de poésies fugitives que nous avons citées plus haut.

Article Ier.
De l’épigramme §

110. Qu’est-ce que l’épigramme ?

L’épigramme est une petite pièce de poésie qui présente, exprimée avec grâce et précision, une pensée délicate, fine, ingénieuse, quelquefois naïve, mais le plus souvent mordante et satirique, et toujours intéressante. C’est ce que Le Jay a dit dans sa poétique : Epigramma tres habet virtutes : venustatem, brevitatem et acumen.

La matière de l’épigramme est très étendue : elle s’élève à ce qu’il y a de plus noble dans tous les genres, elle s’abaisse à ce qu’il a de plus petit ; elle loue la vertu, censure les vices et les abus, fronde les ridicules, venge le public des impertinences d’un fat, d’un sot, etc. Il semble cependant qu’elle se trouve beaucoup mieux dans les genres simples ou médiocres que dans le genre élevé, parce que son caractère est l’aisance et la liberté.

111. L’épigramme a-t-elle toujours eu le même caractère ?

L’épigramme, chez les anciens, n’était le plus souvent qu’une simple inscription. Ce caractère de simplicité est d’autant plus sensible qu’on remonte plus avant dans l’antiquité. D’abord, il suffisait que l’épigramme fût courte, d’un sens clair et juste ; peu à peu, on y mit plus d’art et de finesse, et on chercha à en {p. 77}aiguiser la pointe. Les nombreuses épigrammes des Grecs, réunies sons le nom d’Anthologie ou bouquet de fleurs, ne sont guère que des inscriptions pour des offrandes religieuses, pour des tombeaux, des statues, des monuments. Elles sont pour la plupart d’une extrême simplicité ; c’est assez souvent l’exposé d’un fait, quoiqu’il ne soit pas rare d’en trouver de très délicates, de très ingénieuses et de très fines. Nous n’en citerons ici que deux : une sur la rose, et l’autre sur les guerriers morts aux Thermopyles.

Sur la rose.

La rose n’a qu’un instant de vie : passez-vous sans la cueillir, vous aurez beau la chercher ensuite, au lieu de roses, vous ne trouverez plus qu’un buisson.

Sur les guerriers des Thermopyles.

Passant, va annoncer à Lacédémone que nous sommes morts ici pour obéir à ses lois.

Chez les Latins, Catulle, né à Vérone, l’an 86 avant Jésus-Christ, a fait un grand nombre d’épigrammes qui se distinguent souvent par un tour heureux et délicat, ainsi que par la douceur, le sentiment et la naïveté.

Martial, né en Espagne, l’an 40 de notre ère, a laissé treize livres d’épigrammes sur lesquelles il a porté lui-même le jugement suivant :

Sunt bona, sunt quædam mediocria, sunt mala plura,
Quæ legis hic : aliter non fit, Avite, liber.
Je t’offre, ami lecteur, au livre que voici,
Du bon, du médiocre et du mauvais aussi.
       Tu riras de l’aveu ; n’importe
       Hé ! quel livre est fait d’autre sorte ?
{p. 78}

Martial aiguisa l’épigramme plus que ses prédécesseurs. Il est plus vif, plus fort et plus serré que Catulle ; mais l’un et l’autre ne doivent être lus qu’avec la plus grande précaution, à cause des obscénités qu’ils renferment.

En France, nous n’avons guère de poètes qui n’aient fait quelques épigrammes. On estime celles de Marot, de Saint-Gelais, de Gombaut, surtout pour la naïveté ; celles des autres auteurs, comme Maynard, Racine, Boileau, Rousseau, sont dans le genre gracieux ou satirique, selon le caractère du poète ou l’occasion qui leur a donné naissance. Ajoutons que depuis le xvie siècle, et surtout aujourd’hui, l’épigramme, si elle s’applique encore parfois à une pensée ingénieuse, ou même à une naïveté, est le plus souvent mordante et satirique.

Après ces détails sur la nature et sur l’histoire de l’épigramme, nous allons faire connaître les parties dont elle se compose et les qualités qu’elle demande.

112. Combien y a-t-il de parties dans l’épigramme ?

Il y a nécessairement deux parties dans l’épigramme : l’une qui est l’exposition du sujet, de la chose qui a produit ou occasionné la pensée ; et l’autre qui est la pensée même, ce qu’on appelle la pointe, c’est-à-dire ce qui pique le lecteur, ce qui l’intéresse. La première partie doit être simple, claire, aisée, et rejeter tout ce qui est languissant et superflu. La pensée ou pointe qui consiste dans un trait plaisant, ingénieux ou inattendu, et qui constitue ce qu’on appelle le sel de l’épigramme, doit être rendue d’une manière vive et agréable. L’épigramme suivante peut être mise au nombre des meilleures :

Un certain sot de qualité,
Lisait à Saumaise un ouvrage,
{p. 79}
Et répétait à chaque page :
Ami, dis-moi la vérité.
Ennuyé de cette fadaise,
Ah ! monsieur, répondit Saumaise,
J’ai de bons auteurs pour garants
Qu’il ne faut jamais dire aux grands
De vérité qui leur déplaise.

113. L’épigramme doit-elle être intéressante ?

La pensée de l’épigramme, avons-nous dit, doit toujours être intéressante ; c’est même le trait distinctif de ce petit poème. L’intérêt, d’ailleurs, ne lui vient pas seulement de la chose elle-même, mais aussi de la manière dont la chose est présentée : ainsi, il y a deux manières d’intéresser dans l’épigramme, par le fond et par le tour.

114. Quels sont les défauts qui peuvent se rencontrer dans l’épigramme ?

Sans parler des obscénités qui ne peuvent convenir qu’à des âmes viles et corrompues, et que les cœurs honnêtes réprouvent énergiquement, nous signalerons la diffamation et quelques défauts qui ont rapport au goût, comme la fausseté dans les pensées, les équivoques tirées de trop loin, les pensées basses et les hyperboles exagérées.

Article II.
Du madrigal §

115. Qu’est-ce que le madrigal ?

Le madrigal ne diffère de l’épigramme que par le caractère de la pensée. Elle est vive et saillante dans l’épigramme plus spécialement réservée pour {p. 80}des sujets plaisants ou satiriques. Elle est délicate et ingénieuse dans le madrigal plus particulièrement consacré à des sujets tendres, gracieux ou galants. L’épigramme a, dans son tour, quelque chose de plus vif, de plus piquant, de plus étudié : c’est l’esprit qui y domine. Le madrigal, au contraire, a quelque chose de plus doux, de plus simple, de plus délicat : ici c’est le cœur qui parle, le sentiment qui se fait jour ; et sa pointe toujours aimable, gracieuse, n’a de piquant que ce qu’il lui en faut pour n’être pas fade. On peut donc dire que le madrigal est une espèce d’épigramme dont la pointe, sans satire comme sans fadeur, est toujours un éloge délicat et gracieux.

Le madrigal n’est d’ailleurs assujéti à aucune règle spéciale pour le choix de la mesure et l’arrangement des vers. Pour le nombre, il peut être le même que dans l’épigramme, c’est-à-dire ne pas descendre, en général, au-dessous de quatre, et ne pas aller au delà de quinze.

116. Citez quelques madrigaux.

Un des meilleurs est celui de Pradon à un ami qui lui avait écrit d’une manière très spirituelle :

Vous n’écrivez que pour écrire ;
C’est pour vous un amusement.
Moi qui vous aime tendrement,
Je n’écris que pour vous le dire.

Il y a de l’esprit dans ce madrigal ; mais il n’y en a qu’autant qu’il en faut pour assaisonner le sentiment. Le tour est délicat, il est simple, il est doux : c’est tout ce qu’on peut souhaiter dans un madrigal bien fait.

{p. 81}

Le suivant est également très délicat :

A un roi étranger venu en France.

Un roi qu’on aime et qu’on révère
A des sujets en tous climats ;
Il a beau parcourir la terre,
Il est toujours dans ses États.
Article III.
De l’inscription §

117. Qu’est-ce que l’inscription ?

L’inscription, qui n’est autre chose que l’épigramme des Grecs, consiste en quelques vers gravés sur un édifice, un monument, un temple, un arc de triomphe, une colonne, une fontaine, au bas d’une statue, d’un buste, d’un tableau, d’un portrait, etc. ; soit pour transmettre à la postérité la mémoire de quelque événement, soit pour faire connaître aux passants un fait, une personne ou une chose. La clarté, la justesse, la précision dans les pensées, la simplicité et en même temps la noblesse dans le style font le principal mérite de ce petit poème.

118. Citez quelques inscriptions.

Une des plus belles inscriptions que l’on puisse citer pour un monument public, est celle qui est gravée à l’entrée de l’arsenal de Paris :

Ætna hæc Henrico Vulcania tela ministrat,
Tela giganteos debellatura furores.

Le distique suivant, qui se trouve au-dessus de la porte du tribunal criminel de Paris, n’est pas moins remarquable :

Hic pœnæ scelerum ultrices posuere tribunal,
Sontibus unde tremor, civibus unde salus.
{p. 82}

Voici une inscription placée sur une fontaine du château de Rambouillet :

Vois-tu, passant, couler cette onde,
Et s’écouler incontinent ?
Ainsi fuit la gloire du monde,
Et rien que Dieu n’est permanent.

119. Dans quel cas l’inscription prend-elle le nom d’épigraphe ?

L’inscription s’appelle épigraphe quand elle est placée au frontispice d’un livre, pour en indiquer, sous forme de sentence, l’objet ou l’esprit. L’épigraphe, lorsqu’elle est juste et bien choisie, prévient favorablement le lecteur ; mais lorsqu’elle est ambitieuse, elle excite, au contraire, sa sévérité. Voici deux épigraphes en prose, qu’on lit en tête de l’excellente histoire universelle de l’Église, de Rohrbacher :

Ἀρχή πάντων ἐστιν η καθολικὴ καὶ ἁγία Ἐκκλησία.

S. Epiphane.

Ubi Petrus, ibi Ecclesia.

S. Ambroise.

La première de ces épigraphes indique le plan de l’ouvrage ; la seconde, l’esprit.

Article IV.
De l’épitaphe §

120. Qu’est-ce que l’épitaphe ?

L’épitaphe (ἐπὶ et τάφος, tombeau) est une inscription renfermant ordinairement un trait de louange, de morale ou de satire, et destinée à être gravée sur un tombeau. Le poète y fait le plus souvent l’éloge du mort ; et il doit alors y mettre les grâces {p. 83}et les délicatesses du madrigal, en prenant cependant un ton plus noble et plus élevé, et en résumant d’un trait la vie et le caractère de la personne qui en est l’objet. L’épitaphe, étant faite pour être lue en passant, doit encore présenter un sens clair, précis et très facile à découvrir.

L’épitaphe à la gloire d’un mort est de toutes les louanges la plus noble et la plus pure, surtout lorsqu’elle n’est que l’expression vraie du caractère et des actions d’un homme de bien. Les vertus privées ont droit à cet hommage, comme les vertus publiques ; et les titres de bon parent, de bon ami, de bon citoyen, méritent bien d’être gravés sur le marbre.

121. Citez quelques épitaphes.

Les suivantes nous paraissent remplir les conditions pour ce genre de poésie.

Épitaphe d’Alexandre :

Sufficit huic tumulus, cui non suffecerat orbis.

Épitaphe de Turenne :

Turenne a son tombeau parmi ceux de nos rois ;
Il obtint cet honneur par ses fameux exploits.
Louis voulut ainsi couronner sa vaillance,
Afin d’apprendre aux siècles à venir
Qu’il ne met point de différence
Entre porter le sceptre et le bien soutenir.

Sur te tombeau d’une jeune Irlandaise :

Repose doucement, dors sous cette humble pierre,
Attendant qu’au signal donné par l’Éternel
Tu t’éveilles pour être un ange dans le ciel
Comme tu l’étais sur la terre.
{p. 84}

122. Qu’avez-vous à dire sur l’épitaphe épigrammatique ou satirique ?

Parmi les épitaphes épigrammatiques, les unes ne sont que naïves ou plaisantes, les autres sont mordantes et cruelles. La suivante est du nombre des premières :

Ci-gît le vieux corps usé
Du lieutenant civil rusé, etc.

Lorsque la plaisanterie ne se porte que sur un léger ridicule, comme ici, et que l’objet est indifférent, on la pardonne, et on peut en rire. Mais les épitaphes mordantes, insultantes et surtout celles qui sont calomnieuses, sont de tous les genres de satire le plus noir et le plus lâche. Il n’y a que les méchants et les scélérats flétris par l’histoire, dont l’honnête homme puisse se permettre de faire la satire sur leur propre tombeau. On peut citer en ce genre les épitaphes de l’Arétin et de Voltaire. L’épitaphe alors doit avoir toute la finesse et tout le piquant de l’épigramme.

Article V.
Du sonnet §

123. Qu’est-ce que le sonnet ?

Le sonnet est un petit poème destiné à renfermer une pensée intéressante, profonde ou gracieuse, qui se prépare dans les onze premiers vers, et qui se manifeste dans les trois derniers, en présentant quelque chose de frappant et de relevé. La forme mécanique ou artificielle du sonnet, qui consiste dans l’arrangement et la qualité des rimes, est absolument invariable. Il est composé de quatorze vers de même mesure. Les huit premiers {p. 85}sont partagés en deux quatrains et roulent sur deux rimes. Les six derniers vers forment deux tercets avec trois rimes différentes. Le premier tercet commence par deux rimes semblables ; l’arrangement des quatre derniers vers est arbitraire. Le sens doit être complet après chaque quatrain et chaque tercet. Boileau a bien exprimé les principales règles de la structure matérielle du sonnet, lorsqu’il a dit qu’Apollon

Voulut qu’en deux quatrains de mesure pareille
La rime avec deux sons frappât huit fois l’oreille,
Et qu’ensuite six vers artistement rangés
Fussent en deux tercets par le sens partagés.

Quand le sujet du sonnet est grave et sérieux, on doit y employer des vers alexandrins ; quand il ne l’est pas, on peut employer des vers de dix, et même de huit et de sept syllabes. Le sonnet paraît être le cercle le plus parfait qu’on puisse donner à une grande pensée, et la division la plus régulière que l’oreille puisse lui prescrire.

124. Quelles sont les qualités que doit avoir le sonnet ?

Outre les règles précédentes, qui regardent la forme mécanique du sonnet, il y a des règles très importantes qui concernent sa forme naturelle. Boileau nous apprend, en effet, que le dieu des vers,

Voulant pousser à bout tous les rimeurs françois
Inventa du sonnet les rigoureuses lois.
Partout de ce poème il bannit la licence ;
Lui-même en mesura le nombre et la cadence,
Défendit qu’un vers faible y pût jamais entrer,
Ni qu’un mot déjà mis osât s’y remontrer.

Ainsi, tout doit être exact, poli, châtié dans ce {p. 86}petit poème. On n’y souffre ni le moindre écart du sujet, ni un vers faible ou négligé, ni une expression impropre ou superflue, ni la répétition du même mot. La précision et la justesse des pensées, l’élégance des expressions, l’harmonie des vers, la richesse des rimes n’y doivent rien laisser à désirer. En un mot, tout doit y être d’une beauté achevée. On trouve cependant des sonnets dont le sujet n’est pas si relevé : le style est alors nécessairement dans le genre simple. Tel est le suivant.

125. Faites connaître quelques sonnets.

Le sonnet suivant, quoique dans le genre simple, n’est pas sans mérite, parce qu’il fait connaître les règles du genre, et donne ainsi le précepte et l’exemple :

Doris, qui sait qu’aux vers quelquefois je me plais,
Me demande un sonnet, et je m’en désespère ;
Quatorze vers, grand Dieu ! le moyen de les faits ?
En voilà cependant déjà quatre de faits
Je ne pouvais d’abord trouver de rimes, mais
En faisant, on apprend à se tirer d’affaire.
Poursuivons, les quatrains ne m’étonneront guère,
Si du premier tercet je puis faire les frais.
Je commence au hasard, et si je ne m’abuse,
Je n’ai pas commencé sans l’aveu de la Muse,
Puisqu’en si peu de temps, je m’en tire si net.
J’entame le second et ma joie est extrême ;
Car des vers commandés, j’achève le treizième.
Comptez s’ils sont quatorze, et voilà le sonnet.

En voici un dans le genre noble. Il est adressé par Corneille à Richelieu :

Puisqu’un d’Amboise et vous d’un succès admirable
Rendez également nos peuples réjouis,
{p. 87}
Souffrez que je compare à vos faits inouïs
Ceux de ce grand prélat, sans vous incomparable.
Il porta comme vous la pourpre vénérable
De qui le saint éclat rend nos yeux éblouis ;
Il veilla comme vous d’un soin infatigable ;
Il fut ainsi que vous le cœur d’un roi Louis.
Il passa comme vous les monts à main armée ;
Il sut ainsi que vous, convertir en fumée
L’orgueil des ennemis, et rabattre leurs coups.
Un seul point de vous forme la différence :
C’est qu’il fut autrefois légat du pape en France,
Et la France en voudrait un envoyé de vous.
Article VI.
Du rondeau §

126. Qu’est-ce que le rondeau ?

Le rondeau est une espèce de sonnet dont le principal caractère est la naïveté.

Le rondeau, né gaulois, a la naïveté.

Mais cette naïveté n’exclut pas la délicatesse, la finesse même, pourvu qu’elle ne s’y trouve pas aux dépens de l’aimable simplicité. Ce petit poème, qui tient quelquefois de l’épigramme et plus souvent du madrigal, est un cercle charmant pour une pensée et convient principalement aux sujets badins. Il admet les tours gaulois qui semblent conserver encore cet air sans façon que nous supposons volontiers à nos pères, parce que nous nous croyons plus fins qu’eux.

127. Quelle est la forme du rondeau ?

Le rondeau est composé de treize vers de dix ou de huit syllabes, qui roulent sur deux rimes {p. 88}dont huit son féminines et cinq masculines, ou huit masculines et cinq féminines. De quelque manière que l’on dispose ces rimes, il s’en rencontre à quelque endroit trois féminines ou masculines. Ces trois rimes semblables se trouvent beaucoup plus souvent aux cinquième, sixième et septième vers, qu’aux cinq derniers. Il doit y avoir, après le cinquième vers, un repos ou un sens complet. Le premier hémistiche ou les premiers mots du rondeau, doivent se trouver à la suite du huitième et du treizième vers, pour servir de refrain. Il est nécessaire que ce refrain qui, dans les vers de dix syllabes, est de quatre, et dans ceux de huit, de trois et quelquefois de deux, soit lié avec la pensée qui précède, amené délicatement et termine le sens d’une manière naturelle. Il plaît surtout quand ramenant les mêmes mots, il présente des idées un peu différentes, comme dans celui de Malleville sur Bois-Robert.

128. Citez un exemple de ce genre de poésie.

Nous citerons le rondeau bien connu de Voiture, parce qu’il explique tout le mécanisme de ce petit poème :

Ma foi c’est fait de moi ; car Isabeau
M’a conjuré de lui faire un rondeau :
Cela me met en une peine extrême.
Quoi ! treize vers, huit en eau, cinq en ême !
Je lui ferais aussitôt un bateau.
En voilà cinq pourtant en un monceau.
Faisons-en sept en invoquant Brodeau,
Et puis mettons par quelque stratagème
                Ma Foi, c’est fait.
Si je pouvais encor de mon cerveau
Tirer cinq vers, l’ouvrage serait beau.
{p. 89}
Mais cependant me voilà dans l’onzième,
Et si je crois que je fais le douzième,
En voilà treize ajustés de nouveau.
                Ma foi, c’est fait.

Mentionnons encore le rondeau de Clément Marot : En ung rondeau… ; celui d’Adam Billaut : Pour te guérir… ; celui de Malleville : Coiffé…, etc.

Article VII.
De la ballade §

129. Qu’est-ce que la ballade ?

La ballade, de Βαλλείν, envoyer, est une espèce de rondeau composé de trois couplets et d’un envoi, en vers égaux, avec un refrain, c’est-à-dire avec le retour du même vers à la fin des couplets, ainsi qu’à la fin de l’envoi. Les trois couplets sont symétriquement égaux, soit pour le nombre des vers, soit pour l’enlacement des rimes. Le couplet est une stance de huit, de dix ou de douze vers, divisée en deux parties égales, c’est-à-dire qui présente un sens complet au milieu. L’envoi, qui répond ordinairement à la seconde partie de la stance, n’est qu’un demi-couplet, de sorte que la pièce entière se compose de 28, 35 ou 42 vers. Les parties correspondantes des trois couplets sont sur les mêmes rimes ; et l’envoi conserve les rimes de la partie à laquelle il répond.

Ce petit poème a de la grâce et de la régularité dans sa forme ; et quand le refrain en est heureusement amené à la fin des couplets, il leur donne un tour très piquant. Nos anciens poètes, comme Villon et Marot, n’y ont employé que les {p. 90}vers de dix et de huit syllabes, celui de douze étant trop grave et trop pesant pour un poème qui doit garder la naïveté du vieux temps.

130. Citez une ballade.

En voici une qui donne à la fois le précepte et l’exemple :

Trois fois dix vers, et puis cinq d’ajoutés,
Sans point d’abus, c’est ma tâche complète :
Mais le mal est qu’il ne sont point comptés.
Par quelque bout il faut que je m’y mette ;
Puis, que jamais ballade ne promette !
Dussé-je entrer au fond d’une tour,
Nenni, ma foi, car je suis déjà court.
Si que je crains que n’ayez rien du nôtre
Quand il s’agit de mettre une œuvre au jour,
Promettre est un, et tenir est un autre.
Sur ce refrain, de grâce permettez
Que je vous conte en vers une sornette…

Dans les huit vers suivants, l’auteur raconte la sornette, et achève ainsi le second couplet. Ensuite il ajoute :

Sans y penser j’ai vingt vers ajustés,
Et la besogne est plus qu’à demi faite.
Cherchons-en treize encor de tous côtés,
Puis ma ballade est entière et parfaite.
Pour faire tant que l’ayez toute nette,
Je suis en eau, tant que j’ai l’esprit lourd ;
Et n’ai rien fait si, par quelque bon tour,
Je ne fabrique encore un vers en ôtre ;
Car vous pourriez me dire à votre tour :
Promettre est un, et tenir est un autre.

Envoi

O vous, l’honneur de ce mortel séjour,
Ce n’est pas d’hui que ce proverbe court ;
{p. 91}
On ne l’a fait de mon temps ni du vôtre :
Trop bien savez qu’en langage de cour,
Promettre est un, et tenir est un autre.

On peut citer encore une gracieuse ballade de Clotilde de Surville à son époux, une de Charles d’Orléans, celle de Villon sur les Dames du temps jadis, plusieurs de Marot, de La Fontaine, etc.

Article VIII.
Du triolet §

131. Qu’est-ce que le triolet ?

Le triolet, ainsi appelé à cause de la répétition qu’il renferme, est aussi une espèce de rondeau. Il se compose de huit vers de huit syllabes sur deux rimes seulement. Les deux premiers, l’un masculin, l’autre féminin, présentent ordinairement un sens achevé. Le premier doit être répété après le troisième, avec lequel il rime, et former un sens naturel avec ce qui précède. Les deux vers suivants ne se rattachent aux autres que par la rime. Enfin, les deux premiers reviennent, en guise de refrain, après le sixième, pour terminer la pièce. L’idée qui forme le fond du triolet doit être agréable.

132. Quel est le mérite du triolet ? — Exemple.

Ce petit poème a beaucoup de grâce et de naïveté, et le couplet ne peut guère avoir de plus jolie forme que celle-ci. Son mérite consiste dans l’application heureuse que l’on fait des deux premiers vers, et dans leur liaison naturelle avec celui qui les précède. Le triolet suivant renferme les règles et l’exemple :

Pour construire un bon triolet,
Il faut observer ces trois choses,
{p. 92}
Savoir : que l’air en soit follet,
Pour construire un bon triolet ;
Qu’il rentre bien dans le rôlet,
Et qu’il tombe au vrai lieu des pauses :
Pour construire un bon triolet
Il faut observer ces trois choses.
Article IX.
De l’énigme §

133. Qu’est-ce que l’énigme ?

134. L’énigme, de αἴνιγμα, fait de αἴνος, proverbe, apologue, est une petite pièce où l’on donne à deviner une chose, en la décrivant par ses causes, ses effets, ses propriétés, mais sous des termes obscurs et équivoques. L’équivoque caractérise donc l’énigme : elle y donne le change au lecteur qui d’ailleurs doit s’y attendre ; la métaphore et l’antithèse sont les principales figures propres à ce genre de poésie, qui demande la brièveté, la justesse et la précision. Quoique chacun des traits pris séparément puisse s’appliquer à différents objets il faut cependant que tous ces traits réunis désignent exclusivement la chose dont le nom est cherché. C’est la règle fondamentale de l’énigme. L’énigme peut être en prose ; mais elle est presque toujours en vers. La suivante est conforme aux règles :

Je suis difficile à trouver,
Et plus encore à conserver
Les curieux pour me connaître
Avec grand soin me font la cour.
Mais mon destin me défend de paraître ;
{p. 93}
Car l’instant où je vois le jour
Est l’instant où je cesse d’être.
        Secret.

134. Quels sont les défauts à éviter dans l’énigme ?

Il y en a deux principaux : la trop grande obscurité et la trop grande clarté. Trop obscure, l’énigme produit la fatigue et le dégoût, parce qu’elle met l’esprit à la torture et rend ses efforts inutiles ; telle est celle qu’on a faite sur le mot jasmin. Trop claire, elle devient trop facile ; et en n’obligeant l’esprit à aucun effort, elle émousse le plaisir d’une recherche curieuse. L’énigme, en effet, n’est pas une définition philosophique dont le mérite est la justesse, la précision et surtout la clarté ; elle se distingue, au contraire, par l’ambiguïté et l’équivoque.

Article X.
Du logogriphe §

135. Qu’est-ce que le logogriphe ?

Le logogriphe, λόγος, discours, mot, γρῖφος, énigme, c’est-à-dire, énigme sur un mot, ou même sur les parties de ce mot, est une espèce d’énigme qui donne à deviner, non pas une chose, comme l’énigme proprement dite, mais un mot, par la décomposition du mot lui-même ou le retranchement d’une ou de plusieurs lettres. Par conséquent, c’est l’assemblage de plusieurs énigmes, dont l’une porte sur le mot total, et les autres sur les parties de ce mot, c’est-à-dire sur les syllabes ou les lettres diversement arrangées. Le mot total du logogriphe est appelé le corps, et les parties que l’on sépare pour former d’autres mots se nomment {p. 94}les membres. Un bon logogriphe est celui dont le mot n’est pas trop chargé d’éléments, qui les désigne sans trop d’obscurité, et qui cependant laisse à la pénétration une difficulté piquante.

136. Citez quelques logogriphes.

Le suivant, qui est un des plus anciens de notre langue, passe pour un des meilleurs.

Sans user de pouvoir magique,
Mon corps, entier en France, a deux tiers en Afrique.
Ma tête n’a jamais rien entrepris en vain.
Sans elle, en moi tout est divin.
Je suis assez propre au rustique,
Quand on me veut ôter le cœur
Qu’a vu plus d’une fois renaître le lecteur.
Mon nom bouleversé, dangereux voisinage,
Au Gascon imprudent peut causer le naufrage.

                                Orange, ville de France.

La langue latine se prête mieux que la nôtre à ce genre d’amusement. En voici quelques exemples ; le premier peut être regardé comme le modèle des logogriphes latins :

Sume caput, curram ; ventrem conjunge, volabo ;
Adde pedes, comedes ; et sine ventre, bibes.

                                Mus-ca-tum.

Imbellis tota est : caput exime, vis erit illi.
                                O-vis.
Mitto tibi Navem prora puppique carentem.

                                pour dire Ave.

Article XI.
De la charade §

137. Qu’est-ce que la charade ?

La charade est un logogriphe où l’on donne à {p. 95}deviner un mot dont on divise les syllabes, de manière que chacune de ces syllabes forme un autre mot. On caractérise chacun de ces mots en exprimant par une circonlocution l’idée qu’il renferme, après quoi on indique vaguement la signification du mot pris dans son entier. On se sert ordinairement de cette formule : mon premier, mon second, mon troisième… mon tout. Tous les mots ne sont pas propres à faire une charade ; il faut qu’ils présentent une expression distincte pour chaque division que forme le mot.

138. Éclaircissez cette définition par des exemples.

La charade suivante est bien connue :

Mon premier est cruel quand il est solitaire ;
Mon second, moins honnête, est plus tendre que vous ;
Mon tout, à votre cœur, dès l’enfance a su plaire,
Et, parmi vos attraits, est le plus beau de tous.

                                Ver-tu.

En voici une autre en prose :

Ma première se sert de ma seconde pour manger mon tout.

                                Chien-dent.

On pourrait faire une charade avec le mot polissoir. La première syllabe est , nom d’un fleuve ; la seconde, lis, nom d’une fleur ; la troisième , soir, nom d’une partie du jour, et le tout un instrument qui sert à polir.

{p. 96}
Chapitre II.
Du genre pastoral §

Nous réunirons sous deux chefs ce qui concerne le genre pastoral : nous traiterons d’abord de la poésie pastorale en général, puis de l’églogue et de l’idylle. De là deux articles.

Article premier.
De la poésie pastorale §

139. Qu’est-ce que la poésie pastorale ?

La poésie pastorale est la peinture de la vie champêtre, représentée avec tous les charmes, toutes les grâces qu’elle peut recevoir. On l’appelle encore bucolique, du mot grec Βουκολος, pâtre de bœufs.

Le but moral de ce genre est d’inspirer à l’homme l’amour de la paix et des douces joies que procure {p. 97}la vie des champs, afin de le détourner des agitations et de la corruption des villes.

140. Quel est l’objet de la poésie pastorale ?

D’après notre définition, l’objet essentiel de la pastorale est de retracer à l’imagination le repos de la vie des champs avec tous ses agréments. Ce repos renferme une vie régulière et paisible passée au milieu des scènes riantes de la nature, une juste abondance, une douce gaieté, des mœurs simples et pures ; il admet des passions douces et modérées qui peuvent produire des chansons, des récits intéressants, des combats de flûte ou de chant. La pastorale est, pour ainsi dire, la peinture de l’âge d’or mis à la portée des hommes. C’est le règne des plaisirs innocents, de la paix, de ces biens pour lesquels les hommes se sentent nés, quand leurs passions leur laissent quelques moments de silence pour se reconnaître. En un mot, c’est la retraite riante et commode d’un homme qui a le cœur pur, et qui ne connaît ni l’ambition, ni le luxe, ni les emportements, ni les remords.

Heureux qui vit en paix du lait de ses brebis,
Et qui de leur toison voit filer ses habits,
Et, bornant ses désirs au bord de son domaine,
Ne connaît d’autre mer que la Marne ou la Seine.
Racan.

141. Quelle a été l’origine de la poésie pastorale ?

On serait tenté de regarder la pastorale comme une des plus anciennes formes de la poésie, et de croire que la vie champêtre des premiers hommes dut les engager à chanter les riants tableaux de la campagne et les objets qui y ont rapport. Il est certain cependant que, {p. 98}dans tous les pays, les poètes prirent pour sujet principal de leurs premiers chants les actions de leurs dieux et de leurs héros, leurs propres exploits à la guerre, les succès ou les revers de leurs compatriotes. Ils ne songèrent point à prendre pour sujet spécial de leurs compositions la tranquillité et les plaisirs de la campagne, tant que ces biens furent pour eux des objets familiers et d’une jouissance journalière ; ce fut lorsque les hommes, réunis dans les grandes villes, commencèrent à se plaindre de toutes les misères que la corruption y avait entassées, cl à regretter la vie douce et innocente dont avaient joui leurs ancêtres au milieu des scènes champêtres et des occupations pastorales, qu’ils conçurent l’idée de célébrer ce bonheur dans leurs vers, et que la poésie pastorale revêtit sa forme actuelle. Ce fut à la cour de Ptolémée que Théocrite écrivit ses pastorales ; et c’est à la cour d’Auguste que Virgile les imita.

142. Sous combien d’aspects peut-on considérer la vie pastorale ?

On peut considérer la vie pastorale sous trois aspects différents. On peut l’envisager telle qu’on s’imagine qu’elle était dans des temps plus anciens, où les mœurs étaient plus simples : c’était une vie aisée et abondante, avec l’ingénuité de la nature, la douceur de l’innocence et la noblesse de la liberté. On peut ensuite la voir telle qu’elle est de nos jours : l’état des bergers est bas, servile, laborieux ; leurs occupations sont devenues pénibles et désagréables, leurs idées tristes et grossières. Enfin, on peut la considérer telle qu’elle n’a jamais existé, et telle qu’elle ne sera jamais : à l’aisance, à l’innocence, à la simplicité du premier âge, nous {p. 99}nous plaisons à joindre le goût délicat et les manières polies des temps modernes.

143. Dans quel état le poète doit-il placer ses personnages ?

Des trois états que nous venons d’indiquer, le second est trop bas et trop triste, le dernier trop raffiné et trop étranger à la simplicité de la nature, pour qu’on puisse en faire la base de la poésie pastorale. Le poète doit tenir un juste milieu entre ces extrêmes. Il faut qu’il se forme l’idée d’une vie champêtre telle qu’elle a pu exister pendant le cours de ces temps heureux où les bergers étaient aimables et gais, sans avoir l’instruction et les manières des peuples avancés dans la civilisation ; où ils étaient simples et naïfs, sans être grossiers et sans exciter un sentiment de pitié. En un mot, c’est la vie pastorale ornée et embellie, présentée du moins sous son plus beau jour, que le poète doit peindre. C’est ainsi que, dans les vers suivants, Virgile a su rassembler, conformément au véritable esprit de la poésie pastorale, autant d’images qu’il était possible d’en offrir des plaisirs de la vie champêtre.

Fortunate senex ! hic inter flumina nota
Et fontes sacros, frigus captabis opucum.
Hinc tibi, quæ semper vicino ab limite sepes
Hyblæis apibus, florem depasta salicti,
Sæpè levi somnum suadebit mire susurro ;
Hinc alta sub rupe canet frondator ad auras ;
Nec tamen interea, raucæ, tua cura, palumbes,
Nec gemere aeria cessabit turtur ab ulmo.

144. Le bonheur des bergers doit-il être sans mélange ?

Comme il serait contraire à la nature de supposer, dans la vie humaine, une condition exempte de malheurs et d’inquiétudes, le poète peut sans doute attacher à la vie pastorale des peines et des soucis ; mais ces maux doivent être tels qu’ils n’offrent rien à {p. 100}l’imagination qui puisse lui inspirer du dégoût pour ce genre de vie. Le berger peut s’affliger d’avoir été supplanté par un rival qui a remporté le prix de la lutte, de la course ou du chant. Le ciel sous lequel il vit n’est pas toujours serein ; ses champs ne sont pas à l’abri des vents pernicieux, de la grêle, des orages ; un souffle mortel peut dessécher ses fruits, et des maladies contagieuses frapper ses troupeaux. C’est assez vanter un état que de le présenter comme n’ayant que de tels malheurs à déplorer.

145. Sous combien de formes la poésie pastorale peut-elle se présenter ?

La poésie pastorale peut se présenter sous trois formes différentes. Quelquefois le poète parle lui-même ou rapporte les discours de ses personnages, comme dans la deuxième églogue de Virgile : c’est la forme épique ou narrative. D’autres fois, le poète se cache, et ne fait paraître que ses bergers qui se racontent l’événement, comme dans la troisième églogue de Virgile : alors l’églogue est dramatique. Enfin, quelquefois le poète parle lui-même et fait parler ses acteurs, comme dans la septième bucolique, et cette forme est dite mixte.

146. Quel doit être le lieu de la scène ?

Le lieu de la scène est ordinairement un paysage champêtre, comme les bois, les prairies, le bord des rivières, des fontaines, etc. ; ce n’est que par exception, comme dans la Magicienne, de Théocrite, que le poète place ailleurs ses personnages. L’art de bien décrire ce lieu est une partie considérable du mérite de la pastorale. A cet égard, Théocrite l’emporte sur Virgile ; ses descriptions {p. 101}sont plus riches en beautés naturelles et plus pittoresques que celles du poète latin.

147. Comment faut-il dessiner le lieu de la scène ?

Dans chaque pastorale, il faut dessiner d’une manière nette le lieu particulier où l’action se passe, et mettre sous les yeux du lecteur les objets qui le déterminent et l’embellissent. Il ne suffit pas de nous présenter des violettes et des roses, des oiseaux, des ruisseaux, des zéphyrs et tous les lieux communs que tant d’auteurs ramènent sans cesse dans leurs insipides pastorales. Le poète doit décrire un paysage dont le peintre puisse faire la copie. Les objets qu’il présente doivent être particularisés : le ruisseau, le rocher, l’arbre dont il parle doivent être vus distinctement ; leur figure doit frapper l’imagination, afin qu’elle puisse jouir de l’agréable situation où l’on cherche à la transporter. Un seul objet introduit à propos suffit quelquefois pour caractériser une scène entière. Tel est cet antique tombeau champêtre, objet si propre à embellir un paysage, que nous présente Virgile, d’après Théocrite :

Hinc adeo media est nobis via ; jamque sepulchrum
Incipit apparere Bianoris ; hic ubi densas
Agricolæ stringunt frondes.
Églog. IX.

Cette variété, nécessaire à la description du lieu de la scène, ne l’est pas moins dans celle de tous les objets auxquels le poète fait allusion. Il faut des images et des couleurs nouvelles, sous peine de devenir insipide et ennuyeux.

148. Le lieu de la scène doit-il être assorti au sujet ?

Si le lieu de la scène doit être nettement dessiné, il faut aussi qu’il soit assorti au sujet et à l’action de chaque pastorale. Selon que le sujet est triste ou gai, il convient de donner à la nature des formes et des couleurs qui correspondent aux sentiments que le poète {p. 102}veut inspirer ou décrire. C’est ainsi que Virgile, dans sa deuxième églogue, qui contient les plaintes d’un berger blessé dans ses affections, donne à toute la scène une teinte sombre :

Tantum inter densas, umbrosa cacumina, fagos
Assidue veniebat : ibi hæc incondita solus,
Montibus et silvis studio jactabat inani.

149. Quels doivent être les mœurs et le caractère des bergers ?

Rappelons d’abord que les acteurs de la pastorale doivent être des personnes vouées aux occupations champêtres : presque toujours des bergers et quelquefois des laboureurs et même des pêcheurs, comme on le voit dans la IXe idylle de Théocrite. Par conséquent, les habitants des villes, établis momentanément à la campagne, ne peuvent figurer, avec leurs aventures et leur langage, sur cette scène champêtre. Les mœurs de bergers doivent être simples, pures et exemptes crimes. Les bergers peuvent avoir le désir de plaire, l’émulation dans les jeux, l’ambition d’entretenir un troupeau nombreux et fécond, des passions douces, tendres et modérées, mais jamais de ces passions violentes et cruelles qui sont le fléau de la société. Ils doivent toujours être vrais, naïfs, sincères, ingénus, éloignée de toute espèce de dissimulation, d’imposture et de trahison. Il faut que leurs passions, même les plus gaies ou les plus tristes, aient un caractère de modération. Un berger, vainqueur dans les jeux ou qui aura réussi à plaire, pourra chanter sou bonheur et sa gloire. Mais il n’insultera point par son orgueil et sa fierté à la douleur de ses rivaux. D’un autre côté, celui qui aura été vaincu et dédaigné, pourra se plaindre de son malheur, mais toujours avec une douceur touchante et sans emportement. Il pourra briser {p. 103}de dépit ses chalumeaux, mais il ne se portera jamais aux excès de la vengeance.

150. Quel doit être le langage des bergers ?

Le langage des bergers doit être toujours poli, mais jamais raffiné. Leurs entretiens doivent être exempts de ces disputes vives où l’aigreur domine, de ces reproches amers et mordants, de ces paroles injurieuses et grossières qui contrastent si vivement avec le caractère de la poésie pastorale. Si le fond du caractère des bergers doit être une aimable simplicité, il n’est nullement nécessaire qu’ils poussent cette qualité jusqu’à l’excès ; ils peuvent avoir du bon sens et de la réflexion, un esprit vif et prompt, mais toujours naturel, ennemi de l’affectation, de la recherche, des jeux de mots et des subtilités. Cet esprit peut même être orné de certaines connaissances, mais toutes relatives à l’art champêtre, à la culture des terres et des fruits, aux maladies des troupeaux, à la qualité des pâturages, à l’influence des vents et des astres. Il faut qu’ils soient instruits de leur religion, et qu’ils parlent quelquefois de la divinité. D’ailleurs, outre que la naïveté, la pureté des mœurs qui conviennent aux bergers, sont les qualités ordinaires de la religion et de la piété, il est certain que rien n’est plus propre à élever l’âme vers Dieu que le spectacle de la nature et la solitude des campagnes.

151. La religion catholique peut-elle fournir des sujets de pastorale ?

Si l’on excepte les vieux noëls de nos campagnes, qu’une versification un peu plus soignée mettrait au rang des plus belles pastorales, et quelques églogues du P. Bécanes, dont la plus touchante est celle où sont énumérés les soins donnés à une madone par la bergère Thestylis, nous n’avons point encore de pastorales véritablement chrétiennes. Gessner, il est vrai, {p. 104}sortant de la voie tracée par les anciens, est allé chercher dans le sentiment de la famille et de la religion des ressources nouvelles ; mais, disciple d’une religion qui dessèche le cœur, il n’a pu puiser aux sources vives et abondantes, aux trésors de piété que nous offre l’Église catholique. Outre les sujets nombreux que nous présente l’Ancien Testament dans Caïn et Abel, Abraham et les patriarches, Joseph et ses frères, Moïse protégeant dans le désert les tilles de Jethro, Ruth et Noémi, David, poète et pasteur, que de pastorales ne pourrait-on pas composer sur le mystère si suave de la Nativité, sur les entretiens des anges avec les bergers, sur les paraboles si touchantes de l’Enfant prodigue revenu vers son père, du bon Pasteur qui cherche la brebis égarée, etc. ? Les légendes elles-mêmes et l’histoire de l’Église pourraient devenir une source inépuisable d’inspirations : Marie, la divine bergère, conduisant parmi les lis les blanches brebis de son Fils ; sainte Agnès, au nom si doux, qui fait entre ses bras un lit pour le céleste Agneau ; sainte Madeleine, visitée dans la Sainte-Baume par les anges, et chantant avec eux les louanges de Dieu sept fois le jour ; saint François d’Assise parlant aux oiseaux et les faisant taire lorsqu’il récitait son bréviaire ; sainte Germaine marchant sur les flots, quand le torrent voisin de Pibrac, grossi par l’orage, l’empêchait de se rendre à l’église, et commandant à ses brebis de rester paisible autour de sa houlette pendant son absence, — ou bien obtenant du ciel, pour apaiser sa marâtre, le changement en fleurs admirables, au milieu de l’hiver, de quelques morceaux de pain qu’elle destinait aux pauvres.

152. Quel doit être le style de la poésie pastorale ?

Après tout ce que nous avons dit sur la nature de la pastorale, et sur les mœurs et le langage des {p. 105}bergers, il est facile de se former une idée juste du ton et du style que demande ce genre de poésie. On comprend qu’il serait ridicule de donner aux bergers une imagination aussi hardie et aussi riche qu’à ceux qui ont vécu dans les villes, de leur supposer des pensées brillantes et profondes, des réflexions pompeuses et magnifiques. Dans les discours tout doit être simple, doux, naïf. gracieux. Le caractère et le style de la pastorale sont bien tracés par Boileau dans son Art poétique.

153. En quoi consistent la simplicité et la douceur du style de la pastorale ?

La simplicité, qui forme ici la qualité fondamentale, consiste à n’employer que les termes ordinaires, et à les employer sans faste, sans apprêt, sans dessein apparent de plaire. Virgile est en cela le modèle le plus parfait.

La douceur se sent mieux qu’elle ne peut s’expliquer : c’est un certain moelleux, mêlé de délicatesse et de simplicité, soit dans les pensées, soit dans les tours, soit dans les mots. Virgile en fournit de nombreux exemples ; on peut citer en particulier les dix premiers vers de la première églogue : Tytire… Segrais donne aussi un beau modèle de douceur dans les vers suivants :

Oh ! les charmants discours ; oh ! les divines choses
Qu’un jour disait Amynte en la saison des roses !
Doux zéphyrs, qui régniez alors en ces beaux lieux,
N’en portâtes-vous rien à l’oreille des Dieux ?

154. Montrez, par des exemples, que le style de la pastorale doit être naïf et gracieux.

La naïveté du style consiste dans le choix de certaines expressions simples, pleines de molle douceur, et qui paraissent nées d’elles-mêmes plutôt que {p. 106}choisies, dans ces constructions faites comme par hasard ; dans certains tours rajeunis et qui conservent cependant encore un air de vieille mode. Virgile, parlant d’une bergère, dit qu’en se cachant elle désire être vue :

Et fugit ad salices, et se cupit ante videri.

Le gracieux consiste à montrer les choses riantes et agréables avec tout l’agrément qu’elles peuvent recevoir, sans toutefois sortir du genre simple. Il se place surtout dans les descriptions. Tel est, outre le tableau déjà cité : Fortunate senex, le passage suivant de Segrais :

Qu’en ses plus beaux habits, l’aurore au teint vermeil
Annonce à l’univers le retour du soleil,
Et que, devant son char, ses légères suivantes
Ouvrent de l’Orient les portes éclatantes ;
Depuis que ma bergère a quitté ces beaux lieux,
Le ciel n’a plus ni jour ni clarté pour mes yeux.

155. Quelles doivent être les descriptions dans la poésie pastorale ?

Outre la grâce dont nous venons de parler, on trouve dans les descriptions pastorales des allusions fréquentes aux circonstances de la vie champêtre, comme dans ces beaux vers de Virgile, imités par Racan :

Sepibus in nostris parvam te roscida mala
(Dux ego vester eram) vidi cum matre legentem ;
Alter ab undecimo tum me jam ceperat annus,
Jam fragiles poteram & terra contingere ramos…
Il me passait d’un an ; et de ses petits bras
Cueillait déjà des fruits dans les branches d’en bas.

156. De quels tours de phrase se servent les bergers ?

Les bergers emploient souvent des comparaisons tirées des objets qui frappent leurs yeux, au lieu des expressions propres qui quelquefois leur manquent.

Lenta salix quantum pallenti cedit olivæ,
{p. 107}
Puniceis humilie quantum saliunca rosetis,
Judicio nostro tantum tibi cedit Amyntas.
Comme en hauteur ce saule excède les fougères,
Amarynte en beauté surpasse nos bergères.
…………………………… Tu fuis ……………………
Comme le faon peureux de la biche sauvage,
Qui va cherchant sa mère aux rochers écartés.
Il craint du doux zéphyr les trembles agités ;
Le moindre oiseau l’étonne ; il a peur de son ombre,
Il a peur de lui-même et de la forêt sombre.

Des symétries :

Il m’appelait sa sœur, je l’appelais mon frère ;
Nous mangions même pain au logis de mon père ;
Ce pendant qu’il y fut, nous vécûmes ainsi :
Tout ce que je voulais, il le voulait aussi.

Des répétitions fréquentes :

Pan primus calamos cera conjungere plures
Instituit : Pan curat oves oviumque magistros.
Pan a soin des brebis, Pan a soin des pasteurs,
Et Pan peut me venger de toutes vos rigueurs.
……………… Ipsæ te, Tityre, pinus,
Ipsi te fontes, ipsa hæc arbusta vocabant.

Cette répétition doit avoir quelque chose de nonchalant, et qui semble indiquer qu’on ne veut pas se donner la peine de chercher plus loin.

157. Le style des bergers est-il figuré ?

Comme les bergers sont surtout frappés par les choses extérieures, ils ne peuvent manquer d’avoir un style très figuré. Ainsi, pour dire : Il est midi, ils diront que c’est l’heure où le troupeau repose à l’ombre des forêts ; pour dire : Il est tard : L’ombre des montagnes s’allonge dans les vallées.

Majoresque cadunt altis de montibus umbræ.
{p. 108}

Quelques années sont chez eux quelques moissons ou quelques étés.

Mais, si les bergers aiment à peindre au moyen des figures et des images, souvent ils cherchent à intéresser le cœur, et unissent pour cela le sentiment à l’imagination. En voici un exemple frappant :

Ite, meæ, felix quondam pecus, ite capellæ.
Non ego vos posthâc, viridi projectus in antro,
Dumosâ pandere procul de rupe videbo.

158. La poésie pastorale peut-elle quelquefois prendre l’essor ?

Si la poésie pastorale doit éviter tout ce qui sentirait l’étude et l’application, cependant elle peut s’élever quelquefois, comme on le voit par l’exemple de Théocrite, de Virgile, de Segrais et de Racan. Mais si les bergers imaginent de grandes choses, il faut que ce soit toujours avec une sorte de timidité ; ils doivent en parler avec un étonnement, un embarras qui fasse sentir leur simplicité au milieu d’un récit pompeux :

Urbem quam dicunt Romani, Melibæe, putavi,
Stultus ego ! huic nostræ similem, quo sæpe solemus
Pastores ovium teneros depellere fetus…
Verum hæc tantum alias inter caput extulit urbes,
Quantum lenta solent inter viburna cupressi.

159. Quel est le ton de la pastorale quand le poète parle lui-même ?

Lorsque le poète raconte lui-même, il peut prendre un ton plus élevé que celui sur lequel il fait parler ses bergers : il peut employer un style plus élégant et plus fleuri ; mais il faut que ses ornements soit tirés des mœurs et des objets champêtres. L’émail des prairies, les bocages tranquilles, les moissons jaunissantes, les fleurs, les fontaines, les oiseaux, la fraîcheur du matin, {p. 109}le soir d’un beau jour, en un mot, la scène variée des campagnes doit seule fournir au poète le sujet de ses tableaux et de ses images. Le naturel dans les couleurs est surtout de l’essence du style bucolique, et le poète ne doit être lui-même que le mieux instruit et le plus ingénieux des bergers. Ce n’est que dans des cas assez rares que, s’inspirant d’une circonstance plus intéressante, il s’élève et

Rend digne d’un consul la campagne et les bois
Si canimus silvas, silvæ sint consule dignæ.
Article II.
De l’églogue et de l’idylle §

160. Comment se divise la poésie pastorale ?

La poésie pastorale comprend l’églogue et l’idylle. Ces noms, chez les anciens, n’exprimaient aucune distinction réelle. Ainsi on a donné le nom d’idylles aux pastorales de Théocrite, tandis que celles de Virgile ont été appelées églogues. Le mot églogue, ἐκλογή, ecloga, signifie une pièce de choix ou un recueil de pièces choisies dans quelque genre que ce soit. On a donné ce nom aux petits poèmes sur la vie champêtre, et on a dit les églogues de Virgile, c’est-à-dire les petits poèmes de Virgile sur la vie pastorale. Idylle, εἱδύλλιον, veut dire une petite image des objets champêtres, un petit poème, une peinture dans le genre gracieux et doux. Ces dénominations, dont le vague indique que les anciens pouvaient traiter, dans leurs pastorales, toutes sortes de sujets, étaient autrefois employées indifféremment l’une pour l’autre. {p. 110}Aujourd’hui, on admet généralement une différence entre l’églogue et l’idylle, comme nous allons l’expliquer.

161. Qu’entend-on aujourd’hui par églogue ?

L’églogue qui, comme l’idylle, est une représentation simple et naïve de la vie des champs dans ce qu’elle a de plus gracieux, diffère aujourd’hui de celle-ci en ce qu’elle semble demander plus d’action et de mouvement, et en ce qu’elle prend la forme dramatique ou la forme épique, c’est-à-dire qu’elle est en dialogue ou en récit ; tandis que l’idylle ne renferme ordinairement que des images, des sentiments et rarement des récits.

162. Quelles sont les qualités que demande l’églogue ?

L’églogue soit en récit, soit en dialogue, soit en récit et en dialogue en même temps, doit être irréprochable dans son plan, c’est-à-dire ne rien laisser à désirer dans son commencement, dans son milieu, ni dans sa fin. Il faut que ce que l’on dit prépare à ce que l’on va dire, et que le poème forme un tout qui excite l’intérêt et satisfasse la curiosité. Par conséquent, point de ces dialogues sans objet et quelquefois sans suite, point de ces personnages qui ne savent à quel propos ils commencent, ils continuent on ils finissent de parler. L’esprit, en effet, ne peut être intéressé par ces propos alternatifs, qui, détachés les uns des autres, ne se terminent à rien. Dans le dialogue, on ne mettra jamais plus de trois interlocuteurs, parce qu’il serait trop difficile d’en occuper convenablement un plus grand nombre. Nous avons dit plus haut ce que doit faire le poète lorsqu’il raconte lui-même. Lorsque c’est un berger qui raconte, le ton et le style de l’églogue en récit ne diffèrent en rien du ton et du style de l’églogue en dialogue. Dans l’une et dans l’autre, ce doit être une suite {p. 111}d’images familières, mais choisies, c’est-à-dire gracieuses ou touchantes.

163. Qu’est-ce que l’idylle ?

L’idylle, nous l’avons dit, a le même objet que l’églogue : la peinture de la vie et des mœurs champêtres. Elle se distingue de l’églogue en ce qu’elle est moins animée : ordinairement elle n’admet même pas d’action, et consiste en un tableau gracieux présentant des images, des récits, une réflexion ou un sentiment développé, ou enfin la peinture d’une passion pastorale. Nous citerons Myrtile ou la piété filiale, de Gessner, imité par Léonard ; les idylles des Oiseaux et des Moutons, de Mme Deshoullières ; la Retraite, de Racan ; Ruth, par Florian, etc.

164. Quelles sont les règles propres à l’idylle ?

Dans les cas très rares où l’idylle possède une action, cette action doit être mise en récit. Si l’idylle exprime une passion, il faut que cette passion s’exhale en plaintes, en reproches modérés, si elle est triste, ou en expression joyeuses, mais toujours pleines de douceur, si elle est inspirée par la joie, la tendresse ou l’espérance. Le poète y fait quelquefois une comparaison de nos travaux, de nos vices, de nos prétendues richesses avec les plaisirs, le repos et l’innocence des bergers. De plus, l’idylle peut rouler sur une allégorie soutenue, tirée de l’instinct des animaux ou de la nature des choses insensibles, comme les fleurs, les ruisseaux, les fontaines, etc. ; ainsi qu’on pourra le voir dans l’idylle des Oiseaux, de Mme Deshouillères. Enfin l’idylle, comme l’églogue, constitue un poème ; or, tout poème demande un plan ; il faut ici une image, une pensée, un {p. 112}sentiment ou une passion qui se développe dans de justes proportions.

165. L’idylle n’a-t-elle pas un caractère plus élevé que l’églogue ?

L’idylle a un caractère un peu plus élevé que l’églogue. Dans cette dernière, ce sont des bergers qui s’entretiennent de la vie champêtre ; leur ton aura les qualités que nous avons demandées pour la pastorale en général, c’est-à-dire, la simplicité, la douceur, la grâce et la naïveté. Dans l’idylle, la scène est encore au village ; mais la femme sensible et tendre qui parle aux fleurs, aux ruisseaux, aux moutons, n’est pas une de nos bergères, c’est la maîtresse du château. C’est ainsi que l’idylle, telle que nous l’entendons aujourd’hui, sans cesser d’être simple, doit être noble et élégante :

Telle, aimable en son air, mais humble dans son style,
Doit éclater sans pompe une élégante idylle.

Elle ne mêle point de diamants à sa parure, mais elle a un chapeau de fleurs.

166. Quels sont les poètes bucoliques les plus célèbres ?

Les plus célèbres poètes bucoliques sont : Théocrite, Bion et Moschus, chez les Grecs ; Virgile, chez les Latins ; Racan, Segrais, Mme Deshoullières, Fontenelle, Léonard et Berquin chez nous ; Gessner, chez les Allemands.

{p. 113}

Seconde section.

Des grands genres de poésie §

Nous avons passé en revue, dans les deux chapitres de la première section, les genres secondaires de poésie, c’est-à-dire les poésies fugitives et la poésie pastorale. Il nous reste, pour compléter ce traité, à examiner les grands genres qui sont au nombre de quatre : le genre lyrique, le genre didactique, le genre épique, et le genre dramatique. C’est à cette étude que nous consacrerons les quatre chapitres suivants.

{p. 114}
Chapitre premier.
Du genre lyrique §

167. Quelle sera la division de ce chapitre ?

Nous diviserons ce que nous avons à dire sur le genre lyrique en deux articles : dans le premier, nous traiterons de la poésie lyrique en général ; dans le second, nous parlerons de l’ode et des autres poèmes qui rentrent dans ce genre.

Article premier.
De la poésie lyrique en général §

168. Qu’est-ce que la poésie lyrique ?

La poésie lyrique en général est l’expression vive et animée de la pensée et du sentiment. C’est la voix de l’enthousiasme, le premier langage et l’expression la plus élevée de l’inspiration. Elle peut exprimer des sentiments très divers, comme l’élan de la reconnaissance et de l’admiration à la vue de la bonté de Dieu, des merveilles de la création, des charmes et des prodiges de la vertu, ou les émotions ardentes de la victoire, ou les {p. 115}douces et agréables rêveries ; et ce sera toujours avec une verve, avec des mouvements qui la caractérisent entre toutes les expressions poétiques.

169. Quelle a été l’origine de la poésie lyrique ?

La poésie est fille du ciel, dit M. de Riancey, et l’hymne a été son premier cri. La première exclamation de l’homme sortant des mains de Dieu fut une expression lyrique. Quand il ouvrit les yeux sur l’univers, quand il sentit sa propre existence et les impressions agréables qu’il recevait par tous ses sens, il ne put s’empêcher d’élever la voix, et de faire entendre un cri de joie, d’admiration, d’étonnement et de gratitude. Ayant ensuite reconnu avec plus de loisir et moins de confusion les bienfaits dont il était comblé et les merveilles qui l’environnaient, il voulut que tout l’univers l’aidât à payer le tribut de la gloire qu’il devait au souverain bienfaiteur. Il anima le soleil, les astres, les fleuves, les montagnes, les vents. Il n’y eut pas un seul être qui ne parlât, pour s’unir à l’hommage que l’homme rendait à Dieu. Voilà l’origine des cantiques, des hymnes, des odes, en un mot de la poésie lyrique.

190. Pourquoi cette poésie a-t-elle été appelée lyrique ?

Cette poésie a été appelée lyrique (λύρα, lyre), parce que, dans le principe, elle était non-seulement chantée, mais composée aux sons des instruments de musique : ainsi David s’aidait de la harpe, Pindare s’accompagnait de la lyre pour composer les poésies admirables qu’ils nous ont laissées. Le poète était musicien. Il préludait, il s’animait au son de ce prélude, il se donnait à lui-même la mesure, le mouvement, la période musicale ; les vers naissaient avec le chant, et de là, l’unité de rythme, de caractère et d’expression entre la {p. 116}musique et les vers : ce fat ainsi qu’une poésie chantée fut naturellement soumise au nombre et à la cadence. C’était, du reste, dans l’origine, le privilège de toute poésie ; mais lorsque, dans la suite, la poésie se sépara de la musique, et que les poètes commencèrent à faire des ouvrages en vers pour les lire et non pour les chanter, on réserva le nom de lyrique aux poèmes destinés à être unis à la musique ou au chant.

171. La poésie lyrique a-t-elle conservé le degré d’inspiration qu’elle avait chez les Hébreux et chez les Grecs ?

Au point de vue de l’inspiration et de l’enthousiasme, le poème lyrique, chez les Latins et chez les nations modernes, n’a été qu’une frivole imitation du poème lyrique des Hébreux et des Grecs. On a dit : Je chante, et on n’a point chanté ; on a parlé des accords de la lyre, et on n’avait point de lyre. Aucun poète, depuis Horace inclusivement, ne paraît avoir modelé ses odes sur un chant. Cette différence doit être attribuée à la raison plus froide et plus positive des nations plus modernes, qui, en donnant à la poésie une couleur plus égale, lui enlève en partie son caractère d’inspiration soudaine et ses mouvements sublimes et même quelquefois désordonnés. Ce caractère primitif de l’ode ne se retrouve guère que dans le barde Ossian, et dans le poète prussien Gleim.

172. Quel avantage le genre lyrique présente-t-il pour le poète ?

Dans les autres poèmes, l’écrivain ne remplit point le personnage de poète, l’art même consiste à le faire oublier. Mais dans le genre lyrique, c’est le poète lui-même qui s’annonce et qui va chanter, le poète inspiré par les muses, et qui doit en parler le plus riche et le plus magnifique langage. Il est vrai que dans l’épopée, on suppose aussi le poète inspiré ; mais son inspiration est tranquille, la Muse raconte et le poète écrit. Dans {p. 117}la poésie lyrique, au contraire, le poète est tout rempli, possédé de la Muse ou du Dieu qui s’est emparé de ses sens. Aussi a-t-il besoin, pour réussir dans ce genre, de ces qualité si rares et si précieuses qui, suivant Horace, font le véritable poète : un génie créateur, un esprit presque divin, et une diction toujours riche, noble, majestueuse et souvent sublime.

173. Quelle est l’étendue du genre lyrique ?

L’étendue du genre lyrique, dont nous avons déjà dit un mot dans la définition, est marquée par ces vers :

Musa dedit fidibus Divos puerosque Deorum,
Et pugilem victorem, et equum certamine primum,
Et juvenum curas et libera vina referre.

Ainsi la divinité et ses bienfaits, les héros, les grands hommes qui, par leurs vertus, leur courage, leurs services éclatants, se sont élevée au-dessus du vulgaire, l’athlète couronné, le coursier vainqueur dans la carrière, les soucis et les tourments des jeunes gens, et la libre gaieté des festins, tels sont les sujets que peut parcourir le poète lyrique. Ce genre embrasse donc tous les sujets et prend tous les tons, depuis le sublime jusqu’au familier noble.

174. Combien distingue-t-on de genres dans la poésie lyrique ?

On distingue deux genres de poèmes lyriques : l’un est grave, héroïque, solennel ; il vient d’une admiration excitée par de magnifiques spectacles, d’une joie vive, d’une émotion profonde ; c’est alors un transport d’enthousiasme, un ravissement de l’âme. Ce genre, dit Boileau,

Élevant jusqu’au ciel son vol ambitieux,
Entretient dans ses vers commerce avec les dieux,
{p. 118}
Aux Athlètes dans la Pise il ouvre la barrière,
Chante un vainqueur poudreux au bout de la carrière.

L’autre genre est simple, tendre et gracieux ; il naît d’objets plus ordinaires, comme la vue d’une fête, l’aspect des fleurs ; c’est un chant gracieux et doux qui, d’après le même poète,

Peut peindre les festins, les danses et les ris.

175. Quel doit être le but du poème lyrique ?

La poésie lyrique, comme toute poésie, doit avoir pour but non-seulement de plaire, mais encore d’instruire. Par conséquent, loin de chercher à flatter les inclinations vicieuses de notre nature déchue, le poète lyrique vraiment digne de ce nom se rappellera que ces accents, quelle que soit la puissance de leur harmonie, ne seront que des sons funestes, s’ils ne présentent pas à notre âme, créée pour la vertu, des exemples et des leçons salutaires. Il se fera donc un devoir, dans ses chants harmonieux, de mêler l’utile à l’agréable, en faisant goûter à notre cœur les préceptes de la morale la plus pure, et à notre intelligence les principes de la philosophie la plus saine, en nous excitant, par ses élans et ses transports pieux, à l’admiration et à la gratitude envers le Créateur, et en cherchant dans ses accords à réjouir saintement les âmes vertueuses et à procurer la gloire de Dieu.

{p. 119}
Article II.
De l’ode et des autres poèmes lyriques §

Le genre lyrique renferme six espèces de poèmes : l’ode qui est la plus haute expression de cette sorte de poésie, l’élégie, le dithyrambe, la cantate, la chanson et l’épithalame. C’est à l’étude de ces différentes compositions lyriques que nous consacrerons les six paragraphes suivants.

§ Ier. De l’ode §

176. Qu’est-ce que l’ode ?

L’ode (ᾡδή, chant) était le nom donné, chez les Grecs, à tout poème lyrique qui pouvait être chanté, et qui se distinguait en cela de l’élégie. Telles sont les odes de Pindare et d’Anacréon. Chez les modernes, l’ode est un petit poème lyrique, dans lequel le poète exhale les sentiments les plus intimes de son âme, et qui est partagé en un certain nombre de stances ou strophes presque toujours semblables ou symétriques pour le nombre et la mesure des vers, ainsi que pour la combinaison des rimes.

177. Quelle est la matière de l’ode, et comment l’ode se distingue-t-elle des autres genres de poésie ?

Tout ce qui agite l’âme avec violence, tout ce qui lui cause une émotion douce, tout ce qui l’impressionne et fait naître en elle on enthousiasme véritable, peut devenir la matière de l’ode.

Ce poème n’est pas distingué des autres genres par la nature des sujets qu’il traite, puisque ces sujets sont très variés ; la seule différence qui existe, c’est que, {p. 120}dans les autres poèmes, le récit des actions est plus fréquent, taudis que dans l’ode, ce sont les sentiments portés jusqu’à l’enthousiasme qui dominent. L’ode, avons-nous dit, est un chant, c’est un cri produit par l’énergie du sentiment ; le poète y paraît agité, échauffé par un Dieu qui l’inspire. C’est en cela qu’elle diffère aussi des autres poésies lyriques, et surtout de l’élégie, où le poète s’abandonne languissamment au sentiment qui l’occupe.

178. Quel est le principal caractère de l’ode ?

Le caractère essentiel, l’âme de la poésie lyrique, et surtout de l’ode, c’est l’enthousiasme, c’est l’inspiration. L’enthousiasme ou fureur poétique est un sentiment vif et profond d’admiration, de joie, de colère, de tristesse, etc., produit par une idée vive et saillante dont l’imagination est fortement frappée à la vue de l’objet qu’elle se représente. L’enthousiasme ne consiste pas dans un délire factice qui porte certains poètes à parler de leur feu, de leur sainte ivresse, etc., ni dans des apostrophes comme celle-ci : Que vois-je ? qu’entends-je ? où suis-je ? où vais-je ? quel transport m’égare ? Ces formules supposent l’enthousiasme, mais elles ne peuvent ni le faire naître, ni le suppléer.

179. Quels sont les privilèges et les règles de l’ode ?

L’enthousiasme est le caractère principal de l’ode ; mais il n’est pas le seul. La marche si vive et si libre de l’enthousiasme donne lieu à des débuts hardis, à des écarts et à des digressions qui produisent un certain désordre apparent : c’est ce qu’on appelle les caractères ou privilèges de l’ode. D’un autre côté, l’enthousiasme, à cause de son {p. 121}impétuosité, ne peut durer longtemps, et le poète, malgré ses écarts, rapporte tout au sentiment qui le domine : de là se déduisent les deux règles de l’ode, la brièveté et l’unité.

180. Quel doit être le début de l’ode ?

Le début de l’ode doit être en général hardi, saisissant, pompeux et solennel. En effet, quand le poète saisit la lyre, on le suppose fortement frappé des objets qu’il se représente : son sentiment est alors porté au plus haut point. Dans cette situation de l’âme, comment pourrait-il s’annoncer par un début simple, tranquille, mesuré ? Emporté par la fougue de son imagination brûlante, et par les mouvements de son cœur vivement ému, il part comme un torrent qui rompt ses digues, et chante tout à coup sur un ton élevé. On voit dès le début toute la chaleur de son âme, et tout l’enthousiasme dont elle est remplie. Les premiers vers doivent toujours être du nombre des plus beaux ; et le poète, s’il a du goût, doit s’arrêter dès qu’il commence à descendre. L’ode n’est pas toujours également passionnée : il est clair que dans les sujets moins élevés, le début n’aura point un ton si imposant, puisqu’il doit être en harmonie avec l’ensemble du morceau.

Nous citerons comme modèle de début, l’ode d’Horace : Qualem ministrum…

181. Qu’appelle-t-on écarts dans l’ode ?

Les écarts ou sauts lyriques sont des vides entre les idées du poète sans liaison sensible. On sait quelle est la vitesse de l’esprit. Quand l’âme est échauffée par la passion, cette vitesse est {p. 122}incomparablement plus grande encore. La fougue presse les pensées et les précipite ; et, comme il n’est pas possible de les exprimer toutes, le poète saisit seulement les plus remarquables et les plus frappantes ; il les exprime dans le même ordre qu’elles avaient dans son esprit, et passe sous silence celles qui leur servaient de liaison ; ce qui les fait paraître disparates et décousues. Elles ne se tiennent que de loin, et laissent par conséquent entre elles quelques vides que le lecteur remplit facilement quand il a de l’âme, et quand il a saisi l’esprit du poète.

Citez un exemple.

Moïse, dans l’Écriture, fait dire à Dieu irrité : « J’ai parlé, Dixi. Où sont-ils ? Ubinant sunt ? » Ce qui signifie : J’ai parlé à mes ennemis dans ma colère, ma seule parole les a fait disparaître ; vous qui êtes témoins de ma victoire, répondez : Où sont-ils ? Que sont-ils devenus ? Les deux pensées du poète sacré sont : J’ai parlé, où sont-ils ? Toutes les autres idées qui sont entre ces deux mots se sont trouvées dans son esprit ; mais, emporté par son enthousiasme, dédaignant les pensées intermédiaires, il n’a saisi que les plus frappantes, et a laissé ce vide qu’on appelle écart. Du reste, les écarts ne doivent se trouver que dans les sujets qui peuvent admettre des passions vives, parce qu’ils sont l’effet d’une âme troublée, et que le trouble ne peut être causé que par des objets importants.

183. Qu’entendez-vous par digression ?

Le sentiment, dans l’ode, est tellement vif que tout en rappelle l’objet à l’esprit qui est dominé par l’enthousiasme, et que pour lui tout semble s’y rapporter. De là les digressions, qui sont des {p. 123}sorties que l’esprit du poète fait sur d’autres sujets voisins de celui qu’il traite, soit que la beauté de la matière l’ait tenté, soit que la stérilité de son sujet l’ait obligé d’aller chercher ailleurs de quoi l’enrichir.

Les digressions sont de deux sortes : les unes sont des lieux communs, des pensées générales souvent susceptibles des plus grandes beautés poétiques ; les autres sont des traits de l’histoire ou de la fable qui ont quelque analogie avec l’objet qui concerne le poète, et que celui-ci emploie pour prouver ce qu’il a en vue.

On peut citer comme modèle l’ode d’Horace : Sic te diva potens…

184. Quel doit être le désordre de l’ode ?

Boileau a dit en parlant de l’ode :

Son style impétueux souvent marche au hasard.
Chez elle un beau désordre est un effet de l’art.

Ce désordre, qu’explique la marche de l’imagination, provient des caractères que nous venons de découvrir dans l’ode et principalement de l’enthousiasme. Mais ce désordre n’est qu’apparent, puisqu’il est le fruit de l’art ; il doit renfermer un ordre caché, puisqu’il est beau. Tout doit être sagement distribué dans l’ode, tout doit y tendre à une même fin, toutes ses parties bien enchaînées doivent s’y prêter des beautés mutuelles et former un tout parfait. Toutes ces évolutions, que nous venons de caractériser, ne doivent servir qu’à varier, animer, enrichir le sujet, jamais à l’obscurcir et à l’embarrasser. Il faut que l’enthousiasme soit dirigé par la raison, ou du moins qu’elle puisse le suivre : sans {p. 124}cela, il n’est qu’un délire, et les égarements ne sont qu’une folie.

185. Pourquoi la brièveté est-elle nécessaire à l’ode ?

Après les caractères de l’ode viennent ses règles : la brièveté et l’unité.

L’ode ne doit avoir qu’une étendue médiocre. En effet, elle est toute dans le sentiment, et dans le sentiment produit à la vue d’un objet ; or, la vivacité, la violence du sentiment épuise et abat, et ne peut, par conséquent, se soutenir longtemps : Animorum incendia, dit Cicéron,celeriter restinguuntur. Aussi voyons-nous que les meilleurs lyriques se contentent de présenter leur objet sous les différentes faces qui peuvent produire ou entretenir la même impression, après quoi ils l’abandonnent presque aussi brusquement qu’il l’avaient saisi.

186. L’unité est-elle possible dans l’ode ?

Malgré les apparences contraires, l’unité est possible dans l’ode, parce qu’une passion véhémente suffit pour occuper l’âme tout entière. De plus, et cela résulte de ce que nous avons dit sur la nature du désordre lyrique, il doit y avoir dans l’ode unité de sentiment, de même qu’il y a unité d’action dans l’épopée et dans le drame. On peut, on doit même varier les images, les pensées, les tours, mais de manière qu’ils soient toujours analogues à la pensée qui règne. Cette passion peut se replier sur elle-même, se développer plus ou moins ; mais elle ne doit ni changer de nature, ni céder la place à une autre. Si c’est la joie qui a fait prendre la lyre, elle pourra bien s’égarer dans ses transports et aborder au hasard ; mais ce ne sera jamais ë la tristesse : ce serait une faute grossière.

187. Quelle sera la conclusion de l’ode ?

L’ode, avons-nous dit, doit s’élever, dès le début, à un haut degré de magnificence, et à cause de {p. 125}l’enthousiasme du poète, et à cause de l’impression qu’il est obligé de faire tout d’abord sur les esprits. Il n’est donc guère possible que l’ode monte plus haut que son début, quoique le psaume 103 nous présente, après un grand nombre de tableaux sublimes, une conclusion très animée, et remplie d’écarts et de tours extraordinaires. Eu général, on demande quo le poète se soutienne jusqu’à la fin à la même élévation. C’est un athlète qui s’est élancé dans la carrière, et qui doit toujours courir avec la même vitesse : s’il ralentit sa course, il perd la couronne qui l’attendait. Le poète lyrique nous a fait dans son début une impression des plus vives : il faut que cette impression soit durable. Son âme, échauffée d’un feu divin, nous a embrasés de la même flamme : il faut que ce feu conserve jusqu’au bout sa force et son activité. On peut voir l’Ode de Lefranc de Pompignan tirée du psaume 103.

188. Quelle sera le style de l’ode ?

Le style de l’ode varie suivant la diversité des sujets, comme nous aurons occasion de le constater dans la suite. C’est pour cela que nous nous bornerons ici à des notions générales. Dans les sujets nobles et élevés, le poète, après nous avoir ouvert tous les trésors de la poésie, doit en étaler à nos yeux toute la richesse et toute la magnificence. C’est alors qu’il nous élève, nous enchante et nous transporte, en unissant au sublime des sentiments et à la hardiesse des pensées toute l’énergie et la pompe des expressions, tous les charmes d’une harmonie soutenue et toujours ravissante. Tantôt ce sera une peinture qu’animeront les traits les plus vifs et les plus frappants, et que suivront de grandes et nobles {p. 126}idées rendues avec une singulière véhémence de style, comme dans ces strophes de l’Ode à la fortune, de Rousseau : Quels traits me présentent vos fastes… Juges insensés que nous sommes… Tantôt ce seront des comparaisons riches et multipliées qui nous présenteront les objets dans toute leur grandeur, dans toute leur beauté, comme celle que nous offre l’Ode aux princes chrétiens sur l’armement des Turcs : Comme un torrent fougueux… La Palestine enfin, après tant de ravages… Tantôt, ce sera un enchaînement de figures vives et saillantes qui donneront aux pensées un nouveau degré de force et d’élévation, comme on le voit dans un passage de l’ode Qualem ministrum : Quid debeas, ô Roma, Neronibus… cum laude victorem.

Si le sujet est simple et riant, le style aura de la douceur, de l’élégance et de la variété.

Tantôt, comme une abeille ardente à son ouvrage,
L’ode s’en va de fleurs dépouiller le rivage.

189. Faites connaître la forme de l’ode antique.

La forme de l’ode a varié suivant le goût des différents peuples. Chez les Grecs, elle était ordinairement partagée en stances, qu’ils appelaient formes εἴδη. Ces stances avaient différents noms. Il y avait la strophe, l’antistrophe et l’épode. Les strophes symétrisaient avec les antistrophes, et les épodes entre elles. La strophe commençait, puis venaient l’antistrophe et l’épode, et ainsi de suite jusqu’à la fin du morceau. Ces stances étaient toujours accompagnées du chant et de la danse. Les danseurs tournaient à droite pendant la strophe ; pendant l’antistrophe ils tournaient à gauche en revenant sur eux-mêmes ; enfin, pendant l’épode, qui était toujours plus courte, ils faisaient tous leurs mouvements sans tourner ni d’un côté ni de l’autre. C’est dans cette forme que sont faites les odes de Pindare, et la plupart des chœurs dramatiques.

{p. 127}

Alcée, Sapho et d’autres lyriques avaient inventé avant Pindare d’autres formes, où on mêlait des vers de différentes espèces, avec une symétrie qui revenait beaucoup plus souvent. Ce sont ces formes qu’Horace a suivies.

190. Quelle est la forme de l’ode moderne

Chez les modernes, et chez les Français en particulier, presque toujours les stances qui partagent l’ode sont régulières ou symétriques. L’assortiment et le nombre des vers est à peu près au choix et à la disposition du poète ; mais la première strophe, dans le premier cas, et les deux premières dans le second, une fois assorties, doivent servir de règle à toutes les autres. On rencontre aussi, mais beaucoup plus rarement, des odes à strophes irrégulières, qui sont regardées comme irréprochables, et qui paraissent même devoir leur succès à cette liberté d’allure. Il faut en conclure que la règle véritable pour la forme de l’ode, est qu’elle soit bien adaptée au sentiment que l’on veut exprimer, c’est-à-dire qu’elle soit régulière ou symétrique, si le sentiment a une vigueur soutenue, et irrégulière, si la vivacité de la pensée ou du sentiment produit des variations dans la marche.

191. Combien compte-t-on d’espèces d’odes ?

On compte quatre espèces d’odes : dans le genre religieux, l’ode sacrée, à laquelle se rattache l’hymne et le cantique ; dans le genre guerrier, l’ode héroïque ou pindarique ; dans le genre tempéré, l’ode morale ou philosophique ; enfin, dans le genre doux et gracieux, l’ode badine, qui comprend aussi l’ode anacréontique.

I. — Ode sacrée. — Hymne. — Cantique. §

192. Qu’est-ce que l’ode sacrée ?

L’ode sacrée est celle qui célèbre les perfections {p. 128}et les œuvres de Dieu, et les grandeurs de la religion. C’est l’hymne à la Divinité. Ce fut le premier chant que les poètes firent entendre, parce que, comme nous l’avons dit, la première exclamation de l’homme, à la vue des merveilles de l’univers et des bienfaits dont Dieu l’avait comblé, fut une expression lyrique, un cantique de louanges. Le poète, dans cette ode, admire avec transport les chefs-d’œuvre de la toute-puissance divine, et en offre les tableaux les plus brillants et les plus magnifiques.

193. Ou pourrons-nous trouver une juste idée de la poésie sacrée ?

Ce sont les Livres Saints qui pourront nous donner une juste idée de la poésie religieuse ou de l’ode sacrée. Car, comme l’a fort bien dit M. de Fontanes,

L’enthousiasme habite aux rives du Jourdain.

C’est, en effet, dans les poésies des Hébreux, que nous trouvons le caractère sérieux et sublime de la poésie lyrique, le grand caractère de l’ode, c’est-à-dire un objet important, un enthousiasme sincère, des élans rapides, une véritable inspiration. Ce n’est point, comme il arrive trop souvent dans les poètes profanes, un jeu de l’imagination, que les cantiques de Moïse, de David et des Prophètes. Ces hommes incomparables chantaient avec une verve qu’on appellerait génie, dit Marmontel, si ce n’était pas l’inspiration même de l’Esprit divin. Leur poésie est un torrent, un orage : elle emporte tout avec elle ; elle ébranle {p. 129}les cœurs ; elle nous fait parcourir l’univers, elle nous fait monter aux cieux, elle nous fait tomber dans les abîmes. On sent que le poète est sous la main de Dieu qui règle ses inspirations et dirige ses chants.

194. D’où vient la supériorité de la poésie sacrée ?

Sans vouloir refuser toute inspiration aux auteurs profanes, nous devons dire que, chez aucun d’eux, le sublime ne se trouve à un degré aussi éminent que chez les écrivains sacrés. Si on cherche la raison de cette différence, on verra qu’elle vient de ce que les poètes profanes n’avaient pas le même fond dans leur matière, ni le même esprit pour les animer dans la composition. Ils ne chantaient qu’une religion fausse, un héroïsme souvent mal entendu, des combats dont la gloire était quelquefois chimérique. Dans les chants consacrés à la gloire du vrai Dieu, on sent au fond même du sujet la vraie grandeur puisée dans sa source : ce sont de vraies beautés, de vraies vertus qu’on admire, et des sentiments solides qu’on exprime. Dans les poètes, c’est toujours l’homme qui écrit, qui travaille : on sent son effort, et par conséquent, sa faiblesse ; on sent ses vices, ses préjugés, son ignorance, sa corruption. Ici, c’est l’esprit de Dieu qui souffle : tout est plein, lumineux, libre, marqué au coin de celui qui se jouait en formant l’univers.

195. Quels sont les plus beaux poèmes lyriques de l’Écriture ?

Les plus anciens poèmes lyriques connus aujourd’hui sont les deux cantiques de Moïse. Le premier, Cantemus Domino, est l’expression la plus sublime de la reconnaissance et de l’admiration des Hébreux, après le passage de la mer Rouge ; l’autre, Audite, cœli quæ loquor, fut prononcé par Moïse, quelque temps avant sa mort, {p. 130}pour graver profondément dans la mémoire du peuple le souvenir des bienfaits dont Dieu l’avait comblé. On trouve encore d’autres poèmes lyriques dans les Livres Saints : les plaintes sublimes de Job, Pereat dies, et celles d’Ézéchias mourant ; les cantiques, Confitebor tibi, d’Isaïe, Benedicite, de Daniel, Domine, audivi, d’Habacuc, et Qui sponte obtulistis, chanté par Débora après la victoire sur Sisara. Tous ces morceaux sont dans le genre sublime.

Parmi les psaumes, nous citerons, dans le genre doux et simple, les psaumes 22, Dominus regit me ; — 62, Deus, Deus meus, ad te de luce vigilo ; — 79, Qui regis Israel ; — 132, Ecce quam bonum, qui sont de beaux modèles d’odes gracieuses ; dans le genre tempéré, les psaumes 11, Salvum me fac, Domine ; — 18, Cœli enarrant gloriam Dei ; — 41, Quemadmodum desiderat cervus ; — et 83, Quàm dilecta tabrnacula tua… ; enfin, dans le genre sublime, les psaumes 28, Afferte Domino filii Dei ; — 67, Exurgat Deus ; — 75, Notus in Judæâ Deus ; — 103, Benedic anima mea, hymne admirable sur la création, et 113, In exitu Israel.

Ces poèmes sacrés et quelques autres ont été admirablement imités dans notre langue par Racine, J.-B. Rousseau, Lefranc de Pompignan et Lamartine.

La littérature païenne ne nous offre, dans ce genre, que le Carmen sæculare, d’Horace.

196. Qu’est-ce que l’hymne ?

L’hymne (ὓμνος, chant) est, comme l’indique son nom, un chant, un poème en l’honneur de la divinité, et diffère peu de l’ode sacrée et du cantique. Cependant, pour préciser davantage, nous dirons que l’hymne, en général, est une ode sacrée renfermant l’expression solennelle de l’enthousiasme de tout un peuple ; le concert et l’accord d’une {p. 131}multitude d’âmes qui s’élèvent, soit en admiration des merveilles de la nature, soit en adoration des prodiges de la grâce, soit dans un transport unanime de reconnaissance et d’amour, ou dans un mouvement de crainte, d’étonnement et de respect. Tel est le cantique de Moïse après le passage de la mer Rouge ; tel est encore le cantique de saint Ambroise et de saint Augustin, le Te Deum, chanté par une nation entière, après un événement heureux et important. Dans ce genre de poésie, tout doit être en sentiments et en images. L’élévation en est le caractère ; car, ici toutes les pensées, toutes les relations sont de l’homme au Créateur. Mais, comme ce poème est fait pour les multitudes, il faut que le sublime qui y règne soit à la fois si simple et si frappant qu’il saisisse tout d’un coup et sans peine tous les esprits.

197. Les hymnes de l’Église n’offrent-elles pas un caractère particulier ?

Outre les magnifiques poésies de l’Écriture et les hymnes au caractère sublime dont nous venons de parler, il y a encore ce qu’on appelle les hymnes liturgiques. Ce sont des poèmes lyriques d’un caractère moins élevé, d’une forme grave, mais ordinairement simple, et qui sont destinés à être chantés pendant les offices divins. Ces hymnes, tout en se prêtant à l’exposition du dogme, sont plus spécialement des chants d’actions de grâces, des invocations, des prières ou des louanges que le poète adresse à Dieu ou aux saints : à Dieu, pour le célébrer, le remercier, implorer son secours ; aux bienheureux, pour exalter leur fidélité, {p. 132}l’héroïsme de leurs vertus, ainsi que leur bonheur et leur gloire, et les intéresser en faveur de leurs frères de la terre.

198. Quel est le mérite des hymnes liturgiques ?

Les hymnes romaines sont remarquables, dit Mgr Pallu du Parc, en ce qu’elles possèdent la vraie beauté de la prière, c’est-à-dire le principal ornement de l’hymne chrétienne. L’enthousiasme y est moins élevé, l’inspiration moins soudaine, la forme moins séduisante et moins pompeuse ; mais pour peu qu’on les lise avec les dispositions convenables, on sent que le poète n’était point seul quand il les composa ; on y reconnaît une ineffable simplicité, la suavité, l’onction, quelque chose qui recueille l’âme et la pacifie, quoique chose qui nous touche et nous remplit des sentiments de la plus tendre piété. Ordinairement, il est vrai, ces hymnes ne remplissent point l’oreille de ce bruit qui souvent ne fait que flatter le sens de l’harmonie, mais ces hymnes prient toujours.

Nous citerons, parmi les principaux auteurs des hymnes liturgiques, saint Hilaire, saint Ambroise, saint Grégoire, saint Bernard et saint Thomas d’Aquin.

199. Qu’est-ce que le cantique ?

Le cantique (canticum cantus) est, comme l’ode sacrée et comme l’hymne avec lesquelles il se confond, un chant en l’honneur de la divinité. Cette composition lyrique est l’expression d’un sentiment élevé de l’âme, et demande à être chantée. C’est le nom qu’a pris dans les Livres Saints la poésie lyrique, à l’exception des Psaumes. Chez les {p. 133}Hébreux, le cantique était employé à célébrer des événements heureux et mémorables, ou à déplorer des malheurs ; le plus souvent il était consacré à l’action de grâces. Il prenait tous les tons de l’ode, et il en est quelquefois le modèle le plus sublime et le plus touchant. Aux chants sublimes de Moïse, au brillant cantique de Débora, et aux autres poésies de ce genre que nous avons déjà signalées, nous ajouterons pour l’Ancien Testament le chant si fier et si patriotique de Judith, ceux d’Anne, mère de Samuel, Exultavit cor meum, et de David sur la mort de Saül et de Jonathas. Le Nouveau Testament nous fournit des cantiques non moins admirables dans le Benedictus, le Magnificat et le Nunc dimittis. Qu’entendez-vous par cantiques spirituels ?

Les cantiques spirituels ou simplement cantiques, sont des chants en langue vulgaire composés sur des sujets de religion, et destinés à être chantés par la foule des fidèles. Comme les précédentes compositions, et surtout comme l’hymne liturgique, ils célèbrent Dieu et ses grandeurs ; les saints, leurs vertus et leur gloire ; les mystères et les vérités de la foi. Seulement ils s’élèvent moins que l’ode sacrée, n’ont pas d’écarts, et se rapprochent plus pour l’ensemble du ton de l’ode gracieuse. On les divise en strophes qui prennent le nom de couplets ; on les termine avantageusement par un refrain. Destiné à éclairer l’intelligence ; à toucher le cœur et à satisfaire le goût, le cantique doit briller par la clarté, la précision, la noble simplicité de l’expression, et surtout, lorsqu’il s’agit du dogme, par une grande exactitude théologique. Les compositions modernes en ce genre n’approchent pas généralement de {p. 134}nos vieux cantiques de Montfort et de Brydaine, pour la piété vraie, l’onction inimitable, la vraie poésie d’idées, de sentiments et d’images, et la beauté naïve et touchante. Ces chants destinés aux réunions de catéchismes, de confréries, etc., doivent être rigoureusement bannis des offices liturgiques qui n’admettent jamais l’emploi de la langue vulgaire. Il est inutile d’ajouter qu’on ne doit jamais donner aux cantiques des airs de chansons profanes, comme cela s’est vu quelquefois ; c’est d’une inconvenance trop choquante pour que nous ayons besoin d’insister. — Racine nous a laissé de magnifiques cantiques spirituels.

201. Citez, parmi les plus remarquables, quelques odes sacrées, hymnes et cantiques.

Outre les poésies tirées de l’Écriture Sainte et le Carmen sæculare d’Horace, dont nous avons fait mention précédemment, nous citerons quelques autres modèles choisis parmi les odes sacrées, les hymnes et les cantiques les plus remarquables. Ce sont :

L’ode de Malherbe intitulée : Dégoût des grandeurs périssables ; les plus belles du Ier livre de J.-B. Rousseau, tout entier tiré des Psaumes ; les Merveilles de la création, la Délivrance des Juifs, les Cantiques de Moïse et de Débora, de Lefranc de Pompignan ; le Jugement dernier, de Gilbert, et l’Hymne au Christ, de Lamartine.

Citons parmi les hymnes, proses liturgiques et cantiques : Salvete, flores martyrum, avec la traduction de Corneille ; les hymnes du lundi à Matines et à Landes, traduites par Racine ; Sacris Solemniis, Lauda Sion, Victimes paschali, Dies iræ, avec la traduction de M. de Marcellus ; la prose et l’hymne des complies du Sacré-Cœur. Viennent ensuite des cantiques spirituels et des Noëls : trois cantiques du grand Racine, dont un à N.-D. de la Garde, mentionné par Chateaubriand ; le cantique de la Croix, du cardinal Giraud ; un Noël sur {p. 135}le sommeil de l’enfant Jésus, et un autre intitulé la Belle Étoile.

Enfin, nous mentionnerons quelques odes sacrées empruntées aux littératures étrangères, comme une ode d’Ossian, qui a pour titre : Hymne au soleil, et une autre de même nom de Léopold de Stolberg ; une ode du protestant Novalis à la Vierge Marie, que l’on prendrait pour l’œuvre d’un catholique ; une prière à sainte Marie Madeleine, par Pétrarque ; les Disciples à l’Ascension, de Louis Ponce de Léon ; puis l’Hymne de la Résurrection, de Manzoni, et une autre pour la victoire de Lépante, par Herréra

II. — Ode héroïque ou pindarique. §

202. Qu’est-ce que l’ode héroïque ?

L’ode héroïque ou pindarique est celle qui célèbre les hauts faits, le génie, les talents, les vertus éclatantes des grands hommes dans tous les genres, des héros vainqueurs dans les combats, des souverains, des hommes d’Etat, des magistrats illustres, etc. Voilà son but direct. Elle peut s’étendre aussi à tout ce qui intéresse vivement les nations, comme les événements heureux ou malheureux ; et alors elle comprend toutes les odes qui ont pour principe et pour base l’amour de la patrie.

203. Quel est le caractère dominant de l’ode héroïque ?

La nature du sujet qui est grand et élevé, demande que l’ode héroïque, comme l’ode sacrée, ait pour caractère dominant la noblesse, l’élévation et même le sublime dans les pensées et dans le style. Cette ode aime une marche libre et fière, de la verve et de la chaleur, de la richesse dans {p. 136}les images, de la variété dans les mouvements, si elle chante la gloire des vainqueurs, elle doit inspirer la valeur, le mépris de la mort, l’amour de la patrie, de la liberté et de la gloire. Dans ce genre, les chants prussiens sont à la fois des modèles d’enthousiasme et de discipline. — L’ode héroïque doit avoir en même temps un caractère religieux.

204. Quelles sont les plus belles odes héroïques ?

Les odes de Pindare sont des odes héroïques. Horace en a aussi un certain nombre, parmi lesquelles on doit ranger les plus belles du livre III, et quelques-unes du livre IV. Il en est de même de J.-B. Rousseau, dont nous ne nommerons ici que l’ode au prince Eugène de Savoie, celles qui sont adressées aux princes chrétiens, sur l’armement des Turcs contre Venise en 1715, à Malherbe contre les détracteurs de l’antiquité, et l’ode sur la bataille de Péterwaradin. On trouve aussi des odes héroïques chez les poètes dont les noms suivent : Tyrtée, Ossian, Malherbe, Théophile, Lefranc de Pompignan, Lebrun, Casimir Delavigne, Victor Hugo, Chênedollé, Lamartine, Gleim, Klopstock et Arriaza.

III. — Ode morale ou philosophique. §

205.Qu’est-ce que l’ode morale ou l’ode morale ou philosophique ?

L’ode morale ou philosophique est celle dont les sentiments sont inspirés par la vertu, l’amitié et l’humanité. Elle attaque le vice, célèbre la vertu, présente de grandes vérités, de belles et utiles maximes ; ou bien elle approfondit, dans un langage qui n’a rien de didactique, de hautes questions philosophiques. Cette ode s’appuie toujours, dans les leçons qu’elle donne, sur des exemples sensibles ; d’un autre côté, pour l’homme de bien, {p. 137}et surtout pour le chrétien, elle ne peut manquer d’avoir un caractère plus ou moins religieux : voilà pourquoi elle se rapproche de l’ode héroïque et surtout de l’ode sacrée.

206. Quel doit être le caractère de l’ode morale ?

Dans l’ode morale, le poète s’abandonne à tous les transports, à toutes les inspirations que peuvent lui suggérer la beauté du bien et de la vérité, ou la laideur du mal et de l’erreur. Il doit éclairer notre âme par la splendeur du vrai, et en même temps nous échauffer, nous transporter par les élans d’un enthousiasme réel. Il faut que sa morale soit revêtue des plus brillantes couleurs, et que ses spéculations les plus abstraites soient animées de tout le feu de la poésie, comme on le voit dans l’Hymne au Christ, de Lamartine. Avant tout, ses principes doivent être solides, et ses sentiments nobles et purs. Quelquefois l’ode morale se contente de planer dans une région moyenne, sans chercher à s’élever, comme les genres précédents, à ce qu’il y a de plus sublime dans la poésie lyrique.

207. Nommez quelques odes morales.

Outre quelques odes d’Horace, en particulier les trois premières du livre III, nous pouvons citer en ce genre une ode de Joachim du Bellay sur la Vertu ; l’ode à la Fortune, d’Horace, mise en vers français par La Harpe, et comprenant l’O diva gratum et le Parcus deorum cultor ; celles de J.-B. Rousseau contre les Hypocrites et sur l’Aveuglement des hommes du siècle ; la Prière et l’Hymne au Christ, de Lamartine ; Moïse sauvé du Nil, de Victor Hugo.

{p. 138}
IV. — Ode badine, gracieuse ou anacréontique. §

208. Qu’est-ce que l’ode badine ou gracieuse ?

L’ode badine ou gracieuse est celle qui roule sur des sujets légers, agréables et tendres. Elle aime les descriptions riantes, les chants joyeux, les scènes touchantes et aimables, les pensées et les tableaux gracieux. Quoi de plus vivant, de plus délicieux que le passage suivant des Livres Saints : Vous bénirez nos champs, Seigneur, et vos bénédictions seront la couronne de l’année, et les campagnes se couvriront de vos dons. Les déserts s’embelliront et deviendront fertiles ; les collines seront revêtues d’allégresse ; et les vallées enrichies de la multitude des grains, élèveront la voix et chanteront l’hymne de vos louanges.

209. Quel doit être le ton de l’ode gracieuse ?

L’ode gracieuse laissant les sujets les plus nobles et le caractère le plus élevé au genre grave et solennel, demande un ton simple et modéré, un naturel aimable. Son caractère dominant doit être la douceur, l’élégance, la fraîcheur et la gaieté. Elle est, aussi bien que l’ode élevée, susceptible d’enthousiasme, puisque cet enthousiasme n’est qu’un sentiment produit par l’imagination qui se représente vivement un objet quel qu’il soit. Mais, dans la première, l’âme du poète est agitée avec violence ; dans celle-ci, elle est émue légèrement. Ce sont les jeux et les plaisirs qu’il chante ; c’est le sentiment qu’il peint avec les couleurs les plus douces. Ses tableaux, sans être trop riches, sont toujours frais et riants. Ses pensées, sans être trop élevées ou trop fortes, sont toujours vives, naturelles et délicates. Son style n’a rien de pompeux, mais il est toujours élégant et varié. Le poète peut, dans cette espèce d’ode, {p. 139}répandre avec grâce des traits de morale, et y entremêler de fines louanges.

210. Qu’entend-on par ode anacréontique ?

L’ode badine prend le nom d’anacréontique, quand elle chante Bacchus ou l’Amour, c’est-à-dire la joie et les plaisirs. Elle tire son non d’Anacréon qui s’est illustré dans ce genre, et qu’Horace a souvent imité. Les tableaux les plus riants de la nature, les mouvements les plus ingénus du cœur humain, l’enjouement, le plaisir, la mollesse, la négligence de l’avenir, le doux emploi du présent, les délices d’une vie dégagée d’inquiétude : voilà les sujets que choisit la muse d’Anacréon. Ce genre, on le voit, a peu de noblesse ; et il est évident que ce n’est pas ici que la poésie remplit le mieux l’honorable fonction de ramener les hommes à la vertu.

211. Quel est le moyen de relever ce genre ?

Ce genre de poésie, naturellement peu élevé, a été souvent abaissé, avili même par les poètes qui l’ont cultivé. Si l’ode anacréontique, dans Horace et dans Anacréon surtout, brille par le sentiment, la naïveté , un certain air de négligence, la douceur et l’harmonie du style, il arrive trop souvent que ces deux poètes, suivis en cela par un trop grand nombre d’autres, offensent gravement la morale par des peintures licencieuses, et par l’expression de sentiments coupables, La religion chrétienne, qui est la source de toutes les inspirations saintes, a épuré ces sentiments, et a appris aux poètes à mettre dans leurs chants tant de modestie et de pureté que l’innocence n’en puisse jamais être alarmée. On peut citer comme modèle une ode de Klopstock, qui a pour titre Salem ou l’Ange du pur {p. 140}amour. David surtout excelle dans le genre gracieux. Ses plus belles poésies dans ce genre sont les Psaumes 22, Dominas, regit me ; 62, Deus Deus meus, ad te de luce vigilo ; 83, Quàm dilecta tabernacula tua ; 132, Ecce quàm bonum et quàm jucundum.

212. Citez les odes gracieuses et anacréontiques les plus remarquables.

Parmi les nombreuses poésies d’Anacréon, nous ne citerons que l’Amour mouillé avec une imitation par La Fontaine, l’Amour piqué par une abeille, la Colombe et le Passant, et la Rose.

Horace a laissé un grand nombre d’odes en ce genre. Nous ne mentionnerons que les suivantes : Solvitur acris hyems, et Æquam memento. Parmi les modernes, nous nous contenterons de signaler à l’attention des jeunes littérateurs les pièces suivantes : la Villanelle d’un batteur de blé aux vents, de Joachim du Bellay ; l’Élection d’un sépulcre, par Ronsard ; la Plainte au roi de Théophile dans sa prison ; l’ode de Chaulieu sur la solitude de Fontenay ; le Papillon et le Retour du guerrier dans la chaumière paternelle, de Lamartine ; la Grand’mère, par V. Hugo, et la Violette, de Constant Dubos.

§ II — De l’élégie §

213. Qu’est-ce que l’élégie ?

L’élégie est un petit poème destiné à exprimer des sentiments calmes et modérés dans tous les genres, dans la joie et dans la douleur, mais principalement des sentiments de regret et de tristesse. Son étymologie (ἑ ἑ, λέγειν, dire hélas !) fait voir clairement quelle a été sa destination première. Dans l’origine, en effet, l’élégie était uniquement consacrée aux larmes, aux gémissements, et à l’expression de la douleur. C’est vraisemblablement sur {p. 141}un tombeau qu’elle fit entendre pour la première fois ses tristes accents. Dans la suite, on y fit entrer des sentiments de tendresse et même de joie. Tibulle, Ovide et Properce la réduisirent à peu près aux seuls intérêts de l’amour : elle servit à exprimer ses plaintes et ses succès. Horace et Boileau nous ont marqué les différents usages auxquels ce poème fut employé :

Versibus impariter junctis querimonia primum,
Post etiam inclusa est voti sententia compos.
La plaintive élégie, en longs habits de deuil,
Sait, les cheveux épars, gémir sur un cercueil ;
Elle peint, des amants, la joie et la tristesse

Cependant la tristesse lui convient mieux que la joie ; et son véritable caractère est celui d’une douce mélancolie.

214. Quels sont les sentiments qui conviennent à l’élégie ?

Il faut que le cœur seul parle dans l’élégie

Le but de l’élégie, telle que nous l’entendons aujourd’hui, est moins de plaire que de toucher, d’attendrir l’âme ; elle veut exciter la pitié, et non pas l’admiration. Par conséquent, pour bien réussir dans ce genre, il faut bien sentir et bien peindre le sentiment avec des couleurs vraies et naturelles. Ici, l’âme du poète doit être toute remplie de son objet, toute pénétrée des malheurs qu’elle veut déplorer, et se montrer tout entière. Dans ce poème, tout doit respirer cet abandon d’une âme livrée modérément à la mélancolie. En cet état, l’homme repasse dans son imagination les causes de ses malheurs. La douleur, dit Lowth, est ingénieuse à se tourmenter ; elle se plaît à revenir {p. 142}souvent sur la peinture de ses maux, à les exagérer, à décrire toutes les circonstances qui ont accompagné la perte qu’elle déplore, et à s’attacher fortement aux idées qui la lui rappellent. Elle est soupçonneuse, inquiète, injuste, et passe facilement à l’espérance pour retourner bientôt à la pensée de ses maux.

215. Qu’avez-vous à dire sur la marche de l’élégie ?

L’élégie a une marche très irrégulière et très difficile à saisir. Elle se refuse à tout ordre, à tout arrangement ; tandis que dans l’ode, on peut encore se tracer un plan, et parcourir un cercle déterminé. Il ne faudrait pas croire cependant que tout soit permis dans l’élégie, et que le succès y soit facile. Ce genre de poème, en effet, doit toujours être naturel ; par conséquent, il réprouve et les excès de l’imagination, et l’exagération du sentiment, et l’abus de l’esprit, parce que ces défauts ont pour résultat de le rendre froid, fade, langoureux, ou chargé d’ornements frivoles, non moins ridicules que déplacés.

216. Quel doit être le style de l’élégie ?

La véritable douleur n’a point de langage étudié, de style pompeux. Le style de l’élégie doit être simple, naturel, sans apprêt, doux et tendre. Les images riantes ont aussi leurs grâces particulières, quand elles forment un contraste avec la situation du poète ou de ses personnages ; mais elles doivent être employées avec beaucoup de retenue, parce qu’il s’agit moins ici de peindre des objets gracieux que d’exprimer des sentiments délicats et tendres. Un certain désordre, un air de négligence et d’abandon vont bien à la douleur. Mais tout ce qui offre l’appareil de {p. 143}l’étude et du travail, tout ce gui sent l’affectation et la recherche est opposé au caractère de l’élégie, non-seulement lorsqu’elle exprime la douleur ou la tendresse, mais encore lorsqu’elle décrit en passant des objets gracieux. Que le cœur soit vivement pénétré, et il suggérera à l’esprit des pensées, des images, des comparaisons analogues et proportionnées au sentiment. Toutes ces règles trouvent leur application dans une élégie de Mollevaut sur la mort de sa sœur, dans celle de Millevoye intitulée l’Anniversaire, où l’on trouve une exquise sensibilité et une douce mélancolie, et dans les plaintes de La Fontaine sur la disgrâce de Fouquet.

217. Qu’avez-vous à dire sur la forme de l’élégie ?

La forme de l’élégie, chez les Grecs et les Latins, était le distique. Les anciens appelaient poème élégiaque celui qui était en vers hexamètres et pentamètres entrelacés, et le nom d’élégie tenait alors à la forme du poème aussi bien qu’au fond des choses.

Chez nous, il n’y a point de forme particulière pour ce genre de poésie ; et on ne le distingue guère que par la nature même du sentiment qui y est exprimé. Le poète élégiaque est toujours parfaitement libre dans le choix du mètre ; mais assez souvent il adopte la forme de l’ode.

218. Combien distingue-t-onde sortes d’élégies ?

L’élégie, chez les anciens, s’est quelquefois confondue avec d’autres gemmes, à cause de la grande liberté dont elle jouissait alors. C’est ainsi que nous la voyons prendre la forme de la pastorale dans l’idylle de Moschus sur la mort de Bion, ainsi que dans la Mort de Daphnis, par Virgile ; et celle de l’ode, dans la pièce adressée à Virgile, par Horace, sur la mort de Quintilius Varus, leur ami. La poésie dramatique elle-même nous offre des pièces élégiaques, par exemple, le {p. 144}monologue si beau et si touchant gui sert de début à l’Andromaque d’Euripide. Mais, si nous voulons spécifier davantage le genre élégiaque, nous trouverons deux sortes d’élégies : l’élégie ou poésie érotique, qui est le chant de l’amour heureux ou malheureux ; et l’élégie proprement dite, qui s’étend à tout le reste. Ces deux espèces d’élégies suivent également les règles que nous avons fait connaître.

219. Quels sont les deux caractères de l’élégie proprement dite ?

L’élégie proprement dite, comprenant tous les événements qui ne rentrent pas dans l’élégie érotique, présente deux caractères distincts : elle est individuelle ou sociale. L’élégie est sociale ou patriotique quand elle déplore une perte publique, les désastres de toute une nation, et alors elle peut s’élever à la hauteur de la poésie lyrique. On peut citer en ce genre les admirables Lamentations de Jérémie sur la ruine de Jérusalem et sur les malheurs des Juifs, le psaume Super flumina Babylonis, et les Messéniennes de Casimir Delavigne. Lorsque l’élégie déplore une perte domestique, un malheur privé, elle est individuelle. Telles sont les plaintes de David sur la mort de Saül et de Jonathas, les stances de Malherbe à son ami, les paroles de Gilbert, mourant.

220. Où se trouvent les plus beaux modèles de poésie élégiaque ?

Les plus beaux modèles en ce genre se trouvent chez les Hébreux. Ce sont les plaintes de Job, qui expriment les pins terribles angoisses de l’âme, et qui semblent résumer les gémissements de l’humanité souffrante ; ce sont les lugubres et touchantes {p. 145}lamentations de Jérémie, qui passent pour les élégies les plus sublimes que l’on connaisse ; ce sont des psaumes en grand nombre, parmi lesquels il faut citer les sept psaumes pénitentiaux, et particulièrement celui qui est devenu, dans l’Église, le cantique de la mort. Il en est de même du 41e, Quemadmodum desiderat cervus, dans lequel le prophète, exilé à l’extrémité de la Judée, loin du temple et de ses augustes cérémonies, pressé par ses ennemis, exposé à leurs insultes , adresse ses plaintes et ses prières au Seigneur ; et du 136e, Super flumina Babylonis, que Chateaubriand regarde comme le plus beau des cantiques sur l’amour de la patrie. Enfin, nous devons encore à David une des plus magnifiques élégies, c’est le chant funèbre qu’il composa sur la mort de Jonathas et de Saül. La religion chrétienne qui, en épurant le cœur, le dispose à la poésie la plus sublime et la plus tendre, et qui fait de l’élégie une prière pleine de chaleur, de simplicité et d’onction, a inspiré quelques pièces remarquables en ce genre. Nous ne mentionnerons que les chants élégiaques de saint Grégoire de Nazianze, le Stabat Mater, et le Dies iræ.

221. En combien de genres peut-on diviser l’élégie ?

Le ton de l’élégie varie en étendue et en élévation suivant que l’impression, produite ordinairement par le malheur, est plus ou moins forte, et donne au cœur plus ou moins de puissance pour exprimer ses sentiments. C’est pour cela qu’on a partagé l’élégie en trois genres : le passionné, le tendre et le gracieux. En général, le sentiment domine dans le genre passionné ; c’est le caractère de Properce, qui est vigoureux, mais qui fait un usage trop fréquent de la mythologie, et montre quelquefois trop d’érudition et d’art. L’imagination domine dans le genre gracieux ; c’est le caractère de Catulle, doué de beaucoup de goût, de {p. 146}grâce et de naturel, et d’Ovide, chez qui l’excessive abondance de l’imagination et le feu pétillant de l’esprit refroidissent presque partout le sentiment. Enfin, l’émotion douce et tranquille règne dans l’élégie tendre ; c’est le caractère de Tibulle, le poète du sentiment doux et tendre, et qui l’emporte sur ses rivaux par un goût pur, une composition irréprochable, un style d’une élégance exquise.

222. Quelles sont les plus belles élégies modernes ?

On peut citer les suivantes : l’élégie de Martial de Paris sur la mort de Charles VII : Mieux vaut la liesse ; une pièce de Christine de Pisan sur son veuvage, qui se recommande par la douce mélancolie de la pensée, et la forme ingénieuse sous laquelle elle est présentée : Seulette je suis… ; une élégie de du Bellay, qui paraît avoir inspiré Malherbe dans ses stances à Duperrier : La Rose journalière ; la Brièveté de la vie, par Ronsard ; les Plaintes de Théophile dans sa prison ; les Stances de Malherbe à Duperrier sur la mort de sa fille ; Aux Nymphes de Vaux, par La Fontaine ; A Philomèle, par J.-B. Rousseau ; les dernières paroles de Gilbert ; le Bonheur, par Léonard ; la Jeune captive, d’André Chénier ; la Chute des feuilles et l’Anniversaire, de Millevoye ; la Mort de Jeanne d’Arc, et le Jeune diacre, de Casimir Delavigne ; la Jeune fille agonisante, de Campenon ; les Tombeaux de Saint-Denis et Louis XVIII, de Tréneuil ; le Petit Savoyard, de Guiraud ; la Prière de l’enfant, de Lamartine ; l’Ange et l’enfant, de Reboul ; le Retour à la chapelle, de Mme Tastu ; le Dernier hymne d’Ossian ; le Cimetière de campagne, de Gray ; Une mère à son enfant, de Campbell ; A l’Irlande, par Thomas Moore,

§ III — Du dithyrambe §

223. Qu’appelait-on dithyrambe chez les Grecs ?

Chez les Grecs, le dithyrambe était un petit poème {p. 147}lyrique fait et chanté en l’honneur de Bacchus, sur le mode phrygien, c’est-à-dire sur un mode fier et guerrier, et dans lequel le poète imitait le délire de l’ivresse. Dans un pays où l’on rendait un culte sérieux au dieu du vin, il est assez naturel qu’on lui ait adressé des hymnes, et que dans ces hymnes les poètes aient imité le délire de l’ivresse : c’était plaire à ce dieu que de lui ressembler. Le caractère de cette ode sacrée fut primitivement religieux, comme un chant consacré à la divinité ; vif, rapide, pétillant et désordonné, comme la joie et l’ivresse d’une fête bachique. Arien de Méthymne passe pour l’inventeur du dithyrambe. Après lui, beaucoup de poètes attiques s’exercèrent en ce genre, qui permettait des métaphores hardies (audaces), des transitions brusques, des expressions neuves et inusitées (nova verba). Du reste, l’antiquité ne nous a laissé aucun modèle de cette espèce de poésie lyrique.

224. Quel a été le sort du dithyrambe antique chez les Latins et les modernes ?

Les Latins, quoique leur culte fût celui des Grecs, ne respectaient pas assez la fureur bachique pour en estimer l’imitation ; et, de tous les genres de poésie, le dithyrambe fut le seul qu’ils dédaignèrent d’imiter. Les Italiens modernes se sont montrés moins graves : leur imagination singeresse et imitatrice, comme dit Montaigne, a voulu essayer de tout ; ils se sont exercés dans la poésie dithyrambique, et pensent y avoir excellé. Mais, à vrai dire, c’est quelque chose de bien facile et de bien peu intéressant que ce qu’ils ont fait dans ce genre.

Nos anciens poètes du temps de Ronsard, qui se faisaient gloire de parler grec en français, ne manquèrent pas d’essayer aussi des dithyrambes ; mais ni notre langue, ni notre imagination, ni notre goût ne se sont prêtés à cette docte extravagance. Le dithyrambe antique est aujourd’hui entièrement abandonné.

{p. 148}

225. Qu’entend-on maintenant par dithyrambe ?

On entend aujourd’hui par dithyrambe un chant lyrique qui respire l’enthousiasme et le délire poétique, et qui jouit de la plus complète liberté relativement à la mesure. Ce petit poème est, pour le fond, une ode portée au plus haut point d’exaltation ; mais il se distingue de l’ode proprement dite, en ce qu’il n’exige pas, comme elle, l’unité de pensée, et qu’il n’est assujéti ni à la régularité ou à la symétrie des strophes, ni à la nécessité d’employer des vers de même mesure. Le dithyrambe sert à exprimer avec impétuosité les sentiments actuels d’une passion ardente, comme la joie, l’indignation. Il prend ses sujets dans la religion, la morale, la politique. Obligé de suivre la passion dans sa marche désordonnée, il doit, comme chez les Grecs, avoir des allures neuves, hardies et vives.

226. Faites connaître quelques dithyrambes.

Nous mentionnerons en premier lieu le célèbre dithyrambe de Delille sur l’Immortalité de l’âme, dirigé contre les révolutionnaires de 1793, dans lequel on remarque des vers très énergiques, comme le passage commençant par ces mots :

Oui, vous qui de l’Olympe usurpant le tonnerre…

Lebrun a chanté, dans un poème de ce genre, l’arrivée à Paris des monuments artistiques conquis en Italie pendant la campagne de 1796 :

Réveille-toi, lyre d’Orphée…

Enfin, Lamartine, voulant remercier M. de Genoude de sa traduction de l’Écriture, lui adressa un dithyrambe sur la poésie sacrée, dans lequel il imite {p. 149}successivement le mouvement et le ton des différents poètes inspirés. Nous donnons un extrait de ce morceau :

            Écoutez ! Jéhova s’élance
            Du sein de son éternité.
Le chaos endormi s’éveille en sa présence,
Sa vertu le féconde, et sa toute-puissance
            Repose sur l’immensité.
Dieu dit, et le jour fut ; Dieu dit, et les étoiles
De la nuit éternelle éclaircirent les voiles ;
            Tous les éléments divers
            A sa voix se séparèrent ;
            Les eaux soudain s’écoulèrent
            Dans le lit creusé des mers ;
            Les montagnes s’élevèrent,
            Et les aquilons volèrent
            Dans le libre champ des airs.
§ IV. — De la cantate. §

227. Qu’est-ce que la cantate ?

La cantate est une composition lyrique, une espèce d’ode dans le genre héroïque ou gracieux, faite pour être mise en musique, et composée de deux parties : le Récit ou Récitatif, et l’Air ou Chant.

228. Quelles sont les règles du Récitatif ou de l’air ?

Le Récitatif, qui est plus élevé ou plus simple suivant la nature du sujet, présente l’objet à l’esprit ; l’Air exprime le sentiment ou la réflexion qu’a dû faire naître la vue de cet objet ; ce qui produit deux sortes de musique, et aussi deux sortes de poésie. Le récitatif commence, l’air suit, puis un autre récitatif, puis encore un autre air. Les récitatifs n’excèdent pas ordinairement le nombre de trois ; il en est de même des airs. Le récitatif est plus doux, plus simple ; l’air est plus {p. 150}vif, plus animé. Les vers des récits doivent être d’une mesure inégale, parce qu’ainsi ils sont plus favorables à l’harmonie du chant. Ils peuvent être de huit, de dix, de douze syllabes, mais jamais au-dessous de huit. Les airs, qui doivent être remplis par des monologues ou des réflexions morales que le poète tire de ce qui fait la matière de ses récits, admettent des vers de toute mesure, à l’exception de ceux de douze pieds : la majesté du vers alexandrin ne se prêterait point assez aux chutes et à la vivacité d’un air de mouvement.

229. Quelles sont les règles de la cantate relativement au sujet et au style ?

Il faut choisir pour sujet d’une cantate quelque trait historique ou fabuleux, d’où l’on puisse tirer naturellement des réflexions morales. Ce poème doit être, suivant J.-B. Rousseau, une allégorie exacte dont les récits soient le corps, et les airs l’âme et l’application. Il admet la même noblesse d’idées, la même pompe d’expressions que l’ode ; mais il en rejette les écarts et les désordres : ils seraient incompatibles avec l’art et la sagesse qu’il faut pour soutenir une allégorie. Le style du récit doit avoir plus d’énergie et d’élévation que celui de l’air, qui doit être plus vif et plus animé.

230. Faites connaître l’origine et de la cantate.

La cantate, de l’italien cantata, formé de cantare, chanter, a été empruntée à l’Italie par J.-B. Rousseau, qui en a enrichi notre littérature. Ce poète en a tracé les règles, et les a suivies exactement dans les magnifiques compositions qu’il nous a laissées en ce genre. Ces règles, toutefois, ne sont pas absolument {p. 151}obligatoires. C’est ainsi que Casimir Delavigne et Lamartine ont remplacé les airs par des chœurs, le premier dans sa belle cantate des Troyennes, et le second dans sa magnifique cantate pour les Enfants d’une maison de charité. Cette dernière composition s’éloigne encore des règles générales du genre, en ce qu’elle n’est empruntée ni à l’histoire, ni à la fable ; le sujet en est religieux et sans allégorie, et il n’en a pas moins donné lieu à l’une de nos plus belles cantates.

231. Combien y a-t-il de sortes de cantate ?

Il a des cantates dans le genre noble et dans le genre gracieux. J.-B. Rousseau nous offre de parfaits modèles des deux espèces. Nous citerons, dans le premier genre, colle de Circé, que La Harpe appelle un des chefs-d’œuvre de la poésie française. Peut-on rien ajouter à la beauté du tableau où le poète représente cette magicienne ayant recours aux secrets de son art pour rappeler Ulysse ?

Sur un autel sanglant, l’affreux bûcher s’allume.
…………………………… d’horribles sifflements.

Dans le genre gracieux, la cantate de Céphale offre les images les plus douces et les plus riantes :

La nuit d’un voile obscur couvrait encore les airs,
…………………………… goûter la douceur.

Il en est de même de celle de l’Arbrisseau :

Jeune et tendre arbrisseau, l’espoir de mon verger,
…………………………… sous les gazons.

Disons, en finissant, que si le mérite de Rousseau en ce genre est incontestable, il est regrettable de voir ce poète, dans toutes ses cantates, n’employer que des allégories païennes, et sacrifier {p. 152}tout à la plus déplorable des passions, sans aucun retour de morale chrétienne.

§ V. De la chanson. §

232. Qu’est-ce que la chanson ?

La chanson est une espèce d’ode au caractère ordinairement badin, léger, amusant, délicat, satirique ou touchant, quelquefois même pieux ou élevé, où l’on exprime par le chant une pensée ou un sentiment qu’on cherche à rendre populaire. Traitant toutes sortes de sujets, il est nécessaire qu’elle puisse prendre tous les tons. La chanson se divise en stances ou strophes qui prennent le nom de couplets.

233. Quel est le caractère de la chanson ?

La chanson, inspirée par le plaisir, prend, pour le chanter, une allure plus vive, une marche plus légère. Elle demande un esprit délié, une imagination enjouée, une douce sensibilité. Le moyen d’y exceller est d’unir une naïveté délicate à une piquante originalité. Ce genre de poésie doit présenter une suite d’idées naturelles et piquantes, d’images douces et gracieuses. Il faut que le style en soit léger, les expressions choisies et toujours exactes, la marche libre, les vers faciles et coulants, sans que les tours aient rien de forcé ; enfin, que tout y soit fini, sans que le travail s’y fasse sentir.

234. Qu’avez-vous à dire sur le couplet, le refrain ?

Les couplets doivent suivre, dans la chanson, les mêmes règles que les stances de l’ode, avec cette différence cependant que, dans les premiers, il est beaucoup {p. 153}plus facile d’admettre des licences. Chaque couplet doit être terminé par une pensée fine et saillante, ou un sentiment délicat. Il y en a qui ont un refrain, c’est-à-dire que chaque couplet finit par les mêmes vers. Le refrain, qui doit être facile à retenir et à chanter, plaît beaucoup dans la chanson, et lui donne plus de grâce et de mérite. 11 doit contenir le résumé frappant du sentiment de la pièce, l’idée principale de la chanson ; et cette idée doit être saillante, toujours liée naturellement avec celles qui la précèdent dans chaque strophe, et toujours amenée avec art.

235. Combien compte-t-on d’espèces de chanson ?

La chanson n’a point de caractère fixe ; elle prend tour à tour, d’après le sujet, celui de l’épigramme ou de la satire, du madrigal, de l’élégie, de la pastorale, de l’ode héroïque, et même de l’ode sacrée. De là, les chansons religieuses, les chansons nationales, patriotiques ou guerrières, les chansons satiriques ou vaudevilles, les chansons pastorales, les chansons bachiques, les chansons érotiques et la romance.

236. Qu’est-ce que la chanson religieuse ?

La chanson religieuse est celle qui roule sur des sujets de religion et de piété. Destinée à exprimer la gaieté et la joie, à récréer l’esprit, à toucher le cœur par de gracieuses images, la chanson, infidèle à sa mission, s’inspire trop souvent de souvenirs dangereux et de peintures licencieuses. C’est pour faire contre-poids à ce désordre qu’elle est quelquefois consacrée aux souvenirs de l’innocence, aux saintes joies de la vertu, aux allégresses d’une bonne conscience. Saint François d’Assise, saint Jean de la Croix, sainte Thérèse, Fénelon, ont composé des chansons sur des sujets de piété. Ce qui distingue la chanson religieuse du {p. 154}cantique, c’est que celui-ci, étant destiné à être chanté en chœur dans le lieu saint, doit toujours être grave et sérieux ; tandis que l’autre, qui doit être chantée parmi les beautés de la campagne, demande un ton moins grave, une mesure plus vive, une versification plus légère. En voici un exemple :

Bénissez le Seigneur suprême,
Petits oiseaux, dans vos forêts ;
Dites sous ces ombrages frais :
        Dieu mérite qu’on l’aime !
Dans ces beaux lieux tout est fertile ;
J’y vois des fruits, j’y vois des fleurs,
Et je dis en versant des pleurs :
        Je suis l’arbre stérile !

On peut citer comme modèles de chansons religieuses, l’Église de campagne, et la Pauvre Lidwine par Mlle Angélique Gordon ; le Voyageur, par Béranger, et le Bon Dieu du petit enfant.

237. Qu’est-ce que la chanson patriotique ou guerrière ?

La chanson patriotique, nationale ou guerrière, est celle qui célèbre les gloires de la patrie, les hauts faits des grands capitaines, les victoires de l’armée. La chanson alors, inspirée par le sentiment élevé de la gloire et de l’amour de la patrie, ne se distingue pas de l’ode ; elle en a les accents, la force, la chaleur et l’élévation. Une des plus célèbres chansons de ce genre est le Chant de guerre de l’année du Rhin, dont les paroles et la musique furent composées en 1792, à Strasbourg, par Rouget de l’Isle, officier du génie. Les Marseillais, venus à Paris pour la seconde fête annuelle de la fédération, ayant fait connaître ce chant dans cette ville, on lui donna leur nom qu’il a toujours conservé. Béranger a fait plusieurs chansons nationales et militaires.

{p. 155}

238. Qu’est-ce que la chanson satirique ou vaudeville ?

On appelle chanson satirique ou vaudeville, celle qui critique les travers, les défauts, les actions répréhensibles, les mœurs irrégulières. Les événements remarquables par leur singularité ou leur importance sont aussi du domaine de la chanson satirique. La pensée qui termine chaque couplet doit surtout être vive, piquante, avoir même quelque chose de caustique et de mordant. Mais il faut bien se garder de passer les bornes d’une critique fine et d’une raillerie délicate. On doit se contenter d’attaquer les vices et les ridicules généraux, sans donner dans l’odieux des personnalités. C’est uniquement par là que ces sortes de chansons peuvent être de quelque avantage à la société. Le sujet en est simple et le style familier. Voici un couplet d’un vaudeville de Panard :

Le perroquet et l’acteur
Tous deux récitent par cœur :
    Voilà la ressemblance.
Devant le public assemblé,
L’un siffle, l’autre est sifflé :
    Voilà la différence.

239. Qu’est-ce que la romance ?

La romance, qui tient de l’élégie et de l’ode gracieuse, est une chanson tendre ou plaintive, presque toujours avec refrain, et ayant pour sujet une histoire tragique ou touchante, un regret, une plainte, un souvenir douloureux, une aventure amoureuse. C’est l’élégie de la chanson. Elle rejette toute recherche d’esprit, l’esprit étant l’écueil du langage du cœur. Son caractère est la naïveté ; tout doit y être en sentiment ; et le style doit en être simple, naturel et délicat.

La timide romance exhale mollement
Une plainte sans art, fille du sentiment ;
Elle aime à parcourir le domaine des larmes.
Et doit à l’élégie une part de ses charmes.
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La romance présente trop souvent un danger réel : c’est d’amollir le cœur et de l’accoutumer à une espèce de sensiblerie pour des choses futiles, et à une insensibilité trop fréquente pour des malheurs vraiment dignes de compassion.

240. La chanson n’a-t-elle pas une grande influence sur les peuples et en particulier sur les Français ?

La chanson, et surtout la chanson patriotique, a toujours exercé une grande influence sur les peuples ; plus d’une victoire même a dû être attribuée à des chansons guerrières. Chez nous, la chanson de Roland a servi jusqu’à la bataille de Poitiers, à animer le soldat dans le combat. Les sectaires et les révolutionnaires se sont souvent servis de la chanson comme moyen de propagande, depuis Arius, les Vaudois, les Albigeois, jusqu’à Luther et à la Révolution française qui s’est résumée dans la Marseillaise. De tous les peuples de l’Europe, le Français est celui dont le naturel est le plus porté à ce genre léger de poésie. La galanterie, le goût du plaisir, la vivacité, la gaieté, le penchant à la satire, qui nous caractérisent, ont produit des chansons ingénieuses dans tous les genres. Et cette disposition est ancienne, puisque Tacite disait des Germains, nos ancêtres : Cantilenis infortunia sua solantur.

Fille aimable de la folie,
La chanson naquit parmi nous ;
Souple et légère elle se plie
Au ton des sages et des fous.

On peut assurer, l’histoire à la main, qu’il n’y a pas eu en France un seul événement public, de quelque nature qu’il fût, qui n’ait été la matière d’un couplet ; et rien n’est plus vrai que ce vers :

Le Français rit de tout, même de ses malheurs.

Ainsi la Ligue et la Fronde firent éclore des milliers {p. 157}de chansons pleines de sel et de traits heureux. Celles du temps de Louis XIV ont plus de finesse et de grâce que les refrains de la Fronde, et le sel en est moins âcre. Quoi de plus plaisant et de plus gai que ce couplet sur Villeroi, fait prisonnier dans Crémone :

Palsembleu, la nouvelle est bonne,
Et notre bonheur sans égal :
Nous avons recouvré Crémone,
Et perdu notre général.

Ce tour d’esprit n’a rien perdu dans la suite, et est toujours resté le même en France : témoin ce couplet sur la déroute de Rosbach, si prompte et si imprévue ; c’est le général qui parle :

Mardi, mercredi, jeudi,
Sont trois jours de la semaine ;
Je m’assemblai le mardi ;
Mercredi, je fus en plaine :
Je fus battu le jeudi.
Mardi, mercredi, etc.

Nous aurions pu nommer, parmi les trouvères chansonniers du moyen-âge, Raoul de Coucy, mort au siège de Saint-Jean-d’Acre ; Maurice et Pierre de Craon, du xiie siècle ; Thibaut de Champagne et Audefroy-le-Bastard, du xiiie. Leurs chansons, aujourd’hui très recherchées, sont trop souvent licencieuses. Nous devons adresser le même reproche à notre chansonnier du xixe siècle, Béranger, qui, dans presque toutes ses poésies, outrage la morale et la religion.

§ VI. — De l’épithalame. §

241. Qu’est-ce que l’épithalame ?

L’épithalame (ἐπὶ, sur, θὰλαμος, lit nuptial) que nous croyons devoir ranger, à cause de son caractère et de son étendue, parmi les compositions {p. 158}lyriques, est un petit poème composé à l’occasion d’un mariage, pour louer les nouveaux époux et leur offrir des souhaits de félicité et de bonheur.

242. Combien distingue-t-on de parties essentielles dans l’épithalame ?

Il y a dans l’épithalame deux parties essentielles, que nous avons indiquées dans la définition : l’une comprend les louanges que l’on donne aux époux, à cause de leurs qualités et de leurs vertus ; l’autre les vœux que l’on forme pour leur bonheur. Ces louanges doivent être ingénieuses, mais naturelles, exprimées avec beaucoup de délicatesse, et accommodées au sexe, à la naissance, au rang et au mérite des personnes. Les vœux doivent se rapporter principalement à la douceur de l’union que forment les nouveaux époux, et aux fruits heureux qu’ils peuvent en attendre. Mais ils doivent toujours rester dans les limites de la vraisemblance.

243. Faites connaître les règles qui président à la composition de l’épithalame.

La meilleure manière de traiter le sujet d’un épithalame, est de le renfermer dans une fiction ou dans une allégorie. Les idées n’en sont alors que plus saillantes et plus poétiques. D’après certains auteurs, la mythologie sert à répandre de l’agrément dans ces sortes de poésies. Racine et Bernis ont mis cette règle en pratique dans leurs épithalames. Ces exemples nous touchent peu. Nous croyons qu’il serait beaucoup plus convenable, lorsqu’il s’agit de poètes et d’époux chrétiens, de substituer les idées si pures de notre religion et les personnages si augustes qu’elle nous apprend à vénérer et à invoquer, à toutes les friperies {p. 159}mythologiques dont le moindre inconvénient est de frapper par leur invraisemblance. Ce poème demande beaucoup de délicatesse dans les sentiments, et, dans le style, de la richesse, de l’élégance, de la fraîcheur, de la grâce et surtout de la variété. On peut prendre un ton noble et élevé, ou badin et enjoué. Cela dépend de la manière dont on envisage son sujet, ainsi que du rang et des personnes dont on chante l’union. Quant à la mesure et à la disposition des vers, il n’y a point de règles particulières pour l’épithalame. Tout ce que l’on peut dire à ce sujet, c’est qu’il y a ordinairement un ou deux vers intercalaires répétés par intervalles, et qui forment un espèce de refrain.

244. Quels sont les poètes qui se sont distingués en ce genre ?

L’épithalame remonte à la plus haute antiquité. Les anciens, en effet, célébraient leurs mariages, et surtout ceux de leurs princes, par des poésies lyriques ordinairement avec refrain, comme dans Catulle. La Bible nous fournit plusieurs modèles d’épithalames. Le Cantique des cantiques, qui a dû être composé à l’occasion du mariage de Salomon avec la fille du roi d’Égypte, a mérité d’être considéré par les Pères comme l’épithalame de l’anion de Jésus-Christ avec son Église. On donne la même signification mystique au psaume xliv, Eructavit cor meum verbum bonum…

Stésichore, né à Himère, en Sicile, vers l’an 612 avant Jésus-Christ, passe pour avoir été, chez les Grecs, l’inventeur de l’épithalame. Il ne reste presque rien de ses œuvres. On trouve dans les idylles de Théocrite l’épithalame supposé d’Hélène et de Ménélas, qui est très remarquable.

{p. 160}

Catulle est le premier poète latin qui ait exercé son talent en ce genre. Son épithalame réel de Manlius et de Vinie se distingue par la fraîcheur et la beauté du coloris ; mais il est regrettable qu’il n’ait pas toujours assez respecté la décence.

Ce genre a été cultivé par quelques-uns de nos poètes. Outre la Nymphe de la Seine, que Racine composa à l’occasion du mariage de Louis XIV avec Marie-Thérèse, et qui a plutôt la forme d’une ode que d’un épithalame, parce qu’il ne s’y trouve pas de vers intercalaires, on peut citer comme modèle l’épithalame que M. de Bernis fit, en 1745, sur le mariage du fils de Louis XV, le dauphin Louis, avec l’infante d’Espagne, Marie-Thérèse.

245. Nommez les principaux poètes lyriques.

Après les écrivains sacrés et surtout David qui, suivant saint Jérôme, peut nous tenir lieu de tous les Grecs et de tous les Latins, nous citerons : Anacréon et Pindare, chez les Grecs ; Horace, chez les Latins ; Malherbe, J. Racine, J.-B. Rousseau, Lefranc de Pompignan, Lebrun, Malfilâtre, Gilbert, André Chénier, Millevoye Casimir Delavigne, Alexandre Soumet, Béranger , Guiraud, Lamartine, Victor Hugo, Reboul et Turquéty chez nous ; Ossian, Thomas Gray, Thomas Campbell, Georges Byron et Thomas Moore, en Angleterre ; Pétrarque et Manzoni, en Italie ; Ponce de Léon, Héréra, Mélindez, Quintana et Arriaza, en Espagne ; et chez les Allemands, Martin Opitz, Weckerlin, Flemming, Albert de Haller, Klopstock, Ewald de Kleist, Herder, Bürger, Gœthe, Léopold de Stolberg, Schiller, Novalis, Zedlitz, Théodore Kœrner, Grün, Auguste et Adolphe Stœber.

{p. 161}
Chapitre II.
Du genre didactique. §

246. Que faut-il entendre par genre didactique ?

On entend par genre didactique le genre de poésie qui s’adresse principalement à la raison pour l’éclairer. C’est un tissu de préceptes, une suite de principes revêtus de l’expression et de l’harmonie de la poésie, ou au moins une instruction recouverte d’un voile qui déguise les leçons de l’auteur. Ce genre embrasse tout ce qui forme le domaine de l’intelligence, comme les sciences, les arts, la morale et même les dogmes de la religion.

247. Quel est le but de la poésie didactique ?

La poésie didactique, comme l’indique son nom (διδάσκειν, enseigner), a pour but d’instruire et de communiquer des connaissances utiles. Sans doute, le but final que doivent se proposer tous les genres de poésie et même toutes les compositions littéraires, doit être de faire une impression utile sur l’esprit de ceux qui les lisent. Mais, dans les autres genres, l’instruction n’est que le but secondaire ; tandis que, dans la poésie didactique, elle est le but principal, soit que le poète arrive à ce but directement, comme dans le poème {p. 162}didactique régulier, soit qu’il fasse un détour pour y arriver plus sûrement, comme dans l’apologue, le conte, etc.

248. Quelle est l’étendue du genre didactique ?

Les ouvrages qui rentrent dans ce genre sont susceptibles de différentes formes. Le poète peut faire choix d’un sujet instructif, comme la religion, l’agriculture, la poésie, les saisons, et le traiter d’une manière régulière ; c’est ce qui a lieu dans le poème didactique proprement dit, et dans le poème descriptif. Il peut aussi, sans faire un ouvrage régulier, s’élever dans un discours contre certains vices et certains ridicules, comme dans la satire ; ou présenter des réflexions morales sur les caractères des hommes et sur les faits qui se sont accomplis sous ses yeux, comme dans l’épître ; ou enfin cacher l’instruction sous le voile de la fiction, comme dans l’apologue, le conte et la métamorphose. Ces diverses manières d’instruire sont toutes comprises sous la dénomination de poésie didactique. Nous consacrerons les sept articles suivants à l’examen de ces différents poèmes.

Article Ier.
Du poème didactique proprement dit §

249. Qu’est-ce que le poème didactique proprement dit ?

Le poème didactique ou philosophique proprement dit, qui occupe le plus haut rang dans ce genre, est un traité régulier roulant sur un sujet religieux, philosophique, scientifique ou littéraire, {p. 163}grave, important et utile. C’est un exposé poétique de principes, soit de morale, soit de métaphysique, ou bien des règles d’un art ou d’une science. Dans le premier cas, on raisonne, ou cite des autorités, des exemples, on tire des conséquences. C’est le poème philosophique : par exemple, l’ouvrage de Lucrèce. Dans le second, on fait connaître des observations relatives à la pratique. Nous pouvons citer en ce genre les Géorgiques, de Virgile, l’Art poétique d’Horace, celui de Boileau, etc. Ainsi, le devoir de l’écrivain, dans le poème didactique proprement dit, est d’instruire sans donner à son instruction une forme allégorique, sans la couvrir du voile de la fiction. Cependant son ouvrage ne serait point un vrai poème, si cette instruction n’était animée, embellie de l’éclat et du coloris poétique.

250. La poésie didactique présente-t-elle des avantages sur les traités en prose ?

La poésie offre, en ce genre, des avantages sensibles sur la prose. Le charme de la versification rend l’instruction plus agréable ; les descriptions, les épisodes et autres ornements qu’elle admet, occupent et flattent l’imagination ; les vers enfin gravent plus profondément dans la mémoire les circonstances les plus importantes du sujet. Car c’est merveille, dit saint François de Sales, combien les discours resserrés dans les lois des vers ont de pouvoir pour pénétrer les cœurs et assujétir la mémoire. Aussi voit-on la poésie prêter ses ornements et sa forme aux plus anciens traités didactiques. Tels sont les Proverbes, l’Ecclésiaste, de Salomon, les Travaux et les Jours, d’Hésiode, etc. Ce genre est donc pour le poète une carrière honorable, où peuvent briller à la fois son génie, son savoir et son jugement.

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251. Quelles sont les qualités d’un bon poème didactique ?

Les qualités du poème didactique peuvent se réduire à trois : le choix d’un sujet utile, intéressant et susceptible de recevoir les ornements de la poésie ; la bonne disposition des matières et un ordre naturel, sans être rigoureux, dans l’enchaînement des idées ; enfin, la beauté de l’élocution, pour faire disparaître autant que possible la sécheresse et la monotonie des préceptes. Ainsi, la solidité et l’intérêt du fond, l’ordre dans le plan, l’agrément de la forme, telles sont les qualités d’un bon poème didactique.

252. Montrez que le fond du poème didactique doit être solide.

La première règle du poème didactique est de lui donner un fond solide, important et instructif, parce que sans cela il ne pourrait pas intéresser. C’est une chose déplorable de voir dans le poème de Lucrèce, De Natura rerum, tant et de si belle poésie employée à développer le détestable système d’Épicure. Virgile, plus modeste dans le choix de son sujet, semble n’avoir voulu qu’instruire le cultivateur ; mais il l’a honoré, et il a élevé à l’agriculture le plus beau monument que le premier des arts agréables pût élever au premier des arts nécessaires. Les sujets arides et rebutants doivent être écartés, comme n’offrant pas assez d’intérêt pour le lecteur, et comme dénués de ressources pour le poète même le plus inspiré. Ce qu’il faut donc d’abord au poète didactique, c’est, avec un fond solide et susceptible d’ornements, beaucoup d’exactitude dans la doctrine, c’est-à-dire des données sûres et des notions précises sur le sujet que l’on traite. Quant aux détails, il faut faire un choix {p. 165}judicieux, et sacrifier ce que l’on désespère d’embellir par les vers :

………………………………………………… et quæ
Desperat tractata nitescere posse, relinquit.

253. L’ordre est-il nécessaire au poème didactique ?

La méthode, la clarté, l’ordre sont essentiellement requis pour le poème didactique ; non à la vérité sous une forme aussi stricte que dans les traités écrits en prose, mais de manière cependant à montrer clairement au lecteur la suite et l’enchaînement des idées. Il faut donc que le poète dispose et conduise sa matière de sorte que les principaux objets qu’il traite soient exactement distingués entre eux, et se trouvent à leur place respective. Tous les ouvrages, et surtout ceux qui ont pour but d’instruire, tirent leur prix de la raison. Or, il n’est guère possible qu’il y ait de la raison où il n’y a ni ordre ni méthode. Tout poème didactique exige un ordre du moins général, une méthode qui, en offrant les différents préceptes enchaînés sans confusion, donne en même temps la facilité de les mieux saisir et de les mieux goûter. Lorsque ce poème a pour objet la morale ou quelque science, il demande un ordre plus exact, une méthode plus sensible que celui où l’on traite des arts soit libéraux, soit mécaniques ; parce que, dans le premier, le poète doit raisonner, discuter et approfondir sa matière. Il faut que tout y tende à porter la plus vive lumière et la plus forte conviction dans les esprits. Les principes doivent y être exposés avec tant de netteté et de précision, les preuves si bien choisies, et si bien arrangées, les conséquences si bien déduites, enfin toutes les parties si bien rapprochées et si bien liées, que le lecteur, entraîné par le poète, ne puisse jamais perdre le fil de son raisonnement. C’est ce qu’on peut voir dans le poème de la Religion, de L. Racine.

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254. L’ordre requis pour le poème didactique exclut-il les épisodes et les descriptions ?

L’ordre que demande le poème didactique n’exclut pas cependant les épisodes et les descriptions. Les poètes jouissent même, sons ce rapport, d’une grande liberté. Une instruction longtemps soutenue nous lasse, surtout dans un ouvrage de poésie, où l’on vent toujours trouver quelque délassement pour l’esprit. Le grand art, pour intéresser dans un poème didactique, est de reposer et d’amuser le lecteur, en liant au sujet quelques épisodes agréables propres à donner plus d’éclat à l’ouvrage. Ces parties du poème sont toujours celles que l’on connaît le mieux, et qui contribuent le plus à la réputation de l’auteur. Les beautés les plus éclatantes des Géorgiques sont répandues dans des digressions de cette nature, où le génie du poète a pu se déployer en liberté : tels sont les prodiges qui accompagnèrent la mort de Jules César, les louanges de l’Italie, le bonheur de la vie champêtre, la fable d’Aristée et l’histoire touchante d’Orphée et d’Eurydice. De même, dans Lucrèce, les passages les plus beaux et les plus goûtés sont ses digressions sur les maux qu’enfante la superstition, la description de la peste, et plusieurs éclaircissements amenés d’une manière incidente, écrits avec une rare élégance, et embellis par les charmes d’une versification pleine de douceur et d’harmonie.

255. A quelles conditions les épisodes sont-ils admis dans le poème didactique ?

Il n’y a, dans tout le domaine de la poésie, aucun sujet agréable et descriptif qu’un poète didactique, doué du génie de son art, ne puisse s’approprier et introduire dans son ouvrage, pourvu toutefois que de tels épisodes réunissent certaines conditions. Ils doivent naître naturellement du sujet, ne pas être d’une {p. 167}longueur disproportionnée, afin de ne pas absorber l’attention au détriment du sujet principal, et de ne pas briser la liaison naturelle des leçons et des règles. De plus, l’auteur doit s’efforcer de rattacher avec art les épisodes à ce qui précède et à ce qui suit, et faire en sorte de redescendre avec grâce au style simple, après s’être élevé au style poétique et figuré, tempéré ou sublime. L’art de lier les épisodes à son sujet est, pour le poète didactique, un objet de grande importance. Virgile excelle à cet égard. Dans la description de la mort de César, véritable modèle d’épisode, le poète, au moment où il semble avoir tout à fait abandonné ses cultivateurs, revient à eux par une tournure naturelle, en profitant, pour terminer sa digression, de quelque circonstance liée aux travaux des champs : Scilicet et tempus…

Nous citerons seulement, comme exemple de description : l’Orage, par Saint-Lambert ; et comme modèle d’épisode, la destruction de l’armée de Cambyse dans les sables de la Libye, par Delille.

256. Qu’avez-vous à dire sur la beauté de l’élocution ?

Une autre qualité du poème didactique, c’est la variété et la richesse de la forme. Sans doute, le principal mérite de ce genre de poésie consiste dans la justesse des pensées, la solidité des principes, la convenance et la clarté des explications et des exemples. Mais si le poète doit instruire, il faut qu’il anime l’instruction en offrant à l’imagination des figures et des circonstances qui lui plaisent, qui lui dérobent la sécheresse du sujet, et le couvrent en quelque sorte d’un vernis poétique ; il faut qu’il relève tout ce qu’il dit par le choix des épithètes, l’emploi des termes métaphoriques, l’harmonie et la vivacité des tours, la hardiesse et l’éclat des figures, en un mot, par tout ce que le style poétique a d’attrayant et d’enchanteur. Virgile embellit des {p. 168}couleurs les plus agréables tous les préceptes qu’il donne dans ses Géorgiques. On peut voir principalement ce qu’il dit sur la culture de la vigne :

Seminibus positis… et ramos compesce fluentes.

Il possède l’art d’embellir les plus petits détails. Ainsi, au lien de dire au laboureur en langage ordinaire qu’il n’aura qu’une mauvaise récolte, s’il néglige certains soins de culture, il lui annonce ainsi le sort qui le menace :

Heu ! magnum alterius frustra spectabis acervum,
Concussaque famem in silvis solabere quercu.

257. Comment faut-il parler des objets bas et repoussants ?

Quelquefois le poète est obligé d’entrer dans les détails les plus minutieux, de parler d’objets ignobles, bas, et même dégoûtants. Il faut alors qu’il connaisse toutes les richesses de la langue dans laquelle il écrit, pour exprimer ces objets avec une élégante noblesse. C’est ce qu’a fait Rosset dans ces vers sur le fumier, tirés de son poème sur l’agriculture :

Des restes les plus vils se forme cet engrais,
Qui va porter la vie au fond de vos guérets.
Des animaux divers la féconde litière
Est des amendements la plus riche matière.
Pour les multiplier ajoutez aux premiers
La dépouille des bois, la cendre des foyers.
Ces amas précieux se mêlent et s’unissent,
Et de l’astre du jour les ardeurs les mûrissent.
Ainsi, par d’heureux soins toujours entretenus,
Tour à tour aux guérets ils portent leurs tributs.

258. Comment faut-il développer les vérités métaphysiques ?

Quand le poète vent établir des principes de morale ou de physique, il doit, sans manquer en aucune manière à l’exactitude et à la précision, les orner de toutes {p. 169}les images, de toutes les comparaisons, de toutes les figures propres à donner de l’intérêt et de l’agrément à sa composition. Le P. Boscovich, jésuite, en offre un bel exemple dans son poème intitulé les Éclipses, lorsqu’il décrit les couleurs qu’offrent à nos yeux les fils de la lumière séparés par la réfraction.

Si le poète didactique se propose de développer les vérités abstraites de la métaphysique, c’est alors qu’il doit épuiser toutes les ressources de son art, pour faire naître des fleurs dans ce fond aride et semé d’épines. Toutes les parties de son ouvrage réuniront l’agréable et le solide, de manière que l’un ne nuise point à l’autre. En s’attachant à la justesse et à la profondeur des pensées, l’écrivain ne doit point négliger les ornements poétiques ; et ces ornements, loin d’affaiblir et d’énerver ses pensées, ne doivent servir, au contraire, qu’à les rendre plus vives, plus frappantes et plus lumineuses. On peut voir avec quelle précision, avec quelle solidité, et en même temps avec quel charme de poésie L. Racine établit l’immortalité de l’âme dans son poème de la Religion.

259. Comment les préceptes doivent-ils être présentés dans le poème didactique ?

Il y a plusieurs manières de présenter les préceptes. Le plus souvent, on suit cette règle d’Horace : Quidquid præcipies, esto brevis. C’est la brièveté qui plaît surtout, et qui frappe dans ce genre. Cette brièveté, quand elle est jointe à la clarté, comme Horace le suppose, a plusieurs avantages. On saisit mieux le précepte, on l’apprend plus aisément, et on le retient exactement et pour toujours :

                 … Ut cito dicta
Percipiant animi dociles teneantque fideles.
Verba sapientium sicut stimuli, et quasi clavi in altum defixi.
Eccles., xii, 11.
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Une autre manière plus poétique et plus propre à embellir ce genre, consiste à peindre les préceptes, c’est-à-dire à les présenter sous forme d’images, et à les revêtir des couleurs naturelles du sujet, ou bien à accompagner le précepte d’une description, d’un exemple que l’on place tantôt avant, tantôt après. C’est ce que fait très souvent Virgile dans ses Géorgiques. Veut-il dire qu’il faut commencer les travaux de la campagne avec le printemps, et donner quatre labours à une terre, il présente aussitôt des images qui sont les préceptes mêmes :

Vere novo… ruperunt horrea messes.
(Géorg. I, 43.)

Parle-t-il du choix des chevaux, il en fait la plus vive et la plus magnifique description, comme on peut le voir au commencement du livre III.

260. Qu’avez-vous à dire sur la marche, le style et la versification du poème didactique ?

Plus la marche du poème didactique parait unie et monotone, plus le poète doit s’appliquer à le varier dans ses formes, à l’enrichir dans ses détails, à y répandre la chaleur et la vie, et à rendre au moins élégant, rapide et facile, ce qui ne peut être animé. Mais un excès opposé à la langueur et à la sécheresse serait d’y employer le ton et le langage de l’épopée, de l’ode et de la tragédie. L’éloquence en doit être du genre tempéré ; la poésie, d’un caractère noble, mais sage et modeste, au-dessus de l’épître, au-dessous du poème inspiré. Dans ce genre de poésie, le rôle du poète est celui d’un sage dont on écoute les leçons. Du reste, la différence qui existe entre le style de l’Énéide et celui des Géorgiques suffira pour faire comprendre {p. 171}ce qui précède. La versification doit être en rapport avec le caractère du poème. Celui-ci, étant ordinairement grave et sérieux, demande presque toujours le vers hexamètre.

261. Quels sont les poètes didactiques les plus célèbres ?

Chez les Hébreux, Salomon a composé les Proverbes et l’Ecclésiaste ; Jésus, fils de Sirach, est l’auteur de l’Ecclésiastique. Quant au livre de la Sagesse, que plusieurs Pères ont attribué à Salomon, il est d’un auteur inconnu.

Nous mentionnerons, chez les Grecs, Hésiode, qui nous a laissé les Travaux et les Jours et la Théogonie, et Aratus, auteur des Phénomènes célestes ; chez les Latins, Lucrèce, Virgile et Horace ; enfin, chez les modernes, Vida, Boileau, Dufresnoy, le Père Rapin, le cardinal de Polignac, Sanlecque, les Pères Vannière, Brumoi et Doissin, Louis Racine, le Père Boscovich, Pope, auteur de l’Essai sur l’homme et de l’Essai sur la critique, Rosset, Delille, Chênedollé.

Article II.
Du poème descriptif §

262. Qu’est-ce que le poème descriptif ?

Le poème descriptif consiste, non dans une action continue, comme l’épopée, le drame, la fable, etc., mais dans une série de tableaux rangés de manière à former une espèce de galerie, tableaux qui ne sont liés ensemble que par une idée, un sentiment moral, quoiqu’ils concourent au même but. C’est ce but qui pourra seul donner quelque unité au {p. 172}poème. Dans ce genre, le poète ne peut donc guère avoir le mérite d’ensemble, si ce n’est cependant celui d’une contexture habile, qui sauve les lacunes par les transitions, et qui dispose les tableaux de la manière la plus intéressante.

263. Le genre descriptif est-il aussi élevé que le poème didactique ?

Le but avoué du poème didactique est d’instruire ; ici, l’auteur a directement en vue d’amuser et de plaire. Le poème didactique, comme toute composition sérieuse, doit former un ensemble, un tout dont les parties soient liées, dont le milieu réponde an commencement et la fin au milieu, d’après le précepte d’Aristote et d’Horace. Or, le poème descriptif est loin de briller par l’ordre et l’ensemble, puisqu’il se compose de morceaux détachés. Il peut renfermer des beautés, mais des beautés qui sont affaiblies, sinon détruites par leur succession monotone ou leur discordant assemblage. Chacune de ses descriptions pourrait plaire, si elle était seule ; elle ressemblerait du moins à un tableau de paysage. Mais cent descriptions de suite ne ressemblent qu’à un rouleau où les études d’un peintre seraient collées l’une à l’autre.

264. Quelles doivent être les règles du poème descriptif ?

Le poème descriptif, qui implique plutôt une suite d’études poétiques qu’un plan correct et complet, doit plaire par la richesse de l’imagination et la fidélité des peintures. Il demande que les circonstances soient habilement choisies. D’abord, il faut éviter d’employer celles qui sont vulgaires et communes ; mais choisir au contraire celles qui offrent quelque chose de neuf et d’original, qui peuvent saisir l’imagination et exciter l’intérêt. {p. 173}En second lieu, il convient de s’attacher aux circonstances les plus propres à caractériser l’objet décrit, à en marquer les traits d’une manière forte et prononcée. Une description qui ne comprend que des qualités générales, ne peut être bonne ; car une idée abstraite n’est pas toujours facile à concevoir, et les caractères particuliers donnent seuls des idées distinctes. En troisième lieu, toutes les circonstances qu’on emploie dans une description doivent être uniformes et tendre au même but ; ainsi, lorsqu’on décrit un objet grand, toutes les circonstances que l’on met en vue doivent tendre à l’agrandir ; et si l’on décrit un objet agréable et brillant, elles doivent tendre à l’embellir, afin que l’impression faite sur l’imagination soit toute dans le même sens, et complète. Enfin, elles doivent être exprimées avec concision et avec simplicité. L’exagération et les longueurs affaiblissent toujours l’impression : on est plus vif lorsqu’on est bref.

265. Quel est, d’après Delille, le grand art d’intéresser dans le genre descriptif ?

N’allez pas, dit Delille,

            Toujours peindre et toujours décrire :
Dans l’art d’intéresser consiste l’art d’écrire.
Souvent dans vos tableaux placez des spectateurs,
Sur la scène des champs amenez des acteurs ;
Cet art de l’intérêt est la source féconde.
Oui, l’homme aux yeux de l’homme est l’ornement du monde.
Les lieux les plus riants sans lui nous touchent peu ;
C’est un temple désert qui demande son dieu ;
Avec lui mouvement, plaisir, gaîté, culture,
Tout renaît, tout revit : ainsi qu’à la nature
La présence de l’homme est nécessaire aux arts ;
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C’est lui dans vos tableaux que cherchent nos regards.
Que si l’homme est absent de vos tableaux rustiques,
Quel peuple d’animaux sauvages, domestiques,
Courageux ou craintifs, rebelles ou soumis,
Esclaves patients ou généreux amis,
Dont le lait vous nourrit, dont vous filez la laine,
D’acteurs intéressants vient d’occuper la scène !…
Il est d’autres secrets : quelquefois à nos yeux
D’aimables souvenirs embellissent les lieux.
J’aime en vos vers ce riche et brillant paysage ;
Mais si vous ajoutez : « Là de mon premier âge
Coulèrent les moments ; là, je sentis s’ouvrir
Mes yeux à la lumière et mon cœur au plaisir ; »
Alors vous réveillez un souvenir que j’aime.

266. Quelle a été l’origine du poème descriptif ? Haller et Kleist.

Le poème descriptif, tel que nous venons de le définir, n’était pas connu des anciens. Ils employaient assez souvent des descriptions dans leurs poèmes didactiques, pour délasser l’esprit du lecteur, comme nous l’avons vu précédemment ; mais jamais ils ne décrivaient uniquement pour décrire, en passant d’un objet à un autre, sans autre cause que la mobilité du regard et de la pensée, et sans antre liaison que des transitions souvent plus apparentes que réelles. Dans les temps modernes, ce qui n’était autrefois que l’accessoire est devenu le principal ; et la poésie descriptive a envahi le genre didactique au point de l’absorber entièrement dans certaines compositions. Ce genre tout moderne a pris naissance en Allemagne, où Haller et Kleist le mirent à la mode. Albert de Haller, né en 1708, à Berne, et mort en 1777 dans la même ville, a laissé de nombreux écrits en prose et en vers, et en particulier un poème célèbre, les Alpes, composition descriptive pleine de sentiment et de goût, riche en image et en poésie, et qui, avec le Printemps, de Kleist, a servi de modèle au genre. — Ewald Christian de Kleist, né en 1715, à {p. 175}Zœblin, en Poméranie, et mort en 1759 sur le champ de bataille de Kunnersdorf, s’est immortalisé par ses poésies lyriques et pastorales, et surtout par le poème qui a pour titre le Printemps, où l’on trouve une peinture fidèle et animée des beautés de la nature. Cet ouvrage a valu à son auteur le nom de Chantre du printemps. On y remarque la Ferme et le Paysage. Parmi les poètes descriptifs, nous nommerons l’anglais Thompson ; et, chez nous, Saint-Lambert, de Bernis, Delille, Boucher et Michaud.

Article III.
De la satire §

267. Qu’est-ce que la satire ?

La satire est un petit poème, un discours en vers dans lequel on attaque directement les vices, les ridicules et le mauvais goût, pour corriger les hommes, ou au moins pour empêcher les erreurs, les travers et les faux jugements de devenir funestes en se propageant. Le caractère de la satire est donc en même temps moral et littéraire.

268. Quel est le but de la satire ?

Combattre en général les vices et les mœurs corrompues, lutter contre les travers et les ridicules de la société, pour venger la morale et la raison, critiquer sans amertume et sans partialité les ouvrages d’esprit, les faux principes et les sophismes, pour venger le goût, sans jamais flétrir ni humilier les personnes, voilà le triple but, le véritable objet de la satire. Renfermé dans ses justes bornes, ce genre de poésie ne peut qu’être {p. 176}utile à la société et aux lettres ; car, dit Boileau :

La satire, en leçons et nouveautés fertile
Sait seule assaisonner le plaisant et rutile,
Et, d’un vers qu’elle épure aux rayons du bon sens,
Détromper les esprits des préjugés du temps.
Elle seule, bravant l’orgueil et l’injustice,
Va jusque sous le dais faire pâlir le vice,
Et souvent, sans rien craindre, à l’aide d’un bon mot,
Peut venger la raison des attentats d’un sot.

L’odieux que peut avoir la satire, et qu’elle n’a que trop souvent, n’est donc point inhérent à ce genre de poésie ; il ne se trouve que dans l’abus qu’on en fait.

269. Combien y a-t-il de sortes de satire ?

Comme il y a deux sortes de vices et de défauts, les uns plus blâmables et plus graves, les autres plus légers et plus tolérables, il y a aussi deux sortes de satire : la satire sérieuse ou virulente, et la satire enjouée ou badine.

270. Qu’est-ce que la satire sérieuse ?

La satire sérieuse ou virulente prend un ton grave, mordant et caustique ; elle se déchaîne avec force contre les vices et les erreurs les plus condamnables. Elle tient de la tragédie : Grande Sophocleo carmen bacchatur hiatu. C’est la satire de Juvénal, lequel doit uniquement sa verve, comme il le dit lui-même, à l’indignation et à la colère qu’excitent en lui les infamies et la corruption de son siècle : Facit indignatio versum.

D’un siècle corrompu la publique impudence
De l’ardent Juvénal souleva l’éloquence :
De mouvementé heureux tous ses vers animés
D’un cœur vraiment ému jaillissent enflammés.
{p. 177}
Dans ses hideux tableaux Rome entière respire :
Le juge vend la loi, le Sénat vend l’Empire.

Ce genre de satire demande un style ferme, plein et nerveux.

271. Qu’est-ce que la satire badine ?

La satire badine on enjouée prend un ton piquant et léger ; elle critique, en plaisantant, les ridicules, les faiblesses du cœur, et les erreurs du goût et de la raison ; elle se borne à la raillerie, regardant ce moyen comme plus efficace et plus convenable que la colère, pour arriver à son but. Elle tient de la comédie et se contente de jouer autour du cœur humain sans chercher à le sonder :

Circum præcordia ludit.

C’est le genre d’Horace, qui se contente de plaisanter et do ridiculiser ceux qu’il veut combattre.

Il sait, de la satire ennoblissant l’usage,
Railler en honnête homme et badiner en sage ;
Et ses charmants écrits, retenus du lecteur,
Sont toujours d’un poète et jamais d’un rhéteur.

La satire badine veut un style fin, agréable et enjoué. Quelque ton que prenne le poète, le style doit toujours être simple, naturel et facile, et jamais froid, pas même dans les sujets philosophiques ; les pensées doivent être vives, pressées, d’une vérité frappante, et enchaînées avec grâce ; les préceptes sages, solides, clairs et lumineux.

272. Que faut-il observer dans la satire des mœurs ?

Pour que la satire soit un genre d écrire vraiment honnête et recommandable, il faut qu’elle {p. 178}soit générale et réglée par les bienséances. Les vices de l’humanité y seront représentés par des peintures vives et naturelles, par des caractères exprimés avec vérité, des portraits finis, à condition que l’innocence et la pudeur ne seront pas blessées, et que les personnes no seront pas désignées, ni surtout nommées, au moins de leur vivant. Il n’y a d’exception à cette dernière règle, qui est dictée par la charité, que dans quelques circonstances extraordinaires, lorsque la conscience outragée réclame une flétrissure pour quelque scandale éclatant. En effet, le but de la satire est de corriger les hommes, et non de les humilier et de les flétrir. C’est ce que Boileau a sagement prescrit dans ces vers, qu’il a quelquefois oubliés dans la pratique :

L’ardeur de se montrer et non pas de médire,
Arma la vérité du vers de la satire.

273. Quelles sont les règles de la satire contre les ridicules et les travers ?

Le vice n’est pas seul exposé aux traits de la satire ; les ridicules et les travers, quoique moins hideux que le vice, peuvent cependant avoir des conséquences fâcheuses. Provoquant la moquerie et la risée, le ridicule nuit aux qualités les plus solides, et diminue même l’influence que donne la vertu. Il ne peut donc manquer de tomber dans le domaine de la satire. Le poète alors expose dans tout leur jour les ridicules et les travers moraux ou sociaux, et souvent ses traits sont d’une grande vigueur, comme dans l’exemple suivant, où l’on vent flétrir la mauvaise plaisanterie :

Quelle gloire, eu effet, pour tout être qui pense,
De vieillir dans des jeux d’enfantine démence,
{p. 179}
D’avilir son esprit, noble présent des dieux,
Au rôle indigne et plat d’un farceur ennuyeux,
Qui, payant son écot en équivoques fades,
Envie à Taconet l’honneur de ses parades ;
Et même en cheveux gris, parasite bouffon,
Transporte ses tréteaux chez les gens de bon ton !

Nous citerons en ce genre les satires sur la noblesse, d’Horace, de Juvénal et de Boileau. Celle de ce dernier surtout est remarquable par une grande force de raison et une grande vigueur de style.

Ici encore il faut que la charité chrétienne inspire à l’auteur satirique la prudence et la discrétion dont il a besoin ; et qu’il ne perde pas de vue ce qu’a dit un poète de la difficulté de cicatriser les blessures faites à l’amour-propre :

L’amour-propre offensé ne pardonne jamais.

274. Quel est le devoir du poète satirique quand il attaque les mauvais ouvrages ?

Lorsque le poète satirique s’érige en censeur des ouvrages d’esprit, il faut que, dirigé par un goût sûr, il se montre toujours sans amertume, sans passion, sans partialité et sans prévention. Il est fâcheux pour la gloire de Boileau, dont la critique est ordinairement saine, qu’il se soit laissé entraîner par la prévention contre le Tasse et Quinault.

Le poète, ayant pour but de conserver pures les idées du bon et du vrai dans les ouvrages d’esprit et de goût, et étant dans l’obligation de précautionner ses lecteurs contre les ridicules et les travers en matière littéraire, doit indiquer les sources où on pourrait les puiser, et peut par conséquent nommer les ouvrages. Mais il s’interdira les personnalités, et ne parlera jamais des auteurs : les règles de la bienséance l’exigent. Boileau a quelquefois violé ces règles ; il a pris plaisir à tourner en ridicule l’indigence de quelques écrivains {p. 180}médiocres de son temps ; et en cela il ne doit pas être imité. Ainsi le poète satirique doit éviter les personne· lités, la prévention dans ses jugements, et faire disparaître ce que la critique a toujours de désagréable sous l’urbanité du reproche.

275. Quelle peut être l’utilité de la satire ?

Sans doute la satire, entre les mains d’un homme de talent, peut faire une rude guerre au mauvais goût, et réprimer, au moins en partie, les scandales littéraires ; sans doute elle peut, sinon faire tomber tous les ridicules, au moins en diminuer le nombre ; elle pourra même faire rougir le vice, et peut-être lui arracher de loin en loin quelques victimes. Mais il faut avouer que la satire a peu de pouvoir contre ce dernier ennemi. Le vice tient au cœur par des racines trop profondes pour céder aux seules attaques de l’indignation et du ridicule. La religion, parlant au nom du ciel, possède seule une autorité assez puissante pour flétrir les mauvaises mœurs et arrêter les débordements des passions. Ce genre offre donc peu d’utilité contre les grands désordres moraux, et ne peut compter que sur des résultats très minimes pour la réforme des mœurs. Il présente même, à ce point de vue, des dangers assez graves.

276. Quels sont les dangers que présente la satire ?

Le poète qui préconise la vertu et qui attaque en général les mauvaises mœurs, mérite sans doute les plus grands éloges. Mais sa mission n’est pas exempte de dangers. Le récit des désordres et la peinture des vices deviennent hideux, blessent la pudeur sans corriger la licence, et {p. 181}effraient l’innocence, lorsque ces scandales sont exposés à la vue dans toute leur crudité. Juvénal a peint des vices honteux et poursuivi de grands scandales ; mais ses satires ne sont pas des leçons de vertu : il y a des choses qu’il ne faut pas montrer aux hommes, de peur de leur apprendre les secrets de la dépravation. Aussi Juvénal n’a pas réussi à corriger son siècle. Un autre danger, que nous avons déjà signalé, c’est de tomber, comme l’a fait Boileau, dans des personnalités toujours dangereuses. Ces inconvénients sont tels que des hommes graves et sérieux ont blâmé la satire en elle-même, ou au moins ont mis en doute son utilité.

277. Qu’est-ce que l’iambe ?

L’iambe est une satire amère et passionnée dans un rythme qui rappelle la marche rapide de l’iambe chez les anciens. Les iambes, chez les Grecs et chez les Latins, étaient ordinairement d’usage dans le style mordant de la satire :

Archilochum proprio rabies armavit iambo.

Chez nous, ce rythme, créé par André Chénier, se compose de vers de douze syllabes suivi du vers de huit avec croisement de rimes. Ce mètre répond à l’allure d’Horace dans son ode sur les discordes civiles de Rome. Il donne des phrases coupées, haletantes et respirant une grande énergie. André Chénier a laissé quelques iambes sur la tyrannie révolutionnaire. Quelques auteurs placent ces pièces poétiques parmi les dithyrambes, parce qu’elles respirent un sentiment très fort ; {p. 182}mais elles trouvent plus naturellement place ici à cause de leur titre, et surtout à cause de leur ardente énergie. M. Auguste Barbier, d’Orléans, a également donné le nom d’Iambes à un ouvrage satirique, dans lequel il imite Chénier, sans s’astreindre toutefois à suivre toujours le même rythme.

278. Citez un exemple de ce genre de satire.

Voici un fragment de l’iambe à Melpomène. Dans ce morceau, plein de vigueur et de nerf, M. Barbier recherche quels sont les plus coupables, des écrivains irréligieux et corrupteurs, ou des hommes du peuple que la misère pousse à la révolte :

Ces hommes de ruine et de destruction
Ne souffrent pas le vent de la corruption.
Leur bras n’atteint jamais que lande matière ;
Ils ébranlent le marbre, ils attaquent la pierre,
Et quand le mur battu tombe sur le côté,
Leur torrent passe et fuit, comme un torrent d’été.
Mais les hommes pervers, mais les hommes coupables
Dont le pied grave au sol des traces plus durables,
Ce sont tous ces auteurs qui, le scalpel en main,
Cherchent, les yeux ardents, au fond du cœur humain,
La fibre la plus vive, et la plus sale veine,
Pour en faire jaillir des flots d’or à main pleine.
Les uns vont calculant, du fond du cabinet,
D’un spectacle hideux le produit brut et net ;
D’autres aux ris du peuple, aux brocards de l’école
Promènent sans pitié l’encensoir et l’étole !
……………………………………………………………………
Ils ne savent donc pas ces vulgaires rimeurs,
Quelle force ont les arts pour corrompre les mœurs :
Ils ne savent donc pas que leurs plumes grossières
Referment les sillons tracés par les lumières,
Combien il est affreux d’empoisonner le bien,
Et de porter le nom de mauvais citoyen.
Non, le gain les excite, et l’argent les enfièvre,
L’argent leur clôt les yeux et leur noircit la lèvre ;
{p. 183}
L’argent, l’argent fatal, dernier dieu des humains,
Les prend par les cheveux, les secoue à deux mains,
Les pousse dans le mal, et pour un vil salaire,
Leur mettrait les deux pieds sur le corps de leur père.
Article IV.
De l’épître §

279. Qu’est-ce que l’épître ?

Le seul nom d’épître (Ἐπιστέλλειν, envoyer une missive) dit assez que ce petit poème n’est autre chose qu’une lettre écrite en vers. Il n’est point de genre de poésie plus libre, soit dans le choix des sujets, soit dans le choix du style, qui peut prendre tous les tons, s’élever jusqu’au sublime et descendre jusqu’au familier.

280. Quelles sont les règles de l’épître ?

L’épître a ses règles comme lettre, et ce sont les mêmes que celles du style épistolaire. La lettre, qui consiste dans un entretien par écrit entre deux personnes éloignées, demande du naturel, de la facilité, de l’abandon, mais aussi de la correction et de l’exactitude. Le style de la lettre est simple, seulement plus ou moins léger, plus sérieux et plus enjoué, plus libre, plus familier ou plus réservé, plus modeste, plus respectueux, selon les convenances.

Les règles de l’épître comme lettre en vers se réduisent aux suivantes : que la réflexion et le travail s’y montrent plus que dans la lettre, et qu’elle ait au moins un degré ou de force ou d’élégance, en un mot, un degré de soin au-dessus de {p. 184}celui qu’elle aurait eu si on ne l’eût mise qu’en prose. L’épître n’a point de style déterminé ; elle prend le ton de son sujet, et s’élève ou s’abaisse suivant le caractère des personnes. C’est ainsi que l’épître de Boileau à son jardinier exigeait le style le plus naturel, tandis que l’épître à Louis XIV sur le passage du Rhin, demandait le style le plus héroïque.

281. Quelle est la matière de l’épître ?

L’épître peut embrasser toute espèce de sujets. On y peut traiter de la morale, de la littérature, des grandes passions, s’y livrer à des sentiments doux et affectueux, peindre les mœurs et les ridicules, plaisanter, disserter, philosopher, enseigner, louer, blâmer, raconter, en prenant le ton qui convient à chaque sujet et en employant la mesure de vers la plus propre et la plus agréable. Boileau a peint le passage du Rhin en vers dignes de l’épopée ; il a fait les peintures les plus gracieuses des douceurs de la paix et des agréments de la campagne ; il a, à l’imitation d’Horace, développé dans un style noble et plein de dignité les lois de la morale et du goût. J.-B. Rousseau a manié habilement les armes de la dialectique dans son Épître contre les impies et les libertins. Beaucoup d’autres poètes ont embelli du coloris de l’imagination ou des grâces du sentiment, les choses les plus simples et les événements les plus communs. 11 n’est presque point d’objet qui ne puisse servir de matière à l’épître.

282. Combien compte-t-on de sortes d’épîtres ?

On compte cinq sortes d’épîtres : l’épître noble ou philosophique, l’héroïde, l’épître familière, l’épître mixte et l’épître dédicatoire.

283. Qu’est-ce que l’épître philosophique ?

L’épître philosophique ou didactique, est celle qui {p. 185}roule sur la morale, la religion, la politique, la littérature, les arts, les sciences, sur quelque grande passion, ou sur quelque fait important, comme le passage du Rhin par l’armée française, dans la ive Épître de Boileau.

284. Quelles doivent être les qualités de l’épître philosophique ?

Dans l’épître philosophique, la qualité dominante doit être la justesse et la profondeur du raisonnement. C’est un préjugé dangereux pour les poètes et injurieux pour la poésie, de croire qu’elle n’exige ni une vérité rigoureuse ni une progression méthodique dans les idées. Il est encore incontestable que dans l’épître philosophique on doit pouvoir presser les idées sans y trouver le vide, et les creuser, les approfondir sans arriver au faux. Par conséquent, le poète fera en sorte que les pensées soient toujours vraies, solides, lumineuses, et bien enchaînées, et il s’appliquera à concilier la vivacité de l’imagination et l’enthousiasme de la poésie avec la progression méthodique des idées et la marche régulière de la raison.

L’épître didactique ou philosophique demande encore beaucoup de concision et de rapidité dans le style, un ton vif et animé, une tournure piquante, une peinture vive des mœurs et des caractères, afin de frapper l’imagination et de tenir l’attention éveillée.

285. Quels ornements admet l’épître philosophique ?

Les peintures vives des grandes passions, les descriptions brillantes et pleines de feu, jointes au raisonnement, font un très bel effet dans l’épître philosophique, quand elles sont analogues au sujet. C’est ce qu’on peut voir dans celle de Delille sur l’utilité de la retraite pour les gens de lettres.

{p. 186}

286. Que doit faire le poète quand il veut peindre les mœurs et les ridicules ?

Lorsque le poète veut peindre les mœurs et les ridicules, il doit en saisir les traits les plus frappants, et les présenter sous des images peu communes. Il répandra en même temps sur sa critique tout le sel et tout l’enjouement, toute la délicatesse et toutes les grâces qui pourront la rendre non moins agréable qu’instructive. Le cardinal de Bernis, dans son Épître sur les mœurs, après avoir fait un parallèle ingénieux du siècle des Bayard et de celui où il vivait, peint d’une manière très vraie et très intéressante l’inconstance des Français, asservis aux caprices de la mode.

Le poète peut aussi, appréciant les choses en vrai philosophe, prendre on ton grave et sérieux, lancer des traite vifs et piquants contre les défauts et les vices des hommes, et les tracer avec des couleurs mâles et vigoureuses. C’est ce qu’à fait Gresset dans sa Chartreuse :

Pourrais-je, en proie aux soins vulgaires…
………………………… le trône et l’autel.

287. Qu’est-ce que l’héroïde ?

L’héroïde est une épître en grands vers, composée sous le nom d’un héros, d’une héroïne, ou de quelque personnage célèbre des temps héroïques, ou au moins d’une époque déjà éloignée, comme Pénélope, Phèdre, Hermione, Héloïse, etc. Le poète doit, dès les premiers vers, exposer en peu de mots la situation du personnage et les motifs qui le font parler. L’héroïde est susceptible de tous les sentiments qui animent la tragédie. L’amour et la haine, la générosité, la fureur, la fermeté, le désespoir, peuvent s’y trouver tour à tour. Cependant, il semble qu’on ait consacré l’héroïde uniquement à l’amour. C’est resserrer dans les limites trop {p. 187}étroites un genre qui peut s’étendre bien plus loin. Les récits sont déplacés dans ces sortes d’épîtres, à moins qu’ils ne constituent la plus grande partie de l’intérêt, et qu’ils n’offrent des tableaux touchants et pathétiques. Ces poésies de pure invention demandent à être animées par une grande chaleur de sentiment et embellies par une grande richesse d’expression. La frivolité du fond ne peut passer que moyennant la beauté de la forme.

Ovide fut l’inventeur de ce genre de poésie. Il nous met quelquefois sous les yeux les situations les plus touchantes et les plus pathétiques, avec toute la chaleur qu’elles peuvent avoir dans la bouche des personnages intéressés. Cependant ce poète cherche trop à briller par les grâces du bel esprit et le faste des ornements. Nous citerons de lui une lettre de Pénélope à Ulysse. — Colardeau, né en 1732, dans l’Orléanais, mort en 1776, s’est acquis une certaine réputation dans ce genre par son Épître d’Armide à Renaud, et surtout par celle d’Héloïse à Abailard.

288. Qu’est-ce que l’épître familière ?

L’épître familière est celle qui roule sur des sujets peu élevés. Elle doit avoir un air de négligence et de liberté : c’est même ce qui la caractérise. Elle ne souffre point d’ornements étudiés. Une élégante simplicité, une plaisanterie aimable, un badinage léger, de la vivacité, des saillies, des traits d’esprit, mais qui paraissent n’avoir rien coûté : voilà ce qui doit en faire le plus bel agrément. L’épître familière admet le récit des faits les plus ordinaires, les plus petits détails, la description des objets les plus communs, pourvu que tout y soit exprimé avec grâce, comme dans la lettre d’Horace à Mécène, I, 7. Boileau, dans sa vie Épître, oppose avec un charme enchanteur les plaisirs de la campagne à la vie inquiète et agitée qu’on mène à la {p. 188}ville. De même, Voltaire a admirablement peint et loué le militaire français dans une lettre bien connue, qu’il écrivit du camp de Philipsbourg.

289. Qu’entend-on par épître mixte et par épître dédicatoire ?

L’épître familière est quelquefois mêlée de prose, et on loi donne alors le nom d’épître mixte. Cette sorte d’épître rentre dans le genre épistolaire, et doit en suivre toutes les règles. On peut cependant y mettre plus de finesse, de délicatesse ou d’agrément ; mais il faut en exclure toute fiction sérieuse, toute peinture magnifique, toute idée ou tout sentiment trop relevé. Il n’est pas facile de réussir dans cette espèce de composition, parce qu’il faut une grande flexibilité de ton pour passer sans effort, dans le même sujet, des vers à la prose et de la prose aux vers.

L’épître dédicatoire est une lettre eu vers qui contient la dédicace d’un livre, c’est-à-dire par laquelle on fait hommage d’un ouvrage à quelqu’un.

290. Quels sont les principaux poètes épistolaires ?

Nous n’avons point d’épîtres des Grecs : nous ne savons même pas si ce genre était cultivé chez eux.

Chez les Latins, nous mentionnerons Horace, qui nous a laissé des épîtres philosophiques remarquables.

En France, nous avons on certain nombre de poètes épistolaires : nous citerons Christine de Pisan, Marot, Voiture, Boileau, Voltaire, J.-B. Rousseau, Gresset, Bernis, Lebrun et Bonnard.

Article V.
De la fable ou apologue §

291. Qu’est-ce que la fable ou apologue ?

La fable ou apologue, de ἀπολέγειν, déduire (un sens {p. 189}moral), est le récit d’une action attribuée à des personnages quelconques, hommes, animaux, êtres inanimés, d’où résulte pour les mœurs une instruction utile nommée moralité. Elle a pour objet de nous instruire d’une manière agréable et détournée. Aussi La Fontaine a-t-il dit :

Les fables ne sont point ce qu’elles semblent être :
Le plus simple animal nous y tient lieu de maître.
Une morale nue apporte de l’ennui :
Le conte fait passer le précepte avec lui.
En ces sortes de feinte, Il faut instruire et plaire ;
Et conter pour conter me semble peu d’affaire.

292. Combien distingue-t-on de sortes de fables ?

On distingue trois sortes de fables : les unes que l’on appelle raisonnables, parce qu’on n’y introduit pour acteurs que des dieux ou des hommes, comme la Vieille et les deux Servantes ; d’autres que l’on nomme morales, dont les personnages n’ont que par emprunt les mœurs des hommes, comme le Loup et l’Agneau, le Chêne et le Roseau ; enfin, des fables mixtes, où avec les dieux et les hommes, on fait agir ou converser les animaux on des êtres sans vie, comme le petit Poisson et le Pêcheur.

En général, les fables où il n’y a pas de personnages humains sont plus agréables que celles où il y en a. Le genre de l’apologue doit tirer des animaux plutôt que des hommes les leçons qu’il veut adresser aux hommes.

Dans cet article, nous traiterons successivement des qualités de l’action et du récit, des qualités de la moralité, et des qualités du style.

§ Ier. — Des qualités de l’action et du récit. §

293. Quelles doivent être les qualités de l’action dans l’apologue ?

Les qualités de l’action dans la fable sont l’unité, {p. 190}la justesse, la vraisemblance, l’intégrité, la naïveté, et le caractère allégorique.

294. Qu’entendez-vous par l’unité d’action ?

L’action est une lorsque toutes les parties, tous les détails vont aboutir à un point unique, la moralité de la fable. Il faut éviter soigneusement que l’action soit double ; car, s’il y avait deux actions pour prouver la même vérité, l’une des deux serait inutile, et, si chacune d’elles avait sa morale, il y aurait deux fables au lieu d’une. Les fables : le Loup et le Chasseur, l’Alouette et les deux pigeons, de La Fontaine, pèchent contre cette règle.

295. Qu’entendez-vous quand vous dites que l’action doit être juste ?

L’action doit être juste, c’est-à-dire signifier directement et avec précision la vérité que l’on se propose d’enseigner. Ainsi la justesse demande que la moralité se déduise naturellement du récit. C’est même là le principal mérite de ce genre de composition. La fable, en effet, n’est pas un récit destiné seulement à plaire ; c’est surtout une forme d’instruction et de critique, une narration qui doit signifier clairement la vérité que l’on veut enseigner, un miroir qui n’a de valeur qu’autant qu’il représente fidèlement les objets. En effet, dit Lamotte, la vérité doit naître de la fable. Ce fabuliste a manqué de justesse dans sa fable intitulée les deux Moineaux, parce que deux oiseaux encagés par force ne représentent pas exactement deux époux qui se sont unis par un consentement réciproque.

{p. 191}

296. L’action doit-elle être vraisemblable et naturelle ?

L’action dans la fable doit être vrai semblable et naturelle, c’est-à-dire qu’il faut que les personnages parlent et agissent Selon leur caractère vrai ou supposé, qu’ils soient toujours peints d’après les instincts divers et les inclinations que nous leur connaissons. La Fontaine, en associant la génisse, la chèvre, la brebis et le lion, a manqué à la vraisemblance, parce que la société de pareils animaux est impossible. On comprend aisément que ce serait pécher contre la vraisemblance que d’attribuer la douceur au tigre, la cruauté à l’agneau, la faiblesse et la timidité au lion et au léopard ; de peindre le lièvre fier et courageux, le renard simple et stupide, le singe maladroit, etc.

297. Quand l’action est-elle entière ?

Pour que l’action soit entière, il faut quelle ait une étendue suffisante pour qu’on puisse distinguer sans peine un commencement, un milieu et une fin. Le commencement présente l’entreprise, les causes qui déterminent l’action, c’est l’exposition ; le milieu montre l’effort nécessaire pour achever l’entreprise, les obstacles qu’il faut vaincre pour arriver à son accomplissement, c’est le nœud ; la fin montre la cessation de ces difficultés et de ces obstacles, c’est le dénoûment.

298. En quoi consiste la naïveté nécessaire à la fable ?

Ce qui répand le plus de charme et d’intérêt sur l’apologue, c’est la naïveté, ce caractère dominant du génie de La Fontaine. Or, la naïveté consiste à faire croire que l’on parle sans réflexion, lorsque souvent on a réfléchi longtemps avant d’écrire, et {p. 192}sans que rien paraisse venir de l’art, lorsque souvent tout vient de l’art. Ce sera, dans les pensées, un degré de vérité si frappant et si sensible, que nous demeurions presque persuadés que le fabuliste a vu de ses propres yeux et qu’il croit voir encore l’action qui nous est racontée, et qu’il a entendu de ses propres oreilles et croit entendre les discours et les paroles qu’il rapporte. En voici un exemple tiré de la fable : le Savetier et le Financier ; en lisant ce passage, on serait tenté de croire que le poète était présent à l’entretien :

En son hôtel il fait venir
Le chanteur et lui dit…
……… toujours son prône.

Cette naïveté de l’apologue ne permet pas de mettre sur la scène des êtres métaphysiques, et d’y représenter, comme l’a fait Lamotte, Don Jugement, Dame Mémoire, Demoiselle Imagination. Ces personnages sentent la finesse et l’affectation : ils sont de l’homme d’esprit et non de l’homme naïf.

299. L’action de ta fable est-elle allégorique ?

L’action de l’apologue est allégorique, puisqu’elle couvre une maxime ou une vérité utile et ingénieusement déguisée, qu’on nomme moralité. D’où il résulte que chaque fable est un miroir où nous voyons la justice et l’injustice de notre conduite dans celle des animaux. Le loup et l’agneau sont deux personnages, dont l’un représente l’homme puissant et injuste, l’autre, l’homme innocent et faible : celui-ci, après d’injustes traitements, est enfin victime du premier. On reconnaît l’homme dans l’action des animaux.

{p. 193}

300. Quels sont les effets de l’allégorie dans l’apologue ?

Lamotte a observé que le succès constant et universel de la fable venait de ce que l’allégorie y ménageait et flattait l’amour-propre : rien n’est plus vrai. Mais cet art de ménager et de flatter l’amour-propre au lieu de le blesser, n’est autre chose que l’éloquence naïve, l’éloquence d’Ésope chez les anciens, et de La Fontaine chez les modernes. Il s’agit de ménager la répugnance que chacun sent à être corrigé par un égal. Pour cela, il faut que le poète qui veut nous instruire cherche à nous persuader, par une illusion passagère, qu’il est, non pas au-dessus de nous, mais, au contraire, si fort au-dessous, qu’on ne daigne pas même se piquer d’émulation à son égard, et qu’on reçoive les vérités qui semblent lui échapper, comme autant de traits de naïveté sans conséquence. C’est là ce qui fait le prestige de la fable, car tout ce qui concourt à nous persuader la simplicité et la crédulité du poète, rend la fable plus intéressante ; tandis que tout ce qui est de nature à nous faire douter de la bonne foi de son récit, en affaiblit l’intérêt.

301. Quelles sont les qualités du récit dans la fable ?

Les qualités du récit dans l’apologue sont celles de la narration en général et principalement la brièveté et la clarté. La brièveté consiste à ne point prendre les choses de trop loin, à ne s’attacher qu’aux circonstances nécessaires, à ne rien dire d’inutile, d’étranger à l’action, et à finir où l’on doit finir. Il y a néanmoins des occasions où les petits détails font bon effet, comme lorsque La Fontaine peint les tentatives des rats qui, après plusieurs alarmes, commencent à sortir :

Mettent le nez à l’air, montrent un peu la tête,
        Puis rentrent dans leurs nids à rats ;
        Puis, ressortant, font quatre pas,
        Puis enfin se mettent en quête.
{p. 194}
        Mais voici bien une autre fête :
        Le pendu ressuscite……

Toutes ces petites circonstances sont bien placées, parce qu’elles semblent presque endormir et amuser le lecteur, en lui faisant observer les mouvements de la gent trotte-menu, pour le réveiller subitement par la chute du pendu qui revient à la vie.

Le récit sera clair si on place chaque chose en son lieu, en son temps ; si on met de l’ordre dans les idées et dans les expressions ; si on n’emploie que des termes et des tours justes, naïfs, sans équivoque et sans ambiguïté.

§ II — Des qualités de la moralité §

302. Qu’est-ce que la moralité ?

La moralité ou vérité morale, qui résulte du récit allégorique de l’apologue, est une maxime générale, plus ou moins piquante, et ordinairement exprimée d’une manière vive et précise, propre à la graver dans la mémoire ;

Rien n’est si dangereux qu’un ignorant ami :
    Mieux vaudrait un sage ennemi.
Il ne faut point juger des gens sur l’apparence.
Aucun chemin de fleurs ne conduit à la gloire.

303. Où faut-il placer la moralité ?

Phèdre et La Fontaine placent indifféremment la moralité tantôt avant, tantôt après le récit, selon que le goût l’exige ou le permet. L’avantage est à peu près égal pour l’esprit du lecteur, qui n’est pas moins exercé dans un cas que dans l’autre. Lorsqu’elle est placée au commencement de la fable, le lecteur a le plaisir, en suivant le fil de la narration, de juger si chaque trait se rapporte {p. 195}exactement à la vérité énoncée. Lorsqu’elle est placée à la fin, ce qui arrive le plus souvent, il goûte le plaisir de la suspension. Souvent elle sied très bien dans la bouche d’un des acteurs. Ainsi le renard dit au corbeau :

    Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l’écoute.

Et le savetier au financier :

Rendez-moi mes chansons et mon somme,
Et reprenez vos cent écus.

Quelquefois on se dispense de l’exprimer ; c’est lorsqu’elle est facile à déduire, comme dans la Cigale et la Fourmi, le Chêne et le Roseau, etc.

Assez rarement elle est développée.

304. Quelles sont les qualités de la moralité ?

Outre que la moralité doit naître naturellement et sans effort du corps de la fable, puisque c’est pour elle que la fable est faite, il faut encore qu’elle soit claire, courte, intéressante, et surtout vraie et par conséquent utile.

Elle doit être claire et courte, c’est-à-dire exprimée en peu de mots et sans la moindre équivoque ; intéressante, par conséquent pas trop vague, et, s’il se peut, ayant un air de nouveauté et d’actualité : d’où il suit qu’une moralité ayant ces qualités n’admettra point de termes trop métaphoriques, point de périodes, point de vérités triviales, comme serait celle-ci : qu’il faut ménager sa santé. Enfin, la moralité doit être vraie et utile, car la vérité doit naître de la fable, et, suivant Phèdre, le but que l’on se propose dans ces sortes {p. 196}d’ouvrages, c’est de corriger les défauts des mortels et de donner un nouvel élan aux hommes diligents. La moralité est donc ordinairement une leçon de mœurs, quoique la fable puisse être simplement didactique.

§ III — Du style et des ornements §

305. Quel doit être le style de la fable ?

La fable, admettant une grande diversité d’actions et d’acteurs, doit nécessairement offrir des nuances très variées de style. Ordinairement le style doit être simple, familier, riant, gracieux, naturel et naïf. Quelquefois, quand le sujet et les personnages le demandent, il admet la richesse, la force et les images pittoresques, et s’élève même jusqu’au sublime, comme dans le Chêne et le Roseau, le Statuaire et la Statue de Jupiter, le Lion et le Moucheron. Même dans les sujets les plus ordinaires, il est bon de laisser deviner une pensée fine, et de relever le style par des traits piquants et des allusions heureuses. Le génie de l’apologue, dit M. Nisard, c’est l’imagination et une extrême finesse sous une extrême naïveté.

306. En quoi consiste la simplicité du style dans la fable ?

La simplicité consiste à rendre en peu de mots, et avec les termes ordinaires, la pensée que l’on veut exprimer : rien ne nuit tant à la fable que l’appareil et l’air composé. Il y a cependant des fables où La Fontaine prend l’essor ; mais cela n’arrive que lorsque les personnages ont de la grandeur et de la noblesse : d’ailleurs cette élévation ne détruit point la simplicité, qui s’accorde très bien avec la dignité.

{p. 197}

307. Qu’est-ce que le style familier dans l’apologue ?

Le style familier de l’apologue doit être un choix de ce qu’il y a de plus fin et de plus délicat dans le langage des conversations. La Fontaine peut servir de modèle en ce genre. Les expressions populaires et proverbiales passent difficilement sans être rajeunies, ou très énergiques. Ainsi Lamotte, pour avoir l’air naturel, tombe dans le style trop familier ou plutôt dans le style bas, quand il parle du couple en cage qui ne s’aime plus si fort, du lynx qui, attendant le gibier, prépare ses dents à l’ouvrage, de Morphée qui fait litière de pavots, etc.

308. Qu’est-ce que le style riant dans la fable ?

Le riant est caractérisé par son opposition au triste, au sérieux. Les sources du riant, dans la fable, sont :

1° De transporter aux animaux des dénominations et des qualités qui ne se donnent qu’aux hommes : Certain renard gascon ; une Hélène au beau plumage ; Sa Majesté fourrée ; un citoyen du Mans, chapon de son métier ; Monsieur du Corbeau ;

2° De comparer de petites choses à ce qu’il y a de plus grand ; de mesurer les grands intérêts par les petits :

Deux coqs vivaient eu paix : une poule survint,
        Et voilà la guerre allumée.
        Amour, tu perdis Troie !

3° D’employer des circonlocutions qui font image. Ainsi La Fontaine dit en parlant d’un sanglier dur à tuer :

… La Parque et ses ciseaux
Avec peine y mordaient.

309. En quoi consiste le gracieux et où se place-t-il ?

Nous avons défini le gracieux en parlant de la pastorale. Rappelons seulement qu’on le place {p. 198}ordinairement dans les descriptions que l’on jette de temps en temps dans les récits. Ainsi, dans la fable du Loup devenu berger :

Il s’habille en berger, endosse un hoqueton,
    Fait sa boulette d’un bâton,
    Sans oublier la cornemuse ;
Pour pousser jusqu’au bout la ruse,
Il aurait volontiers écrit sur son chapeau :
C’est moi qui suis Guillot, berger de ce troupeau.

Telle est aussi la description de l’heure de l’affût dans la fable des Lapins.

310. Qu’est-ce que le naturel dans le style de l’apologue ?

Le naturel est opposé au recherché, au forcé. On le sent mieux qu’on ne le définit. Nous en avons un par· fait exemple dans la fable de la Laitière :

Il m’est, disait-elle, facile
D’élever des poulets autour de…
… adieu veau, vache, cochon, couvée.

311. En quoi consiste la naïveté du style ?

Ici encore nous renvoyons à la pastorale. Qu’il nous suffise de dire que personne ne le dispute à La Fontaine dans cette partie de la fable : il était né avec ce goût, et il l’avait perfectionné par la lecture de nos vieux auteurs français, dont la naïveté est admirable.

Pour atteindre cette naïveté du style, ainsi que celle des pensées, le poète n’a besoin, dans l’apologue, non plus que dans les autres genres, que de la magie de l’enthousiasme, qui lui peint vivement les objets, et lui fournit les couleurs pour les rendre. La Fontaine avait l’un et l’autre : il savait voir ; il savait peindre, et en même temps prêter à ses acteurs toutes les grâces dont ils avaient besoin. On peut citer, entre autres exemples de naïveté, le Savetier et le Financier, la Laitière {p. 199}et le Pot au lait, et le début de la fable, les Femmes et le Secret :

Rien ne pèse tant qu’un secret :
Le porter loin est difficile aux dames,
Et je sais même sur ce fait
Bon nombre d’hommes qui sont femmes.

312. Quels sont les ornements qui conviennent au récit dans l’apologue ?

Outre les qualités dont nous avons déjà parlé, le récit dans l’apologue doit encore, s’il veut plaire, être revêtu des ornements qui lui conviennent. Or, ces ornements consistent dans les images et les descriptions, dans les pensées, dans les allusions, dans les tours et dans les expressions.

313. Citez des exemples d’images et de descriptions employées comme ornements dam la fable.

Les images se trouvent quelquefois dans un seul mot :

Un mort s’en allait tristement
La dame au nez pointu

Quand elles sont plus étendues, on les nomme descriptions. On décrit tantôt les mœurs :

        Un vieux renard, mais des plus fins,
Grand croqueur de poulets, grand mangeur de lapins,
        Sentant son renard d’une lieue.

Tantôt le corps :

— Demoiselle belette au corps long et fluet…

Tantôt les lieux :

Le lapin à l’aurore allait faire sa cour
    Parmi le thym et la rosée.

Tantôt le caractère :

Un second Rodilard, l’Alexandre des chats,
L’Attila, le fléau des rats,
Chat exterminateur,
Vrai Cerbère.
{p. 200}

Tantôt les attitudes :

Un pauvre bûcheron, tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans,
Gémissant et courbé, marchait à pas pesons.

314.Citez quelques exemples de pensées qui relèvent le récit.

Nous ne parlons ici que des pensées qui ont quelque chose de remarquable, et qui sortent ainsi du rang ordinaire. Elles se distinguent tantôt par la solidité :

    Dieu prodigue ses biens
A ceux qui font vœu d’être siens.

Et ailleurs, en parlant d’un philosophe :

Il connaît l’univers et ne se connaît pas.
Le sage est ménager du temps et des paroles.

Ailleurs encore :

L’avarice perd tout, en voulant tout gagner.

Tantôt par la singularité :

Un lièvre en son gîte songeait :
Car que faire en un gîte, à moins que l’on ne songe ?

315. Comment les allusions servent-elles au récit ?

Les allusions embellissent le récit lorsqu’on rapporte quelques traits qui figurent sérieusement ou d’une manière grotesque avec ce qui est raconté. Ainsi les canards, parlant à la tortue, lui disent :

        Voyez-vous ce large chemin ?
Nous vous voiturerons, par l’air, en Amérique.
    Vous verrez mainte république,
Maint royaume, maint peuple, et vous profiterez
Des différentes mœurs que vous remarquerez :
Ulysse en fit autant. — On ne s’attendait guère
    A voir Ulysse en cette affaire.
{p. 201}

216. Les tours peuvent-ils embellir le récit ?

Pour orner le récit, les tours doivent être vifs et piquants ; quelquefois même ils sont sublimes :

Un bloc de marbre était si beau,
Qu’un statuaire en fît l’emplette.
Qu’en fera, dit-il, mon ciseau ?
Sera-t-il Dieu, table ou cuvette ?
Il sera Dieu : même je veux
Qu’il ait en sa main un tonnerre.
Tremblez, humains, faites des vœux :
Voici le maître de la terre.

317. L’apologue peut-il être relevé par les expressions ?

L’apologue sera relevé par les expressions, lorsqu’elles seront hardies : Ne coupez point ces arbres, disait le philosophe scythe,

Ils iront assez tôt border le noir rivage,

pour dire qu’ils périront assez vite.

Ou lorsqu’elles seront riches :

Le moindre vent qui d’aventure
Fait rider la face de l’eau.

Ou brillantes, comme lorsque La Fontaine appelle l’arc-en-ciel l’écharpe d’Iris.

Ou enfin lorsqu’elles seront fortes :

Un renard qui cajole un corbeau sur sa voix.

318. Quel doit être le dialogue dans la fable ?

Si on fait parler les personnages, le dialogue sera vif, pressé et toujours coupé à propos. Tels sont les dialogues de La Fontaine. On peut citer pomme exemple celui qui se trouve dans la fable : Le Loup et le Chien.

319. Quel est le langage ordinaire de l’apologue ?

Quoique la fable ne rejette pas absolument la {p. 202}prose, cependant, comme le prouve l’exemple de presque tous les fabulistes, son langage ordinaire est le langage poétique. Quant au rythme, elle choisit de préférence le vers iambique en latin, et le vers libre en français. La Fontaine en a très bien tiré parti.

320. Quelle est l’origine de l’apologue ?

L’origine de l’apologue remonte jusqu’à l’antiquité la plus reculée. Nous voyons dans les Livres Saints qu’il fut en honneur chez les Hébreux, et, par conséquent, chez les peuples orientaux, plus de douze cents ans avant notre ère. Le plus ancien que nous connaissions est celui qu’on trouve au livre des Juges (ix, 8, 15), où les arbres veulent élire un roi. Plus tard, Ménénius Agrippa se servit de la fable des Membres et de l’Estomac pour apaiser le peuple romain qui s’était mutiné et retiré sur le mont Sacré ; et, dans le même temps, le prophète Nathan employa l’admirable parabole du Riche et du Pauvre pour convaincre David de son crime et le forcer à prononcer lui-même sa propre condamnation. Celui qui passe pour avoir été l’inventeur de la fable chez les Grecs est Hésiode, né à Cumes, en Éolie, province de l’Asie-Mineure, mais élevé à Ascrée, en Béotie, et qui florissait l’an 944 avant J.-C. On attribue à Stésichore, poète lyrique, grec, né en Sicile, dans le vie siècle avant l’ère chrétienne, l’apologue de l’Homme et du Cheval que Phèdre a imité, Après ces auteurs, nous citerons comme ayant excellé dans la fable, Ésope et Babrius chez les Grecs, Phèdre à Rome, et chez nous, La Fontaine, Lamotte, Florian, Aubert, Bailly, etc.

{p. 203}
Article VI.
Du conte §

321. Qu’est-ce que le conte ?

Le conte est le récit d’une action fabuleuse, d’aventures imaginaires et merveilleuses, ou l’exposé d’un événement plaisant vrai ou supposé, dont le modèle est pris dans la vie commune, et que l’on fait dans le but d’amuser et en même temps d’instruire. Le conte est écrit en prose ou en vers : nous n’avons à parler ici que du conte en vers.

322. Quel doit être le caractère du conte ?

Le caractère du fabuliste est la naïveté, parce qu’il raconte des choses dont le merveilleux exige toute la crédulité d’un homme simple ou plutôt d’un enfant, comme nous l’avons vu en parlant de la fable. Le sujet du conte ne suppose pas la même simplicité de caractère ; le conte est donc plus susceptible que l’apologue des apparences du badinage, de la finesse et de la malice. Son style ordinairement aisé, simple et facile, saura trouver de la grâce et de l’éclat, lorsque le sujet le demandera.

323. Quelles doivent être dans le conte l’unité et la vraisemblance ?

L’unité n’est pas aussi sévèrement prescrite pour le conte que pour les autres compositions poétiques, comme la tragédie, la comédie, l’épopée, la fable, etc. Mais un récit qui ne serait qu’un enchaînement d’aventures, sans une tendance commune qui les réunit en un point, serait un roman et non pas un conte. Quant à la {p. 204}vraisemblance, le conte, qui aime à vivre de fictions et de mensonges, est plus hardi que l’épopée, dont il est un diminutif, et franchit, quand il le veut, les bornes du possible et du vraisemblable.

324. Le conte doit-il avoir un but moral ?

Le conte doit avoir un but instructif et moral, et c’est à cette condition qu’il fait partie du genre didactique. Il doit, de toute nécessité, être amusant et agréable ; mais il faut aussi qu’il soit utile ; il n’est parfait qu’autant qu’il est à la fois plaisant et moral ; il s’avilit s’il est obscène. C’est le défaut de presque tous nos contes en vers.

Article VII.
De la métamorphose §

325. Qu’est-ce que la métamorphose ?

La métamorphose (μετὰ, qui indique le changement, et μορφὴ, forme), est une espèce de fable où l’on raconte le changement, la transformation d’un homme en bête, en pierre, en arbre, en fleur, en fontaine, etc. Les hommes seuls, par conséquent, y sont admis, et le sujet ne peut être tiré que de la mythologie.

326. La métamorphose doit-elle avoir un but moral ?

Comme dans tous les genres de poésie on doit avoir en vue l’utilité, et, comme d’un autre côté, la métamorphose est rangée dans la poésie didactique, elle doit nécessairement avoir un but moral et sérieux. On ne doit donc choisir que des sujets dans lesquels le changement de forme soit la {p. 205}punition du crime ou la récompense de la vertu, tels que Philémon et Baucis, et les Filles de Minée, sujets tirés d’Ovide, et que La Fontaine a si bien traduits et embellis.

327. Quel doit être le style de la métamorphose ?

Dans cette espèce de poème, on peut employer, selon la nature des sujets, les figures hardies, les descriptions brillantes, le style noble et sublime, comme aussi la simplicité de l’apologue. Ovide excelle dans la manière de diversifier ses tableaux et son langage : rien n’égale sa flexibilité d’imagination et de style pour prendre successivement tons les tons, suivant le genre du sujet ; rien n’est agréable comme l’étonnante variété de ses couleurs toujours adaptées à des tableaux toujours divers, tantôt nobles et imposants jusqu’à la sublimité, tantôt simples jusqu’à la familiarité ; les uns horribles, les autres tendres ; ceux-ci effrayants, ceux-là gais, riants et doux.

Chapitre III.
Du genre épique §

328. Que comprend le genre épique ?

Le genre épique (ἔπος, parole, récit, vers), considéré dans son extension la plus grande, embrasse tout récit poétique qui forme une composition à part, une œuvre distincte. C’est donc la narration ou le récit qui forme le fondement et la base de cette espèce de poésie.

329. Qu’est-ce qui distingue le genre épique des autres poèmes ?

Le genre épique ayant la narration ou le récit pour base essentielle, se distingue par là des autres genres. Ainsi, c’est grâce à ce caractère fondamental, qu’il diffère de la poésie lyrique qui est l’expression vive et animée du sentiment, du poème dramatique qui représente l’action au lieu d’en faire le récit, du poème didactique qui n’est qu’un tissu de principes et de préceptes, et des fastes en vers qui ne sont qu’une suite d’événements sans unité d’action.

330. Comment peut-on diviser le genre épique ?

D’après ce que nous venons de dire du genre épique, il est facile de voir qu’il y a un grand nombre de sujets susceptibles de cette forme, depuis le poème épique proprement dit jusqu’au {p. 207}récit le plus ordinaire. Il y a donc, dans ce genre de poésie, plusieurs espèces de poèmes, que l’on peut distinguer selon la nature du sujet. Or, le sujet est grand, noble et sublime, ou il est commun, gracieux et familier. De là, doux classes bien distinctes dans le genre épique : la grande épopée ou poème épique proprement dit, et les épopées secondaires, parmi lesquelles on distingue le poème héroïque, le poème narratif, le poème héroï-comique, le poème badin et le poème burlesque.

331. Quelle sera la division de ce traité ?

Nous partagerons ce chapitre en deux articles : dans le premier, nous ferons connaître les règles de la grande épopée ; et, dans le deuxième, nous passerons en revue les épopées secondaires.

Article Ier.
De la grande épopée ou du poème épique proprement dit §

332. Qu’est-ce que le poème épique proprement dit ?

Le poème épique proprement dit, ou grande épopée, est le récit poétique et sublime d’une entreprise mémorable, héroïque et merveilleuse.

333. Développez cette définition.

Le poème épique est un récit poétique et sublime ; et par là il se distingue du récit historique qui n’admet pas de fictions, et des récits d’un genre inférieur qui ne prennent pas un ton si élevé. C’est une entreprise, c’est-à-dire un événement qui comprend un ensemble de faits ou d’actions qui doivent tendre au même but. {p. 208}Cette entreprise est mémorable et héroïque, parce que l’épopée est consacrée aux sujets grands, nobles et importants, et se distinguent ainsi des petits poèmes et du roman, dont les sujets n’ont rien de noble ni d’héroïque. Enfin, elle est merveilleuse, parce qu’il est de l’essence de ce poème d’admettre l’intervention de la divinité et des agents surnaturels. C’est ce dernier caractère qui distingue l’épopée du poème héroïque.

334. Donnez une idée de l’élévation que demande l’épopée.

Le poème épique a toujours été considéré comme le plus noble, le plus sublime et le plus difficile de tous les poèmes. En effet, trouver une histoire qui puisse plaire à tous les lecteurs et les intéresser, qui soit amusante, importante et instructive ; faire naître du sujet des incidents qui y soient bien liés et bien assortis, l’animer par une variété de caractères et de descriptions ; soutenir pendant tout le cours d’un long ouvrage la convenance dans les sentiments, l’élévation dans le style que requiert le genre de l’épopée, c’est là incontestablement le dernier effort du génie poétique.

335. Que faut-il pour réussir en ce genre ?

Dans le poème épique proprement dit, que l’on a appelé le roi des poèmes, tous les trésors de la poésie brillent aux yeux du lecteur et sont étalés avec la plus grande magnificence. Aussi cet ouvrage exige-t-il toute la vigueur, toute la hardiesse, tout le feu, toute l’étendue du génie. Ici, la connaissance des règles est loin de suffire ; ce qu’il faut pour réussir, c’est le génie, c’est l’inspiration, ce sont les conceptions vastes, originales et sublimes, et avec cela le travail d’une vie humaine presque entière. Aussi, les succès ont-ils été extrêmement rares en ce genre ; et sans être aussi {p. 209}rigoureux que certains critiques, qui consentent difficilement à accorder le nom d’épopée à d’autres poèmes qu’à l’Iliade et à l’Énéide, nous dirons que les poètes épiques vraiment dignes de ce nom sont en très petit nombre, et qu’il serait difficile de trouver dans l’histoire littéraire plus de huit ou dix poèmes qui méritent le nom d’épopée.

336. Quel est le but du poème épique ?

Le caractère de l’épopée est éminemment moral. L’influence de ce poème sur la vertu résulte de l’impression que fait chacune de ses parties considérée séparément, et de celle qui est produite par l’ensemble. Cet effet moral provient des grands exemples que le poète met sous nos yeux, et des nobles sentiments qu’il fait passer dans notre cœur. La fin qu’il se propose est de donner plus d’étendue à l’idée que nous nous faisons de la perfection humaine, ou, en d’autres termes, d’exciter l’admiration. Or, il n’y a d’autre moyen d’y parvenir que de nous offrir des représentations convenables de faits héroïques et de caractères vertueux ; de nous montrer des héros qui, sous l’inspiration de la divinité, viennent à bout d’une glorieuse entreprise, en surmontant les plus terribles obstacles, et en triomphant de leurs propres faiblesses et de leurs passions ; enfin, de nous représenter la vertu victorieuse et glorifiée et le vice abaissé et puni, parce que la haute vertu est l’objet de l’admiration de tons les hommes.

337. Comment diviserez-vous ce qui concerne le poème épique ?

On peut rapporter à trois chefs principaux toutes les règles du poème épique. Ces trois chefs sont : l’invention, la disposition et l’élocution. Sous ces trois titres, qui feront le sujet d’autant de paragraphes, nous traiterons d’abord de l’entreprise, {p. 201}des personnages et du merveilleux ; ensuite de la disposition, de l’ordonnance ou du plan ; enfin de l’élocution ou du style.

§ Ier — De l’invention épique §

338. Quel est l’objet d’invention épique ?

Ainsi que nous venons de le dire, l’invention ou la conception épique comprend trois choses : l’entreprise et ses qualités ; les personnages avec leurs caractères et leurs mœurs ; enfin, l’intervention de la divinité ou le merveilleux. Nous allons examiner en détail chacune de ces questions.

I — Entreprise épique §

339. Quelles sont les qualités de l’entreprise épique ?

L’épopée, pour mériter véritablement ce nom, doit réunir les deux grands points qu’exige Horace, l’agrément et l’utilité. Or, pour arriver à ce résultat, l’entreprise épique doit avoir plusieurs qualités que nous allons faire connaître. Ces qualités sont : la réalité et la vraisemblance, l’unité, la variété, la grandeur et l’intérêt.

340. Qu’entendez vous par la réalité et la vraisemblance de l’action épique ?

L’entreprise épique est réelle, non pas si elle a eu lieu véritablement, mais si elle repose sur un fond historique. Or, cette qualité lui est nécessaire. Comment, en effet, pourrait-on suivre avec plaisir et intérêt un récit aussi étendu que celui de l’épopée, si l’on n’y rencontrait pas un fond de vérité, qui pût captiver l’attention ? Cependant le poète peut ajouter, retrancher, embellir et {p. 211}inventer suivant sa convenance, afin de présenter des modèles plus élevés et plus frappants , un type de grandeur et de perfection, en un mot, le beau idéal ; car la ligne du réel, c’est-à-dire l’histoire, serait impuissante à fournir des modèles assez parfaits, des entreprises assez intéressantes pour soutenir l’intérêt d’un poème épique. Le poète n’est donc pas obligé de se conformer à la vérité de l’histoire ; mais aussi il ne doit pas blesser la vraisemblance morale ; et pour cela, il doit se tenir dans les bornes du possible, et faire on sorte que ses inventions s’accordent entre elles et avec les données fournies par l’histoire.

341. En quoi consiste l’unité épique ?

L’unité épique consiste dans l’unité d’action ou d’entreprise. Or, l’action d’un poème est une lorsqu’elle est indépendante de toute autre action, et que du commencement à la fin, c’est toujours la même cause qui tend au même effet. L’unité de héros ou de temps n’est pas suffisante ici. En effet, dans le récit d’une suite d’aventures héroïques, plusieurs faits détachés et sans liaison, accomplis dans un temps limité, ne peuvent exciter le même intérêt, ni soutenir l’attention au même point qu’une histoire unique et bien liée, où les divers incidents naissent les uns des autres, et concourent tous au même dénoûment. On ne peut pas non plus faire un seul événement, une seule action, de toutes les choses qui arrivent à un seul homme, parce que toutes les actions faites par un homme ne sont pas héroïques, et parce qu’elles ne concourent pas toutes au même but. Il faut {p. 212}donc que l’unité soit dans le sujet, et qu’elle résulte de la liaison intime des parties qui se rapportent toutes à un seul événement mémorable et héroïque. Tous les grands poètes épiques ont observé la règle de l’unité d’entreprise.

342. La variété est-elle nécessaire au poème épique ?

Toute composition, pour être intéressante, doit unir la variété à l’unité. Le poème épique devra donc, plus que tout autre, posséder cette qualité, à cause de son étendue toujours considérable. En effet, il serait impossible de supporter longtemps un récit égal et uniforme ; la variété, au contraire, rend un ouvrage plus agréable et le fait paraître moins long, grâce aux incidents et aux tableaux divers qui y sont introduits à propos. D’ailleurs, le génie assez vaste pour composer un poème épique ne pourra manquer de trouver dans son imagination assez de richesse et de vivacité pour créer les situations les plus diverses et les scènes les plus variées.

343. Qu’appelle-t-on épisodes ?

L’unité du poème épique ne doit pas être entendue dans un sens tellement rigoureux qu’elle exclue les épisodes, qui sont d’ailleurs réclamés par le besoin de variété. On entend par épisodes certaines actions secondaires, certains incidents introduits dans la narration, et liés à l’action principale, qui ont pour but de délasser le lecteur par une variété étrangère à celle du sujet même, mais qui ne sont pas d’une assez grande importance pour que leur suppression puisse anéantir le sujet général du poème. Tels sont, dans l’Iliade, {p. 213}l’entretien d’Hector et d’Andromaque ; dans l’Énéide, l’histoire de Cacus et celle de Nisus et d’Euryale ; dans la Jérusalem délivrée, les aventures de Tancrède avec Herminie et Clorinde ; et, dans les derniers chants du Paradis perdu, le tableau présenté à Adam de la suite de ses descendants. Ces morceaux pourraient être détachés, que les poèmes que nous venons de nommer n’en seraient pas moins des épopées. D’un autre côté, non-seulement ils sont permis au poète épique, mais lorsqu’ils sont bien exécutés, ils deviennent pour son ouvrage une brillante parure.

344. Combien distingue-t-on de sortes d’épisodes ?

On distingue les grands et les petits épisodes. Les grands épisodes sont ceux qui sont liés au poème d’une manière intime et presque nécessaire. Tels sont, dans l’Énéide, le récit de la prise et de la ruine de Troie, celui des jeux, et la descente d’Énée aux enfers. Ces épisodes occupent au moins un livre entier.

On donne le nom de petits épisodes à des incidents moins étendus et qui sont de pur agrément. Le poète ne les emploie que par occasion, et pour répandre dans son poème un ornement de plus, ou pour délasser et pour égayer le lecteur. De ce nombre sont l’épisode de Cacus et celui de Nisus et d’Euryale.

345. Quelles doivent être les qualités des épisodes ?

Les épisodes, si utiles dans l’épopée pour soutenir l’attention et l’intérêt en jetant de la variété dans la marche un peu monotone de l’action principale, doivent être soumis à certaines règles et remplir certaines conditions. Nous croyons que les épisodes posséderont tontes les qualités nécessaires s’ils sont naturels, courts, variés, agréables et rares.

{p. 214}

346. Que faut-il entendre par la grandeur de l’action ?

Une autre qualité requise dans l’action épique, c’est qu’elle soit grande, c’est-à-dire qu’elle ait assez d’importance et d’éclat pour fixer l’attention et justifier le pompeux appareil avec lequel le poète l’expose. Cette grandeur et cette importance de l’entreprise consistent dans l’héroïsme et la sublimité du motif déterminant, dans la noblesse du but, dans l’importance des exemples qu’elle contient, ou dans le rang et la qualité des personnages. Ainsi, l’entreprise de la Jérusalem délivrée est héroïque, puisqu’elle avait pour but de délivrer le tombeau du Christ et les chrétiens de la Terre-Sainte ; le sujet de l’Odyssée et celui de l’Iliade présentent des sujets importants ; dans l’Odyssée, on trouve l’exemple d’une vertu constante dans ses projets, ferme dans les revers, et fidèle à elle-même : et, dans 1’Iliadecelui d’une passion pernicieuse à l’humanité. Quant à la qualité des personnages, elle n’est pas indifférente à l’importance de l’action ; il est certain que la querelle d’Agamemnon avec Achille n’aurait rien de si grand si elle se passait entre deux soldats, parce que les suites n’en seraient pas les mêmes. Mais qu’un plébéien comme Marius, qu’un homme privé comme Cromwell, Fernand Cortès, etc., entreprenne, exécute de grandes choses, soit pour le bonheur, soit pour le malheur de l’humanité, son action aura toute l’importance qu’exige la dignité de l’épopée. La grandeur est si évidemment indispensable ici, qu’il n’y a pas un poète épique qui ait négligé de faire choix d’un sujet {p. 215}considérable par la nature même de l’action, ou par la célébrité des personnages.

347. L’antiquité peut-elle contribuer à donner de la grandeur à l’action épique ?

Un moyen de grandeur dans le sujet, c’est de n’être " pas d’une date trop récente, de ne pas être compris dans une période historique trop familière à tous les lecteurs. Voltaire a péché contre cette règle dans le choix de son sujet ; et son poème a eu moins de succès que s’il l’avait respectée. On devrait en dire autant de Lucain, si son ouvrage était réellement un poème épique. L’antiquité est favorable à ces idées nobles et élevées que la poésie épique a pour but d’exciter ; elle agrandit dans notre imagination les événements et les personnages ; et, ce qui est plus essentiel, elle laisse au poète la liberté d’embellir son sujet au moyen de quelques fictions. Au contraire, dès qu’il rentre dans le domaine de l’histoire réelle et bien constatée, cette liberté est fort gênée. Il faut qu’il se renferme, comme l’a fait Lucain, dans l’enceinte de la vérité historique, au risque de rendre sa narration sèche et aride ; ou, s’il ose aller au delà, comme Voltaire dans la Henriade, il éprouve un autre inconvénient : c’est que, dans le récit d’événements très connus, la vérité et la fiction ne se mêlent pas d’une manière naturelle, et ne forment pas un seul tout intimement lié.

348. Que faut-il pour que l’action soit intéressante ?

L’action épique doit être intéressante, c’est-à-dire de nature à attacher l’âme et l’imagination. Des exploits où brille la seule valeur, quelque héroïques qu’on les suppose, ne suffisent pas toujours pour prévenir le refroidissement et l’ennui. Le succès du poème dépend en grande partie d’un choix de sujet auquel le public prenne de l’intérêt : {p. 216} c’est ce qui a lieu, par exemple, lorsque celui qui en est le héros a été le fondateur, le libérateur ou le favori de sa nation, ou lorsque le poème roule sur des actions d’éclat qui ont été extraordinaire ment exaltées, ou qui, par l’importance de leurs suites, sont liées de quelque manière au bien général. A cet égard, les sujets des grands poèmes épiques ont été presque toujours choisis fort heureusement ; et il est facile de voir qu’ils doivent avoir été très intéressants pour leur siècle et pour leur pays.

349. Où pourra-t-on trouver des sujets vraiment épiques ?

Le but du poète épique, dans le choix du sujet, doit être de porter l’intérêt au plus haut point chez le plus grand nombre possible de lecteurs. Or, pour atteindre ce but, pour arriver à exciter un intérêt perpétuel et universel, le poète devra puiser principalement aux trois sources suivantes : la nationalité, l’humanité, la religion.

Les origines illustres, les antiques gloires d’un pays, les actions mémorables de ses héros ont le privilège, non seulement d’exalter les nationaux, mais encore d’intéresser les autres peuples, si le poète est guidé par les sentiments d’un cœur généreux.

L’humanité présente un intérêt beaucoup plus général, et qui doit vivre autant que le genre humain. En effet, l’homme s’intéresse à l’homme, à ses malheurs, à ses passions, parce qu’il s’émeut naturellement de tout ce qui afflige son semblable.

{p. 217}

Enfin, la religion et surtout la religion catholique, voilà la source abondante et pure, où le poète peut aller puiser les sujets les plus intéressants et les plus élevés. Que de sujets admirables, en effet, ne présentent pas les vérités catholiques et les faits si importants qui se rattachent à la chute d’Adam, à la rédemption du monde, à l’incomparable courage des Apôtres et des Martyrs, et aux grandes actions inspirées par le christianisme ? A ce genre appartiennent la Jérusalem délivrée, le Paradis perdu et la Messiade.

II. — Personnages épiques. §

350. Qu’y a-t-il à examiner par rapport aux personnages de l’épopée ?

Après le choix du sujet vient le choix des acteurs ou personnages qui doivent favoriser ou entraver l’entreprise. Nous aurons à parler des différents acteurs de l’épopée, héros principal et personnages secondaires plus ou moins importants, de leur nombre, et des qualités qu’ils doivent avoir.

351. Le poème épique doit-il avoir un héros principal ?

C’est un usage qui a été suivi par tous les poètes épiques, de choisir un personnage pour l’élever au-dessus des autres, et en faire le héros du poème. On regarde même cette méthode comme nécessaire dans une composition épique ; et, en effet, elle offre plusieurs avantages. L’unité du sujet est plus sensible, lorsque les incidents se rapportent à un personnage principal, comme à {p. 218}un centre commun. Le héros est l’âme, le mobile, le principe de l’entreprise. Sa présence met tout en mouvement ; s’il disparaît, tout s’arrête ou chancelle. Nous nous intéressons plus vivement à l’entreprise que conduit la valeur ou la sagesse d’un seul homme, et le poète trouve une occasion de déployer tout son art en réunissant dans la peinture d’un seul caractère toute la grâce et toute la force de son pinceau.

352. Le héros doit-il être parfait ?

Le héros de l’entreprise, qui doit l’emporter sur tous les autres, moins il est vrai par le rang que par le génie et l’influence sur l’action, doit sans aucun doute être vertueux, puisque l’action qu’il entreprend doit être bonne, louable et digne d’être admirée. Ainsi, il est inutile de dire qu’un homme souillé de forfaits, venant à bout d’une entreprise criminelle, quelque glorieuse qu’on puisse la supposer (si toutefois la véritable gloire peut s’allier avec le crime), ne pourrait pas être le héros d’un poème épique. Ce n’est pas que ce premier personnage doive nécessairement être tout à fait vertueux, comme Godefroy de Bouillon. Il peut avoir des faiblesses, des défauts, même une passion vive et funeste, comme Ulysse, Achille, etc. Mais il faut que ses faiblesses soient éclipsées par de grandes vertus, qu’il triomphe de la passion, qu’une âme élevée et peu commune soit le principe de ses défauts.

Ce héros, doit toujours avoir une vertu dominante qui le caractérise particulièrement : telle est la piété dans Énée, la prudence dans Ulysse, la valeur dans Achille. C’est cette grande vertu dont il est constamment animé, qui nous le fait admirer dans les obstacles qu’il rencontre, dans les revers qu’il essuie, dans ses malheurs, ses périls, ses combats ; et notre {p. 219}admiration est portée à son comble, à l’aspect de cette vertu couronnée par le succès de l’entreprise.

353. Qu’avez-vous à dire sur les personnages secondaires ?

Parmi les personnages secondaires, on compte les personnages principaux et les personnages accessoires. Les premiers doivent avoir une si grande importance que le héros soit obligé de rechercher assez souvent leurs avis ou leur concours pour l’accomplissement de l’action. Les personnages accessoires sont des hommes plus ou moins célèbres qui doivent se distinguer quelquefois et concourir à certaines actions particulières, comme Nisus et Euryale dans l’Énéide.

Moins il y a de personnages importants dans un poème épique, et plus il est facile de soutenir l’attention et l’intérêt, et d’éviter la confusion. Cependant, si le poète peut mener de front un grand nombre de caractères, et si le sujet le demande, l’ouvrage ne pourra que gagner en grandeur et en intérêt. Ajoutons que le héros et les personnages principaux doivent être historiques. Le poète a toute liberté pour la création des personnages accessoires.

354. Quel sera le nombre des personnages dans l’épopée ?

Dans l’épopée, on n’est pas obligé, comme dans le drame, d’annoncer dès le commencement tous les personnages qui doivent y paraître. Mais ces deux poèmes ont cela de commun qu’ils n’en souffrent point d’inutiles. Dans le poème épique tons doivent faciliter ou traverser plus ou moins l’exécution de l’action. Ainsi le nombre en est déterminé par le besoin de l’entreprise et par la nature du sujet. On ne doit en employer ni plus ni {p. 220}moins qu’il n’en faut pour que le personnage principal arrive à son but. L’Odyssée, qui nous montre un seul homme en butte à toutes les disgrâces de la fortune, est une belle épopée, quoiqu’elle n’ait guère d’autres personnages qu’Ulysse. Le héros de l’Iliade est Achille ; les personnages principaux sont Agamemnon, Nestor, Ulysse, Ajax, Diomède, Patrocle et Ménélas ; enfin Idoménée, Antiloque, Ajax, fils d’Oïlée, etc., sont des personnages secondaires, mais qui jouent cependant un certain rôle. Dans le camp de l’opposition, c’est-à-dire parmi les Troyens, on voit Hector, qui est le chef de la défense ; puis au-dessous se trouvent le roi Priam, Énée, Hélène, Pâris, Glaucus, etc.

L’Énéide, qui brille surtout par les détails, n’a pour ainsi dire que deux personnages importants, Énée et Turnus.

355. Qu’entend-on par caractères et par mœurs poétiques ?

Les qualités que doivent posséder les personnages de l’épopée consistent dans ce qu’on appelle caractères et mœurs poétiques. .Ces deux choses, que l’on confond quelquefois, parce que les mœurs sont ordinairement fondées sur le caractère et que le caractère est renfermé dans les mœurs, présentent cependant quelques différences. Le caractère est une disposition naturelle qui porte à penser, à parler et à agir d’une manière plutôt que d’une autre. Les mœurs consistent dans la manière habituelle de se conduire. Les mœurs ne sont donc autre chose que le caractère qui se traduit au dehors par les paroles et par les actions.

356. Comment peut-on diviser les caractères poétiques ?

On peut diviser les caractères employés dans un {p. 221}poème en caractères généraux et en caractères particuliers. Les premiers sont ceux qu’on désigne par ces mots : sage, brave, vertueux, sans aucune autre distinction. Les seconds sont ceux où l’on indique l’espèce particulière de sagesse, de bravoure ou de vertu qui appartient à chacun ; ils font voir les traits distinctifs de chaque personnage, et les nuances que les dispositions morales et le tempérament mettent entre deux hommes doués de la même qualité. C’est surtout dans le développement de ces sortes de caractères que le génie se déploie et montre toute sa puissance. C’est dans cette partie importante et difficile de la composition que trois de nos poètes épiques l’emportent sur les autres : Homère occupe le premier rang, le Tasse vient immédiatement après, et Virgile est inférieur à l’un et à l’autre.

On peut encore distinguer les caractères principaux qui impriment les mouvements à l’action épique ; et les caractères secondaires qui concourent moins énergiquement à l’action, et se détachent comme des nuances sur la vivacité des couleurs.

357. Quelles sont les qualités nécessaires aux caractères et aux mœurs épiques ?

Les caractères épiques doivent être vrais, grands ou héroïques et soutenus ; les mœurs doivent être, suivant Boileau, locales, bonnes, convenables, ressemblantes et variées.

358. Qu’est-ce qu’un caractère vrai ?

Un caractère est vrai et naturel, lorsqu’il renferme tous les traits distinctifs qui lui sont propres, de manière à présenter une figure, à former un type qui sera l’expression la plus haute et la plus parfaite du genre. Nos poètes épiques, Homère surtout, nous présentent une foule de caractères {p. 222}pleins de naturel et de vérité. Achille se montre avec l’humeur indomptable du héros dans l’antiquité, Agamemnon avec le caractère du roi impérieux, Nestor avec celui de la vieillesse sage et vénérée ; Ulysse est le type de l’habileté et de la ruse, Priam, de la paternité royale éprouvée par les plus grandes infortunes, Sinon, de la plus insigne fourberie, Mézence de l’impiété, et Satan nous apparaît comme une horrible blasphémateur.

359. Qu’est-ce qu’un caractère grand ou héroïque ?

Les personnages poétiques auront un caractère grand ou héroïque, si, éloignés de tout ce qui est commun et vulgaire, ils se font remarquer par des qualités nobles et élevées qui les rendent dignes de la majesté do l’épopée. Dans ce poème, tous les principaux personnages doivent avoir un caractère. C’est ainsi que nous voyons Diomède briller par l’énergie, Ajax par sa force corporelle, Ulysse par la prudence et l’artifice. Il n’est point nécessaire que les héros soient parfaits, mais l’héroïsme doit se faire sentir jusque dans leurs défauts :

Qu’en eux, jusqu’aux défauts, tout se montre héroïque.

360. Qu’appelez-vous caractère soutenu ou égal ?

Un caractère est soutenu, égal ou constant, lorsqu’il reste le même depuis le commencement jusqu’à la fin de l’entreprise, sans passer d’un genre à un autre, et sans jamais agir dans un sens opposé. Tous les caractères, soit historiques, soit fabuleux, sont soumis à cette règle dans l’épopée. A chaque trait, à chaque mot, le poète, qui aura {p. 223}toujours son héros devant les yeux, devra se demander s’il a pu agir ou parler ainsi dans telle occasion.

D’un nouveau personnage, inventez-vous l’idée ?
Qu’en tout avec soi-même il se montre d’accord.
Et qu’il soit jusqu’au bout tel qu’on l’a vu d’abord.

Les caractères doivent encore être variés ; mais comme cette qualité convient aussi aux mœurs, nous en parlerons plus loin.

361. Qu’entendez-vous par mœurs ?

Les mœurs locales consistent dans le ton et les manières qui conviennent au siècle où ont vécu les personnages, et la nation à laquelle ils appartiennent. Il serait donc injuste de blâmer Homère, parce que ses personnages n’ont point nos mœurs. Il leur a donné les mœurs de leur époque et de leur pays, et ne mérite par conséquent que des éloges.

Des siècles, des pays, étudiez les mœurs, etc.

362. Que faut-il entendre par mœurs bonnes ?

On entend par mœurs bonnes un fond de bonté naturelle qui perce à travers les erreurs, les faiblesses et les passions ; une droiture d’âme qui porte l’homme à l’équité et à la bienveillance ; mais droiture qui n’exclut pas toute imperfection, tout vice, qui peut même se rencontrer avec des fautes considérables, avec des crimes, pourvu qu’on n’y tombe que par imprudence, par faiblesse, par emportement. Il n’y a pas un héros d’Homère qui soit méchant ou vicieux par caractère ou par principe ; cependant il n’y en a pas un qui n’ait quelque défaut.

{p. 224}

Virgile a fait d’Énée un homme si parfait, qu’il nous parait plutôt un prodige qu’un homme ; aussi le trouvons-nous moins naturel et moins vrai, et par conséquent, moins intéressant.

… Aux grands cœurs, donnez quelques faiblesses, etc.

363. Quand les mœurs seront-elles convenables ?

Les mœurs seront convenables, lorsque les personnages parleront et agiront selon leur sexe, leur âge, leur état, leur éducation, leurs passions, leur situation.

Le temps qui change tout, change aussi nos humeurs ;
Chaque âge a ses plaisirs, son esprit et ses mœurs.
Ne faites point parler vos acteurs au hasard,
Un vieillard en jeune homme, un jeune homme en vieillard.

364. En quoi consiste la ressemblance dans les mœurs poétiques ?

Elle consiste dans la conformité aux données fournies par l’histoire, la fable ou la tradition, relativement au caractère et aux mœurs des personnages. Ainsi, il serait ridicule de représenter Achille comme un orateur distingué, et Ulysse comme un foudre de guerre.

Qu’Agamemnon soit fier, superbe, intéressé ;
Que pour ses dieux Énée ait un respect austère.
Conservez à chacun son propre caractère.

Dans les personnages d’invention, le poète a toute liberté pour la peinture et le choix des caractères ; il doit seulement observer la vraisemblance.

365. Qu’appelle-t-on mœurs variées ?

La variété, si nécessaire au poème épique, se trouvera dans les mœurs si les caractères sont {p. 225}opposés entre eux ou du moins différents, de manière à former des contrastes et à se donner mutuellement du relief et de l’éclat. Les mœurs peuvent varier de trois manières : Dans la même espèce, et seulement par la différence des degrés : ainsi Ajax, Diomède, Achille, Hector ont tous la valeur ; mais ils la possèdent à des degrés différents. Par l’addition d’une autre qualité qui, sans être dominante, altère l’espèce : Ajax est plus dur, Diomède plus brave, Achille plus violent, Hector plus humain ; et cependant leur qualité dominante à tous est la valeur. Priam et Hector sont sages et prudents ; mais le premier est timide, tremblant ; l’autre est plus ferme. Enfin, les mœurs sont opposées par la différence de l’espèce, comme Hector et Pâris. L’un des deux caractères tranche nettement sur l’autre. Il faut lire et relire Homère pour apprendre l’art de varier et de faire contraster les caractères.

Les mœurs doivent encore être égales ; nous avons fait connaître cette qualité en parlant des caractères. — C’est par les discours et par les actions que l’on fait connaître les mœurs et les caractères.

III. — Merveilleux. §

366. Qu’est-ce que le merveilleux dans l’épopée ?

Le merveilleux dans l’épopée consiste dans l’entremise des êtres qui, n’étant pas soumis aux lois de la nature, y produisent des accidents au-dessus de ses forces ; en d’autres termes, le merveilleux de l’épopée n’est autre chose que l’intervention sensible de la divinité et des agents surnaturels, tels {p. 226}que les anges, les démons, et les âmes sorties de ce monde.

367. Le merveilleux est-il indispensable au poème épique ?

Le merveilleux est indispensable à la grande épopée. L’intervention de la divinité, voilà, comme nous l’avons vu dans la définition, ce qui caractérise l’essence de ce poème, ce qui le distingue de l’histoire et surtout du poème héroïque, et ce qui devient pour le poète la source des plus sublimes beautés. Le but de l’épopée, ce poème le plus vaste et le plus magnifique de tous, est d’exciter l’intérêt et l’admiration, et d’élever l’âme en réunissant tout ce que la poésie offre de plus grand et de plus sublime. Or, ce n’est que par l’influence spéciale de la divinité, c’est-à-dire par le merveilleux, que l’admiration est portée au plus haut point, et qu’elle se soutient, étant nourrie par une suite variée d’objets qui sont au même degré d’élévation. Par le merveilleux, le poète nous transporte de la terre au ciel, du ciel aux enfers ; il remue tous les ressorts connus ; il s’empare de tout ce qui est excellent, et le fait entrer ou comme partie, ou comme embellissement dans l’édifice qu’il construit ; il nous donne partout des idées neuves, sublimes, qui agrandissent l’âme et la font jouir avec joie de ses acquisitions.

368. Tous les poètes épiques ont-ils eu recours au merveilleux ?

Tous les hommes aiment le merveilleux. Ce goût, qui se montre si vivement dans l’enfance, ne fait que changer d’objet dans les âges plus avancés. D’un autre côté, dans tous les cultes, le dieu qui en était l’objet a {p. 227}toujours été regardé comme l’arbitre souverain, le moteur et le maître des hommes, réglant leur destinée, et conduisant tous les événements. Il n’est donc pas étonnant que les poètes aient supposé qu’un héros faisant une action vraiment intéressante, était aidé ou traversé par un être supérieur. Le mélange des dieux et des hommes, dans une action, sert à rendre le récit de cette action plus noble, à donner plus d’éclat au héros qui la fait, et à exciter une plus grande admiration pour ses vertus. Il sert aussi à faire voir que les héros les plus sages et les plus vaillants ne peuvent rien sans le secours de la divinité. Aussi tous les poèmes regardés comme vraiment épiques, depuis Homère jusqu’à Klopstock, sont-ils fondés sur l’intervention sensible des agents surnaturels. C’est ainsi qu’on voit d’un même coup d’œil Achille et Jupiter, Ulysse et Minerve, Énée et Junon, Adam et le Démon.

369. Le merveilleux peut-il figurer dans un sujet chrétien ?

L’intervention des dieux du paganisme, qui produit un bel effet dans les poèmes d’Homère et de Virgile, serait absurde dans les épopées modernes, c’est-à-dire dans celles dont l’histoire des peuples chrétiens a fourni ou peut fournir le sujet. La raison veut que le merveilleux soit tiré du fond de la croyance commune des peuples pour lesquels on écrit, et que le poète ne fasse agir que les agents célestes connus et honorés dans les pays et dans les temps oh s’est passée l’action qu’il raconte.

Mais peut-on introduire, dans un sujet chrétien, Dieu, les anges, les saints, les démons ? Boileau ne pense pas que le christianisme puisse se prêter au merveilleux de l’épopée :

De la foi d’an chrétien les mystères terribles,
D’ornements égayés ne sont point susceptibles.
{p. 228}
L’Évangile à l’esprit n’offre de tous côtés,
Que pénitence & faire, et tourments mérités.

Malgré une autorité aussi considérable, nous soutenons, avec la plupart des critiques, que le merveilleux chrétien peut être, dans un poème épique, la source des beautés les plus sublimes. En effet, puisque, dans les principes de toute religion, il est incontestable que la divinité règle et dirige tous les événements, serait-ce dégrader la majesté de notre Dieu, que de supposer, non seulement qu’il a préparé une action vraiment grande, vraiment importante que fait un héros vertueux, mais encore qu’il suit l’exécution de cette action par les ministres de ses ordres et de ses volontés ? Il ne répugnerait pas non plus que le poète se dit inspiré par un génie céleste, à qui Dieu aurait découvert tous les secrets ressorts de sa sagesse dans l’entreprise de son héros.

370. Le christianisme, par les notions qu’il donne sur les attributs de Dieu, n’offre-t-il pas d’admirables ressources au poète épique ?

L’illustre auteur des Martyrs ne craint pas d’affirmer que le Dieu des chrétiens est poétiquement supérieur au Jupiter antique. Quelle sublime grandeur, en effet, dans ce Dieu qui crée l’univers d’une parole, qui voit tout, qui comprend tout, qui donne seule la vie à tout ce qui existe ! Jéhovah est celui qui est ; le ciel est sa demeure ; la terre est l’appui de ses pieds. Il règne dans l’éternité et au delà ; il suspend à ses doigts la masse de la terre, et pèse dans sa balance les montagnes et les collines. A sa voix les fleuves rebroussent leur {p. 229}cours, le ciel se roule comme un livre, les mers s’entrouvrent, les murs des cités se renversent, les morts ressuscitent, les plaies descendent sur les nations. En lui le sublime existe de soi-même, et il épargne le soin de le chercher. Le Jupiter d’Homère, ébranlant le ciel d’un signe de ses sourcils, est sans doute fort majestueux ; mais Jéhovah descend devant le chaos, et lorsqu’il prononce le fiat lux, le fabuleux fils de Saturne s’abîme et rentre dans le néant. De plus, le Dieu de l’Écriture se repent, il est jaloux, il aime, il hait ; sa colère monte comme un tourbillon. L’adorable Trinité peut fournir de sublimes interventions. Le Dieu Sauveur s’abaisse volontairement jusqu’à nous, et a pitié de nos souffrances.

371. Le merveilleux chrétien se borne-t-il aux ressources que lui fournit la Divinité ?

Le christianisme fournit beaucoup d’autres ressources pour varier et embellir l’action épique. C’est d’abord la Vierge Mère qui est toute-puissante auprès de son divin Fils, et dont l’âme est profondément émue par le spectacle des misères qui accablent ses enfants de la terre. Viennent ensuite ces innombrables phalanges d’esprits angéliques et de saints, tous couronnés de gloire dans le ciel, et disposés dans une brillante hiérarchie d’amour et de pouvoir, mais sensibles à nos maux. L’enfer garde des êtres passionnés et puissants dans le mal, qui poussent l’homme au crime pour le faire tomber dans l’abîme. Les hommes occupent le milieu, touchant au ciel par leurs vertus, à l’enfer par leurs vices ; aimés des anges et des {p. 230}saints, haïs des démons. Certes, ces ressorts sont grands, et le poète n’a pas lieu de se plaindre.

372. Donnez de nouveaux développements à cette question ?

Les auteurs sacrés, les grands écrivains chrétiens et les annales de l’Église, nous offrent encore les tableaux les plus poétiques et les plus émouvants. Et, en effet, qu’ont donc de si odieux à la poésie, dit Chateaubriand, ces solitaires de la Thébaïde, avec leur bâton blanc et leur habit de feuilles de palmier ? Les oiseaux du ciel les nourrissent, les lions portent leurs messages ou creusent leurs tombeaux ; en commerce familier avec les anges, ils remplissent de miracles les déserts où fut Memphis. Horeb et Sinaï, le Carmel et le Liban, le torrent de Cédron et la vallée de Josaphat redisent encore la gloire de l’habitant de la cellule et de l’anachorète du rocher. Les muses aiment à rêver dans ces monastères remplis des ombres d’Antoine, de Pacôme, de Benoît, de Basile. Les premiers apôtres, prêchant l’Évangile aux premiers fidèles, dans les catacombes ou sous le dattier de Béthanie, n’ont pas paru à Michel-Ange et à Raphaël des sujets si peu favorables au génie. Josué, Élie, Jérémie, Daniel, tous ces prophètes enfin qui vivent maintenant d’une éternelle vie, ne pourraient-ils pas faire entendre dans un poème leurs sublimes lamentations ? N’y a-t-il plus de saules de Babylone pour y suspendre les harpes détendues ? Pour nous, il nous semble que ces enfants de la vision feraient d’assez beaux groupes sur les nuées : nous les peindrions avec une tête flamboyante, une barbe argentée descendrait sur leur poitrine immortelle, et l’esprit divin éclaterait dans leurs regards.

Mais quel essaim de vénérables ombres, à la voix d’un poète chrétien, se réveille dans la caverne de Membré ? Abraham, Isaac, Jacob, Rébecca, et vous {p. 231}tous, enfants de l’Orient, rois, patriarches, aïeux de Jésus-Christ, chantez l’antique alliance de Dieu et des hommes. Redites-nous cette histoire, chère au ciel, l’histoire de Joseph et de ses frères. Le chœur des saints Rois, David à leur tête, le glorieux collége des Apôtres, présidé par Pierre, et s’élançant à la conquête du monde, la blanche assemblée des Vierges, l’héroïque armée des Confesseurs et des Martyrs vêtus de robes éclatantes, nous offriraient aussi leur merveilleux. Ces derniers présentent au pinceau le genre tragique dans sa plus grande élévation.

M. Anatole de Ségur vient d’exprimer les mêmes idées sur le merveilleux chrétien dans l’Introduction de son beau Poème de saint François.

373. Quelles précautions faut-il prendre dans l’emploi du merveilleux chrétien ?

D’abord, le poète épique doit prendre garde de défigurer les croyances du christianisme. Il serait, en effet, indécent et monstrueux de donner aux anges les mouvements tumultueux du cœur humain, et de supposer dans le séjour de la sainteté des affections charnelles. En second lieu, le mélange des divinités mythologiques avec le vrai Dieu et les êtres surnaturels du christianisme serait absurde et révoltant. Le Tasse a eu l’inadvertance de donner à ses démons les noms des dieux infernaux et des furies du paganisme. Milton a fait entrer aussi, dans quelques endroits de son poème, Cerbère, Tantale, Méduse, etc. Mais à cet égard, personne n’a poussé plus loin le dérèglement de l’imagination que le Camoëns dans sa Lusiade. Il y fait rencontrer en même temps Jésus-Christ et Bacchus, Vénus et la sainte Vierge. {p. 232}Vasco de Gama, essuyant une tempête, adresse ses prières à Jésus-Christ ; et Vénus vient à son secours. Le but des Portugais est la propagation de la foi ; et Vénus se charge du succès de l’entreprise.

374. Qu’est-ce que le merveilleux philosophique ou allégorique ?

Le merveilleux philosophique, ainsi appelé parce qu’il existe indépendamment des croyances religieuses, consiste à personnifier, et à habiller d’un voile transparent les êtres métaphysiques ou moraux, comme la Paix, la Fortune, la Renommée, la Discorde, la Mollesse, la Gloire, le Fanatisme, le Sommeil, la Politique, la Mort, les Prières, les Grâces, les Jeux, etc. Il présente aussi, sous une forme visible, les passions, les vertus et les vices. Tons ces êtres de raison prennent le nom de personnages allégoriques.

375. Le merveilleux philosophique convient-il à l’épopée ?

Les personnages allégoriques pris en dehors de toute croyance religieuse, et par conséquent moins positifs que les agents surnaturels dont nous avons parlé précédemment, ne produisent qu’un merveilleux trop souvent indécis, vague, froid, sans émotion poétique, et toujours secondaire au milieu de l’action épique. Ces demi-déités n’y doivent apparaître qu’en passant et comme intermédiaires subalternes entre les héros et les divinités supérieures dont elles ne sont que les instruments. Ce n’est qu’en passant qu’Homère trace la Discorde en horrible déesse, dont les pieds sont sur la terre et dont la tête est dans les cieux ; c’est par un jet de sa force créatrice qu’il fait marcher la superbe Injure et les Prières humbles et chancelantes, implorant Jupiter dont elles sont les filles ; mais il ne retient pas longtemps sous les yeux ces rapides simulacres de ses pensées ; il les laisse aussitôt se perdre dans le nombre des divins moteurs de son merveilleux. L’auteur de la Henriade, au contraire, n’a pas d’autres agents du sien que ces allégories inférieures : la Discorde, la Politique, l’Envie, le Fanatisme, agissant sous des figures humaines et symboliques, jouent les principaux rôles de la Ligue ; et le héros n’a, de son côté, que l’ombre de saint Louis. Ce merveilleux moral est loin d’être admirable, et est fort près de manquer de poésie. Ce genre de merveilleux qui, ainsi que le merveilleux chimérique, agit principalement dans le poème héroï-comique, ne peut être employé dans la grande épopée que pour embellir une description et orner le style. Quelquefois, il produit alors un bon effet, comme on peut le voir dans l’allégorie des Prières qui s’efforcent d’apaiser le courroux d’Achille. Mais les personnages allégoriques ne doivent jamais prendre part à une action, parce qu’ils la rendraient languissante.

376. Qu’est-ce que le merveilleux chimérique ou féerique et que faut-il en penser ?

Le merveilleux chimérique ou féerique est un ordre de fictions arbitrairement imaginaire, qui naît de la fantaisie humaine, et qui ne se tire ni des croyances religieuses, ni des formes allégoriques. Il comprend tous les êtres fantastiques nés de nos rêveries spéculatives, et créés par notre imagination. C’est lui qui créa les monstres, les harpies, dans l’antiquité, et les fées, les hippogriffes, chez les modernes. Ce merveilleux n’a pas assez de vraisemblance pour être digne de la grande épopée. Le Tasse a trop souvent eu recours aux enchantements dans la Jérusalem délivrée. Il est vrai que ce genre de merveilleux, qui ne serait pas reçu aujourd’hui dans un poème tiré de l’histoire des natures modernes, peut être plus facilement justifié lorsqu’il s’agit d’une époque où les enchantements étaient généralement admis.

{p. 234}

377. Quelles sont, en général, les règles à suivre dans remploi du merveilleux ?

Nous avons fait observer que le merveilleux épique doit être en harmonie avec les croyances religieuses de l’écrivain et des peuples, et qu’il n’est jamais permis, dans un sujet chrétien, de mêler les fables du paganisme au merveilleux que l’on aura demande respectueusement à la religion véritable. Ensuite, nous avons dit ce qu’il faut penser du merveilleux allégorique, ainsi que du merveilleux féerique. Il nous reste à faire remarquer que si l’épopée est le pays des fictions, et si le poète peut et doit déployer dans l’emploi du merveilleux toutes les ressources de son génie, il ne doit jamais franchir les bornes d’une sage vraisemblance : les fictions ne doivent jamais être ni petites, ni outrées, ni dégoûtantes. Homère a fait parler des chevaux, mouvoir des statues, marcher des trépieds. Virgile a introduit des monstres voraces, qui salissent et dévorent les mets des Troyens. Milton, en personnifiant le péché, a fait une peinture dégoûtante dans les détails. Le Tasse a fait chanter à un oiseau des chansons de sa composition. Ces fictions, quelque brillantes qu’elles puissent être, ne sont point dignes de la majesté de l’épopée. La peinture du génie des tempêtes, Adamastor, dans la Lusiade, réunit au contraire toute la grandeur et toute la vraisemblance qui convient à ce genre de poésie.

378. De combien de manières les agents surnaturels peuvent-ils intervenir dans l’épopée ?

Les êtres surhumains peuvent intervenir de {p. 235}trois manières. Dans le premier cas, l’action des agents supérieurs est comme séparée de celle des hommes : les héros ne voient pas les ressorts surnaturels et attribuent ce qui se fait aux causes naturelles, et alors le spectacle du merveilleux n’est que pour le lecteur. Dans le second cas, les êtres surnaturels se mêlent aux hommes ; ils prennent une voix, ou plus souvent une figure humaine, ordinairement même un visage connu, parce qu’un inconnu causerait du trouble dans l’action qui se fait. Le Dieu agit alors comme un homme, et ne laisse apercevoir qu’il est Dieu que lorsqu’il disparaît. Il y a une troisième manière d’opérer qui peut se rapporter à la seconde ; c’est par les songes, les visions nocturnes, etc. Les agents surnaturels ne doivent intervenir que dans des circonstances importantes et difficiles.

§ II. — La disposition épique. §

379. Que comprend la disposition épique ?

Comme toute composition doit avoir un commencement, un milieu et une fin, l’épopée devra présenter la même division. La disposition ou plan du poème épique doit donc renfermer trois parties distinctes : le début, le nœud et le dénoûment.

I. — Début. §

380. Que renferme le début de l’épopée ?

Le début de l’épopée renferme trois choses : l’exposition ou proposition, l’invocation, et la préparation ou avant-scène.

{p. 236}

381. Qu’est-ce que l’exposition ?

La nature et le bon sens exigent que tout auteur, entrant en matière, propose ce dont il s’agit. Le poète épique, avant de commencer le récit, doit donc exposer son sujet. C’est ce qu’on appelle exposition ou proposition. L’exposition n’est que le titre du poème plus développé. C’est dans cette partie que le poète annonce le héros qu’il va célébrer, le but de l’action, la cause des obstacles, et les interventions surnaturelles.

382. Quelles sont les qualités que demande l’exposition ?

L’exposition doit se faire remarquer par la précision, la clarté et surtout par une simplicité noble et grave qui exclut toute affectation, toute promesse vaine et prétentieuse. C’est ce qu’Horace et Boileau ont très bien expliqué :

Que le début soit simple et n’ait rien d’affecté.
N’allez pas dès l’abord sur Pégase monté
Crier à vos lecteurs d’une voix de tonnerre :
Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre.
Que produira l’auteur après tous ces grands cris ?
La montagne en travail enfante une souris.
Nec sic incipies……… miracula promat.

Quoique l’exposition doive être simple, elle n’exclut cependant pas une certaine élévation, pourvu qu’il n’y ait rien d’affecté et que le ton se soutienne jusqu’à la fin et remplisse l’attente du lecteur. Telle est celle de la Lusiade.

383. Citez un modèle d’exposition ?

Un bon modèle d’exposition est celle de l’Énéide :

Arma virumque cano Trojæ qui primas ab oris,
Italiam, fato profugus, Lavinaque venit
Littora : multum ille et terris jactatus et alto,
{p. 237}
Vi superûm, sævæ memorem Junonis ob iram :
Multa quoque et bello passua, dum conderet urbem,
Inferretque Deos Latio : genus unde Latinum,
Albanique patres, atque altæ mœnia Romæ.

Nous voyons d’un côté un homme, et de l’autre une déesse ; un homme que nous jugeons devoir nous intéresser par les revers qu’il éprouva dans sa grande entreprise ; et une déesse qui joue un personnage contre ce héros. On remarque aussi ces deux choses dans l’exposition de la Jérusalem délivrée.

384. Qu’est-ce que l’invocation ?

Après avoir exposé le sujet, le poète, qui ne peut pas savoir pur lui-même les causes surnaturelles de l’événement qu’il va raconter, effrayé d’ailleurs de la grandeur de l’entreprise et de la longueur de la carrière ouverte devant lui, le poète adresse une prière à la divinité ou à quelque agent surnaturel, pour être éclairé et soutenu dans sa marche : c’est l’invocation.

385. Quelle doit être l’invocation ?

L’invocation doit être courte. Telle est celle de l’Énéide :

Musa, mihi causas memora, quo numine læso,
Quidve dolens regina deùm, tot volvere casus
Insignem pietate virum, tot adire labores
Impulerit.

Elle peut être d’un style très élevé : c’est une prière à une divinité. On peut par conséquent y mettre beaucoup de chaleur, de force et de dignité : elle est naturellement lyrique. Nous citerons on ce genre celle du Tasse. Dans l’Iliade, l’invocation sert en même temps d’exposition :

Μῆνιν, ἄειδε, θέα, Πηλληῖαδέω Ἀχιλῆος
{p. 238}

Il est facile de voir que l’invocation est de nature à fixer l’attention, et à relever encore la majesté de l’épopée. Cependant elle ne produira ces heureux effets qu’autant que le poète se montrera plein de foi dans la divinité qu’il implore.

386. Qu’est-ce que la préparation ?

Après l’exposition et l’invocation, vient la préparation ou avant-scène. On appelle ainsi cette partie de l’exposition dans laquelle le poète, se supposant exaucé, prépare le lecteur en lui montrant la situation des personnages au moment où le poème commence, en lui faisant connaître les circonstances nécessaires pour l’intelligence plus complète de l’action, et en plaçant sous ses yeux le tableau des intérêts opposés dont la complication va former le nœud de l’intrigue.

C’est au moyen de cette initiation, qui doit être claire, rapide et hardie, que l’intérêt est excité et que le nœud se trouve insensiblement formé. La préparation, dans l’Énéide, comprend les vingt-deux vers qui suivent l’invocation :

Urbs antiqua fuit…… condere gentem.
II. — Nœud. §

387. Qu’appelle-t-on nœud dans l’épopée ?

Le début terminé, le poète commence immédiatement le récit, qui forme ce qu’on appelle le nœud ou intrigue de l’action. Le nœud est l’ensemble des dangers et des obstacles qui s’opposent à la fortune, aux desseins, en un mot, à l’exécution de l’entreprise du héros. C’est dans le nœud que se trouve tout l’intérêt de l’épopée. Dans l’Odyssée, {p. 239}une tempête et les insolentes prétentions des princes voisins qui ont envahi le palais d’Ulysse, .sont les obstacles qui retardent la rentrée triomphante du héros dans ses propres foyers. L’intérêt est fortement lié ; la curiosité du lecteur est excitée ; on no consentirait p s facilement à ignorer le dénoûment.

On distingue le nœud principal et les nœuds secondaires.

388. Qu’entendez-vous par péripéties ?

On entend par péripéties des changements subits de situation ou de volonté des personnages épiques, changements qui les font passer du bonheur au malheur, ou de l’agitation au repos, et réciproquement. Ces alternatives de bonne et de mauvaise fortune ont pour but de renouveler et d’accroître sans cesse l’intérêt, en tenant le lecteur dans l’incertitude et comme suspendu entre la crainte et l’espérance relativement à l’issue définitive de l’entreprise. Dès le commencement de son poème, Virgile nous offre une péripétie très intéressante : c’est lorsque les Troyens, sur le point d’aborder en Italie, et remplis de joie à la pensée du bonheur après lequel ils soupirent depuis longtemps déjà, vela dabant læti, se trouvent tout à coup en butte à la colère de Junon et rejetés sur les côtes d’Afrique par une affreuse tempête.

389. N’y a-t-il pas plusieurs manières de faire le récit des faits ?

Le développement du nœud se fait par le récit des faits. Ce récit peut se faire de deux manières. La première consiste à suivre l’ordre naturel des {p. 240}événements, comme Homère dans l’Iliadeet le Tasse dans la Jérusalem délivrée. Ce dernier fait assembler les Croisés au retour du printemps, les fait marcher vers Jérusalem, et suit directement la chaîne des divers événements qui se succèdent durant le siège. Alors le récit se nomme simple ou direct. La seconde manière consiste à se jeter brusquement au milieu des événements pour faire dire ensuite à son héros ce qui a précédé l’événement par lequel le récit a été commencé. La fable alors se nomme composée ou dramatique : c’est la manière de l’Odyssée et de l’Énéide.

390. La fable composée est-elle plus intéressante que la fable simple ?

La fable composée est plus piquante que la fable simple, parce que le personnage qui raconte paraît toujours aux yeux du lecteur plus intéressé à l’action et plus intéressant que le poète. Le principal avantage qui résulte de l’emploi d’un personnage pour faire une partie du récit, est de permettre au poète, s’il le juge convenable, d’ouvrir son poème par une situation intéressante, en se réservant d’instruire le lecteur après coup de tout ce qui l’a précédée. Il en résulte aussi qu’il peut plus aisément s’étendre sur quelques parties du sujet qu’il expose directement, et abréger celles qu’il fait raconter par un des personnages. Par ces raisons, cette méthode semble préférable dans un poème dont l’action est d’une longue durée et s’étend même à quelques années, comme dans l’Odyssée et l’Énéide ; mais lorsqu’elle est moins étendue, comme dans l’Iliade et la Jérusalem délivrée, le poète peut, sans inconvénient, faire lui-même la totalité du récit.

391. Comment se divise le récit dans l’épopée ?

Le récit épique devant nécessairement être étendu, {p. 241}puisqu’il retrace une longue et glorieuse entreprise, doit être divisé en plusieurs parties qu’on appelle livres ou chants. Les épopées d’Homère sont divisées en vingt-quatre chants, celles de Virgile et de Milton en douze, celle du Tasse en vingt, la Divine Comédie en trente-trois, etc. Comme cette division a été établie pour venir en aide à l’attention du lecteur, il faut que chaque livre présente lui-même une étendue qui permette à l’intérêt de se soutenir. La mesure la plus ordinaire est de ne pas excéder, dans chaque chant, l’espace d’une heure de lecture. De plus, chaque livre doit avoir un caractère différent de ceux qui l’environnent, et présenter un tout complet qui permette au lecteur de se reposer, sans cesser toutefois de le porter à connaître la suite de l’entreprise.

III. — Dénoûment. §

392. Qu’est-ce que le dénoûment ?

Le dénoûment, qui est amené par une dernière péripétie, est la solution du nœud ou la fin des dangers, la cessation des difficultés ou des obstacles qui s’opposent à l’exécution de l’entreprise. On peut citer comme modèles de cette partie importante de l’épopée la lutte d’Ulysse contre les princes qui voulaient épouser Pénélope, et la mort de Patrocle qui ramène Achille au combat. Le dénoûment heureux ou malheureux doit être naturellement amené et imprévu. (V. Style, n° 416.)

393. Quelle doit être la durée de l’action épique ?

Il est impossible d’assigner des bornes fixes au temps ou à la durée de l’action épique. On lui accorde toujours beaucoup d’étendue, parce qu’elle ne repose pas nécessairement sur ces passions {p. 242}violentes dont la durée ne saurait être longue. Dans l’Iliade, qui a pour sujet la colère d’Achille, l’action est en conséquence une des plus courtes de celles qui ont été célébrées par la muse épique. Selon le calcul de Le Bossu, cette action ne dure que quarante-sept jours, et pas plus de cinquante et un, suivant d’autres. L’action de l’Odyssée, qui ne commence qu’au départ d’Ulysse de l’île d’Ogygie, ne comprend que. cinquante-huit jours, quoique le temps compris entre la prise de Troie et le rétablissement de la paix dans Ithaque soit de huit ans et demi. L’Énéide, commençant à la tempête qui jette Énée sur la côte d’Afrique, renferme, suivant le calcul le plus élevé, un an et quelques mois, tandis qu’il ne s’est pas écoulé moins de six ans de la ruine d’Ilion à la mort de Turnus. L’action de la Jérusalem, est aussi d’un an ; celle de la Lusiade est de moins de six mois, et celle du Paradis perdu n’a guère duré qu’une semaine, d’après Lemercier. Ainsi le temps que doit durer l’action n’est pas exactement fixé. Mais on s’accorde généralement à dire que depuis le moment où le poète commence sa narration, ce temps ne doit pas s’étendre au delà d’une année. Un espace plus court semble même plus favorable à l’épopée, parce que, outre que l’action se soutient mieux, elle parait plus intéressante et plus héroïque.

§ III. — De l’élocution épique. §

394. Donnez une idée de l’élocution que demander épopée.

Comme l’élocution doit toujours être en harmonie avec le sujet, la diction, dans un poème aussi {p. 243}noble et aussi sublime que l’épopée, devra se faire remarquer par un caractère d’élévation inspirée, qui ne laisse jamais refroidir le sentiment, ni tomber la pensée, ni s’obscurcir les peintures, s’avilir les termes, et qui, dans tout, porte le mouvement, la couleur et le feu. Le poète est inspiré dans l’ode et dans l’épopée ; mais, dans l’ode, son inspiration est prophétique : son cœur est dans l’ivresse du transport ; le poète, possédé du dieu qui l’inspire, y peint avec des traits de feu le sentiment qui l’anime, pour remplir notre âme. Dans l’épopée, son inspiration est tranquille ; c’est l’esprit qui est dans l’extase de l’admiration ; le poète, instruit par le dieu qu’il a invoqué, y raconte avec autant de chaleur que de dignité, la grande action qu’il admire pour nous porter à l’admirer à notre tour. Si donc l’on fait abstraction des écarts, du délire, des élans impétueux qui conviennent au genre lyrique, le style de l’épopée sera en général le même que celui de l’ode. Ce sera la même noblesse dans les pensées, la même élévation dans les sentiments, la même vivacité dans les images, la même pompe d’expressions, la même hardiesse dans les tours et les figures. La force et la majesté, l’élégance et l’harmonie, la chaleur et le coloris doivent le distinguer. C’est ici principalement que la poésie doit être comme la peinture ; c’est ici qu’elle doit déployer tous ses trésors, sans craindre d’être accusée d’une magnificence déplacée.

395. Quelles doivent être les qualités des descriptions épiques ?

Soyez riche et pompeux dans vos descriptions,
{p. 244}

a dit Boileau, en parlant de la composition du poème épique. La vigueur et la variété du coloris, l’éclat et la vivacité des couleurs, l’harmonie et la rapidité du style, telles sont les principales qualités des descriptions et des tableaux épiques. Homère excelle dans la description des batailles. Virgile a peut-être moins de force, de feu et de sublimité dans ses peintures, mais il a une majesté plus soutenue, et plus de sagesse et de goût. Nous signalerons le siège du palais de Priam, la mort de ce prince, et te combat simulé de cavalerie. Citons en outre, comme modèles de descriptions épiques, le combat de Tancrède et d’Argant, la description de la sécheresse, par le Tasse, et le siège de Paris, par Voltaire. Cependant, ces tableaux, pour ne pas ralentir l’action, doivent céder la place à la nécessité des liens du récit qu’ils ont agréablement suspendu par intervalle, pour mieux séduire la curiosité. Boileau ne permet pas, en effet, que l’action soit arrêtée dans sa marche :

Soyez vif et pressé dans vos narrations.

Ainsi le style du poète, se resserrant tout à coup pour arriver plus vite au dénoûment, fait succéder les tours concis aux périodes nombreuses, et les mots seulement clairs et justes aux expressions nobles, brillantes, métaphoriques, aux circonlocutions étendues et aux désinences sonores.

396. Quels doivent être les discours dans le poème épique ?

Lorsque le poète nous montre ses personnages délibérant sur une matière importante, il doit toujours les faire parler d’une manière parfaitement conforme à leur caractère, à leurs mœurs, à leurs passions, à leur situation actuelle. C’est ce qu’a fait Milton dans le discours de Satan aux auges rebelles. Ces discours doivent {p. 245}être fondés sur un raisonnement juste, solide et pressant. Mais il faut que ce raisonnement soit embelli, autant qu’il peut l’être, des charmes de la poésie. Tel est le discours que prononce Turnus, roi des Rutules, pour combattre l’avis de Latinus, qui veut faire la paix avec les Troyens.

397. Les portraits historiques peuvent-ils intéresser dans l’épopée ?

Le poète présente quelquefois les portraits de certains personnages connus dans l’histoire, d’où il a tiré le sujet de son poème. Ces ornements épisodiques sont loin de manquer d’intérêt, lorsqu’ils sont présentés avec art. C’est ainsi que Virgile fait descendre Énée aux enfers, où il voit, dans les Champs-Élysées, son père Anchise qui lui fait connaître les héros les plus célèbres de la république romaine. Voltaire a heureusement imité ce passage lorsqu’il nous représente saint Louis montrant à Henri IV quelques-uns de nos rois et des grands hommes de notre nation.

398. Le poème épique doit-il toujours être écrit en vers ?

Nous avons dit, en définissant la poésie, que le langage poétique est presque toujours assujetti à une mesure régulière. Ces paroles, qui montrent que la versification est la forme naturelle et ordinaire, quoique non absolument essentielle de la poésie, nous fournissent la réponse à la question posée plus haut. Nous v dirons donc qu’il est infiniment à désirer que toute épopée soit versifiée, et que par le fait, presque tous les poèmes de ce genre, et surtout les plus beaux, sont soumis à la mesure. En effet, on peut assurer que celui qui traiterait l’épopée en prose avec imagination et intérêt, laisserait à désirer une partie qui n’est pas à dédaigner, surtout dans notre langue, la beauté de la versification, et aurait par conséquent un mérite de {p. 246}moins. Il importe d’ailleurs de ne pas enlever les barrières qui défendent le sanctuaire des arts. La difficulté qu’il faut vaincre a l’avantage d’élever le génie et de repousser la médiocrité. Néanmoins Aristote enseigne que l’épopée s’écrit en vers et en prose, et prétend que l’Iliade, mise en prose, serait encore un poème parce qu’on y reconnaît, indépendamment de la versification, cette invention d’une fable qui est l’essence de l’épopée. A ceux qui refusent au Télémaque le titre de poème épique, parce que cet ouvrage n’est pas écrit en vers, Blair répond qu’il mérite le nom d’épopée, parce que la prose cadencée et poétique en est très harmonieuse, et prête au style à peu près toute l’élévation dont la langue française est susceptible, même en vers.

399. Quel est le rythme qui convient le mieux à l’épopée ?

Les anciens avaient consacré au poème épique, le plus régulier, le plus grave, le plus harmonieux et le plus noble de leurs vers, le vers hexamètre ou héroïque. Les modernes y ont affecté des mesures analogues, et en général le vers alexandrin ou grand vers, le plus nombreux, le plus imposant, le plus majestueux, et le plus digne de la sublime grandeur de l’épopée. Nos essais épiques versifiés sont en vers alexandrins. Le Paradis perdu et la Messiade sont aussi écrits en grands vers, mais ils n’ont pas de rimes. Quant au Dante et au Tasse, ils-ont adopté un vers plus court, qui néanmoins ne manque pas de noblesse et qu’ils nomment aussi vers héroïque. C’est un vers de dix syllabes qui ne diffère du nôtre que parce que, dans le vers français, le repos est toujours après la quatrième syllabe ; tandis que le vers italien s’appuie tantôt sur la quatrième, tantôt sur la sixième, ce qui rompt la monotonie qu’auraient naturellement ces vers qui sont tous féminins.

{p. 247}
Article II.
Des épopées secondaires §

400. Quels sont les poèmes compris sous le nom d’épopées secondaires ?

Les poèmes que l’on a coutume de rattacher au genre épique, parce qu’ils consistent essentiellement dans le récit, et que l’on comprend sous le nom d’épopées secondaires, sont au nombre de cinq, savoir : le poème héroïque, le poème narratif, le poème héroï-comique, le poème badin et le poème burlesque.

Nous dirons quelques mots de ces différents ouvrages.

401. Qu’est-ce que le poème héroïque ?

Le poème héroïque est une espèce d’épopée qui n’expose que des actions et des événements réels, et tels qu’ils sont arrivés, dans leur ordre historique, et sans s’élever plus haut que les causes naturelles. Ce poème se distingue donc de l’épopée, en ce qu’il n’exige pas une action aussi importante, et surtout en ce que le merveilleux en est exclu. Le poème héroïque le plus remarquable est la Pharsale de Lucain.

402. Qu’est-ce qui caractérise le poème héroïque ?

Le poème héroïque qui, comme on le voit, n’est que de l’histoire mise en vers, diffère du récit historique ordinaire par le ton et par le style. Le poète affranchi du merveilleux et de la loi de l’unité, doit se livrer à toute la chaleur de son âme pour exciter les passions, soit qu’il raconte {p. 248}lui-même, soit qu’il fasse parler ses personnages. Il faut que son récit soit une vraie peinture qui frappe et qui attache, un feu vif qui embrase, un mouvement impétueux qui remue et qui entraîne : autrement ce serait le récit d’un simple historien. En un mot, le style de ces sortes de poèmes doit être le même que celui de l’épopée ; le ton du poète, celui d’un homme inspiré.

403. Qu’est-ce que le poème narratif ?

Le poème narratif est le récit d’un fait quelconque, par exemple, un combat, un voyage, ou tout autre événement intéressant. Par conséquent, il peut être peu étendu, comme le Passage du Rhin, de Boileau, et le poème de Fontenoy, de Voltaire. De plus, il ne demande point nécessairement un dénoûment dramatique, il peut traiter non seulement des faits graves et sérieux, comme le poème héroïque, mais encore des actions plaisantes et enjouées ; ce qui en fait comme une transition entre les poèmes précédents et l’épopée badine. Il n’est pas nécessaire que le style du poème narratif soit aussi élevé que celui de l’épopée ; il doit seulement être conforme à la nature du sujet. Il est inutile d’ajouter que le poète ne doit pas raconter uniquement pour raconter ; il doit tendre à un but plus élevé, à l’utilité et à l’instruction du lecteur.

404. Qu’est-ce que le poème héroï-comique ?

Le poème héroï-comique est le récit comique d’une action simple, commune et presque toujours risible. Le poète y prend le ton et le style de la grande épopée, pour qu’il y ait contraste entre le {p. 249}fond et la forme, et pour que l’action paraisse ainsi plus comique. Le merveilleux qu’il emploie consiste dans le ministère plaisant de quelque divinité païenne ou de quelque génie allégorique. Ce poème suit toutes les règles de l’épopée ; seulement le dénouement doit être toujours heureux. Son but est ordinairement satirique. Nous citerons comme modèles le Lutrin, de Boileau, Don Quichotte et le Roland furieux.

405. Qu’est-ce que le poème badin ?

Le poème badin est le récit d’une action plaisante, fait sur un ton analogue au sujet. Il ne diffère du poème héroï-comique que parce qu’il ne prend jamais le ton de la grande épopée. L’agrément, la légèreté, la grâce et la vivacité en sont les principales qualités. On peut citer le Vert-Vert de Gresset, qui est un prodige de finesse et de grâce, et le Lutrin vivant du même auteur.

406. Qu’est-ce que l’épopée burlesque ?

L’épopée ou poème burlesque est la parodie de la grande épopée. Ce genre de poésie défigure un sujet déjà traité noblement, et travestit les choses les plus élevées et les plus sérieuses en plaisanteries bouffonnes. C’est ce qu’a fait Scarron, inventeur de cette espèce de poème, dans son Énéide travestie, qui n’est autre chose qu’une mascarade, comme il le dit lui-même. Il est facile de voir que le poème burlesque est l’opposé du poème héroï-comique, puisque celui-ci élève ce qui est commun à la hauteur de l’épopée, tandis que celui-là, par le travestissement des mœurs et du langage, fait descendre les dieux et les héros au niveau de {p. 250}la populace. C’est ainsi que Scarron fait de Jupiter en querelle avec sa femme un mari brutal, de Junon une commère acariâtre, de Vénus une mère complaisante et facile, d’Énée un dévot larmoyant et niais, de Didon une veuve ennuyée de l’être, d’Anchise un vieux bavard, de Chalcas un vieux fourbe, de la Sibylle une devineresse, une diseuse de logogriphes, de l’oracle d’Apollon, un faiseur de rébus picards. — Ce genre, qui a pour but de faire rire, demande pour être supportable, beaucoup de verve, de saillie et d’originalité ; et encore ne tarde-t-il pas à amener l’ennui et le dégoût.

407. Quels sont les ouvrages que ton peut ranger dans le genre épique ?

Ce sont d’abord les grandes épopées. Orales seuls ouvrages vraiment épiques, d’après notre définition, sont l’Iliade et l’Odyssée, d’Homère ; l’Énéide, de Virgile ; la Divine Comédie, du Dante ; la Jérusalem délivrée, du Tasse ; la Lusiade, du Camoëns ; le Paradis perdu, de Milton ; la Messiade, de Klopstock. Nous citerons encore la Henriade, le Télémaque et les Martyrs. Parmi les genres secondaires, nous signalerons la Pharsale, de Lucain, le Lutrin, de Boileau, le Vert-Vert, de Gresset, et l’Énéide travestie, de Scarron.

Chapitre IV.
Du genre dramatique. §

408. Quel doit être le rang de la poésie dramatique, au point de vue de son développement historique ?

La poésie, d’abord consacrée à célébrer la gloire, de Dieu, puis à chanter les héros, essaya ensuite d’instruire les hommes. Ce ne fut que plus tard, lorsqu’elle descendit du haut rang qu’elle occupait dans l’ode, dans l’épopée et même dans le genre didactique, pour devenir un moyen de délassement et de plaisir, que parut le genre dramatique, dont l’étude va clore ce Traité. Le peuple de Dieu, dont la poésie a toujours été religieuse, grave et sérieuse, n’a jamais eu de poésie dramatique, ni par conséquent de théâtre. Ce genre a pris naissance en Grèce, où il a succédé, dans les fêtes de Bacchus, à la poésie lyrique.

409. Faites connaître l’origine de la poésie dramatique.

L’origine de la poésie dramatique tient à la religion des Grecs. Des chœurs composés d’acteurs qui, en dansant et en chantant au son de la musique, représentaient quelque fable relative à la divinité dont on célébrait la fête, faisaient une partie essentielle du culte public. C’est ainsi qu’Hérodote raconte que les habitants de {p. 252}Sicyone représentaient par des chœurs les malheurs d’Adraste, un de leurs anciens rois, qu’ils révéraient comme une divinité ; et que les habitants d’Égine avaient institué des chœurs de femmes pour honorer deux antiques statues enlevées aux Épidauriens, et représentant Damas et Anxesias, divinités indigènes de ces derniers. Des chœurs semblables existaient à Athènes et faisaient partie des fêtes de Bacchus. Imitant tantôt par. leurs gestes, leurs danses et leurs chants, les expéditions de Bacchus et les autres événements de sa vie toute merveilleuse ; s’abandonnant tantôt à l’ivresse qu’inspiraient les plaisirs de la vendange auxquels ces représentations appartenaient, ils vantaient tour à tour les bienfaits de la divinité & laquelle ils devaient la vigne, et immolaient à la risée publique, soit des particuliers qui n’osaient s’offenser de cette licence, soit des magistrats qui, en la supportant, rendaient hommage à l’égalité qui constituait la base du gouvernement. Dans l’origine, les chants de ces chœurs, qui étaient des dithyrambes ou chants lyriques, n’étaient accompagnés d’aucune action, dans le sens que nous donnons, aujourd’hui à ce mot.

410. Quels furent les progrès du genre dramatique ?

Plus tard, pour jeter quelque variété dans ce spectacle qui, composé uniquement de chants, ne pouvait manquer d’être monotone, on s’avisa d’interrompre les chœurs, pour introduire un acteur faisant un récit. Ce récit s’appela épisode (ἐπεισοδιον), c’est-à-dire entr’acte on mieux entre-chant, ce qui interrompait le chant ; ensuite il reçut le nom d’action, de drame, et plus tard celui de tragédie. Thespis fut l’auteur de cette réforme (537 avant Jésus-Christ). Son acteur, qui apparemment raconta d’abord les actions qu’on attribuait à Bacchus, plut à tous les spectateurs ; mais bientôt le poète prit des sujets étrangers à ce dieu, et cette tentative fut {p. 253}approuvée du grand nombre. Enfin, ce récit fut divisé en plusieurs parties, pour couper plusieurs fois le chant et augmenter le plaisir de la variété.

Eschyle, qui vivait cinquante ans après Thespis, ajouta un second acteur, créa le dialogue, et introduisit le récit dramatique d’une action. Il imagina la robe flottante, le masque, le cothurne, exhaussa la scène et donna à ses personnages des caractères, des mœurs, une élocution pleine de majesté. C’était le récit mis en spectacle. Cette innovation eut tant de succès, que le chœur qui, dans le principe, avait été la base du spectacle, n’en fut plus que l’accessoire, et ne servit que d’intermède à l’action dramatique, de même qu’auparavant l’action en avait servi au chœur.

411. Qu’est ce qui caractérise la poésie dramatique ?

Tandis que c’est le récit qui distingue le genre épique, la poésie dramatique est caractérisée par l’action, c est-à-dire qu’elle fait parler et agir les personnages qu’elle emploie. On voit dans le drame la chose qui se fait, et de quelle manière elle se fait, on entend les discours des personnages qui imitent, comme si la chose se faisait réellement et par des personnages qui n’imiteraient pas. En un mot, l’épopée consiste dans le récit de l’action, res acta refertur, et le drame, dans la représentation de cette action, agitur res in scenis. L’action dramatique est soumise aux yeux et doit se peindre comme la vérité, ce qui demande un vraisemblable d’une espèce particulière au drame, le jugement des yeux étant infiniment plus redoutable que celui des oreilles :

Segnius iritant animos demissa per aurem,
Quam quæ sunt oculis subjecta fidelibus…
{p. 254}

412. Combien y a-t-il de sortes de compositions dramatiques ?

L’action dramatique, comme les divers événements de la vie humaine qu’elle a pour objet de mettre sous les yeux, peut avoir deux caractères distincts : ou elle est illustre, héroïque, sérieuse, touchante ; ou bien elle est commune, enjouée et légère. De là, deux espèces de drames : la tragédie et la comédie.

413. Comment diviserez-vous ce traité ?

Nous diviserons tout ce qui concerne le genre dramatique en trois parties : dans un premier article, nous ferons connaître les règles qui concernent le drame en général ; dans les deux suivants, nous parlerons des conditions particulières que demandent le genre tragique et le genre comique.

Article premier.
Du drame en général §

414. Qu’est-ce que le drame en général ?

Le drame (δράειν, faire, δρᾶμα, action), dans son acception la plus étendue, est la représentation d’un fait réel ou supposé, par la parole et par l’action, c’est-à-dire au moyen de personnages qui parlent et qui agissent sous les yeux du spectateur. Le poète disparaît donc entièrement dans le drame pour ne laisser voir que les personnes qu’il met en scène.

415. Quelles sont les règles générales du drame ?

On peut rapporter à trois chefs les règles générales du drame : 1° Les qualités de l’action que le {p. 255}drame représente ; 2° la conduite de cette action ; 3° les personnages qui concourent à cette action. Nous examinerons ces trois questions dans les trois paragraphes suivants.

§ I. Des qualités de l’action dramatique. §

416. Quelles sont les qualités de l’action dramatique ?

Les qualités nécessaires à toute action dramatique sont au nombre de cinq, savoir : la vérité ou la vraisemblance, l’intégrité, l’unité, l’intérêt et la moralité.

417. Faut-il que l’action dramatique soit vraie ou vraisemblable ?

Toutes les actions dramatiques sont ou vraies ou feintes. Les actions vraies sont celles qui ont eu lieu ; et les actions feintes celles qui ne sont pas arrivées, mais qui ont pu arriver. L’action est ou entièrement vraie ou historique, comme celle d’Esther qui renverse Aman ; ou vraie seulement dans le fond et feinte dans plusieurs de ses circonstances, comme dans les Horaces ; ou altérée dans le fond même et dans les circonstances et vraie seulement dans les noms qui sont historiques, comme dans le Cid et dans Héraclius ; ou enfin entièrement imaginée, comme dans Zaïre et dans presque toutes les comédies. Mais il faut toujours que l’action soit vraisemblable, c’est-à-dire qu’il y ait quelque raison de croire qu’elle a été faite ou qu’elle peut se faire.

418. La vérité historique est-elle préférable à la fiction dans le drame ?

La vérité historique n’est point nécessaire au genre {p. 256}dramatique. Le poète peut non seulement embellir un fait réel et l’accommoder au théâtre, en ajoutant ou supprimant des circonstances, et en rapprochant à une même époque celles qui sont arrivées en différents temps, mais encore inventer les noms, les faits et les circonstances, en un mot, une action entière. Néanmoins les faits historiques sont de nature à procurer plus de jouissance aux hommes graves et sérieux que les sujets entièrement inventés. Si donc l’histoire ou la société contemporaine fournit au poète une action qui puisse, avec toutes ses circonstances, être mise sur la scène, il la représentera sans y rien changer. Ainsi Racine n’a fait nul changement dans l’action d’Esther, et cette pièce n’en est que plus touchante. Il sort du fond de la vérité une certaine vertu de persuasion qui lui donne toujours un grand avantage sur la fiction. Cependant tout ce qui est vrai ou regardé comme tel, n’est pas toujours propre à être exposé sur le théâtre. Les horreurs, les atrocités, les images dégoûtantes ne doivent jamais être offertes aux yeux du spectateur. Il ne pourrait supporter la vue de Médée qui égorge ses enfants, d’Oreste qui tue sa mère, d’Œdipe qui se crève les yeux, d’Hippolyte attaqué par un monstre et traîné par ses chevaux. Les choses de ce genre doivent être connues par le récit.

419. En quoi consiste l’intégrité de l’action ?

L’intégrité de l’action dramatique consiste dans la juste étendue qu’on lui donne. L’action sera donc entière si elle a un commencement ou exposition du sujet, un milieu ou nœud, une fin ou dénoûment. Par là sont exclues les actions momentanées, comme le meurtre de Camille dans les Horaces, meurtre qui se fait tout à coup et sans que l’esprit du spectateur y ait été préparé. —  {p. 257}Cinna conspire contre Auguste , voilà le commencement ; Maxime en fait avertir Auguste voilà le milieu ; Auguste lui pardonne, c’est la fin.

420. En quoi consiste l’unité dramatique ?

Une question littéraire, qui a été l’objet de nombreuses et vives discussions, surtout chez le : modernes, est celle qui est relative à l’imité nécessaire au drame. Parmi les critiques, les uns suivant l’école classique, c’est-à-dire les Grecs, les Latins, et en général tous les tragiques français et italiens jusqu’à notre siècle, demandent la triple unité d’action, de temps et de lieu, si bien résumée dans ces vers de Boileau :

Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli,
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli.

Les autres, formant ce qu’on a appelé l’école romantique ou moderne, rejettent les unités de temps et de lieu, et ne retiennent que l’unité d’action, qui est regardée comme essentielle par h plus grand nombre. C’est l’école des Anglais, des Allemands, des Espagnols, et d’un grand nombre d’auteurs dramatiques contemporains. Nous citerons, parmi les principaux romantiques, Shakespeare, Schiller, Gœthe, Manzoni, Alfred de Vigny, Alexandre Dumas, Victor Hugo, etc. Nous allons chercher à nous rendre compte de l’importance de chacune de ces trois unités.

421. Qu’est-ce que l’unité d’action ?

L’unité d’action ou de fait, d’où résulte l’unité d’intérêt, et qui est, de l’aveu de tous, la plus importante des trois unités, consiste dans le {p. 258}rapport que tous les incidents ont à un certain but ou à un certain effet, d’où il résulte qu’ils se combinent naturellement en un seul tout. L’unité d’action existe donc dans le drame lorsque toutes les parties ont un même principe et aboutissent à un centre commun. On doit s’y proposer un seul but ; et tous les moyens qu’on emploie, tous les efforts qu’on fait, doivent tendre à ce but. Le martyre de Polyeucte est le sujet de la tragédie de ce nom. Il est facile de voir que toutes les petites actions qui précèdent cette action principale, concourent à son accomplissement.

Pour que l’unité d’action ne soit pas rompue, il faut que le principal personnage soit toujours dans le même péril, depuis le commencement jusqu’à la fin. En effet, si le péril cesse, l’action est finie, et si le personnage tombe dans un second péril qui ne soit pas une suite nécessaire du premier, c’est une autre action qui commence. Le jeune Joas, depuis l’instant où le grand prêtre prend la résolution de le couronner, est en danger de tomber au pouvoir d’Athalie, et ce danger croissant toujours ne cesse que par la mort de cette reine : voilà l’unité d’action.

Enfin le personnage principal doit réunir tout l’intérêt du spectateur, comme Joas dans Athalie, Britannicus dans la tragédie de ce nom ; car si l’intérêt était double, l’action serait double aussi. On peut bien s’intéresser au sort des autres personnages, comme on le voit dans nos meilleures .pièces ; mais cet intérêt se rapporte toujours à la personne qui joue le premier rôle.

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422. En quoi consiste l’unité de temps ?

L’unité de temps, entendue d’une manière exacte et absolue, exige que la durée de l’action n’excède pas le temps de la représentation, c’est-à-dire l’espace de deux ou trois heures. C’est ce qu’on trouve dans Cinna, dans les Horaces, dans Andromaque, dans Bajazet, dans Œdipe-Roi de Sophocle.

L’unité absolue de temps dut être exigible dans les tragédies grecques, qui no formaient qu’un seul grand acte de toutes leurs scènes ; et sans doute il serait à désirer qu’il y eût égalité de durée entre le temps fictif et le temps réel, pour jeter le spectateur dans une illusion complète. Mais trop peu de sujets se prêtent à cette rigueur. La scène eût perdu un grand nombre d’actions très belles et très intéressantes, si on n’eût pas élargi la carrière. On a donc prolongé la mesure à celle d’un jour entier ou à un tour de soleil, et même jusqu’à trente heures, d’après Corneille, et jusqu’à trente-six, d’après Lemercier. Cette latitude a été accordée en vue des entr’actes. En effet, on peut vraisemblablement supposer que, pendant ces instants de repos, il a pu s’écouler assez de temps pour remplir l’espace d’un jour. D’un autre côté, une plus longue mesure de temps pourrait donner naissance à de trop grands abus. Car, s il était une fois établi, dit Voltaire, qu’une action théâtrale pût se passer en deux jours, bientôt quelque auteur y emploierait deux semaines et un autre deux années. Le Jules César de Shakespeare présente deux parts de la vie de Brutus, et non un seul péril de ce romain ; cette pièce, qui contient plusieurs mois, {p. 260}se compose de la mort de César dans Rome et de la mort de Brutus à la bataille de Philippes. De nos jours, Alfred de Vigny demande que la tragédie soit un tableau large de la vie, au lieu du tableau resserré de la catastrophe d’une intrigue ; et Alexandre Dumas réclame liberté entière pour tout, depuis les douze heures de Boileau, jusqu’aux trente ans de Shakespeare. Mais, en général, aucun homme de goût ne pourra admirer une pièce ou le héros,

Enfant au premier acte, est barbon au dernier.

423. Que faut-il entendre par unité de lieu ?

L’unité de lieu, prise dans un sens strict, demande qu’on ne change pas le lieu de la scène, et que l’action qui fait le sujet de la pièce se passe, tout entière et jusqu’à la fin, dans le lieu où elle a commencé. C’est ce que l’on trouve dans Athalie,où les personnages agissants ne sortent pas du vestibule de l’appartement du grand prêtre, au temple de Jérusalem, et dans Andromaque et dans Britannicus, où une salle du palais est le lieu où commence et finit toute l’action représentée. L’unité de lieu, qui a aussi pour but de rapprocher l’imitation de la réalité, suit nécessairement l’unité de fait et l’unité de temps. En effet, le peu de temps donné à une seule action ne permet aux personnages de parcourir que pou d’espace. Cependant ici, comme pour l’unité de temps, on a accordé une latitude un peu plus considérable : l’usage de suspendre totalement le spectacle, pendant quelques instants, entre les actes, au lieu de le continuer sans interruption du commencement jusqu’à la fin, comme dans les tragédies grecques, {p. 261}a rendu moins nécessaire l’observation rigoureuse des anciennes limitations de temps et de lieu. Comme l’action est interrompue, le spectateur n’a pas besoin d’un grand effort pour supposer que chaque entr’acte dure quelques heures, ou pour s’imaginer qu’il passe lui-même d’un appartement dans un autre dans le même palais. Ainsi, dans Cinna, la moitié de l’action se passe dans l’appartement d’Émilie, et l’autre moitié dans le cabinet d’Auguste. Mais la vraisemblance requise dans l’imitation tragique exclut les changements brusques et fréquents de villes et de contrées. Ces changements ne doivent se faire que pendant les entr’actes ; et rien ne déconcerte plus l’accord de la fable avec la vérité que ces translations soudaines d’un pays en un autre, et que ces passages subits d’un héros en des lieux éloignés de ceux où les yeux le virent à la même heure. Quoi de plus invraisemblable, en effet, que de transporter la scène de Paris à Constantinople, de Madrid à Londres, et de représenter Cassius et Brutus à Rome au premier acte, et en Thessalie dans le cinquième, comme l’a fait Shakespeare, dans son Jules César ?

424. La règle des trois unités n-a-t-elle pas rencontré des adversaires ?

Disons d’abord que l’importance de l’unité d’action est à peu près unanimement reconnue. Quant aux unités de temps et de lieu, elles ont contre elles des hommes d’un grand poids et des objections sérieuses. Longtemps avant notre nouvelle école littéraire, le drame romantique était connu en Europe. Il suffira de nommer ses principaux représentants : Shakespeare en {p. 262}Angleterre, au xvie siècle ; Calderon en Espagne, au xviie ; Schiller et Gœthe en Allemagne, au xviiie. En France même, le père de cotre scène tragique et comique, Corneille, avoue qu’il a élargi la règle des trois unités, parce qu’il a reconnu par l’expérience quelle contrainte apporte leur exactitude, et combien de belles choses elle bannit de notre théâtre. — D’un autre côté, Blair dit qu’on doit se garder de sacrifier aux unités de temps et de lieu quelque grande beauté d’exécution, ou quelque situation éminemment pathétique qu’il serait impossible de produire sans les violer. — Schlegel regarde ces deux unités comme de simples accessoires, et prétend que les anciens tragiques changeaient quelquefois le lieu de la scène, comme dans Ajax et les Euménides, et se permettaient souvent de faire arriver pendant le chant du chœur bien plus d’événements que ne le comportait sa durée, comme on peut le voir dans l’Agamemnon d’Eschyle, dans les Trachiniennes de Sophocle, et dans les Suppliantes d’Euripide. — Manzoni, dans sa Lettre sur l’unité dramatique, élève aussi de fortes objections contre la règle classique des unités. Inutile de dire que nos poètes romantiques, outre qu’ils s’accordent beaucoup d’autres licences littéraires et dramatiques, ne tiennent nullement compte des unités de temps et de lieu, et ne se font pas scrupule, par exemple, de changer le lieu de la scène pendant le cours du même acte.

425. La règle des unités ne présente-t-elle pas de sérieux avantages ?

Ce qui donne de l’importance à la règle des trois unités, c’est que cette règle constitue un principe de perfection dramatique, principe appuyé de l’autorité des législateurs du théâtre, et suivi dans la pratique par les tragiques grecs, italiens et français, depuis Sophocle jusqu’à Voltaire. L’exactitude des trois unités, {p. 263}fondée sur la nature qui demande l’unité d’action pour captiver l’attention en la concentrant sur un objet unique, et sur la raison qui montre l’unité de temps et de lieu comme une conséquence de la première, est une loi très propre à favoriser la vraisemblance, et par là même l’illusion théâtrale. En général, plus le poète peut rapprocher la représentation dramatique et toutes ses circonstances de l’imitation exacte de la nature et de la vie réelle, plus l’impression qu’il produit est forte et complète. La vraisemblance est tout à fait essentielle à l’action dramatique, et ce qui la contrarie nous choque toujours. Ce n’est pas que les unités de temps et de lieu en imposent au spectateur, au point de lui persuader la réalité de ce qui se passe sur la scène, ou que la violation de ces unités rompe le charme et lui découvre la fiction. L’illusion ne peut aller jusque-là. Le spectateur ne se croit pas transporté à Athènes ou à Rome, lorsqu’il voit un Grec ou un Romain paraître sur le théâtre. Il sait que tout ce qu’il voit n’est qu’une imitation ; mais il exige que cette imitation soit faite avec art et vraisemblance. Du reste, rien ne démontre mieux à quelle perfection supérieure les trois unités conduisent, que l’examen de l’Œdipe grec et d’Athalie, modèles aussi purs dans le genre tragique, que le sont le Laocoon et l’Apollon du Belvédère dans la sculpture, et, conséquemment, les types véritables du beau idéal en poésie dramatique.

426. Que faut-il penser de cette question ?

Les diverses opinions que nous venons d’exposer nous font voir que certaines règles de l’art dramatique peuvent être considérées sous des points de vue divers. Aujourd’hui, les critiques les plus classiques et les plus purs admettent, dans la question des unités de lieu et de temps, ainsi que dans plusieurs autres, une latitude que la rigueur des anciens préceptes ne laissait pas {p. 264}aux poètes, et qui permet d’accorder les justes exigences du goût avec une plus grande liberté d’inspiration. Pour nous, nous croyons, avec Lemercier, qu’il est rare que le fait tragique ne s’accomplisse pas facilement en un jour : on le prend tout voisin de sa catastrophe ; et, commençât-il dès la naissance du héros, l’artifice de l’exposition ramène aisément les intérêts au point où se noue l’intrigue, pour arriver bientôt jusqu’au terme où elle se débrouille entièrement. Si le sujet oppose des difficultés à remplir cette obligation, c’est alors que l’art éclate davantage, et n’en est que plus admiré : cause nouvelle de plaisir pour le spectateur qui s’en étonne. Si le sujet, d’ailleurs riche d’éléments tragiques, se refuse absolument à être renfermé dans ces limites resserrées, il vaut mieux passer outre que de l’écarter de la scène ou de le traiter d’une manière invraisemblable ou forcée. On ne doit donc pas sacrifier à l’observation rigoureuse des unités de temps et de lieu des beautés d’un ordre supérieur dans l’exécution du plan dramatique, ou certaines situations pathétiques qui ne peuvent avoir lieu qu’en sortant de cette étroite enceinte. — En matière d’art, dirons-nous avec un savant critique, M. J. Janin, il y a peu de règles pratiques dont un homme de génie ne puisse s’accommoder ou s’affranchir ; et il est aussi absurde de rester obstinément dans les routes battues que d’en sortir à tout propos. Si l’action est réellement intéressante ; si le drame est bien conduit ; si les scènes sont heureusement agencées ; si le caractère des personnages est vrai ; si l’intérêt se soutient et va croissant jusqu’au dénoûment ; si le vers exprime comme il convient la pensée du poète, et que cette pensée soit toujours à la hauteur des situations ; si, enfin, dans la tragédie, la terreur et la pitié oppressent toutes les poitrines, on aura fait un chef-d’œuvre dramatique, qu’on ait ou {p. 265}non observé les trois unités. — Enfin, nous citerons, en terminant, les remarques judicieuses que M. Mazure fait sur ce sujet, dans sa Nouvelle Rhétorique : il faut de la tolérance en matière de dégoût, dit le sage critique. Il est certain que de bons drames dans le goût romantique valent mieux que de froides compositions, symétriques, tirées au cordeau, sans intérêt, sans âme, sans accent, et qui veulent se faire admirer uniquement par leur sagesse. Mais ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de prendre les belles compositions dans les deux genres, et de les accepter pour leur mérite propre et malgré leurs diversités ; car les deux systèmes sont plutôt divers que contradictoires. Les chefs-d’œuvre en tout genre ne sont pas si abondants ; il ne faut pas se priver des objets d’admiration, et je ne vois pas pourquoi avec un goût sûr, mais vaste et sans préjugé, on ne pourrait pas admirer également Racine et Shakespeare. Ce qui est essentiel, c’est l’observation des règles imprescriptibles, l’unité en grand, l’intérêt, la nature fidèlement observée, la réalité fidèlement imitée, mais toujours sous la discipline de l’idéal. Si les réglée manquent, il ne faut accepter ni romantiques ni classiques ; si elles se rencontrent, il faut faire fête aux uns et autres.

427.  L’action doit-elle être intéressante ?

L’action dramatique doit être pleine d’intérêt. Il n’est pas nécessaire de définir ce que c’est que l’intérêt, ni de dire qu’il prend sa source tantôt dans le cœur, tantôt dans l’esprit. Qu’un événement ou qu’une suite de choses nous émeuve, nous attendrisse, nous effraie, nous nous attachons dès le commencement à en suivre la direction et à en savoir la fin, soit pour sortir de notre perplexité momentanée, soit pour satisfaire notre curiosité tenue en suspens. Cette situation où nous sommes {p. 266}durant le cours de l’action, est la cause unique du plaisir qu’elle nous procure. Or, l’intérêt est excité ou par les faits, ou par les passions, ou par la politique, ou bien il résulte des caractères. Quelquefois un seul drame réunit tous ces genres d’intérêt ; plus souvent un seul suffit à notre attention.

428. Qu’avez-vous à dire sur la moralité de l’action dramatique ?

La poésie dramatique, comme toute poésie sérieuse, doit avoir une fin utile, un but moral. Il faut donc non seulement éloigner de la scène toute image dégoûtante ou obscène, toute peinture dangereuse et séduisante pour le cœur, tout discours hostile à la vertu et favorable aux passions ; mais encore porter au bien et éloigner du vice, en montrant le triomphe et la récompense des bons, la défaite et la punition des méchants. Voltaire a transgressé cette règle fondamentale dans sa tragédie de Mahomet, où nous voyons ce monstre fouler aux pieds ce qu’il y a de plus sacré et triompher par le crime. Sans moralité, il n’y a point de succès pour le drame, parce qu’il n’y a point d’intérêt. Comment, en effet, s’attacher à un homme qui est absolument vicieux et criminel ? Comment un caractère peut-il être intéressant, s’il n’a pas, comme qualités distinctives, la droiture, la candeur, la sensibilité, la noblesse et surtout la grandeur d’âme ? La comédie corrige les mœurs en amusant : ridendo castigat mores. La tragédie ne met les passions enjeu que pour blâmer ce qu’elles ont d’extrême. Racine, en particulier, a soin, dans {p. 267}toutes ses pièces, de faire entendre d’utiles leçons et de sages conseils. Notre théâtre renferme même plusieurs pièces qui se terminent par un trait lumineux et frappant, par une espèce de moralité, comme Athalie et Sémiramis.

§ II. De la conduite de l’action dramatique. §

429. Que faut-il entendre par la conduite de l’action dramatique ?

La conduite ou la marche de l’action n’est autre chose que le développement du plan. Or le développement de l’action dramatique présente une division matérielle en actes et en scènes, et une division fondée sur la nature des choses et qui, comme dans toute composition, consiste dans un commencement, un milieu et une fin. Ces trois parties de l’action prennent le nom d’exposition, de nœud ou d’intrigue, et de dénoûment. Après avoir exposé les règles concernant cette division naturelle du drame, nous dirons quelques mots des actes et des scènes.

I. — Exposition. §

430. Qu’est-ce que l’exposition dramatique ?

L’exposition (πρότασις) donne une idée générale du sujet, et fait pressentir aux auditeurs l’action qui va se dérouler sous leurs yeux, afin d’exciter leur curiosité et de leur faciliter l’intelligence de ce qui va suivre. Elle doit leur faire connaître les principaux personnages qui paraîtront sur la scène, leurs desseins, leurs intérêts et leur situation au moment où la pièce commence, ainsi que le lieu {p. 268}de la scène, le moment précis, en un mot, les différentes circonstances de personnes, de lieu et de temps.

Que dès les premiers vers l’action préparée
Sans peine du sujet aplanisse rentrée.

431. Quelles sont les qualités que demande l’exposition ?

L’exposition dramatique doit être en action ; et les personnages eux-mêmes, occupés de leurs intérêts et de l’état présent des choses, doivent en instruire les spectateurs sans s’adresser à eux, et sans autre intention apparente que de se dire ce qu’ils se diraient s’ils étaient sans témoins. Le grand art de l’exposition est de faire qu’elle sorte tout naturellement de la situation, et qu’elle présente le germe de tous les événements qui doivent composer l’action. Tout en évitant d’être obscure, parce qu’elle serait fatigante, l’exposition ne doit pas être tellement claire qu’elle instruise le spectateur de tout ce qui arrivera dans la suite : ce serait le priver du plaisir de la surprise. Eschyle, Sophocle, et quelquefois Euripide, exposent leurs sujets d’une manière claire, mais frappante et : pathétique, comme dans les Euménides, Antigone, Andromaque et Oreste.

Les expositions du théâtre moderne sont généralement moins touchantes, mais elles n’en sont que plus adroites : car une des premières règles de l’art dramatique est que l’intérêt aille en croissant ; et, après une exposition qui arracherait des larmes ou qui saisirait de terreur, il serait difficile durant cinq actes, de graduer les situations. Dans {p. 269}l’action comique, l’exposition n’est jamais bien difficile, cette action se passant communément dans le cercle d’une société, d’une famille. Les intérêts, les qualités, les affections, les inclinations particulières, qui en sont les mobiles et les ressorts, nous sont tous familiers : un seul mot les indique, une scène nous met au fait. Nous citerons comme modèles d’exposition, dans le genre comique, celles du Tartufe, du Misanthrope, du Malade imaginaire ; et, dans la tragédie, celles d’Athalie et de Bajazet.

432. Que faut-il éviter dans l’exposition ?

Dans l’exposition, il faut, en général, éviter les monologues et les confidents. Quelquefois l’exposition se fait par un monologue ; mais cette manière d’ouvrir la scène est languissante, froide et peu naturelle, si le personnage qui se parle n’a pas sujet d’être vivement agité, comme Émilie dans Cinna. En ce cas même, il est rare que le public entre soudain dans sa passion, et les mouvements qu’il exprime sont perdus ou nuisibles à l’effet des scènes suivantes. Cet inconvénient est très bien évité dans Cinna, parce que le magnifique tableau que vient de faire le chef des conjurés répand sur l’exposition qu’il remplit un éclat admirable, et que la terreur qui saisit les personnages, au moment où Auguste les appelle, commence à engager l’intérêt que leur complot a fait naître. Les confidents sont des personnages subalternes et souvent assez insignifiants, qui sont communément chargés de faire les récits. Employés pour faire l’exposition, ils ne peuvent manquer d’y répandre beaucoup de froideur, parce que leur rôle fort secondaire ne leur permet guère de s’intéresser vivement à l’action. Il suffit de lire l’exposition de Rodogune, pour se convaincre de la vérité de ce qui précède.

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433. Par qui l’exposition doit-elle être faite ?

Puisque les monologues et les récits des confidents sont, en général, peu propres à donner à l’exposition l’intérêt et la grandeur qu’elle demande, il faut (du moins dans la tragédie, car bien souvent cette règle n’est pas observée dans la comédie), il faut que cette partie du drame soit faite par des personnages importants et grandement intéressés à l’action, ou, en d’autres termes, par des personnages principaux. Corneille, nous l’avons dit, n’a pas observé cette règle dans l’exposition de Rodogune. En effet, les événements antérieurs à l’action y sont racontés par Laonice à Timagène, qui sont tous deux des personnages subalternes ; ce récit est de plus interrompu par l’arrivée d’Antiochus et repris à la quatrième scène, ce qui est un autre défaut. — Les anciens donnaient le nom de protatiques aux personnages chargés de faire l’exposition.

434. Qu’appelle-t-on prologue ?

Le prologue est, comme l’indique son nom, un ouvrage qui sert de prélude à une pièce dramatique.

Chez les anciens, le prologue était une espèce de préface, dans laquelle un acteur spécial qui portait lui-même le nom de prologue, donnait une exposition du sujet, analysait le drame et préparait le spectateur à ce qui allait se passer. On y faisait encore l’éloge et l’apologie de l’auteur, et on cherchait à captiver la bienveillance du public.

Dans notre ancien théâtre français, le prologue était fort en usage : celui des Mystères était ordinairement une exhortation pieuse, on une prière à Dieu pour l’auditoire :

Jésus, que nous devons prier,
Le fils de la vierge Marie,
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Veuillez paradis octroyer
A cette belle compagnie !
Seigneurs et dûmes, je vous prie,
Séez-vous tretous à votre aise ;
Et de sainte Barbe la vie
Achèverons, ne vous déplaise.

Le prologue des Moralités, des Soties, des Farces, était semblable à celui des anciens, ou plus souvent encore, une facétie qui faisait rire les spectateurs à leurs dépens.

Depuis le xviie siècle, le prologue a presque entièrement disparu de la tragédie et de la comédie : il est maintenant remplacé par l’avant-propos et l’exposition. Lorsqu’on s’en sert dans le théâtre moderne, on lui donne la forme d’un petit discours qui ne fait pas, comme l’exposition, partie intégrante du drame, et qui, comme autrefois, le précède et est récité par un acteur. C’est ce qu’a fait Racine dans le prologue d’Esther, où la Piété fait l’éloge de Louis XIV. L’Amphitryon, de Molière, est aussi précédé d’un prologue. Dans l’opéra, Quinault en a laissé un grand nombre de très remarquables par la poésie et par la manière noble et délicate dont il loue le grand roi.

II. — Nœud. §

435. Qu’est-ce que le nœud ou intrigue ?

Le nœud ou intrigue, qui forme le corps du drame (ἐπίτασις), doit sortir nécessairement de l’exposition du sujet. Il consiste dans les obstacles qui retardent l’accomplissement de l’action, dans les dangers qu’il faut courir, dans les efforts, les ruses, les moyens qu’il faut employer pour y parvenir : obstacles, dangers, efforts, moyens qui supposent ou produisent des événements particuliers appelés incidents, d’où résultent pour le {p. 272}spectateur l’incertitude, la curiosité, l’impatience et l’inquiétude. C’est dans le nœud que se trouve l’intérêt d’un ouvrage dramatique.

436. D’où vient le nœud dramatique ?

Le nœud vient ou de l’ignorance de celui qui agit, ou de sa faiblesse. Iphigénie va sacrifier son frère Oreste qu’elle ne connaît pas. Le sacrifiera-t-elle ? voilà le nœud qui inquiète le spectateur. Si elle savait que c’est son frère, il n’y a pas de doute qu’elle ne l’épargnât : ainsi c’est son ignorance qui tient les esprits en suspens. Esther sait que le roi Assuérus va perdre les Juifs : comment pourra-t-elle, faible comme elle est, seule, sans secours, s’opposer à cette puissance ? Voilà le nœud : c’est un roi puissant à désarmer.

Le nœud qui vient de l’ignorance se résout par la connaissance de ce qui était inconnu : Iphigénie reconnaît son frère, et le sauve. Celui qui vient de la force opposée ou de la faiblesse du héros qui entreprend, se résout en détruisant la force contraire par une force ou par un art supérieur : ainsi, Esther bien conseillée, va trouver Assuérus et l’empêche d’agir.

437. Quel était le nœud chez les Grecs ?

Chez les Grecs, le nœud dramatique était généralement peu de chose. Ainsi, dans Œdipe-Roi, tout est fait avant que l’action commence. Laïus est mort, Œdipe a épousé Jocaste ; il n’a plus, pour être malheureux, qu’à, se reconnaître incestueux et parricide. Peu à peu le voile tombe, les faits s’éclaircissent ; Œdipe est convaincu d’avoir accompli l’oracle, et il s’en punit. Voilà le chef-d’œuvre des Grecs.

La comédie grecque, dans ses deux premiers âges, {p. 273}n’était guère mieux intriguée que la tragédie. On peut en juger par les pièces d’Aristophane, dont plusieurs, même parmi les plus célèbres, comme les Chevaliers, n’ont réellement pas d’intrigue. La comédie du troisième âge, celle de Ménandre, était mieux composée. Cependant il fallait que le nœud en fût bien simple, puisque Térence, dont les pièces ne sont pas elles-mêmes fort intriguées, était obligé, en l’imitant, de réunir deux de ses fables pour en faire une, et que pour cela ses critiques l’appelaient un demi-Ménandre.

438. Le nœud est-il le même chez les modernes ?

Nos premiers poètes, comme le Sénèque des Latins, ne savaient rien de mieux que de défigurer les poèmes des Grecs en les imitant, lorsqu’il parut un génie créateur, qui, rejetant comme pernicieux tous les moyens étrangers à l’homme, les oracles, la destinée, la fatalité, fit de la scène française le théâtre des passions actives et fécondes, et de la nature livrée à elle-même l’agent de ses propres malheurs. Dès lors, le grand intérêt du théâtre dépendit du jeu des passions : leurs progrès » leurs combats, leurs ravages, tous les maux qu’elles ont causes, les vertus qu’elles ont étouffées comme dans leurs germes, les crimes qu’elles ont fait éclore du sein même de l’innocence, du fond d’un naturel heureux : tels furent les tableaux que présenta la tragédie. On vit sur le théâtre les plus grands intérêts du cœur humain combinés et mis en balance, les caractères opposés et développés l’un par l’autre, les penchants divers combattus et s’irritant contre les obstacles, l’homme aux prises avec la fortune, la vertu couronnée au bord du tombeau, et le crime précipité du faîte du bonheur dans un abîme de calamités. Il n’est donc pas étonnant qu’une telle machine soit plus vaste et plus compliquée que les fables du théâtre ancien.

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439. Quelle doit être l’étendue du nœud ?

Il faut que le nœud commence dès le premier acte : c’est une suite nécessaire de l’exposition du sujet. Il se resserre de plus en plus dans les suivants ; c’est-à-dire que les obstacles se multiplient, le péril augmente, les efforts deviennent plus vifs. L’intérêt, dans un ouvrage dramatique, étant ce qui attache, ce qui émeut par les situations et les sentiments, ou sent qu’il doit commencer et croître avec le nœud, parce que le péril, les obstacles, les efforts qui constituent ce nœud, jettent nécessairement le spectateur dans l’incertitude sur le sort des principaux personnages. De là, ces passages de la crainte à l’espérance, de la joie à la douleur ; ces surprises agréables, ce trouble inquiétant, ces désirs, ces alarmes : car l’âme ne pourrait pas être remplie d’un même sentiment jusqu’à la fin. Un héros, par exemple, est en danger. Quoique ce danger doive aller toujours croissant, il doit cependant y avoir des moments où la crainte cesse pour faire place à l’espérance. Enfin, au dernier acte, et autant qu’il se peut, à la dernière scène, les difficultés s’aplanissent, le nœud se rompt, et le dénoûment arrive.

440. Quelle est la règle à suivre relativement aux incidents ?

Plus les incidents sont multipliés, plus le nœud est compliqué. Il n’y en a point qui le soient autant que celui de la tragédie d’Héraclius. Les incidents y naissent à chaque pas ; mais le génie de Corneille les a tous rendus nécessaires ou vraisemblables, et a répandu sur toutes les parties de son poème la plus vive lumière. Dans Athalie, on voit, au contraire, une action de la {p. 275}plus grande simplicité : il n’y a presque point d’incidents ; mais, indépendamment de la beauté de l’élocution, cette action est si bien distribuée qu’elle marche toujours sans qu’il y ait aucune scène vide. Il fallait le génie de Corneille et de Racine pour triompher de ces difficultés.

Le nœud du poème dramatique ne doit donc être ni trop compliqué, ni trop simple. Trop compliqué, il aurait l’obscurité à redouter, et ne manquerait pas de porter la confusion et la fatigue dans les esprits :

Je me ris d’un acteur qui, lent à s’exprimer,
De ce qu’il veut, d’abord ne sait pas m’informer ;
Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue,
D’un divertissement me fait une fatigue.

Trop simple, le sujet serait bientôt languissant. Il faut surtout que les incidents sortent du fond du sujet et s’y rapportent. C’est ainsi que les parties de l’action seront bien liées, se presseront mutuellement, et se succéderont avec rapidité, selon ce précepte si sage de Boileau, qui demande

Que l’action, marchant où la raison la guide,
Ne se perde jamais dans une scène vide.
III. — Dénoûment. §

441. Qu’est-ce que le dénoûment dramatique ?

Le dénoûment dramatique (καταστροφή) est le point où aboutit et se résout l’intrigue ; c’est la cessation des difficultés, la fin de l’action. Le dénoûment a lieu lorsqu’un événement particulier démêle le nœud, lorsqu’un incident termine la pièce. C’est la partie la plus difficile de la tragédie : elle demande plus d’art dans le drame sérieux que dans l’épopée. Un bon dénoûment peut {p. 276}sauver un pièce faible, et peut beaucoup pour le succès de la meilleure.

442. En quoi consiste l’art du dénoûment ?

L’art du dénoûment consiste à le préparer sans l’annoncer. Le préparer, c’est disposer l’action de manière que ce qui le précède le produise naturellement et sans effort. Dans une tragédie, il doit être contenu dans l’exposition comme dans son germe. Il y a, dit Aristote, une grande différence entre les incidents qui naissent les uns des autres, et des incidents qui viennent simplement les uns après les autres. C’est peu que le dénoûment vienne après les incidents, il faut qu’il naisse des incidents mêmes, et qu’il en résulte comme l’effet de sa cause. Mais ce n’est pas assez qu’il soit amené, il faut encore qu’il soit imprévu, parce que l’intérêt ne se soutient qu’autant que l’âme est suspendue entre la crainte et l’espérance. Le dénoûment doit être le passage d’un état certain à un état déterminé. La fortune des personnages intéressés dans l’intrigue est, durant le cours de l’action, comme un vaisseau battu par la tempête : on le vaisseau fait naufrage, ou il arrive au port : voilà le dénouement.

Dans la comédie, le dénoûment n’est, pour l’ordinaire, qu’un éclaircissement qui dévoile une ruse, qui fait cesser une méprise, qui détrompe les dupes, qui démasque les fripons, et qui achève de mettre le ridicule en évidence. Il doit, comme dans la tragédie, être, préparé, neutre du fond du sujet et de l’enchaînement des situations ; mais il a cela de particulier, qu’il n’a pas toujours besoin d’être imprévu : souvent même il n’est comique qu’autant qu’il est annoncé.

443. Le dénoûment ne demande-t-il pas d’autres qualités ?

Le dénoûment doit encore être frappant et rapide, moral, enfin complet ou achevé.

{p. 277}

Le dénoûment tragique doit être la partie de la pièce où dominent par-dessus tout la passion et le sentiment : on doit le sentir s’approcher, par la chaleur qui s’accroît et qui pénètre insensiblement le spectateur, ainsi que par les scènes qui mettent en présence tous les acteurs. Il ne faut point de longs discours, de froide raisonnements, de vain étalage d’esprit ou de génie, au milieu de ces événements imposants et tragiques qui terminent les grandes révolutions de la fortune et de la vie humaine : c’est là, plus qu’ailleurs, que le poète doit se montrer simple, grave, pathétique, et ne parler que le langage de la nature. De plus, le dénoûment dramatique doit être moral. Il aura cette qualité dans la tragédie, lorsque nous verrons la justice, l’innocence et la vertu, longtemps menacées et persécutées, soit par le sort, soit par les hommes, sortir triomphantes du danger ou du malheur où elles ont gémi. La joie que cette révolution cause est encore plus vive si, en même temps que l’innocence triomphe, on voit le crime succomber, comme dans Athalie. Le dénoûment doit achever de rendre le vice méprisable, et surtout se garder d’attaquer la vertu ou de la confondre avec le crime. Enfin, le dénoûment doit être achevé ou complet, comme nous allons le voir en parlant de l’achèvement.

444. Que faut-il entendre par achèvement ?

L’achèvement ou complément dramatique est la conclusion qui suit l’événement par lequel l’intrigue est dénouée. Pour que l’action soit complète, il faut qu’elle soit entièrement achevée, c’est-à-dire que la curiosité du spectateur soit pleinement satisfaite, et qu’il sache, en se retirant, le sort et la situation des principaux personnages qui ont paru sur la scène.

Si l’achèvement a quelque étendue, il faut qu’il soit tragique, et qu’il ajoute encore aux mouvements de {p. 278}terreur ou de pitié que la catastrophe a produits. L’achèvement, qui doit être terrible ou touchant dans la tragédie, doit être plaisant dans la comédie, et d’une extrême vivacité. Pour peu qu’il soit lent, il est froid. C’est un défaut qu’on reproche à Molière.

445. De combien de manières peut se faire le dénoûment ?

Le dénoûment peut se faire de deux manières : par reconnaissance, lorsqu’un personnage, ou ne se connaît pas lui-même, ou ne connaît pas celui avec lequel il se trouve ; ou par péripétie, mot qui signifie révolution, lorsqu’il se produit un changement soudain de fortune.

446. Quand le dénoûment se fait-il par reconnaissance ?

Le dénoûment s’opère par reconnaissance (ἀναγνώρισις) lorsque le nœud, venant de l’ignorance de celui qui agit, est délié par la connaissance de ce qui était inconnu. C’est Iphigénie qui reconnaît son frère Oreste, et qui le sauve. Quand une scène de ce genre est conduite avec art, et placée dans une situation critique, elle produit un grand effet. Telle est la fameuse reconnaissance qui fait le fond du sujet de l’Œdipe-Roi, de Sophocle. — La reconnaissance est, dans le comique, une source de ridicules, comme elle est dans la tragédie une source de pathétique. Ainsi, c’est un fils dissipateur et un père usurier, qui, dans le prêteur et l’emprunteur qu’ils cherchent réciproquement, se rencontrent, comme dans l’Avare.

447. En quoi consiste le dénoûment par révolution ?

Le dénoûment a lieu par révolution ou par péripétie, lorsqu’il arrive, sur la fin de l’action, un événement qui change la face des choses, et qui {p. 279}fait passer le personnage intéressant du malheur à la prospérité, ou de la prospérité au malheur. C’est ainsi que dans Athalie, Joas est mis en possession de la couronne, grâce à Joad et à ses lévites. La révolution est ou heureuse, ou malheureuse, ou mixte. Si le dénoûment est heureux, comme dans Cinna, il conserve le nom de péripétie ; s’il est malheureux, c’est-à-dire si un ou plusieurs personnages périssent, comme dans Polyeucte, Britannicus, il prend le nom de catastrophe ; enfin, il est mixte, et la révolution est double, lorsqu’un personnage triomphe et que l’autre succombe, comme dans Athalie et Héraclius. Dans la première pièce, Athalie, et dans la seconde, Phocas, périssent ; dans la première, Joas, et dans la seconde, Héraclius, montent sur le trône.

Quoiqu’il soit très permis de donner à la tragédie un dénoûment heureux, cependant les dénoûments malheureux sont regardés par plusieurs auteurs comme plus favorables à la réussite d’une pièce ; et par le fait, les tragédies qui se terminent par une catastrophe sont beaucoup plus nombreuses que celles qui ont une péripétie pour conclusion.

IV. — Actes et scènes. §

448. Faites connaître la division matérielle du drame.

Outre la division naturelle dont nous venons de parler, le drame moderne], comme le drame latin, présente une division matérielle en actes et en scènes. Établie pour empêcher l’attention du spectateur de s’épuiser, en présentant de temps en temps des repos à l’esprit, cette division ne {p. 280}doit jamais nuire à l’unité générale du drame. Du reste, ce n’est pas seulement dans la composition générale de la fable que l’unité d’action doit être soigneusement maintenue ; elle doit présider à chacun des actes, à chacune des scènes qui composent la pièce.

449. Qu’est-ce qu’un acte dans le drame ?

Un acte, comme son nom l’indique, est un degré, un pas de l’action. C’est une partie du drame renfermant une action subordonnée qui sert de moyen pour arriver à une fin ultérieure, qui suppose d’autres actions avant ou après, et qui fait partie essentielle de l’action principale. Ainsi, dans la tragédie de Polyeucte, l’action du poème est le martyre de Polyeucte ; mais cette action en suppose nécessairement d’autres, qui ont dû la précéder et la préparer. Polyeucte veut sortir, et sort malgré Pauline, pour se faire baptiser : c’est une action qui fait la matière du premier acte. On ordonne un sacrifice aux faux dieux ; Polyeucte prend la résolution d’y aller, et y fait ce qu’il avait médité : c’est le second acte, ou la seconde action préparatoire. Néarque, ami de Polyeucte, est puni dans le premier instant de la fureur de Félix : c’est une troisième action. Elle est suivie d’une quatrième qui contient les efforts inutiles de Pauline et de Félix contre la fermeté de Polyeucte, c’est le quatrième acte. Enfin, dans le cinquième acte, c’est le jugement de Polyeucte qui est livré à la mort. On voit clairement que chaque acte contient une action secondaire, et que toutes ces actions tendent de près ou de loin, médiatement {p. 281}ou immédiatement, à une fin commune. C’est par cette division de l’action totale en degrés que doit commencer le travail du poète, soit dans la tragédie, soit dans la comédie, lorsqu’il en médite le plan. Les actes sont séparés les uns des autres par un entr’acte ou intermède, et ils se divisent en scènes.

450. Quelle doit être la gradation dans la marche de l’action ?

Le progrès de l’action doit être sensible d’acte en acte, de scène en scène, comme on peut le voir par l’examen des meilleures pièces de notre théâtre, et en particulier de Polyeucte, d’Athalie, de Cinna, du Misanthrope. Cette gradation doit être rigoureusement observée. Car, si l’action se repose deux scènes de suite dans le même point, elle se refroidit. Il faut qu’elle chemine comme l’aiguille d’une pendule. Le dialogue marque les secondes, les scènes marquent les minutes, les actes répondent aux heures. C’est pour n’avoir pas observé ce progrès sensible et continu, que l’on s’est si souvent trouvé à froid. On espère remplir les vides par des détails ingénieux : mais l’intérêt languit ; et l’on peut dire de l’intérêt ce qu’un poète a dit de l’âme, que c’est un feu qu’il faut nourrir, et qui s’éteint s’il ne s’augmente.

451. Qu’est-ce que l’entr’acte ?

L’entr’acte ou intermède est l’intervalle qui, dans la représentation d’une pièce de théâtre, en sépare les actes, et donne du relâche à l’attention des spectateurs. C’est cet espace de temps pendant lequel les personnages, entraînés hors de la scène {p. 282}par des circonstances qui doivent être connues des spectateurs, sont censés agir loin du théâtre. Chez les Grecs, le théâtre n’était jamais vide, et l’intervalle était occupé par les chœurs. Dans le théâtre moderne, il y a un repos absolu dans l’intermède. Ce repos, toutefois, n’existe que pour le spectateur, et non pas pour l’action, qui ne laisse pas de continuer hors du lieu de la scène. En effet, il faut que l’on croie les acteurs occupés dans l’entr’acte ; et le poète, dans le plan de la pièce, en divisant son action, doit la distribuer de façon qu’elle continue d’un acte à l’autre et que l’on sache ou que l’on suppose ce qui se passe dans l’intervalle.

452. L’entr’acte n’est-il pas favorable à la vraisemblance et à l’intérêt ?

Il est facile de comprendre, après ce que nous avons dit, quelle est la facilité que l’entr’acte donne à l’action, soit du côté de la vraisemblance, soit du côté de l’intérêt.

L’action théâtrale a souvent des longueurs inévitables, des détails froids et languissants, dont on ne peut la dégager ; et le spectateur, qui veut être continuellement ému ou agréablement occupé, ne redoute rien tant que ces scènes stériles. Il veut pourtant que tout arrive comme dans la nature, et que la vraisemblance amène l’intérêt : or, le poète les concilie, en n’exposant aux yeux que les scènes intéressantes, et en dérobant dans l’entr’acte toutes celles qui languiraient. — Il y a dans la nature une foule de choses dont l’exécution est impossible sur la scène, et dont l’imitation manquée détruirait toute illusion. C’est dans l’entr’acte qu’elles se passent : le poète le suppose, le {p. 283}spectateur le croit. — Enfin, un autre avantage attaché à l’entr’acte, c’est de donner aux événements qui se passent hors du théâtre un temps idéal un peu plus long que le temps réel du spectacle. C’est ainsi qu’on étend à un jour entier la durée d’une action dont la représentation ne dure guère que trois heures.

453. Qu’appelle-t-on scènes, et comment chaque scène doit-elle être caractérisée ?

L’action secondaire que comprend chaque acte doit avoir, comme l’action principale, un commencement, un milieu et une fin. L’acte doit donc être composé de plusieurs parties ; et ces parties portent le nom de scènes. Chaque scène est caractérisée par l’entrée ou la sortie des différents personnages qui ont part à l’action, soit en conseillant, soit en ordonnant, soit en exécutant.

454. Comment les scènes doivent-elles être conduites ?

La perfection de l’art dramatique demande que les scènes, naturellement amenées l’une par l’autre, soient si bien liées, qu’elles ne paraissent faire qu’un seul et même tout, et qu’on ne puisse en détacher aucune sans rompre et détruire entièrement le tissu de l’ouvrage. Pour réussir à cet égard, il y a deux règles essentielles à observer.

La première est que durant le cours d’un acte, le théâtre ne reste jamais vide. Par conséquent, les personnages qui paraissent dans une scène ne doivent jamais se retirer tous à la fois, pour faire place à d’autres qui recommencent une nouvelle scène indépendante de la première : il en résulterait une lacune ou une interruption totale dans la représentation, qui mettrait réellement fin à l’acte ; car, dès que la scène est vide, l’acte est terminé. {p. 284}Il faut, au contraire, que lorsqu’un acteur parait, il en trouve un autre sur le théâtre, et qu’il lui parle. S’il ne lui parle pas, il doit le voir ; s’il ne le voit pas, il doit en être vu.

La seconde règle demande qu’aucun acteur n’entre ni ne sorte sans raison, et sans que le spectateur soit instruit immédiatement, ou au moins dans le courant du drame, des motifs qui l’y déterminent. Rien, en effet, n’est plus contraire à l’art, que de faire paraître un acteur sans qu’on aperçoive aucune raison de sa présence, si ce n’est que le poète en avait besoin précisément en ce moment-là ; ou de le faire sortir sans autre motif que le bon vouloir de l’auteur qui n’avait plus rien à lui faire dire, puisque la perfection du drame consiste à faire en sorte qu’à la représentation tout se passe, autant qu’il est possible, comme se passeraient des événements réels. L’intérêt doit augmenter de scène en scène :

Que le trouble croissant toujours de scène en scène,
A son comble arrivé » se débrouille sans peine.

455. Quel doit être le nombre des actes et des scènes ?

Horace a fixé à cinq le nombre des actes pour toute espèce de pièce dramatique.

Neve minor, neu sit quinto productior actu
Fabula quæ posci vult, et spectata reponi.

Cette division, en usage chez les Romains, a été généralement adoptée par les modernes. La plupart des chefs-d’œuvre dramatiques de nos grands poètes sont en cinq actes. Nous avons aussi quelques pièces excellentes en trois actes, par exemple : Esther, les Plaideurs. Il existe même {p. 285}des comédies en un acte, comme les Précieuses ridicules. En général, un ou deux actes ne suffisent pas, dans la tragédie, pour produire une impression assez profonde ; et des critiques ont remarqué qu’on ne trouve aucun drame remarquable en quatre actes ou en six.

Comme à la fin de chaque acte il y a dans la représentation un repos absolu, il faut que le poète ait grand soin de faire tomber ce repos à une place convenable, c’est-à-dire à un moment où une action sur la scène doive être naturellement suspendue, et où l’on puisse supposer que se passe tout ce qu’on ne représente pas sur le théâtre.

Quant à la durée, il suffit qu’il n’y ait pas entre les actes une inégalité trop sensible ; et l’étendue de chacun se trouve ainsi proportionnée à celle de la pièce qui, chez nous, peut aller de douze à dix-huit cents vers.

Le nombre des scènes n’est point déterminé dans les actes. Il peut varier de deux à douze, suivant la nature et les besoins de l’action.

456. Que faut-il penser de la division en cinq actes ?

L’usage établi de donner cinq actes à la tragédie n’est ni assez fondé pour faire loi, ni assez dénué de raison pour être banni du théâtre. Quand le sujet peut les fournir, cinq actes donnent à l’action une étendue avantageuse ; de grands événements y trouvent place ; de grands intérêts et de grands caractères s’y développent en liberté ; les situations s’amènent, les accidents s’annoncent ; les sentiments n’ont rien de brusque et de heurté ; le mouvement des passions a tout le temps de s’accélérer, et l’intérêt de croître jusqu’au dernier degré de pathétique et de chaleur. On a {p. 286}éprouvé que l’âme des spectateurs peut suffire à l’attention, à l’illusion, à l’émotion que produit un spectacle de cette durée ; et si l’action de la comédie semble très bien s’accommoder de lu division en trois actes, l’action .de la tragédie semble préférer la division en cinq actes, à cause de sa majesté et des grands ressorts qu’elle vent faire agir. Mais le sujet peut être naturellement tel que, ne donnant lien qu’à deux ou trois situations assez fortes, il ne soit susceptible aussi que de deux degrés et de deux repos de l’action. Alors, faut-il abandonner ce sujet, s’il est pathétique, intéressant et fécond en beautés ? Ou faut-il le charger d’incidents et de scènes épisodiques ? Ni l’un ni l’autre. Mais il faut donner à l’action sa juste étendue, et suivre la loi de la nature, préférable à celle de l’art, sans se laisser enchaîner par l’usage.

457. Que doit renfermer le premier acte ?

Le premier acte, que les anciens appelaient protase parce qu’il contient la proposition du sujet, doit exposer avec clarté et intérêt la chose dont il s’agit. Ainsi, dans Cinna, Émilie, ouvrant la scène, annonce la fureur de se venger. Elle aime Cinna, mais elle ne lui donnera sa main qu’à la condition qu’il assassinera Auguste :

Quoique j’aime Cinna, quoique mon cœur l’adore,
S’il veut me posséder, Auguste doit périr ;
Sa tête est le seul prix dont il peut m’acquérir.

Une introduction frappante produit un effet très heureux ; mais tous les sujets n’en sont pas susceptibles.

En second lieu, le premier acte doit faire connaître tous les acteurs avec leurs caractères. On les fait connaître en les faisant paraître eux-mêmes, comme dans Cinna, où l’on montre Émilie, Cinna, Fulvio, Évandre, etc., ou en les désignant indirectement, mais du {p. 287}côté qui peut avoir rapport à l’entreprise. Ainsi, dans le premier acte de Cinna, on fait le portrait d’Auguste, qu’on n’a point encore vu, et on le peint comme un usurpateur qui a fait mourir le père d’Émilie ; on peint de même Livie comme une princesse qui a beaucoup d’empire sur Auguste, et enfin Maxime qui s’est chargé du second rôle de la conjuration. Dans Polyeucte, Sévère est annoncé au premier acte, quoiqu’il ne paraisse qu’au second. Sans cette précaution, on serait surpris de voir, à la fin de la pièce, des personnages dont on n’aurait point entendu parler.

En troisième lieu, le nœud doit être commencé dans le premier acte, et le dénoûment préparé, sans cependant que cette préparation soit trop sensible. Le nœud, dans Cinna, est de savoir si Cinna tuera Auguste, son bienfaiteur, pour obéir à Émilie. Le dénoûment est Auguste conservé, et pardonnant à Cinna, par le conseil de Livie ; ce qui est préparé par ces mots d’Émilie :

…… Je vais donc chez Livie,
Puisque dans ton péril il me reste un moyen
De faire agir pour toi son crédit et le mien.

458. Quelle sera la progression des autres actes ?

A mesure que le drame avance, c’est-à-dire dans le second, le troisième et le quatrième actes, l’intrigue doit faire de continuels progrès, le nœud se serrer de plus en plus, l’action marcher sans cesse afin que l’inquiétude du spectateur, entremêlée de temps en tempe de joie et d’espérance, aille toujours en croissant. Ainsi, dans Cinna, la conjuration formée, tous les conjurés sont contents. Dans ce moment, Auguste mande les principaux d’entre eux : quelle alarme ! il leur demande conseil s’il quittera l’empire : les alarmes cessent ; mais l’intérêt ou la curiosité en prend la place. Cinna, voyant la générosité d’Auguste, ne veut plus {p. 288}l’assassiner : on espère pour Auguste. Mais Émilie ramène Cinna à la conjuration ; il y court comme un furieux : le trouble augmente. La conjuration est découverte ; on croit tout perdu : Auguste accorde la grâce, et le cœur reprend son assiette et sa tranquillité.

Le cinquième acte est la place du dénoûment de · l’intrigue. Il doit être le plus vif de tous, parce que, plus le spectateur a attendu, plus il est impatient. Si on le peut, le dénoûment doit avoir lieu à la dernière scène.

§ III. — Des personnages dramatiques. §

459. Qu’y a-t-il à considérer relativement aux personnages dramatiques ?

Dans le drame, ce sont les personnages qui fixent principalement l’attention du spectateur. Celui-ci s’identifie, pour ainsi dire, avec eux ; il parait ressentir leur bonheur ou leurs peines. Il est donc de la plus haute importance que le poète, en les faisant agir, s’applique à les représenter tels qu’ils doivent être. Le nombre n’en est pas déterminé ; il suffit qu’il ne s’en trouve pas d’inutiles. Parmi ces personnages, il y en a un qui est toujours dominant, et pour lequel les autres paraissent sur la scène : c’est celui qui forme l’entreprise ou qui en est l’objet. L’intérêt principal doit rouler sur lui. C’est lui qu’il faut mettre en relief, et qu’il importe de peindre avec les plus vives couleurs.

460. Que faut-il observer pour bien peindre les personnages ?

Si le poète dramatique veut bien représenter ses ; personnages, s’il veut les peindre convenablement, {p. 289}et les rendre vraiment intéressants, il doit considérer avec attention les mœurs et caractères et les paroles.

461. Quels doivent être les caractères et les mœurs dramatiques ?

Nous ne reviendrons pas ici sur ce qu’il faut entendre par caractères et mœurs poétiques, ni sur les définitions que nous avons données des qualités qui leur conviennent. Dans le drame comme dans l’épopée, les caractères doivent être, sinon toujours grands, ce qui convient peu à la comédie, au moins vrais et soutenus. Les mœurs doivent être locales, bonnes, convenables, ressemblantes et variées. Par conséquent, les mœurs du drame sont les mêmes que celles du poème épique, aux différences près toutefois qu’exigent l’étendue et la durée de l’action. L’épopée demande que le passage d’un état de fortune à l’autre, ou, si l’on veut, de la cause à l’effet, soit progressif et assez lent pour donner aux incidents le temps de se développer. Les passions qu’elle emploie ne doivent donc pas être des mouvements rapides et passagers, mais des sentiments vifs et durables, comme le ressentiment des injures, le désir de la gloire, l’amour de la patrie, etc.

462. Qu’est-ce que le dialogue dramatique ?

Le dialogue dramatique est un entretien entre plusieurs personnages d’une pièce de théâtre, ou la manière dont conversent les acteurs qu’un poète met en scène. Dans le drame comme dans l’épopée, le dialogue a pour objet une action, et non une vérité, comme le dialogue philosophique. Horace défend d’employer quatre personnages dans un dialogue :

…… Nec quarta loqui persona laboret.

En effet, la raison et l’expérience nous {p. 290}apprennent qu’un entretien, pour être intéressant, ne doit avoir lieu qu’entre deux personnages ou entre trois au plus ; encore dans ce dernier cas, s’en trouve-t-il un qui prend généralement peu de part à la conversation.

463. Quelles doivent être les qualités du dialogue ?

Pour bien dramatiser un sujet, il faut savoir dialoguer.

Bien dialoguer, c’est répondre, et répondre d’une manière naturelle et logique. Or, le dialogue a deux formes et deux espèces : il est soutenu, quand l’acteur développe ce qu’il pense en un discours suivi, et que l’acteur opposé approuve ou combat ses arguments, en une réplique suivie, d’une certaine étendue. Cette espèce, ordinaire à nos théâtres, n’est pas si commune à celui des Grecs. Ils usent fréquemment du dialogue coupé, qui répond mot par mot, vers par vers. En cela plus imitateurs que nous de la nature, voici comment ils commencent leurs scènes. Le dialogue coupé engage d’abord le sujet, et quand les esprits échauffés ont besoin de se répandre en prétextes ou en raisons, alors ils prolongent la discussion en discours suivis, dont la solidité remplit le milieu de l’entretien ; et la conclusion la ferme par un nouveau dialogue vif et coupé. Cette marche est conforme aux vrais sentiments de l’esprit humain ; elle sert à la variété des effets, et si nous l’eussions plus longtemps suivie, on n’eût pas en lieu de reprocher à nos scènes l’uniformité de leur coupe, et la langueur traînante qui les refroidit. Les Italiens, et surtout Alfieri, paraissent n’avoir pas négligé cette règle. Il est par trop évident que les acteurs ne doivent rien dire qui n’aille directement à l’action, et qui ne réponde précisément à ce qu’un autre a dit, si ce n’est dans le cas d’un {p. 291}grand malheur ou d’une grande passion. Ainsi, le dialogue doit être rapide, animé, naturel, suivi et coupé à propos.

Corneille, de tous nos tragiques, est l’auteur dont les personnages se répondent le mieux dans les deux espèces de dialogue. Dans le comique, Molière est un modèle accompli dans l’art de dialoguer comme la nature ; on ne voit pas dans toutes ses pièces un seul exemple d’une réplique hors de propos.

464. Qu’est-ce que le monologue ?

Le monologue est le discours d’un personnage resté seul sur le théâtre où il se parle à lui-même. Le monologue ne doit pas être, comme chez les Grecs et les Romains, le récit d’un événement ou l’annonce de ce qui doit arriver, puisque nos drames n’ont pas de chœur, mais l’expression d’un combat intérieur, où le personnage paraisse irrésolu et délibérant avec lui-même sur ce qu’il doit faire, ou le résultat d’une passion violente.

465. Quel doit être le monologue ?

Le monologue doit être court, sous peine de manquer de vraisemblance et de ralentir l’action. On ne peut lui donner une certaine étendue que dans le cas où le personnage est accablé sous le poids d’une grande infortune ou en proie à une grande agitation. Un homme tranquille se contente de penser, de réfléchir : ce n’est que lorsqu’il sent un grand trouble au dedans de lui-même qu’il éclate, qu’il marche à grands pas, qu’il fait des gestes et prononce des paroles. Tel est le monologue d’Agamemnon, dans Racine, lorsqu’il délibère tout haut s’il immolera ou non Iphigénie. Il y a alors une espèce de dialogue de deux hommes en un seul. Le roi et le père se disputent leurs droits entre eux ; l’un veut immoler, l’autre ne le veut pas.

{p. 292}

Nous citerons comme modèle le fameux monologue d’Auguste : Ciel ! etc.

Article II.
Du genre tragique §

466. Que comprend le genre tragique ?

Le genre tragique ou genre sérieux comprend trois espèces de compositions dramatiques : la tragédie proprement dite, la tragédie populaire ou drame bourgeois, et la tragédie lyrique ou opéra. Nous allons faire connaître dans les trois paragraphes suivants le caractère propre et distinctif de chacune de ces pièces.

§ I. — De la tragédie proprement dite. §

467. Qu’est-ce que la tragédie ?

La tragédie (τράγος, bouc, ᾠδὴ, chant, parce que dans l’origine le prix de ce poème était un bouc), est la représentation d’une action héroïque propre à exciter la terreur, la pitié, l’admiration, et, en général, tout sentiment grand, noble et généreux.

Cette définition indique suffisamment quelles sont les qualités nécessaires à la tragédie, et le but qu’elle doit se proposer.

468. Que faut-il pour que l’action soit héroïque ?

Pour que l’action tragique soit héroïque, il faut qu’elle soit l’effet d’une qualité de l’Âme portée à un degré d’élévation extraordinaire. L’héroïsme est un courage, une valeur, une générosité qui est au-dessus des âmes vulgaires. C’est Auguste {p. 293}qui pardonne à Cinna ; c’est Héraclius qui veut mourir pour sauver Martian, son ami ; c’est Pulchérie, qui dit à l’usurpateur Phocas avec une fierté digne de sa naissance :

Tyran, descends du trône, et fais place à ton maître.

L’action tragique est encore héroïque par elle-même, ou par le caractère de ceux qui la font. Elle est héroïque par elle-même quand elle a un objet grand et noble, comme d’acquérir un trône, de sauver une nation, de se vaincre soi-même dans l’accès d’une violente passion. Ainsi, dans les Horaces, le sort de Rome est entre les mains de trois combattants ; dans Iphigénie en Aulide, la Grèce assemblée demande le sang de la fille d’Agamemnon. Elle est héroïque par le caractère de ceux qui la font, quand les personnages qui agissent ou contre lesquels on agit sont des rois, des princes, des hommes illustres par leur rang ou leurs dignités, ou fameux dans l’histoire par le grand rôle qu’ils ont joué sur la scène du monde ; ou bien si les acteur sont d’un rang moins illustre, ils doivent se distinguer par quelque qualité portée à un degré extraordinaire, comme la générosité, la fermeté, le courage. C’est ainsi que Corneille a donné aux Horaces la valeur, la magnanimité et l’orgueil national, de manière h les élever à la hauteur de l’héroïsme nécessaire à la tragédie. Avec une action aussi grande et aussi noble, le poète monte ses idées et son style au niveau de ses personnages, et les moindres détails y prennent de la dignité.

{p. 294}

469. L’action tragique est-elle nécessairement sanglante ?

Ce n’est point une nécessité, dit Racine, qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie : il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions en soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. Ainsi, ce que demande la scène tragique, c’est que l’action, par les diverses circonstances dont elle est accompagnée, par la situation où se trouvent les principaux personnages, remue fortement le cœur, et l’agite avec véhémence. Or, aucune action théâtrale ne peut produire cet effet si elle n’est terrible, touchante, digne d’admiration, si elle ne nous offre un malheur assez grand pour nous effrayer et nous attendrir, ou une action assez illustre pour exciter en nous de nobles et généreux sentiments. La terreur, la pitié, l’admiration, tels sont, par conséquent, les sentiments que doit exciter la tragédie : ils en sont tout à la fois la base et l’objet, parce que ce sont les trois plus grands ressorts qui paissent être mis en jeu pour émouvoir notre âme.

470. Comment le poète tragique excite-t-il la terreur ?

La terreur est un trouble de l’âme craignant qu’il n’arrive quelque malheur. Ce sentiment, le plus tragique et le plus agissant sur les fortes âmes des peuples de l’antiquité, a ses germes profonds dans le cœur de l’homme. La terreur sert à le pénétrer de l’horreur des crimes, à la vue du châtiment des scélérats et des oppresseurs du monde. Le poète tragique doit, pour exciter ce sentiment dans notre âme à l’égard du personnage auquel nous nous intéressons, nous le faire {p. 295}voir dans une situation où il soit menacé d’un grand malheur, où sa vie soit en danger. Telle est, dans la tragédie de Rodogune, la situation d’Antiochus et de Séleucus, son frère ; telle est encore celle d’Hippolyte, lorsque Thésée invoque contre lui la colère de Neptune.

471. De quelle manière la pitié peut-elle être mise en jeu ?

La pitié est le sentiment d’une âme qui s’attendrit sur les malheurs d’autrui. C’est de la compassion que relève la noblesse humaine : c’est elle qui rattache nos cœurs aux intérêts de nos semblables, à la prospérité de nos villes, à tous les mouvements de la société publique. La noblesse de ce sentiment le rend digne de la tragédie ; et lorsque celle-ci se propose de le mettre en jeu, elle manifeste pleinement son utilité morale. Si le poète tragique peint vivement par l’expression ou représente par l’action même le malheur du personnage pour lequel on s’intéresse, il ne manquera pas d’exciter la pitié dans l’âme du spectateur. C’est ainsi que Racine sait si bien nous attendrir sur le sort du jeune Joas, par la vive peinture du danger où il se trouva, lorsque la cruelle Athalie fit massacrer tous les princes de la race de David ; et sur la situation d’Andromaque, lorsque Pyrrhus, fils du meurtrier de son époux, lui laisse le triste choix de l’épouser ou de voir périr son fils. L’Œdipe-Roi de Sophocle est aussi un des sujets les plus attendrissants de la pitié tragique.

472. Par quel moyen peut-on produire l’admiration ?

Le caractère de grandeur, de noblesse et {p. 296}d’élévation que nous avons demandé pour l’action tragique, constitue le troisième ressort de la tragédie. Les actions communes, en effet, les qualités vulgaires ne suffisent pas pour ce genre de poème ; il faut des caractères élevés, des sentiments nobles et généreux, en un mot, des personnages héroïques. Il n’appartient qu’aux véritables héros d’exciter l’admiration, dit Geoffroy, tandis que le premier malheureux peut produire la pitié et le dernier des scélérats la terreur. L’admiration est le plus noble des sentiments que la poésie puisse inspirer aux Âmes honnêtes. Comme exemple de ce genre appelé admiratif, on peut citer, après Lemercier, la piété courageuse d’Antigone, dans Sophocle, et surtout cet admirable dialogue entre le martyr Polyeucte, qui refuse de sacrifier aux idoles, et le gouverneur païen :

    Je suis chrétien. — Impie !
Adore-les, te dis-je, ou renonce à la vie.
— Je suis chrétien. — Tu l’es ? ô cœur trop obstiné !
Soldats, exécutez l’ordre que j’ai donné.
— Où le conduisez-vous ? — A la mort. — A la gloire !
Chère Pauline, adieu, conservez ma mémoire.

Eschyle et Corneille sont les deux poètes tragiques qui ont le mieux réussi à produire l’admiration : ils agrandissent leurs personnages en leur inspirant toujours une vertu, une force, ou une volonté à laquelle toutes les autres affections sont subordonnées.

473. Comment faut-il employer ces ressorts ?

Le succès d’une tragédie dépend en grande partie de l’art avec lequel la terreur, la pitié, l’admiration y sont excitées, et du degré auquel ces sentiments y sont {p. 297}portés. Ainsi, le poète doit s’attacher à les graduer depuis le commencement de l’action jusqu’au dénoûment. Il faut que le péril où se trouve son héros, le malheur qu’il éprouve, la grande action qu’il fait, soient présentés de manière que les incidents qui suivent les rendent plus terribles, plus attendrissants, plus admirables qu’ils ne l’étaient dans les incidents qui ont précédé, afin que la terreur, la pitié, l’admiration croissent toujours jusqu’à ce qu’elles soient parvenues à leur comble. Cela n’empêche pas cependant, comme nous l’avons dit précédemment, qu’on ne puisse, qu’on ne doive même entrelacer les situations de quelques moments de joie et d’espérance qui relèvent l’âme pour la faire retomber avec plus de force.

474. Quel sera l’effet moral de la tragédie ?

Le but que la tragédie doit se proposer est de perfectionner la sensibilité, de corriger les mœurs et de ramener au bien par la terreur, la pitié et l’admiration. Les poètes peuvent et doivent même représenter l’homme vertueux aux prises avec l’infortune, parce que c’est une situation dans laquelle il ne se trouve que trop souvent ici-bas ; mais il faut qu’ils s’appliquent à nous le faire aimer. Dans une tragédie, la vertu peut paraître malheureuse ; mais au dénoûment, on ne doit jamais voir le vice triomphant et parfaitement heureux. Lors même que les méchants sont représentés comme obtenant les succès qu’ils désirent, on montre toujours le châtiment que le ciel leur réserve ; et on présente le malheur sous une forme ou sous une autre, comme la suite inévitable du crime. L’amour et l’admiration pour les hommes vertueux, la compassion pour les infortunés, {p. 298}l’indignation pour les auteurs de leurs maux, la défiance dans la prospérité, voilà les sentiments que doit en général présenter la tragédie.

475. Qu’entendez-vous par passions tragiques ?

Les passions sont des mouvements, des agitations que l’âme éprouve pour ou contre un objet, une action quelconque, comme l’amour, la haine, la crainte, l’ambition, l’espérance, le désir, etc. La tragédie est le domaine des passions. Nous y allons pour être émus par la représentation vive de ces sentiments de l’âme, et quelque habileté que le poète ait déployée dans la disposition de son sujet, quelque morales que puissent être ses intentions, quoique élégance qu’il ait mise dans son style, s’il échoue dans la peinture des passions, tout son mérite est perdu ; sa pièce nous laisse froids et mécontents. Les passions dramatiques doivent être en conformité avec la nature humaine, et en harmonie avec les temps, les pays et les données fournies par l’histoire. De plus, elles doivent s’adresser à l’esprit et non aux appétits grossiers, s’éloigner des excès qui les empêcheraient de plaire, et ne pas chercher à « frapper fort pour la multitude plutôt que de frapper juste pour les gens instruits ». Cette maxime, qui était celle de Voltaire, est bien plus encore celle des romantiques, qui ne veulent que des commotions violentes, des terreurs pénibles, des empoisonnements, des assassinats, etc. Enfin, il n’est jamais permis, sous prétexte de moralité, de dérouler des turpitudes dégoûtantes, ni de faire sans cesse appel aux passions criminelles et dégradantes.

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476. Quelles sont les passions les plus dramatiques ?

La scène tragique est généralement ouverte à toutes les grandes passions. C’est là le lieu où elles doivent se montrer avec tous les malheurs, toutes les misères qui en sont les suites funestes. Or, la colère, la vengeance, l’ambition, l’amour, se disputent tour à tour le premier rang parmi les passions du cœur humain. Les trois dernières surtout sont regardées comme les plus théâtrales, parce qu’elles paraissent fondées sur un principe de générosité et de grandeur : la vengeance sur la droiture et l’honneur, l’ambition sur le désir de la gloire, enfin, l’amour qui, lorsqu’il est chaste et légitime, est intéressant dans sa cause et dans son principe, et dont on doit montrer les suites funestes lorsqu’il est désordonné et coupable.

477. L’amour est-il nécessaire à la tragédie ?

De toutes les passions qui fournissent des matériaux à la tragédie, celle qui joue le plus grand rôle sur le théâtre moderne, c’est l’amour. Cette passion, cependant, n’est nullement nécessaire à la tragédie : Athalie et Mérope sont des chefs-d’œuvre, quoique entièrement dépourvues d’intrigue amoureuse. Voltaire s’élève avec force contre l’usage continuel de cette passion dans la tragédie : Vouloir de l’amour dans toutes les tragédies, dit-il, me paraît un goût efféminé… L’amour n’est souvent chez nos héros que de la galanterie. Pour qu’il soit digne du théâtre tragique, il faut qu’il soit le nœud nécessaire de la pièce, et non qu’il soit amené forcément pour en remplir le vide. Il faut que ce soit une passion {p. 300}véritablement tragique, regardée comme une faiblesse et combattue par des remords. Il faut que l’amour conduise aux malheurs et aux crimes, pour faire voir combien il est dangereux, ou que la vertu en triomphe, pour montrer qu’il n’est pas invincible. Manzoni regarde les intrigues amoureuses comme plus nuisibles qu’utiles à la tragédie, parce que c’est un ressort trop commun et trop facile ; et Bossuet pense avec raison que, loin d’être propre à guérir le spectateur, la peinture de l’amour profane, même dans les tragédies honnêtes, est dangereuse pour les mœurs.

478. Les Grecs employaient-ils l’amour dans la tragédie ?

Sur le théâtre grec, cette passion était en quelque sorte inconnue. Il n’en est pas fait mention ailleurs que chez Euripide ; et encore cet auteur a-t-il été blâmé de son innovation par Aristophane et par ses contemporains. Cela tenait aux mœurs nationales des Grecs, à la séparation des sexes qui était établie chez eux beaucoup plus qu’elle ne l’est chez les nations modernes, et à l’habitude des femmes de mener une vie plus retirée, ce qui eût rendu le langage de l’amour déplacé sur la scène. D’ailleurs, l’usage ne permettant pas aux femmes de monter sur le théâtre, il n’y avait pas de comédiennes : les rôles de femmes étaient joués par des hommes masqués, et l’amour eût paru ridicule dans leur bouche.

479. Quels sont les rythmes propres à la tragédie ?

La tragédie a toujours parlé en vers. Les anciens avaient reconnu que la poésie dramatique exigeait un langage plus naturel que le poème lyrique et l’épopée ; et ils avaient pris pour la scène celui de leurs vers dont Je rythme approchait le plus de la prose. C’était le vers iambique de six pieds, tous iambes ou mêlés de {p. 301}spondées. Ce pied, dont la grande rapidité a fait donner le nom de trimètre au vers iambique, quoiqu’il soit comme l’hexamètre composé de six mesures, était très propre à faire arriver la voix des acteurs jusqu’aux extrémités d’un amphithéâtre qui contenait jusqu’à vingt mille spectateurs.

Chez nous, le vers alexandrin est le seul employé dans la tragédie.

480. Quel doit être le style de la tragédie ?

Le style de la tragédie doit avoir de la dignité, de la force et de la noblesse, mais sans enflure et sans affectation, avec une simplicité sans bassesse. C’est le style qui convient à des personnages de haute distinction. Supposez des monarques, des héros, des ministres, des hommes illustres qui sont à la tête d’un gouvernement quelconque, parlant aussi parfaitement qu’ils peuvent parler, soit lorsqu’ils discutent les intérêts de leur nation ou leurs intérêts particuliers, soit lorsqu’ils sont agités d’une violente passion, excités par un grand objet, et faites-les parler de même, vous aurez saisi le véritable style de la tragédie. Mais remarquez que ce n’est pas le poète qui parle, mais bien les personnages qui s’entretiennent de quelque affaire importante : par conséquent, quoique vous donniez à leur langage le rythme de la poésie, vous ne devez pas lui en donner l’enthousiasme et les transports. Ainsi, on doit rejeter les hyperboles, les comparaisons directes, les apostrophes aux êtres insensibles, excepté lorsque le personnage qui parle est sous l’impression d’une passion qui remplit toute son âme, ou dans un moment d’enthousiasme.

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481. La variété n’est-elle pas nécessaire au style tragique ?

Le style tragique a divers tons, diverses nuances selon le caractère, les passions, la situation des personnages. Nous ferons comprendre cette vérité par des exemples. Ainsi, veut-on connaître le vrai langage des héros tragiques qu’enflamment l’amour de la patrie et une ardeur insatiable pour la gloire, qu’on écoute parler Horace dans la tragédie de Corneille (II. 2), lorsque Curiace, en le félicitant de ce que Home l’a nommé avec ses deux frères pour le combat, ne peut s’empêcher de lui témoigner ses craintes pour Albe, sa patrie. On peut voir aussi dans Iphigénie en Aulide (I. 2), comment s’exprime Achille brûlant d’aller se signaler sous les remparts de Troie, quoiqu’il sache que les dieux y ont marqué son tombeau. Pour avoir une juste idée du langage des grands souverains dans la tragédie, on peut voir sur quel ton Corneille (V. 1) fait parler Auguste à son favori, qui tramait une conspiration contre lui. Tout est grand dans ce morceau ; tout y est d’une simplicité sublime : il n’y a pas un seul mot à retrancher. C’est la vraie éloquence qui convient à la tragédie. Le discours que Racine met dans la bouche de Mithridate faisant part à ses enfants du dessein qu’il a formé d’aller attaquer les Romains dans Rome même (III. 1), est également admirable par la grandeur des sentiments et la richesse de l’élocution.

482. La tragédie n’admet-elle pas les descriptions et les narrations ?

Les descriptions font un très bel effet dans la tragédie ; mais il faut qu’elles soient liées au sujet, qu’elles y soient même nécessaires, et toujours dictées par le sentiment ou la passion. Un personnage qui décrit un objet, doit avoir un grand intérêt à le faire. On peut {p. 303}voir la description que Bérénice fait de Titus dans la tragédie de ce nom (I. 3), et celle que fait Andromaque de la prise de Troie (III. 8).

Les narrations que lait le poète pour instruire le spectateur de ce qui s’est passé avant l’action peuvent servir d’ornement dans la tragédie-. C’est pourquoi le style doit en être riche, brillant, animé, et surtout pathétique. On peut citer comme modèle celle d’Idoménée dans la tragédie de ce nom, par Crébillon (I. 2).

§ II. — De la tragédie populaire ou drame bourgeois. §

483. Qu’est-ce que ta tragédie populaire ou drame bourgeois ?

La tragédie populaire, appelé aussi drame domestique ou bourgeois, ou simplement drame, est la représentation des événements les plus funestes et des situations les plus malheureuses de la vie commune. Le drame bourgeois se rapproche de la tragédie et de la comédie par le mélange des scènes tristes et gaies, ou par le ton uniformément sérieux qu’il garde quelquefois : car il y a deux espèces, l’une qui ne se compose que d’un sujet sombre dont le dénoûment se termine par le malheur ; l’autre qui varie son principal intérêt en y ajoutant des épisodes riants et dont le nœud pathétique se dénoue par le bonheur. Ce genre nouveau fut introduit sur notre scène par La Chaussée, vers 1732.

484. Le drame bourgeois peut-il être intéressant ?

Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux,

a dit Voltaire ; et Marmontel remarque que celui-ci a son intérêt, son utilité et sa beauté.

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Pour l’intérêt, il est facile d’en donner au drame. L’enfance, la vieillesse, l’infirmité dans l’indigence, la ruine d’une famille honnête, la faim, le désespoir, sont des situations très touchantes ; une grêle, une inondation, un incendie, une femme et ses enfants prêts à périr ou dans les eaux ou dans les flammes, sont des tableaux très pathétiques ; les hôpitaux, les prisons et la grève sont des théâtres de terreur et de compassion si éloquents par eux-mêmes, qu’ils dispensent l’auteur qui les met sous nos yeux d’employer une autre éloquence. Les malheurs domestiques, les événements de la vie commune, ont aussi l’avantage d’être plus près de nous, et, quoiqu’ils nous étonnent moins que les aventures des héros et des rois, ils doivent nous toucher plus vivement, et être plus intéressants pour le plus grand nombre.

485. Le drame peut-il avoir le mérite de l’utilité ?

Le drame peut offrir quelque utilité, lorsqu’à l’exemple de la tragédie, il place dans le cœur humain le ressort des événements et le mobile des actions. Que l’homme y soit malheureux par sa faute, en danger par son imprudence, jouet de sa propre faiblesse, victime de sa passion, ce genre, avec moins de splendeur, de dignité, d’élévation que la tragédie, ne laissera pas que d’avoir la bonté poétique et la bonté morale. Mais le drame est mauvais, parce qu’il ne présente ni intérêt, ni instruction, lorsqu’il roule sur des accidents dont l’homme est la victime sans en être la cause. Une calamité, un malheur domestique, un {p. 305}accident funeste qui vient d’une cause étrangère, ne .prouve rien, n’instruit rien et n’avertit de rien. Le spectateur en est affligé, mais d’une tristesse stérile et par conséquent pénible.

486. En quoi consiste la beauté du drame ?

Pour qu’un drame soit beau, il faut que le sujet soit pathétique et moral, populaire et décent, qu’il n’ait rien de trivial ni de romanesque ; la conduite de l’action doit être d’autant plus vive qu’elle n’est soutenue par aucun des prestiges de l’illusion théâtrale ; les mœurs bourgeoises et populaires y doivent être peintes sans grossièreté, sans bassesse, et pourtant avec l’air de la vérité ; le langage doit être simple, du ton de la chose et des personnages, mais correct, facile et pur, naïf, ingénieux, sensible, énergique lorsqu’il doit l’être, jamais forcé, jamais rampant, jamais plus haut que le sujet.

487. Quel doit être le style de la tragédie populaire ?

Le poète qui écrit comme on parle, écrit mal. La diction doit être naturelle, mais de ce naturel que le goût rectifie, où il ne laisse rien de froid, de négligé de diffus, de plat, d’insipide. Le langage même du peuple a sa grâce et son élégance, comme il a sa bassesse et sa grossièreté ; il a ses tours ingénieux et vifs, ses expressions pittoresques, ses figures éloquentes. Il aura sans doute sa pureté, quand le choix sera fait avec discernement. Le drame est en vers ou en prose.

488. Peut-on chercher à produire le plus d’effet possible ?

D’après certains auteurs dramatiques modernes, on doit viser à produire des émotions par tous les moyens possibles. Tout, dans les arts, devrait concourir à ce {p. 306}qu’ils appellent l’effet, c’est-à-dire à l’illusion et à l’émotion la plus forte ; et plus l’illusion serait complète et le spectacle pathétique, plus il nous serait agréable, quelque moyen que l’on eût pris pour nous tromper et pour nous émouvoir, quand même on serait allé chercher le caractère de ses personnages dans les cours d’assises et jusque dans les bagnes.

Cette opinion peut être celle d’un peuple sans délicatesse, qui ne demande qu’à être ému. Mais pour un monde éclairé, cultivé, et doué d’organes sensibles, le plaisir de l’émotion dépend toujours des moyens qu’on emploie : aussi fera-t-il peu de cas d’un drame qui, avec l’imitation et l’expression triviale de la douleur et de la plainte, avec des objets pitoyables, avec des cris, des larmes, des sanglots, l’aura physiquement ému.

§ III. — De la tragédie lyrique ou grand opéra. §

489. Qu’est-ce que la tragédie lyrique ou grand opéra ?

La tragédie lyrique ou grand opéra est une tragédie faite pour être chantée. C’est un poème dramatique et lyrique où l’on réunit tous les charmes des beaux-arts dans la représentation d’une action, pour exciter, à l’aide de sensations agréables, l’intérêt et l’illusion. L’action que représente le grand opéra est héroïque et malheureuse, comme dans la tragédie ; de plus, elle est presque toujours merveilleuse. La musique joue le principal rôle dans l’opéra lyrique, puisque ce dernier ne se compose que de chant ou de récitatif, en opposition à l’opéra-comique qui admet le dialogue parlé.

490. Combien distingue-t-on d’espèces d’opéra lyrique ?

D’après notre définition, le merveilleux forme, {p. 307}sinon le caractère essentiel, au moins le caractère le plus général de ce poème, puisque l’action y est presque toujours merveilleuse. Ces expressions, cependant, donnent place au moins à un autre genre ; et, en effet, on peut distinguer deux espèces d’opéra lyrique : l’un pris dans l’hypothèse du merveilleux, et l’autre réduit à la simple nature.

491. Quelles sont les règles de l’opéra dépourvu de merveilleux ?

Dans ce système, qui est celui de Métastase, et qui s’est presque entièrement substitué à l’autre, le poète doit observer toutes les règles de la tragédie proprement dite, avec cette différence cependant que dans celle-ci, le danger et le malheur du personnage pour lequel on s’intéresse, croissent et redoublent de scène en scène, tandis que dans l’opéra l’action ne doit être affligeante ou terrible que par intervalles. L’espérance et la joie doivent y succéder souvent à la crainte et à la douleur, afin que les danses puissent y être amenées avec vraisemblance. L’opéra ne veut point de ces intrigues compliquées qui exigent de la part du poète de très grands efforts d’imagination, et de la part du spectateur une grande contention d’esprit ; mais il demande une intrigue nette, facile à nouer et à dénouer, des incidents qui ne soient pas trop multipliés et qui naissent d’eux-mêmes, un intérêt vif et touchant, mais qui, par intervalles, laisse respirer l’âme.

492. Donnez une idée de l’opéra qui est fondé sur le merveilleux.

Le système fondé sur le merveilleux fut celui {p. 308}de l’opéra français, inventé par Quinault et perfectionné par son inventeur. C’est le divin de l’épopée mis en spectacle. Le caractère de l’épopée est de transporter la scène de la tragédie dans l’imagination du lecteur. Là, profitant de l’étendue de son théâtre, elle agrandit et varie ses tableaux, se répand dans la fiction, et manie à son gré tous les ressorts du merveilleux. Dans l’opéra, la muse dramatique à son tour jalouse des avantages que la muse épique a sur elle, essaie de marcher son égale ou plutôt de la surpasser, en réalisant pour les yeux, et on plaçant sur la scène avec toute la pompe du merveilleux, ce qui, dans les récits, ne se peint qu’en idée. Elle demande pour varier et embellir ce brillant spectacle, les mêmes licences que la muse épique s’est données ; et appelant à son secours la musique, la danse, la peinture et toutes sortes de décorations en machines et en habits, elle nous fait voir, par une magie nouvelle, les prodiges que sa rivale ne nous a fait qu’imaginer. Telle est l’idée qu’on peut se faire d’un spectacle qui réunit les prestiges de tous les arts et de toutes les inventions de l’homme.

493. En quoi consiste le merveilleux dans l’opéra ?

Le merveilleux de l’action dans l’opéra consiste dans l’intervention de quelque divinité ou de quelque être surnaturel qui se mêle parmi les personnages dans les événements extraordinaires, dans les décorations les plus magnifiques, dans la pompe la plus éblouissante. On y voit au nombre des acteurs les dieux du ciel, de la terre, des enfers ; des ombres, des démons, les furies, les {p. 309}habitants du Ténare, ainsi que tous ces êtres fantastiques dont l’imagination a peuplé la terre et les mers. La mythologie et la féerie sont donc les : sources où la muse lyrique va puiser ce merveilleux quelle étale, pour plonger nos sens dans une espèce d’enchantement. On peut voir, pour le genre mythologique, l’opéra de Thétis et Pélée, par Fontenelle.

494. Faites connaître les règles propres à ce genre d’opéra.

Dans l’opéra qui admet le merveilleux, tout est d’accord, et cet accord en fait la vérité. La musique y fait le charme du merveilleux, le merveilleux y fait la vraisemblance de la musique : on est dans un monde nouveau ; c’est la nature dans l’enchantement et visiblement animée par une foule d’intelligences dont les volontés sont ses lois. On conçoit bien qu’en traitant de pareils sujets, il ne serait pas possible d’observer la règle des trois unités. Dans la tragédie proprement dite, chaque acte ne contient qu’une partie de l’action ; .ici, chaque acte peut contenir une action entière, qui amène une fête et un divertissement de danse, car la danse est une partie essentielle de ce poème. Le lieu de la scène y change aussi à chaque acte, parce qu’il faut plaire aux yeux par la variété des tableaux. Ainsi, à l’éclat d’un palais enchanté succédera la sombre horreur d’un affreux désert. Le mont Etna vomira des tourbillons de fumée, des torrents de flammes, des roches calcinées ; et bientôt après s’offriront les campagnes riantes et les bosquets fleuris de l’Élysée. Cette multiplicité {p. 310}d’actions ou d’incidents, ces changements subits qui tiennent du prodige, ne choquent point notre raison, parce qu’ils sont opérés par la puissance de la divinité ou de la fée qui en est le premier agent.

495. Comment le poète ferait-il intervenir la divinité dans le grand opéra ?

D’abord, les puissances supérieures ne devront jamais paraître que pour un motif sérieux et vraiment digne d’une telle intervention :

Nec Deus intersit, nisi dignus vindice nodus
Inciderit.

De plus, elles doivent être représentées avec toute la majesté que leur donnent les poètes anciens. C’est alors que l’auteur doit donner au langage, avec l’élégance et l’harmonie, l’élévation et même la sublimité. C’est ce qu’a fait Quinault dans le début de Pluton de l’opéra de Proserpine :

Les efforts d’un géant qu’on croyait accablé
Ont fait encor frémir le ciel, la terre et l’onde, etc.

496. Qu’appelle-t-on récitatif et air ou ariette ?

Notons d’abord que les raisonnements, les discussions, les développements, les longs récits, sont incompatibles avec la poésie lyrique et avec la musique, et ne peuvent par conséquent trouver place dans l’opéra. La musique veut de la poésie toute pure, des images et des sentiments. Mais comme la passion a ses moments de calme, ses repos et ses intervalles, le poète distingue dans le discours de ses personnages le moment tranquille du moment passionné. Le musicien rend le discours tranquille, c’est-à-dire l’entretien uni, le simple dialogue des personnages, par une espèce de chant qui approche beaucoup de l’accent {p. 311}naturel de la parole, et qu’on appelle récitatif. Le discours passionné, c’est-à-dire le moment où les passions se montrent dans leur force, dans leur variété, dans leur désordre, est rendu par un chant qui porte le nom d’air ou d’ariette. Ce chant ne peut donc être placé que dans les endroits où le personnage se livre aux transports d’une passion douce ou violente. Ainsi le récitatif s’emploie à tout ce que la scène a de tranquille et de rapide ; et l’air a lieu dans les situations plus vives, il exprime le choc des passions, les mouvements interrompus de l’âme, l’égarement de la raison, les irrésolutions de la pensée, et tout ce qui se passe de tumultueux et d’entrecoupé sur la scène.

497. Quelles sont les qualités nécessaires au récitatif et aux airs ?

Dans les vers lyriques destinés au récitatif, on doit éviter le double excès d’un style ou trop diffus ou trop concis ; et c’est ce qui a été senti avec une extrême justesse par Quinault, quo l’on peut regarder comme le modèle de l’élégance, de la grâce, de la facilité, quelquefois même de la splendeur et de la majesté que la scène demande. Les vers dont le style est diffus sont lents, pénibles à chanter, et d’une expression monotone ; les vers d’un style coupé par des repos fréquents, obligent le musicien à briser de même son style. Cela est réservé au tumulte des passions ; car alors la chaîne des idées est rompue, et à chaque instant il s’élève dans l’âme un mouvement subit et nouveau. Pour cette partie de la scène où règne une passion tumultueuse et violente, Métastase est {p. 312}encore un modèle supérieur à Quinault. Mais dans le récitatif, le style de Métastase est trop concis, et moins susceptible de belles modulations que le style nombreux et développé de Quinault.

Dans les airs, la marche de la strophe demande l’élévation, la splendeur et la richesse de l’ode : l’harmonie doit même en être plus soignée.

498. Quels sont les vers qui conviennent à l’opéra ?

L’opéra demande des vers libres et inégaux, parce que la versification ne saurait y être trop douce, trop coulante, trop gracieuse, le dialogue trop vif, trop aisé, trop naturel. La moindre dureté dans le son, le moindre défaut d’harmonie n’y serait pas supportable. Aussi quelle douceur, quelle mélodie dans les vers suivants :

        Fontaine, qui, d’une eau si pure,
        Arrosez ces brillantes fleurs,
        En vain votre charmant murmure
        Flatte le tourment que j’endure :
Rien ne peut adoucir mes mortelles douleurs.
Ce que j’aime me fuit, et je fuis tout le monde.
Pourquoi traîner plus loin ma vie et mes malheurs ?
Ruisseau, je vais mêler mon sang avec ton onde ;
        C’est trop peu d’y mêler mes pleurs.
Quinault.

Le même poète sait, quand il le faut, réunir l’élégance et l’agrément avec l’énergie et l’élévation. C’est ce qu’on peut remarquer dans ce morceau que chante Médée, dans l’opéra de Thésée :

Sortez, ombres, sortez de la nuit éternelle,
        Voyez le jour pour le troubler.
        Que l’affreux désespoir, que la rage cruelle
        Prennent soin de vous rassembler.
        Avancez, malheureux coupables,
        Soyez aujourd’hui déchaînés ;
Goûtez l’unique bien des cœurs infortunés,
        Ne soyez pas seuls misérables.
Ma rivale m’expose à des maux effroyables ;
Qu’elle ait part aux tourments qui vous sont destinés
{p. 313}
        Non, les enfers impitoyables
Ne pourront inventer des horreurs comparables
        Aux tourments qu’elle m’a donnés.
Goûtons l’unique bien des cœurs infortunés ;
        Ne soyons pas seuls misérables.

499. Que faut-il éviter dans l’opéra ?

Il serait difficile de trouver un modèle plus parfait que Quinault pour le style de la tragédie lyrique. Toutefois, il faut bien se garder de l’imiter dans ces lieux communs de morale lubrique que Boileau lui a justement reprochés. Il est certain que toutes ses tragédies ne sont que trop pleines de maximes séduisantes et d’images voluptueuses, quoiqu’il y ait des endroits où l’amour est représenté comme une dangereuse faiblesse. Tels sont ces vers énergiques que chante Armide :

        Venez, venez, haine implacable,
        Sortez du gouffre épouvantable
Où vous faites régner, une éternelle horreur.
Sauvez-moi de l’amour ; rien n’est si redoutable ;
Rendez-moi mon courroux, rendez-moi ma fureur
        Contre un ennemi trop aimable.

500. Qu’est-ce que le mélodrame ?

Le mélodrame est une pièce de théâtre à émotions fortes dont les scènes déclamées sont marquées par des morceaux de musique instrumentale en rapport avec la situation. Le chaut ne se mêle pas à ce drame ; l’orchestre ne se fait entendre qu’au commencement de la pièce et à l’arrivée de chaque personnage sur le théâtre. Il est souvent mélangé de comique, et prend quelquefois entièrement ce dernier caractère : on le nomme alors mélodrame comique.

501. Qu’est-ce que l’oratorio ?

L’oratorio ou hiérodrame, que l’on a appelé quelquefois opéra spirituel, est une espèce de drame religieux {p. 314}qu’on exécute à grand orchestre et au moyen d’un grand nombre de chanteurs. L’oratorio emprunte ordinairement ses sujets à l’histoire sainte, et peut par conséquent, être considéré comme un drame lyrique sacré. Les oratorios les plus célèbres sont ceux de Métastase et ceux dont Haydn, Haendel, Beethoven, Jommelli et Mozart ont composé la musique.

Article III.
Du genre comique. §

502. Comment divise-t-on le genre comique ?

Comme le genre tragique ou sérieux, le genre comique peut se diviser en trois parties : la comédie proprement dite, la comédie populaire et l’opéra, comique. De là, trois paragraphes.

§ I. — De la comédie proprement dite. §

503. Qu’est-ce que la comédie ?

La comédie (κώμη, bourg, village, ᾄδω, je chante), est une œuvre dramatique dans laquelle on représente une action ordinaire, et qui peint d’une manière plaisante les mœurs, les défauts ou les ridicules de la société, dans le dessein de les corriger.

504. Comment la comédie se distingue-t-elle de la tragédie ?

La comédie est suffisamment distinguée de la tragédie par le ton général qui y règne. La pitié, la terreur, l’admiration, et en général, toutes les passions fortes, sont à l’usage de la dernière ; le ridicule est le seul ou le principal instrument qu’emploie la première. La comédie n’a pour objet ni les grandes infortunes des hommes, ni leurs grands crimes, ni leurs grandes {p. 315}actions ; mais leurs folies, leurs travers, leurs défauts, leurs vices les moins odieux, les traits de leurs caractères qui, aux yeux de l’observateur, paraissent manquer de convenance, qui les exposent au blâme des uns, à la risée des autres, ou qui les rendent incommodes et désagréables è la société.

505. Quel doit être le but moral de la comédie ?

Cette idée générale qu’on peut se faire de la comédie, comme étant une représentation satirique des travers et des folies humaines, devrait lui donner un but moral et utile. Polir les mœurs des hommes, attirer leur attention sur les bienséances prescrites dans la conduite ordinaire de la vie sociale, surtout jeter du ridicule sur le vice pour le rendre odieux, c’est rendre un service bien réel.

506. Ce but est-il toujours atteint ?

Nous dirons d’abord que la comédie, comme la satire, manque de l’autorité nécessaire pour combattre le vice d’une manière efficace. Sa puissance se bornera ordinairement à corriger quelques travers, comme cela est arrivé pour les Femmes savantes, les Précieuses, etc., que Molière a fait tomber dans le ridicule. Bien souvent même les poètes non seulement négligent ce but, mais encore paraissent prendre à tâche de favoriser la licence et de flatter les passions mauvaises, en jetant le ridicule sur des caractères, des institutions, des objets respectables et qui ne doivent jamais y être exposés. C’est ainsi que la représentation du Tartufe, bien loin d’avoir un but utile en flétrissant le vice sans atteindre la vertu, comme doit le faire la comédie, est véritablement immorale, puisque sous prétexte de flétrir l’ignoble hypocrisie, elle attaque la piété et la vertu. Ce tort cependant ne tient pas à la {p. 316}nature de la comédie ; il faut l’imputer au mauvais génie et à l’esprit dépravé de l’écrivain. Entre les mains d’un écrivain immoral, la comédie devient une source de corruption et d’égarement. C’est ce que l’on voit trop fréquemment de nos jours où les Dumas, les Scribe, etc., se livrent à des excès qui font presque oublier les fautes de Molière.

507. Dans quel sens les vices appartiennent-ils à la comédie ?

Les vices n’appartiennent à la comédie qu’autant qu’ils sont ridicules et méprisables ; dès que les vices sont odieux, ils sont du ressort de la tragédie. Il faut que le poète jette le voile sur tout ce qu’ils peuvent avoir de bas, de méprisable et de révoltant. Nous ne devons jamais voir le vicieux dans une situation qui puisse faire naître en nous la compassion, la haine ou l’effroi. Il doit toujours nous égayer à ses dépens ; et plus il nous amusera et nous divertira, plus nous sentirons, si nous faisons un secret retour sur nous-mêmes, qu’il nous avertit de nous tenir sur nos gardes, pour ne pas tomber dans ce même ridicule qui le rend à nos yeux un objet de risée.

508. Qu’est-ce que le ridicule ?

Le ridicule, qui est le principal élément de la comédie, est, suivant Aristote, un défaut, un vice même qui fait rougir le vicieux et fait rire le spectateur, mais qui n’occasionne pas de grands malheurs. Ce sera un magistrat qui, oubliant la décence et la gravité de son état, ne s’occupera que de puérilités ; un homme ruiné qui voudra apprendre aux autres à s’enrichir ; une personne âgée, en qui on retrouve les goûts légers et {p. 317}frivoles de la jeunesse ; un homme d’une condition ordinaire, qui voudra prendre le ton, les manières des grands seigneurs, et qui ne parlera que de rois et de personnages illustres ; un homme, en un mot, qui choquera, par sa manière d’être, la raison, les bienséances ou les usages reçus.

509. Qu’est-ce que les anciens appelaient vis comica ?

Le vis comica, dont les comédies de Térence étaient dépourvues, au grand regret de César, ne pouvait être que la touche risible du ridicule, ou en d’autres termes, le ridicule exactement saisi et vivement exprimé. Aristophane et Plaute possédaient cette verve comique. Nous sentons que Molière la possède à un haut degré, et c’est pour cela que nous le plaçons parmi les meilleurs comiques. Pour exceller en ce genre, il faut un jugement fin, un goût sûr, et une imagination vive et enjouée.

510. Quels sont les principaux moyens de faire · sortir les ridicules et les vices ?

On peut compter quatre moyens principaux de bien peindre les ridicules et les vices. Le premier consiste à opposer un ridicule à un autre ridicule, un vice à un autre vice, comme si on représentait une femme altière et absolue à côté d’un mari pusillanime et soumis, un père avare à côté d’un fils prodigue. Le second, c’est d’opposer le ridicule ou le vice à l’honnête et au décent, de représenter à côté d’un misanthrope, un homme doux et poli, à côté d’un flatteur, un homme sincère et vrai. Le troisième moyen, c’est d’outrer un peu la peinture. Les objets ne sont vus au théâtre que {p. 318}dans le lointain. Il faut les peindre fortement pour qu’ils fassent une impression durable. Cependant, l’exagération ne doit pas dépasser par trop les limites de la vraisemblance. Enfin, le quatrième moyen est de rapprocher les traits épars. Toutes les actions d’un avare réel ne sont point marquées au coin de l’avarice : un avare de théâtre ne dit pas un mot, ne fait pas un mouvement qui ne soit d’un avare. Le plus souvent, la comédie repose sur le contraste de deux ridicules ou de deux vices opposés.

511. Combien compte-t-on d’espèces de comique ?

Marmontel distingue trois espèces de comique : le haut comique ou comique noble, le comique bourgeois et le bas comique.

512. Faites connaître l’objet de chaque genre de comique ?

Le comique noble peint les mœurs des grands, qui diffèrent des mœurs du peuple et de la bourgeoisie moins par le fond que par la forme. Les défauts des grands sont moins grossiers ; leurs ridicules sont moins choquants ; ils sont même, pour la plupart, si bien colorés par la politesse, qu’ils sont à peine visibles. Leurs vices ont je ne sais quoi d’imposant qui parait se refuser à la plaisanterie ; mais les situations et les contrastes les mettent en jeu. Quoi de plus sérieux en soi que le Misanthrope ? Le poète le montre épris d’une coquette, et il est comique.

Le comique bourgeois peint les prétentions déplacées, les faux airs, la vanité et les autres ridicules de la bourgeoisie. Les progrès de la {p. 319}politesse et du luxe l’ont rapproché du comique noble, mais ne les ont pas confondus. Le Bourgeois gentilhomme est un modèle de ce comique.

Le bas comique peint les mœurs du peuple. Il peut avoir, comme les tableaux flamands, le mérite du coloris, de la gaieté. Il a aussi sa finesse et ses grâces, et il ne faut pas le confondre avec le comique grossier qui n’est point un genre à part, mais un défaut de tous les genres. Qu’une suivante, dans le Dépit amoureux, de Molière, dise à un valet avec lequel elle se brouille :

Voilà ton demi-cent d’épingles de Paris
Que tu me donnas hier avec tant de fanfare,

c’est du comique bas ; mais que le valet lui réponde :

Tiens, je voudrais pouvoir rejeter le potage
Que tu me fis manger, pour n’avoir rien à toi,

c’est du comique grossier. Les Fourberies de Scapin sont du bas comique en grande partie. Du reste, les trois genres peuvent se trouver ensemble dans une même pièce ; et alors ils ne servent qu’à se donner réciproquement une nouvelle force par les contrastes frappants auxquels ils donnent lieu. C’est ce qu’on voit dans le Festin de Pierre.

513. Combien distingue-t-on d’espèces de comédie ?

On distingue trois espèces principales de comédie proprement dite ; la comédie d’intrigue, la comédie de caractère et la comédie mixte. A ces trois genres, on peut ajouter la comédie héroïque, la comédie larmoyante et la comédie-ballet.

514. Qu’est-ce que la comédie d’intrigue ?

La comédie d’intrigue, dit un auteur comique, consiste dans un enchaînement d’aventures {p. 320}plaisantes qui tiennent le spectateur en haleine, et forment un embarras qui croit toujours jusqu’au dénoûment. Les incidents en font tout le mérite, parce que les mœurs et les caractères n’y sont que légèrement indiqués. La comédie d’intrigue n’offre point de caractère dominant ; elle ne demande ni talents extraordinaires, ni connaissance approfondie du cœur humain, mais seulement beaucoup d’imagination. Nous citerons comme modèle en ce genre l’Étourdi, de Molière.

515. Qu’est-ce que la comédie de caractère ?

La comédie de caractère ou de mœurs présente un caractère dominant dont la peinture fait le principal objet de la pièce. Les plus remarquables parmi les comédies de caractère sont le,de Corneille ; l’Avare et le Misanthrope, de Molière ; le Joueur, de Regnard ; le Glorieux, de Destouches. Le poète peut associer à ce caractère principal d’autres caractères pour ainsi dire subalternes, sans que l’action en devienne plus chargée ni plus intriguée. C’est ce qu’a fait Molière dans le Misanthrope, où il a présenté les caractères des petits-maîtres, de la médisante, etc. Si, dans la comédie d’intrigue, l’action est l’objet principal, elle n’a qu’une influence secondaire dans la comédie de caractère : elle doit être subordonnée aux caractères et surtout au caractère principal. La comédie de caractère est plus utile et plus difficile que la comédie d’intrigue.

516. Qu’appelle-t-on comédie mixte ?

La comédie mixte est le mélange bien combiné des deux genres précédents. Un genre supérieur à {p. 321}tous les autres, dit Marmontel, est celui qui réunit le comique de caractère et le comique d’intrigue, c’est-à-dire dans lequel les personnages sont engagés, par les vices du cœur ou par les travers de, l’esprit, dans les circonstances humiliantes qui les exposent à la risée et au mépris des spectateurs. Telle est, dans l’Avare, de Molière, la rencontre d’Harpagon avec son fils, lorsque, sans se connaître, ils viennent traiter ensemble, l’un comme usurier, l’autre comme dissipateur. La comédie mixte réunit, en les tempérant, tous les ressorts des deux autres. Les caractères y abondent moins en détails, et s’y dessinent par leurs grands traits de ridicule. Les événements y sont aussi moins nombreux ; ils y sont inventés pour faire mieux éclater les travers des caractères agissants auxquels la contexture de l’intrigue est subordonnée.

517. Que faut-il surtout éviter dans la peinture des caractères ?

Le poète, dans la peinture des caractères, ne doit oublier aucun trait propre à caractériser parfaitement ses personnages, surtout le personnage principal, dont le caractère doit se développer au moyen de gradations habiles. Il s’efforcera de réunir sur un seul individu tous les traits d’un caractère, distribués entre plusieurs membres de la société. C’est ainsi que les caractères du Misanthrope, de l’Avare, du Glorieux, du Joueur, etc., sont composés de plusieurs misanthropes, de plusieurs avares, etc. Mais il faut prendre garde de passer les bornes de la nature. Quand il est question de ridicule, rien de plus difficile sans doute que de marquer le point précis où finit la bonne plaisanterie et où la bouffonnerie commence. L’avare de Plaute, examinant {p. 322}les mains de son valet qu’il soupçonne de loi avoir volé sa cassette, lui dit : Ostende etiam tertiam, ce qui est choquant. Molière a traduit : Et l’autre, ce qui est naturel, attendu que la précipitation de l’avare a pu lui faire oublier qu’il a déjà examiné deux mains, et prendre celle-ci pour la seconde.

518. Qu’est-ce que la comédie héroïque ?

La comédie héroïque est celle dont les personnages sont pris d’un ordre supérieur, où l’on met sur la scène des rois, des princes ou de grands seigneurs. Le grand Corneille fut le premier à faire usage de ce nom pour Don Sanche d’Aragon. Molière a aussi laissé une comédie héroïque, Don Garcie de Navarre. Plusieurs critiques ne veulent point regarder la comédie héroïque comme un genre distinct, parce qu’ils pensent que le caractère d’un drame vient moins de la condition des personnages que du rôle qu’on leur fait jouer.

519. Qu’est-ce que la comédie larmoyante ?

La comédie larmoyante est celle où il y a beaucoup de situations pathétiques ou attendrissantes. Ce genre présente les vertus communes avec des traits qui les font aimer, et dans des périls ou des malheurs qui les rendent intéressantes. Il a été condamné par Boileau en ces termes :

Le comique ennemi des soupirs et des pleurs,
N’admet point dans ses vers de tragiques douleurs.

Voltaire pensait de même sur ce sujet. D’un autre côté, Corneille et Marmontel regardent le genre larmoyant comme étant peut-être plus utile aux mœurs que la tragédie, parce qu’il nous intéresse de plus près, et qu’ainsi les exemples qu’il {p. 323}nous propose nous touchent plus sensiblement. Nous pensons que la comédie attendrissante qui, d’ailleurs, se rapproche beaucoup du drame populaire, peut bien ne pas manquer d’utilité morale ; mais elle nous semble s’éloigner du ton général du genre comique, qui est de faire rire ; il parait d’ailleurs difficile d’y éviter le double écueil d’être froid ou d’être romanesque.

520. Qu’appelle-t-on comédie-ballet ?

On appelle comédie-ballet celle où les intermèdes sont remplis par des pantomimes, des danses ou des chants, comme dans le Malade imaginaire. Quelquefois la danse est mêlée à l’action ; il arrive même qu’elle la compose seule à l’exclusion de tout discours. Si, au lieu de représenter l’action par des danses, les acteurs s’expriment uniquement par des gestes, la pièce prend le nom de pantomime.

On distingue encore la comédie historique, dont le sujet est tiré de l’histoire, et la comédie pastorale dont l’action se passe entre des bergers, comme le Mélicerte, de Molière.

521. Qu’appelle-t-on coups de théâtre ?

Les coups de théâtre ou surprises sont des événements imprévus, quoique préparés par l’auteur, qui arrivent subitement dans une pièce. Les coups de théâtre font un très bel effet dans la comédie. Le poète doit ici faire goûter au spectateur tout le plaisir d’une vive et agréable surprise, sans choquer néanmoins le bon sens et la raison. Il faut donc que les événements ne puissent être prévus, et qu’en même temps ils soient vraisemblables, naturels, tirés du fond de l’intrigue même, et amenés par la situation des personnages ; ce qui demande beaucoup d’art et de délicatesse. Les {p. 324}reconnaissances sont des coups de théâtre. Molière excelle · dans cette partie. Ainsi, dans l’Avare, au moment où le père usurier rencontre en face son fils emprunteur, les deux personnages qui les introduisent prennent soudain la fuite, et les deux acteurs, restés en présence, font tableau par leur stupéfaction et leur mutuelle colère. Le dénoûment du Malade imaginaire est encore plus remarquable en ce genre.

522. Quel est le style qui convient à la comédie ?

Le style de la comédie doit être généralement clair, simple, aisé et pur. Presque toujours il prendra le ton de la conversation polie, et jamais il ne descendra aux expressions basses, grossières et triviales. Les termes doivent être vifs et choisis, mais sans pompe et sans éclat ; point de grands mots, point de figures éclatantes et soutenues. Il faut que les pensées se distinguent par la finesse, la délicatesse, et surtout par la vérité, la justesse, le naturel et la clarté. Le dialogue sera soigné : on veut qu’il soit libre, aisé, piquant, vif, serré, plein de verve et de feu, mais sans affectation et sans recherche.

Le style de la comédie doit être assorti, non seulement à la nature du sujet, mais encore à la condition et à la situation des acteurs. Aux premières phrases sorties de la bouche d’un personnage, on reconnaître sa profession, son âge et son humeur, si le style est convenablement adapté à son rôle. Un bon modèle du style comique est le passage des Femmes savantes où le bourgeois Chrysale se plaint de l’expulsion de Martine : Qu’importe… Le ton de la comédie s’élève quelque fois ; et ce genre admet la prose.

§ II. — De la comédie populaire §

523. Que comprend la comédie populaire ?

La comédie populaire, qui a pour objet le divertissement et la gaieté avec ou sans but moral, {p. 325}comprend la farce, la parodie, et les pièces à scènes détachées ou à tiroir.

524. Qu’est-ce que la farce ?

La farce est une espèce de comédie grossière et bouffonne, qui a pour but de faire rire, par une peinture familière et chargée des ridicules et des vices de la société. Les petites pièces de ce genre ont été introduites sur la scène pour être jouées à la suite d’une tragédie ou d’une comédie, afin de délasser le spectateur du sérieux de la grande pièce. Cet usage, qui date du temps où le spectacle français était composé de moralités, a été maintenu par les plus grands auteurs comiques, par Molière en particulier, afin de conserver la faveur populaire. L’agrément et la gaieté doivent faire le principal mérite de la farce.

525. Quelles sont les règles de la farce ?

La farce doit suivre les règles de la comédie. Cependant, on n’y exige pas autant d’exactitude dans la conduite de l’action, dans la liaison des scènes, ni autant d’art dans la manière de faire naître les incidente et d’amener le dénoûment. Le comique y est moins noble et moins délicat ; mais il ne doit jamais être ignoble, ni offrir des idées basses et obscènes, non plus que des expressions équivoques ou licencieuses. Le bon goût et l’honnêteté proscrivent de tels abus de tous les ouvrages d’esprit.

Le chef-d’œuvre en ce genre est l’Avocat Patelin, par le Père Planchet, au xve siècle, qui a été retouché par Brueys, en 1706. A cette pièce nous ajouterons les Plaideurs, de Racine ; le Médecin malgré lui ; les Fourberies de Scapin, etc.

{p. 326}

526. Que faut-il penser de la farce ?

La farce est le spectacle de la grossière populace, dit Marmontel. C’est un plaisir qu’il faut lui laisser, mais dans la forme qui lui convient, c’est-à-dire avec une grossièreté innocente, des tréteaux pour théâtres, et pour salles des carrefours : par là, il se trouve à la bienséance des seuls spectateurs qu’il convienne d’y attirer. Lui donner des salles décentes et une forme régulière, l’orner de musique, de danses, de décorations agréables, et y souffrir des mœurs obscènes et dépravées, c’est dorer les bords de la coupe où le public va boire le poison du vice et du mauvais goût. Admettre la farce sur les grands théâtres, en faire le spectacle de prédilection, de faveur, de magnificence, c’est afficher le projet ouvert d’avilir, de corrompre, d’abrutir une nation. Boileau regrettait de voir un homme de génie comme Molière descendre à un genre aussi bas :

Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe,
Je ne reconnais plus l’auteur du Misanthrope.

527. Qu’est-ce que la parodie ?

La parodie en général est l’imitation travestie d’un ouvrage sérieux, par la substitution d’une action triviale à une action héroïque. La parodie dramatique est une pièce de théâtre d’un genre gai ou burlesque, faite pour travestir, pour tourner en ridicule une autre pièce d’un genre noble ou pathétique. La parodie s’étend tantôt à la pièce entière, tantôt à la plus grande partie, tantôt enfin à quelques parties seulement. La parodie d’Inès de Castro, de Lamotte, sous le titre d’Inès de Chaillot, a eu beaucoup de succès dans le temps. Boileau a fait la parodie d’une scène du Cid, sous le titre de Chapelain décoiffé.

{p. 327}

Le but et le mérite de la parodie est de faire sentir, entre les plus grandes choses et les plus petites, un rapport qui nous cause une vive et agréable surprise.

528. Qu’appelle-t-on pièces à tiroir ?

On appelle pièces à tiroir, à scènes détachées ou comédies épisodiques, les pièces dont les scènes n’ont aucune liaison nécessaire entre elles. Ce n’est point un ensemble lié dans ses parties ; c’est une continuité de portraits détachés, se succédant scène par scène devant un personnage qui les dévoile .en fournissant à leurs rôles, ou qui servent à dévoiler le sien en conversant avec lui. Cette sorte de pièce amuse par la ressemblance des figures avec les personnages qui se rencontrent dans le monde. On n’y trouve ni unité d’action, ni intrigue, ni dénoûment. Les pièces à tiroir sont presque toujours suivies d’une danse formée par les personnages qui ont paru sur la scène. Un esprit vif et plaisant, fertile en bons mots et en saillies, est nécessaire pour réussir dans ce genre. Nous citerons comme modèles les Fâcheux, de Molière, et le Mercure galant, de Boursault.

§ III. — De l’opéra comique §

529. Qu’est-ce que l’opéra comique ?

L’opéra comique est une pièce d’intrigue mêlée de chant, faite pour égayer le spectateur, où les caractères ne sont touchés que superficiellement, et où le ridicule est présenté en passant. Ce genre tient à la comédie par l’intrigue et les personnages, et à l’opéra par le chant dont il est mêlé. Le récitatif {p. 328}du grand opéra y est remplacé par la simple parole ou le dialogue parlé. L’opéra comique est assujéti aux mêmes règles que les autres pièces de théâtre ; mais il en a de particulières que nous indiquerons.

530. Combien y a-t-il d’espèces d’opéra comique ?

On compte deux sortes d’opéra comique : l’opéra comique proprement dit ou à ariettes, et l’opéra comique en vaudevilles.

531. Qu’appelle-t-on opéra comique à ariettes ?

Les pièces à ariettes sont celles qui sont mêlées de chants mis sur des paroles qui expriment un sentiment ou une passion. Il faut que la poésie y peigne toujours la situation du personnage, qu’elle soit naturelle, précise, constante, et que toutes les expressions prêtent à la musique. L’ariette ne peut être chantée que dans les endroits où le personnage est agité de quelque passion. Elle doit être de plus la récapitulation et la péroraison de la scène : c’est une remarque que fait J.-J. Rousseau. Voilà pourquoi l’acteur disparaît presque toujours après avoir chanté.

532. Que doivent faire le poète et le musicien pour éviter la monotonie ?

Un chant ne peut plaire s’il est monotone. C’est au poète à fournir au musicien le moyen de diversifier le sien. Il doit pour cela varier autant que possible le caractère des ariettes, c’est-à-dire placer après une ariette qui exprime une passion douce, une ariette qui exprime une passion contraire ou différente. Il faut encore qu’il proportionne le dialogue à la musique, de manière que l’un n’occupe pas la scène plus longtemps que l’autre.

{p. 329}

533. Qu’est-ce que le vaudeville ?

Le vaudeville ou comédie-vaudeville est une petite comédie dont le dialogue est nécessairement entremêlé de couplets satiriques. Le vaudeville ne diffère point aujourd’hui de l’opéra à ariettes sous le rapport de la composition. Seulement ses couplets doivent être sur des airs connus, tandis que les airs de l’opéra à ariettes sont composés pour la circonstance. D’un autre côté, si, comme la comédie, il doit censurer les vices et les ridicules, il se distingue de celle-ci en ce qu’il prend ses sujets dans les petits événements de chaque jour, dans ces ridicules passagers que la mode enfante et emporte avec elle. Il ne songe qu’au moment présent ; il abonde en tableaux délicats, gracieux, en plaisanteries fines, décentes et agréablement exprimées par des couplets.

534. Que faut-il pour réussir dans le vaudeville ?

Pour réussir dans le vaudeville, il faut posséder l’art de saisir ces transformations si rapides et si variées de la société qui échappent à un œil inattentif, et qui fournissent une foule de traits piquants ; il faut être doué de ce tact observateur auquel ne peuvent échapper ces erreurs légères et fugitives de l’esprit humain qui se cachent sous le vernis uniforme de la société .polie, les forcer, par l’art de la composition, à se déceler, et tourner surtout avec agrément ces couplets si gais, si pleins de sel attique, si finement aiguisés de bons mots, où l’épigramme ne va pas au delà de la malice.

533. N’y a-t-il pas d’autres vaudevilles ?

Outre la chanson satirique dont nous avons parlé dans la poésie lyrique, on compte le vaudeville final {p. 330}et le vaudeville sérieux. On appelle vaudeville final une chanson en plusieurs couplets qui termine les pièces de ce genre, et dont chaque personnage chante un couplet sur la scène. Aujourd’hui on donne le nom de vaudeville à un véritable drame oh les sentiments élevés, tendres ou délicats sont également admis. Quelques rares couplets, de courts morceaux d’ensemble rappellent seulement sa première origine.

536. Que faut-il penser des effets des spectacles dramatiques ?

Nous avons montré que toute action dramatique, soit tragique, soit comique, doit avoir, ainsi que toute poésie, un but moral et utile. Il paraît donc évident que le genre dramatique non seulement n’est pas essentiellement mauvais, mais qu’il est bon, utile et moral dans son principe. Mais cette poésie, bonne dans son essence, présente-t-elle toujours par le fait des exemples de moralité ? Donne-t-elle toujours des leçons utiles ? Malheureusement non ; et dans notre siècle moins que dans aucun autre. Trop souvent outrageant la morale par des peintures licencieuses, par la représentation des passions les plus criminelles et les plus funestes, s’attachant presque exclusivement à prendre pour ressort l’amour avec ses folies extravagantes, ses jalousies furieuses ou ses couleurs séduisantes et enchanteresses, le théâtre peut être regardé comme une cause de perversion, comme une source de dépravation au sein de la société. On comprend par là combien il est difficile à un chrétien fidèle à ses devoirs, {p. 331}non-seulement de fréquenter les théâtres, mais encore de se permettre la lecture du plus grand nombre des drames modernes.

537. Citez quelques-uns des auteurs qui condamnent le théâtre ?

Le théâtre a été condamné, au moins dans son application, par un grand nombre d’auteurs. Ainsi, selon Platon, la tragédie trouble l’esprit, le livre à l’erreur en faisant voir les objets autrement qu’ils ne sont, et affaiblit, amollit, énerve l’âme. Aristote l’appelle le souffle des passions, flabellum perturbationum, et se demande s’il est utile en bonne morale d’allumer les passions par amusement, et seulement pour le plaisir de les allumer. Personne n’ignore ce que les Pères de l’Église et les orateurs et moralistes chrétiens ont dit des dangers que présente ce genre de divertissement. Parmi les hommes du monde, nous voyons, d’un côté, La Bruyère et J.-J. Rousseau dans sa Lettre à d’Alembert, condamner les spectacles ; de l’autre, Racine, Quinault, Gresset renoncer au théâtre pour motif de conscience. Bossuet et Fénelon ont fait entendre des paroles sévères contre les spectacles. Le premier a d’admirables pages sur les funestes effets des représentations dramatiques. Voici ce qu’il répondit à Louis XIV qui le consultait sur la légitimité de la fréquentation des théâtres : « Sire, il y a de grands exemples pour, et de fortes raisons contre. » Lamartine, après avoir dit qu’il y a pour l’homme un moyen pins sûr d’arriver à la vertu, ajoute que la société serait bien à plaindre, si elle n’avait d’autre frein à opposer aux passions humaines que les moqueries et les sarcasmes de la comédie.

538. Quels sont les principaux auteurs dramatiques ?

Chez les Grecs nous nommerons Eschyle, Sophocle {p. 332}et Euripide, dans la tragédie ; Aristophane et Ménandre, dans la comédie.

Chez les Latins, Sénèque et Pomponius Secundus, pour la tragédie ; Plaute et Térence, pour la comédie.

En France, après les Mystères et les Miracles représentés en dernier lieu par les Confrères de la Passion, vinrent une foule de tragique : dont nous mentionnerons les plus célèbres : Jodelle, Robert Garnier, Mairet, Rotrou, le grand Corneille, Racine, Thomas Corneille, Pradon, Campistron, Duché, Crébillon, Lamotte, Voltaire, Guimond de Latouche, de Belloy, Lemierre, La Harpe, Ducis, Lefevre, Legouvé, Casimir Delavigne, etc.

Dans le genre comique, après les Moralités, les Farces et les Soties jouées par les Clercs de la Basoche et les Enfants sans-souci, nous citerons Corneille pour le Menteur, Thomas Corneille pour l’Inconnu et le Festin de Pierre, Racine pour les Plaideurs, Molière, Regnard, Boursault, Destouches, Favart, Beaumarchais, Fabre d’Églantine, Colin d’Harleville, Andrieux, Picard et C. Delavigne.

Parmi les tragiques étrangers, nous nommerons Shakespeare, Dryden et Otway, en Angleterre ; Lessing, Schiller, Gœthe, Werner et Kotzebue, en Allemagne ; Cervantès, Lope de Vega et Calderon, en Espagne ; Maffei, Métastase, Alfieri et Manzoni, en Italie.

Et parmi les comiques, les Anglais Shakespeare, Dryden et Shéridan ; l’Allemand Kotzebue, les Espagnols Lope de Vega et Calderon, et l’Italien Goldoni.

Fin de la Poétique