**** *book_ *id_body-1 *date_1813 *creator_domairon Principes généraux des belles-lettres. Suite de la section II de la seconde partie. Chapitre III. Des grands Poëmes. Il s'ouvre devant nous une carrière bien plus vaste et plus périlleuse que toutes celles que nous avons indiquées, et qu'on pourroit dire n'être que des sentiers agréables, quoique raboteux, qui conduisent au temple des Muses. Celle-ci est la grande et belle route, mais qui est bordée d'une infinité d'écueils et de précipices. Aussi le poëte qui a le courage d'y entrer, et la force de la suivre jusqu'au bout, arrive-t-il plus glorieux et plus triomphant au temple sacré, où la couronne immortelle l'attend dans une des places les plus éminentes. Quoiqu'on donne le nom général de poëme à tous les ouvrages en vers, il convient néanmoins plus particulièrement (et peut-être uniquement) au poëme didactique, au dramatique, qui comprend le genre comique et le genre tragique, et au poëme épique. Ce n'est pas seulement parce que ce sont des ouvrages de longue haleine ; c'est encore parce qu'ils exigent, plus que tous les autres, un génie riche, étendu, ferme, et qui ait assez de vigueur pour se soutenir jusqu'à la fin. Je vais faire connoître ces grands poëmes, en exposant les règles, 1°. du poëme didactique ; 2°. du poëme dramatique en général ; 3°. du poëme comique ; 4°. du poëme tragique ; 5°. du poëme épique. Article II. Du Poëme Dramatique en général. Toutes les nations, même les plus sauvages, ont des spectacles : tous les hommes en général en sont avides. La poésie dramatique est celle qui plaît le plus universellement, parce qu'elle représente les choses devant les yeux. Il n'en est point qui excite un intérêt aussi vif, qui offre des plaisirs aussi piquans et aussi multipliés. Tout s'y réunit pour charmer à la fois l'âme et les sens. Mais elle ne se borne pas à plaire : l'instruction est son premier objet : tous les moyens qu'elle emploie, tendent à cette fin. On a défini le poëme dramatique en général, l'imitation d'une action par l'action ; ce qui veut dire la représentation d'une action. Nous la voyons, cette action imitée, comme si elle se faisoit réellement : les personnages qui y concourent, agissent sous nos yeux ; et nous entendons leurs discours directs. Cependant il y a bien souvent dans cette action des circonstances qu'on ne montre point sur la scène, et dont nous ne sommes instruits que par le récit qu'un acteur, en fait à un autre acteur. Alors l'épique se trouve, comme je l'ai dit ailleurs, mêlé avec le dramatique. Les circonstances racontées sont dans le premier genre, et les circonstances représentées sont dans le second. L'action dramatique est, ou commune, bourgeoise, enjouée ; ou illustre, héroïque, sérieuse. Delà deux espèces de drame, le comique et le tragique. Avant de faire voir ce qui caractérise particulièrement chacune de ces deux espèces, donnons une idée des règles communes à l'une et à l'autre : elles conviennent aussi en partie au poëme épique. Ces règles générales peuvent être rapportées à trois principaux objets, 1°. aux qualités de l'action que le drame représente ; 2°. à la conduite de cette action ; 3°. aux personnages qui concourent à cette action. I. Des Qualités de l'action Dramatique. Toutes les actions théâtrales sont ou vraies ou feintes. Les actions vraies sont celles qui sont arrivées. Les actions feintes sont celles qui ne sont pas arrivées, mais qui ont pu arriver. Une action peut en même temps être vraie dans le fond, et feinte dans plusieurs de ses circonstances. Elle peut aussi être feinte en tout, et vraie seulement dans les noms : c'est lorsque l'on attribue à des personnages qui ont existé, une action qu'ils n'ont pas faite. Si l'histoire ou la société actuelle fournit au poëte une action, qui puisse, avec toutes ses circonstances, être mise sur la scène, il la présentera sans y rien changer. Mais observons en même temps que tout ce qui est vrai, ou regardé comme tel selon l'opinion, n'est pas toujours propre à être exposé sur le théâtre. Les horreurs, les atrocités, les images dégoûtantes ne doivent jamais être offertes aux yeux du spectateur. Il ne pourroit supporter, comme on l'a fort bien dit, la vue de Médée, qui égorge ses enfans ; d'Oreste, qui tue sa mère ; d'Œdipe, qui se crève les yeux ; d'Hippolyte, attaqué par un monstre, et traîné par ses chevaux. Il y a même des choses vraies qu'il auroit de la répugnance à croire, s'il les voyoit, et qu'il croira sans peine, lorsqu'il en entendra le récit, parce que l'oreille est à cet égard moins rigoureuse et plus crédule que les yeux. Ce qu'on ne doit point voir, qu'un récit nous l'expose : Les yeux en le voyant saisiroient mieux la chose. Mais il est des objets que l'art judicieux Doit offrir à l'oreille et reculer des yeux. Lorsqu'une action ne peut point être présentée sur la scène telle qu'elle s'est passée, le poëte peut, pour l'accommoder au théâtre, négliger la vérité historique, en ajoutant ou supprimant des circonstances, et en rapprochant à une même époque celles qui sont arrivées en différens temps. C'est ce qu'a fait Corneille dans sa tragédie de Nicomède, ainsi que Racine dans son Athalie. Le poëte peut même inventer une action entière, comme l'a fait Corneille dans le Cid et dans Héraclius, où il n'a conservé que les noms, qui sont dans l'histoire ; et comme l'a fait aussi Voltaire dans Zaïre et dans Ae. Vraisemblable de l'action dramatique. Quand le poëte dramatique feint une action, soit en tout, soit en partie, il doit, suivant le précepte d'Aristote, et de tous ceux qui sont venus après lui, présenter l'action feinte telle qu'elle a pu ou dû se passer selon le vraisemblable ou le nécessaire. Une action est possible, lorsque rien ne répugne à ce qu'elle ait été faite. Elle est vraisemblable, lorsqu'il y a quelque raison de croire qu'elle a été faite. Deux sortes de vraisemblable. On distingue deux sortes de vraisemblable ; l'ordinaire et l'extraordinaire. Une action dans le vraisemblable ordinaire, est celle qui arrive plus souvent que l'action contraire ; comme il arrive plus souvent (pour me servir des deux exemples donnés par le même Aristote) qu'un homme foible est vaincu par un homme fort ; qu'un homme simple est trompé par un homme subtil et adroit. Une action dans le vraisemblable extraordinaire, est celle qui arrive bien moins souvent que l'action contraire ; mais dont la possibilité est assez aisée, pour que cette chose ne soit pas regardée comme un prodige, quand elle arrive ; comme lorsqu'un homme fort est vaincu par un homme foible, un homme subtil et adroit trompé par un homme moins subtil et moins adroit que lui. On comprend assez que le vraisemblable ordinaire convient mieux à l'action dramatique que le vraisemblable extraordinaire. Il ne faut donc point employer celui-ci, sans avoir de fortes raisons de le faire, et sans ajouter à l'action même quelque circonstance, qui dispose l'esprit du spectateur à le bien recevoir. Nécessaire dans l'action. Une action nécessaire est celle qui n'est point libre ; elle ne peut pas ne pas être. Aristote auroit-il voulu dire que l'action dramatique doit être de celte nature ? Voici le sens qu'on donne aux paroles que j'en ai citées. Une action dramatique est une entreprise faite avec, dessein. C'est un ambitieux qui veut usurper une couronne, ou un prince légitime, qui veut remonter sur le trône d'où il a été chassé ; c'est un vindicatif, qui veut exécuter ses projets de vengeance ; un amant qui veut obtenir la main de la personne qu'il aime, etc. Ces personnages commencent, poursuivent et achèvent leur entreprise. Cette action a donc plusieurs parties, ou, si l'on veut, renferme d'autres petites actions qui là composent, et qui en précèdent l'accomplissement. Toutes ces parties ou actions doivent être vraisemblables : mais toutes ne peuvent pas être nécessaires. La première ne peut être que libre, et par conséquent vraisemblable seulement : mais les autres peuvent être nécessaires par la liaison qu'elles ont avec la première, dont elles sont une suite essentielle. Ceci va être rendu plus sensible par un exemple. Poliencte, dans la tragédie de ce nom, vient dé se faire chrétien, et de recevoir le baptême, au moment où l'on va offrir aux dieux du paganisme un. sacrifice, pour les remercier des victoires qu'a remportées l'empereur Décie. Il entre dans le temple ; et à la vue de tout un peuple, en présence des magistrats contre les loix de l'empire, il renverse les autels, il brise les idoles. Cette action n'est point nécessaire, puisque Polieucte étoit parfaitement libre de la faire, ou de ne pas la faire. Mais étant faite, elle doit avoir des suites : il faut que Polieucte soit arrêté et jugé. Voilà donc une action nécessaire par la liaison qu'elle a avec la première. Félix, gouverneur du pays, offre la vie à Polieucte, pourvu qu'il adore les faux dieux : voilà une action libre. Celui-ci refuse constamment de sacrifier aux idoles : voilà encore une action libre. Il faut qu'il soit mis à mort : voilà une action nécessaire, puisqu'elle est une suite essentielle de son refus. J'ai dit que ces parties ou petites actions peuvent être nécessaires, parce qu'Aristote n'exige pas qu'elles le soient toujours, puisqu'il dit selon le vraisemblable ou le nécessaire. Il suffit souvent qu'elles soient vraisemblables. Cinna conspire contre Auguste : la conspiration est découverte. L'acte de clémence que fait l'empereur, en lui pardonnant, n'est pas nécessaire : il est seulement vraisemblable. D'ailleurs, le philosophe grec dit dans un autre endroit, que tout ce qui se passe, doit arriver nécessairement ou vraisemblablement de ce qui l'a précédé. Ainsi le nécessaire dont il s'agit ici, est le nécessaire de liaison et de conséquence. Ajoutons qu'on distingue encore le nécessaire de moyens par rapport à l'action, considérée simplement comme action, et considérée comme poëme. Lorsqu'un moyen est tellement nécessaire, que l'action ne peut point s'achever sans cela, ou l'appelle besoin de l'action. Lorsqu'un moyen, sans être essentiel à l'action, est seulement nécessaire pour que l'ouvrage soit fait conformément aux règles de l'art, on l'appelle besoin du poëte. Un moyen de cette dernière espèce est toujours une imperfection, et bien souvent un grand défaut dans une pièce de théâtre. Ainsi le poëte ne doit bâtir le plan de son ouvrage, et conduire l'action jusqu'à sa fin, qu'en employant des moyens de la première espèce, c'est-à-dire, tirés du fond de l'action même. Intégrité de l'action dramatique. L'action dramatique, soit vraie, soit feinte, doit être entière ; mot qui comprend la juste grandeur et le complément de l'action. Pour qu'elle soit d'une juste grandeur, elle doit avoir un commencement, ùn milieu et une fin : elle ne peut pas, par conséquent, être momentanée, comme le meurtre de Camille dans les Horaces ; meurtre qui se fait tout-à coup, et sans que l'esprit du spectateur y ait été préparé. Le commencement, ce sont les causes qui doivent influer sur l'action, et la résolution qu'on prend de la faire : c'est ce qu'on appelle aussi l'et. Le milieu, ce sont les difficultés qu'il faut surmonter, les obstacles qu'il faut vaincre, par des efforts ou par des ruses, pour parvenir à l'accomplissement de l'action : c'est ce qu'on appelle aussi le nœud. La fin, c'est la cessation de ces mêmes difficultés, de ces mêmes obstacles, soit que le personnage qui fait l'action, vienne à bout de son entreprise, soit qu'il y échoue : c'est ce qu'on appelle aussi le dénouement. Pour que l'action soit complète, il faut qu'elle soit entièrement achevée, c'est-à- dire, que l'événement qui la termine, satisfasse pleinement la curiosité du spectateur, qui doit se retirer, sans ignorer le sort et la situation des principaux personnages, et même sans être incertain si, après l'action qui vient de se passer sous ses yeux, il est arrivé quelque chose qui y tienne essentiellement. Dans la tragédie d'Athalie, le grand-prêtre Joad prend la résolution de couronner le jeune Joas, héritier du trône d'Israël, et qui a été secrètement élevé dans le sanctuaire ; voilà le ct. Athalie, qui depuis plusieurs années s'est emparée de la couronne, demande cet enfant au grand-prêtre, qui le refuse, et qui se met en défense contre cette reine ; voilà le milieu. Athalie, attirée dans le temple par le grand-prêtre, est mise à mort par son ordre, et Joas est reconnu roi ; voilà la fn. L'action est complètement achevée. Le spectateur sort pleinement satisfait, et sa curiosité n'a plus rien à desirer. Unité de l'action dramatique. Il faut que l'action dramatique soit une, et qu'elle se passe tout entière en un même jour, et en un même lu. Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli. C'est le précepte qu'ont donné tous les grands maîtres, et qui a été rigoureusement observé par tous les bons poëtes ; précepte que la nature seule nous indique, et qui doit être aussi invariable qu'elle. L'esprit humain ne peut embrasser plusieurs objets à-la-fois. L'œil seroit choqué de voir deux événemens dans un même tableau. Si l'on présentoit sur le théâtre plusieurs actions à-la-fois, il est clair que le même personnage ne pourroit point les faire toutes en même temps. Il faudroit qu'il y eut autant de principaux personnages que d'actions. Ces personnages partageroient donc l'intérêt du spectateur. Or l'intérêt, ainsi divisé, ne pourroit être que très-foible. Si l'on suppose que le même personnage feroit successivement toutes ces actions, je dirai que ce ne seroit plus alors une pièce de théâtre : ce seroit une histoire plus ou moins longue, qui ne pourroit pas exciter un intérêt bien vif ; soit parce que les objets s'y succéderoient trop rapidement, soit parce que l'impression de l'un effaceroit ou arrêteroit nécessairement l'impression de l'autre ; soit enfin, parce que plusieurs actions, dont chacune seroit présentée avec tous ses développemens, ne pourroient que fatiguer à la longue l'attention du spectateur. Ainsi, cette règle est non-seulement puisée dans le bon sens, mais encore faite pour notre plaisir. Voici en quoi consite cette unité d'action. Unité de l'action prise du rapport des parties. L'action dramatique est une, quand toutes ses parties, ou toutes les petites actions qui la composent, qui en précèdent l'accomplissement, ont un même principe, et aboutissent à un centre commun. On doit s'y proposer un seul but ; et tous les moyens qu'on emploie, tous les efforts qu'on fait, doivent tendre à ce but. Le martyre de Polieucte est le sujet de la tragédie de ce nom. Voyez comme toutes les petites actions qui précèdent cette action principale, concourent à son accomplissement. Polieucte, malgré les prières de Pauline sa femme, sort du palais, et va recevoir le baptême. Il entre ensuite dans le temple avec Néarque son ami, et brise pendant le sacrifice, les statues des faux dieux. Néarque est mis à mort par l'ordre du gouverneur Félix, beau-père de Polieucte. Ce même Félix se joint à Pauline, pour engager Polieucte à marquer publiquement quelque repentir de l'action qu'il vient de faire. Polieucte le refuse : il est inébranlable ; et sa fermeté lui fait trouver la mort après laquelle il soupiroit. Unité de l'action, prise de l'unité de péril. L'action est encore une, quand le principal personnage est, depuis le commencement jusqu'à la fin, dans le même péril. Si ce péril cesse, l'action est finie : si le personnage tombe dans un second péril qui ne soit pas une suite nécessaire du premier, une seconde action commence ; ce que les lois du théâtre n'autorisent point. Le jeune Joas, depuis l'instant où le grand-prêtre prend la résolution de le couronner, est en danger de tomber au pouvoir d'Athalie ; et ce danger croissant toujours, ne cesse que par la mort de cette reine : voilà l'unité d'action. Il n'en est pas de même dans ls. Le héros de la pièce revenant vainqueur du combat contre les trois Curiaces, est sorti d'un péril général qui intéressoit tout l'état. Mais en tuant sa sœur, il tombe dans un nouveau péril qui lui est particulier, puisqu'il n'y va que de sa vie. Aussi Corneille lui-même a-t-il reconnu que cette duplicité de péril rendoit l'action double dans cette tragédie. Unité de l'action, prise de l'unité d'intérêt. Enfin l'action est une, quand le principal personnage réunit tout l'intérêt du spectateur, comme Joas dans Athalie, Britannicus dans la tragédie de ce nom. Ce n'est pas qu'on ne puisse s'intéresser aux autres personnages, et qu'ils ne puissent eux-mêmes être diversement intéressés. Ils le sont toujours dans nos meilleures pièces de théâtre. Mais tous ces intérêts divers s'y rapportent au principal personnage ; et c'est-là une des règles les plus essentielles. S'ils ne s'y rapportoient pas, l'intérêt seroit double, et l'action le seroit aussi. C'est sur ce principe que quelques critiques trouvent une duplicité d'action dans l'Andromaque de Re. Il faut convenir que l'intérêt qu'on prend à Oreste qui aime Hermione, se rapportant à lui seul, affoiblit beaucoup l'intérêt qu'on prend à Andromaque. Le cœur est partagé entre ces deux personnages. Aussi entre-t-on moins vivement dans les sentimens d'Andromaque pour son fils Astianax. Mais d'un autre côté cet amour d'Oreste tient à l'action principale, puisque Hermione qui aime Pyrrhus sans en être aimée, furieuse de voir qu'on lui préfère une rivale, engage Oreste à tuer Pyrrhus. On peut mêler à l'action principale une action particulière et moins considérable, qu'on nomme épisode. Mais il faut que cet épisode y soit bien lié, et y ait un rapport direct et nécessaire. Il doit influer sur le dénouement de l'action principale : s'il n'y influe pas, il est entièrement vicieux. Tel est dans le Cid l'épisode de l'Infante : tel est celui d'Antiochus dans la Berenice de Re. On sait que le grand Condé étant à une représentation de cette dernière pièce, dit au sujet de ce personnage : et Antiochus, qu'en ferons-nous ? Il faut le marier avec l'Infante du Cid. L'épisode d'Aricie, dans la Phèdre du même poëte, n'a pas été à l'abri de la critique, parce qu'il n'influe que foiblement sur le dénouement. Cet épisode ne se lie à l'action principale que vers la fin du quatrième acte, où Phèdre paroît portée à justifier Hippolyte auprès de Thésée, mais renonce à ce dessein, aussitôt qu'elle apprend qu'Aricie est sa rivale. Unité de lieu. L'action dramatique étant une, elle doit nécessairement se passer dans un même lieu. Cette seconde règle est encore prescrite par le bon sens. Quel peintre s'aviseroit de représenter un héros à Rome et à Carthage sur la même toile ? On auroit tort d'inférer de ce que l'action dramatique se divise en plusieurs petites actions, qu'une de ces petites actions pourroit, sous les yeux même du spectateur, se passer dans un lieu, et une autre dans un autre lieu. Il faudroit pour cela que le théâtre représentât plusieurs lieux différens les uns après les autres. Or ces changemens choqueroient la vraisemblance, et détruiroient toute l'illusion. Le spectateur se trouve dans un lieu au commencement de l'action : pourra-t-il se figurer l'instant d'après qu'il est dans un autre lieu ? Il est donc essentiel que le lien de la scène soit un lieu commun, où tous les personnages se rendent, pour faire toute l'action représentée. Corneille dans son discours des Trois Unités, est d'avis que le poëte ne le marque pas trop distinctement ; qu'il se contente de dire qu'il est à Athènes, à Rome, ou tout au plus dans un tel palais, et qu'il laisse à l'imagination du spectateur de fixer le lieu d'une façon plus déterminée, ou même de ne point le fixer du tout, s'il n'en sent pas le besoin. Malgré une autorité si respectable, ou est assez généralement d'accord que se borner à placer la scène dans une ville, ce seroit porter l'incertitude et la confusion, dans l'esprit du spectateur. Cette détermination seroit trop vague et trop générale. C'est ce que Corneille lui-même a reconnu dans son Examen sur le Cid, dont l'action se passe à Séville qui est le lieu général. Mais le lieu particulier change presqu'à tous les instans. Tantôt c'est le palais du roi, tantôt l'appartement de l'Infante, tantôt la maison de Chimène, tantôt une rue, ou une place publique. Or l'unité de lieu prise à la rigueur, exige que l'action se passe dans le même endroit précisément, et que par conséquent on fixe autant qu'il est possible le lieu de la scène particulier. Racine a exactement observé cette règle. Dans Athalie, les personnages agissans ne sortent point du vestibule de l'appartement du grand-prêtre, lequel est dans le temple de Jérusalem. Dans Andromaque, dans Britannicus, une salle du palais est le lieu où commence et finit toute l'action représentée. Il n'en est pas de même dans Ca. La moitié de l'action se passe dans l'appartement d'Emilie, et l'autre moitié dans le cabinet d'Auguste. Voilà une duplicite de lieu particulier. On a fort bien remarqué que Corneille pouvoit aisément éviter cette faute, en imaginant, comme il l'a fait dans Polieucte, un grand vestibule commun à tous les appartemens du palais, et où Cinna, Emilie et Maxime auroient pu, sans témoins, s'entretenir de la conjuration. Unité de temps. L'imité de temps est une suite naturelle de l'unité d'action et de l'unité de lieu. Le poëme dramatique étant l'imitation d'une action, dont la représentation ne dure que trois heures au plus, il faudroit, pour que l'imitation fût parfaite, que cette action représentée ne demandât pas plus de temps pour sa réalité : c'est ce qu'on voit dans Cinna, dans les Horaces, dans Andromaque, dans Bajazet, dans Œdipe. Mais comme il y a bien des actions propres à être mises sur le théâtre, qui ne pourroient pas être resserrées dans des bornes si étroites, on a élargi cette règle, et on a fixé l'unité de temps à un jour entier. « Nous étendons bien souvent, dit Voltaire, l'unité de temps jusqu'à vingt- quatre heures, et l'unité de lieu à l'enceinte de tout un palais. Plus de sévérité rendroit quelquefois d'assez beaux sujets impraticables ; et plus d'indulgence ouvriroit la carrière à de trop grands abus. Car s'il étoit une fois établi qu'une action théâtrale pût se passer en deux jours, bientôt quelque auteur y emploieroit deux semaines, et un autre deux années ; et si l'on ne réduisoit pas le lieu de la scène à un espace limité, nous verrions en peu de temps des pièces telles que l'ancien Jules César des Anglois, où Cassins et Brutus sont à Rome au premier acte, et en Thessalie dans le cinquième ». Mais puisqu'il arrive bien souvent qu'une action qu'on met sur le théâtre, dure dans sa réalité un jour entier, comment peut-il se faire que la représentation de cette action ne dure que trois heures ? C'est ce qu'on va voir dans ce qui suit. III. Ds. Les personnages ou acteurs dans un ouvrage dramatique, sont le principal objet qui fixe l'attention du spectateur. Il n'a, pour ainsi dire, d'âme que pour sentir leur bonheur ou leurs peines : elle s'identifie en quelque sorte avec la leur. Il est donc de la plus grande importance que le poëte en les faisant agir, apporte tous ses soins à les représenter tels qu'ils doivent être. Il y en a un qui est toujours dominant, et pour lequel les autres paroissent sur la scène : c'est celui qui forme l'entreprise, ou qui en est l'objet. J'ai déjà dit que l'intérêt principal doit rouler sur lui. Il faut par conséquent qu'il soit peint avec de plus fortes couleurs que les autres. C'est ce qu'on voit dans toutes les bonnes pièces de théâtre, soit des anciens, soit des modernes. Mœurs ou caractères des personnages dramatiques Le poëte ne peut bien faire connoître et bien représenter ses personnages que par les mœurs ou caractères (car on peut confondre ici ces deux choses). Ces moeurs ou caractères sont les inclinations, les habitudes bonnes ou mauvaises des hommes. Elles sont générales ou particulières. Les mœurs générales sont les mœurs des différentes nations, des Grecs, des Romains, celles d'un peuple civilisé, celles d'un peuple barbare. Dans ces mœurs générales, sont aussi comprises les mœurs des différens âges et des différentes conditions. On peut relire le morceau d'Aristote que j'ai cité sur ce sujet dans le volume précédent. Je ne ferai qu'ajouter ici la description que Boileau a faite, après Horace, des trois âges de l'homme. Un jeune homme toujours bouillant dans ses caprices, Est prompt à recevoir l'impression des vices ; Est vain dans ses discours, volage en ses désirs, Rétif à la censure, et fou dans les plaisirs. L'âge viril plus mûr, inspire un air plus sage, Se pousse auprès des grands, s'intrigue, se ménage, Centre les coups du sort songe à se maintenir, Et loin dans le présent, regarde l'avenir. La vieillesse chagrine, incessamment amasse ; Garde, non pas pour soi, les trésors qu'elle entasse ; Marche en tous ses desseins d'un pas lent et glacé, Toujours plaint le présent, et vante le passé Inhabile aux plaisirs dont la jeunesse abuse, Blâme en eux les douceurs que l'âge lui refuse. Les moeurs particulières sont le caractère distinctif de chaque personnage, soit historique, soit inventé. Il faut que le même personnage ait les moeurs de sa nation, de sa patrie ; par conséquent qu'un héros de la Grèce ne soit point représenté sous les mêmes traits qu'un citoyen de Rome, un Athénien sous les mêmes qu'un Spartiate, un Espagnol sous les mêmes qu'un Français, un habitant de la province, sous les mêmes qu'un habitant de la capitale. Des siècles, des pays étudiez les mœurs. Les climats font souvent les diverses humeurs. Gardez donc de donner, ainsi que dans Clélie. L'air ni l'esprit français à l'antique Italie, Et sous des noms romains, faisant notre portrait, Peindre Caton galant, et Brutus dameret. Le même personnage doit de plus avoir ses propres mœurs, et montrer dans toutes ses actions, dans tous ses discours, dans tous ses sentimens, un caractère qui le distingue des autres personnages. Dans la tragédie de Sertorius, on voit deux, héros romains, Sertorius et Pompée, qui, ont le vrai caractère, les mœurs de leur, pays : mais chacun d'eux a son caractère propre et distinctif. Cette réunion des mœurs générales et des mœurs particulières dans le même personnage, est le triomphe de l'art. Qualités des mœurs dramatiques. Aristote, et tous ceux qui, après lui, ont traité de l'art dramatique, veulent que les mœurs, soit générales, soit particulières, aient quatre qualités ; qu'elles soient bonnes, convenables, ressemblantes, et égales. Ce mot bonnes qu'Aristote n'a pas expliqué, a donné lieu à une infinité de commentaires. Il paroît d'abord (et c'est le sentiment du plus grand nombre) qu'il ne faut pas entendre par ce mot, que les. mœurs aient une bonté morale, c'est-à-dire, soient vertueuses. Si les mœurs en effet devoient être telles, il ne seroit pas permis au, poëte-de peindre des caractères réellement vicieux. Or il manquerait alors son but, qui est l'instruction, parce qu'il ne peut y arriver, qu'en offrant également le tableau des vices et celui des vertus, en faisant contraster le crime et l'innocence. Cette Bonté, dans les mœurs des personnages, doit donc être une bonté poétique ; bonte qui, suivant Corneille, consiste dans le caractèrè brillant et élevé d'une habitude vertueuse ou criminelle, selon qu'elle est propre et convenable à la personne qu'on introduit. Ainsi dans Rodogune mœurs de Cléopatre, toute méchante qu'elle est, ont la bonne poétique. Elle a poignardé un de ses fils ; elle veut empoisonner l'autre et la princesse son épouse : il n'y a pas de crime qui lui fasse horreur pourvu qu'elle se maintienne sur un trône qui est Tunique •objet de son ambition. Mais tous ses crimes sont accompagnés d'une grandeur d'ame qui a quelque chose de si haut, qu'en même temps qu'on déteste ses actions, on admire la source d'où elles partent. C'est ce qui a fait dire à Voltaire : il n'y a point de criminelle plus odieuse que Cléopatre ; et cependant on se plaît à la voir ; elle ennoblit l'horreur de son caractere par la fierté des traits dont Corneille l'a peint. D'autres font consister cette bonté poétique (et c'est ici le sentiment le plus gén suivi) dans la conformité des actions et des discours d'un personnage, avec l'opinion qu'on à conçue de lui. Ainsi, lorsque nous voyons Mithridate, dans la tragédie de ce nom, résolu à se venger de ses deux fils, aussitôt qu'il apprend leur amour pour Monime, voulant même les immoler tous les trois, nous n'en sommes pas surpris : ce projet de vengeance est parfaitement conforme à son caractère jaloux, soupçonneux et cruel. Ainsi lorsque, dans Britannicus nous voyons Néron, sous les apparences d'une réconciliation avec son frère, cacher la haine, la plus envenimée et le dessein formé d'empoisonner ce jeune Britannicus, qui fait ombrage à sa puissance autant qu'à son amour, cette perfidie ne nous étonne pas : elle est très-conforme à son caractère dissimulé et méchant. Ainsi lorsque dans Iphigénie en Aulide nous entendons Achille éclater contre Agaemnon, braver ce chef de tant de rois, et lui parler sur le ton de la menace ; quand nous le voyons courir à l'autel, déterminé à l'inonder de sang, à renverser le bûcher, à massacrer le prêtre même, à combat I re avec ses Thessaliens contre toute l'armée, si l'on veut sacrifier Iphigénie, ce langage si fier, cette action si hardie n'ont rien qui nous étonne : ils sont parfaitement conformes à son caractère emporté, violent et inexorable. Les trois autres qualités que doivent avoir les mœurs dramatiques, sont plus aisées à entendre, et n'ont pas besoin d'une longue explication. Les mœurs sont convenables, lorsqu'on fait agir et parler les personnages selon leur âge, leur sexe, leur pays, leur siècle, leur condition. Ne faites point parler vos acteurs au hasard, Un vieillard en jeune homme, un jeune homme en vieillard. Il faut en dire autant des actions qu'on leur fait faire, et des sentimens, des passions qu'on leur attribue. Il est bon cependant de remarquer que ce qu'Aristote et Horace ont dit des moeurs de chaque âge, n'est pas une règle, dont on ne puisse s'écarter. Les jeunes gens, par exemple, sont en général prodigues, et les vieillards avares. Faut-il pour cela que vous soyez obligé de représenter toujours un jeune homme dissipant sa fortune, et un vieillard ne songeant qu'à grossir son trésor ? Non sans doute. Le contraire arrive tous les jours. Vous pouvez donc ne pas donner au jeune homme le vice de la prodigalité, au vieillard celui de l'avarice : mais vous pécheriez contre la vraisemblance, si vous faisiez du premier un avare, et du second un prodigue. Il en est de même pour le discours. Vous pouvez bien ne point faire débiter à un jeune homme des propos légers, frivoles et indiscrets qu'on tient ordinairement à son âge. Mais il ne seroit pas vraisemblable qu'on entendît sortir de sa bouche ces discours graves et mesurés, qui sont le fruit d'une prudence consommée, qu'on n'acquiert que dans un âge avancé. Les mœurs seront ressemblantes, si les mœurs des personnages connus sont précisément celles que l'histoire ou la fable leur donne. Ainsi il seroit ridicule de représenter Ulysse comme un grand guerrier, Achille comme un homme éloquent. Un personnage invente peut avoir le caractère qu'il plaira au poëte de lui donner. Mais pour' ceux que l'histoire on la fable nous fait connoître, ils doivent être peints tels que nous les y trouvons. Enfin les moeurs sont égales, lorsque les personnages paroissent jusqu'à la fin de l'ouvrage, avec le même caractère qu'ils ont eu au commencement. Voyez dans Athalie la hauteur, l'impiété et la cruauté de cette princesse ; la grandeur d'âme de Joad, sa piété et sa confiance en Dieu ; la tendresse de Josabet, et ses alarmes sur les périls du jeune Joas ; la générosité d'Abner, et sa fidélité à ses rois et à sa religion ; la fourberie, l'ambition, et l'humeur, sanguinaire de Mathan. Aucun de ces caractères ne se dément jamais ; tous se soutiennent jusqu'au dénouement. Quand le poëte imagine, un personnage, il doit d'abord en marquer le caractère par des traits frappans, et le montrer dans la suite toujours tel qu'il l'a peint. D'un nouveau personnage, inventez-vous l'idée ? Qu'en tout, avec soi-même il se montre d'accord, Et qu'il soit jusqu'au bout tel qu'on l'a vu d'abord. Observons ici que ce seroit un grand défaut dans un ouvrage dramatique, si plusieurs personnages avoient les mêmes mœurs particulières, parce qu'il est essentiel que les caractères soient opposés entr'eux ou du moins différens, afin qu'ils contrastent ensemble, et que l'un fasse ressortir l'autre. Il faut pour cela choisir ou imaginer des personnages, dont chacun ait un caractère qui ne soit propre et particulier qu'à lui. Si le même se trouve dans plusieurs, jetez-y alors une nuance forte et bien marquée, qui distingue chacun de ces personnages d'une manière sensible et frappante. Voyez dans l'Iliade, Achille, Ajax et Hector. Leur caractère dominant est la valeur. Cependant il s'en faut bien que ces trois héros se ressemblent. Achille est violent ; Ajax est dur ; Hector est humain. Il faut lire et relire Homère, pour apprendre l'art de varier et de faire contraster les caractères. Style dramatique. Chaque personnage doit parler suivant sa condition, son âge, son pays, et la situation où il se trouve. On sent qu'un roi a une façon de s'exprimer bien différente de celle d'un courtisan, et que le langage d'un homme de qualité, n'est pas le même que celui d'un simple citoyen. Un Dieu, suivant la pensée d'Horace, parle bien autrement qu'un héros ; un vieillard autrement qu'un jeune homme ; une dame d'un haut rang autrement qu'une suivante ; un marchand autrement qu'un laboureur ; un homme de la Colchide ou un Assyrien ; autrement qu'un habitant de Tbèbes ou un citoyen d'Argos. Si vous faites parler ces différens personnages sur le même ton, les grands et le peuple, bien loin de vous accorder leurs suffrages, ne pourront s'empêcher de rire. On sait de plus que la joie, la douleur, l'amour, la colère, l'ambition, en un mot chaque sentiment, chaque passion a son langage particulier. Notre âme prend, pour ainsi dire, diverses formes, diverses manières d'être, suivant les divers événemens de la fortune ; et la nature lui fournit dans toutes les circonstances possibles des expressions propres à peindre les sentimens qu'elle éprouve, les passions qui la tourmentent. Il faut donc que le poëte se transforme, pour ainsi dire, en chaque personnage, pour le faire parler d'une manière convenable à son état actuel, et comme ce personnage parleroit lui- même. Le poëte ne doit jamais se montrer. Ainsi tout ce qui est un effet visible de l'art et du travail, ces figures oratoires, ces riches comparaisons pompeusement étalées, ces élans lyriques fruit d'une imagination échauffée, sont totalement bannis dès pièces de théâtre, même de celles dont le sujet est grand et élevé. Le style y doit être de la plus noble, de la plus élégante simplicité ; et si les expressions figurées y sont quelquefois bien placées, ce n'est que lorsqu'elles sont vraiment inspirées par la passion ou par le sentiment. Les maximes, les sentences, les pensées morales trop généralisées n'y sont pas non plus souffertes, à moins qu'elles ne soient naturellement dictées par la situation du personnage ; comme les maximes qu'on trouve éparses dans les pièces de Corneille, de Racine, de Molière, de Regnard. Telles sont celles ci que Racine met dans la bouche d'Hippolyte, lorsque ce jeune prince se justifie auprès de Thésée du crime dont il est accusé. Traître. tu prétendois qu'en un lâche silence, Phèdre enseveliroit ta brutale insolence. Il falloit, en fuyant, ne pas abandonner Le fer, qui dans ses mains sert à te condamner ; Ou plutôt il falloit, comblant ta perfidie, Lui ravir tout d'un coup la parole et la vie. D'un mensonge si noir justement irrité, Je devrois Faire ici parler la vérifié, Seigneur. Mais je supprime un secret qui vous touche. Approuvez le respect qui me ferme la bouche ; Et sans vouloir vous-même augmenter vos ennuis, Examinez ma vie, et songez qui je suis. Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes. Quiconque a pu franchir les bornes légitimes, Peut violer enfin les droits les plus sacrés. Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés ; Et jamais on n'a vu la timide innocence, Passer subitement à l'extrême licence. Un jour seul ne fait point d'un mortel vertueux, Un perfide assassin, un lâche incestueux. Elevez dans le sein d'une chaste héroïne, Je n'ai point de son Sang démenti l'origine. Pitthée estimé sage entre tons les humains, Daigna m'instruire encore au sortir de ses mains. Je ne veux pas me peindre avec trop d'avantage. Mais si quelque vertu m'est tombée en partage, Seigneur, je crois sur-tout avoir fait éclater La haine des for faits qu'on ose m'imputer. C'est par-là qu'Hippolyte est connu dans la Grèce. J'ai poussé la vertu jusques à la rudesse. On sait de mes chagrins l'inflexible rigueur. Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur. On voit clairement que la situation où se trouve Hippolyte, a fourni ces réflexions, qui ne font sentence, qu'au tant qu'on les sépare de ce qui suit ou de.ee qui précède, et qui ne sont pas des maximes dans la bouche de ce personnage. Ce sont, en quelque façon, des principes qu'il s'applique à lui-même, et dont il tire des preuves pour montrer, pour établir son innocence. Du dialogue, et du monologue. Quand plusieurs personnages dramatiques logue, et parlent, et qu'ils parlent l'un à l'autre, c'est un de. Quand un acteur parle seul, il fait ce qu'on appelle un me. Le dialogue doit toujours tendre à son but ; de manière que les interlocuteurs ne disent rien qui n'ait un rapport direct à l'action. Quelqu'un a très-bien dit qu'un personnage qui, dans une situation intéressante, s'arrête à dire de belles choses qui ne vont point au fait, ressemble à une mère qui, cherchant son fils dans les campagnes, s'amuseroit à cueillir des fleurs. Le desir de briller est un écueil que le poëte doit soigneusement éviter : sans quoi la fougue de son imagination l'emportera hors du droit chemin, qui doit le conduire à son but. L'esprit doit être ici la victime du goût, qui veut que le poëte ait assez de jugement pour s'arrêter où il faut, et assez de courage pour sacrifier les meilleures choses, lorsqu'elles sont déplacées, afin de ne point perdre de vue le terme de l'événement, qui est son objet. Un personnage ne dira donc que ce qu'il faut : un autre personnage ne lui répondra que quand il devra le faire ; et le spectateur sentira toujours la raison pourquoi la parole passe d'une bouche à une autre. Il est sur-tout essentiel qu'un interlocuteur réponde précisément à ce qu'a dit un autre interlocuteur, et qu'on voie dans le dialogue cette liaison d'idées, celte suite de raisonnemens, cette logique secrette, qui doit être l'âme de tous les entretiens. Cependant il est des circonstances où cette règle ne doit pas être observée ; c'est dans une grande passion dans l'excès, d'un grand malheur. L'âme n'est alors remplie que de ce qui, l'occupa, et non de ce qu'on lui dit. Le personnage plein de son objet, ou ne répond point, ou ne répond qu'à son idée. C'est alors, comme le dit Voltaire, qu'il est beau de ne pas bien répondre. Mais remarquons, que quoique ce personnage agité d'une grande passion, ne réponde pas directement à ce qu'on lui dit, néanmoins tout ce qui sort de sa bouche, se rapporte à l'action. Ainsi dans ces circonstances mêmes le dialogue tend à son but. Pour bien connoître l'art du dialogue, qui est une des parties les plus essentielles d'une pièce de théâtre, il faut joindre à ces règles générales, la lecture des bonnes pièces de Corneille, celles de Racine et de Molière. On y verra par-tout que ces auteurs dramatiques ne s'attachant qu'à la vérité, font toujours répondre leurs personnages avec justesse, et jamais hors de propos. J'en citerai quelques exemples dans les articles suivans. Un acteur parle seul dans un monologue : mais ce n'est point pour raconter un événement, et pour dire ce qui arrivera. Les Grecs et les Latins ont suivi cet usage, que nous avons banni de notre théâtre, parce qu'il n'est pas dans la nature. Le monologue doit être un combat du cœur. Le personnage y paroît irrésolu, et délibérant, pour ainsi dire, avec lui-même sur ce qu'il doit faire. Il faut qu'il soit court : si l'on peut lui donner une certaine étendue, ce n'est que quand l'acteur est accablé sous le poids de son malheur, ou qu'il est dans une agitation violente. Article III. Du Poème Comique. Le poëme comique est en général celui où l'on introduit sur la scène des personnages qui font une action amusante et risible, mais commune, c'est-à-dire relative au caractère, aux moeurs, à la mauière de vivre des hommes dans la société ordinaire. Pour faire connoître tous les divers ouvrages que renferme ce genre, je parlerai dans cet article, 1°. de la comédie ; 2°. des pièces de théâtre qui y ont rapport ; 3° de l'opéra comique. I. De la Comédie. Le but de la comédie est de corriger les moeurs en riant : ce n'est pas moins pour nous instruire que pour nous divertir, qu'elle a été inventée. Elle parvient à ces deux fins, en représentant une action prise dans la vie commune, digne de risée, et de laquelle nous pouvons retirer quelque avantage pour les moeurs. Définition de la Comédie, et du ridicule. La comédie est donc un poëme qui imite par l'action, le ridicule, à dessein de le corriger. Ce ridicule, suivant le sens de la définition qu'en a donnée Aristote, est un défaut, un vice même, qui, sans occasionner la destruction du vicieux, lui cause de la honte, en même temps qu'il fait rire le spectateur. Ce sera un magistrat qui, oubliant la décence et la gravité de son état, ne s'occupera que de puérilités ; un bourgeois de la campagne, qui voudra prendre le ton, les manières d'un courtisan ; un homme, en un mot, qui choquera les bienséances les usages reçus, ou même ce qu'on appelle la morale du monde poli. Les vices appartiennent à la comédie ; mais ce n'est qu'autant qu'ils sont ridicules. Il faut que le poëte jette le voile sur tout ce qu'ils peuvent avoir de bas, de méprisable et de révoltant. Nous ne devons jamais voir le vicieux dans une situation qui puisse faire naître en nous, ou la compassion, ou la haine, ou l'effroi. Il doit toujours nous égayer à ses dépens ; et plus il nous amusera et nous divertira, plus nous sentirons, si nous faisons un secret retour sur nous - mêmes, qu'il nous avertit de nous tenir sur nos gardes, pour que, nous ne tombions pas dans ce même ridicule, qui le rend à nos yeux un objet de risée. L'hypocrisie est un vice bien détestable. D'où vient cependant que nous rions à la vue de Tartuffe ? C'est parce que nous le voyons mal caché sous son masque ; c'est parce que Molière a su présenter ce faux dévot par le côté ridicule. Il est vrai qu'il l'a rendu odieux dans le cinquième acte : mais c'étoit, comme le remarque J. B. Rousseau, par la nécessité de donner le dernier coup de pinceau à son personnage. Il y a plusieurs moyens de bien peindre les ridicules et les vices. Le premier, c'est d'opposer un ridicule à un autre ridicule, un vice à un autre vice ; de représenter à côté d'une femme altière et absolue, tin mari pusillanime et soumis ; à côté d'un père avare, un fils prodigue. Le second, c'est d'opposer le ridicule ou le vice à l'honnête et au décent ; de représenter à côté d'un misanthrope, un homme doux et poli ; à côté d'un flatteur, un homme sincère et vrai. Le troisième moyen, c'est d'outrer un peu la peinture. Les objets ne sont vus au théâtre, que dans le lointain. Il faut les peindre à grands traits, pour qu'ils fassent une impression forte et durable. Comédies d'intrigue. Comédies caractère. Il y a des comédies d'intrigue et des comédies de caractère. Les comédies d'intrigue, dit un auteur comique, consistent dans un enchaînement d'aventures qui tiennent le spectateur en haleine, et forment un ambarras qui croît toujours jusqu'au dénouement. Comme il ne s'agit dans ces sortes de pieces, que de les charger d'incidens, ils en font ordinairement tout le mérite, les mœurs et les caractères n'y étant touches que superficiellement. Ce genre de comédie, qui demande beaucoup d'imagination, égaie l'esprit ; mais il ne l'instruit pas : il amuse et ne va pas jusqu'au cœur. Dans l'autre genre de comédie, on présente un caractère dominant, qui fait proprement le sujet de la pièce. Telles sont les comédies de l'Avare, du Glorieux, du Menteur, etc. Le poëte peut associer à ce caractère principal d'autres caractères, pour ainsi dire, subalternes, sans que l'action en devienne plus chargée et plus intriguée. C'est ce qu'a fait Molière dans le Misanthrope, où il a présenté les caractères de la coquette, de la médisante et. des petits-maîtres. Nous avons beaucoup de comédies de caractère mixte, c'est-à-direformées de plusieurs caractères opposés entr'eux, mais qui sont tous de la même force ; de manière qu'il n'y en a aucun qui brille assez pour être distingué des autres, et pour être regardé comme le caractère principal. Tels sont dans l'Ecole des Maris, de Molière, les caractères d'Isa-r belle, de Sganarelle, d'Ariste et de Léonor ; dans l'Ecole des Femmes, ceux d'Agnès et d'Arnolphe. Aucun de ces caractères ne domine sur les autres : aucun de ces caractères n'est subalterne qu accessoire. Action et caractères dans la comédie. La comédie étant faite les hommes, il faut subordonnée aux caractères. Le principal doit seul servir à l'intrigue : c'est de cette source qu'elle doit partir. Le poëte a dû d'abord choisir ce caractère, ensuite imaginer, arranger, distribuer une action propre à le faire connoître et à le développer. Il faut donc que toutes les parties de cette action se rapportent à lui ; que tous les incidens, tous les coups de théâtre qui arrivent, même quand il a disparu des yeux du spectateur, ne viennent que de lui ne tendent qu'à lui, et qu'il soit la cause immédiate de toutes les scènes, de tous les traits qui font rire. C'est ce qu'on voit dans les pièces de Molière et de nos bons comiques. Tout s'y rapporte au principal personnage. Pour bien traiter ce caractère, qui seul est le principe de l'action, il est bon d'en imaginer et d'en présenter un autre qui lui serve de contraste, et qui le fasse ressortir davantage. C'est un des moyens, comme je l'ai dit plus haut, de bien peindre un vice ou un ridicule. Mais il faut que ce caractère opposé au principal, ne soit ni assez fort ni assez brillant pour partager l'attention et l'intérêt du spectateur. C'est un défaut qu'on a remarqué dans la belle comédie du Gx. Le caractère de Lisimon, riche bourgeois ennobli, personnage brusque et familier, est presque aussi saillant que. celui du comte de Tuffières, ce personnage si vain, si fier de ses aïeux et de sa noblesse. Aussi les plaisanteries grossières du financier font presque disparoître les traits fins et délicats du Glorieux. Il est donc essentiel que le caractère principal soit le seul caractère dominant ; qu'il l'emporte sur tous les autres, et qu'il soit peint de plus fortes couleurs que le caractère même avec lequel on le fait contraster. Dans les comédies formées de plusieurs caractères qui brillent à-peu-près également, un ou deux de ces caractères sont le principe de l'action. Le poëte les a choisis à cette fin, et leur en a opposé d'autres d'une force à-peu-près égale. Dans l'Ecole des Maris, les caractères d'Isabelle et de Sganarelle sont le fondement de l'intrigue ; dans l'Ecole des Femmes, ce sont les caractères d'Agnès et d'Arnolphe. C'est à eux que se rapporte tout ce qui arrive dans le cours de l'action ; et c'est par là même qu'ils sont plus en Jeu que tous les autres personnages, auxquels ils donnent le mouvement. Mais aucun de ces caractères ne pouvoit servir de caractère principal, parce qu'aucun d'eux n'a ni assez de force ni assez d'éclat pour dominer sur les autres, et les éclipser entièrement. Les caractères dans la comédie doivent être toujours présentés dans toute leur intégrité. Je veux dire que le poëte ne doit omettre aucun trait qui puisse caractériser parfaitement ces personnages, sur-tout le principal. Qu'on se rappelle ici en quoi consiste la belle nature : c'est dans la perfection des objets que présente le poëte, de quelque-espèce, de quelque genre qu'ils soient. Il faut l'imiter partout cette belle nature, et principalement dans la comédie. C'est là qu'on doit peindre les caractères, non tels qu'ils sont ; réellement, mais tels qu'ils peuvent être vraisemblablement, et, pour cela, réunir en un seul tous les traits d'un caractère, distribués entre plusieurs membres de la société civile. Les caractères du Misanthrope, du Tartuffe, de l'Avare de Molière, sont composés de ceux de plusieurs misanthropes, de plusieurs hypocrites, de plusieurs avares. Aussi ce sont des tableaux achevés qui nous plaisent, qui nous frappent, qui nous instruisent bien mieux que ne le feroient des personnages parfaitement ressemblans à quelques-uns des misanthropes, des hypocrites, des avares que nous voyons dans la société. Si Molière avoit omis un seul trait vraiment caractéristique, le personnage étoit manqué ; le tableau n'étoit pas fini. Le poëte doit avoir soin d'observer des gradations dans le développement du caractère du principal personnage. Si, celui- ci ne paroît point dans l'exposition du sujet, les personnages qui la font (il est assez indifférent que ce soient des soubrettes, des valets, ou d'autres acteurs) le feront connoître par leurs discours ou par des récits dont il soit l'objet. Mais quand le nœud est commencé, quand l'intrigue est formée, il doit être peint par des actions. Un trait frappant l'offre d'abord aux yeux du spectateur : un trait plus frappant encore vient tout-à-coup le développer ; et l'on en voit une suite de plus forts encore jusqu'au dénouement, où le dernier coup de pinceau montre le caractère dans tout son jour et sous tontes ses faces : c'est le dernier trait ajouté au ridicule. Nos bons comiques n'ont jamais manqué à cette règle : ils l'ont même bien souvent observée, après que le dénouement venoit de se faire. Le Misanthrope de Molière termine la pièce par ces vers : Trahi de toutes parts, accablé d'injustices, Je vais sortir d'un gouffre où triomphent les vices, Et chercher sur la terre un endroit écarté, Où d'être homme d'honneur on ait la liberté. Le Distrait de Regnard dit à son valet, au moment où son mariage qui fait le dénouement de la comédie, vient d'être arrêté : Toi, Carlin, à l'instant prépare ce qu'il faut, Pour aller voir mon oncle et partir au plutôt. Carlin lui répond : Laissez votre oncle en paix. Quel diantre de langage !…… Vous n'y songez donc plus ? Vous êtes marié. Tu m'en fais souvenir ; je l'avois oublié. L'Irrésolu de Destouches, après avoir balancé dans tout le cours de la pièce, entre Célimène et Julie, et s'être à la fin décidé pour celle-ci, dit en sortant pour aller signer le contrat de mariage : J'aurois mieux fait, je crois, d'épouser Célimène. Le Métromane de Piron, venant d'apprendre que sa pièce de théâtre est entièrement tombée par les efforts de la cabale, ferme la scène en disant : Vous, à qui cependant j'ai consacré mes jours, Muses, tenez-moi lieu de fortunes et d'amours. Mœurs générales, et mœurs particulières dans la comédie. Dans les comédies de caractère, il faut peindre les mœurs générales, et les mœurs particulières des pays. C'est sur ces deux pivots que roulent les intrigues des bonnes comédies des anciens et des modernes. Une pièce de théâtre fondée sur des mœurs générales, est universellement applaudie, et va à la postérité la plus reculée, parce que ces caractères généraux, qui sont comme l'appanage inaliénable de la nature, étant toujours et par-tout les mêmes, la peinture en doit plaire à tous les hommes, dans tous les pays, dans tous les siècles. La comédie de l'Avare que Plaute a faite, il y a près de deux mille ans, nous intéresse encore aujourd'hui, et intéressera ceux qui viendront après nous. Il en est de même de l'Avare de Molière, de son Tartuffe, de son Misanthrope, du Joueur, du Glorieux, du Grondeur et de plusieurs autres comédies en ce genre, qui ont été presque toutes transportées chez les autres nations de l'Europe. Il en sera de même de toutes les pièces de théâtre, où le poëte comique présentera un miroir des vices qui règnent dans tous les temps, où il dessinera ces caractères communs au Grec, au Romain, à l'Espagnol, au Français, à l'Italien, etc. Les comédies, dont l'intrigue n'est fondée que sur les mœurs particulières, ont, dans leur origine, un succès plus éclatant : mais ce succès n'est que passager ou borné à un pays. Nous lisons avec plaisir l'Andrienne et les autres comédies de Térence, parce qu'elles sont bien écrites, bien dialoguées, bien conduites. Mais elles ne nous intéressent pas beaucoup par rapport aux caractères, parce que nous n'y voyons que la peinture des mœurs romaines de ce temps-là, dont les mœurs d'aujourd'hui sont bien différentes. Le succès de l'excellente comédie des Précieuses ridicules par Molière, a été également borné à son siècle et à notre nation, parce que le ridicule qui y est peint, n'a existé que chez nous, et n'existe plus aujourd'hui. Voilà pourquoi cette pièce n'a été traduite dans aucune langue étrangère : elle ne pouvoit intéresser que les Français. Des coups de théâtre et des deux sortes de comique. Les coups de théâtre ou surprises font un très bel effet dans la comédie. Ce sont des événemons qui arrivent subitement, dans le cours de l'action, sans que le spectateur s'y soit attendu. Le poëte doit ici lui faire goûter tout le plaisir d'une vive et agréable surprise, sans choquer néanmoins en aucune manière le bon sens et la raison. Il faut donc que les événemens ne puissent nullement être prévus, et qu'en même temps ils soient vraisemblables, naturels, tirés du fonds de l'intrigue même, et amenés par la situation des personnages ; ce qui demande beaucoup d'art et de délicatesse. Le comique est ce qui fait rire le spectateur. Il y en a de deux sortes ; le comique d'action et le comique de pensée. Le premier est celui qui prend sa source dans l'action même, et qui se trouve dans la situation des personnages. Le second n'est autre chose que les bons mots, les saillies, les plaisanteries qui naissent dans la conversation. Le comique d'action ou de situation est sans contredit le meilleur, non-seulement pour instruire, mais encore pour amuser. On ne doit cependant pas exclure le comique de pensée ; mais il faut bien se garder de ne s'attacher qu'à celui-là. Si ce comique de pensée faisoit seul le mérite d'une pièce de théâtre, le succès ne pourroit en être que momentané, et l'on ne tarderoit pas à reconnoître dans son auteur le défaut de génie et d'invention, qu'il auroit voulu cacher sous un vain étalage de traits ingénieux et brillans. En effet, tous ces jeux de mots plaisans et badins, toutes ces pensées subtiles, tous ces portraits plus éclatans que vrais, enfin tout ce qu'on appelle du joli, parce que c'est exprimé avec esprit et avec grâce, peut pour un instant flatter agréablement l'imagination du spectateur, qui admire, en souriant, la délicatesse, la légèreté, le coloris de l'auteur. Mais il s'en faut bien qu'il y trouve un grand fonds d'instruction, et un sujet réel d'amusement, qui sont les deux fins de la bonne comédie. Son esprit ne peut certainement pas y puiser de grandes lumières sur la nature d'un caractère, sur un défaut, sur un ridicule ; et son âme, loin d'éprouver un vrai sentiment de joie, loin de s'ouvrir aux transports toujours renaissans d'une gaîté vive et durable, retombe bientôt dans son premier état de dégoût, de langueur et d'affaissement. Ainsi l'on peut dire alors ce que le C. de B⁎⁎ dit (peut être avec raison) de la comédie de nos jours, dans son Epître sur le Goût, au duc de Nivernois : On ne rit plus ; on sourit aujourd'hui, Et nos plaisirs sont voisins de l'ennui. Le comique d'action, au contraire, nous amuse autant qu'il nous instruit. C'est là que le poëte, en nous montrant son personnage sous le côté ridicule, dévoile au grand jour le caractère, le défaut, le vice qu'il a eu intention de peindre pour nous divertir et pour nous corriger. Loin donc de courir après l'esprit, il ne doit s'attacher qu'à dresser son plan et à conduire son action, de manière que ses personnages se trouvent dans des situations vraiment comiques. Alors il n'aura besoin ni de saillies, ni de bons mots pour exciter le rire du spectateur. Les expressions les plus naturelles, les pensées les plus simples produiront cet effet à cause de la situation du personnage. Analyse d'une comédie de Molière. Pour avoir un bel exemple de ce comique de situation, d'un coup de théâtre amené avec un art admirable, et généralement de la manière de conduire une pièce, nous n'avons qu'à ouvrir Molière. Je choisis préférablement l'Ecole des Maris, parce qu'il n'y a presque point de scène, qui ne présente une situation. Bret a bien raison de dire que cette pièce est le chef-d'œuvre du génie comique pour les vues, la disposition et la conduite de l'ouvrage. Il n'y a point dans cette comédie de caractère principal. Il y en a quatre, comme je l'ai déjà dit, qui sont à-peu près de la même force, qui brillent presqu'également. Les principaux personnages sont Sganarelle, Ariste frères, Isabelle, Léonor sœurs, et Valère amant d'Isabelle. La scène est dans une place publique. AI. Sganarelle et Ariste ouvrent la scène. Sganarelle est un homme d'un âge un peu avancé, bizarre et singulier dans ses manières, dans son habillement, d'une humeur farouche et sauvage, fuyant toute société, et de plus, est-il dit dans le cours de l'action, ayant un mauvais œil. Ariste est un homme d'un sens droit et d'une raison saine : il pense que l'homme sage doit s'accommoder au plus grand nombre, n'avoir rien d'affecté dans ses habits, et suivre l'usage. L'action est préparée dans cette scène par des discours relatifs à la façon de vivre de chacun de ces deux personnages. On va voir le sujet exposé dans celle qui suit. Isabelle, Léonor et Lisette suivante de celle-ci, sortent de la maison, pour aller respirer la douceur du beau temps. Sganarelle les appercevant, défend à Isabelle de sortir. Ariste lui demande en vain de les laisser aller se promener. Sganarelle lui répond que les actions d'Isabelle doivent dépendre de lui, puisqu'il est son tuteur ; et en parlant des deux sœurs, il dit : Elles sont sans parens, et notre ami leur père, Nous commit leur conduite à son heure dernière ; Et nous chargeant tous deux on de les épouser, Ou sur notre refus, un jour d'en disposer, Sur elles, par contrat, nous sut, dès leur enfance, Et de père et d'époux donner pleine puissance. D'élever celle-là vous prîtes le souci, Et moi, je me chargeai du soin de celle-ci. Selon vos volontés, vous gouvernez la vôtre ; Laissez-moi, je vous prie, à mon gré régir l'autre. Sganarelle voulant donc épouser Isabelle, prétend qu'enfermée au logis, elle ne s'occupe que des choses du ménage, à recoudre son linge, à tricoter quelques bas, et ne sorte jamais sans avoir qui la veille ; car il dit tout nettement à Léonor qu'elle gâte sa pupille. Ariste lui représente que les soins défians et la gêne ne font point la vertu des femmes ; mais que l'honneur doit les tenir dans le devoir. Je laisse, poursuit-il en parlant de Léonor, je laisse à son choix liberté tout entière. Si quatre mille écus de rente bien venans, Une grande tendresse, et des soins complaisans Peuvent, à son avis, pour un tel mariage, Réparer entre nous l'inégalité d'âge, Elle peut m'épouser, sinon choisir ailleurs. Je consens que sans moi ses destins soient meilleurs ; Et j'aime mieux la voir sous un autre hyménée, Que si, contre son gré, sa main m'étoit donnée. Il ajoute en réponse aux questions que lui fait Sganarelle, que, s'il épouse Léonor, elle aura toujours la liberté d'aller au bal, de fréquenter les lieux d'assemblée, et de voir le monde. Sganarelle le traite de vieux fou, et fait rentrer Isabelle, afin qu'elle n'entende pas, dit-il, cette pratique infâme. Ariste dit qu'il veut s'abandonner à la foi de celle qu'il aura épousée, et qu'il prétend vivre toujours comme il a vécu. Alors Sganarelle s'écrie qu'il aura bien du plaisir, lorsqu'il le verra trompé par sa femme. Léonor lui proteste qu'Ariste n'aura point à craindre cette disgrace, s'il faut qu'elle en soit l'épouse ; mais qu'elle ne répondroit de rien, si elle étoit la sienne. Lisette ajoute qu'il mériteroit bien d'éprouver le sort dont il parle. Sganarelle, seul, grondant contre cette famille, composée, suivant lui, d'un vieillard insensé, d'une femme coquette, et de valets impudens, prend la résolution de se retirer à la campagne avec sa pupille, afin qu'elle ne perde point les sentimens d'honneur qu'il lui a inspirés. Valère, amant d'Isabelle, vient l'acoster, et lui témoigne qu'étant son voisiu, il seroit enchanté de lier connoissance avec lui. Sganarelle lui fait diverses reparties très-brusques, et le laisse. Le jeune homme est désespéré de voir celle qu'il aime au pouvoir d'un sauvage. Depuis quatre mois, dit-il à son valet, il la suit par-tout, sans avoir pu trouver un moment pour lui parler. Isabelle l'a vu ; mais a-t-elle compris le langage de ses yeux ? connoît-elle et approuve-t-elle l'excès de son amour ? que faire pour le savoir ? Il entre chez lui avec son valet, pour y mieux rêver. AI. Isabelle venant montrer à son tuteur le logis de Valère, dit à part : O ciel ! sois-moi propice ; et seconde en ce jour Le stratagème adroit d'un innocent amour. Et un peu après, en s'en allant : Je fais pour une fille un projet bien hardi : Mais l'injuste rigueur dont envers moi l'on use, Dans tout esprit bien fait, me servira d'excuse. Sganarelle, seul, frappe à la porte de Valère. Après un jeu de théâtre plaisant, qui consiste dans l'offre que Valère fait à Sganarelle d'entrer dans sa maison, ou de faire apporter des siéges, et dans bien des cérémonies qu'ils font l'un et l'autre pour se couvrir, le tuteur lui dit qu'il sait qu'il aime Isabelle, qui lui a fait elle-même la confidence, et qui de plus, dit-il, m'a chargé de vous donner avis Que depuis que par vons tous ses pas sont suivis, Son cœur qu'avec excès votre poursuite outrage, N'a que trop de vos yeux entendu le langage ; Que vos secrets desirs lui sont assez connus ; Et que c'est vous donner des soucis superflus, De vouloir davantage expliquer votre flamme, Qui choque l'amitié que me garde son âme. C'est elle, dites-vous, qui de sa part vous fait….. Oui, vous venir donner cet avis franc et net, Et qu'ayant vu l'ardeur dont votre âme est blessée, Elle vous eût plutôt fait savoir sa pensée, Si son cœur avoit eu dans son émotion A qui pouvoir donner cette commission. Ergaste, que dis-tu d'une telle aventure ? Le voilà bien surpris. Selon ma conjecture, Je tiens qu'elle n'a rien de déplaisant pour vous ; Qu'un mystère assez fin est caché là-dessous, Et qu'enfin cet avis n'est pas d'une personne Qui venille voir cesser l'amour qu'elle vous donne. Valère et Ergaste s'étant retirés, Sganarelle appelle Isabelle, qui en entrant, dit tout bas : J'ai peur que mon amant, plein de sa passion, N'ait pas de mon avis compris l'intention ; Et j'en veux, dans les fers où je suis prisonnière, Hasarder un qui parle avec plus de lumière. Sganarelle lui rend compte de sa commission, et lui dit qu'il a lieu de croire que son amant abandonnera ses vues. J'ai bien peur du contraire, lui répond Isabelle ; et elle lui raconte qu'à peine étoit-il sorti du logis, que s'étant mise à la fenêtre pour prendre l'air, elle a vu un jeune homme, qui en lui donnant le bon jour de la part de Valère, a jeté dans sa chambre une boîte qui renferme une lettre cachetée, qu'elle veut lui faire reporter. Sganarelle se charge avec joie de cette commission, et veut décacheter la lettre. Ah ciel ! gardez-vous bien de l'ouvrir, dit Isabelle. Lui voulez-vous donner à croire que c'est moi ? Une fille d'honneur doit toujours se défendre De lire les billets qu'un homme lui fait rendre. Sganarelle jupe qu'elle a raison, et trouve que les leçons qu'il lui a données, ont germé dans son cœur, et qu'enfin elle se montre digne d'être sa femme. Il va frapper à la porte de Valère, remet à Ergaste cette boîte, et se retire. Valère entre, ouvre la boîte, et lit la lettre suivante. Cette lettre vous surprendra sans doute ; et l'on peut trouver bien hardi pour moi et le dessein de vous l'écrire, et la manière de vous la faire tenir : mais je me vois dans un état à ne plus garder de mesure. La juste horreur d'un mariage dont je suis menacée dans six jours, me fait hasarder toutes choses ; et dans la résolution de m'en affranchir par quelque voie que ce soit, j'ai cru que je devois plutôt vous choisir que le désespoir. Ne croyez pas pourtant que vous soyez redevable de tout à ma mauvaise destinée. Ce n'est pas la contrainte où je me trouve, qui a fait naître les sentimens que j'ai pour vous : mais c'est elle qui en précipite le témoignage, et qui me fait passer sur des formalités où la bienséance du sexe oblige. Il ne tiendra qu'à vous que je sois à vous bientôt ; et j'attends seulement que vous m'ayez marqué les intentions de votre amour, pour vous faire savoir la résolution que j'ai prise. Mais sur-tout songez que le temps presse, et que deux cœurs qui s'aiment, doivent s'entendre à demi-mot. Sganarelle étant revenu tient à Valère des propos railleurs sur ses prétendus desseins. Celui-ci rend justice au mérite du tuteur, et lui dit qu'il n'a plus garde de rien espérer. Mais la seule grâce qu'il lui demande, c'est de dire à Isabelle qu'en l'aimant, il n'a jamais pensé à rien qui pût blesser son honneur, et que tout son desir étoit de l'obtenir pour femme. Sganarelle rapporte ce discours à Isabelle, qui feignant d'être irritée contre Valère, réplique à son tuteur que ses intentions ne pouvoient pas être bonnes, puisqu'elle a appris qu'ayant vu sa lettre méprisée, il vouloit l'enlever. Elle le prie d'aller accabler de reproches ce téméraire amant, et de lui dire qu'il nieroit en vain ce qu'il a résolu de faire, parce qu'on le sait très-sûrement. Nouvelle commission que Sganarelle va exécuter avec la plus grande joie, s'applaudissant toujours d'avoir trouvé dans sa femme future une personne si sage et si vertueuse. Valère paroissant douter de la vérité de ce que lui dit Sganarelle, voulez-vous, lui réplique celui-ci, Voulez-vous qu'elle-même elle explique son cœur ? J'y consens volontiers pour vous tirer d'erreur. Suivez-moi ; vous verrez s'il est rien que j'avance, Et si son jeune cœur entre nous deux balance. (Voilà ce coup de théâtre, cette surprise si bien ménagée. Qui se seroit attendu à voir ici une scène entre les deux amans ?) Sganarelle amène donc sa pupille à Valère. Elle dit particulièrement dans cette scène : Oui, je veux bien qu'on sache, et j'en dois être crue, Que le sort offre ici deux objets à ma vue, Qui m'inspirant pour eux différens sentimens, De mon cœur agité font tous les mouvemens. L'un par un juste choix où l'honneur m'intéresse, A toute mon estime et toute ma tendresse ; Et l'autre pour le prix de son affection, A toute ma colère et mon aversion. La présence de l'un m'est agréable et chère ; J'en reçois dans mon âme une allégresse entière ; Et l'autre par sa vue inspire dans mon cœur De secrets mouvemens et de haine et d'horreur. Me voir femme de l'un est toute mon envie ; Et plutôt qu'être à l'autre on m'ôteroit la vie. Mais c'est assez montrer mes justes sentimens, Et trop long-temps languir dans ces rudes tourmens. Il faut que ce que j'aime, usant de diligence, Fasse à ce que je hais perdre toute espérance, Et qu'un heureux hymen affranchisse mon sort, D'un supplice pour moi plus affreux que la mort. ......................... ……… Je sais qu'il est honteux Aux filles d'expliquer si librement leurs vœux. ……Mais en l'état où sont mes destinées, De telles libertés doivent m'être données ; Et je puis sans rougir faire un aveu si doux A celui que déjà je regarde en époux. Le bon Sganarelle interprète ce discours en sa faveur. Valère l'entend comme il doit l'entendre, et dit à Isabelle : Hé bien, madame, hé bien, c'est s'expliquer assez. Je vois par ce discours de quoi vous me pressez ; Et je saurai dans peu vous ôter la présence De celui qui vous fait si grande violence. Le tuteur ne peut s'empêcher de plaindre Valère. Pauvre garçon, dit-il,sa douleur est extrême. Il porte même sa pitié jusqu'à l'embrasser au moment où il se retire. Sganarelle est si sensible aux prétendus témoignages d'amitié que lui donne Isabelle, qu'il veut hâter son mariage, et le fixe au jour suivant. AI. Isabelle pour qui ce mariage fatal est plus à craindre que le trépas même, sort de sa chambre aussitôt qu'il fait nuit. Son tuteur qui la rencontre, lui témoigne sa surprise de la voir si tard dans la rue. Isabelle qui n'est pas long-temps à trouver une excuse, lui dit que sa sœur l'a obligée de sortir de sa chambre où elle est actuellement, parce qu'elle aime éperduement Valère depuis plus d'un an : ils s'étoient même donné parole pour s'épouser. Léonor ayant appris que cet amant rebuté d'Isabelle, est sur le point de partir, et voulant rompre ce départ, l'a priée de souffrir qu'elle entretînt ce soir Valère sous le nom d'Isabelle, par la petite rue où la chambre de celle-ci répond, et lui donnât quelques espérances, pour l'engager à rester. Elle m'a tant priée, poursuit Isabelle, A tant versé de pleurs, tant poussé de soupirs, Tant dit qu'au désespoir je porterois son âme, Si je lui refusois ce qu'exige sa flamme, Qu'à céder malgré moi mon cœur s'est vu réduit ; Et pour justifier cette intrigue de nuit, Où me faisoit du sang relâcher la tendresse, J'allois faire avec moi venir coucher Lucrèce, Dont vous me vantez tant les vertus chaque jour. Sganarelle loin d'approuver cela, veut aller chasser Léonor. Isabelle le prie de ne point lui faire un si cruel affront, et de permettre qu'elle aille elle-même la faire sortir. Son tuteur y consent. Isabelle le prie surtout de se bien cacher et de ne rien dire à Léonor quand elle sortira : elle rentre dans la maison, et parlant à haute voix, elle fait semblant de renvoyer sa sœur, et sort dans le même instant. Sganarelle la prenant pour Léonor, va fermer à clef la porte, de peur que cette Léonor ne revienne : il la suit d'un peu loin, et voit qu'elle va au logis de Valère ; lorsque celui-ci sort brusquement dans le dessein de tenter quelque entreprise. Isabelle lui dit aussitôt de ne point faire de bruit, et se nomme. Sganarelle entendant le nom d'Isabelle, dit : Vous en avez menti, chienne, ce n'est pas elle. De l'honneur que tu fais, elle suit trop les loix, Et tu prends faussement et son nom et sa voix. Isabelle dit à Valère qu'à moins de le voir par le mariage…… Valère l'interrompt, lui protestant que c'est là son unique desir, et que dès le lendemain, il ira recevoir sa main où elle voudra. Pauvre sot qui s'abuse, dit à part Sganarelle. Les deux amans étant entrés dans la maison, le tuteur veut les faire surprendre, et va frapper à la porte d'un commissaire qui arrive avec un notaire. Il les fait entrer au logis de Valère, et va lui-même chercher Ariste. Il lui demande d'un ton railleur où est sa Léonor. Celui-ci répond qu'il croit qu'elle est au bal chez son amie. Sganarelle après quelques plaisanteries amères, lui dit que le bal de sa pupille est chez monsieur Valère, où il l'a vue lui-même entrer, et que l'honneur l'a aussitôt engagé à faire venir un commissaire et un notaire pour les marier. Ariste qui n'a jamais gêné en rien sa pupille, ne peut croire qu'elle se soit jetée dans cette intrigue à son insçu. Le commissaire revenant avec le notaire, dit que la force ne doit pas ici être employée, si les deux tuteurs consentent au mariage des deux amans, parce qu'ils sont eux-mêmes portés à s'épouser, et que Valère a déjà signé le contrat. Celui-ci se met à la fenêtre, pour confirmer la proposition du commissaire. Il ne s'est point encore détrompé d'Isabelle, dit Sganarelle bas à part ; profitons de l'erreur. Il presse Ariste de signer. Celui-ci ne comprenant rien à ce mystère, parce que Valère parle d'Isabelle, et Sganarelle de Léonor, signe cependant, ainsi que son frère. Aussitôt arrive Léonor avec sa suivante. Ariste lui fait de doux et tendres reproches sur son prétendu procédé. Léonor étonnée lui répond : Je ne sais pas sur quoi vous tenez ce discours : Mais croyez que je suis la même que toujours, Que rien ne peut pour vous altérer mon estime, Que toute autre amitié me paroîtroit un crime, Et que, si vous voulez satisfaire mes vœux, Un saint nœud dès demain nous unira tous deux. Sganarelle n'est pas peu surpris d'entendre cette réponse. Il l'est encore bien davantage, lorsqu'il voit paroître Valère et Isabelle qui demande pardon à sa sœur d'avoir emprunté son nom, pour faire réussir son stratagème. Le tuteur confondu, ne sort de l'accablement dans lequel il étoit plongé, que pour lancer les plus fortes malédictions contre les femmes, et se retire comme un furieux. L'analyse d'une pièce de théâtre ne peut pas donner une parfaite idée de la manière dont elle est conduite. Il faut lire la pièce même, pour bien voir et bien sentir l'art avec lequel le poëte a lié et filé les scènes, a ménagé et présenté les situations, a excité et gradué l'intérêt. Cependant on a pu voir, dans l'analyse de celle-ci, que le premier acte ne renferme en grande partie que des discours qui font connoître les personnages, et qu'il n'y a pas beaucoup d'action : c'est ce qu'il ne faut pas non plus. Il suffit que les caractères y soient bien annoncés, et les machines préparées. Mais on a vu dans le second et le troisième acte, que les caractères s'y développent successivement pour se montrer à la fin dans tout leur jour ; que l'action y est vive, pressée, qu'elle marche avec la plus grande rapidité, sans qu'elle soit jamais interrompue, sans qu'elle s'éloigne un seul instant de son terme ; que les situations s'y succèdent aussi très-rapidement, et que l'une y amène toujours l'autre, jusqu'à l'entier dénouement, de la manière la plus vraisemblable et la plus naturelle. C'est à de pareils modèles que doit s'attacher le poëte comique. Il faut qu'il les feuillette, qu'il les lise nuit et jour, comme le disoit Horace aux Romains, en parlant des excellens ouvrages de théâtre que les Grecs ont laissés. Différens genres de Comique. La comédie se divise selon les sujets qu'elle traite. Si le poëte peint les vices et les ridicules des grands, c'est le haut comique ou le ce. S'il peint ceux de la bourgeoisie, c'est le comique bourgeois. S'il peint ceux du peuple, c'est le be. Les ridicules et les vices des grands sont à peine visibles, parce qu'ils sont colorés par le vernis de la politesse, qui en fait presque des hommes aimables. Ces ridicules ont même quelque chose de si imposant, qu'ils paroissent ne pouvoir être un objet de plaisanterie. C'est au poëte à les mettre en jeu, à les faire ressortir par les situations et les contrastes. Les prétentions déplacées, les faux airs, et les autres ridicules de la bourgeoisie ne sont pas rares, et sont bien moins encore difficiles à saisir : ils prêtent merveilleusement au comique. Il suffit de les peindre suivant les règles de l'art. Le bas comique qui n'est qu'une imitation des mœurs du bas peuple, a sa finesse et ses grâces. Il faut qu'il y ait de la délicatesse et de l'honnêteté ; et l'on ne doit pas le confondre avec le comique grossier. Qu'une soubrette dans le Dépit amoureux de Molière, dise à un valet avec lequel elle se brouille : voilà ton demi-cent d'épingles de Paris ; c'est du bas comique. Mais que ce valet lui dise : je voudrois pouvoir rejeter le potage que tu me fis manger, pour n'avoir rien à toi ; c'est du comique grossier. Ces trois genres peuvent se trouver dans une même pièce, et ne servent qu'à se donner réciproquement une nouvelle force. Le Misanthrope est tout entier dans le haut comique. La comédie de l'Ecole des Femmes, et celle du Bourgeois Gentilhomme, offrent le comique bourgeois et le bas comique ; la première dans le contraste de l'imbécillité d'Alain et de Georgette, avec l'ingénuité d'Agnès ; la seconde dans le contraste de la grossièreté de Nicole, avec les prétentions impertinentes et l'éducation forcée de M. Jourdain. Les trois genres sont mêlés et contrastent entr'eux dans le Festin de Pierre, où l'on voit deux villageoises crédules se laisser séduire par un scélérat, dont la magnificence les éblouit. Pour réussir dans ces trois genres, il faut bien étudier et bien connoître les mœurs de tous les états. Le haut comique sur-tout exige l'étude la plus sérieuse et la plus réfléchie des mœurs du grand monde. Mais quelque soit le genre qu'embrasse le poëte, il ne pourra jamais s'y distinguer, sans avoir une connoissance profonde de la nature et du cœur humain. Que la nature donc soit votre étude unique, Auteurs qui prétendez aux honneurs du comique. Quiconque voit bien l'homme, et d'un esprit profond De tant de cœurs cachés a pénétré le fond, Qui sait bien ce que c'est qu'un prodigue, un avare, Un honnête homme, un fat, un jaloux, ou bizarre, Sur une scène heureuse, il peut les étaler, Et les faire à nos yeux vivre, agis et parler. Présentez-en par-tout les images naïves : Que chacun y soit peint des couleurs les plus vives. La nature féconde en bizarres portraits, Dans chaque âme est marquée à de différens traits…… Etudiez la cour et connoissez la ville, L'une et l'autre est toujours en modèles fertile. Comique larmoyant. On a introduit depuis quelques années sur notre théâtre un autre genre de comique, auquel on donne le nom de lt. Le poëte y présente, dans tout le cours de l'action, ou dans quelques parties seulement, des situations propres à exciter les passions et à faire verser des larmes. Je dis dans quelques parties seulement, parce que bien souvent on y passe du comique au tragique, d'une reconnoissance attendrissante au badinage d'une soubrette, ou d'un petit-maître. Les bons littérateurs, loin d'approuver ce genre, ont toujours desiré qu'il fût entièrement banni de notre scène. Ils pensent avec Boileau que Le comique, ennemi des soupirs et des pleurs, N'admet point dans ses vers de tragiques douleurs. Fondés sur ce principe, ils prétendent, avec juste raison, que le théâtre comique est de sa nature consacré à peindre le ridicule ; qu'il n'a jamais été connu sous une autre idée ; que jamais les spectateurs ne se sont proposé d'entendre une comédie pour être attendris ; qu'il est vrai que la tristesse et la compassion ont lieu dans les actions de la vie commune, mais que c'est par le côté ridicule, et non par ces endroits, que la comédie doit les imiter ; que le plaisir que donne le pathétique qui caractérise le comique larmoyant, n'est point celui qui convient à la véritable comédie ; qu'il n'est point dans la nature qu'on passe rapidement de ce qui fait rire à ce qui arrache les larmes, et que c'est, en quelque façon, défigurer l'âme que de la rendre en un même instant capable des contrariétés les plus frappantes, en lui faisant éprouver deux sentimens opposés, la douleur et la joie ; qu'enfin le nom de comédie ne convient nullement à des pièces de ce genre, parce que la comédie a toujours été regardée comme l'imitation d'une action prise dans la vie commune, et propre à instruire, non pas en remuant les grandes passions, non pas en excitant la terreur et la pitié, mais en peignant le ridicule d'une manière vive et propre à faire rire. Ils ajoutent que si ce prétendu comique dominoit sur notre scène, ce seroit une preuve de la décadence du goût, et que nous perdrions bientôt celui de la bonne comédie. Voltaire a fait des comédies larmoyantes ; et cependant il paroît bien loin d'approuver ce genre de comique. Un académicien de la Rochelle, dit-il dans sa préface de Nanine, publia une dissertation ingénieuse et approfondie sur cette question qui semble partager depuis quelques années la littérature ; savoir s'il est permis de faire des comédies attendrissantes ? Il paroît se déclarer fortement contre ce genre, dont la petite comédie de Nanine tient beaucoup en quelques endroits. Il condamne avec raison tout ce qui auroit l'air d'une tragédie bourgeoise. En effet que seroit-ce qu'une intrigue tragique entre des hommes du commun ? Ce seroit seulement avilir le cothurne ; ce seroit manquer à-la-fois l'objet de la tragédie et de la comédie ; ce seroit une espèce bâtarde, un monstre né de l'impuissance de faire une comédie et une tragédie véritable. Peut-être, dit-il ailleurs, les comédies héroïques sont-elles préférables à ce qu'on appelle Tragédie bourgeoise ou la Comédie larmoyante. En effet, cette comédie larmoyante, absolument privée de comique, n'est au fond qu'un monstre, né de l'impuissance d'être ou plaisant ou tragique. L'abbé des Fontaines, dans ses observations sur des écrits modernes, avoit dit avant Voltaire : c'est la foiblesse, l'impuissance, la stérilité de nos auteurs, qui ont fait inventer les comédies larmoyantes, parce qu'il ne faut pour cela ni esprit ni génie. On prend un roman, une historiette déjà toute disposée dans son nœud et dans son dénonement : avec peu de changement on l'ajuste à la scène ; et voilà une comédie à la mode. La Muse mercenaire croit avoir égalé ou surpassé celle de Molière ou de Regnard : elle mesure ses talens sur ses profits. Ce sentiment des bons littérateurs peut être fortifié par celui d'un grand prince, qui a su mêler aux soins du gouvernement de ses peuples, l'étude et la culture des lettres « Ce genre, dit le R. de P., dans une lettre à Voltaire, au sujet de Nanine, ce genre ne m'a jamais plû. Je conçois bien qu'il y a beaucoup de spectateurs qui aiment beaucoup mieux entendre des douceurs à la comédie, que d'y voir jouer leurs défauts, et qui sont intéressés à préférer un dialogue insipide à cette plaisanterie fine qui attaque les mœurs : rien n'est plus désolant que de ne pouvoir être impunément ridicule. Ce principe posé, il faut renoncer à l'art charmant des Térence, des Plaute, des Molière, et ne se servir du théâtre que comme d'un bureau général de fadeurs….. Mais mon zèle pour la bonne, pour la véritable comédie va si loin, que j'aimerois mieux y être joué, que de donner mon suffrage à ce monstre bâtard, que le mauvais goût de notre siècle a remis au monde ». On a donné le nom de Comédies héroïques, à celles où l'on a introduit des princes et des rois. Mais elles ne sont pas plus de vraies comédies, que celles dont je viens de parler, parce que la comédie, on ne sauroit trop le répéter, se borne à représenter les mœurs des hommes dans une situation privée. Il y a des Comédies-ballets qu'on joue sur le Théâtre Français. Ce sont des pièces, dont les intermèdes sont remplis par des pantomimes, ou par des chants et des danses. Telle est le Malade Imaginaire de Molière. Style de la Comédie. Le style familier est celui auquel les Grecs et les Latins se sont toujours attachés dans la comédie : ils n'ont jamais franchi les bornes du discours naturel. Nos bons comiques, et sur-tout notre admirable Molière, se sont parfaitement conformés à cette règle dictée par le goût. Les imiter, et tâcher de les égaler, est une loi, à laquelle le poëte comique doit rigoureusement s'astreindre, s'il veut que ses ouvrages causent le même plaisir au lecteur et au spectateur. Il faut que son style soit simple, facile, et approchant de la conversation, sans que pourtant il soit jamais lâche, rampant et décousu. Les expressions doivent être vives et choisies, mais jamais pompeuses et magnifiques : point de grands mots, point de figures éclatantes et soutenues. Les pensées doivent être fines et délicates, mais toujours justes, toujours vraies, toujours rendues par des expressions naturelles, et avec assez de clarté, pour que les spectateurs d'une médiocre intelligence puissent les bien comprendre. Une métaphysique subtile ; un dialogue semé de traits pétillans qui décèlent dans l'écrivain la fureur du bel esprit ; une diction affectée et précieuse par un excès de délicatesse, sont insupportables dans la comédie, et sont toujours régardés par les vrais connoisseurs comme une marque sûre, comme l'effet du goût le plus dépravé. Le poète parle pour tous les spectateurs que renferment les diverses classes de la société. Par conséquent il doit parler la langue de tous les états, c'est-à-dire, se faire également entendre du bourgeois et de l'homme de cour, de l'ignorant et du savant. En un mot, soigneux de ne s'attacher qu'au vrai, il ne doit jamais s'écarter de la nature dans sa manière de penser et de s'exprimer. Mais observons que par le style naturel, on doit entendre ici, comme dans toute autre production littéraire, un style convenable et proportionne à la nature du sujet, à la qualité du personnage, et à la situation où il se trouve. Voilà pourquoi la comédie élève quelquefois le ton ; c'est dans des sujets d'une certaine importance. Voilà pourquoi un vieillard parle quelquefois avec feu et avec emphase, suivant l'expression d'Horace ; c'est lorsqu'il est indigné contre son fils. Venons à un exemple sensible que m'offre la belle comédie de la Métromanie, par Piron. Un jeune homme né avec une imagination vive, est possédé de la manie des vers. Toutes les faveurs de la fortune, tout l'éclat imposant des dignités, toutes les douceurs d'un amour pur et honnête ne sont rien à ses yeux, en comparaison de la gloire dont se couvre le grand poëte. N'est-il pas naturel qu'il parle avec chaleur et avec véhémence de cet art dont il fait ses délices, et si propre à échauffer l'imagination de celui qui le cultive ? On ne sera donc pas surpris qu'il prenne un ton si élevé, en disant : Ce mélange de gloire et de gain m'importune. On doit tout à l'honneur et rien à la fortune. Le nourrisson du Pinde, ainsi que le guerrier, A tout l'or du Pérou préfère un beau laurier. L'avocat se peut-il égaler au poëte ? De ce dernier la gloire est durable et complète : Il vit long-temps après que l'autre a disparu. Scarron même aujourd'hui l'emporte sur Pu. Vous parlez du barreau d'Athènes et de Rome, Lieux propres autrefois à former un grand homme. L'encre de la chicane et sa barbare voix N'y défiguroient point l'éloquence et les loix. Que des traces du monstre on purge la tribune ; J'y monte, et mes talens voués à la fortune, Jusqu'à la prose encor voudra bien déroger. Mais l'abus ne pouvant sitôt se corriger, Qu'on me laisse à mon gré, n'aspirant qu'à la gloire, Des titres du Parnasse ennoblir ma mémoire, Et primer dans un art plus au-dessus du droit, Plus grave, plus sensé, plus noble qu'on ne croit. Le vice impunément, dans le siècle où nous sommes, Foule aux pieds la vertu si précieuse aux hommes. Est-il pour un esprit solide et généreux, Une cause plus belle à plaider devant eux ? Que la fortune donc me soit mère ou marâtre ; C'en est fait, pour barreau je choisis le théâtre, Pour client, la vertu, pour loix, la vérité, Et pour juge, mon siècle et la postérité. ……………… Ma vertu donc se borne au mépris des richesses ; A chanter des héros de toutes les espèces, A sauver, s'il se peut, par mes travaux constans, Et leurs noms et le mien des injures du temps. Infortuné ! je touche à mon cinquième lustre, Sans avoir publié rien qui me rende illustre : On m'ignore ; je rampe encore à l'âge heureux, Où Corneille et Racine étoient déjà fameux. L'oncle de ce jeune homme lui représente qu'aujourd'hui on ne fait que glaner où ces rares génies moissonnoient à leur aise. Il est encore naturel que le jeune poëte alors transporté d'un vif et noble enthousiasme, lui réponde : Ils ont dit, il est vrai, presque tout ce qu'on pense. Leurs écrits sont des vols qu'ils nous ont faits d'avance. Mais le remède est simple : il faut faire comme eux. Ils nous ont dérobés ; dérobons nos neveux, Et tarissant la source où puise un beau délire, A la postérité ne laissons rien à dire. Un démon triomphant m'élève à cet emploi : Malheur aux écrivains qui viendront après moi. Mais la cabale et la satyre se déchaînent contre les meilleurs écrivains. Des dégoûts affreux vont être le partage du jeune métromane. Il n'en est pas ébranlé : il les bravera ; et il peut dire en un langage riche et pompeux : Que peut contre le roc une vague animée ? Hercule a-t-il péri sous l'effort de Pygmée ? L'Olympe voit en paix fumer le mont Etna. Zoïle contre Homère en vain se déchaîna, Et la palme du Cid, malgré la même audace, Croît et s'élève encore au sommet du Parnasse. Voilà un style, qui, dans tout son éclat et toute son élévation, ne s'écarte nullement de la nature. Un langage figuré devoit être celui d'un jeune poëte, même dans la simple conversation, lorsqu'on vouloit déprimer à ses yeux un art qu'il met au-dessus de tous les arts. Le style de la comédie, quel que soit le ton qu'on prenne, sera donc vraiment simple et naturel, si l'on fait parler un personnage, comme on doit supposer qu'il parle (lorsqu'il parle bien) dans la société ordinaire. Ainsi les trois genres de comique que nous avons distingués, et qui sont marqués par la condition des personnages agissans, doivent servir de base à l'élocution dans la comédie. On sait quelle est la manière de s'exprimer des grands, des bourgeois, des hommes du peuple. On n'a qu'à y ajouter plus de choix, plus de précision, plus de vivacité, plus de sel, plus de gaîte. Les exemples en cette matière sont indispensables, et instruisent d'ailleurs mille fois mieux que tous les préceptes. Pour n'en citer que de bons, ouvrons Molière : nous ne pourrions choisir un meilleur modèle, un guide plus sûr. La comédie du Misanthrope Misanthrope est un chef-d'œuvre dans le haut comique. En voici un morceau tiré d'une scène pleine de portraits finis. Parbleu, je viens du Louvre, où Cléante, au levé, Madame, a bien paru ridicule achevé. N'a-t-il point quelque ami qui pût, sur ses manière, D'un charitable avis lui préter les lumières ? Dans le monde, à vrai dire, il se barbouille fort : Par-tout il porte un air qui saute aux yeux d'abord ; Et lorsqu'on le revoit après un peu d'absence, On le retrouve encor plus plein d'extravagance. Parbleu, s'il faut parler de gens extravagans, Je viens d'en essuyer un des plus fatigans, Damon le raisonneur, qui m'a, ne vous déplaise, Une heure, au grand soleil, tenu hors de ma chaise. C'est un parleur étrange, et qui trouve toujours L'art de ne vous rien dire avec de grands discours : Dans les propos qu'il tient, on ne voit jamais goutte, Et ce n'est que du bruit que tout ce qu'on écoute. Ce début n'est pas mal, et contre le prochain La conversation prend un assez bon train. Timante encor, madame, est un bon caractère. C'est de la tête aux pieds, un homme tout mystère, Qui vous jette, en passant, un coup-d'œil égaré, Et sans aucune affaire est toujours affairé. Tout ce qu'il vous débite, en grimaces abonde ; A force de façons il assomme le monde ; Sans cesse il a tout bas, pour rompre l'entretien, Un secret à vous dire, et ce secret n'est rien ; De la moindre vétille il fait une merveille, Et, jusques au bon jour, il dit tout à l'oreille. Et Géralde, madame ? O l'ennuyeux conteur ! Jamais on ne le voit sortir du grand Seigneur. Dans le brillant commerce il se mêle sans cesse, Et ne cite jamais que Duc, Prince, ou Princesse. La qualité l'entête ; et tous ses entretiens Ne sont que de chevaux, d'équipage et de chiens : Il tutoie, en parlant, ceux du plus haut étage, Et le nom de monsieur est chez lui hors d'usage. On dit qu'avec Bélise il est du dernier bien. Le pauvre esprit de femme et le sec entretien ! Lorsqu'elle vient me voir, je souffre le martyre. Il faut suer sans cesse à chercher que lui dire ; Et la stérilité de son expression Fait mourir à tous coups la conversation. En vain pour attaquer son stupide silence, De tous les lieux communs vous prenez l'assistance : Le beau temps et la pluie, et le froid, et le chaud Sont des fonds qu'avec elle on épuise bientôt. Cependant sa visite assez insupportable ; Traîne en une longueur encore épouvantable ; Et l'on demande l'heure, et l'on bâille vingt fois, Qu'elle s'émeut autant qu'une pièce de bois. Que vous semble d'Adraste ? Ah ! quel orgueil extrême ! C'est un homme gonflé de l'amour de soi-même : Son mérite jamais n'est content de la cour ; Contre elle il fait métier de pester chaque jour ; Et l'on ne donne emploi, charge, ni bénéfice, Qu'à tout ce qu'il se croit on ne fasse injustice. Mais le jeune Cléon, chez qui vont aujourd'hui Nos plus honnêtes gens, que dites-vous de lui ? Que de son cuisinier il s'est fait un mérite, Et que c'est à sa table à qui l'on rend visite. Il prend soin d'y servir des mets fort délicats. Oui, mais je voudrois bien qu'il ne s'y servît pas. C'est un fort méchant plat que sa sotte personne, Et qui gâte, à mon goût, tous les repas qu'il donne. On fait assez de cas de son oncle Damis ; Qu'en dites-vous, madame ? Il est de mes amis. Je le trouve honnête homme et d'un air assez sage. Oui ; mais il veut avoir trop d'esprit, dont j'enrage. Il est guindé sans cesse ; et sans tous ses propos, On voit qu'il se travaille à dire de bons mots. Depuis que dans la tête, il s'est mis d'être habile, Rien ne touche son goût, tant il est difficile. Il veut voir des défauts à tout ce qu'on écrit, Et pense que louer n'est pas d'un bel esprit, Que c'est être savant que trouver à redire, Qu'il n'appartient qu'aux sots d'admirer et de rire, Et qu'en n'approuvant rien des ouvrages du temps, Il se met au dessus de tous les autres gens. Aux conversations même il trouve à reprendre ; Ce sont propos trop bas pour y daigner descendre ; Et les deux bras croisés, du haut de son esprit, Il regarde en pitié tout ce que chacun dit. Il me tombe sous la main une autre scène de la même pièce, que je ne passerai point sous silence, parce qu'elle est un excellent modèle de style dans le comique noble, et en même temps de dialogue. Elle se passe entre Alceste et cette Célimène qu'on vient d'entendre parler : c'est une coquette dont le misanthrope est amoureux. O ciel ! de mon transport puis-je être ici le maître. (à part.) (à Alceste.) Ouais ! quel est donc le trouble où je vous vois parroître ? Et que me veulent dire et ces soupirs poussés, Et ces sombres regards que sur moi vous lancez ? Que toutes les horreurs dont une ame est capable ; A vos déloyautés n'ont rien de comparable ; Que le sort, les démons, et le ciel en courroux N'ont jamais rien produit d'aussi méchant que vous. Voilà certainement des douceurs que j'admire. Ah ! ne plaisantez point, il n'est pas temps de rire : Rougissez bien plutôt, vous en avez raison ; Et j'ai de sûrs témoins de votre trahison. Voilà ce que marquoient les troubles de mon âme : Ce n'étoit pas en vain que s'alarmoit ma flamme ; Par ces fréquens soupçons qu'on trouvoit odieux, Je cherchois le malheur qu'ont rencontré mes yeux ; Et malgré tous vos soins et votre adresse à feindre, Mon astre me disoit ce que j'avois à craindre. Mais ne présumez pas que, sans être vengé, Je souffre le dépit de me voir outragé. Je sais que sur les vœux on n'a point de puissance, Que l'amour veut par-tout naître sans dépendance, Que jamais par la force on n'entra dans un cœur, Et que toute ame est libre à nommer son vainqueur : Aussi ne trouverois-je aucun sujet de plainte, Si, pour moi, votre bouche avoit parlé sans feinte ; Et rejetant mes vœux dès le premier abord, Mon cœur n'auroit eu droit de s'en plaindre qu'au sort. Mais d'un aveu trompeur voir ma flamme applaudie, C'est une trahison, c'est une perfidie Qui ne sauroit trouver de trop grands châtimens, Et je puis tout permettre à mes ressentimens. Oui, oui, redoutez tout après un tel outrage ; Je ne suis plus à moi, je suis tout à la rage : Percé du coup mortel dont vous m'assassinez, Mes sens par la raison ne sont plus gouvernés ; Je cède aux mouvemens d'une juste colère, Et je ne réponds pas de ce que je puis faire. D'où vient donc, je vous prie, un tel emportement ? Avez-vous, dites-moi, perdu le jugement ? Oui, oui, je l'ai perdu, lorsque dans votre vue, J'ai pris, pour mon malheur, le poison qui me tue, Et que j'ai cru trouver quelque sincérité Dans les traitres appas dont je fus enchanté. De quelle trahison pouvez-vous donc vous plaindre ? Alceste. Ah ! que ce cœur est double et sait bien l'art de feindre ! Mais, pour le mettre à bout, j'ai des moyens tout prêts. Jetez ici les yeux, et connoissez vos traits ; Ce billet découvert suffit pour vous confondre, Et contre ce témoin on n'a rien à répondre. Voilà donc le sujet qui vous trouble l'esprit ! Vous ne rougissez pas en voyant cet écrit ! Et par quelle raison faut-il que j'en rougisse ? Quoi ! vous joignez ici l'audace à l'artifice ! Le désavouerez-vous pour n'avoir pas de seing ? Pourquoi désavouer un billet de ma main ? Et vous pouvez le voir sans demeurer confuse Du crime, dont vers moi, son style vous accuse ! Vous êtes, sans mentir, un grand extravagant. Quoi ! vous bravez ainsi ce témoin convaincant ! Et ce qu'il m'a fait voir de douceur pour Oronte, N'a donc rien qui m'outrage, et qui vous fasse honte ? Oronte ! qui vous dit que la lettre est pour lui ? Les gens qui, dans mes mains, l'ont remise aujourd'hui. Mais je veux consentir qu'elle soit pour un autre ; Mon cœur en a-t-il moins à se plaindre du vôtre ? En serez-vous, vers moi, moins coupable en effet ? Mais si c'est une femme à qui va ce billet, En quoi vous blesse-t-il, et qu'a-t-il de coupable ? Ah ! le détour est bon et l'excuse admirable ! Je ne m'attendois pas, je l'avoue, à ce trait, Et me voilà, par-là, convaincu tout-à-fait. Osez-vous recourir à ces ruses grossières ? Et croyez-vous les gens si privés de lumières ? Voyons, voyons un peu par quel biais, de quel air Vous voulez soutenir un mensonge si clair ; Et comment vous pourrez tourner pour une femme Tous les mots d'un billet, qui montre tant de flamme. Ajustez, pour couvrir un manquement de foi, Ce que je m'en vais lire….. Il ne me plaît pas, moi. Je vous trouve plaisant d'user d'un tel empire, Et de me dire au nez ce que vous m'osez dire. Non, non, sans s'emporter, prenez un peu souci De me justifier les termes que voici. Non, je n'en veux rien faire ; et, dans cette occurrence, Tout ce que vous croirez m'est de peu d'importance. De grâce, montrez-moi, je serai satisfait, Qu'on peut, pour une femme, expliquer ce billet. Non, il est pour Oronte ; et je veux qu'on le croie. Je reçois tous ses soins avec beaucoup de joie ; J'admire ce qu'il dit, j'estime ce qu'il est, Et je tombe d'accord de tout ce qu'il vous plaît : Faites, prenez parti, que rien ne vous arrête, Et ne me rompez pas davantage la tête. Le même auteur nous fournit aussi les plus beaux exemples de style dans le comique bourgeois. En voici un, qui, de plus, est un parfait modèle de comique et de dialogue tout à-la-fois. C'est une scène de la comédie des Fs. Les acteurs de cette scène, sont, Philaminte, Chrisale son mari, Beliso sœur de celui-ci, et Martine leur servante. ……..Quoi ! je vous vois, maraude ? Vîte, sortez, friponne ; allons, quittez ces lieux, Et ne vous présentez jamais devant mes yeux. Tout doux. Non, c'en est fait. Hé ! Je veux qu'elle sorte. Mais qu'a-t-elle commis, pour vouloir de la sorte… Quoi ! vous la soutenez ? En aucune façon. Prenez-vous son parti contre moi ? Mon Dieu ! non. Je ne fais seulement que demander son crime. Suis-je pour la chasser sans cause légitime ? Je ne dis pas cela ; mais il faut de nos gens….. Philaminte. Non, elle sortira, vous dis-je, de céans. Hé bien ! oui. Vous dit-on quelque chose là contre ? Je ne veux point d'obstacle aux désirs que je montre. D'accord. Et vous devez, en raisonnable époux, Etre pour moi, contre elle, et prendre mon courroux. (se.) Aussi fais-je. Oui, ma femme avec raison vous chasse, Coquine ; et votre crime est indigne de grâce. Qu'est-ce donc que j'ai fait ? Chrisalebs. Ma foi, je ne sais pas. Elle est d'humeur encor à n'en faire aucun cas. A-t-elle, pour donner matière à votre haine, Cassé quelque miroir ou quelque porcelaine ? Philaminte. Voudrois-je la chasser, et vous figurez-vous Que pour si peu de chose on se mette en courroux ? (à Martine.) (à Philaminte.) Qu'est-ce à dire ! L'affaire est donc considérable ? Sans doute. Me voit-on femme déraisonnable ? Est-ce qu'elle a laissé, d'un esprit négligent, Dérober quelque aiguière, ou quelque plat d'argent ? Cela ne seroit rien. Chrisaleà Martine. Oh, oh ! peste la belle ! (à Philaminte.) Quoi, l'avez-vous surprise à n'être pas fidèle ? C'est pis que tout cela. Pis que tout cela ? Pis (à Martine.) (à Philaminte.) Comment, diantre, friponne ! Hé ! a-t-elle commis….. Philaminte. Elle a, d'une insolence à nulle autre pareille, Après trente leçons, insulté mon oreille Par l'impropriété d'un mot sauvage et bas, Qu'en termes décisifs condamne Vaugelas. Est-ce là….. Quoi ! toujours, malgré nos remontrances, Heurter les fondemens de toutes les sciences, La grammaire, qui sait régenter jusqu'aux rois, Et les fait, la main haute, obéir à ses lois ! Du plus grand des forfaits je la croyois coupable. Quoi ! vous ne trouvez pas ce crime impardonnable ? Si fait. Je voudrois bien que vous l'excussassiez. Je n'ai garde. Il est vrai que ce sont des pitiés : Toute construction est par elle détruite ; Et des loix du langage on l'a cent fois instruite. Tout ce que vous prêchez, est, je crois, bel et bon ; Mais je ne saurois, moi, parler votre jargon. Philaminte. L'impudente ! appeler un jargon, le langage Fondé sur la raison et sur le bel usage ! Quand on se fait entendre, on parle toujours bien ? Et tous vos biaux dictons ne servent pas de rien. Hé bien ! ne voilà pas encore de son style ? Ne servent pas de rien ! O cervelle indocile ! Faut-il qu'avec les soins qu'on prend incessamment, On ne te puisse apprendre à parler congrument ? De pas mis avec rien tu fais la récidive, Et c'est, comme on t'a dit, trop d'une négative. Mon Dieu ! je n'avons pas étugué comme vous, Et je parlons tout droit comme on parle cheux nous. Ah ! peut-on y tenir ? Quel solécisme horrible ! En voilà pour tuer une oreille sensible. Belise. Ton esprit, je l'avoue, est bien matériel. Je, n'est qu'un singulier, avons, est pluriel. Veux-tu toute ta vie offenser la grammaire ? Qui parle d'offenser grand mère ni grand père ? O ciel ! Grammaire est prise à contre-sens par toi ; Et je t'ai déjà dit d'où vient ce mot. Ma foi, Qu'il vienne de Chaillot, d'Auteuil, ou de Pontoise, Cela ne me fait rien. Quelle âme villageoise ! La grammaire, du verbe et du nominatif, Comme de l'adjectif avec le substantif, Nous enseigne les lois. J'ai, madame, à vous dire Que je ne connois point ces gens-là. Quel martyre ! Ce sont les noms des mots, et l'on doit regarder En quoi c'est qu'il les faut faire ensemble accorder. Qu'ils s'accordent entr'eux, ou se gourment, qu'importe ? Philaminteà Belise. Hé ! mon Dieu, finissez un discours de la sorte. (à Crisale.) Vous ne voulez pas, vous, me la faire sortir ? (à part.) Si fait. A son caprice il me faut consentir. Va, ne l'irrite point, retire-toi, Martine. Comment ! vous avez peur d'offenser la coquine ? Vous lui parlez d'un ton tout-à-fait obligeant ? (d'un ton ferme.) (d'un ton plus doux.) Moi ? Point. Allons, sortez. Va-t-en, ma pauvre enfant. Je ne puis résister à l'envie de citer un morceau de la scène suivante : il est plein de jugement et de raison. C'est Chrisale qui parle : ce personnage, qui, comme on vient de le voir, est d'un caractère pusillanime, adresse à sa sœur ce qu'il n'ose dire en face à sa femme. …….. C'est à vous que je parle, ma sœur. Le moindre solécisme en parlant vous irrite ; Mais vous en faites, vous, d'étranges en conduite. Vos livres éternels ne me contentent pas ; Et, hors un grand Plutarque : à mettre mes rabats, Vous devriez brûler tout ce meuble inutile, Et laisser la science aux docteurs de la ville ; M'ôter, pour faire bien, du grenier de céans Cette longue lunette à faire peur aux gens, Et cent brimborions dont l'aspect importune ; Ne point aller chercher ce qu'on fait dans la lune, Et vous mêler un peu de ce qu'on fait chez vous, Où nous voyons aller tout sens dessus dessous. Il n'est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes, Qu'une femme étudie et sache tant de choses. Former aux bonnes mœurs l'esprit de ses enfans, Faire aller son ménage, avoir l'œil sur ses gens, Et régler la dépense avec économie, Doit être son étude et sa philosophie. Nos pères, sur ce point, étoient gens bien sensés, Qui disoient qu'une femme en sait toujours assez, Quand la capacité de son esprit se hausse A connoître un pourpoint d'avec un haut-de-chausse. Les leurs ne lisoient point, mais elles vivoient bien : Leurs ménages étoient tout leur docte entretien, Et leurs livres, un dé, du fil et des aiguilles, Dont elles travailloient au trousseau de leurs filles. Les femmes d'à - présent sont bien loin de ces mœurs ; Elles veulent écrire et devenir auteurs : Nulle science n'est pour elles trop profonde, Et céans beaucoup plus qu'en aucun lieu du monde : Les secrets les plus hauts s'y laissent concevoir, Et l'on sait tout chez moi, hors ce qu'il faut savoir. On y sait comme vont lune, étoile polaire, Vénus, Saturne et Mars, dont je n'ai point affaire ; Et dans ce vain savoir qu'on va chercher si loin, On ne sait comme va mon pot dont j'ai besoin. Mes gens à la science aspirent pour vous plaire, Et tous ne font rien moins que ce qu'ils ont à faire. Raisonner est l'emploi de toute ma maison ; Et le raisonnement en bannit la raison. L'un me brûle mon rôt en lisant quelque histoire ; L'autre rêve à des vers quand je demande à boire ; Enfin je vois, par eux, votre exemple suivi, Et j'ai des serviteurs, et ne suis point servi. Une pauvre servante, au moins m'étoit restée, Qui de ce mauvais air n'étoit point infectée ; Et voilà qu'on la chasse avec un grand fracas, A cause qu'elle manque à parler Vaugelas. Je vous le dis, ma sœur, tout ce train-là me blesse ; Car c'est, comme j'ai dit, à vous que je m'adresse. Je n'aime point céans tous vos gens à latin, Et principalement ce monsieur Trissotin : C'est lui qui, dans des vers, vous a tympanisées ; Tous les propos qu'il tient sont des billevesées ; On cherche ce qu'il dit, après qu'il a parlé ; Et je lui crois, pour moi, le timbre un peu félé. Puisons encore dans la même source ; elle est trop pure et trop féconde. Mais choisissons des exemples qui réunissent, à la propriété du style, la beauté du dialogue et le sel du comique. Le Dépit amoureux nous en offre un des meilleurs pour le bas comique, dans le scène de Marinette et de Gros-René. Molière y a exprimé sur le ton du village les mêmes mouvemens de dépit, et les mêmes retours de tendresse qui viennent de se passer dans la scène d'Eraste et de Lucile. On y verra le tableau le plus vrai de la nature dans toute sa simplicité, si l'on ne s'arrête pas aux détails du morceau de fromage et du potage, qui, comme je l'ai dit, sont du comique grossier. O la lâche personne ! Ah ! le foible courage ! J'en rougis de dépit. J'en suis gonflé de rage. Ne t'imagine pas que je me rende ainsi. Et ne pense pas, toi, trouver ta dupe aussi. Viens, viens frotter ton nez auprès de ma colère. Tu nous prends pour un autre, et tu n'as pas affaire A ma sotte maîtresse. Ardez le beau museau, Pour nous donner envie encore de sa peau ! Moi, j'aurois de l'amour pour ta chienne de face ? Moi, je te chercherois ? Ma foi, l'on t'en fricasse Des filles comme nous. Oui, tu le prends par-là ? Tiens, tiens, sans y chercher tant de façons, voilà Ton beau galant de neige, avec ta nompareille ; Il n'aura plus l'honneur d'être sur mon oreille. Et toi, pour te montrer que tu m'es à mépris, Voilà ton demi-cent d'épingles de Paris, Que tu me donnas hier avec tant de fanfare. Tiens encor ton couteau, la pièce est riche et rare ; Il te coûta six blancs lorsque tu m'en fis don. Tiens tes ciseaux avec ta chaîne de laiton. J'oubliois d'avant-hier ton morceau de fromage, Tiens. Je voudrois pouvoir rejeter le potage Que tu me fis manger, pour n'avoir rien à toi. Je n'ai point maintenant de tes lettres sur moi, Mais j'en ferai du feu jusqu'à la dernière. Et des tiennes tu sais ce que j'en saurai faire. Marinette. Prends garde à ne venir jamais me reprier. Pour couper tout chemin à nous rapatrier, Il faut rompre la paille. Une paille rompue Rend, entre gens d'honneur, une affaire conclue. Ne fais point les doux yeux ; je veux être fâché. Ne me lorgne point, toi ; j'ai l'esprit trop touché. Romps ; voilà le moyen de ne plus s'en dédire ; Romps. Tu ris, bonne bête. Oui, car tu me fais rire. La peste soit ton ris ; voilà tout mon courroux Déjà dulcifié. Qu'en dis-tu, romprons-nous, On ne romprons-nous pas ? Vois. Vois, toi. Vois, toi-même. Est-ce que tu consens que jamais je ne t'aime ? Marinette. Moi ? ce que tu voudras. Ce que tu voudras, toi ; Dis. Je ne dirai rien. Ni moi non plus. Ni moi. Ma foi, nous ferons mieux de quitter la grimace. Touche, je te pardonne. Et moi, je te fais grâce. Voilà les divers tons de style que prend la comédie, suivant les sujets qu'elle imite. Je vais faire connoître les bons poëtes comiques, soit anciens, soit modernes. Poëtes comiques. Nous devons aux Grecs l'invention de l'art dramatique. La comédie et la tragédie furent, dans leurs commencemens, confondues ensemble. Elles n'étoient l'une et l'autre qu'un chant de plusieurs personnes qui formoient un chœur. Thespis, natif d'Icarie, île de l'Archipel, et qui vivoit l'an 536 avant Jésus-Christ, y jeta un personnage qui parloit seul. Ses acteurs barbouillés de lie, se promenant dans les campagnes sur un tombereau, chantoient les louanges de Bacchus et railloient les passans. Bientôt on sépara le sérieux du burlesque ; alors la comédie et la tragédie eurent chacune leur objet particulier. Les poëtes qui, du temps même de Thespis, introduisirent dans la première un certain nombre de personnages, et l'élevèrent sur un théâtre décent, en lui donnant un ordre régulier, furent Chionidés, Magnés et Ps. Il ne nous est rien resté de leurs ouvrages. On distingue trois espèces ou trois âges dans la comédie grecque ; la vieille, la moyenne et la ne. Dans la vieille comédie, qui commença vers le temps de la mort de Thespis, les poëtes n'inventoient ni les sujets ni les noms. Ils mettoient sur la scène des aventures réelles, des caractères connus ; ils représentoient au naturel les vices, les ridicules vrais ou supposés d'un citoyen, d'un magistrat, d'un des hommes les plus considérables de la république ; et le principal acteur en portoit le nom. C'est de cette manière que le vertueux Socrate fut joué dans les Nuées d'Ae. On poussa même la licence jusqu'à attaquer la religion et les dieux. Lamaque, général des Athéniens, rendit, vers l'an 404 avant Jésus-Christ, un décret par lequel il fut défendu aux poëtes comiques d'employer des noms connus. Alors à la vieille comédie succéda la me. Les noms y étoient supposés ; mais les sujets étoient véritables. Sous ces noms imaginaires, les poëtes peignoient si bien le caractère et les mœurs des personnes qui étoient l'objet de leur satire, qu'on ne pouvoit s'y méprendre. D'ailleurs les acteurs étoient revêtus d'habits de même forme, de même couleur que ceux de ces particuliers ridiculisés, et portoient des masques moulés sur leur visage. Alexandre, s'étant rendu maître de la Grèce, proscrivit entièrement, vers l'an 335 avant Jésus-Christ, toutes ces licences scandaleuses. Les poëtes à qui il ne fut plus permis de présenter des aventures réelles, furent donc obligés de recourir à des sujets purement imaginés. La comédie devint alors la satire générale des vices et des ridicules, et parut à-peu-près dans l'état où nous la voyons aujourd'hui. C'est ce qu'on appelle la comédie ne. Parmi le grand nombre des poëtes qui se distinguèrent dans la vieille comédie, Aristophane, né à Linde, dans l'île de Rhodes, vers l'an 455 avant Jésus-Christ, est le seul dont les ouvrages nous soient parvenus. On y trouve aussi quelques pièces de la comédie me. Ce poëte avoit un génie libre, gai, et vraiment comique ; il saisissoit très-bien le ridicule et le rendoit de même : ses comédies sont pleines de vivacité et de saillies. Mais il ne sut se prescrire aucune borne. On concevrait à peine l'audace avec laquelle il blesse la pudeur, outrage les dieux mêmes. Il n'est pas possible de le lire, sans voir à découvert le satirique par méchanceté, le libertin par corruption de mœurs, l'impie par principe. Aussi le P. Brumoi s'est contenté, dans son Théâtre des Grecs, de donner une analyse de ses pièces. Nulle plume, dit-il, fût-elle païenne et cynique, n'oseroit produire au grand jour les horreurs que j'ai dérobées aux yeux des lecteurs. Madame Dacier n'a traduit que son Plutus et ses Nuées, et Boivin ses Oiseaux. Poinsinet de Sivry a traduit toutes ses comédies, partie en vers, partie en prose ; mais il a été obligé de laisser des actes entiers, dont la licence est extrême. Ménandre, né à Athènes, vers l'an 342 avant Jésus-Christ, et surnommé le prince de la comédie nouvelle, ne nous est connu que par des fragmens, qui nous font juger que Plutarque avoit bien raison de préférer ses comédies à celles d'Aristophane. On voit dans ces morceaux une peinture toujours vive, exacte et décente ; une satire toujours fine et délicate des vices et des ridicules. Ils ont été traduits à la suite du théâtre d'Aristophane, par Poinsinet de Sivry, qui y a joint ceux de Philémon, poëte comique, fils d'un autre Philémon, contemporain et rival de Ménandre. Les ouvrages de ce dernier Philémon ont été perdus, ainsi que ceux de Diphile, qui se rendit célèbre dans la même espèce de comédie. Livius Andronicus, grec de naissance, fut à Rome le créateur du théâtre comique, vers l'an 240 avant J. C. Très-peu de temps après cette époque, plusieurs Romains, parmi lesquels on distingue Ennius, s'exercèrent dans la comédie latine, et lui ôtèrent de plus en plus sa première rudesse. Mais elle n'étoit encore qu'une farce indécente et grossière, lorsque parut Plaute, et après lui Térence, qui la portèrent au plus haut point de perfection où on l'ait vue chez les Romains. Plaute, né à Sarsine dans le duché d'Urbin d'aujourd'hui, vers l'an 230 avant Jésus-Christ, avoit le même génie qu'Aristophane, le prit pour modèle, et tomba dans un de ses excès. Il n'y a aucune de ses pièces, qui ne soit semée de bouffonneries, de turlupinades, et de traits licencieux. Mais elles sont toutes pleines d'action, de mouvement et de feu. Avec quelle énergie, avec quelle vérité il peint l'avare ! Ce poëte, dont la diction est presque toujours aisée, naïve et coulante, avoit toute la force et toute la vivacité du comique. C'est vraiment dommage qu'il n'ait point assujetti son imagination aux règles du goût et à celles des moeurs. Madame Dacier n'a traduit que quelques-unes de ses comédies. Je ne parle point de Limiers ni de Gueudeville, qui n'ont pas rougi de les rendre toutes en notre langue, et qui d'ailleurs les ont travesties plutôt que traduites. Térence, né à Carthage, vers l'an 193 avant Jésus-Christ, et affranchi du sénateur romain Terentius Lucanus, fut l'heureux imitateur de Me. On voit même, en comparant les fragmens du comique grec et les comédies du poëte latin, que celui-ci a souvent traduit mot à mot son modèle. Il montre un goût pur et exquis dans le choix de ses tableaux, un art infini dans la manière dont il en dispose les objets, qui sont toujours vrais et décens. Les mœurs de la vie bourgeoise y sont peintes avec toutes les grâces imaginables. Son élocution pleine de douceur, est d'une élégance achevée : Cicéron et Quintilien y admirent tout ce que la langue latine a de délicatesse. Mais César ne trouvoit pas dans ce poëte si agréable assez de force comique. On convient en effet qu'il manque d'une certaine vivacité de plaisanterie : il plaît beaucoup plus qu'il ne fait rire. Nous avons deux fort bonnes traductions de Térence ; l'une par madame Dacier, et l'autre par l'abbé Lr. La première n'a point nui au succès de la seconde, et celle-ci n'a point fait oublier le mérite de la première. L'art dramatique a eu chez nous, comme chez les Grecs, des commencemens informes et grossiers. Jodelle, qui vivoit sous Henri II, distribua, le premier, la comédie et la tragédie en actes, les actes en scènes, et rappela la règle des trois unités. C'est ce qui rend son nom précieux dans l'histoire de notre théâtre. Il fut suivi d'autres poëtes aujourd'hui oubliés, et dans lesquels on n'apperçoit que par intervalles quelques foibles lueurs de vrai comique. Les Espagnols connurent avant nous la bonne comédie. Nous leur devons même la première comédie de caractère qui se soit soutenue, et qui se soutiendra toujours avec distinction sur notre théâtre. C'est le Menteur, que Corneille imita de Lopez de Vega, et qu'il fit représenter pour la première fois en 1642. Il avoit donné, quelques années auparavant, Mélite. Mais ce ne fut que par l'heureuse imitation de la pièce espagnole, qu'il eut la gloire de réformer la scène comique. Molière ne fut donc pas le premier à tracer la carrière : il n'y entra pas même seul, puisque la même année, 1653, qu'il donna au théâtre de Lyon, l'Etourdi, sa première comédie, on joua sur le théâtre de Paris, les Rivales, de Qt. Notre scène avoit même déjà vu la Mère coquette de ce dernier, pièce de caractère et d'intrigue, lorsque Molière y fit paroître le Misanthrope, le Tartuffe et l'Avare. Mais cet inimitable Molière a été bien plus loin que ceux qui l'avoient précédé et ceux qui l'ont suivi. Que les Français le mettent au-dessus des comiques de tous les temps et de tous les pays ; aucune nation ne pourra les accuser d'injustice et de partialité. Il réunit au plus haut degré tous les talens des comiques grecs et des latins ; le sel et la gaîlé d'Aristophane, la finesse et la vérité de Menandre, la force et l'abondance de Plaute, la noblesse et les grâces de Térence. Quel homme a eu une connoissance plus profonde du cœur humain, a pénétré plus avant dans les replis d'un caractère, a saisi avec plus de justesse les vices et les ridicules, en a discerné avec une plus grande finesse de tact tout ce qu'ils ont de plus saillant, et les a présentés avec plus d'art sous un jour propre à les rendre sensibles et l'objet de la risée publique ? Voilà ce qui le fait regarder à si juste titre, (nous pouvons nous donner la vanité de le répéter) comme le premier poëte comique de tous les théâtres connus. On lui reproche avec raison de n'être pas souvent heureux dans ses dénouemens. Mais il est bon que je remarque ici, avec l'abbé Batteux, que la perfection du dénouement n'est pas aussi essentielle à l'action comique, qu'elle l'est à l'action tragique. Dans la comédie, en effet, l'action est subordonnée aux caractères : par conséquent, le premier objet et le plus grand mérite du poëte consistent, non pas précisément à bien nouer et à bien dénouer cette action, mais à bien dessiner ces caractères, à bien colorier ces tableaux ; et c'est ce qu'a fait Molière. On lui reproche encore d'être descendu, dans la plupart de ses pièces, jusqu'au bas comique. Mais sans cela, il n'auroit pas été l'homme universel ; il n'auroit pas plu au commun des spectateurs, comme il avoit plu aux connoisseurs les plus délicats. Quant au style, ses comédies en prose sont écrites avec netteté, avec force, avec concision. Dans quelques-unes de ses pièces en vers, il y a beaucoup de fautes : mais le style du Misanthrope, du Tartuffe et des Femmes savantes, est, à peu de chose près, aussi pur, aussi correct que celui des chef-d'œuvres des meilleurs écrivains du siècle dernier. Son dialogue est toujours vif, naturel et coupé à propos ; sa plaisanterie est toujours sans apprêt, sans aigreur ; et l'effet qu'elle a produit, ne sert qu'à rehausser la gloire de ce grand génie. La plupart des seigneurs de la cour de Louis XIV, dit Voltaire, vouloient imiter cet air de grandeur, d'éclat et de dignité qu'avoit leur maître. Ceux d'un ordre inférieur copioient la hauteur des premiers ; et il y en avoit enfin, et même en grand nombre, qui poussoient cet air avantageux jusqu'au plus grand ridicule. Ce défaut dura long-temps : Molière l'attaqua souvent ; et il contribua à défaire le public de ces importans subalternes, ainsi que de l'affectation des précieuses, du pédantisme des femmes savantes, de la robe et du latin des médecins. Molière fut, si on ose le dire, un législateur des bienséances du monde. J'ai dit ailleurs que Molière avoit laissé le sceptre de la comédie entre les mains de Rd. Nul autre poëte comique n'étoit plus digne de le porter. Il montre dans ses pièces, soit de caractère, soit d'intrigue, un bon sens exquis, une connoissance des plus plus étendues du théâtre, le talent le plus propre à bien manier un sujet, à bien conduire, à bien dénouer une action, et un art admirable à saisir et à peindre les ridicules. Elles portent toutes l'empreinte d'un génie vif, gai et vraiment comique. Ce poëte répand partout le sel de l'enjouement : son dialogue est plein de feu. On a mis sa comédie du Joueur à côté des bonnes pièces de Molière. Voilà les deux poëtes qui, dans le siècle dernier, ont successivement régné sur la scène comique. Destouches est venu immédiatement après Regnard, et l'a dignement remplacé, quoiqu'il ne l'ait pas tout-à-fait égalé. Les plans de ses comédies sont tracés avec intelligence. Elles sont en général conduites avec sagesse, très-intéressantes et toujours morales. Ce poëte saisit fort bien les traits essentiels d'un caractère, et le peint des couleurs qui lui sont propres. Il écrit purement ; mais il n'a pas assez de saillies : son comique est toujours noble, mais manquant un peu de gaîté. Sa comédie du Glorieux et celle du Philosophe marié, lui ont à jamais assuré un des premiers rangs parmi nos poëtes comiques. Piron n'a enrichi notre scène que d'une comédie : c'est la Métromanie, qui sera toujours comptée au nombre des chef d'œuvres. Le choix des caractères et la manière de les faire ressortir, la conduite, le style, l'enjouement, le comique, tout rend cet ouvrage immortel, digne d'une si honorable distinction. Molière lui-même eût ambitionné la gloire d'avoir fait cette pièce. Tels sont parmi nous les plus parfaits modèles que puissent se proposer les jeunes poëtes dans le genre de la comédie. Mais nous avons encore une foule d'excellens comiques, dont les pièces constamment applaudies au théâtre par l'homme de goût, ne plaisent pas moins à la lecture qu'à la représentation. Je vais faire connoître les principaux, en commençant par ceux qui furent contemporains de Molière et de Regnard. Raimond Poisson, né avec une imagination gaie, paroît n'avoir songé qu'à divertir le spectateur, sans s'attacher trop scrupuleusement aux règles de la bonne comédie. Ses pièces sont en effet très-réjouissantes, et offrent des détails pleins de saillies. On peut les lire presque toutes avec plaisir, quoiqu'il n'y ait que le Bon Soldat, et le Baron de la Crasse qui soient connues au théâtre. On y voit aussi reparoître assez souvent le Procureur arbitre, et l'Impromptu de campagne ; petites comédies, qui sont de Philippe Poisson, petit-fils du précédent. Montfleury a, dans ses comédies, un style assez facile, et y présente des situations assez comiques. Mais on n'y voit que trop souvent des pensées et des expressions licencieuses. De toutes les pièces de ce poëte, la Fille Capitaine, et la Femme juge et partie sont les seules qu'on joue encore de temps en temps. Le Mercure galant ou la Comédie sans titre, par Boursault, est une pièce bien conduite, pleine des détails les plus agréables, et que le public voit toujours avec un nouveau plaisir. Ses autres comédies de caractère ou d'intrigue n'ont pas eu un grand succès. La plupart des comédies de Hauteroche, sont gaies et bien conduites. On remarque sur-tout ces deux qualités dans le Deuil, Crispin Médecin, et le Cocher supposé ; pièces qui reparoissent assez souvent sur notre théâtre. L'Avocat patelin, dont François Corbueil fut le premier auteur, étoit joué sous Charles VIII, temps où l'art de la comédie étoit encore dans le chaos. Brueys le rajeunit vers la fin du siècle dernier, et en fit une pièce charmante. Il donna encore deux fort bonnes comédies, le Grondeur, et lt. Dans la première, le caractère principal est d'une vérité frappante et d'un vrai comique. On la place immédiatement après les meilleures pièces de Molière. Les uns disent que ces deux comédies furent l'ouvrage de Brueys et de Palaprat. Les autres assurent que Palaprat fut seulement le disciple et l'ami de Brueys, et n'eut aucune part à ses travaux littéraires. Une peinture fine et délicate de caractères souvent neufs, et toujours soutenus, fait le principal mérite des comédies de Dy. Elles sont de plus dialoguées avec justesse et avec précision. Il y a beaucoup de jeu et de vivacité dans les scènes. Mais en général, elles laissent quelque chose à desirer du côté de l'intrigue et du dénouement. Le double Veuvage, et l'Esprit de contradiction sont celles qui reparoissent ou qui méritent de reparoître le plus souvent. Dancourt avoit reçu de la nature un génie vraiment comique : le style et le dialogue de la plupart de ses pièces l'annoncent. Mais il écrivoit avec trop de facilité : aussi est-il bien souvent incorrect et négligé. Il a fait une cinquantaine de comédies : les plus estimées sont les Bourgeoises à la mode, les Bourgeoises de qualité, le Galant Jardinier, les Vendanges de Surenne, le Moulin de Javelle, les Curieux de Compiègne. Le Grand a de la gaîté, de la vivacité, des saillies : il entend même l'art du dialogue. Mais en général ses pièces manquent de régularité, et la décence n'y est pas assez respectée. Celles qu'on joue le plus souvent, sont l'Aveugle clairvoyant, l'Ami de tout le monde, et la Nouveauté. Le célèbre Baron, comédien, fut aussi poëte comique. Il donna l'Andrienne, pièce imitée de Térence, la Coquette, et l'Homme à bonne fortune. Elles sont restées au théâtre ; et on les y voit reparoître avec plaisir, sur-tout la dernière. Le siècle dernier a produit une foule de poëtes comiques. Je me contenterai d'indiquer ici les plus remarquables de ceux que la mort a enlevés à la république des lettres, et dont les pièces ont encore les suffrages des connoisseurs. La comédie de Turcaret a mérité à le Sage une place distinguée parmi nos bons poëtes comiques. On y reconnoît l'observateur judicieux, qui a très-bien saisi le ridicule, et le peintre habile qui le rend avec autant d'agrément que de précision. Le théâtre lui doit aussi Crispin rival de son maître, petite pièce qui n'est pas indigne de son auteur. Fagan a fait un grand nombre de comédies ; mais il en a peu de bonnes. Celles de ses pièces qu'on voit et qu'on verra toujours avec plaisir, sont le Rendez-vous, et le. Le comique en est agréable et piquant, le dialogue aisé, le style simple et naturel. On trouvera encore quelques jolis détails dans l'Amitié rivale, et dans Joconde. Les comédies de Boissi sont remarquables, non par la force comique, la chaleur de l'action, la vivacité du dialogue, mais par une satire fine de nos ridicules passagers, de nos modes nouvelles, par la sagesse et la variété des plans, l'aisance et la correction du style. Ses meilleures pièces sont l'Homme du Jour, le Français à Londres, et ld. La Coquette corrigée, par Lanoue, est, malgré ses défauts, une des meilleures pièces de caractère qui aient été faites de nos jours. On la revoit très-souvent sur tous les théâtres de Province, et toujours avec le même plaisir. Elle a reparu plusieurs fois, depuis quelques années, sur le théâtre de Paris, à la grande satisfaction des bons connoisseurs. Les autres comédies de ce poëte sont médiocres. Marivaux est un poëte comique du second ordre, qui a de l'agrément et de la finesse. Son principal mérite consiste à saisir avec art les mouvemens du cœur, et à les peindre avec intérêt. Mais on lui reproche de trop disserter sur le sentiment, et de courir après l'esprit. Celles de ses pièces qui sont restées au théâtre français, sont la Surprise de l'Amour, le Legs, et le Préjugé vaincu. On joue un grand nombre de ses autres comédies sur le théâtre Italien. Ce spectacle a été long-temps soutenu par ce seul poëte comique. Poinsinet n'a fait que le Cercle, petite pièce, où le ridicule de certaines sociétés est bien peint, et qu'on voit toujours avec un nouveau plaisir. Nous avons de Pont-de-Vesle une bonne comédie de caractère, le Complaisant, qui est restée au théâtre, ainsi que le Fat puni, et le Somnambule, petite pièce en un acte, qui est très-agréable. Les petites pièces de théâtre de Saint-Foix sont d'un caractère qui a été inconnu jusqu'à lui. Ce sont de charmans tableaux, qui offrent dans le lointain une peinture naïve de nos mœurs. Un style pur et léger, un ton décent, des plaisanteries délicatos, un badinage non moins naturel qu'ingénieux, caractérisent toutes ces pièces, parmi lesquelles néanmoins on distingue les Graces, l'Oracle, les Hommes, et le. Une place à côté de nos meilleurs poëtes comiques est bien due à Gresset, auteur de la comédie du Méchant. Les caractères y sont dessinés avec la plus grande finesse, et rendus avec la plus exacte vérité. On ne peut pas y désirer plus de coloris dans les tableaux, plus de délicatesse dans les nuances. Elle est sur-tout remarquable, non-seulement par l'aisance, la vivacité du dialogue, et par tous les charmes d'un style élégant et varié, mais encore par l'excellente morale dont elle est remplie. De plusieurs comédies que Dorat nous a laissées, la Feinte par amour est la seule qu'on voit reparoître au théâtre. Après avoir parlé du comique Larmoyant, je ne puis me dispenser de uommer les poëtes qui se sont le plus distingués en ce genre. La Chaussée en est le héros ; non qu'il en ait été l'inventeur : mais personne avant lui ne l'avoit présenté sur notre théâtre ; et les applaudissemens avec lesquels son premier essai fut reçu, l'excitèrent à suivre cette carrière. Celles de ses pièces qu'on joue le plus souvent, sont le Préjugé à la mode, Melanide, l'École des mères, et le. Un assez grand nombre d'auteurs ont ambitionné la gloire attachée à ce genre de comique. Ceux qui en ont joui durant leur vie, et à qui elle est restée après leur mort, sont Madame de Graffigny, auteur de Cénie ; Gresset, qui a fait Sidney ; Voltaire, à qui nous devons Nanine ; Collé, qui a donné la Chasse d'Henri IV, et Dupuis et Desronais ; Diderot, auteur du Père de famille. Les pièces qu'on appelle Héroïques, et qui sont les meilleures en ce genre, sont Don Sanche d'Aragon, par Corneille ; la Princesse d'Élide, par Molière ; l'Ambitieux par Destouches ; Esope à la Cour, par Bt. Les autres nations ont produit des comiques, dont la lecture ne peut être que très-utile à ceux qui veulent travailler pour la scène. L'Espagne a été plus féconde qu'aucune autre nation : mais elle n'en a pas un bien grand nombre qui soient connus lors de leur pays. Lopez de Vega, né en 1562, et Calderon de la Barca, qui florissoit vers l'an 1640, sont les plus célèbres. Leurs meilleures pièces, ainsi que celles des autres bons auteurs, ont été recueillies dans le théâtre Espagnol, par Lt. Les poëtes comiques d'Angleterre les plus estimés, sont Dryden, le plus ancien de tous, et qui naquit 25 ans après notre Corneille ; Wicherlei, le Chevalier Wanbrouck, Congrève, le Chevalier Steele, et Cibber. La Place a traduit leurs ouvrages, ou en a donné des extraits dans son théâtre Anglais. Mais il en a paru depuis peu une traduction entière et complète, qu'on attribue à deux Dames Anglaises, sœurs, Madame la Baronne de Vasse et miss Wouters. Le goût de la bonne comédie n'a pénétré que tard en Allemagne. Le théâtre n'y a été réformé que dans le siècle qui vient de s'écouler. Cette révolution a été commencée et achevée par plusieurs excellens poëtes, soit comiques, soit tragiques que cette nation a produits. Il y a quelques années qu'on a publié un Théâtre allemand ou Recueil des meilleures pièces dramatiques, tant anciennes que modernes, etc. Mais peu de temps après, on nous en a donné un plus riche et plus complet, sous ce titre : Nouveau Théâtre Allemand par MM. Friedel et de. III. De l'Opéra Comique. La satyre des mœurs, la peinture du ridicule peuvent trouver place dans l'Opéra Comique, mais n'en sont pas l'objet principal et direct. Une comédie en ce genre est une piece d'intrigue faite pour nous égayer, où les caractères ne sont touchés que superficiellement, et où le ridicule est présenté en passant. Elle est assujétie aux mêmes règles que toutes les autres pièces de théâtre. Mais elle en a de particulières qu'il suffira d'indiquer. Opéra comique en vaudevilles. On distingue deux espèces d'opéra comique ; l'opéra comique en vaudevilles, et les pièces à ariettes. Le premier est tout entier, ou presque tout entier en chansons, sur des airs connus. Je dis presque tout entier, parce que souvent il y a des choses qui auroient mauvaise grâce à être chantées, et qui ne peuvent être qu'en dialogue. Le sujet de ces sortes de pièces doit être simple, exposé avec précision, et sagement conduit. Il faut sur-tout que les airs soient bien choisis, et qu'ils conviennent aux sentimens, à la situation des personnages. La connoissance des principes de la musique, et des règles de la prosodie, est absolument nécessaire au poëte pour ce dernier objet. Pourroit-il les ignorer, sans s'exposer à placer une syllabe sous une note brève, et des paroles gaies sur un air qui ne le seroit pas ? Au reste, les plus habiles musiciens prétendent que la musique bien faite relativement à l'esprit de certaines paroles, ne peut point être adaptée à d'autres paroles. Ils disent que, pour qu'un air convienne à des paroles nouvelles, il faut qu'elles renferment les mêmes sentimens qu'expriment les paroles anciennes. Or, cela demanderoit un soin bien pénible ; et vraisemblablement même y travailleroit-on sans succès. Pièces à ariettes. Les pièces à ariettes sont celles qui sont mêlées de chants ; car une ariette ou air, n'est autre chose qu'un chant mis sur des paroles, qui expriment un sentiment ou une passion. De toutes les parties d'une comédie de cette espèce, c'est la plus difficile à faire. Il faut que la poésie y peigne toujours la situation du personnage ; qu'elle soit naturelle, précise, coulante, et que toutes les expressions prêtent à la musique. L'ariette ne peut donc être placée que dans les endroits où le personnage est agité de quelque passion. Elle doit de plus être la récapitulation et la péroraison de la scène : c'est une remarque que fait J. J. Rousseau. Voilà pourquoi l'acteur disparoît presque toujours, après avoir chanté. Un chant ne peut plaire, s'il est monotone. C'est au poëte à fournir au musicien le moyen de diversifier le sien. Il doit pour cela varier, autant qu'il est possible, le caractère des ariettes, c'est-à-dire, placer après une ariette qui exprime une passion douce, une ariette qui exprime une passion contraire ou différente. Il faut encore qu'il proportionne le dialogue à la musique, de manière que l'un n'occupe pas la scène plus long-temps que l'autre. Des Duo dans l'opéra comique. Les Duo sont deux personnes qu'on fait chanter à-la-fois. On a remarqué qu'ils sont hors de la nature, parce qu'il n'est point naturel de voir deux personnes se parler à-la-fois durant un certain temps, soit pour dire la même chose, soit pour se contredire, sans jamais s'écouter ni se répondre. Mais cette remarque n'a point lieu dans l'opéra comique, à cause du peu de dignité des personnages qu'on y introduit, et auxquels on ne suppose pas une grande éducation. Il ne faut placer les duo, dit J. J. Rousseau, que dans des situations vives et touchantes, n'y mettre qu'un dialogue court, peu phrasé, formé d'interrogations, des réponses, d'exclamations vives et courtes. Une autre attention est de ne pas prendre indifféremment pour sujets toutes les passions violentes, mais seulement celles qui sont susceptibles de la mélodie douce et un peu contrastée. La fureur, l'emportement marchent trop vîte ; on ne distingue rien, on n'entend qu'un aboiement confus, et le duo ne fait point d'effet. Appliquez ces sages conseils aux trio, aux quatuor, aux quinque, etc. Le dénouement d'un opéra comique doit être, comme dans toutes les pièces de théâtre, amené naturellement, et produit par un incident tiré du fond de l'action. Il seroit ridicule de le faire arriver par un simple changement de volonté ; ce qu'on ne voit que trop dans plusieurs pièces de ce genre. Si le poëte place un vaudeville à la fin, il le composera de manière qu'il paroisse faire partie du sujet, et qu'il se rapporte aux personnages. C'est une règle qu'il est important de ne pas violer, parce que l'illusion doit durer aussi long-temps que les acteurs sont sur la scène. Quant à la diction, il ne faut se permettre aucune négligence dans le style : les pensées doivent toujours être claires et justes, les expressions propres et choisies suivant la nature du sujet. Article IV. Du Poëme Tragique. Nous venons de voir un genre de poésie, destiné à donner, dans l'appareil du spectacle, des leçons aux hommes, en les divertissant, en les faisant rire. En voici un, également destiné, sous la pompe théâtrale, à nous instruire, en nous arrachant des larmes. Mais ce sont des larmes bien douces, des larmes délicieuses : le théâtre n'a pas moins d'attraits pour nous, lorsqu'il nous attendit, que lorsqu'il nous égaie. Ce genre de poésie dramatique comprend, 1. la tragédie proprement dite ; 2. la tragédie lyrique, ou opéra. II. De la Tragédie-Lyrique, ou Opéra. Nous ne sommes pas choqués d'entendre dans la tragédie proprement dite, et le plus souvent dans la comédie, des rois, des héros, des grands, des bourgeois, même des hommes du peuple, parler en vers. Pourquoi serions-nous révoltés d'entendre chanter ces mêmes personnages, soit dans la tragédie-lyrique, soit dans l'opéra-comique. Nous adoptons volontiers au théâtre le systême imaginaire d'une nation rimante. Ne pouvons-nous pas admettre de même celui d'une nation chantante ? Le discours mesuré n'est pas plus naturel à l'homme que le chant. Il est même vraisemblable que celui-ci a précédé l'autre. Sans doute le premier homme qui a essayé d'imiter le ramage des oiseaux, ou qui, si l'on veut, s'est livré aux transports de la joie ou à l'enthousiasme de l'admiration, a poussé des accens plus ou moins mélodieux, selon la nature de ses organes, et conformes au sentiment qu'il éprouvoit : voilà le chant sans paroles. On a ensuite cherché à y adapter des paroles ; et l'on a senti que ces paroles, pour pouvoir se bien allier aux accents de la voix, devoient avoir un son, une cadence, une mesure que n'a pas le langage ordinaire : voilà le discours mesuré ; et voilà les premières ébauches de la musique et de la poésie. Mais, sans nous arrêter ici à des conjectures vagues, qui d'ailleurs ne pourroient être que superflues dans cet ouvrage, qu'il nous suffise de sentir qu'on peut imaginer, comme le dit Grimm dans son traité du Poëme lyrique, un peuple d'inspirés et d'enthousiastes, dont la tête seroit toujours exaltée, dont l'âme seroit toujours dans l'ivresse et dans l'extase ; qui avec nos passions et nos principes, nous seroient cependant supérieurs par la suptilité, la pureté et la délicatesse des organes : un tel peuple chanteroit au lieu de parler ; sa langue naturelle seroit la musique. Or, ce sont des êtres d'une telle organisation, que nous devons nous imaginer voir et entendre sur la scène lyrique ; et d'après cette idée, nous ne serons pas surpris de les voir mt. Merveilleux de l'action dans l'opéra. La tragédie lyrique est donc une tragédie faite pour être chantée. L'action qu'elle représente est héroïque et malheureuse : ajoutons qu'elle est quelquefois merveilleuse ; et c'est ce qui la distingue alors essentiellement de la tragédie proprement dite. Le Merveilleux de cette action consiste dans l'intervention de quelque divinité, ou de quelque être surnaturel qui se mêle parmi les personnages ; dans des événemens extraordinaires, dans les décorations les plus superbes, dans la pompe la plus éblouissante. On y voit au nombre des acteurs les dieux du ciel, de la terre, des enfers ; des ombres, des démons, les furies, les habitans du Ténare, ainsi que tous ces êtres fantastiques, dont une imagination ingénieusement bizarre et extravagante a peuplé la terre et les airs. La mythologie et la féerie sont donc les sources où la muse lyrique va puiser ce merveilleux qu'elle étale, pour plonger nos sens dans une espèce d'enchantement. Voyez, pour le genre mythologique, l'opéra de Thétis et Pélée par Fontenelle. Neptune suivi de toutes les divinités de la mer, Jupiter environné de tout son éclat et de toute sa grandeur, y viennent rendre leurs hommages à la belle Tétis. Mais le destin, dont les arrêts sont immuables, se déclare en faveur d'un mortel ; et les dieux rivaux, forcés d'obéir, consentent que l'heureux Pélée obtienne la main de cette charmante Nereïde. Voyez, pour le genre de la féerie, l'Amadis de Grèce de le. Un éperon enflammé défend la gloire de Niquée : Amadis s'y précipite. Alors un nuage s'avance, s'ouvre au bruit du tonnerre, et laisse voir Mélice sur un dragon. Aussitôt paroît la fontaine de vérité d'amour, ornée de statues et de colonnes. Mais bientôt la fureur de la magicienne les fait briser par des démons volans. Les arbres sont déracinés, les rochers renversés ; l'amour effrayé s'envole ; et ce désordre sera encore suivi de nouveaux prodiges. Conduite de l'action dans l'opéra. On juge bien qu'en traitant de pareils sujets, il ne seroit pas possible d'observer la règle des trois unités. Aussi le poëte lyrique en est dispensé. Dans la tragédie proprement dite, chaque acte ne contient qu'une partie de l'action : ici chaque acte contient souvent une action entière qui amène une fête et un divertissement ; car la danse est une partie essentielle de ce poëme. La scène y change aussi à chaque acte, parce qu'il faut plaire aux yeux par la variété des tableaux. Ainsi à l'éclat d'un palais enchanté, succédera la sombre horreur d'un affreux désert. Le mont Etna vomira des tourbillons de fumée, des torrens de flamme, des roches calcinées, et bientôt après s'offriront les campagnes riantes et les bosquets fleuris de l'Elysée. Il faut convenir que cette multiplicité d'actions ou d'incidens, ces changemens subits qui tiennent du prodige, ne choquent point notre raison, parce qu'ils sont opérés par la puissance de la divinité ou de la fée qui en est le premier agent. Veut-on voir la manière dont est construite la fable d'une tragédie lyrique où il y a du merveilleux, et comment les fêtes et les danses y sont amenées ? Voici une courte analyse d'Alceste, ou le triomphe d'Alcide par Quinaut. La scène est à Iolchos, ville de Thessalie, près du golfe appelé aujourd'hui Se. Analyse d'un opéra de Quinaut AI. La scène s'ouvre par les noces d'Alceste et d'Admète, roi de Thessalie Alcide ami d'Amète, et amoureux d'Alceste, fait un effort sur lui-même pour voir la fête qui est préparée dans le port. C'est Lycoméde, roi de l'île de Scyros, qui, désespéré de ce qu'Admète son rival lui a été préféré, feint de donner cette fête aux nouveaux époux. Tandis que les nymphes de la mer et les tritons viennent contribuer à ce divertissement, Lycomède attire Alceste sur son vaisseau et l'enlève. Admète et Alcide s'embarquent avec les Tessaliens, et poursuivent le ravisseur. La déesse Thétis, sœur de celui-ci, excite une tempête : mais Eole, dieu des vents, vient calmer les flots. AI. Lycomède est assiégé dans Scyros, capitale de son île. On monte à l'assaut, on abbat les remparts de la ville, on en brise les portes ; et Alceste délivrée par Alcide, ramène la joie dans les cœurs. Mais cette joie disparoît presqu'aussitôt, pour faire place à l'inquiétude. Admète mortellement blessé est expirant dans les bras d'Alceste, lorsqu'Apollon environné des arts, descend des cieux, et lui annonce qu'il vivra, si quelqu'un veut se dévouer pour lui, ajoutant que les arts vont élever un pompeux monument qui éternise la gloire de celui qui s'offrira à la mort. Ainsi l'espérance vient de nouveau suspendre la douleur. AI. Cependant Admète va rendre le dernier soupir, parce qu'il ne se présente personne pour mourir à sa place. Mais il paroît tout-à-coup au milieu de son peuple qui célèbre son retour à la vie. En même tems l'autel que les arts ont élevé, s'ouvre, et offre au roi l'image de son épouse qui se perse le sein : alors tout le palais retentit de ce cri de douleur ; Ae. Admète ne peut souffrir la vie, que le destin lui rend à ce prix. Alcide, qui lui déclare alors l'amour qu'il avoit pour Alceste, lui propose, s'il veut la lui céder, d'aller forcer l'enfer à la rendre. Admète y consent, pourvu qu'elle vive. Diane paroissant sur un brillant nuage, vient offrir son secours à Alcide. Mercure vint frapper la terre de son caducée : l'enfer s'ouvre, et le héros y descend. AV. Alcide passe la barque de Caron, et enchaîne Cerbère. Pluton touché du courage et de l'amour du fils de Jupiter, lui rend Alceste, et les fait placer tous les deux sur son char, qui les enlève sous la conduite d'une troupe volante de suivans du dieu des enfers. Acte V Le triomphe d'Alcide répand la joie dans tous les cœurs. Mais Admète est obligé de céder son épouse. Après les adieux les plus touchans, Alceste tend la main à son libérateur, et Admète s'éloigne, lorsqu'Alcide l'arrêtant, refuse le prix qu'il avoit demandé, et leur dit : Non, non, vous ne devez pas croire Qu'un vainqueur des tyrans soit tyran à son tour. Sur l'enfer, sur la mort j'emporte la victoire : Il ne manquoit plus à ma gloire Que de triompher de l'amour. Aussitôt Apollon environné des muses et des jeux, vient prendre part à la joie d'Admète et d'Alceste, et célébrer le triomphe d'Alcide. Des bergers et des bergères se mêlent à cette fête ; et le spectacle est fermé par des danses et des chants. J'ai dit que l'action de la tragédie-lyrique est quelquefois merveilleuse parce qu'il n'est pas essentiel qu'elle le soit. Il suffit qu'elle soit héroïque et malheureuse, comme dans la tragédie proprement dite. Aujourd'hui même le goût de ce merveilleux n'est plus si général. On n'est plus si avide de voir ces dieux, du premier ou du second ordre, ces fées, ces génies, ces ombres, ces démons, et cette suite de prodiges qui éblouissent les yeux, et qui le plus souvent laissent l'esprit vide, et ne parlent point au cœur. On voit avec plus de plaisir une tragédie-lyrique, qui attache par son ensemble, qui intéresse par une action et des incidens vraisemblables, par des situations vraiment touchantes ou terribles, par des caractères vigoureux et des passions violentes, qui fournissent au musicien les moyens de déployer toute la douceur, toute la force, toute la véhémence de son art, pour enchanter tout à-la-fois notre oreille et remuer notre âme. Si le poëte renonce aux sujets merveilleux, il doit observer scrupuleusement les trois unités du théâtre. Toutes les règles qui regardent la construction du poëme dramatique, conviennent à cette espèce de tragédie-lyrique, avec cette différence pourtant que dans la tragédie, le danger et le malheur du personnage pour lequel on s'intéresse, croissent et redoublent de scène en scène ; au lieu que dans l'opéra, l'action doit n'être affligeante ou terrible que par intervalles. L'espérance et la joie doivent y succéder souvent à la crainte et à la douleur, afin que les danses puissent y être amenées avec vraisemblance. L'opéra ne veut point de ces intrigues compliquées, qui exigent de la part du poëte de très-grands efforts d'imagination, et de la part du spectateur une grande contention d'esprit, pour être débrouillées. Il veut seulement une intrigue nette, qui soit facile à nouer et à dénouer ; des incidens qui ne soient pas trop multipliés, et qui naissent d'eux-mêmes ; un intérêt vif et touchant, mais qui donne à l'âme quelques momens de relâche. Style de l'opéra Qu'on se souvienne ici que la poésie lyrique est, de sa nature, consacrée à peindre la situation de l'âme, pénétrée de quelque sentiment, agitée de quelque passion. Ainsi les raisonnemens, les discussions, les développemens, les longs récits ne peuvent trouver place dans l'opéra. Rien de plus vrai que ce qu'on a dit, que tout ce qui n'est qu'esprit et raison, est inaccessible pour la musique. Elle veut de la poésie pure, des images et des sentimens. Mais comme la passion a des momens de calme, ses repos et ses intervalles ; le poëte distingue dans le discours de ses personnages le moment tranquille, et le moment passionné. Le musicien rend le discours tranquille, c'est-à-dire, l'entretien uni, le simple dialogue des personnages, par un genre de déclamation appelé récitatif. Le discours passionné ; c'est-à-dire, le moment où les passions se montrent dans leur force, dans leur variété, dans leur désordre, est rendu par un chant qui porte le nom d'Air ou Ae. Ce chant ne peut donc être placé, comme je l'ai dit ailleurs, que dans les endroits où le personnage se livre aux transports d'une passion douce ou violente. Les situations touchantes ou terribles sont les seules qui fournissent les véritables occasions de chanter. La diffusion et la trop grande concision du style sont deux excès également nuisibles dans la tragédie-lyrique. Le premier rend le chant trainant et monotone. Il ne faut donc pas que le poëte étende trop un tableau, développe trop un sentiment ; il suffit qu'il le présente, qu'il l'exprime : c'est au musicien à faire le reste. Le second excès rend le chant trop changeant, et, si l'on peut parler ainsi, brisé ; chant qui ne peut avoir lieu que dans le choc et le tumulte des passions, où la chaîne des idées est rompue. Il ne faut donc pas que le poëte, sous prétexte d'être concis, accumule les tableaux et les sentimens : le musicien voulant tout peindre, tout exprimer, ne peindroit, n'exprimeroit rien. Mais chaque tableau, chaque sentiment doit être séparé par des intervalles et des silences. On cite pour modèle de tableaux détachés, ces beaux vers du début des Elémens. Les temps sont arrivés. Cessez, triste chaos. Paroissez, Elémens. Dieux, allez leur prescrire Le mouvement et le repos. Tenez-les renfermés chacun dans son empire. Coulez, ondes, coulez. Volez, rapides feux. Voile azuré des airs, embrassez la nature. Terre enfante des fruits, couvre toi de verdure. Naissez, mortels, pour obéir aux Dieux. L'opéra demande des vers libres et coupés, parce que la versification ne sauroit y être trop douce, trop coulante, trop gracieuse, le dialogue trop vif, trop aisé, trop naturel. La moindre dureté dans le son, le moindre défaut d'harmonie n'y seroit pas supportable. Voyez comme ces vers de Quinaut sont mélodieux et chantans. Fontaine, qui d'une eau si pure, Arrosez ces brillantes fleurs, En vain votre charmant murmure Flatte le tourment que j'endure ; Rien ne peut enchanter mes mortelles douleurs. Ce que j'aime me fuit, et je fuis tout le monde. Pourquoi traîner plus loin ma vie et mes malheurs ? Ruisseau, je vais mêler mon sang avec ton onde ; C'est trop peu d'y mêler mes pleurs. Le même poëte sait, quand il le faut, réunir l'élégance et l'agrément avec l'énergie et l'élévation. Ce morceau que chante Médée, dans l'opéra de Thésée, en est un exemple. Sortez, ombres, sortez de la nuit éternelle, Voyez le jour pour le troubler : Que l'affreux désespoir, que la rage cruelle Prennent soin de vous rassembler….. Avancez, malheureux coupables, Soyez aujourd'hui déchaînés ; Goûtez l'unique bien des cœurs infortunés Ne soyez pas seuls misérables….. Ma rivale m'expose à des maux effroyables ; Qu'elle ait part aux tourmens qui vous sont destinés. Tous les enfers impitoyables Auront à peine à former des horreurs comparables Aux troubles qu'elle m'a donnés. Goûtons l'unique bien des cœurs infortunés, Ne soyons pas seuls misérables. Voici encore un morceau, où l'on admirera tout à-la-fois l'aisance, l'harmonie, la force, et même le sublime des images. C'est le début de Pluton dans l'opéra de Proserpine. Les efforts d'un géant qu'on croyoit accablé, Ont fait encor gémir le ciel, la terre et l'onde. Mon empire s'en est troublé ; Jusqu'au centre du monde, Mon trône en a tremblé. L'affreux Tiphée avec sa vaine rage, Trébuche enfin dans des gouffres sans fonds. L'éclat du jour ne s'ouvre aucun passage, Pour pénétrer les royaumes profonds Qui me sont échus en partage. Le ciel ne craindra plus que ses fiers ennemis Se relèvent jamais de leur chute mortelle ; Et du monde ébranlé par leur fureur rebelle Les fondemens sont affermis. De l'amour dans l'opéra. On ne sauroit étudier un plus parfait modèle que Quinaut pour le style de la tragédie-lyrique. Mais il faut bien se garder de l'imiter dans ces lieux communs de morale lubrique que Boileau lui a justement reprochés. Il est certain que toutes ses tragédies ne sont que trop pleines de maximes séduisantes et d'images voluptueuses, quoiqu'il y ait des endroits où l'amour soit représenté comme une dangereuse foiblesse. Tels sont ces vers qu'il met dans la bouche d'As. Ah ! que l'amour paroît charmant ! Mais, hélas ! il n'est point de plus cruel tourment. J'ai choisi la gloire pour guide ; J'ai prétendu marcher sur les traces d'Alcide. Heureux si j'avois évité Le charme trop fatal dont il fut enchanté ! Son cœur n'eut que trop de tendresse, Je suis tombé dans son malheur. J'ai mal imité sa valeur, J'imite trop bien sa foiblesse. Et ces vers énergiques que chante Ae. Veuez, venez, haine implacable, Sortez du gouffre épouvantable Où vous faites régner une éternelle horreur. Sauvez-moi de l'amour ; rien n'est si redoutable ; Rendez-moi mon courroux, rendez-moi ma fureur Contre un ennemi trop aimable. C'est sous ces traits que Quinaut et ceux qui sont venus après lui, auroient dû constamment peindre l'amour dans leurs tragédies-lyriques. Mais attachés à ne puiser leurs sujets que dans la mythologie ou le roman, ils ont asservi leurs personnages à une passion efféminée qui fait la base de leurs poëmes, et leur ont fait débiter une morale pernicieuse, qui, enveloppée sous le voile de la délicatesse et du sentiment, n'en devient que plus sûrement l'écueil de l'innocence. On ne sauroit trop exhorter nos poëtes, non-seulement à traiter des sujets réels, et à présenter des caractères historiques, en suivant les règles propres à ce théâtre ; mais encore à substituer à la peinture d'un amour tendre et purement voluptueux, celle d'un amour tragique et funeste, ou à embrasser des passions nobles et vraiment dramatiques. Quelle abondante moisson ne peuvent-ils pas faire dans l'histoire de toutes les nations ? L'amour de la gloire et de la patrie, la haine d'une tyrannie injuste, les suites malheureuses des passions désordonnées, les actions proprement héroïques ; les sentimens élevés ne peuvent-ils pas faire briller le génie du poëte et du musicien, et leur fournir les plus grands moyens de nous attacher, de nous intéresser, et même de nous instruire ? Il faut convenir que cette nouvelle route est frayée depuis quelques années. Jeunes poëtes, c'est à vous d'y entrer avec courage, et de la suivre sans vous lasser. Un changement utile pour les mœurs commence à s'opérer sur notre scène lyrique : ambitionnez la gloire d'achever entièrement la révolution. Les applaudissemens des censeurs éclairés et des honnêtes gens couronneront vos efforts heureux, et ne tarderont pas à vous concilier les suffrages de la multitude. Le poëte présente quelquefois sur le théâtre de l'opéra des sujets qui ne sont pas tragiques et merveilleux, mais qui sont tirés de la bergerie. Son poëme prend alors le titre de Pe. Il est aisé de sentir que ce genre veut des passions douces, des sentimens naïfs, des tableaux gracieux, et un style qui soit toujours conforme, par sa simplicité, à l'état des personnages. L'opéra avoit déjà pris naissance en Italie, lorsqu'on représentoit en France des pièces en machines. Corneille, dont le génie se plioit à tous les genres, effaça dans celui-ci tous ses rivaux, par son Andromède, où il y a de grandes beautés. Quinaut créa parmi nous l'opéra, l'orna de toute la pompe dont il étoit susceptible, et fit tomber toutes les pièces de ce genre. Après les tragédies-lyriques de ce poëte, les plus estimées sont le Thétis et Félée de Fontenelle, et le Castor et Pollux de Bd. Les opéras d'Italie, qui sont les plus connus et les plus admirés en France, sont ceux de Me. Ils ont été traduits, comme je l'ai déjà dit, par Rt. La Motte inventa au commencement du siècle dernier, un genre d'opéra plus facile, et qui plaît par sa variété. Ce sont des actes détachés, et réunis sous le titre commun de Ballet ; petit poëme dramatique qui diffère de la tragédie-lyrique, en ce que dans celle-ci, c'est le fond de l'action qui amène des divertissemens de chant et de danse ; au lieu que dans le ballet, ce sont ces divertissemens qui amènent une action, à laquelle ils servent de fondement. Cet auteur donna pour essai l'Europe galante ; vrai chef-d'œuvre en ce genre. On propose encore pour modèle l'acte de Coronis, celui de Pygmalion, celui de Zelindor, l'acte de la Vue dans le ballet des Sens, et celui de la Vestale dans le ballet des Elémens. Article V. Du Poëme épique. Voici le plus noble, le plus beau, et si l'on peut parler ainsi, les rois des poëmes. Tous les trésors de la poésie y brillent à nos yeux, et y sont étalés avec la plus grande magnificence. Aussi exige-t-il toute la vigueur, toute la hardiesse, tout le feu, toute l'étendue du génie. Fondé sur un événement connu, soit par l'histoire, soit par la tradition, soit même seulement par l'opinion publique, le poëme épique, où, ce qui est la même chose, l'épopée n'a d'autre but que d'exciter notre joie et notre admiration, en nous montrant la vertu heureuse, après les affreux revers qu'elle a essuyés. Des héros qui viennent à bout d'une glorieuse entreprise, en surmontant les plus terribles obstacles, en triomphant de leurs propres foiblesses et de leurs passions, tels sont en général les grands exemples que nous offrent ce genre de poésie. Définition du Poëme épique. Le nom d'épopée est composé de deux mots grecs ἕπος, qui signifie récit, et πωεῖω, qui signifie faire, feindre, créer. Ainsi l'épopée est le récit poétique d'une action héroïque et merveilleuse. Le récit est ce qui la distingue de la tragédie, et ce qu'elle a de commun avec l'histoire : le récit poétique, c'est-à-dire, ornés de fictions, est ce qui la distingue de celle-ci : l'action héroïque est ce qui la distingue des petits poëmes et du roman, dont le fond est toujours une historiette ou une intrigue amoureuse. L'action merveilleuse est ce qui la caractérise essentiellement. On a vu qu'une action est une entreprise faite avec dessein ; qu'elle est héroïque, soit dans son principe, lorsqu'elle part d'une âme courageuse, et élevée au-dessus des âmes vulgaires ; soit dans son objet, lorsqu'elle est fondée sur les intérêts de toute une nation, ou seulement de quelque prince ; soit par l'état et la qualité des personnages, lorsque ce sont des rois, des héros. Ajoutons ici (et c'est ce qu'il est nécessaire de remarquer) que l'action épique est fondée, ou sur l'intérêt d'une religion ; telle est celle de la Jérusalem délivrée, qui intéresse principalement les chrétiens, puisque c'est la délivrance du tombeau de Jésus-Christ : ou sur l'intérêt d'une nation ; telle étoit celle de l'Enéide, qui intéressoit principalement les anciens Romains, puisque c'est la fondation de leur empire : ou sur l'intérêt de l'humanité entière ; telles sont celles de l'Iliade et de l'Odyssée, qui intéressent généralement tous les hommes ; la première, parce que nous y voyons les funestes effets d'une passion à laquelle nous sommes tous sujets ; la seconde, parce qu'elle nous offre l'exemple d'une vertu constante dans ses desseins, ferme dans les revers. Observons cependant que ces différens poëmes renferment des actions particulières, des événemens, des situations, des tableaux dans lesquels ces trois intérêts se trouvent réunis, ou successivement présentés. Dans la Jérusalem délivrée, Godefroi de Bouillon, chef de l'entreprise, et Rénaud, sans lequel elle ne peut être achevée, intéressent paraiculièrement, l'un la nation française, l'autre les Italiens. Les héros que nous y voyons malheureux par leurs foiblesses, intéressent l'humanité entière. Dans l'Enéide, le héros troyen, qui transporte ses dieux en Italie, fait naître l'intérêt de religion par rapport aux anciens Romains ; et Didon, victime de l'amour intéresse tous les cœurs. L'Iliade et l'Odyssée offrent également en bien des endroits l'intérêt de religion par rapport aux peuples de ces temps-là, et l'intérêt de nation par rapport aux anciens. Grecs. Mais revenons à dire que l'intérêt de religion se trouve au plus haut degré dans l'entreprise de Godefroi, qui veut délivrer les lieux saints ; l'intérêt de nation dans l'entreprise d'Enée, qui veut fonder l'empire romain ; l'intérêt de l'humanité entière dans les effets de la colère d'Achille, et dans la sagesse et le courage d'Ulysse, qui surmonte tous ses périls. Du merveilleux dans le poëme épique Le merveilleux est essentiel à l'épopée. On entend par ce mot, comme je l'ai dit ailleurs, 1°. l'intervention des dieux, 2°. celle des êtres moraux ou métaphysiques personifiés, et cestaines fictions hardies qui sont hors du cercle des idées communes. 1°. L'intervention des dieux : première branche du merveilleux de l'épopée. Dans toutes les espèces de culte, le dieu qui en étoit l'objet, a toujours été regardé comme l'arbitre souverain, le moteur et le maître des hommes, réglant leur destinée, et conduisant tous les événemens. Il n'est donc pas surprenant que les poëtes païens aient supposé qu'un héros faisant une action vraiment intéressante pour les peuples, étoit aidé ou traversé par quelques-uns de leurs dieux, subordonnés néanmoins à un être suprême, qui avoit décidé du succès de l'entreprise, et de la destinée du héros. Ainsi nous voyons dans l'Iliade tous les dieux partagés entre les Troyens et les Grecs, mais obligés enfin de se soumettre à l'arrêt du destin, prononcé contre la ville de Priam. Ainsi nous voyons dans l'Enéide, Junon attachée sans relâche à éloigner Enée de l'Italie, et Vénus favorisant ce héros, qui aborde enfin dans cette contrée, et y jette les premiers fondemens d'un empire, parce que le destin l'a ainsi ordonné. On peut aisément juger que ce mélange des dieux et des hommes dans une action, sert à rendre le récit de cette action plus noble et plus intéressant ; à donner plus d'éclat au héros qui la fait, et à exciter une plus grande admiration pour ses vertus. Il sert aussi à faire voir, non-seulement que les héros les plus sages et les plus vaillans ne peuvent rien sans le secours de la Divinité, mais encore qu'il y a des dieux vengeurs et rémunérateurs, qui punissent ou favorisent les hommes, dans certaines circonstances de leur vie, selon qu'ils le méritent. Les dieux doivent donc être et sont réellement les grands acteurs de l'épopée : les hommes en sont les acteurs subalternes. Les dieux font les fonctions des causes premières : les hommes celles des causes secondes. L'action a été résolue dans le conseil des dieux : ce sont les hommes qui l'exécutent. C'est pour cette raison que ceux ci sont presque toujours sur la scène. Les dieux ne doivent y paroître que de loin à loin, pour y paroître toujours avec vraisemblance, et pour ne pas éclipser les acteurs subalternes. Ils ne doivent s'y montrer que dans les parties les plus importantes de l'entreprise, et lorsque le héros a besoin de leur aide ou de leurs conseils : par ce moyen la dignité de ces êtres surnaturels est conservée. On a reproché à Homère d'avoir fait descendre les dieux dans de trop petits détails ; lorsque Minerve rapporte à Achille le trait qu'il a lancé contre Hector, qui n'en a pas été atteint, et lorsque, dans le combat de la course des chars, Apollon ayant fait tomber à Diomède le fouet de la main, Minerve se hâte de le ramasser, et le rend à ce guerrier. Ajoutons que quand les dieux paroissent dans l'épopée, ils ne doivent pas s'y montrer dans l'appareil de leur grandeur. Les mortels en seroient éblouis et atterrés. D'ailleurs ces dieux ne pourroient alors opérer que des miracles ; sinon ils compromettroient leur gloire. Or, les miracles, qui sont un dérangement de l'ordre naturel, fait par la Divinité même, ou par un agent qu'elle emploie, ne peuvent trouver place dans l'épopée. Ainsi il faut bien prendre garde de ne pas les confondre avec le merveilleux. Le poëte doit donc se contenter de représenter la conduite de ces dieux, (il ne s'agit encore ici que des divinités du paganisme), telle que la religion existante la faisoit connoître aux peuples, par rapport aux choses humaines ; et de leur faire faire des actions dignes de leur puissance et de leur grandeur, sans que pourtant ils renversent les lois de la nature établies. Que dans l'Iliade, Mars blessé, jette un cri pareil à celui d'une armée ; que Jupiter ébranle tout l'Olympe par le seul mouvement de ses sourcils ; voilà un merveilleux admirable, mais qui est dans l'ordre des choses : il plaît, il étonne, il transporte. Qu'Enée et ses vaisseaux par le vent écartés, Soient aux bords africains d'un orage emportés, Ce n'est qu'une aventure ordinaire et commune, Qu'un coup peu surprenant des traits de la fortune. Mais que Junon constante en son aversion, Poursuive sur les flots les restes d'Ilion ; Qu'Eole en sa faveur les chassant d'Italie, Ouvre aux vents mutinés les prisons d'Eolie ; Que Neptune en courroux s'élevant sur la mer, D'un mot calme les flots, mette la paix dans l'air, Délivre les vaisseaux, des Syrtes les arrache ; C'est-là ce qui surprend, frappe, saisit, attache. Cette intervention des dieux produit un bien bel effet dans les poëmes d'Homère et de Ve. Mais elle nous paroîtroit absurde dans les poëmes modernes, c'est-à-dire, dans ceux dont l'histoire des peuples chrétiens a fourni ou peut fournir le sujet. La raison veut que cette première branche du merveilleux soit tirée du fond de la créance commune des peuples pour lesquels on écrit, et que le poëte ne fasse agir que les divinités connues et honorées dans les pays et dans les temps où s'est passée l'action qu'il raconte. S'ensuit-il de-là qu'on puisse introduire dans un sujet chrétien les anges, les saints et les démons ? Il y a des critiques qui pensent que non : Boileau même est de ce nombre. Mais le sentiment le plus général est qu'on le peut. En effet, puisque dans les principes de toute religion, il est incontestable que la Divinité règle et dirige tous les événemens, seroit-ce dégrader la majesté de notre Dieu, que de supposer, non-seulement qu'il a préparé une action vraiment grande, vraiment importante que fait un héros vertueux ; mais encore qu'il suit l'exécution de cette action par les ministres de ses ordres et de ses volontés ? Répugneroit-il que le poëte se dit inspiré par un génie céleste, à qui l'Etre suprême auroit découvert tous les secrets ressorts de sa sagesse dans l'entreprise de son héros ? Il est certain que ce merveilleux peut être dans un poëme la source des plus sublimes beautés. Que de peintures fortes et touchantes, que de tableaux brillans et magnifiques, que de grands traits de morale, que d'importantes vérités, en un mot, quelle abondance de richesses poétiques peut fournir au poëte notre auguste religion ! Les admirables ouvrages des prophètes et des écrivains sacrés en sont la preuve. D'ailleurs les épiques modernes ont employé ce merveilleux avec succès ; et l'on ne peut disconvenir que les endroits où ils en ont fait usage, en se renfermant dans les bornes des idées que nous donne la foi, ne sont pas les morceaux les moins frappans de leurs poëmes. Pour que ce merveilleux du christianisme puisse plaire aux lecteurs éclairés, qui veulent que la poésie épique présente les objets dans l'état le plus parfait, mais sans contrarier l'ordre naturel, et l'ordre surnaturel des choses ; il faut observer à la rigueur ce que j'ai dit ci-dessus de l'intervention des dieux. Les anges, les saints et les démons ne doivent paroître dans un sujet chrétien que de loin à loin, et sans que le merveilleux qu'ils opèrent, aille jusqu'au miracle. On ne sauroit trop répéter que l'épopée n'en veut point. Lorsque Milton décrit les ruses du tentateur ; fait entretenir les génies qui président aux astres, aux fleuves, aux montagnes ; nous représente le fils de Dieu s'offrant à son père pour racheter le genre humain ; nous fait entendre les récits prophétiques de Raphaël, qui trace à Adam l'histoire à venir de sa postérité : lorsque le Tasse nous fait voir l'ange Gabriël apparoissant à Godefroi pour l'animer à la conquête de Jérusalem ; les démons excitant un violent orage contre les chrétiens, pour leur arracher la victoire qu'ils remportoient sur les infidèles ; dans un autre combat l'archange Michel, armé de sa lance redoutable, faisant rentrer jusqu'au fond des abîmes ces esprits infernaux ; un céleste guerrier s'offrant aux regards de Godefroi, au moment où il escalade les murs de Solime, lui montrant l'immortelle Milice qui seconde ses efforts et partage sa victoire, des escadrons innombrables d'esprits lumineux, dont les uns sappent les tours ennemies, et les autres foudroient les remparts ; ce merveilleux nous paroît beau sans doute : il nous ravit, il nous enchante, parce que dans sa sublimité même, il n'offre rien qui soit contre l'ordre des choses que le souverain Créateur a établi. Qui n'admirera point un pareil trait de cette espèce de merveilleux dans ces beaux vers de la Henriade ? Cependant sur Paris s'élevoit un nuage, Qui sembloit apporter le tonnerre et l'orage : Ses flancs noirs et brûlans tout-à-coup entr'ouverts Vomissent dans ces lieux les monstres des enfers ; Le fanatisme affreux, la discorde farouche, La sombre politique, au cœur faux, à l'œil louche, Le démon des combats respirant les fureurs, Dieux enivrés de sang, Dieux dignes des ligueurs. Aux remparts de Paris ils fondent, ils s'arrêtent ; En faveur de d'Aumale au combat ils s'apprêtent, Voilà qu'au même instant du haut des cieux ouverts, Un ange est descendu sur le trône des airs, Couronné de rayons, nageant dans la lumière, Sur des ailes de feu parcourant sa carrière, Et laissant loin de lui l'occident éclairé De sillons lumineux dont il est entouré. Il tenoit d'une main cette olive sacrée, Présage consolant d'une paix desirée : Dans l'autre étinceloit ce fer d'un Dieu vengeur, Ce glaive dont s'arma l'ange exterminateur, Quand jadis l'Eternel, à la mort dévorante, Livra les premiers nés d'une race insolente. A l'aspect de ce glaive, interdits, désarmés, Les monstres infernaux semblent inanimés : La terreur les enchaine ; un pouvoir invincible Fait tomber tous les traits de leur troupe inflexible. Ainsi de son autel, teint du sang des humains, Tomba ce fier Dragon, ce dieu des Philistins, Lorsque du Dieu des Dieux, en son temple apportée, A ses yeux éblouis l'arche fut présentée. Mais dans le Paradis perdu, ce palais, qui porté sur des colonnes et des pilastres d'ordre dorique, s'élève hors de terre comme une fumée, et ou Satan doit haranguer les démons auxquels il vient de parler en plein air ; ces grands diables qui se changent en Pygmées, pour que tous puissent trouver place dans cette salle du conseil ; cette bataille entre les bons et les mauvais anges, qui se jettent des montagnes à la tête ; cette nombreuse artillerie, ces épées entre les mains de ces esprits qui ne pouvoient se blesser ; ce démon qui a été coupé en deux, et dont les deux parties se réunissent dans le moment : mais dans la Jérusalem délivrée, cette magicienne, qui métamorphose en poissons dix chevaliers ; ces démons, qui dans une forêt prennent toutes sortes de formes, pour épouvanter les chrétiens qui vouloient en couper les arbres ; cette Clorinde enfermée dans un cyprès, et blessée par le fer de Tancrède qui en a frappé le tronc ; cette Armide, qui sort du sein d'un myrthe entr'ouvert, et qui paroît aux yeux de Renaud ; ce vieillard chrétien, qui marche sur les eaux, les divise, et conduit deux chevaliers sous le lit du fleuve et jusqu'au centre de la terre ; tous ces traits sont d'un merveilleux invraisemblable, qui choque notre raison, parce que les lois de la nature y sont renversées. On a dit en faveur du Tasse, que de son temps les enchantemens étoient reçus dans toute l'Europe, et regardés presque comme un point de foi par le peuple superstitieux d'Italie. Cette raison le justifie sans doute aux yeux de l'homme de génie, et de tout lecteur judicieux, qui doit se transporter, et dans le siècle où le poëte a écrit, et dans celui où l'action s'est passée. Mais je devois indiquer ici ces défauts relevés par la critique, pour faire sentir aux jeunes gens que ce merveilleux magique ne seroit point aujourd'hui reçu dans un poëme tiré de l'histoire des nations modernes. Le mélange de la théologie payenne avec notre religion paroîtroit encore plus absurde et plus révoltant. Le Tasse a eu l'inadvertance de donner à ses démons les noms des dieux infernaux et des furies du paganisme. Milton a fait entrer aussi dans quelques endroits de son poëme Cerbère, Tantale, Méduse, etc. Mais à cet égard personne n'a poussé plus loin le déréglement de l'imagination, que le Camoëns dans sa Le. Il y fait rencontrer en même temps Jésus-Christ et Bacchus, Vénus et la Vierge Marie. Son héros essuyant une tempête, adresse ses prières à Jésus-Christ ; et Vénus vient à son secours. Le but des Portugais est la propagation de la foi ; et Vénus se charge du succès de l'entreprise. Que son traducteur dise tant qu'il voudra que ce sont des allégories. Quel lecteur s'en seroit jamais douté ? 2°. Les êtres moraux ou métaphysiques personnifiés, et autres fictions de cette espèce : seconde branche du merveilleux de l'épopée. Ces êtres moraux sont, par exemple, la discorde, la paix, la mollesse, le sommeil, la politique, les grâces, les jeux, etc., ainsi que les passions, les vertus et les vices, présentés sous une forme visible ; tous, personnages qu'on appelle allégoriques. Là, pour nous enchanter tout est mis en usage ; Tout prend un corps, une âme, un esprit, un visage. Voyez comme Homère dans son Iliade a personnifié les prières. « Elles sont filles du maître des dieux ; elles marchent tristement, le front couvert de confusion, les yeux trempés de larmes, et ne pouvant se soutenir sur leurs pieds chancelans. Elles suivent de loin l'Injure, l'Injure altière qui court sur la terre d'un pied léger, levant sa tête audacieuse ». Voyez encore comme Virgile personnifie la Renommée dans le quatrième livre de son Enéide. « La renommée est le plus prompt de tous les maux. Elle subsiste par son agilité ; et sa course augmente sa vigueur. D'abord petite et timide, bientôt elle devient d'une grandeur énorme ; ses pieds touchent la terre, et sa tête est dans les nues. C'est la sœur des géans, Cée et Encelade, et le dernier monstre qu'enfanta la terre irritée contre les dieux. Le pied de cet étrange oiseau est aussi léger que son vol est rapide : sous chacune de ses ailes, ô prodige ! il a des yeux ouverts, des oreilles attentives, une bouche et une langue qui ne se tait jamais. Il déploie ses ailes bruyantes au milieu des ombres : il traverse les airs durant la nuit ; et le doux sommeil ne lui ferme jamais les paupières. Le jour, il est en sentinelle sur le toit des hautes maisons, ou sur les tours élevées : de-là il jette l'épouvante dans les grandes villes, sème la calomnie avec la même assurance qu'il annonce la vérité ». On peut hardiment faire usage de ce merveilleux dans un poëme chrétien, pourvu qu'en l'employant, on garde une certaine discrétion, et que l'on observe certaines convenances. Il n'y a proprement que les grandes passions, celles dont les mouvemens sont vifs, les effets bien marqués, qui puissent jouer un rôle un peu considérable. On a trouvé dans Milton que le Péché, qui n'est pas un être moral, se préparant au combat contre Satan, qui est un être physique et réel, fait un personnage un peu forcé. L'épopée est le pays des fictions. C'est dans cette partie que le poëte peut et doit déployer toutes les ressources de son génie. Mais il faut qu'il ne passe jamais les bornes d'une sage vraisemblance : les fictions ne doivent jamais être ni petites ni outrées. Homère a fait parler des chevaux, mouvoir des statues, marcher des trépieds. Virgile a introduit des monstres voraces, qui salissent et dévorent les mets des Troyens. Milton, en personnifiant le péché, a fait une peinture dégoûtante dans les détails. Le Tasse a fait chanter à un oiseau des chansons de sa composition. Ces fictions ne sont point du goût des Français : ce sont à nos yeux des monstres brillans qui dégradent la majesté de l'épopée, ou qui lui donnent, pour ainsi dire, une forme colossale. Mais en voici une qui réunit toute la vraisemblance et toute la grandeur qui conviennent à ce genre de poésie. Dans la Lusiade, la flotte des Portugais est prête à doubler le cap de Bonne-Espérance, lorsqu'un nuage noir et effrayant se forme au-dessus de leurs têtes. Un bruit affreux frappe les oreilles de Gama, chef de l'entreprise, et de ses compagnons. Aussi Aussitôt s'élève dans les airs un fantôme formidable, dont la taille énorme surpasse en hauteur le fameux Colosse de Rhodes. Ses membres sont hideux ; son visage est sombre et farouche ; ses yeux étincelans sont cachés comme dans une fosse obscure, d'où jaillissent des flammes noires, livides et plus sanglantes que lumineuses. Ce monstre, ou ce dieu, est le gardien de ces mers, dont aucun vaisseau n'avoit encore fendu les flots. Il pousse un horrible mugissement, qui semble sortir des plus profonds abîmes de la mer. Il reproche aux Portugais leur orgueilleuse audace ; il menace leur flotte, et leur annonce tous les désastres et toutes les calamités qu'ils doivent essuyer dans leur entreprise. Cette fiction est vraiment belle ; et au jugement de tous les critiques, elle doit plaire dans tous les temps et dans tous les pays. Je dois dire ici qu'elle a été imitée d'une Ode sur l'invasion des Maures, par Louis de Léon, poëte espagnol. Qualités de l'action épique. Si le vraisemblable doit toujours être joint au merveilleux de l'épopée, à plus forte raison doit-il se trouver dans l'action même, et dans toutes les circonstances importantes de l'action. C'est la première qualité qu'elle doit avoir. Elle doit être encore entière, et ue. Je crois m'être assez étendu sur ce sujet dans l'article du poëme dramatique. Je me contenterai de rappeler ici qu'une action est possible, lorsqu'il ne répugne point qu'elle ait été faite ; qu'elle est vraisemblable, lorsqu'il y a quelque raison de croire qu'elle a été faite. Ainsi les personnages de l'épopée ne doivent jamais agir sans un motif, sans un dessein raisonnable, et qui paroisse sensible au lecteur. J'ai dit encore que l'intégrité d'une action consiste dans son commencement, son milieu et sa fin ; ce qui veut dire exposition du sujet, nœud et dénouement. J'ai expliqué ce que sont ces trois choses, et je ne ferai qu'ajouter ici qu'il n'en est pas du dénouement de la tragédie. Dans celle-ci, le dénouement malheureux est le meilleur, parce que l'objet de la tragédie étant d'exciter la terreur et la pitié, ces deux passions sont portées au plus haut degré possible, lorsque nous voyons un héros plus malheureux que coupable, succomber dans une entreprise qu'il a tentée lui-même, ou qu'on a tentée contre lui. Mais quoique dans l'épopée il y ait et il doive y avoir beaucoup de ces situations terribles et attendrissantes, qui nous font frémir pour le héros, et nous arrachent des larmes ; néanmoins son principal objet, son objet essentiel, est de nous donner une grande vertu à admirer. Or, si cette grande vertu échouoit, elle ne seroit point, à proprement parler, digne de notre admiration, je veux dire, d'une admiration entière, pure et sans mélange, parce que ce sentiment ne peut être vraiment excité et porté à son comble, que par le succès et la joie. Il faut donc que le héros, franchissant tous les obstacles, vienne heureusement à bout de son entreprise. Ainsi Achille, après avoir dompté sa colère, fait tomber sous ses coups Hector, le plus brave défenseur d'Illion. Ainsi Ulisse surmonte ses revers, et arrive à Ithaque. Ainsi Enée aborde en Italie, et triomphe de Turnus. Ainsi Godefroi dissipe les forces de l'Afrique et de l'Asie réunies contre lui, et s'empare de Jérusalem. Mais, dira-t-on, sans doute le dénouement du Paradis perdu n'est-il pas malheureux ? Non, parce que Adam n'est pas le héros du poëme : c'est Satan ; et l'on voit aisément qu'il fait succomber le premier homme. C'est donc le Diable, dit l'abbé Batteux, qu'on nous donne à admirer. L'objet est singulier ; mais il en faut juger comme d'une idée de peintre, c'est-à-dire, par l'exécution, plutôt que par le fond même du sujet. Il est quelquefois nécessaire de faire suivre le dénouement, par le récit de quelques événemens qui tiennent essentiellement à l'action : c'est ce qu'on appelle achèvement. La réconciliation d'Achille avec Agamemnon fait le dénouement de l'Illiade, puisque le poëte ne s'étoit proposé, comme il le dit lui-même, que de chanter la colère d'Achille, et ses funestes effets. Mais cette réconciliation ne devrait pas en être la fin, parce qu'on auroit pu demander si elle avait changé la face des affaires. Il y avoit donc quelque chose à desirer après la cessation de la colère d'Achille. Il falloit qu'il combattît les Troyens, les mît en, déroute et triomphât d'Hector. Cet achèvement de l'action doit être court, autant qu'il sera possible : autrement il seroit froid. J'ai dit enfin que l'unité d'action se prend du rapport de ses parties, de l'unité d'intérêt, et de l'unité de péril ou de plusieurs périls, pourvu que l'un soit une suite nécessaire de l'autre. Mais il ne faut pas croire que l'unité du personnage puisse faire ici l'unité de l'action. Le poëme épique n'est ni une histoire, comme la Pharsale de Lucain, la Guerre punique de Silius Italicus, où sont décrits plusieurs événemens décousus ; ni la vie entière d'un héros, comme l'Achilléide de Se. Il se borne au récit d'une seule action héroïque, pour la faire admirer et la proposer pour exemple. Quant à l'unité de tems et de lieu, l'épopée n'y est point asservie comme la tragédie. On a calculé que la durée de l'action de l'Iliade est de quarante-sept jours : celle de l'Odyssée, qui ne commence qu'au départ d'Ulysse de l'île d'Ogygie, est d'environ deux mois : celle de l'Enéide, qui ne commence qu'à la tempête qui jette Enée sur les côtes d'Afrique, est de deux saisons, l'été et l'automne. Ainsi le temps que doit durer l'action, n'est pas fixe et marqué, mais la plupart des critiques s'accordent à dire que depuis l'endroit où le poëte commence sa narration, ce temps ne doit pas s'étendre au delà d'une année. Des épisodes dans le poëme épique. L'unité de l'action dans l'épopée n'exclut point les épisodes. On a vu que ce sont des actions particulières subordonnées à l'action principale. Ils doivent toujours être tirés du fond même du sujet, ou, s'ils en sont éloignés, y être amenés par les circonstances. Pope compare le poëme épique à un jardin : la principale allée est grande et longue ; et il y a de petites allées où l'on va quelquefois se délasser, qui tendent toutes à la grande. Cette comparaison me paroît juste, pourvu toutefois que ces allées ne soient pas en trop grand nombre : elles formeroient un labyrinthe dans lequel on pourroit s'égarer. Il en seroit de même des épisodes : ils noyeroient l'action principale, s'ils étoient trop multipliés. On a comparé aussi le poëme épique à un grand fleuve, qui se partage en rameaux, forme des îles qu'il embrasse, reçoit des torrens, des ruisseaux, des rivières dans son sein. Mais il faut que ce soit toujours le même fleuve qui, suivant la même impulsion, aille se jeter dans l'Océan par une seule embouchure. Enfin le poëme épique a été comparé à un tableau où l'on voit une figure principale qui frappe par sa grandeur et sa beauté : mais il y en a aussi plusieurs autres dans une belle ordonnance et dans une juste proportion. Toutes ces comparaisons peuvent donner suffisamment à entendre ce que sont les épisodes dans l'épopée. Mais pour faire connoître en même temps et l'effet qu'ils doivent y produire, et la place qu'ils méritent d'y occuper, il est à propos de distinguer ici les épisodes qui n'y sont que par occasion, et ceux qui y sont pour le besoin de l'action. Ceux de la première espèce sont des épisodes de pur agrément : le poëte ne les emploie que pour répandre dans son poëme un ornement de plus, ou pour délasser et pour égayer le lecteur. En voici un exemple. Enée va demander du secours au roi Evandre, contre les peuples d'Italie qui veulent l'empêcher de s'établir dans ce pays. Il le trouve faisant un sacrifice ; et ce prince lui en raconte l'origine. Ce récit amené comme on le voit, bien naturellement, n'étoit pas absolument nécessaire. Si la circonstance exigeoit qu'Evandre instruisît Enée de l'événement qui avoit donné lieu à l'institution de ce sacrifice, il pouvoit lui dire, en quatre vers, que c'étoit la victoire remportée par Hercule sur Cacus, brigand qui ravageoit cette contrée. La description brillante et pittoresque de ce combat ne tient donc au poëme que par occasion. Ce n'est ici qu'un ornement qu'on pourroit supprimer, sans que l'action fût moins bien nouée, moins bien conduite, et sans qu'elle perdît le moindre degré d'intérêt. Les épisodes qui sont dans l'épopée pour le besoin de l'action, y sont plus ou moins nécessaires, suivant la manière dont le poëte les emploie. Ainsi distinguons 1°. celui qu'on nomme grand épisode, parce qu'il entre nécessairement dans la construction du poëme ; 2°. ceux qui servent à former ou à détruire un obstacle à l'accomplissement de l'action ; 3°. ceux qui contribuent à l'intérêt d'une partie importante de l'action ; 4°. ceux qui étant employés pour nouer plus fortement l'action, influent encore d'une manière prochaine sur le dénouement. Les exemples vont répendre une vive lumière sur cette distinction. 1°. Enée jeté par une tempête sur les côtes de Carthage, reçoit un accueil favorable de la part de Didon, reine de ce pays, à laquelle il fait le récit de la prise de Troie, et des revers qu'il a essuyés depuis son départ de cette ville saccagée. Voilà le grand épisode de l'Enéide. Il y est nécessaire, pour que nous soyons instruits des événemens importans qui se sont passés avant l'action du poëme. 2°. Le chef des Troyens, après avoir raconté à Didon la malheureuse histoire de la ruine de sa patrie, est retenu auprès de cette jeune reine par un violent amour qui lui fait oublier l'Italie, où il est appelé par les destins pour fonder une nouvelle Troie. Voilà un épisode qui sert à former un obstacle à l'accomplissement de l'action ; obstacle que surmonte le héros, qui, imformé par Mercure de la volonté de Jupiter, rompt courageusement ses liens, et abandonne Carthage. 3°. Dans le même poëme, les Troyens, pendant l'absence d'Enée, se tiennent renfermées dans leur camp, suivant l'ordre qu'il leur en avoit douné. Mais l'armée de Turnus ne cesse de les insulter : l'ennemi même se dispose à mettre le feu à leurs retranchemens. Réduits à cette extrémité, ils délibérèrent sur les moyens de faire savoir à leur chef la situatiou où ils se trouvent. Deux jeunes guerriers, Nisus et Euryale, unis de la plus étroite amitié, se chargent de cette commission d'autant plus périlleuse, qu'il falloit s'ouvrir un passage à travers le camp des ennemis, et y périssent après avoir fait plusieurs grands exploits. Le mauvais succès de cette expédition est un nouveau revers pour les Troyens, puisqu'il ne fait qu'accroître leur embarras et leur inquiétude, en leur ôtant l'espérance de recevoir un prompt secours, ou de nouveaux ordres de leur chef. Il est clair que si vous supprimiez cet épisode, si vous supposiez que Nisus et Euryale ont passé tranquillement au travers des ennemis, et sont arrivés au lieu où étoit Enée, la situation des Troyens seroit moins fâcheuse, et nous intéresseroit moins vivement. Voilà donc un épisode qui contribue à l'intérêt d'une partie importante de l'action. 4°. Dans la Jérusalem délivrée, Herminie, cédant à la vivacité des sentimens qu'elle a pour Tancrède, se couvre des armes de Clorinde son amie, et sort de Jérusalem pendant la nuit pour aller offrir au héros chrétien de le guérir de ses blessures. Elle envoie à la tente de Tancrède un Ecuyer, qui, cachant le nom de la princesse, lui dit qu'une dame vient lui rendre la vie. Dans cet intervalle, la fausse Clorinde est apperçue par celui qui commande une garde avancée, et qui lui lance un javelot. Herminie effrayé prend la fuite et est emportée par son cheval dans une forêt. Au même instant, le bruit se répand dans le camp qu'on a vu Clorinde ; il parvient aux oreilles de Tancrède qui adore cette guerrière : ah ! dit-il c'est elle-même qui venoit adoucir mes peines. Transporté d'amour et de joie ; il prend une partie de ses armes, monte à cheval, vole, et suit les traces qu'il croit voir. Mais il s'égare pendant la nuit, arrive à un château habité par Armide, tombe entre les mains de cette anchanteresse ; et les Chrétiens, privés alors du plus vaillant de leurs guerriers, essuyent de plus grandes pertes et de plus grands désastres, qui retardent encore davantage l'exécution de leur entreprise. Cette même Herminie se trouvant ensuite dans le camp des Egyptiens, ennemis des chrétiens, reconnoît Vafrin, écuyer de Tancrède, et l'espion des Croisés. Elle se confie à lui pour retourner à Jérusalem, et lui révèle un secret complot tramé contre Godefroi. Huit guerriers déguisés en Français, vêtus et armés comme les gardes du général chrétien, doivent se jeter dans la mêlée, et enfoncer dans son sein un fer empoisonné. Sur cet avis, Godefroi fait changer à ses gardes d'habillement et d'armure ; et, dans ce dernier combat, qui, décidant de l'empire d'Asie, termine entièrement ce poëme, il échappe au danger qui le menaçoit. Voilà un épisode qui sert d'abord à nouer plus fortement l'action, et qui ensuite influe d'une manière prochaine sur le dénouement. Telles sont à peu près toutes les différentes espèces d'épisodes qui conviennent à l'épopée. Cette notion suffit sans doute pour faire juger de la manière dont on doit les placer et les lier à l'action, soit pour répandre des ornemens dans le poëme, soit pour y ajouter un nouveau degré d'intérêt. Il faut observer que les épisodes de pur agrément ne tenant pas essentiellement à l'action, doivent être plus ou moins courts, selon que la matière est plus ou moins éloignée du sujet. Des personnages et de la morale, dans le poëme épique. On n'est pas obligé, dans le poëme épique, comme dans le dramatique, d'annoncer dès le commencement tous les personnages qui doivent y paroître. Mais ces deux poëmes ont cela de commun, qu'ils n'en souffrent point d'inutiles. Dans l'épopée, tous doivent faciliter ou traverser plus ou moins l'exécution de l'entreprise. Ainsi c'est le besoin de l'action qui en détermine le nombre. Il faut d'abord leur donner les mœurs de leur temps et de leur pays : ce seroit choquer le bon sens que de leur en donner d'autres. Certains critiques ont donc eu tort de trouver les héros d'Homère défectueux, parce qu'ils ne ressemblent pas aux nôtres. Pouvoient-ils raisonnablement les juger par le goût de notre siècle et de notre nation ? Le poëte grec les a peints tels qu'ils étoient de son temps : il le devoit ; et il mériteroit aujourd'hui même les reproches de la critique, s'il ne l'avoit point fait. Les mœurs des personnages, dans l'épopée, doivent être, comme dans le poëme dramatique, bonnes, convenables, ressemblantes et égales : on a vu en quoi consistent toutes ces qualités. Il est sur-tout essentiel de les varier et de les faire contraster ensemble. Cette différence, cette opposition de mœurs ou caractères est une des choses qui attachent le plus le lecteur ; qui jettent le plus d'éclat et le plus d'intérêt dans le poëme épique, parce que d'un côté ces contrastes frappent agréablement l'esprit : de l'autre, ils affectent vivement le cœur, qui se livre alors sans réserve aux mouvemens d'amour ou de haine qui l'entraînent. Je répéterai ici qu'Homère est un des plus parfaits modèles en ce genre. Le Tasse l'a suivi de très-près. Les descriptions oratoire, les portraits brillans, ne sont pas ce qui fait le mieux connoître ces divers caractères. Ce sont les propres discours des personnages mêmes, leurs actions, leur conduite. Attachez-vous donc principalement à les faire agir ou parler. C'est par les différentes passions que leurs caractères doivent se manifester L'épopée les admet toutes sans exception, les bonnes et les mauvaises. Il ne s'agit que de les peindre sous les traits qui leur sont propres ; celles-ci, avec tout ce qu'elles peuvent avoir de funeste et d'odieux ; celles-là, avec tout ce qu'elles peuvent avoir d'utile et d'attrayant. Ce sont ces tableaux divers ou opposés entr'eux, et que le poëte expose à nos yeux comme dans une vaste galerie, qui, nous montrant la vertu dans tout son éclat, nous en faisant sentir tout le prix et toute l'excellence, excitent en nous cette grande admiration, qui est la dernière fin de l'épopée. Si le poëme épique est l'action de plusieurs hommes, même de tout un peuple, comme il peut fort bien l'être, il faut toujours qu'il y ait un acteur qui domine sur tous les autres, qui soit le chef de l'entreprise. On juge d'avance que ce principal personnage doit être vertueux, puisque l'action qu'il entreprend doit être bonne, louable et digne d'être admirée. Ainsi il est inutile de dire qu'un homme souillé de forfaits, venant à bout d'une entreprise criminelle, quelque glorieuse qu'on la supposât, (si toutefois la véritable gloire pouvoit s'allier avec le crime) ne pourroit pas être le héros d'un poëme épique. Ce n'est pas que ce premier personnage doive nécessairement être tout-à-fait vertueux comme Godefroi. Il peut avoir des foiblesses, des défauts, même une passion vive et funeste, comme Enée, Ulysse et Achille. Mais il faut que ses foiblesses soient éclipsées par de grandes vertus ; qu'il triomphe de sa passion ; qu'une âme élevée et peu commune soit le principe de ses défauts. Voulez-vous long-temps plaire et jamais ne lasser ? Faites choix d'un héros propre à m'intéresser, En valeur éclatant, en vertu magnifique : Qu'en lui jusqu'aux défauts, tout se montre héroïque . Ce héros doit toujours avoir une vertu dominante qui le caractérise particulièrement : telle est la piété dans Enée, la prudence dans Ulysse, la valeur dans Achille. C'est cette grande vertu dont il est constamment animé, qui nous le fait admirer dans les obstacles qu'il rencontre, dans les revers qu'il essuie, dans ses malheurs, ses périls, ses combats ; et notre admiration est portée à son comble, à l'aspect de cette vertu couronnée par le succès de l'entreprise. La morale n'est pas une des parties les moins importantes de l'épopée. C'est dans ce genre de poésie, peut-être plus que dans aucun autre, que le poëte est obligé de faire son art le noble et digne usage qui lui est propre ; de cet art consacré, dès son berceau, autant à l'instruction des hommes qu'à leur plaisir. D'ailleurs qui peut nier que nous n'aimions naturellement le vrai, que nous n'aimions naturellement la vertu ? Notre esprit cherche sans cesse le vrai, parce que nous trouvons notre satisfaction et notre intérêt à être éclairés et à étendre nos lumières. Notre cœur se porte vers la vertu, parce que nous sentons qu'elle seule peut procurer le vrai bonheur ; et lors même que cédant malheureusement à nos foiblesses, nous ne faisons aucun grand effort sur nous mêmes pour nous rendre meilleurs, nous desirons du moins de le devenir. La morale ne peut donc que plaire aux hommes, débitée avec un certain art, revêtue d'ornemens qui l'embellisent ; et c'est ici que le poëte doit la présenter sous cette parure attrayante. Les Dieux interviennent dans l'épopée : des héros y agissent avec d'autres héros, en n'y perdant jamais le soin de leur propre gloire. Que d'occasions, que de motifs de rappeler à l'homme ses devoirs à l'égard de la Divinité, ses devoirs à l'égard de ses semblables, ses devoirs à l'égard de lui-même ! Dieu, la religion, le bien public, l'homme, ses passions, sa fin dernière, son vrai bonheur, les biens et les maux de cette vie, enfin tout ce qui a rapport à ces différens objets, quel fonds inépuisable de vérités pour le poëte ! Le moyen de les présenter et de les développer, sont les exemples ; c'est-à-dire, lorsqu'on montre, par les actions des héros, la vertu toujours heureuse et triomphante, et le vice toujours misérable et confondu : les discours, c'est-à-dire, lorsqu'on ne trace que des maximes sages et préceptes utiles, qui seront, pour ainsi parler, incorporés au récit. Mais observons que le poëte ne doit point en général faire lui-même la fonction de moraliste. Le lecteur, qui a cru n'entendre qu'un narrateur inspiré, seroit choqué de voir à sa place un grave philosophe, qui se montreroit à découvert pour lui débiter ses leçons. Tout ce qu'on lui permet, c'est de jeter en passant des réflexions courtes et vives, qui paroissent s'être présentées d'elles-mêmes ; de lancer avec force des traits lumineux et perçans, qui viennent subitement éclairer et pénétrer l'âme tout à-la-fois. Une morale un peu étendue ne peut donc être bien placée, que dans la bouche des héros, ou des êtres surnaturels. C'est alors que le Iecteur l'écoute avidement, la saisit avec plaisir ; non-seulement parce qu'il prend un intérêt réel et direct à ce que font et disent ces personnages, mais encore parce qu'ils l'instruisent sans avoir l'air de vouloir l'instruire. Le sixième Livre de l'Eneïde, chef-d'œuvre d'imagination, est admirable par l'excellente morale dont il est rempli. Quelle peinture forte et terrible des méchans dans le Tartare ! Quelle peinture agréable et touchante du bonheur des justes dans les Champs Elysées ! Le septième chant de la Henriade, le plus beau sans doute de ce poëme, en est une imitation, faite avec un art qui honore infiniment le poëte français. On ne pourra voir ici qu'avec plaisir ces réflexions si belles et si judicieuses qu'il met dans la bouche de S. Louis, montrant à Henri IV les mauvais rois punis dans les enfers. Regardez ces tyrans adorés dans leur vie : Plus ils étoient puissans, plus Dieu les humilie. Il punit les forfaits que leurs mains ont commis, Ceux qu'ils n'ont point vengés, et ceux qu'ils ont permis. La mort leur a ravi leurs grandeurs passagères, Ce faste, ces plaisirs, ces flatteurs mercénaires, De qui la complaisance, avec dextérité, A leurs yeux éblouis cachoit la vérité, La vérité terrible ici fait leurs supplices ; Elle est devant leurs yeux, elle éclaire leurs vices. Voyez comme à sa voix tremblent ces conquérans, Héros aux yeux du peuple, aux yeux de Dieu tyrans ; Fléaux du monde entier que leur fureur embrasse : La foudre qu'ils portoient, à leur tour les écrase. Du style et de la forme de l'épopée. J'ai dit ailleurs que le poëte est supposé inspiré dans l'ode et dans l'épopée ; mais que dans l'ode son inspiration est prophétique : c'est le cœur qui est dans l'ivresse du transport : le poëte possédé du dieu qui l'inspire, y peint avec des traits de feu le vif sentiment qui l'anime, pour en remplir notre âme. Dans l'épopée, son inspiration est tranquille : c'est l'esprit qui est dans l'extase de l'admiration : le poëte, instruit par le dieu qu'il a invoqué, y raconte, avec autant de chaleur que de dignité, l'action mémorable qu'il admire, pour nous porter à l'admirer de même. Si donc vous faites abstraction de ces écarts, de ce délire, de ces élans, impétueux, fruits d'une imagination échauffée par un cœur vivement ému, et qui conviennent essentiellement au genre lyrique ; le style de l'épopée sera en général le même que celui de l'ode. Ce sera la même noblesse dans les pensées, la même élévation dans les sentimens, la même vivacité dans les images, le même choix ; la même pompe d'expressions, la même hardiesse dans les tours et dans les figures. La force et la précision, l'élégance et l'harmonie, le coloris sur tout, mais un coloris propre à chaque objet, doivent le distinguer. C'est ici principalement que la poésie doit être comme la peinture : c'est ici qu'elle doit déployer tous ses trésors, sans craindre d'être accusée d'un faste et d'une magnificence déplacée. On en jugera par les divers morceaux que je vais avoir occasion de citer. Du style du début dans le poëme épique. Il est naturel qu'avant de commencer son récit, le poëte expose son sujet. C'est ce qu'on appelle proposition, qui n'est autre chose que le titre du poëme, développé. Que le début soit simple, et n'ait rien d'affecté. Cette noble simplicité comprend la précision et la clarté. Mais il est essentiel d'annoncer dans le début le merveilleux du poëme, et d'y laisser entrevoir que le héros qu'on va chanter est propre à intéresser. Virgile exposant son sujet, dit : « Je chante les combats et ce héros troyen, qui, forcé par les destins de s'exiler de sa patrie, aborda le premier aux rivages de Lavinium. Objet de la vengeance des Dieux, que le ressentiment de Junon avoit armés contre lui, il éprouva sur la terre et sur la mer toutes les traverses que le courroux de la Déesse put lui susciter. Il eut beaucoup à souffrir des fureurs de la guerre, tandis qu'il transportoit ses Dieux dans le Latium, et qu'il y élevoit les murs d'une ville qui a été le berceau d'un nouvel empire des Latins, et d'où sont sortis les rois d'Albe et les fondateurs de la superbe Rome. » Voilà d'un côte un homme, et de l'autre une Déesse ; un homme que nous jugeons devoir nous intéresser par les revers qu'il éprouva dans sa grande entreprise, et une Déesse qui joue un personnage contre ce héros. On remarquera de même ces deux choses dans ce début de la Jérusalem délivrée. « Je chante la guerre sainte, et ce capitaine qui délivra le vénérable tombeau de Jésus-Christ. Il signala sa sagesse autant que sa valeur dans les divers travaux, dans les nombreux périls que lui fit essuyer cette glorieuse conquête. En vain, l'enfer déchaîné voulut s'opposer à son entreprise : en vain se liguèrent contre lui les peuples armés de l'Asie et de l'Afrique. Le ciel daigna favoriser ses efforts ; et le héros ramena sous les saints étendarts ses compagnons égarés ». Quoique le début doive être simple, il n'exclut cependant pas une certaine élévation, pourvu qu'il n'y ait rien d'affecté ; pourvu que le ton qu'y prend le poëte, soit soutenu jusqu'à la fin, et remplisse l'attente du lecteur. Tel est celui-ci de la Luisiade. « Je chante ces hommes extraordinaires, qui, des rives occidentales de la Lusitanie portés sus des mers qui n'avoient point encore vu de vaisseaux, allèrent étonner la Taprobane de leur audace ; eux dont le courage patient à souffrir des travaux au-delà des forces humaines, établit un nouvel empire sous un ciel inconnu et sous d'autres étoiles. Qu'on ne me vante plus les voyages du fameux Troyen, qui porta ses Dieux en Italie ; ni veux du sage Grace, qui revit Ithaque après vingt ans d'absence : ni veux d'Alexandre , cet impétueux conquérant : disparoissez, drapeaux, que Trajan déployoit sur les frontières de l'Inde. Voici un homme à qui Neptune a abandonné son trident ; voici des travaux qui surpassent tous les vôtres ». Après avoir exposé le sujet, le poëte qui ne peut pas savoir humainement les causes surnaturelles de l'action qu'il va raconter, adresse une prière à une divinité, pour qu'elle les lui révèle : c'est l'invocation, elle doit être courte. Telle est celle-ci de l'Enéide. « Muse, dis-moi quelle Divinité le prince troyen avoit offensée : dis-moi la cause de cette haine implacable de Junon , qui fit essuyer tant de périls et de malheurs à ce pieux héros ». Elle peut être d'un style élevé, avoir de la chaleur et de la dignité. On en voit un exemple dans celle-ci de la Jérusalem délivrée. « O muse, toi qui ne ceins point la tête, au sommet de l'Hélicon, d'un laurier périssable, mais qui, assise au milieu des célestes chœurs, pares ton front d'une rayonnante couronne d'étoiles immortelles, souffle dans mon âme une ardeur divine ; échauffe, élève mes chants ; et pardonne, si, prêtant des ornemens à la vérité, j'embellis quelquefois mes vers d'autres charmes que les tiens. Tu sais que l'homme court admirer ce que le riant Parnasse offre de plus enchanteur, et que la vérité animée du coloris d'une élégante poésie, attire par le plaisir, persuade et maîtrise les cœurs les plus rebelles. Ainsi nous présentons à un enfant malade, un vase, dont les bords sont humectés d'une douce liqueur. Trompé par cet artifice, il boit des sucs amers, et retrouve la vie dans le sein même de son erreur ». De la forme et du style du récit dans le Poëme épique. Le poëte se supposant exaucé, commence son récit : il peut le faire de deux manières. La première consiste à suivre l'ordre naturel des événemens ; comme le Tasse, qui fait assembler les Croisés au retour du printemps, les fait marcher vers Jérusalem, et suit directement la chaîne des divers événemens qui se succèdent durant ce siége. Alors la fable se nomme simple. La seconde manière consiste à se jeter brusquement au milieu des événemens, pour dire ensuite ou faire dire à son héros ce qui a précédé l'événement par lequel le récit a été commencé ; comme Virgile, qui représente tout-à-coup la flotte des Troyens voguant sur la mer de Toscane, jetée par une tempête sur les côtes de Carthage, et qui met ensuite dans la bouche d'Enée le récit de la destruction de Troie, et celui de tous les revers qu'a essuyés ce héros depuis son départ de la Troade. Alors la fable se nomme composée. Celle-ci a un avantage sur la première, parce que le personnage qui raconte, paroît toujours, aux yeux du lecteur, plus intéressé et plus intéressant que le poëte même. On doit juger de là que la poésie a deux formes différentes dans le récit épique ; celle où le poëte se montre et parle en son nom, et celle où il fait parler ses personnages, en rapportant leurs discours ; ce qui fait alors une espèce de dramatique. Lorsque le poëte raconte, il doit raconter comme un témoin qui a tout vu ; mais qui, en voyant tout, a éprouvé la plus vive émotion. Il faut donc que toute la chaleur et toute la sensibilité de son âme passent dans son récit, et le rendent agréable, enjoué, terrible, ou touchant, selon la nature du sujet. Voyez le sentiment et l'expression dont Virgile anime le récit de la mort de Nisus et d'Euryale, tendres amis, que le poëte a immortalisés. Ces deux jeunes guerriers, après avoir fait un carnage affreux des Rutules plongés dans l'ivresse et le sommeil, alloient poursuivre leur route, lorsqu'au milieu des ténèbres qui commençoient à se dissiper, ils furent apperçus par un gros de cavalerie qu'Amate, reine des Latins, envoyoit à Turnus, roi des Rutules. « Je ne me trompe point, s'écria Volscens du milieu de son escadron, alte-là, jeunes gens : quel motif vous conduit ? qui êtes-vous ? où allez-vous ? Nisus et Euryale, sans répondre, prennent la fuite, et se jettent dans le bois, espérant se sauver à la faveur des ténèbres. Volscens partage alors sa troupe, qui connoissoit le pays, et la poste à toutes les issues du bois. C'étoit un taillis épais, ombragé de chênes touffus, et hérissé de ronces, où l'on appercevoit à peine quelques sentiers étroits et peu frayés. L'obscurité, et le poids des dépouilles dont Euryale est chargé, l'arrêtent dans sa course ; et sa crainte l'égare dans ce chemin difficile. Cependant Nisus avance, sans savoir si Euryale le suit. Déjà il a traversé le bois, et n'a plus rien à craindre de l'ennemi. Déjà il est au-delà de ces lacs qu'on a depuis appelés les lacs Albains, du nom de la ville d'Albe Il s'arrête, et ses yeux cherchent en vain son ami. Euryale, s'écrie-t-il, en quel lieu t'ai-je laissé ? Malheureux que je suis, de quel côté te chercherai-je ? Il retourne sur ses pas ; il s'engage de nouveau dans des routes obscures et trompeuses qu'il a déjà parcourues ; il erre çà et là dans le silence des bois. Tout-à-coup il entend derrière lui un bruit de chevaux ; et des voix confusent frappent ses oreilles : il tourne la tête, et apperçoit Euryale, qui, n'ayant au qu'elle route tenir, et s'étant perdu dans l'obscurité, étoit entraîné par des mains ennemies, et faisoit de vains efforts pour se dégager. Que fera Nisus pour dégager son ami ? Le peut-il de vive force ? Ira-t-il, en attaquant cette troupe nombreuse, chercher une mort héroïque ? Il bande son arc, et levant les yeux vers l'astre de la nuit, Déesse, dit-il, qui brillez au ciel et qui présidez aux forêts, si mon père Hyrtacus vous a fait pour moi des offrandes, si moi-même j'ai suspendu aux voûtes de vos temples les dépouilles des forêts, faites que je dissipe cet escadron, et conduisez les traits que je vais lancer. Il dit, et à l'instant il décoche une flèche de toutes ses forces. Le trait vole à travers les ombres, perce le dos de Sulmon, et se brise en lui traversant la poitrine. Sulmon tombe, vomit des flots de sang, et expire. La troupe étonnée jette en vain les yeux de toutes parts. Encouragé par ce premier succès, Nisus lève le bras, lance un second trait, qui vient en sifflant frapper Tagus, et lui perce les deux tempes. Volscens, transporté de fureur, cherche vainement d'où sont partis les deux coups, et ne pouvant en reconnoître l'auteur : Ta mort, dit-il à Euryale, va venger celle de ces deux guerriers. A l'instant il s'avance vers lui, l'épée nue pour le percer. A cette vue Nisus se trouble : sa raison l'abandonne : il ne peut plus se tenir caché, ni soutenir un spectacle si douloureux. C'est moi, s'écrie-t-il, c'est moi qui ai lancé les traits. Rutules, punissez-moi ; je suis le seul coupable. Celui-ci n'a osé ni pu vous nuire. J'en jure par le ciel et par ces astres : son crime est d'avoir trop aimé son malheureux ami. Tandis qu'il parle, l'épée du furieux Volscens perce impitoyablement le flanc et le sein délicat du jeune Euryale, qui tombe mourant : des ruisseaux de sang coulent sur son beau corps, et sa tête languissante se penche sur une de ses épaules. Ainsi meurt une fleur nouvelle, coupée par le tranchant de la charrue : ainsi baissent leur tête fanée des pavots courbés par une pluie orageuse. Nisus se jette à l'instant au milieu de l'escadron ennemi : il cherche Volscens ; il n'en veut qu'à lui. On l'environne, on l'ècarte, on s'oppose à sa fureur. Rien ne l'arrête ; tout cède à sa foudroyante épée : il atteint Volscens ; lui plonge le fer dans la bouche, au moment qu'elle s'ouvre pour le menacer ; et lui-même ne perd la vie qu'en l'ôtant à ce barbare. Percé aussitôt de mille coups, il tombe sur le corps sanglant de son cher Euryale : content de l'avoir vengé, il expire sans regret ». Voyez aussi quel feu, quelle énergie, quels traits pittoresques animent ce récit d'un combat du ceste, dans le même poëte. « A ces mots, Entelle quitte ses vêtemens. Il découvre à nu ses membres nerveux, ses grands os, ses bras terribles, et se rend au milieu de l'arène. Enée fait apporter deux cestes égaux, et les met lui-même aux bras des deux combattans. Aussitôt l'un et l'autre s'apprêtent au combat, se dressent sur leurs pieds, et d'un air intrépide, lèvent le bras pour se frapper. Chacun d'eux tâche d'abord de garantir sa tête du coup qui le menace. Bientôt ils s'approchent et entrelacent leurs bras. L'un plus léger, plus agile, a l'avantage de la jeunesse : l'autre est plus massif, plus robuste ; mais il a moins d'haleine, et ses genoux chancèlent. Après avoir long-temps paré les coups de part et d'autre, ils s'en portent enfin de terribles à la tête et à la poitrine. On voit leurs mains redoutables chercher les tempes et les oreilles. Les joues retentissent sous la pesanteur de leurs bras Entelle cependant se tient ferme sur ses pieds : il suit de l'œil et de tout le corps les mouvemens de son ennemi, et tâche d'esquiver ses coups. Darés ressemble à un guerrier qui assiége une ville fortifiée, ou un château situé sur un roc : il parcourt toute la place, et en cherche les endroits foibles. Mais il ne livre que de vains assauts. Entelle se dresse, et lève un bras qui eût étendu son adversaire à ses pieds, si celui-ci, prévoyant l'attaque, n'eût fait un saut en arrière, et ne se fût dérobé au coup fatal. Le bras d'Entelle ayant porté à faux, il tombe lui-même lourdement, tel qu'un vieux pin déraciné dans les forêts d'Ida ou d'Erymanthe. Les Troyens et la jeunesse sicilienne prennent part à cet accident, et poussent de grands cris. Aceste, touché du malheur du vieux athlète son ami, accourt le premier, et l'aide à se relever. Entelle, sans être déconcerté ni affoibli par sa chûte, retourne au combat avec plus d'ardeur. La colère, la honte, le courage dont il se sent animé, redoublent ses forces. Il se jette avec fureur sur son rival étonné, le poursuit sans relâche, le frappe sans mesure : ses coups précipités tombent sur lui comme la grêle sur un toit : il le presse, il l'accable….. Les amis de Darés le retirent de l'arène, se soutenant à peine, penchant sa tête languissante sur ses épaules meurtries, et vomissant ses dents brisées, avec des flots de sang épais ». Après ce récit, je puis hardiment en citer un autre qui est à-peu-près dans le même genre, et qu'on ne lira pas avec moins de plaisir. C'est le récit du combat de Tancrède et d'Argant, dans la Jérusalem délivrée. « Leurs lances sont en arrêt ; ils se précipitent l'un sur l'autre. L'aigle qui fond sur sa proie, le trait qui fend les airs, sont moins rapides. Rien n'égala jamais leur furie : leurs lances se brisent sur leurs casques : mille éclats, mille étincelles volent à-la-fois. Le bruit seul du coup fait trembler la terre ; les montagnes en mugissent : mais ni le choc ni le coup ne font plier le front superbe de ces deux rivaux. Leurs chevaux se heurtent, tombent, et font pour se relever, de lents et pénibles efforts : les guerriers les abandonnent, prennent leurs épées, et combattent à pied. Chacun de la main suit la main de son ennemi, de ses regards cherche ses regards, mesure ses pas sur ses pas, varie l'attaque et la défense ; trompe l'art par l'art, la feinte par la feinte, tourne, s'avance, recule, menace un côté, frappe l'autre, se découvre afin de forcer son adversaire à se découvrir à son tour. Tancrède offre son flanc nu et désarmé : Argant va le frapper, et laisse lui-même son côté gauche sans défense. Tancrède d'un seul coup repousse son épée, le blesse, puis se retire, se remet sous les armes et s'en couvre tout entier. Le Circassien voit couler son propre sang : plein d'horreur et de trouble, transporté de douleur, il frémit, il soupire ; il élève et l'épée et la voix ; il veut frapper, et lui même est frappé à l'endroit où finit l'épaule et commence le bras. Tel que dans les forêts qui couronnent le sommet des Alpes, l'ours blessé par des chasseurs s'élance furieux au milieu des armes, affronte avec audace les périls et la mort, tel le Circassien percé d'une double blessure, couvert d'une double honte, tout à la colère et à la vengeance, ne connoît plus le danger, et oublie le soin de sa propre défense. Il réunit toutes ses forces, et donne à son épée un mouvement si impétueux, que la terre en tremble, et l'air en étincelle. Tancrède ne peut plus attaquer ; il se défend, il respire à peine : rien ne peut le garantir de l'impétuosité d'Argant ni de ses efforts. Ramassé sous ses armes, il attend en vain que l'orage cesse ; il recule : mais le fier Sarrasin le presse avec la même furie. Enfin lui-même forcé de s'abandonner à ses transports, il fond, il se précipite sur son ennemi. La raison et l'adresse cèdent à la colère ; la fureur entretient leurs forces et les ranime. Leurs bras ne portent pas un coup qui ne perce, qui ne déchire : leurs armes sont teintes de sang, et le sang coule avec la sueur : leurs épées brillent comme l'éclair, éclatent comme le tonnerre, et frappent comme la foudre. L'un et l'autre peuple interdit, incertain, contemple un spectacle si atroce et si nouveau : partagé entre la crainte et l'espérance, il en attend la fin : leurs regards suivent les mouvemens des guerriers : parmi tant de spectateurs, on ne voit aucun geste, on n'entend aucun mot ; tous restent muets, immobiles, et l'agitation n'est que dans leur cœur. Déjà les deux combattans étoient épuisés, et peut-être la lassitude elloit décider la victoire : mais la nuit étend ses voiles obscurs ». Des descriptions dans le Poëme épique. Homère excelle dans la description des batailles. La vigueur et la variété du coloris en font le grand mérite. Je regrette de ne pouvoir rapporter ici aucune de ces descriptions, qui, par leur longueur, occuperoient un trop grand espace. Virgile peint peut-être ces sortes d'objets avec moins de force et de feu : mais il les peint avec plus de sagesse et de goût. Nous allons entendre Enée racontant à Didon le siège du palais de Priam. Le héros qui parle, étoit au milieu des Grecs, affamés de carnage. Le poëte qui le fait parler, s'y est transporté avec lui : il va nous y transporter nous-mêmes. « Un grand bruit nous attira vers le palais de Priam . Nous vimes en cet endroit un combat si furieux, qu'il sembloit que toute l'armée des Grecs y fut rassemblée ; qu'on ne combattît point ailleurs, et que ce fût-là seulement que régnassent le meurtre et le carnage. Les uns formant une espèce de tortue, assiégeoient la porte du palais : les autres, montant à l'escalade, présentoient d'une main leur bouclier, qui les couvroit, et de l'autre faisoient leurs efforts pour grimper jusqu'au faîte, et s'y tenir suspendus. Les Troyens, de leur côté, tâchoient d'écraser les assaillans sous la chûte des tours et sous la ruine des toits. Dans le péril extrême où ils se trouvoient, et réduits au désespoir, il ne leur restoit que cette ressource : les poutres et les lambris dorés, superbes ornemens de la demeure de nos anciens rois, étoient arrachés et jetés sur l'ennemi. D'autres, l'épée à la main, gardoient les premières portes, et se tenant étroitement serrés, en défendoient l'entrée. Ce spectacle ralluma mon courage : j'y volai aussitôt, pour sauver le palais du roi, et en fortifier les défenseurs, prêts à succomber…. Je montai jusqu'au faîte, d'où les malheureux Troyens lançoient en vain des traits. Il y avoit une tour extrêmement haute, d'où l'on voyoit toute la ville, et d'où, pendant le siège, nous découvrions ce qui se passoit dans le camp et sur les vaisseaux des Grecs. Nous entreprenons d'arracher la charpente de cette tour, et de la renverser sur les ennemis. Elle tombe avec un fracas horrible, et en écrase un grand nombre : mais d'autres prennent leur place. On fait aussitôt pleuvoir sur les nouveaux assaillans une grêle de pierres et de toutes sortes de matières. Devant la grande porte du palais, Pyrrhus, qui commandoit l'attaque, faisoit briller sa lance, et se distinguoit par l'éclat de son armure d'airain : semblable à un serpent qui, au retour du printemps, sort d'un lieu obscur, où, enflé de sucs venimeux, il s'est tenu caché durant les rigueurs de l'hiver ; aujourd'hui revêtu d'une peau nouvelle et rajeuni, il brille aux rayons du soleil ; il se meut légèrement, se replie avec agilité, leve sa tête altière, et darde sa langue à trois pointes. Pyrrhus suivi du grand Periphas, d'Automédon, ancien écuyer d'Achille, et de toute la jeunesse de Seyros, presse l'attaque du vestibule, et lance des feux jusques sur les toits. Il prend lui-même une hache à deux tranchans ; il brise la porte qui étoit d'un bois dur, garni d'airain ; il en ébranle les gonds, et y fait une large ouverture, qui découvre aux yeux des ennemis l'intérieur du palais, ses longues salles, et tout l'appartement de Priam et de nos anciens rois. Cependant une troupe de Troyens étoient postés derrière la porte du vestibule, pour défendre l'entrée d'un lieu où tout étoit dans le trouble et la confusion, et où l'on entendoit des gémissemens de toutes parts. Les femmes éplorées poussoient des cris lamentables : elles erroient çà et là dans ce vaste palais ; elles en embrassoient les portes, et y colloient tendrement leur bouche. Pyrrhus, dans les combats aussi ardent que son père, donne le dernier assaut. Ni les barricades, ni ceux qui les défendent ne peuvent plus résister. Les coups redoublés du belier renversent la porte ; tous les retranchemens sont un vain obstacle : la force s'ouvre un passage ; on entre impétueusement, on pénètre, on massacre tout ce qui se présente, et bientôt tout le palais est inondé de soldats. C'est avec moins de fureur que se déborde un fleuve rapide, qui rompt ses digues, et dont les flots répandus dans les campagnes, entraînent les étables et les troupeaux. Je vis le furieux Pyrrhus et les deux Atrides entrer dans le palais, et s'y baigner dans le sang des malheureux vaincus. Je vis Hécube plongée dans le désespoir, au milieu de toutes ses filles désolées, et le sang de Priam éteindre le feu qu'il avoit consacré. Ce palais magnifique où logeoient les cinquante fils du roi, ce palais enrichi de l'or et des dépouilles des Barbares, fut dans cette nuit funeste entièrement détruit. Tout ce que la flamme épargnoit, étoit la proie du soldat avide ». Quelle belle horreur dans ce tableau ! Et cependant cette traduction de l'abbé des Fontaines, quoique très-estimable, n'en a pas rendu toutes les beautés. A ce chef-d'œuvre de narration dans le genre terrible, le poëte latin en a fait succéder un autre dans le genre touchant. Le voici. « Lorsque Priam eut vu la ville de Troie livrée aux Grecs, et l'ennemi vainqueur au milieu de son palais, il s'arme d'un fer inutile, se couvre en vain d'une cuirasse, dont ses foibles et tremblantes épaules n'étoient plus accoutumées à soutenir le poids ; et résolu de mourir les armes à la main, il s'avance en cet état vers l'ennemi. Dans une cour du palais, il y avoit un grand autel consacré aux Dieux Pénates, et ombragé par un vieux laurier. C'étoit au pied de cet autel, qu'Hécube et ses filles s'étoient réfugiées, telles que de timides colombes, effrayées d'un violent orage. Elles étoient immobiles autour de l'autel qu'elles embrassoient. Hécube voyant le vieux roi couvert des armes d'un jeune homme : malheureux époux, lui dit-elle, par quel aveuglement fatal vous êtes-vous armé de la sorte ? Que prétendez-vous ? Ce n'est pas d'un tel secours ni d'un pareil défenseur que nous avons besoin aujourd'hui. Hector lui-même, Hector mon fils, ne pourroit nous garantir du sort qui nous menace. Venez, venez plutôt vous réfugier avec nous dans cet asile. Cet autel nous sauvera la vie ; ou nous la perdrons ensemble. En même temps elle arrêta le vieillard et le retint auprès d'elle. Cependant Polite, l'un des enfans de Priam, fuyoit dans les salles du palais, poursuivi par Pyrrhus qui l'avoit blessé : sur le point d'être percé une seconde fois, il tombe près de l'autel, et expire aux pieds du roi et de la reine. Priam, près d'expirer lui-même, ne put retenir sa colère. Barbare, dit-il à Pyrrhus, s'il y a quelque justice dans le ciel, qui punisse les crimes, que les Dieux vengent l'action inhumaine que tu viens de commettre ! Tu as osé tuer un fils sous les yeux de son père ! Autrefois Achille, dont tu te vantes d'être le fils, n'en usa pas ainsi avec moi. Je l'allai trouver dans sa tente : touché de me voir à ses pieds, il me rendit généreusement le corps défiguré de mon fils Hector : fidèle à sa parole et au droit des gens, il me laissa partir librement. En disant ces mots, Priam d'une main impuissante lança contre Pyrrhus un trait, qui à peine toucha son bouclier, et qui tomba à ses pieds. Va te plaindre à mon père, répondit Pyrrhus ; raconte-lui mes honteuses actions, et dis-lui qu'il a un fils qui déshonore son sang. A ces mots, sans respecter l'autel, il se jette sans pitié sur l'infortuné vieillard, dont les pas chanceloient sur le marbre inondé du sang de son fils : il saisit d'une main ses cheveux blancs, et de l'autre tirant son épée, il la lui plonge dans le sein. Telle fut la fin de Priam, de ce puissant roi de l'Asie, à qui tant de peuples étoient soumis. En une seule nuit, son trône est renversé, son empire détruit, et sa capitale réduite en cendres. Les Grecs lui coupèrent la tête ; et son corps étendu sur le rivage, est resté confondu dans la foule des morts ». Le poëme de la Henriade abonde en riches tableaux. La description de l'assaut livré à la ville de Paris, est en ce genre un des beaux morceaux de notre poésie. Voyez l'éclat et la vivacité de ces couleurs, l'harmonie et la rapidité de ce style. Du côté du levant bientôt Bourbon s'avance : Le voilà qui s'approche, et la mort le dévance. Le fer avec le feu vole de toutes parts Des mains des assiégeans, et du haut des remparts. Ces remparts menaçans, leurs tours et leurs ouvrages S'écroulent sous les traits de ces brûlans orages. On voit les bataillons rompus et renversés, Et loin d'eux dans les champs leurs membres dispersés, Ce que le fer atteint, tombe réduit en poudre, Et chacun des partis combat avec la foudre. Jadis avec moins d'art, au milieu des combats, Les malheureux mortels avançoient leur trépas ; Avec moins d'appareil ils voloient au carnage, Et le fer dans leur mains suffisoit à leur rage. De leurs cruels enfans l'effort industrieux A dérobé le feu qui brûle dans les cieux. On entendoit gronder ces bombes effroyables, Des troubles de la Flandre enfans abominables. Dans ces globes d'airain, le salpétre enflammé, Vole avec la prison qui le tient renfermé ; Il la brise, et la mort en sort avec furie. Avec plus d'art encor et plus de barbarie, Dans des autres profonds on a su renfermer Des foudres souterrains tous prêts à s'allumer Sous un chemin trompeur, où volant au carnage, Le soldat valeureux se fie à son courage, On voit en un instant des abîmes ouverts, De noirs torrens de souffre répandus dans les airs, Des bataillons entiers, par ce nouveau tonnerre Emportés, déchirés, engloutis sous la terre. Ce sont là les dangers où Bourbon va s'offrir ; C'est par là qu'à son trône il brûle de courir. Ses guerriers avec lui dédaignent ces tempêtes. L'enfer est sous leurs pas, la foudre est sur leurs têtes ; Mais la gloire à leurs yeux vole à côté du roi ; Ils ne regardent qu'elle et marchent sans effroi…… Ils descendent enfin dans ce chemin terrible, Qu'un glacis teint de sang rendoit inaccessible. C'est là que le danger ranime leurs efforts : Ils comblent les fossés de fascines, de morts ; Sur ces morts entassés, ils marchent, ils s'avancent ; D'un cours précipité sur la bréche ils s'élancent. Armé d'un fer sanglant, couvert d'un bouclier, Henri vole à leur tête et monte le premier. Il monte ; il a déjà, de ses mains triomphantes, Arboré de ses lys les enseignes flottantes. Les Ligueurs devant lui demeurent pleins d'effroi ; Ils sembloient respecter leur vainqueur et leur roi. Ils cédoient ; mais Mayenne à l'instant les ranime ; Il leur montre l'exemple, il les rappelle au crime. Leurs bataillons serrés pressent de toutes parts Le roi dont ils n'osoient soutenir les regards. Sur le mur avec eux la discorde cruelle Se baigne dans le sang que l'on verse pour elle. Le soldat à son gré sur ce funeste mur, Combattant de plus près, porte un trépas plus sûr. Alors on n'entend plus ces foudres de la guerre, Dont les bouches de bronze épouvantent la terre. Un farouche silence, enfant de la fureur, A ces brusques éclats succède avec horreur. D'un bras déterminé, d'un œil brûlant de rage, Parmi ses ennemis chacun s'ouvre un passage. On saisit, on reprend, par un contraire effort, Ce rempart teint de sang, théâtre de la mort. Dans ses fatales mains la victoire incertaine Tient encor près des lys l'étendard de Lorraine. Les assiégeans surpris sont par-tout renversés, Cent fois victorieux et cent fois terrassés….. Le parti le plus juste eut enfin l'avantage : Enfin Bourbon l'emporte, il se fait un passage : Les Ligueurs fatigués ne lui résistent plus ; Ils quittent les remparts, ils tombent éperdus. Comme on voit un torrent du haut des Pyrénées, Menacer des vallons les Nymphes consternées ; Les digues qu'on oppose à ses flots orageux, Soutiennent quelque temps son choc impétueux : Mais bientôt renversant sa barrière impuissante, Il porte au loin le bruit, la mort et l'épouvante ; Déracine en passant ces chênes orgueilleux, Qui bravoient les hivers, et qui touchoient les cieux ; Détache les rochers du penchant des montagnes, Et poursuit les troupeaux fuyant dans les campagnes. Tel Bourbon descendoit à pas précipités Du haut des murs fumans qu'il avoit emportés ; Tel d'un bras foudroyant fondant sur les rebelles, Il moissonne en courant leurs troupes criminelles. Les tableaux ne saursient être trop variés dans l'épopée. Tous les objets de la nature peuvent y être décrits. C'est cette variété, heureux fruit d'un génie riche et fécond, qui fait le charme du lecteur. Voici dans le genre agréable une description, à laquelle on ne peut rien ajouter de plus vif ni de plus piquant. Elle est tirée de l'Enéïde : c'est le poëte qui parle. « Bientôt on voit paroître un nombreux escadron d'enfans, traversant l'arène sur des chevaux richement équipés. L'ordre de leur marche brillante charme leurs parens, et fixe l'admiration de tous les spectateurs. Couronnés de feuillages et portant à la main deux javelots garnis de fer, quelques uns, un carquois sur l'épaule, et tous, une chaîne d'or en forme de collier, qui leur tombe sur la poitrine ; ils forment trois brigades de douze cavaliers, commandées par trois officiers. La première est sous les ordres du jeune Priam, fils de Polite, et petit-fils du dernier roi de Troie, dont la race devoit fonder une ville en Italie. Priam monte un cheval de Thrace, tigré, d'une belle encolure, ayant des marques blanches aux pieds de devant, et une étoile au front. Atys, tendrement aimé d'Ascagne, marche à la tête de la seconde. Les Atius, du pays des Latins, tirent de lui leur origine. Ascagne, qui par sa beauté effaçoit tous les autres, monté sur un cheval de Tyr, dont la belle reine de Carthage lui avoit fait présent, conduit la troisième. Aceste avoit fourni des chevaux siciliens pour tous les autres. Ces enfans timides sont reçus au milieu des applaudissemens des Troyens, qui les regardent avec joie, et sont charmés de reconnoître sur leurs visages les traits de leurs aïeux. Lorsqu'ils eurent parcouru l'arène, et joui du plaisir d'être regardés de leurs parens, Periphas déploie son fouet, et sa voix donne le signal. A l'instant ils partent en bon ordre, et les brigades se séparent. A un second signal, ils font une conversion, présentent leurs armes, et avancent les uns contre les autres. On les voit s'étendre, puis se replier. On croit, à leurs mouvemens, à leurs marches, à leurs différentes évolutions, que c'est un combat réel. Tantôt ils fuient, tantôt ils font volte-face ; ensuite ils se rassemblent sous le même drapeau, et un traité de paix semble les avoir réunis. Tel autrefois le fameux labyrinthe de Crête, par ses sentiers obscurs et par mille routes ambiguës, égaroit, sans espérance de retour, tous ceux qui s'y engageoient. C'est ainsi que les enfans des Troyens se mêlent et s'entrelacent dans leurs circuits et dans leurs détours, dans leur fuite et dans leurs combats ; semblables aux dauphins attroupés, qui fendent le plaine liquide, et se jouent à fleur d'eau, près de l'île de Carpathe, ou vers les côtes de la Lybie ». La plus grande justesse et la plus grande vérité font le mérite de la description suivante, tirée de la Jérusalem délivrée. On va y voir presque toute la nature dans l'abattement et dans la langeur. « Cependant le soleil est dans le signe du cancer ; et du feu de ses rayons il embrase la terre. La chaleur épuise les forces des guerriers, et nuit aux desseins du héros. Les astres ne répandent plus une bénigne influence ; leur aspect malfaisant porte dans l'air les impressions les plus funestes : tout est en proie à une ardeur qui consume et dévore. A un jour brûlant succède une nuit plus cruelle, que remplace un jour plus affreux. Jamais le soleil ne se lève que couvert de vapeurs sanglantes : sinistre présage d'un jour malheureux : jamais il ne se couche, que des taches rougeâtres ne menacent d'un aussi triste lendemain. Toujours le mal présent est aigri par l'affreuse certitude du mal qui doit le suivre. Sous ces rayons brûlans, la fleur tombe desséchée ; la feuille pâlit, l'herbe languit altérée ; la terre s'ouvre, et les sources tarissent. Tout éprouve la colère céleste ; et les nues stériles répandues dans les airs, n'y sont plus que des vapeurs enflammées. Le ciel semble une noire fournaise : les yeux ne trouvent plus où se reposer : le zéphir se tait enchaîné dans ses grottes obscures ; l'air est immobile : quelquefois seulement la brûlante haleine d'un vent qui soufle du côté du rivage maure, l'agite et l'enflamme encore davantage. Les ombres de la nuit sont embrasées de la chaleur du jour : son voile est allumé du feu des comètes et chargé d'exhalaisons funestes. O terre malheureuse ! le ciel te refuse sa rosée ! Les herbes et les fleurs mourantes attendent en vain les pleurs de l'aurore. Le doux sommeil ne vient plus, sur les ailes de la nuit, verser ses pavots aux mortels languissans. D'une voix éteinte, ils implorent ses faveurs, et ne peuvent les obtenir. La soif, le plus cruel de tous ces fléaux, consume les Chrétiens : le tyran de la Judée a infecté toutes les fontaines de mortels poisons ; et leurs eaux funestes ne portent plus que les maladies et la mort. Le Siloë, qui toujours pur, leur avoit offert le trésor de ses ondes, appauvri maintenant, roule lentement sur des sables qu'il mouille à peine. Quelle ressource, hélas ! L'Eridan débordé, le Gange, le Nil même, lorsqu'il franchit ses rives et couvre l'Egypte de ces eaux fécondes, suffiroient à peine à leurs désirs. Dans l'ardeur qui les dévore, leur imagination leur rappelle ces ruisseaux argentés qu'ils ont vus couler au travers des gazons ; ces sources qu'ils ont vues jaillir du sein d'un rocher et serpenter dans des prairies : ces tableaux jadis si rians, ne servent plus qu'à nourrir leurs regrets et à redoubler leur désespoir. Ces robustes guerriers, qui ont vaincu la nature et ses obstacles, qui jamais n'ont ployé sous leur pesante armure, que n'ont pu dompter le fer ni l'appareil de la mort, foibles maintenant, sans courage et sans vigueur, pressent la terre de leur poids inutile : un feu secret circule dans leurs veines, les mine et les consume. Le coursier, jadis si fier, languit auprès d'une herbe aride et sans saveur ; ses pieds chancellent, sa tête superbe tombe négligemment penchée : il ne sent plus l'aiguillon de la gloire ; il ne se souvient plus des palmes qu'il a ceuillies : ces riches dépouilles dont il étoit autrefois si orgueilleux, ne sont plus pour lui qu'un odieux et vil fardeau. Le chien fidèle oublie son maître et son asile ; il languit étendu sur la poussière et toujours haletant ; il cherche en vain à calmer le feu dont il est embrasé : l'air lourd et brûlant pèse sur les poumons qu'il devoit rafraîchir ». Nous allons porter nos regards vers des objets qui sont au-dessus de nos têtes, en lisant cette admirable description tirée de le. Elle est vraiment sublime ; elle étonne, elle transporte. Dans le centre éclatant de ces orbes immenses, Qui n'ont pu nous cacher leur marche et leurs distances, Luit cet astre du jour, par Dieu même allumé, Qui tourne autour de soi sur son axe enflammé. De lui partent sans fin des torrens de lumière : Il donne, eu se montrant, la vie à la matière, Et dispense les jours, les saisons et les ans, A des mondes divers, autour de lui flottans. Ces astres, asservis à la loi qui les presse, S'attirent dans leur course, et s'évitent sans cesse ; Et servant l'un et l'autre et de règle et d'appui, Se prêtent des clartés qu'ils reçoivent de lui. Au-delà de leur cours, et loin dans cet espace, Où la matière nage, et que Dieu seul embrasse, Sont des soleils sans nombre et des mondes sans fio : Dans cet abîme immense, il leur ouvre un chemin. Par delà tous ces cieux, le Dieu des cieux réside. Les comparaisons servent infiniment à embellir le poëme épique, parce qu'elles fournissent des images variées. Mais pour qu'elles fassent un bel effet, il faut qu'elles soient toujours justes et nobles. Homère est le père des belles comparaisons. Elles ont été presque toutes imitées par les poëtes épiques qui sont venus après lui. Je n'en rapporterai aucune, parce qu'on en a assez vu dans les différens morceaux que j'ai cités. Du ton, et du langage des interlocuteurs dans l'épopée. Lorsque le poëte nous montre ses personnages s'entretenant ensemble, on délibérant sur une matière importante, il doit les faire toujours parler d'une manière parfaitement conforme à leur caractère, à leurs mœurs, à leurs passions, ou à leur situation actuelle. En voici un bien bel exemple que nous fournit lu. C'est le discours de Satan aux Anges rebelles. Je vais me servir de la traduction en vers de Beaulaton. Célestes légions, puissances éternelles ; De l'Être qui peut tout rivales immortelles, Si le sort incertain a trahi vos projets ; Si de vos fiers égaux, il vous fit les sujets, Il a de vos grands noms illustré la mémoire ; Et l'honneur du combat suffit à votre gloire. N'est-il donc plus d'espoir, même après ce revers ; Et ces Dieux par le sort bannis des cieux déserts, Croirois-je que d'une aile en silence aguerrie, Ils ne voleront pas au sein de leur patrie ? J'ai fait ce que j'ai dû ; j'en atteste vos rangs. Mais ce Dieu, sur un trône, ivre d'un long encens, Ne montroit que sa gloire, et cachoit sa puissance. Ce vain piége égara notre inexpérience. Instruits par le malheur ; tenons-nous désormais Réservés sur l'attaque, à la défense prêts. Aux assauts du destin opposons l'artifice. Et sous ce voile heureux, trompant son injustice, Retournons au vainqueur ; qu'il tremble : un ennemi Que la force a vaincu, n'est vaincu qu'à demi. S'il faut qu'à d'anciens bruits l'événement réponde, Des vastes flancs du vide, il doit éclore un monde, Dont l'habitant nouveau comblé des dons du ciel, Sera le favori du Fils de l'Eternel. C'est là que nous devons diriger notre course ; C'est là que de nos maux va s'éteindre la source. Non, je ne croirois pas qu'en ces antres cachés A des fers éternels nous soyons attachés. Mais de ces hauts projets l'importante matière Exige la lenteur d'un examen sévère. La guerre est un devoir, et l'honneur la prescrit ; Le choix des armes seul doit fixer notre esprit. Il dit ; et son discours, des cohortes armées Fait briller à l'instant les lances enflammées : Un feu vif en jaillit, et la prompte splendeur Eclaira des enfers l'obscure profondeur. Long-temps contre le ciel ses ennemis hurlèrent : Long-temps les boucliers du choc étincelèrent : Ce tumulte confus effraya les déserts, Et porta leur défi jusqu'aux voutes des airs. Ces sortes de discours doivent être fondés sur un raisonnement juste, solide et pressant. Mais il faut que ce raisonnement soit embelli, autant qu'il peut l'être, des charmes de la poésie. Virgile a prouvé, en plusieurs endroits de l'Enéïde, qu'il auroit été aussi bon orateur qu'il étoit grand poëte. On en jugera par le discours que prononce Turnus, roi des Rutules, pour combattre l'avis de Latinus, roi des Laurentins, qui veut faire la paix avec les Troyens. « Si vous n'avez plus, grand roi, de confiance en nos armes ; si nous sommes sans ressource ; si une seule défaite nous a entièrement abattus, et si nous ne pouvons plus espérer aucune faveur de la fortune, demandons la paix, et tendons au Troyen des mains désarmées et suppliantes. Ah ! que dis-je ? S'il nous restoit quelque vestige de notre ancien courage, pourrions-nous prendre ce honteux parti ? Heureux ceux qui auroient péri dans le combat, pour n'être pas les témoins d'une ss indigne lâcheté ! Mais si nous avons encore des moyens de continuer la guerre ; si nous pouvons lever de nouvelles troupes dans le Latium ; si des villes et des peuples d'Italie nous promettent leur secours ; si la victoire des Troyens les a affoiblis ; si le champ de bataille a été couvert de leurs morts, et si leur perte a égalé la nôtre, pourquoi nous décourager dès le commencement de cette guerre ? pourquoi trembler avant le son de la trompette ? Le temps et les diverses conjonctures changent heureusement la face des affaires : la fortune se fait un jeu de voler d'un parti à un autre, et elle a souvent relevé ceux qu'elle avoit abaissés. Le roi des Etoliens vous refuse son appui. Eh ! n'avons-nous pas dans nos intérêts Messape, l'heureux Tolumnius, et tant d'autres grands capitaines d'Italie, Ce sera une gloire pour nous de nous être soutenus avec nos seules forces. Mais la reine des Volsques, la célèbre Camille, ne vient-elle point à notre secours, ne nous amène-t-elle pas une brillante cavalerie ? Cependant, si je suis le seul obstacle à la paix ; si les Troyens demandent un combat singulier entre leur roi et moi, et si ce parti vous plaît, je ne suis pas encore assez haï de la victoire, pour abandonner de si grandes espérances par le refus d'un combat. Je marcherai contre ce rival, fût-il un autre Achille, et dût-il combattre avec des armes forgées par Vulcain. Turnus prétend ne le céder à aucun des plus célèbres guerriers. Il se dévoue aujourd'hui pour vous et pour le roi son beau-père. Enée m'appelle seul au combat ; c'est ce que j'ambitionne ». Des portraits des personnages de l'épopée. Le poëte présente quelquefois avec art les portraits de certains personnages connus dans l'histoire, d'où il a tiré le sujet de son poëme ; et ces ornemens épisodiques n'en sont pas le morceau le moins intéressant. C'est ainsi que dans Virgile, Enée descend aux enfers, et voit dans les Champs-Elysées, son père Anchise, qui lui fait connoître les héros les plus célèbres de la République romaine. Voltaire a fait, dans sa Henriade, l'imitation la plus heureuse de cet endroit, relativement à quelques-uns de nos rois et des grands hommes de notre nation, lorsque S. Louis transporte Henri IV en esprit au ciel et aux enfers. Ce brillant morceau nous intéresse trop, pour que je ne doive pas le transcrire ici. La règnent les bons rois qu'ont produit tous les âges ; Là sont les vrais héros ; là vivent les vrais sages ; Là, sur un trône d'or, Charlemagne et Clovis Veillent du haut des cieux sur l'empire des lis. Les plus grands ennemis, les plus fiers adversaires Réunis dans ces lieux, n'y sont plus que des frères. Le sage Louis douze, au milieu de ces rois, S'élève comme un cédre, et leur donne des lois. Ce roi, qu'à nos ayeux donna le ciel propice, Sur son trône avec lui fit asseoir la justice ; Il pardonna souvent ; il régna sur les cœurs, Et des yeux de son peuple il essuya les pleurs. D'Amboise est à ses pieds, ce ministre fidèle, Qui seul aima la France, et fut seul aimé d'elle ; Tendre ami de son maître, et qui, dans ce haut rang, Ne souilla point ses mains de rapine et de sang, Ô jours ! ô mœurs ! ô temps d'éternelle mémoire ! Le peuple étoit heureux, le roi couvert de gloire : De ses aimables lois chacun goûtoit les fruits. Revenez, heureux temps, sous un autre Louis. Plus loin, sont ces guerriers, prodigues de leur vie, Qu'enflamma leur devoir, et non pas leur furie ; La Trimouille, Clisson, Montmorency, de Foix, Guesclin, le destructeur et le vengeur des rois ; Le vertueux Bayard, et vous brave Amazone, La honte des Anglais et le soutien du trône….. Vous voyez, dit Louis, dans ce sacré séjour Les portraits des humains qui doivent naître un jour….. Approchons-nous ; le ciel te permet de connoître Les rois et les héros qui de toi doivent naître. Le premier qui paroit, c'est ton auguste fils. Il soutiendra long-temps la gloire de nos lis, Triomphateur heureux du Belge et de l'Ibère : Mais il n'égalera ni son fils ni son père ? Henri dans ce moment voit sur des fleurs de lis Deux mortels orgueilleux auprès du trône assis. Ils tiennent sous leurs pieds tout un peuple à la chaîne ; Tous deux sont revêtus de la pourpre romaine, Tous deux sont entourés de gardes, de soldats. Il les prend pour des rois. Vous ne vous trompez pas ; Ils le sont, dit Louis, sans en avoir le titre ; Du prince et de l'état l'un et l'autre est l'arbitre. Richelieu, Mazarin, ministres immortels, Jusqu'au trône élevés de l'ombre des autels, Enfans de la fortune et de la politique, Marcheront à grands pas au pouvoir despotique. Richelieu, grand, sublime, implacable ennemi ; Mazarin, souple, adroit, et dangereux ami ; L'un fuyant avec art, et cédant à l'orage, L'autre aux flots irrités opposant son courage ; Des princes de mon sang ennemis déclarés, Tous deux haïs du peuple et tous deux admirés ; Enfin par leurs efforts ou par leur industrie, Utiles à leurs rois, cruels à la patrie. O toi, moins puissant qu'eux, moins vaste en tes desseins, Toi, dans le second rang le premier des humains, Colbert ; c'est sous tes pas que l'heureuse abondance, Fille de tes travaux, vient enrichir la France. Bienfaiteur de ce peuple ardent à t'outrager, En le rendant heureux, tu sauras t'en venger ; Semblable à ce héros, confident de Dieu même, Qui nourrit les Hébreux pour prix de leur blasphême. Ciel quel pompeux amas d'esclaves à genoux Est au pied de ce roi qui les fait trembler tous ? Quels honneurs ! quels respects ! jamais roi dans la France, N'accoutuma son peuple à tant d'obéissance. Je le vois comme vous, par la gloire animé, Mieux obéi, plus craint, peut-être moins aimé ; Je le vois éprouvant des fortunes diverses, Trop fier dans ses succès, mais ferme en ses traverses ; De vingt peuples ligués bravant seul tout l'effort, Admirable en sa vie, et plus grand dans sa mort. Siècle heureux de Louis, siècle que la nature, De ses plus beaux présens doit combler sans mesure, C'est-toi, qui dans la France amènes les beauxarts : Sur toi, tout l'avenir va porter ses regards ; Les Muses à jamais y fixent leur empire ; La toile est animée et le marbre respire. Quels sages assemblés dans ces augustes lieux, Mesurent l'Univers, et lisent dans les cieux, Et dans la nuit obscure apportant la lumière, Sondent les profondeurs de la nature entière ? L'erreur présomptueuse à leur aspect s'enfuit, Et vers la vérité le doute les conduit. Et toi, Fille du ciel, toi, puissante harmonie, Art charmant, qui polis la Grèce et l'Italie, J'entends de tous côtés ton langage enchanteur, Et tes sons souverains de l'oreille et du cœur. Français vous savez vaincre et chanter vos conquêtes ; Il n'est point de lauriers qui ne couvrent vos têtes. Un peuple de Héros va naître en ces climats. Je vois tous les Bourbons voler dans les combats : A travers mille feux je vois, Condé paroître, Tour-à-tour la terreur et l'appui de son maître ; Turenne de Condé le généreux rival, Moins brillant, mais plus sage, et du moins son égal. Catinat réunit, par un rare assemblage, Les talens du guerrier et les vertus du sage. Vauban, sur un rempart, un compas à la main, Rit du bruit impuissant de cent foudres d'airain. Malheureux à la cour, invincible à la guerre, Luxembourg fait trembler l'Empire et l'Angleterre. Regardez dans Denain l'au Jacieux Villars, Disputant le tonnerre à l'Aigle des Césars, Arbitre de la paix que la victoire amène, Digne appui de son roi, digne rival d'Eugène. Après avoir fait connoître par les exemples le style de l'épopée, il est à propos que je montre de même, c'est-à-dire, par la voie de l'analyse, la marche que suit le poëte dans le récit de son action. C'est ce que je vais faire en présentant le plan de l'Enéïde. Je tâcherai de ne donner à cette analyse que l'étendue qu'il faut, pour qu'on saisisse toutes les parties essentielles de ce poëme, et qu'on puisse en même temps les embrasser toutes d'un seul coup-d'œil. Analyse de l'Enéïde. I. Livre. Enée étant parti de Sicile, vogue sur la mer de Toscane. Eole, à la sollicitation de Junon, excite une violente tempête. Neptune calme les flots ; et les vaisseaux troyens abordent en Afrique. Vénus va se plaindre à Jupiter de l'acharnement de Junon contre son fils Enée. Le père des Dieux la console, en lui dévoilant ce que les destins réservent à ce fils, et envoie Mercure à Carthage, pour qu'il dispose Didon à le bien recevoir. Vénus, déguisée en chasseuse, se présente à Enée, à qui elle raconte l'histoire de cette princesse, et l'enveloppe d'un nuage avec son fidèle Acate. Les deux héros vont à Carthage sans être vus, et entrent dans le temple. Leurs compagnons étant arrivés, Enée se montre, et se présente à Didon, qui lui fait un accueil favorable. Il envoie chercher son fils Ascagne. Mais Vénus, pour prévenir l'inconstance de Didon et la perfidie des Carthaginois, substitue au jeune prince troyen son fils Cupidon. La reine caresse cet enfant ; et peu à peu l'amour se glisse dans son cœur. Dans un grand repas qu'elle donne à Enée, elle le prie de lui faire le récit de la prise de Troie, et celui de ses propres malheurs depuis son départ de cette ville. II. Livre. Le héros raconte à Didon le stratagême dont les Grecs se servirent pour se rendre les maîtres de Troie, le siège du palais de Priam, la fin malheureuse de ce monarque, la destruction totale de sa patrie embrasée ; sa retraite sur le mont Ida avec son père Anchise et un grand nombre de Troyens ; enfin la perte qu'il fit de Créüse son épouse. III. Livre. Suivant le récit que continue Enée, il équipa une flotte, et s'étant mis en mer, il aborda dans une presqu'île de la Thrace, d'où plusieurs prodiges l'obligèrent de partir. Il se rendit dans l'île de Délos, et y consulta l'oracle d'Apollon, qui lui dit d'aller s'établir dans le pays d'où les Troyens tiroient leur origine. Il crut que c'étoit la Crête : mais à peine y fut-il arrivé, que la peste se mit dans son camp. Alors ses dieux pénates lui déclarèrent, durant la nuit, que l'Italie devoit être le terme de son voyage. Il se remit en mer, mouilla aux îles Strophades, passa près d'Actium, se rendit delà en Epire, où il fit un assez long séjour, cotoya ensuite plusieurs pays, aborda à Drépane, où il perdit son père, et essuya enfin la tempête qui le jeta sur les côtes de Carthage. IV. Livre. Didon devient éperduement amoureuse d'Enée, qui de son côté, épris pour Didon, perd le souvenir de l'Empire que les destins lui assurent. Mais Mercure vient lui annoncer les ordres de Jupiter, pour qu'il aille en Italie. Enée triomphe alors de sa passion : il part ; et Didon se tue de désespoir. V. Livre. Une tempête fait prendre à Enée le parti de relâcher à Drépane, où il célèbre l'anniversaire de la mort de son père, et donne à cette occasion des jeux funèbres. Iris, envoyée par Junon, sous la figure d'une vieille femme troyenne, fait envisager à ses compagnes de nouveaux périls sur la mer, et leur persuade de mettre le feu aux vaisseaux, pour obliger Enée à se fixer dans ce pays. Jupiter fait tomber, durant l'incendie, une grosse pluie qui sauve la flotte. Anchise apparoissant en songe à Enée, lui ordonne de la part des Dieux, de laisser en Sicile les vieillards et les femmes, et de ne conduire en Italie que l'élite des Troyens. Il lui conseille en même temps d'aller à Cumes, et d'y consulter la Sybille. Enée, docile à ces ordres, fonde en Sicile une ville, où il laisse une partie de sa suite, et s'embarque. VI. Livre. Enée aborde à Cumes. La Sybille lui annonce tout ce qu'il doit souffrir avant de s'établir en Italie, et le conduit aux enfers. Après avoir traversé le Tartare, et vu le supplice des méchans, il entre dans les Champs-Elysées, où son père Anchise, l'entretenant au sujet de sa glorieuse postérité, lui peint les plus fameux héros de la République romaine. VII. Livre. Enée arrive à l'embouchure du Tibre, dans un pays où régnoit Latinus, père de Lavinie, que l'oracle du dieu Faune destinoit à un prince étranger. Ce monarque reçoit favorablement les Troyens, et offre à leur chef sa fille en mariage. Mais la furie Alecto, évoquée des enfers par Junon, souffle sa rage dans le cœur de la reine Amate, qui a promis sa fille à Turnus son neveu, roi d'Ardée. Elle inspire de même à ce prince l'ardeur de la guerre. Le jeune Ascagne blesse imprudemment un cerf apprivoisé ; et l'on saisit aussi-tôt cette occasion de s'armer avec fureur contre les Troyens, malgré le roi Latinus. Le bouillant Turnus assemble les troupes latines et celle de ses alliés. VIII. Livre. Le héros troyen, suivant le conseil du dieu du Tibre, va demander du secours au roi Evandre, qui avoit établi une colonie d'Arcadiens dans le lieu même où Rome fut depuis bâtie. Ce prince donne à Enée quatre cents chevaux, commandés par Pallas, son fils unique, et lui conseille en même temps d'aller se joindre à l'armée des Tyrrhéniens, qui se sont soulevés contre le tyran Mézence. C'est ce que fait Enée, qui reçoit alors de Vénus, sa mère, les armes divines que Vulcain avoit forgées pour lui. IX. Livre. Turnus, averti par Junon, profite de l'absence d'Enée pour attaquer le camp des Troyens : il veut même mettre le feu à leurs vaisseaux, qui se changent en nymphes. Les Troyens délibèrent sur les moyens d'instruire Enée de leur situation. Nisus et Euryale offrent de traverser le camp des Rutules et d'aller le trouver. Mais ils périssent dans cette entreprise. Turnus attaque le camp. Les portes en sont tout-à-coup ouvertes par deux Troyens, et refermées aussi tôt que Turnus y est entré. Accablé par le nombre, il se bat en retraite, se précipite du haut du rempart dans le Tibre, et va rejoindre l'armée. X. Livre. Tous les Dieux de l'Olympe s'assemblent par l'ordre de Jupiter, qui, ne pouvant réconcilier Junon et Vénus, déclare que désormais il ne favorisera ni les Troyens ni les Rutules, et qu'il abandonne tout au destin. Cependant Enée, à la tête des troupes auxiliaires, s'embarque : mais étant arrivé à sa nouvelle ville, les ennemis s'opposent à sa descente. Il se livre un sanglant combat, dans lequel Pallas, fils du roi Evandre, est tué par Turnus. Enée, qui veut le venger, poursuit son meurtrier. Turnus auroit péri dans cette journée, si Junon, pour le sauver, n'eût offert à ses yeux un fantôme armé semblable à Enée, et fuyant devant lui. Turnus court après ce faux Enée, qui se réfugie dans un navire. Il y entre avec ce fantôme, qui disparoît aussi-tôt de ses yeux. Alors Junon coupe le câble, et fait aborder Turnus près d'Ardée, capitale de son royaume. Mézence, qui prend la place de ce prince dans le combat, est tué, avec son fils Lausus, par le héros troyen. XI. Livre. Les deux partis conviennent d'une suspension d'armes, pour enterrer leurs morts. Le roi Latinus ayant assemblé son conseil, veut demander la paix. Turnus est de l'avis contraire, et offre de combattre seul à seul contre Enée, comme celui-ci l'a demandé. Cependant le chef des Troyens vient attaquer les Latins par deux endroits. Turnus, à la tête de son infanterie, se met en embuscade dans les montagnes où est Enée. D'un autre côté, il se livre un combat de cavalerie, dans lequel les Latins défaits, sont poursuivis jusques sous les murs de Laurente. Turnus marche aussi-tôt pour aller secourir la ville. Enée le suit et l'atteint. Mais la nuit les sépare. XII. Livre. Un combat singulier entre Enée et Turnus doit terminer cette guerre. On élève des autels au milieu des deux armées : on fait un traité, par lequel Lavinie doit être le prix du vainqueur. Mais les Latins le violent, en tirant sur les Troyens, et les deux armées en viennent aux mains. Enée blessé d'une flèche lancée par une main inconnue, se retire du combat. Vénus le guérit aussi-tôt ; et il reparoît sur le champ de bataille, appelant à haute voix Turnus qui l'évite. Le héros troyen marche alors à la ville, et met le feu aux palissades. La reine Amate croyant que tout est perdu, se donne la mort. Turnus informé de ce funeste accident, se résout à chercher Enée pour le combattre. Ces deux guerriers se joignent ; et Turnus meurt de la main de son rival. Un simple coup-d'œil jeté sur cette analyse, peut faire juger du talent qui est essentiel au poëte épique. C'est le peintre de l'univers : il faut qu'il peigne dans son ouvrage les hommes et les Dieux ; par conséquent, qu'il y fasse entrer ce qu'il y a de choses et de rapports dans la religion et la société ; qu'il y présente, selon la nature du sujet, des objets qui appartiennent à la politique, à la morale, à l'histoire, à la géographie, à la physique, à la théologie même, qui, en général, est la science d'une religion quelconque ; en un mot, à chaque science et à chaque art en particulier. Indépendamment d'un génie hardi, mais sage, qui est nécessaire pour créer un plan vaste et régulier ; indépendamment d'une imagination de feu, qui est nécessaire pour bien peindre ; indépendamment d'un goût exquis, qui est nécessaire pour distribuer à propos les ornemens, le poëme épique exige la fleur de toutes les connoissances : c'est le chef-d'œuvre de l'esprit humain. Du Poëme héroïque et du Poëme héroïcomique. Il y a quelques espèces de poëmes, qui, sans être proprement épiques, tiennent à ce genre, en ce qu'ils consistent essentiellement dans le récit. Les uns ont des acteurs semblables à ceux de l'épopée, et une action d'une aussi grande importance ; mais ils n'en ont ni les fictions ni les merveilleux. On les nomme héroïques, ou simplement hs. Le poëte ne s'asservissant point à l'unité d'action, y raconte un ou plusieurs événemens tels qu'ils sont arrivés, sans en exposer les causes surnaturelles, par conséquent, sans faire intervenir les Dieux. Mais il faut qu'en racontant, ou en faisant parler ses personnages, il se livre lui-même à toute la chaleur de son âme, pour exciter les passions : il faut que son récit soit une vraie peinture qui frappe et qui attache, un feu vif qui embrase, un mouvement impétueux qui remue et qui entraîne : autrement ce seroit le récit d'un simple historien. En un mot, le style de ces sortes de poëmes doit être le même que celui de l'épopée ; le ton du poëte, celui d'un homme inspiré. Voyez dans ce court exemple comme Lucain fait parler Caton. Je me sers de la traduction en vers de Brebœuf. Nous trouvons Dieu par-tout ; par-tout il parle à nous. Nous savons ce qui fait on détruit son courroux ; Et chacun porte en soi ce conseil-salutaire, Si le charme des sens ne le force à se taire. Pensez-vous qu'à ce temple un Dieu soit limité ; Qu'il ait dans ces déserts caché la vérité ? Faut il d'autre séjour à ce monarque auguste, Que les cieux, que la terre et que le cœur du juste ? C'est lui qui nous soutient, c'est lui qui nous conduit. C'est sa main qui nous guide, et son feu qui nous luit. Les autres poëmes ont le merveilleux de l'épopée, mais à un degré bien inférieur ; et il s'en faut bien qu'ils en aient l'importance de l'action. On les nomme héroïcomiques. Le poëte y raconte, du style le plus élevé ; sur le ton même de l'épopée, une action très-simple, très-commune, et presque toujours risible. Le merveilleux qu'il y emploie, consiste dans le ministère comique de quelque divinité payenne ou de quelque génie allégorique. Le Lutrin de Boileau est un poëme parfait en ce genre. Un pupître d'une grosseur énorme, placé dans le chœur de la Sainte-Chapelle de Paris, déroboit le Chantre à la vue des assistans. Celui-ci le fit abattre. Le Trésorier voulut le faire remettre, et en vint à bout. Voilà le sujet du poëme ; voilà la grande entreprise que le poëte a chantée. La Discorde, qui, après avoir fait relever ce lutrin par les partisans du Trésorier, et l'avoir fait ensuite renverser par ceux du Chantre, inspire à ces deux rivaux le dessein d'aller consulter la chicane, les fait rencontrer à l'entrée du repaire de ce monstre, et excite alors un violent combat entre les Chanoines et les Chantres. La Nuit, la Piété, la Justice personnifiées, qui interviennent dans l'action ; la Mollesse, personnage épisodique, font le merveilleux de ce poëme. La pompe du style, la hardiesse des figures, la vivacité des images, la noblesse des comparaisons, une foule de traits sublimes dans ce récit d'une action si commune, donnent à ce charmant ouvrage tout le sel, tout l'enjouement, toutes les grâces piquantes du comique. Citons les premiers exemples qui se présenteront : il n'y a pas de choix à faire. Voici trois héros qui se mettent en marche pour aller placer le pupître dans le chœur. Les ombres cependant sur la ville pandues, Du faite des maisons descendent dans les rues. Le souper hors du chœur chasse les Chapelains, Et de Chantres buvans les cabarets sont pleins. Le redouté Brontin, que son devoir éveille, Sort à l'instant chargé d'une triple bouteille D'un vin dont Gilotin, qui savoit tout prévoir, Au sortir du conseil, eut soin de le pourvoir. L'odeur d'un jus si deux lui rend le faix moins rude. Il est bientôt suivi du Sacristain Boirude. Et tous deux de ce pas s'en vont avec chaleur Du trop lent Perruquier réveiller la valeur. Partons, lui dit Brontin. Déjà le jour plus sombre. Dans les eaux s'éteignant, va faire place à l'ombre. D'où vient le noir chagrin, que je lis dans tes yeux ? Quoi ! le pardon sonnant te retrouve en ces lieux ? Où donc est ce grand cœur, dont tantôt l'allégresse Sembloit du jour trop long accuser la paresse ? Marche, et suis-nous du moins où l'honneur nous attend. Le Perruquier honteux rougit en l'écoutant. Aussitôt de longs clous il prend une poignée : Sur son épaule il charge une lourde cognée ; Et derrière son dos, qui tremble sous le poids, Il attache une scie en forme de carquois. Il sort au même instant ; il se met à leur tête. A suivre ce grand chef l'un et l'autre s'apprête. Leur cœur semble allumé d'un zèle tout nouveau. Brontin tient un maillet, et Boirude un marteau. La lune, qui du ciel voit leur démarche altière, Retire en leur faveur sa paisible lumière. La discorde en sourit, et les suivant des yeux, De joie, en les voyant, pousse un cri dans les cieux. Vous allez entendre sonner le tocsin pour éveiller les Chanoines, que le Chantre veut assembler en chapitre. Il dit. Du fond poudreux d'une armoire sacrée Par les mains de Girot la cresselle est tirée. Ils sortent à l'instant, et par d'heureux efforts, Du lugubre instrument font crier les ressorts. Pour augmenter l'effroi, la Discorde infernale Monte dans le Palais, entre dans la grand'salle, Et du fond de cet antre, au travers de la nuit, Fait sortir le Démon du tumulte et du bruit. Le quartier alarmé n'a plus d'yeux qui sommeillent : Déjà de toutes parts les Chanoines s'éveillent. L'un croit que le tonnerre est tombé sur les toits, Et que l'église brûle une seconde fois. L'autre encor agité de vapeurs plus funèbres, Pense être au Jeudi Saint, croit qu'on dit les ténèbres ; Et déjà tout confus, tenant midi sonné, En soi-même frémit de n'avoir point dîné. Ainsi, lorsque tout prêt à briser cent murailles, Louis, la foudre en main, abandonnant Versailles, Au retour du soleil et des zéphirs nouveaux, Fait dans les champs de Mars déployer ses drapeaux ; Au seul bruit répandu de sa marche étonnante, Le Danube s'émeut, le Tage s'épouvante, Bruxelles attend le coup qui la doit foudroyer, Et le Batave encor est prêt à se noyer. Cette comparaison m'en rappelle une autre, qui produit un effet vraiment comique. C'est du Trésorier que le poëte parle. Il veut partir à jeun, il se peigne, il s'apprête. L'ivoire trop hâté rompt deux fois sur sa tête, Et deux fois de sa main le buis tombe en morceaux : Tel Hercule filant rompoit tous ses fuseaux. Poëtes épiques Homère, qui florissoit en Grèce, vers l'an 980 avant J.C., est le plus ancien des poëtes connus, et le père de la poésie épique. La critique a relevé dans son Iliade et dans son Odyssée des longueurs, des détails inutiles, des écarts multipliés. Mais malgré ces défauts, il y a près de trois mille ans que toutes les nations éclairées admirent ces deux poëmes, dont le premier offre plus d'élévation dans le génie, plus de vigueur et de feu dans le coloris, plus de variété dans les caractères, et le second plus d'invention, plus de régularité dans le plan, plus de variété dans les événemens. Ce poëte sublime est généralement regardé comme le plus grand peintre qui ait paru. On lui impute, dit Voltaire, l'extravagance de ses Dieux et la grossièreté de ses héros. C'est reprocher à un peintre d'avoir donné à ses figures les habillemens de son temps. Homère a peint les Dieux tels qu'on les croyoit, et les hommes tels qu'ils étoient…. On peut rire tant qu'on voudra de voir Patrocle, au neuvième livre de l'Iliade, mettre trois gigots de mouton dans une marmite, allumer et souffler le feu, et préparer le dîné avec Achille. Achille et Patrocle n'en sont pas moins éclatans. Charles XII, roi de Suède, a fait six mois sa cuisine à Demir-Tocca, sans perdre rien de son héroïsme ; et la plupart de nos généraux qui portent dans un camp tout le luxe d'une cour efféminée, auront bien de la peine à égaler ces héros qui faisoient leur cuisine eux-mêmes. On peut se moquer de la princesse Nausicaa, qui, suivie de toutes ses femmes, va laver ses robes et celles du roi et de la reine. Cela n'empêchera pas qu'une simplicité si respectable ne vaille bien la vaine pompe, la mollesse et l'oisiveté dans lesquelles les personnes d'un haut rang sont nourries. Madame Dacier a fort bien traduit les deux poëmes d'Homère, et y a joint d'excellentes remarques, qui décèlent une grande connoissance de l'antiquité. Divers écrivains de nos jours les ont aussi rendus en notre langue, soit en prose, soit en vers. Nous en avons quatre ou cinq traductions, toutes très-estimées, et parmi lesquelles les connoisseurs n'ont pas unanimement marqué celle qui a une supériorité décidée sur les autres. Virgile n'est pas moins universellement admiré qu'Homère. Il l'a imité en beaucoup d'endroits ; mais bien des censeurs éclairés trouvent qu'il ne l'a imité que pour le surpasser, et regardent même l'Enéide comme le plus parfait des poëmes épiques. Il est certain qu'il est peu d'ouvrages aussi propres à former le goût. Le poëte latin n'a pas toute la vigueur, toute la sublimité, tout le feu du génie du poëte grec ; mais il a plus d'art, plus de jugement, et sait bien mieux orner la raison. Son plan est exact, sa narration rapide et jamais interrompue, sa diction toujours pure et coulante, ses images toujours vives, son coloris toujours brillant. Le merveilleux qu'il emploie, est généralement sage et sensé. Quelques critiques ont trouvé extraordinaire la métamorphose des vaisseaux troyens en nymphes de la mer. Mais Virgile n'en a parlé que selon la tradition et la croyance du peuple Romain, puisqu'il dit lui-même que c'est un événement que l'antiquité a cru, et dont le souvenir ne s'effacera jamais. Or, on sait que le poëte doit avoir moins d'égard à la vérité, qu'à ce qui est considéré comme vrai par le commun de ses contemporains. De toutes les traductions qui ont été faites de l'Énéide, celle qu'en a donnée l'abbé des Fontaines, avec des remarques, est la plus estimée. Il nous reste encore des anciens Romains quelques poëmes que virent paroître les siècles immédiatement postérieurs au beau siècle d'Auguste. Ces poëmes sont : La Pharsale de Lucain, né à Cordoue en Espagne, vers l'an 39 de J. C. Elle est généralement regardée comme une gazette emphatique de la guerre de César contre Pompée. On retrouve souvent dans ce poëme l'homme de génie qui s'exprime fortement, et qui peint de même ses personnages ; mais plus souvent encore le déclamateur outré, plein d'enflure, sans règle, sans frein et sans goût. La traduction en vers qu'en donna Brébeuf, est oubliée. Marmontel l'a traduite en prose. La Thébaïde de Stace, né à Naples, vers l'an 50 de J.C. Le sujet de ce poëme est la guerre que se firent Etéocle et Polynice, fils du fameux Œdipe. Il y a un assez grand nombre de traits heureux et de morceaux de poésie vraiment beaux. Mais ils sont défigurés par une foule d'idées gigantesques, et par les emportemens d'une imagination déréglée. Nous avons du même auteur deux livres de l'Achilléïde, poëme que la mort ne lui permit pas de continuer. La Thébaïde a été traduite par l'abbé Ce. La Guerre punique (c'est la deuxième) de Sitius Italicus, né à Rome vers l'an 55 de J. C. Ce poëme n'offre que quelques détails intéressans, quelques situations pittoresques. Il est en général dépourvu de chaleur et de coloris. La traduction est de Le. Nous devons à l'Italie les premiers poëmes qui aient été faits dans le genre épique depuis ou lors de la renaissance des lettres. Le Roland amoureux de Boïardo fournit à l'Arioste, né à Reggio en 1474, l'idée de son Roland furieux, poëme où toutes les règles sont violées, mais admirable dans tous les détails, écrit d'un style enchanteur, et plein de tableaux tour à tour sublimes et rians. C'est l'heureux fruit de l'imagination la plus fertile et la plus brillante, qui se livre à tous ses caprices et à toutes ses ingénieuses extravagances. Nous en avons trois bonnes traductions, dont les auteurs sont Mirabaud, Dussieux et le comte dn. Celui-ci a joint à la sienne un extrait du Rx. Le Trissin, contemporain de l'Arioste, prit pour sujet de son poëme, l'Italie délivrée des Goths par Belisaire, sous l'empereur Justinien. Le plan en est sage et régulier ; mais il n'y a presque pas de poésie. Cet ouvrage dont je ne connois pas de traduction, fut, comme je l'ai dit ailleurs, l'aurore du bon goût dans l'épopée. Le Tasse, né à Sorrento l'an 1544, amena le grand jour, en publiant sa Jérusalem délivrée. Nourri de la lecture des bons poëtes de l'antiquité, il les auroit égalés, si, comme je l'ai déjà dit, il n'avoit fait un usage excessif du merveilleux. L'ordonnance de son poëme est admirable ; l'intérêt y est vif, et va toujours en croissant ; les caractères y sont variés et toujours soutenus ; les tableaux, les peintures diversifiées, s'y succèdent avec un art infini, et le style est toujours proportionné aux différens objets que le poëte décrit. La traduction de ce poëme par Mirabaud, est très-estimée ; mais il paroît que la nouvelle l'est encore davantage. Le Sceau enlevé du Tassoni, né à Modène en 1565, offre le mélange du sublime et du grotesque, du terrible et du comique. Il y a beaucoup de feu, d'imagination, de coloris et de gaîté ; mais cette gaîté est souvent portée jusqu'à la licence, et peut allarmer la pudeur. Heureusement le traducteur français, Cedors, a su jeter un voile sur ce qui ne doit point être vu. Le Camoëns, né à Lisbonne en 1517, surnommé par ses compatriotes le Virgile Portugais, avoit précédé le Tasse dans la carrière de l'épopée. Celui-ci commençoit à travailler à son poëme, lorsque le Portugal vit paroître la Lusiade, qui n'est autre chose que la découverte des Indes orientales. Les fictions neuves ne sont pas rares dans ce poëme, écrit d'un style toujours énergique, toujours majestueux, et plein des plus grandes beautés de détail. Mais il faut bien se garder de le prendre pour modèle dans l'usage du merveilleux, et dans la manière d'amener les événemens. Du Perron de Castera en a été le traducteur. Les Espagnols ont un poëme qui parut pour la première fois en 1597, et dont ils font un très-grand cas : c'est l'Araucana, nom d'une contrée qui est sur les frontières du Chili, et qui fut la dernière que les Espagnols soumirent après la découverte de l'Amérique. Don Alonzo d'Ercilla conquit ce pays, et voulut chanter cette conquête. On a remarqué dans ce poëme des morceaux, mais en très-petit nombre, qui sont très-beaux : on a trouvé le reste foible et très-souvent bas. Je n'en connois pas de traduction. Milton, né à Londres en 1608, ne commença son Paradis Perdu qu'à l'âge de cinquante-deux ans. On ne peut disconvenir qu'il ne soit un des poëtes les plus sublimes qui aient paru. Il étonne, il transporte en mille endroits de son poëme. Mais il y en a mille autres, où il porte le déréglement de l'imagination à son comble. Ce poëme a été fort bien traduit en prose par Dupré de Saint-Maur, et mis en vers par Beaulaton, qui, en quelques beaux endroits, n'est guère audessous de l'original. La Boucle des cheveux enlevée, par Pope, est un petit poëme plein de fictions, d'images et d'un comique riant. Il y a de l'invention et du merveilleux. L'abbé des Fontaines en a donné une traduction fort agréable. Les poëmes les plus estimés qu'aient produits les Allemands, sont le Messie par Klopstock, et Suzanne par Morthghen. Le premier a été traduit par Anthelmy et Liébault. Il y a de l'élévation et des morceaux vraiment pathétiques. Le second a été traduit par le baron de Nauzell : on y admire de grandes beautés, mais qui sont accompagnées quelquefois d'invraisemblances. Je dois bien nommer ici la Mort d'Abel, par Gessner, quoique cet ouvrage ne soit qu'en prose mesurée. Tout y est peint des couleurs simples et vraies de la nature. Huber en a donné une bonne traduction. Nous avons un poëme latin, intitulé Sarcotis (la Sarcothée, c'est-à-dire, la Nature humaine), par le P. Masénius, jésuite, professeur de rhétorique à Cologne en 1640. La chûte du premier homme en est le sujet. L'auteur qui ne le composa que pour fournir des sujets propres à exercer la jeunesse dans la poésie latine, ne s'asservit point à une certaine régularité, et s'attacha principalement à semer sa narration d'images et de descriptions. Elles sont de la plus grande richesse et de la plus grande énergie. Milton a copié ce poëte dans plusieurs de ces tableaux ; et il paroît même qu'il a pris dans la Sarcothée le fond de son poëme du Pu. L'abbé Dinouart l'a fort bien traduit. On a prétendu que le Télémaque de Fénélon n'est pas un poëme épique, parce qu'il est en prose. Qu'importe que ce soit un poëme ou un roman moral ? S'il n'a point la mesure de la poésie, il en a certainement le coloris. Quant à l'invention, au merveilleux et aux autres qualités essentielles de l'action épique, on convient généralement qu'il les a toutes. Cet ouvrage accueilli avec le plus vif empressement dans sa nouveauté, lu encore aujourd'hui avec la même avidité, et traduit dans toutes les langues de l'Europe, n'en fera pas moins à jamais les délices de l'homme de goût, par le génie qui y éclate dans toutes les parties, et les délices des àmes vertueuses par l'excellente et sublime morale dont il est rempli. Pour ne point passer ici sous silence le Lutrin de Boileau, je répéterai ce que j'ai déjà dit ; que ce poëme est parfait dans son genre. La Henriade de Voltaire a éprouvé le même sort que ses tragédies : éloges d'une part, et critiques de l'autre, également outrés. Les uns n'ont pas craint de mettre cet ouvrage au-dessus de l'Iliade et de l'Enéide ; les autres ont osé lui disputer la qualité de poëme épique. Des censeurs plus modérés et plus raisonnables ont trouvé qu'en général il y a plus d'esprit que de génie, plus de coloris que d'invention, plus d'histoire que de poésie ; que les portraits quoique très-brillans, se ressemblent presque tous, l'auteur ayant puisé ses couleurs dans l'antithèse ; que le sentiment y est étouffé par les descriptions ; enfin que le plan est défectueux. Mais ils y ont admiré de très-beaux morceaux, dignes du pinceau d'un grand maître, tels que la mort de Coligny, la bataille de Coutras, le tableau de Rome, le départ de Jacques Clément, l'attaque des faubourgs de Paris, la bataille d'Ivri, l'esquisse du siècle de Louis XIV, et la plus grande partie de ce septième chant. Le Vert Vert de Gresset est un badinage charmant qu'il seroit bien difficile d'imiter. On ne peut pas y desirer plus de richesse dans la fiction, plus d'agrément dans les détails, plus de fraîcheur dans le coloris, plus de délicatesse et de légèreté dans le style. Imbert occupe une place distinguée parmi les bons poëtes en ce dernier genre. Son Jugement de Páris la lui a méritée. C'est un poëme plein d'agrémens, malgré quelques longueurs et quelques incorrections. Je dois observer ici que parmi tous les poëmes que je viens de confondre ensemble dans cette courte notice, parce que j'ai suivi à-peu-près l'ordre des temps où ils ont paru ; les seuls vraiment épiques, d'après la définition même de cette espèce de poëme, sont l'Iliade, l'Odyssée, l'Enéide, l'Italie délivrée des Goths, la Lusiade, la Jérusalem délivrée, le Paradis perdu (si l'on n'en juge pas par le fond même du sujet), et le. On a pu voir dans l'exposé que j'ai fait des règles des divers ouvrages en vers, qu'il n'est presqu'aucun genre de poésie, qui ne se propose pour but le plaisir et en même temps l'instruction du lecteur. Le poëte peut sans doute se borner au choix d'un sujet propre seulement à plaire. Mais celui qui veut enlever tous les suffrages, doit en choisir un où l'utile soit joint à l'agréable : c'est-là le plus noble et le plus digne usage qu'il puisse faire d'un art si brillant, si beau, si sublime et si pur. Malheur au poëte qui ne l'aime et ne le cultive, que pour s'avilir lui-même jusqu'à d'injustes et basses personnalités, en vomissant le fiel de la haine ou de la vengeance, et bien souvent le poison de la calomnie ! Malheur sur-tout au poëte, qui, par l'abus le plus criminel, veut le dégrader et le corrompre, en s'efforçant d'élever des autels au libertinage ou à l'impiété ! Audacieux infracteur des plus sages institutions politiques, violateur sacrilége de toutes les loix religieuses, par conséquent ennemi téméraire de la tranquillité publique, ennemi perfide du bonheur de ses semblables, il s'expose à n'être frappé du glaive de la justice humaine, que pour tomber dans les mains redoutables de la justice divine. En vain se flatteroit-il, quoiqu'en proie aux remords dévorans de la conscience, de cette conscience dont la voix terrible se fait si souvent entendre au cœur du méchant ; en vain se flatteroit-il d'acquérir quelque espèce de gloire. Jamais, non jamais, l'éclat le plus imposant du génie, toutes ses richesses, toute son étendue, toute son élévation, sa supériorité, même la plus marquée, ne mériteront au poëte licencieux ou impie le titre de grand homme, et moins encore celui d'homme estimable. Que dis-je ! ce vil et abject versificateur ne peut qu'imprimer sur son nom une tache éternelle : en devenant l'opprobre de son siècle, il voue sa mémoire à l'exécration de tous les siècles à venir. Je ne saurois mieux terminer ces courtes réflexions, qu'en mettant sous les yeux des jeunes gens ces derniers vers d'une épître de Desmahis, où ce poëte se peint lui-même avec une vérité que ses mœurs ni ses écrits n'ont jamais démentie ; vers qui devroient être gravés dans l'âme de tous les écrivains. Nous naissons tous, sujets d'une double puissance. Chaque peuple a son culte, et chaque état ses lois. Malgré l'audace impie, et l'aveugle licence, Respectons les autels, obéissons aux rois. Toujours vertueux par systême, Coupable trop souvent, mais par fragilité ; Du moins, lorsque d'Aoron j'entends la voix suprême, Fidèle Israëlite, et m'oubliant moi-même, De ma folle raison j'abaisse la fierté, Et laisse captiver devant un diadème Mon impuissante liberté. **** *book_ *id_body-2 *date_1813 *creator_domairon Lettre A un ancien Elève de l'Ecole Militaire de Paris. JE ne saurois trop m'empresser, mon cher ancien élève, de répondre à votre demande si juste et si digne d'éloges. Les bornes d'une lettre ne me permettront pas de le faire dans toute l'étendue que vous pourriez desirer. Aussi ne vous apprendrai-je point ici tout ce qu'il vous importe de savoir sur la me. Mais du moins en dirai-je peut-être assez, pour vous faciliter les moyens de l'apprendre vous-même. C'est là l'objet que je vais tâcher de remplir. De la Morale en général. La Morale en général est la science qui traite des mœurs, c'est-à-dire, des actions de l'homme, considérées par rapport à leur fin. Ces actions sont bonnes lorsqu'elles sont conformes aux loix, soit naturelles, soit humaines, soit divines. Elles sont mauvaises, lorsqu'elles sont contraires à ces loix. L'objet de la morale est de nous engager à ne faire que des actions bonnes ; par conséquent de nous apprendre à bien vivre, à vivre honnêtement, et à parvenir ainsi au vrai bonheur, après lequel tous les hommes soupirent. Est-il une science aussi noble, aussi utile, aussi précieuse ? Pour nous instruire, avec une certaine méthode, des principes fondamentaux de la morale, nous devons nous considérer nous-mêmes sous deux rapports ; comme hommes, et comme chrétiens. Comme hommes, c'est-à-dire, comme membres de la société, nous devons savoir la meilleure manière de nous y conduire : c'est ce que j'appelle la morale de l'homme dans la vie civile. Comme chrétiens, nous devons connoître les grandes vérités de notre religion, et toutes les obligations qu'elle nous impose : c'est ce que j'appelle la morale du chrétien. I. Morale de l'homme dans la vie civile. Nous naissons tous pour la patrie et pour la société. Dans quelque rang que le ciel nous ait placés, nous devons autant qu'il est en nous, contribuer au bien public, et au bien de nos semblables. La qualité de sujet et de citoyen, ainsi que l'humanité naturelle, jointe à notre propre intérêt, nous en font une loi inviolable. Nous observerons cette loi dans toute son étendue, si nous remplissons de la manière la plus convenable tous les devoirs de notre état, et ceux que nous commande la nature. Ce sont là les obligations qui nous lient à la société, et à chacun des individus qui la composent. Mais il en est d'autres que la morale de l'homme dans la vie civile nous prescrit relativement à nous-mêmes. Cette morale nous apprend à nous bien comporter dans le monde. Elle nous expose les principes qui doivent être la base de notre conduite ; principes qui constituent les vertus que nous appelons simplement morales, parce qu'elles sont fondées sur les seules lumières de la raison. Elle nous montre de plus combien il nous importe d'étudier et de connoître nos semblables. Ainsi la morale de l'homme du monde consiste dans la pratique des vertus morales, et dans la cs. Vertus morales. L'estime de soi-même et l'estime des autres sont le plus grand bien dont l'homme du monde puisse jouir. La pratique de toutes les vertus morales lui procure cette jouissance délicieuse. Mépris et malheur à l'âme de boue, qui ne sent point le prix de ces vertus, le charme de cette jouissance ! La probité est le premier devoir de l'homme. Mais elle ne suffit point dans le sens que l'on donne communément à ce mot. Ce n'est pas assez d'être juste à l'égard des autres : il faut l'être encore à l'égard de soi-même, en ne faisant jamais rien contre sa propre conscience. C'est là le moyen d'être toujours content de soi. Il est donc essentiel de connoître ces vertus morales, et d'y conformer sa conduite, pour remplir tous les devoirs du vrai honnête-homme. Un livre, où ces devoirs sont fort bien tracés, et qui est infiniment propre à former l'homme d'honneur, ce sont les Offices de Cicéron, traduits par Barrett ; livre qu'on ne doit pas se contenter de lire, suivant Pline, mais qu'on doit apprendre par cœur. C'est un extrait de ce que les anciens philosophes ont pensé de plus judicieux et de plus solide. Tous les préceptes y sont fondés sur des principes sages et justes, sur des notions exactes de l'utile et de l'honnête, dont les vertus morales sont la base et la substance. L'homme y apprend à combiner tous les rapports qui le lient à la société, et à déduire de ces rapports tous les devoirs auxquels il est assujéti ; à se rappeler sans cesse sa dignité, et à ne point avilir par ses actions le caractère auguste qui le distingue de la brute. Parmi les auteurs modernes, le baron de Puffendorf me paroît être celui qui a le mieux établi les principes raisonnés de la morale dont je parle ici, dans ses Devoirs de l'homme et du citoyen. Cet ouvrage profond, solide, lumineux et méthodique, en nous éclairant sur la source et sur l'importance de nos devoirs, nous laisse entièrement persuadés qu'il est de notre plus grand intérêt de les remplir avec une scrupuleuse exactitude. Il a été fort bien traduit du latin par Barbeyrac, qui y a joint d'excellentes notes. Au reste, cet ouvrage de Puffendorf n'est que l'abrégé de son grand ouvrage ds. Dans les Avis d'une mère à son fils, et dans ceux d'une mère à sa fille, la marquise de Lambert ne donne que des instructions saines et remplies d'aménité. Sa morale sage, douce et sensible, n'en devient que plus onctueuse et plus attrayante par les grâces du style, dont elle a su la revêtir. Le fils et la fille qui suivront les avis d'une telle mère, ne s'écarteront jamais du chemin de la vertu. Nous avons de la même dame un Traité de l'amitié, trop bien fait pour ne pas intéresser vivement tous les cœurs qui connoissent le prix de ce sentiment délicieux. Un militaire ne doit pas manquer de lire le Traité de la valeur, par Saint-Réal. Il est plein de goût et de raison. Le Traité de la gloire, par Sacy, ne doit pas être négligé, quoiqu'il soit écrit d'un style maniéré et trop souvent antithétique. La morale en est pure ; les principes en sont exact ; et l'on peut y acquérir un grand nombre de connoissances précieuses. Les Réflexions sommaires sur l'esprit, que le comte de Tressan a faites pour l'instruction de ses enfans, offrent le développement des vérités relatives à la marche éclairée de l'esprit humain. L'auteur y expose les fausses notions qui peuvent l'égarer, et les excès par lesquels il peut s'avilir. Mais il indique en même temps les moyens de le rectifier et de l'éclairer, parce que la justesse et les lumières de l'esprit influent nécessairement sur les mœurs. Tout est solidement pensé dans cet ouvrage, et tout y est exprimé avec autant de sagesse que d'élégance. C'est un des plus propres que je connoisse pour former l'esprit et le cœur des jeunes gens. Dans ce petit nombre de livres que je viens d'indiquer, on peut puiser le goût et l'amour des vertus morales, à la pratique desquelles il faut, comme je l'ai déjà dit, joindre la connoissance des hommes. Connoissance des hommes. La nature n'offre pas plus de diversité dans aucune espèce de ses productions, que dans les esprits et les caractères. L'homme sage les étudie tous, s'y accommode, y conforme même le sien autant qu'il le peut, sans s'écarter des principes de la sagesse. Cette manière de se conduire, dans tous les individus, établiroit sur des fondemens inébranlables la paix et l'harmonie de la société. Les avantages que nous retirons de la connoissance des hommes, sont infinis. Une liaison funeste, ou seulement dangereuse, est presque toujours la première cause de nos fautes ou de nos malheurs : la connoissance des hommes nous la fait éviter, en nous dirigeant dans le choix d'un ami. Un excès de franchise nous rend souvent les victimes de la trahison et de la perfidie : la connoissance des hommes nous fait tenir, quand il le faut, dans les bornes de la circonspection. D'un autre côté, une trop grande réserve nuit bien souvent à nos propres intérêts : la connoissance des hommes nous donne de la confiance, et nous apprend jusqu'à quel point nous devons la porter. L'homme en place doit connoître le cœur humain, et les différens ressorts qui le font agir : il n'emploie alors dans ses opérations, que des agens fidèles et sûrs, intéressés à les faire réussir. L'homme qui veut parvenir, doit posséder aussi cette connoissance : il ne manque pas alors de ne se servir que de ceux qui peuvent l'aider dans ses desseins. L'homme privé a un intérêt réel à juger sainement des actions de ses semblables ; et c'est par la connoissance des hommes qu'il se met en état de le faire. Il sait distinguer alors l'action en elle-même, des circonstances et des causes qui l'ont produite. Car une action aura un grand mérite dans un homme, et n'en aura qu'un très-petit dans un autre. Elle sera bonne dans celui-ci, et vicieuse dans celui-là. Le cœur, l'esprit, le caractère en font souvent tout le prix. On ne doit pas se flatter d'acquérir une bien profonde connoissance des hommes par le seul secours des livres. Il faut pour cela un grand usage du monde, et une longue suite d'observations réitérées. Mais les livres nous abrègent infiniment ce travail, en nous donnant des principes certains qui éclairent notre esprit, rectifient notre jugement, et rendent nos observations plus exactes ; nous y puisons des notions générales, et c'est beaucoup. Il ne nous reste plus qu'à en faire de justes applications. La lecture des livres qui nous facilitent cette connoissance des hommes, est donc bien essentielle. Il en faut peu, mais que ce soient les meilleurs. Je me borne à ceux-ci. Les Pensées, maximes et réflexions morales du duc dt. C'est un des premiers livres bien écrits qui aient été publiés en France. Que de choses à apprendre dans ce petit recueil, plein de génie, de délicatesse et de jugement ! il suppose la plus grande connoissance du cœur humain, et l'on y reconnoît par-tout le profond moraliste, autant que l'élégant écrivain. Cependant il est nécessaire de dire que cet ouvrage devroit être lu avec quelque précaution, sans les judicieuses remarques qu'on y a insérées. Ce sont des notes critiques, morales, politiques et historiques, qu'Amelot de la Houssaye, et l'abbé de la Roche ont faites sur chacune de ces pensées. Ces notes servent à rectifier quelques maximes un peu fausses ou exagérées, et à développer celles qui présentent un sens un peu obscur ou équivoque. Madame de la Sablière, si recommandable par son esprit et par ses vertus, y a répandu des maximes chrétiennes, qui respirent la plus saine morale de l'évangile, et dont la lecture ne sauroit être trop conseillée. L'édition où se trouvent ces notes, est de 1777. Les Caractères de la Bruyère, ouvrage où tout le genre humain est peint en détail et avec la plus grande vérité ; où l'on voit un portrait de chaque caractère, tracé d'après nature. Cet homme unique, qui n'a pas plus été imité dans son genre, que la Fontaine dans le sien, fait d'un seul coup de pinceau un tableau achevé. Il ne lui faut qu'un coup d'œil, pour saisir les plus secrets mouvemens du cœur : il ne lui faut qu'un trait pour les rendre. Par-tout il pense et s'exprime avec force ; par-tout il sent et s'exprime avec chaleur. L'esprit, qu'on lui reproche de montrer, n'est pas un esprit recherché, il tient essentiellement aux choses ; c'est la pensée elle-même fortement colorée, revêtue de la seule image qui lui convenoit. La Bruyère dit tout avec la plus exacte précision : mais ses pensées sont toujours assez développées. Son style est concis : mais il n'est jamais obscur. Un des ouvrages les plus utiles pour l'instruction des hommes est le sien. A la suite des Mémoires pour servir à l'histoire de Louis, dauphin de France, père de Louis XVI, on a imprimé un Traité de la connoissance des hommes, que le P. Griffet, jésuite, rédacteur de ces mémoires, avoit composé par l'ordre de ce digne héritier du trône. Après avoir traité de la connoissance des hommes en général, et développé les meilleurs moyens de l'acquérir, il nous apprend à les bien connoître par rapport aux talens de l'esprit et aux qualités du cœur. Style pur, naturel et rapide, netteté et liaison des idées, instructions solides et appuyées sur des principes aussi sages que vrais, tout se trouve réuni dans cet excellent ouvrage, qui ne laisse sur cette matière rien d'important à desirer. Un grand mérite de l'auteur est de présenter les vérités les plus profondes dans un jour si lumineux, qu'elles deviennent à la portée des esprits les plus ordinaires. Amelot de la Houssaye a traduit de l'espagnol un fort bon ouvrage, intitulé : L'Homme de cour, par Balthasar Gracïan. En nous traçant les moyens de connoître les hommes, l'auteur nous apprend parfaitement la manière de nous bien conduire avec eux ; c'est-à-dire, de ne pas nous engager dans de fausses démarches, et de bien prendre nos mesures, pour réussir dans les affaires, autant qu'il est possible, sans violer les règles de la probité. Il n'est pas souvent obscur et inintelligible, comme l'ont prétendu quelques critiques, qui l'avoient sans doute lu avec précipitation. Son ouvrage est un livre fait pour les bons esprits et pour l'homme qui a l'usage du monde. Plus on le lit avec réflexion, plus on en goûte les beautés, ainsi que les sages maximes qui en font le prix. Gracian dit beaucoup en peu de mots ; et tout ce qu'il dit est plein de justesse et de bon sens. Il ne dit jamais rien de superflu ; et son style, toujours concis et serré, a toujours beaucoup de force, et, quand il le faut, de l'élévation. La plupart de ses pensées sont délicates ; et il a l'art de les exprimer finement. La matière qu'il traite est sublime ; et l'expression l'est toujours. En un mot cet ouvrage ne peut qu'être de la plus grande utilité dans presque toutes les circonstances de la vie. Vous trouverez d'ailleurs, mon cher ancien élève, dans une foule de bons ouvrages de littérature et d'histoire, d'excellentes maximes touchant les mœurs ; les portraits les mieux frappés des divers caractères ; les peintures les plus ressemblantes des vices, des travers, des ridicules de tous les états ; et ces diverses choses ne feront qu'augmenter et perfectionner vos connoissances sur la morale de l'homme dans la vie civile. De ce premier point que je n'ai pu toucher ici que bien superficiellement, je passe au second, sur lequel je ne pourrai guères m'étendre davantage. C'est la morale du chrétien, dont la connoissance est absolument indispensable au chrétien même, et la plus utile de toutes à celui qui ne le seroit pas. II. Morale du chrétien. Vous savez que ces hommes fameux de l'ancienne Grèce, appellés Philosophes (ou, suivant l'étymologie de ce mot, Amateurs de la sagesse, parce qu'ils faisoient profession de l'enseigner et de la pratiquer), donnèrent toute leur application aux principes de la morale. Mais privés du flambeau qui seul pouvoit les éclairer, ils ne virent ni la route qu'ils devoient suivre, ni le but auquel ils devoient tendre. Ils ne connoissoient pas la nature, la dignité, la fin de l'homme ; et c'est cette ignorance qui les jeta dans un labyrinthe d'erreurs, ou dans des incertitudes perpétuelles. Les uns établirent des systêmes absurdes, ou totalement étrangers au vrai bonheur : les autres tombèrent dans des égaremens monstrueux ; et aucun d'eux ne découvrit la vérité. On peut dire en général qu'une grandeur d'âme affectée, une tranquillité seulement apparente, une indifférence chimérique, une vaine ostentation, l'orgueil, l'indépendance, la corruption la plus licencieuse et la plus effrénée, et bien souvent la dégradation totale de l'homme, sont les principes ou les effets de leur morale. Socrate et son disciple Platon, Epictète sur-tout, qui parut quelques siècles après eux ; Epictète, qui alla aussi loin qu'on pouvoit aller avec les seules lumières du paganisme, sont les philosophes dont la doctrine est la moins défectueuse. Mais elle est encore bien imparfaite. Les plus belles idées, les plus riches découvertes de ces moralistes portent l'empreinte des erreurs et des préjugés de leur temps. Ce sont de vives étincelles, d'éclatantes lueurs sorties du sein des ténèbres du paganisme, mais qui vont presqu'aussitôt se perdre dans ces mêmes ténèbres. Ainsi l'esprit humain, abandonné à lui-même, ne marchoit qu'au hasard ; il avoit besoin d'être éclairé d'une lumière divine. Cette lumière brille dans la morale de l'Evangile. Comparez-la avec celle des sages les plus célèbres de l'antiquité : mettez à côté du Manuel d'Epictète qui est un précis des maximes des Stoïciens, un manuel chrétien, suivant pied-à-pied celui du philosophe (c'est ce qu'a fait le Mourgues, jésuite, dans son excellent Parallèle de la morale chrétienne avec celle des anciens philosophes), et vous verrez bien évidemment la supériorité de nos saintes maximes sur celles de la sagesse humaine. Envisagez-la cette morale de l'Evangile dans ses principes, dans ses motifs ; dans sa fin ; vous la trouverez la plus sage, la plus pure, la plus sublime, toujours invariable, et pour tout dire en un mot, parfaite. Le sentiment de la conscience qui l'approuve, en atteste les inestimables avantages. Le suffrage de la saine raison qui l'admire, en atteste l'immuable vérité. En montrant à l'homme ses propres perfections dans tout leur éclat, cette morale lui commande l'humilité la plus profonde. En lui découvrant toute sa corruption et toutes ses foiblesses, elle le fortifie et l'élève au-dessus de lui-même. Est-il au faîte de la grandeur ? il doit être petit à ses propres yeux. Est-il dans l'extrême bassesse ? il doit s'estimer grand par sa propre dignité. Une pareille morale devoit sans doute opérer une révolution universelle dans les esprits : c'est ce qui arriva. A peine fut-elle publiée, que la science orgueilleuse des philosophes les plus renommés fut anéantie. L'académie, le lycée, les jardins d'Epicure, lieux où ils rassembloient leurs disciples, devinrent déserts. La vérité se montra aux hommes ; les nations la reconnurent ; et la face du monde entier fut changée. Les écrits des sages du paganisme doivent donc, avec tout le faste de leur morale, disparoître auprès de l'Evangile. Nul livre en effet n'offre des maximes si pures, si élevées, des instructions si saines, si touchantes. Jamais la vertu n'a parlé un si doux langage : jamais la sagesse la plus profonde ne s'est exprimée avec autant d'énergie et de vérité : « La majesté des Ecritures m'étonne, dit J. J. Rousseau lui-même  : la sainteté de l'Evangile parle à mon cœur. Voyez les livres des philosophes avec toute leur pompe. Qu'ils sont petits près de celui-là ! Se peut-il qu'un livre à la fois si sublime et si sage soit l'ouvrage des hommes ? Se peut-il que celui dont il fait l'histoire, ne soit qu'un homme lui-même ? Est-ce là le ton d'un enthousiaste, ou d'un ambitieux sectaire ? Quelle douceur, quelle pureté dans ses mœurs ! Quelle grâce touchante dans ses instructions ! Quelle élévation dans ses maximes ! Quelle profonde sagesse dans ses discours ! Quelle présence d'esprit, quelle finesse et quelle justesse dans ses réponses ! Quel empire sur ses passions ! Où est l'homme, où est le sage qui sait agir, souffrir et mourir sans foiblesse et sans ostentation ?…. Dirons-nous que l'histoire de l'Evangile est inventée à plaisir ? Ce n'est pas ainsi qu'on invente ; et les faits de Socrate dont personne ne doute, sont moins attestés que ceux de Jésus-Christ. Au fond, c'est reculer la difficulté sans la détruire. Il seroit plus inconcevable que plusieurs hommes d'accord eussent fabriqué ce livre, qu'il ne l'est qu'un seul en ait fourni le sujet. Jamais des auteurs juifs n'eussent trouvé ce ton ni cette morale ; et l'Evangile a des caractères de vérité si grands, si frappans, si parfaitement inimitables, que l'inventeur en seroit plus étonnant que le héros. » C'est selon l'esprit de cet Evangile, que la morale du chrétien nous apprend à vivre. Elle veut que nous conformions toujours nos mœurs et notre conduite aux maximes et aux préceptes de notre religion ; religion qui a été révélée aux hommes ; que le fils de Dieu même est venu établir sur la terre ; qu'il a prêchée autant par ses exemples que par ses discours ; dont il a prouvé la sainteté par la pureté de sa vie, confirmé la vérité par ses miracles et par sa mort ; qu'enfin ses disciples ont répandue eux-mêmes miraculeusement chez toutes les nations de l'univers. Tous ces faits sont authentiques : ils ne peuvent sous aucun rapport être contestés : l'histoire n'en offre point d'aussi certains ; et l'homme qui ne craindroit pas de les révoquer en doute, devroit nier tous les autres. D'ailleurs, (pourroit-on dire à ce sceptique) une religion est absolument nécessaire pour le bien général de la société, pour le bien particulier de chaque individu ; et cette religion doit avoir un culte extérieur, parce qu'il est dans la nature de l'homme qu'il fasse éclater l'admiration, le respect, l'amour et tous les autres sentimens de son cœur envers l'objet qui les a fait naître. Mais parmi toutes les religions qui ont été et qui sont encore connues des divers peuples, la raison n'admet que la meilleure. Or, il est incontestable que la nôtre mérite une entière préférence. « Chose admirable ! s'écrie Montesquieu, la religion chrétienne qui ne semble avoir d'objet que la félicité de l'autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci. » Qu'ils sont précieux en effet, mon cher ancien élève, les avantages qu'elle nous procure sur la terre d'exil que nous habitons ! Quelles sont belles et magnifiques les espérances qu'elle nous donne, et qui doivent se réaliser dans notre céleste patrie ! Aussi l'homme dégagé des vices de l'esprit et des folles passions du cœur, y reconnoît-il sans peine l'empreinte de la divinité même. Cependant cette religion si auguste et si sainte est aujourd'hui plus que jamais l'objet des déclamations et des satires de l'impie. Jamais on ne le vit en braver avec autant d'audace les loix les plus sacrées, et réunir toutes ses forces avec autant d'adresse pour en sapper les fondemens. Malheureux effet de l'orgueil ou du libertinage ! Car, je le répète, on ne citera point un seul homme qui, en maîtrisant ses vices et ses passions, soit jamais tombé dans l'incrédulité. Nous ne saurions donc trop nous prémunir contre le venin que renferment les écrits des impies, et nous mettre en état de découvrir toute l'absurdité de leurs principes, toute l'extravagance de leurs opinions, toutes les horribles conséquences de leurs systêmes. Ainsi nous devons approfondir la vérité de la religion en même temps que nous en étudierons la me. Vérité de la religion. Pour apprécier tous les raisonnemens des détracteurs de cette religion divine, nous n'avons pas besoin de nous engager dans la lecture d'une foule d'excellens ouvrages, où elle est vengée d'une manière si éclatante et si victorieuse. Il nous suffira d'en connoître et d'en bien saisir les preuves démonstratives. Elle nous paroîtra infailliblement la seule véritable ; et par conséquent tout ce qu'on peut dire contre cette religion, ne nous offrira que le caractère ou de l'injustice, ou de l'absurdité, ou de l'imposture et de la calomnie. Le Traité de l'existence de Dieu, par Fénélon, est le premier livre qui doit nous mener à la connoissance de la religion. Il est essentiel de le lire, non-seulement, pour sentir tout le frivole des sophismes des prétendus athées, mais encore pour se rendre raison à soi-même de l'intime persuasion où sont tous les hommes de l'existence de Dieu. Car, si l'on peut supposer qu'il y ait de vrais athées, il est certain qu'ils ne le sont qu'en ce qu'ils voudroient se persuader dans leur cœur qu'il n'y a pas de Dieu, parce qu'ils auroient intérêt, comme l'ont dit Pascal et Bâcon, qu'il n'existât aucun vengeur de leurs crimes. Mais la raison et la conscience leur crient sans cesse qu'il existe un être, seul éternel, seul indépendant, seul principe de tous les êtres, et dont ils se sentent forcés de reconnoître la nécessité, que Voltaire a si bien exprimée dans ces vers : C'est le sacré lien de la société, Le premier fondement de la sainte équité, Le frein du scélérat, l'espérance du juste. Si les cieux dépouillés de leur empreinte auguste, Pouvoient cesser jamais de le manifester ; Si Dieu n'existoit pas, il faudroit l'inventer. Que le sage l'annonce, et que les rois le craignent. Rois, si vous m'opprimez, si vos grandeurs dédaignent Les pleurs de l'innocent que vous faites couler, Mon vengeur est au ciel ; apprenez à trembler. Nous devons lire ensuite le Traité de la vérité de la religion chrétienne, par Ae. C'est le meilleur ouvrage que nous ayons en ce genre. La précision et la netteté du style y répondent à la justesse des pensées et à la solidité du raisonnement. Dans l'exposition et l'enchaînement des preuves, il y a une méthode, un clarté admirable, une dialectique des plus pressantes et des plus vigoureuses. On y voit démontrées la nécessité et la vérité de la révélation, l'authenticité des livres saints et l'accomplissement des prophéties qu'ils contiennent, la divinité du messie, auteur de la religion chrétienne, dont l'établissement, les progrès et la propagation étant un vrai miracle, sont l'ouvrage de Dieu même. On y voit appuyée sur des preuves incontestables l'opinion de l'immortalité de l'âme, celle d'un Dieu vengeur du crime et rémunérateur de la vertu dans une autre vie ; par conséquent le système des deïstes démontré absurde ; le systême des matérialistes démontré indigne de Dieu même, et désespérant pour l'homme. Quand on a lu ce livre avec quelque attention, on ne peut regarder les productions de l'incrédule, que comme des ouvrages du délire ou de la mauvaise foi. Il faut joindre à cet excellent traité les Pensées sur la religion, par Pascal, homme de génie, qui nous apprend à parler peu, et à dire beaucoup. Quelle sublimité ! Quelle énergie ! Quelle profondeur ! Quelle éloquence ! Chacune de ces pensées, caractérisée par une raison lumineuse, par un sentiment vif et profond, est un trait de flamme qui éclaire, qui échauffe : c'est, pour ainsi dire, un tableau de toute la religion. Elle nous en fait du moins concevoir l'idée la plus grande, la plus magnifique, la plus vraie, en nous élevant jusqu'à son divin auteur. Pascal écrivant ainsi est un terrible argument contre les incrédules, qu'on appelle bien mal-à-propos es.« Les libertins, dit Bayle lui-même, ne pourront plus dire qu'il n'y a que des petits-esprits qui aient de la piété. Car on leur en fait voir de la mieux poussée dans un des plus grands géomètres, des plus subtils métaphysiciens et des plus pénétrans esprits qui aient jamais été au monde. » Ce n'est point assez de connoître les preuves de notre religion. Il nous importe beaucoup de savoir distinguer avec précision les objets de notre croyance. Le P. Bougeant, jésuite, nous en fournit les moyens dans son Exposition de la doctrine chrétienne par demandes et par réponses. Cet ouvrage précieux, en nous rappelant les instructions que nous avons reçues dès nos plus tendres années, nous servira de guide dans toutes les matières de foi. Mais une étude simplement spéculative de la morale chrétienne ne nous seroit pas d'une bien grande utilité, puisqu'elle seule ne nous rendroit ni meilleurs ni plus heureux. Il faut y joindre la Morale pratique pour acquérir la vraie sagesse, pour parvenir au vrai bonheur. Morale pratique de la religion. Le premier fondement de cette morale est la connoissance de soi-même ; connoissance la plus importante de toutes, et pour le chrétien, et même pour l'homme du monde. Le livre où l'on peut le mieux la puiser, est l'Art de se connoître soi-même, par Abbadie ; ouvrage écrit avec force, avec élévation, et plein d'idées profondes. L'homme y est représenté comme un être capable de vertu et de bonheur, dans l'état même de corruption et de misère où il se trouve. Il y est peint avec toutes ses foiblesses et avec toutes ses forces morales, dans toute sa grandeur et dans toute sa bassesse. Tout ce qui peut l'humilier, tout ce qui peut l'élever à ses propres yeux, y est fidèlement exposé. En un mot, la nature de l'homme, le principe de ses vices et de ses vertus, les motifs qui peuvent le déterminer dans ses actions, les devoirs qui lui sont prescrits, et dont la source est dans l'immortalité de son âme, y sont tracés et développés avec la plus grande justesse et la plus grande vérité. Nous avons un petit ouvrage, traduit de l'espagnol, qui est un vrai chef-d'œuvre de morale chrétienne : c'est la Conversion du Pécheur, par le P. Salazar, jésuite. Les quatre fins dernières de l'homme y sont traitées avec cette raison saine et religieuse, qui porte la conviction dans l'âme, et avec cette éloquence de sentiment qui la pénètre et la maîtrise. L'auteur présente toujours la vérité avec les traits les plus capables de la faire sentir et de la faire aimer. En nous montrant le chemin du vrai bonheur, il dit tout ce que l'on peut dire de plus solide et de plus touchant, pour nous engager à le prendre. Parmi la grande quantité de livres qui peuvent nous animer à remplir les devoirs de la religion, il y en a deux sous le même titre d' Année chrétienne, qu'on doit sans contredit mettre au nombre des meilleurs. Le premier est du P. Croiset, jésuite, et le second du P. Griffet, de la même compagnie. L'un et l'autre offrent pour toute l'année, un cours de morale bien propre à nous inspirer les réflexions les plus sérieuses sur la fin pour laquelle nous avons été créés. Le P. Griffet étoit honoré de l'estime et de la confiance de Louis, dauphin de France, père de LI. Ce prince, dont les vertus sublimes et le mérite rare ne furent connus qu'après sa mort, et qui, dans tout le cours de sa vie, fut constamment attaché aux pratiques d'une dévotion vraie, solide et non moins aimable, voulut avoir un livre particulier, pour se préparer à recevoir dignement le sacrement de l'Eucharistie ; et le jésuite remplit les vues du dauphin, par la composition d'un petit ouvrage, intitulé : Exercices de piété pour la communion : c'est un chef-d'œuvre. Bientôt après, ce prince écrivit au P. Griffet, et lui dit dans sa lettre : J'ai encore à vous demander un ouvrage, qui ne roulera que sur l'accomplissement des préceptes de l'évangile, et sur tous les devoirs de la vie d'un homme du monde. Ce sont des méditations pour tous les jours de l'année, partagées en deux points, courtes, pleines de choses, et qui n'occupent, au nombre de trois cent soixante-six, qu'un seul volume in-12 … Quand je parle de la méditation, je la distingue fort de l'oraison. Un prince ne peut guère être un homme d'oraison : mais il doit méditer ses devoirs ; et voilà ce que je veux. Que toute la loi de Dieu y soit renfermée en entier : je ne veux rien de particulier pour les princes, qu'en tant qu'ils sont au rang des hommes du monde. Le P. Griffet s'empressa de travailler à satisfaire les desirs du vertueux dauphin, et lui présenta des Méditations sur tous les jours de l'année, qui furent publiées par la voie de l'impression. Mais le livre, dont la lecture doit, pour cet objet, nous occuper le plus fréquemment ; le livre le plus capable de nous faire aimer et pratiquer la vertu, est l'Imitation de Jésus-Christ ; livre admirable, plein de sagesse, de force et d'onction. Le fruit de cette lecture sera une piété douce et tendre, une tranquillité d'âme inaltérable, un courage à toute épreuve dans les peines et les afflictions qui sont inséparables de la nature humaine, au faîte même des grandeurs, et dans le sein de la plus brillante prospérité. Je ne vous exhorterai point, mon cher ancien élève, à n'être pas retenu par une fausse honte dans la pratique de la vertu. Votre respect, votre amour sincère pour la religion, et pour les devoirs qu'elle nous impose, me sont trop connus. Vous savez trop d'ailleurs (et j'ose bien assurer que vous ne l'oublierez jamais) que le vrai chrétien s'attire toujours l'estime générale ; que les hommes sages l'aiment, et que les libertins se sentent forcés de le respecter. Vous savez trop que les vertus du christianisme, loin d'être incompatibles avec la vraie valeur, impriment au contraire dans l'âme un caractère d'héroïsme plus élevé, que ne donne point le seul sentiment de l'honneur. Aussi, voit-on le guerrier, dont la conscience est tranquille, affronter avec bien plus d'audace et d'intrépidité, les périls et la mort : Nous avons parlé souvent ensemble du prince Eugène, qui, dans toutes ses expéditions militaires, portoit sur lui l'Imitation de Jésus-Christ ; de l'immortel et vertueux Turenne, qui étoit de l'exactitude la plus scrupuleuse à remplir tous ses devoirs de religion ; de ce grand Condé, qui, vainqueur dans les plaines de Rocroi, se prosterna au milieu du champ de bataille, pour rendre ses hommages et ses actions de grâces au Dieu des armées, qui seul tient en ses mains la balance des combats et la destinée des empires ; de ce grand Condé, qui, dans ses derniers momens, pour détruire les injustes soupçons que la calomnie avoit voulu jeter sur sa foi, crut devoir déclarer qu'il n'avoit jamais douté des mystères de la religion, quoi qu'on eût dit, et dont la mort fut tout à la fois, et celle du héros, et celle du parfait chrétien. En vous indiquant, mon cher ancien élève, ce petit nombre de livres de morale, je crois avoir rempli, du moins dans la partie la plus essentielle, l'objet de vos desirs. Il ne vous restera plus qu'à méditer bien sérieusement les bons principes contenus dans ces livres ; à vous les graver bien profondément dans l'esprit et dans le cœur, et à les regarder à jamais comme la seule règle, la règle invariable de votre conduite. La vérité dans les discours, la droiture dans les actions, l'aménité dans le caractère ; voilà ce qui fait l'homme vraiment aimable et généralement estimé. Mais qu'on joigne sur-tout à ces qualités de l'homme du monde, les vertus du vrai chrétien ; et l'on aura l'homme parfait, autant qu'il peut l'être dans son état actuel de foiblesse et de corruption. Je suis, etc. A Paris, ce….. Aaron, né en Egypte l'an 1574 avant Jésus-Christ, et frère aîné de Moyse, dont il partagea tous les travaux dans la délivrance et la conduite du peuple de Dieu. Il fut consacré grand pontife, d'après les ordres du Seigneur, qui confirma son sacerdoce par plusieurs miracles, en faisant éclater sa colère sur tous ceux qui s'élevèrent contre cette consécration ; principalement sur Coré, Dathan et Abiron, que la terre entr'ouverte engloutit avec leur famille. Aaron fut le premier grand prêtre qu'aient eu les Juifs. Il mourut âgé de 123 ans, l'an 1452 avant J. C., privé, comme son frère, du bonheur d'entrer dans la terre promise, aujourd'hui la te. Académie des sciences (l'). Le premier établissement en est de 1666, et les lettres patentes qui le confirment, de 1713. Les mémoires qu'elle a fait imprimer, sont estimés de toute l'Europe. Aceste ; fils, suivant la fable, du fleuve Crinise en Sicile, et d'une troyenne nommée Ea. Il fut roi de cette île, et y reçut avec générosité Enée et les Troyens. Alpes (les), montagnes ainsi appelées à cause de leur hauteur, et qui séparent l'Italie de la France et de l'Allemagne. Elles commencent à l'extrémité de la Provence, près de Monaco, entre la république de Gênes et le comté de Nice, et finissent au golphe de Carnero, qui fait partie de celui de Venise. Les auteurs anciens leur donnent différens noms, selon les divers lieux où elles s'étendent. Amboise (Georges, Cardinal d'), de l'illustre maison d'Amboise, ainsi appelée parce qu'elle possédoit la seigneurie de ce nom. Il embrassa de bonne heure l'état ecclésiastique ; et après s'être fait connoître à la cour de Louis XI et de Charles VIII, il devint premier ministre de LI. Dans cette place éminente, il n'eut constamment en vue que la gloire du royaume et le bonheur des Français ; et il fit l'un et l'autre. Il ne posséda jamais, avec le chapeau de cardinal, qu'un seul bénéfice, l'archevêché de Rouen, des revenus duquel il consacra les deux tiers au soulagement des pauvres et à l'entretien des églises. Il étoit né en 1460, et mourut en 1510. Antiope, reine des Amazones, femmes guerrières, qui habitoient les bords du fleuve Thermodon, dans la Cappadoce (aujourd'hui le gouvernement de Sivas dans la Natolie, région de la Turquie d'Asie). Thésée l'ayant vaincue et faite prisonnière, l'épousa, et en eut He. Aro (Jeanne d') ou Du Lys, plus connue sous le nom de Pucelle d'Orléans, née, vers l'an 1412, à Domremi, près de Vaucouleurs en Champagne, d'un paysan, nommé Jacques d'Arc. Sous le règne de Charles VII, les Anglais, maîtres d'une grande partie du royaume, assiêgeoient Orléans, et n'avoient plus qu'à s'emparer de cette ville, pour pénétrer dans nos provinces méridionales ; lorsque cette jeune fille, âgée de dix-sept ans, va trouver le roi à Chinon, et lui dit qu'elle est envoyée de Dieu pour sauver la France. Elle se met en effet à la tête des troupes, qu'elle remplit d'une nouvelle ardeur ; et dirigée par les conseils de Dunois, elle entre dans Orléans, bat plusieurs fois les Anglais, et les force de se retirer Après cet exploit décisif, elle fait traverser au roi quatre-vingts lieues de pays occupé par les Anglais et le conduit jusqu'à Reims, où il est sacré. Delà, elle vole à Compiègne qu'assiégeoit le duc de Bourgogne. Mais dans une sortie, elle est blessée, et tombe entre les mains des Anglais, qui se déshonnorèrent, en la condamnant au feu comme sorcière et hérétique. La sentence fut exécutée à Rouen, l'an 1431. Charles VII avoit ennobli la famille de cette héroïne, et lui avoit donné le nom Du Lys, en y ajoutant des terres, pour qu'elle pût le soutenir. Arche d'alliance ; espèce de coffre que le peuple Hébreu avoit construit, vers l'an 1489 avant J. C., par l'ordre du Seigneur, pour y garder les tables de la loi, et qu'on appeloit l'Arche d'alliance. Elle étoit faite de bois de setim ; revêtue en dedans et en dehors de l'or le plus fin ; ornée tout à l'entour d'une couronne aussi de pur or ; fermée d'un couvercle revêtu d'or, comme le reste, et surmontée de deux chérubins d'or massif et battu. Elle avoit deux coudées et demie de largeur et de hauteur. Pour la rendre mobile, on avoit attaché aux quatre angles, quatre gros anneaux d'or, dans lesquels on passoit deux leviers de bois de setim, revêtus d'or. Arménie, grande région d'Asie, qui était divisée en deux parties, la grande Arménie et la petite Arménie. La première est aujourd'hui la Turcomanie, et la seconde l'Aladulie, toutes les deux dans la Turquie d'Asie. Artaxate, ancienne capitale de la grande Arménie, et qui n'existe plus. Elle étoit située sur les bords de l'Araxe, qu'un croit avoir été la même rivière que l'Oxus, qui est aujourd'hui le Gihon, dans la Tartarie indépendante. Ascagne, appelé aussi Ilus ou Iulus, fils d'Enée et de Ce. Il succéda à son père dans le nouvel empire des Latins, que celui-ci avoit fondé en Italie, et bâtit la ville d'Albe, où il transféra le siége de son royaume. Il régna 38 ans ; et voyant que son fils Julius Sylvius étoit peu habile à lui succéder, il laissa ses états à Julius Sylvius Enéas, son frère posthume, et fils de Lavinie, seconde femme d'Enée. Atius (les), famille considérable à Rome. Julie, sœur de Jules César, fut mariée à M. Atius Balbus, et devint mère d'Atia, femme d'Octavius, qui en eut Oe. Aumale (le Chevalier d'), deuxième fils de Claude de Lorraine, duc d'Aumale, et petit-fils de Claude de Lorraine, duc de Guise, qui vint s'établir en France en 1312, et y épousa en 1513, Antoinette de Bourbon, princesse du sang. Le chevalier d'Aumale, qui joignoit à des qualités brillantes, un caractère impétueux, fut, par son courage et sa valeur, le héros de la ligue. Il étoit toujours à la tête des sorties, pendant le siége de Paris. Il fut tué, en 1591, en voulant surprendre la ville de Saint-Denis. Son combat singulier avec le vicomte de Turenne, dans la Henriade, n'est qu'une fiction poétique. Autans ; nom que les poètes donnent aux vents du midi. Bataves ; nom des anciens habitans de la partie septentrionale de la Gaule-Belgique. Ce sont aujourd'hui les Hollandais, qu'on appelle encore de ce même nom en poésie. Bayard (Pierre du Terrail de), né d'une famille noble et ancienne du Dauphiné, en 1474. Son intrépidité dans les combats, et ses vertus dans la société civile, le firent surnommer le. Il servit en Italie sous les rois Charles VIII, Louis XII et François I, et se distingua dans toutes les batailles de la manière la plus éclatante. Au passage de la rivière de Garillan, dans le royaume de Naples, il soutint seul l'effort de deux cents Espagnols à la barrière d'un pont. La veille de la bataille de Marignan, le roi François I voulut être armé chevalier par Bayard. Ce brave guerrier ne commanda jamais en chef. Mais son avis fut toujours du plus grand poids dans les conseils. Il fut tué à la retraite de Rebec près de Milan, en 1524, âgé de 50 ans. Les ennemis rendirent son corps, après l'avoir embaumé. On le porta à Grenoble, sa patrie ; et le duc de Savoie lui fit rendre les honneurs qu'on rend aux Souverains. Belges. Le pays des Belges, ou la Gaule-Belgique, avoit anciennement pour bornes la Marne et la Seine au midi ; le Rhin au levant et au nord, et l'Océan britannique au couchant. Aujourd'hui, l'on ne donne (en poésie) le nom de Belgique qu'aux Pays-Bas, ainsi nommés, parce qu'ils sont vers la mer. Ils appartiennent à l'Empereur. Bomees (les). Elles furent, dit-on, inventées en 1588, dans les guerres de Flandres, par un ingénieur de Venlo, sous Philippe II, roi d'Espagne. Cependant des relations manuscrites disent que les Turcs s'en servirent au siége de Rhodes, en 1522. On n'en fit usage en France qu'en 1634, au siége de La Mothe, ville forte du duché de Bar, qui a été entièrement rasée. Bosphore, mot grec qui signifie un bras de mer si étroit, qu'un bœuf peut le passer à la nage. C'est ce que nous appelons détroit, et quelquefois pas, canal, phare. Les anciens comptoient deux Bosphores célèbres, le Bosphore de Thrace, par lequel la Propontide communiquoit au Pont-Euxin (c'est aujourd'hui le détroit, ou canal de Constantinople, qui joint la mer de Marmard à la Mer Noire) : le Bosphore Cimmérïen par lequel le Pont Euxin communiquoit au Palus Meotide. (C'est aujourd'hui le détroit de Caffa, qui joint la Mer Noire à la mer d'Azoph ou de Zobache). Brutus (Lucius Junius), fils de Marcus Junius, et de Tarquinie, fille de Tarquin l'ancien, et sœur de Tarquin le superbe, tous les deux rois de Rome. On le surnomma Brutus, parce qu'il contrefit le stupide et l'insensé, pour échapper à la cruauté du dernier de ces Tarquins, qui avoit fait mourir son père et son frère aîné. Mais après l'outrage fait à Lucrèce par Sextus Tarquinius, fils du tyran, il arracha lui-même du sein de cette dame romaine, le poignard dont elle venoit de se percer, en présence de ses parens, et jura avec eux de venger cet attentat sur toute la famille du ravisseur. Le peuple fut aussitôt convoqué ; le sénat s'assembla ; la royauté fut abolie ; les Tarquins furent chassés de Rome ; le gouvernement républicain fut établi, et Brutus fut nommé consul avec Lucius Tarquinius Collatinus, mari de Lucrèce. Les deux fils de Brutus ayant conspiré pour remettre les Tarquins sur le trône, furent découverts : et le consul eut le féroce courage de leur faire couper la tête sous ses yeux, au milieu de la place publique. Dans cette même année, les Tarquins, soutenus par Porsenna, roi d'Etrurie, marchèrent contre Rome. Il se livra un furieux combat, où ils furent entièrement défaits, mais où Brutus fut tué, l'an 509 avant J.C. Tous les historiens le dépeignent comme un homme, dont les mœurs, naturellement austères, ne pouvoient être adoucies par la raison. Bruxelles, la plus belle et la plus riche ville des Pays-Bas autrichiens. Elle est la capitale du Brabant, et le séjour du Gouverneur des Pays-Bas. Cancer (Signe du), ou Ecrevisse. Le soleil entre dans ce signe, ou constellation du zodiaque, vers le 22 du mois de juin, pour en sortir vers le 22 juillet. Carpathe, île de la Méditerranée, à l'extrémité de l'Archipel, entre les îles de Rhodes et de Candie. On l'appelle aujourd'hui So. Castor. (Voyez le mot Pollux, dans les notes, à la fin du second volume.) Catinat (Nicolas), né à Paris en 1637, d'une famille noble de robe. Il passa par tous les grades militaires, avant de parvenir à celui de maréchal de France. La bataille de Staffarde, gagnée en 1690 ; et celle de la Marsaille, en 1695, sur le duc de Savoie, mirent le comble à sa gloire. Mais sa modération, son désintéressement, une simplicité respectable, une noble indifférence pour les honneurs, en un mot toutes les qualités qui rendent l'homme véritablement grand, au sein de la grandeur même, ne l'ont pas moins immortalisé. Louis XIV lisant dans son cabinet la liste des maréchaux de France, s'écria, au nom de Catinat : Voilà bien la vertu couronnée Les officiers et les soldats de son armée l'appeloient le père de la pensée. Il mourut, en 1712, dans sa terre de Saint-Gratien, près de Paris, n'ayant ni augmenté ni diminué sa fortune. Caton (Marcus Portius), surnommé le Censeur, né à Tusculum, ville située à quatre lieues de Rome, l'an 234 avant J.C. Il occupa les premières places de la république. Tribun militaire, ensuite questeur, préteur, et enfin consul, il passa en Espagne, où il s'empara en peu de temps de plus de quatre cents villes. Les honneurs du triomphe lui furent unanimement décernés, en même temps que la censure. Il exerça cette charge avec la justice la plus exacte et la plus sévère, et fit maintenir la loi Oppia contre la parure des femmes. On lui éleva une statue, avec cette inscription. A la gloire de Caton, qui a remédié à la corruption des mœurs. Il mourut l'an 148 avant J.C. après avoir opiné pour la ruine de Carthage. Chanmeslé (la), actrice célèbre, qui remplissoit les premiers rôles tragiques. Elle vivoit du temps de Racine, et mourut en 1698. Chevauxd'Achille et Chevaux du dieu Ms. Les chevaux d'Achille avoient été, selon la fable, engendrés par le Zéphir. Ils étoient immortels, et s'appeloient Balius et Xs. Les chevaux du dieu Mars, qu'on appelle aussi Dieu de la Thrace, portoient deux noms grecs, qui signifient la crainte et la terreur. Chien (le), constellation. C'est la canicule, qui commence lorsque le soleil entre au signe du Lion, et qui finit lorsqu'il entre au signe de la Vierge, c'est-à-dire, qui dure depuis environ le 22 juillet, jusqu'au 22 du mois d'août. Cette Canicule est une grande et brillante étoile, dont le lever amène ordinairement les grandes chaleurs. Elle forme, avec une autre étoile moins grande, la Constellation du Petit Chien qui devance d'un jour et d'une nuit celle du Grand Chien, composée de dix-huit étoiles. Clisson (Olivier de), né en Bretagne d'une noble et ancienne famille. Digne élève de Duguesclin, il rendit les services les plus signalés au roi Charles V, et en reçut la récompense de Charles VI, en 1380, par l'épée de connétable. Il s'occupoit du projet de chasser les Anglais du royaume, lorsqu'il fut assassiné par des scélérats, qui avoient à leur tête le sire de Cn. Mais le connétable ne mourut pas de ses blessures. Les ducs de Bourgogne et de Berri étant devenus régend du royaume à cause de la maladie de Charles VI, dépouillèrent Clisson de toutes ses charges, et le condamnèrent à un bannissement perpétuel. Il se retira dans son château de Josselin en Bretagne, et y mourut en 1407. Clovis, le cinquième des rois de France de la première race, mais regardé comme le véritable fondateur de la monarchie, parce qu'il fit la conquête de la Gaule, où il s'établit l'an 486, et qu'il nomma Fe. Lorsqu'il eut embrassé le christianisme, il fut le seul roi catholique qu'il y eut au monde : tous les autres avoient adopté ou favorisé les hérésies du temps. Aussi les successeurs de Clovis ont ils toujours été nommés par les papes, les fils aînés de l'église. Colbert (Jean-Baptiste), marquis de Seignelai, né à Paris en 1619, le plus grand ministre des finances qu'ait eu la France. Il s'étoit fait connoître du cardinal Mazarin, qui, étant près de mourir, le recommanda à Louis XIV. Je vous dois tout, Sire, lui dit-il ;mais je crois m'acquitter en quelque sorte envers votre Majesté, en vous donnant Colbert. Après la disgrace de Fouquet, Louis XIV le fit conseiller d'état, contrôleur général des finances, sur intendant des bâtimens, secrétaire et ministre d'état. Colbert répondit parfaitement à la confiance de ce grand monarque, en remplissant toutes ces places avec une application des plus suivies, une fidélité à toute épreuve, et une intelligence rare. Il rétablit les finances et la marine ; ranima toutes les branches du commerce ; fit fleurir les sciences et les arts ; ouvrit au peuple des sources fécondes de richesses, et mérita, pour tout dire en un mot, d'être regardé comme le père du commerce et des arts. Cependant ce même peuple, ingrat, aveugle, injuste et féroce, voulut le déterrer après sa mort arrivée en 1683. Malgré cette frénésie, les hommes sensés, et dignes appréciateurs du vrai mérite, pensèrent, comme l'on pense encore aujourd'hui, que la mémoire de ce grand ministre ne périra jamais. Corbulon, général romain sous les empereurs Claude et Néron. Il remporta de grandes victoires en Arménie, et contraignit les Parthes à demander la paix. Mais l'ingrat et jaloux Néron ne récompensa ses services, qu'en ordonnant de le mettre à mort. Corbulon, instruit de cet ordre injuste et barbare, se perça lui-même de son épée, l'an 66 de J.C., en disant : Je l'ai bien mérité. Crête, une des plus grandes îles de la Méditerranée, à l'entrée de l'Archipel. Elle est fameuse, dans la fable, par le séjour de Jupiter, qui y fut élevé ; par le Labyrinthe que le roi Minos, grand-père d'Idoménée, y établit ; et par les cent villes qu'elle renfermoit. Elle s'appelle aujourd'hui Candie, du nom de la ville que les Sarrasius y bâtirent l'an 825. Cydonie, une des principales villes de l'ancienne île de Crète. C'est aujourd'hui la Canée, ville épiscopale et port de Candie. Cyllare, nom d'un cheval que montoit Pollux, suivant Virgile, et Castor, suivant d'autres. Cyrus, né l'an 599 avant J.C., de Cambyse, roi des Perses, et de Mandane, fille d'Astiages, roi des Mèdes. C'est un des plus grands conquérans qu'il y ait eu. Il se rendit maître de toute l'Asie, où il s'empara de Babylone, en détournant le cours de l'Euphrate par des saignées, et fonda l'empire des Perses, une des plus grandes monarchies qui aient existé. Il mourut l'an 529 avant J.C., après avoir permis aux Juifs dispersés dans son empire, de retourner en Judée, et de rebâtir le temple de Jérusalem, ainsi que le prophète Isaïe l'avoit prédit plusieurs siècles auparavant. Daces, peuples qui habitoient la Transylvanie d'aujourd'hui dans le royaume de Hongrie, et la Moldavie et la Valachie dans la Turquie d'Europe. Dagon, nom du dieu fameux qu'adoroient les Philistins. On croit que c'est le même qu'Oannès, un des dieux syriens, et qui étoit représenté sous la figure d'un monstre, avec deux têtes, des mains et des pieds d'homme, et une queue de poisson. Ces idolâtres croyoient qu'il étoit sorti de la Mer Rouge, et qu'il avoit enseigné aux hommes, les arts, l'agriculture, les loix, etc. Dédale (Voyez le mot Icare). Denain, village du Hainaut français, sur l'Escaut, entre Valenciennes et Bouchain. Ecluses. Il y a sur le canal de Languedoc huit écluses accolées ensemble, qu'on appelle de Fouseraignes ou de Béziers, parce qu'elles y sont près de cette ville. En élevant les eaux au niveau d'une montagne, elles y portent les barques, et les en font descendre. Quand les portes de ces huit écluses sont ouvertes, la chûte des eaux y forme la plus belle cascade qu'on puisse imaginer. Énée, fils de la déesse Vénus, suivant la fable, et d'Anchise, qui étoit fils de Capys, dont le père étoit Assaracus, frère d'Ilus, roi de Troie. Enée échappa à la ruine de sa patrie, après avoir vaillamment combattu pour la défendre. Portant sur ses épaules son père, qui s'étoit chargé de ses dieux Pénates ; tenant par la main son fils Ascagne, et suivi de Creuse, sa femme, fille du roi Priam, laquelle s'égara et disparut dans les ténèbres, il se retira sur le mont Ida, y construisit une flotte, et s'embarqua avec le plus de Troyens qu'il put rassembler. Il erra pendant sept ans sur les mers, et aborda enfin en Italie, où il épousa Lavinie, fille du roi Latinus, et fonda un nouvel empire des Latins, qui fut le berceau de celui de Rome. Les Romains en effet regardoient Enée comme un des ancêtres de Romulus, fondateur de leur ville. Ils l'avoient mis au rang des Dieux, et l'honoroient sous le nom de Jupiter indigètes. Virgile en a fait le héros de son poëme. Epire, province de l'ancienne Grèce, et dont les chevaux étoient fort estimés. C'est aujourd'hui la basse Albanie dans la Turquie d'Europe. Erichthon. On croit que c'est le même qui fut roi de Troie, fils de Dardanus, et père de Ts. Ce sentiment est fondé sur le témoignage de Pline, qui dit que les habitans de la Phrygie (contrée de l'Asie mineure, où fut bâtie la ville de Troie) surent atteler à un char deux chevaux, et Erichthon, quatre de front. Eridan (Voyez le mot Pô). Erymanthe, montagne et forêt célèbre de l'Arcadie, dans le Péloponèse (aujourd'hui Morée). Euxin (le Pont), aujourd'hui la mer Noire ; nom que les modernes lui ont donné, parce que les épaisses forêts dont ses côtes sont couvertes en font paroître les eaux noires. Foix (Gaston de), duc de Nemours, fils de Jean de Foix, comte d'Etampes, et de Marie d'Orléans, sœur de Louis XII, qui l'aimoit comme son propre fils. Ce jeune prince donnoit les plus belles espérances, et les avoit même réalisées dans la guerre d'Italie par la victoire qu'il remporta sur les Suisses, et en chassant le pape Jules II de Bologne. Mais il termina malheureusement sa carrière, en 1251, âgé de 24 ans, à la célèbre bataille de Ravenne qu'il venoit de gagner. Il fut tué après le combat, en voulant envelopper un reste d'Espagnols qui se retiroient. Gange (le), grand fleuve d'Asie, qui prend sa source dans les montagnes du Tibet, contrée de la Tartarie indépendante. Il traverse l'Inde, qu'il partage en Inde occidentale, ou en deçà du Gange, et en Inde orientale, ou au-delà du Gange, et va se jeter dans le golfe de Bengale par plusieurs embouchures. Guesclin (Bertrand du), né d'une ancienne et noble famille de Bretagne, en 1311, et l'un des plus grands généraux qu'ait eus la France. La captivité du roi Jean avoit mis le royaume à deux doigts de sa perte. Charles V, son fils aîné, le sauva par sa sagesse, et du Guesclin par sa valeur. Ce digne chevalier força le fameux roi de Navarre, Charles-le-Mauvais, à demander la paix, et battit par-tout les Anglais, auxquels il enleva leurs anciennes conquêtes. Envoyé en Espagne, il chassa du trône de Castille Pierre le-Cruel, devenu par ses tyrannies le fléau de ses sujets, et assura cette couronne à Henri de Transtamare, son frère. Le prix de tous ces services fut le double honneur d'être connétable de France et de Castille. Ce héros mourut de maladie en 1380, au milieu de ses triomphes, en assiégeant la forteresse de Château-neuf de Rendon, dans le Gévaudan, sur les frontières de l'Auvergne. Charles V le fit enterrer dans le tombeau de nos rois. Hécude, fille de Dymas ou de Cissée, l'un et l'autre roi de Thrace, et femme de Priam, roi de Troie. Après avoir vu son mari et tous ses enfans massacrés à la prise de cette ville, elle devint prisonnière et esclave d'Ue. Elle ressentit une si vive douleur de voir sa fille Polyxène immolée sur le tombeau d'Achille, et son fils Polydore tué par la trahison de Polymnestor, roi de Thrace, qu'elle se creva les yeux, en vomissant mille imprécations contre les Grecs. C'est ce qui a fait dire aux poëtes qu'elle avoit été métamorphosée en chienne. Hélicon, montagne consacrée, selon la fable, à Apollon et aux Muses. Elle est dans la Phocide, qui fait aujourd'hui partie de la Livadie, dans la Turquie d'Europe. Hyade, constellation de sept étoiles, qu'on voit à la tête du Taureau, le second des douze signes du zodiaque, et dans lequel le soleil entre vers le 22 avril. Les poëtes l'appellent la triste, la froide Hyade, parce qu'elle annonce ordinairement la pluie et le mauvais temps. La fable dit que les Hyades, filles d'Atlas, roi de Mauritanie, moururent de douleur d'avoir perdu leur frère Hyds, et que Jupiter les métamorphosa en étoiles, qu'il plaça au front du Taureau ; faveur qui n'a pu encore tarir la source de leurs larmes. Ibères. Les anciens appeloient ainsi les Espagnols du nom du fleuve Iberus (l'Ebre), qui divise l'Espagne par le milieu. On leur donne encore aujourd'hui le même nom en poésie. Ibérie, contrée d'Asie, qui est aujourd'hui la Géorgie orientale, province du royaume de Perse. Cette Ibérie étoit anciennement l'Ibérie d'Asie ; et l'Espagne étoit l'Ibérie d'Europe. Icare, fils de Dédale, mécanicien fameux de la ville d'Athènes. La fable dit qu'ayant été tous les deux enfermés, par les ordres de Minos, dans le labyrinthe de Crète, que Dédale avoit lui-même bâti, ils s'évadèrent, au moyen des ailes que celui-ci construisit, et qu'ils s'attachèrent avec de la cire. Mais le jeune Icare oubliant les leçons que lui avoit données son père avant de s'élancer dans les airs, vola si haut, que le soleil fondit la cire de ses ailes ; et il tomba dans cette partie de la mer Egée (aujourd'hui l'Archipel), qui fut nommée depuis Ie. On dit que ce qui a donné lieu à cette fiction, c'est que Dédale fut l'inventeur des vergues suspendues aux mâts, et des voiles de vaisseaux ; qu'il s'en servit pour sortir avec Icare de l'île de Crète, et que son fils n'ayant pas dirigé les voiles, tomba dans la mer, et s'y noya. On ajoute que cet habile ouvrier avoit trouvé l'art de mettre à ses statues des yeux mobiles qui les faisoient paroître vivantes. Lapithes, peuples qui habitoient un canton de la Thessalie (aujourd'hui la Janna ou Jannina, dans la Turquie d'Europe). Ils sont célèbres dans la fable par leurs combats avec les Centaures, leurs voisins. Latium, ancienne contrée d'Italie. On y distinguoit le vieux Latium, qui est aujourd'hui la campagne de Rome, et le nouveau, qui fait partie de la terre de Labour dans le royaume de Naples. Lavinium, ancienne ville d'Italie, ainsi nommée par Enée, son fondateur, du nom de Lavinie, sa nouvelle épouse. Elle étoit située dans le vieux Latium, sur le bord de la mer de Toscane. On appelle aujourd'hui le lieu où elle étoit, Pa. Libye. C'étoit anciennement cette partie de l'Afrique septentrionale, qui est bornée, au levant, par l'Egypte ; au couchant, par le royaume de Tripoli ; au midi, par la Nigritie et la Nubie, et au nord par la Méditerranée. Les anciens auteurs donnent souvent le nom de Libye à l'Afrique entière. Louis XII, roi de France. Il monta sur le trône en 1498, et devint le modèle de tous les bons rois, en méritant le plus beau surnom qui puisse flatter un prince, celui de père du peuple. Il mourut sans postérité en 1515. Louis XIII, roi de France, surnommé le. Fils et père de deux de nos plus grands rois, il affermit, comme l'a très-bien dit le président Hénault, le trône encore ébranlé de Henri IV, et prépara les merveilles du siècle de Louis XIV. Il commença à régner en 1610, et mourut en 1643. Louis XIV, roi de France, surnommé ld. Il monta sur le trône avant l'âge de cinq ans, en 1643, et mourut en 1715. Son règne a été le plus long et le plus brillant de notre monarchie. Lusitanie. Elle faisoit anciennement la troisième partie de l'Espagne. Les deux autres étoient la Bétique (aujourd'hui les deux provinces d'Andalousie et de Grenade), et la Galice. La Lusitanie est aujourd'hui le Pl. Mais il est moins étendu que ne l'étoit la Lusitanie. Luxembourg (François-Henri de Montmorenci duc de), né en 1628, et l'un des plus grands généraux de ce beau siècle de Louis XIV. Il fit ses premières armes sous le grand Condé à Rocroi, en 1643 ; se signala à la conquête de la Franche-Comté en 1668 ; commanda en chef une des armées du roi à la fameuse campagne de Hollande en 1672, et obtint le bâton de maréchal de France en 1675. L'envie lui suscita des ennemis qui le calomnièrent jusques dans sa conduite privée. Accusé d'avoir trempé dans l'horrible secret des poisons de la fameuse marquise de Brinvilliers, il se rendit lui-même à la Bastille, où il resta enfermé pendant quatorze mois. La guerre ayant été rallumée par les puissances de l'Europe, réunies contre Louis XIV, Luxembourg reparut à la tête des armées, et gagna les grandes batailles de Fleurus, de Leuse, de Steinkerque et de Nerwinde. Il mourut en 1695, couvert de gloire et regretté comme le plus grand général qu'eut alors la France. Maure (le rivage), ou Mauritanie, contrée d'Afrique, ainsi nommée par les anciens, et qui comprend aujourd'hui le royaume d'Alger sur les côtes de la Méditerranée, et celui de Fez sur les côtes de la même mer, et sur celles de l'Océan Atlantique. Mazarin (Jules de), né en 1602, à Piscina, bourg de l'Abruzze, dans le royaume de Naples. Il se fit connoître, en 1630, à la cour de France, où il vint traiter de la part du duc de Savoie. Louis XIII obtint pour lui le chapeau de cardinal en 1641, et le fit entrer dans son conseil en 1643, le jour même de la mort de Richelieu. L'année suivante, la reine Anne d'Autriche, régente du royaume, lui confia le gouvernement de l'Etat. C'étoit un homme d'un caractère doux, sage et circonspect ; ayant beaucoup de finesse et de mesure dans l'esprit, avec un courage toujours conforme aux circonstances ; n'employant jamais la force qu'au défaut des autres moyens ; possédant sur-tout à un degré supérieur l'art de connoître les hommes, et de les employer à propos. Durant les troubles de la Fronde, il sortit deux fois du royaume pour y rétablir le calme, mais sans rien perdre de son crédit sur l'esprit de la reine-régente. C'est à lui que nous devons ces deux traités si avantageux pour la France ; celui de Westphalie, signé en 1648, et celui des Pyrénées, en 1659. Ce dernier traité fut, suivant le président Hénault, le fruit des réflexions du cardinal Mazarin, qui montra bien, dit-il, que l'art de lire dans l'avenir n'étoit pas une chimère pour les hommes vraiment politiques. Un des principaux articles étoit le mariage de Louis XIV avec l'infante Marie Thérèse ; alliance qui acquéroit à la France des droits à la couronne d'Espagne, si le prince, frère de l'infante, venoit à mourir sans enfans, comme cela arriva. (On peut voir sur ce sujet l'Abrégé de l'Histoire de France par l'auteur cité, année 1659.) Mazarin mourut en 1661, après avoir fondé à Paris un collège qui porte son nom, et qui est appelé aussi le collège ds. Montmorency. Cette illustre et ancienne maison a produit tant de grands hommes, qu'il est difficile de distinguer le héros qu'a eu en vue l'auteur de le. Cependant on pourroit croire que c'est ce Mathieu de Montmorency, surnommé le Grand, qui vivoit sous le roi Philippe-Auguste. Il contribua beaucoup au gain de la fameuse bataille de Bouvines, en 1214, et y enleva douze enseignes impériales aux ennemis. Ses autres exploits joints à ses grandes qualités, lui méritèrent, en 1218, l'épée de connétable. C'est, dit on, le premier qui ait été général d'armée. Il eut une grande part au gouvernement sous le roi Louis VIII, et pendant la minorité de Ss. Il vint à bout, par la force ou par l'adresse, de dissiper cette formidable ligue, formée contre la reine Blanche, régente du royaume. Il mourut en 1230. Muses (les) Voyez le mot Mémoire (Filles de). Pannoniens, peuples qui habitoient l'Esclavonie d'aujourd'hui, dans le royaume de Hongrie, et la Croatie, dans la Turquie d'Europe. On divise celle-ci en Croatie autrichienne, qui est la plus grande, et en Ce. Parthes, peuples d'Asie qui occupoient le Khorasan occidental, le Mansanderan ou Tabristan, le Chilan, et une partie de l'Yrac-Agémi, dans le royaume de Perse d'aujourd'hui. Ils commencèrent à vivre sous le gouvernement monarchique, vers l'an 252 avant J. C., qu'ils élevèrent sur le trône Arsace, né d'une famille obscure, et dont les successeurs furent nommés As. Ils soutinrent pendant long-temps contre les Romains, de grandes guerres dans lesquelles ils furent souvent vainqueurs. Mais à la fin ils succombèrent sous la puissance formidable de ces maîtres du monde ; et leur empire fut totalement détruit l'an 228 de J. C., sous Artaban IV, par Artaxercès, Persan. Patrocle, un des princes grecs qui firent le siége de Troie. Lié de l'amitié la plus intime avec Achille, il se couvrit des armes de ce héros, pendant la querelle de celui-ci avec Agamemnon, et fit d'abord un grand carnage des Troyens. Mais il fut tué en combattant seul à seul contre Hector. Pénates, appelés aussi Ls. C'étoient, selon la fable, des dieux domestiques et particuliers à chaque famille. On en plaçoit les simulacres, ou tout auprès des foyers, ou dans l'endroit le plus reculé de la maison, et on leur rendoit un culte fort religieux. Pérou, grand pays de l'Amérique méridionale. Il est très-riche en mines d'or, d'argent, etc., et très-fertile dans les vallées. Il est possédé par le roi d'Espagne. Pinde, montagne sur les frontières d'Epire (aujourd'hui la basse Albanie, dans la Turquie d'Europe). Elle étoit, selon la fable, consacrée aux Muses, et à leur chef An. Pithée, aïeul maternel de Thésée, et roi de Trézène, dans le Péloponèse (aujourd'hui Morée). Il enseigna, dit-on, la rhétorique, et plusieurs sciences à Hippolyte, son arrière-petit-fils. Planètes, astres qui ne luisent qu'en réfléchissant la lumière du soleil, et qui ont leur mouvement propre et périodique. On en compte sept, Saturne, Jupiter, Mars, la Lune, la Terre, Vénus, et Mercure. Saturne est la plus haute et la plus éloignée du soleil. Mars, au-dessous de Jupiter, est la troisième dans le rang supérieur. Vénus est, après Mercure, la plus proche du soleil. On l'appelle communément l'étoile du matin, lorsqu'elle précède le soleil, et l'étoile du soir, ou du Berger, lorsqu'elle le suit. Pô, fleuve, le même que l'Eridan. Virgile l'appelle le roi des fleuves, parce qu'il est le plus considérable de toute l'Italie. Il prend sa source au pied du mont Viso en Piémont, dans le marquisat de Saluces, sur la frontière du Dauphiné, traverse une partie de l'Italie, et, après avoir reçu plusieurs rivières, va se jeter par plusieurs embouchures dans le golfe de Venise. Pont de trois arcades, sur lequel le canal de Languedoc est porté, tandis qu'au-dessous coule la rivière de Ce. Les maîtres de l'art admirent la hardiesse et l'entente de cet ouvrage. A quelque distance de ce pont, on en voit un autre d'une seule arcade, qui porte aussi le canal, et sous lequel passe le torrent de Répudre ou Re. Premiers-nés des Egyptiens. Nous lisons dans l'Ecriture sainte que, vers l'an 1489 avant J. C., Pharaon, roi d'Egypte, ayant constamment refusé à Moïse la permission de sortir de ses états avec le peuple de Dieu, vit tout son royaume frappé de dix fléaux qu'on appelle les Plaies d'Egypte. La plus terrible et la dernière fut la mort de tous les premiers-nés sans exception, soit hommes, soit animaux, que les anges du Seigneur firent périr en une seule nuit. Pygmée. Les Pygmées étoient, selon la fable, un peuple de nains, qui n'avoient qu'une coudée de hauteur. Ils osèrent déclarer la guerre à Hercule, qui avoit tué leur roi, appelé Antée, et que bien souvent on appelle simplement Pygmée. Pyrénées, montagnes qui séparent la France de l'Espagne, et qui s'étendent depuis la Méditerranée jusqu'à l'Océan, dans un espace de 85 lieues. Elles ont été ainsi appelées du mot phénicien Pareni, qui signifie Bu. Aussi sont-elles toutes couvertes d'arbres du côté de l'Espagne. Pyrrhus, né à la cour de Lycomède, roi de l'île de Scyros dans la mer Egée (aujourd'hui l'Archipel), d'un mariage secret d'Achille avec Déidamie, fille de ce monarque. Il se signala à la prise de Troie, autant par sa cruauté que par sa valeur. Après son retour dans son royaume d'Epire (aujourd'hui la Basse-Albanie dans la Turquie d'Europe), il voulut épouser Hermione, fille de Ménélas, roi de Lacédémone. Mais Oreste, à qui cette princesse avoit été promise, le tua dans un temple d'Apollon. Riquet ou Riquety (Pierre-Paul de), baron de Bon-Repos, né à Béziers d'une noble et ancienne famille de Florence. Pierre Riquety étant venu en France au commencement du quatorzième siècle, à la suite de Robert d'Anjou, roi de Naples et comte de Provence, s'établit dans cette province, où il fut nommé gouverneur de la ville de Seyne, alors place frontière et importante. Sa famille se divisa en deux branches, dont l'une est connue sous le nom de Riquet, comte de Caraman, et l'autre sous le nom de Riquety, marquis de Mirabeau. Pierre-Paul de Riquet eut la gloire de former et d'exécuter le projet du canal royal de Languedoc ; monument qui seul suffiroit pour immortaliser notre nation et le règne de Louis XIV. Mais il n'eut point la satisfaction d'en voir faire le premier essai, étant mort à Toulouse en 1680. Cet essai ne se fit qu'au mois de mai de l'année suivante, par les soins de ses deux fils, Jean-Mathias de Riquet, mort président à mortier au parlement de Toulouse, en 1714, et Pierre-Paul de Riquet, comte de Caraman mort lieutenant-général des armées du roi, en 1730. Scamandre. (Voyez le mot Xanthe, dans les notes à la fin du second volume.) Scyros, île de la mer Egée (aujourd'hui l'Archipel), vis-à-vis celle de Negrepont. On l'appelle maintenant So. Scythes. Ce sont les Tartares d'Europe d'aujourd'hui, qui habitoient les bords de la mer Noire et de la mer d'Azoph. (Voyez le mot Scythie dans les notes, à la fin du second volume.) Siloé, ruisseau ou fontaine abondante qui coule près des murs de Jérusalem. Spartacus, fameux gladiateur, né dans la Thrace (aujourd'hui Romanie). Enfermé dans la salle d'escrime de Capoue, ville du royaume de Naples d'aujourd'hui, il s'en échappa avec plus de soixante gladiateurs, et se trouva bientôt à la tête d'une grosse armée composée d'esclaves fugitifs, avec laquelle il attaqua les Romains. Il les battit dans plusieurs actions, et porta le ravage jusques sous les murs de Rome. Il étoit prêt à faire une invasion dans la ville, lorsque Crassus le mit en fuite, et le joignit dans l'Abruzze, où il extermina son armée. Spartacus fut tué en combattant vaillamment, l'an 71 avant J. C. On appelle cette guerre, ls. Syrthes, bancs de sable mouvans et très-dangereux, sur les côtes d'Afrique. Les anciens en distinguoient deux ; la grande Syrthe, qui est à l'entrée d'un golfe, appelé aujourd'hui le golfe de la Sydre ; et la petite Syrthe, qui n'est pas loin de la ville de Tunis, ni de l'endroit où étoit Carthage. Taprobane. On l'appelle aujourd'hui Ceilan ; grande île d'Asie, située dans la mer des Indes, au sud-est de la presqu'île en deçà du Gange, dont elle est séparée par le détroit de Mr. Les auteurs anciens disent que les habitans de la Taprobane étoient d'une taille gigantesque, et vivoient plus de cent ans. Le roi de ce pays envoya une ambassade à Ae. Titus (Vespasianus), né l'an 40 de J. C., de Vespasien, empereur de Rome, et de Fa. Il s'étoit signalé par la prise et la ruine de Jérusalem, lorsqu'il succéda à son père. Ses mœurs avoient été jusqu'alors peu réglées. Mais à peine fut-il sur le trône impérial, qu'il fit admirer en lui les plus grandes vertus sans aucun mélange de vices. Son attachement pour Bérénice, reine de Palestine, qu'il devoit épouser, déplaisoit aux Romains ; et il la renvoya malgré lui et malgré elle. Il ne laissa échapper aucune occasion de faire du bien. Ce prince magnifique et généreux s'étant souvenu un soir qu'il n'avoit rien donné dans la journée, dit cette parole à jamais mémorable : Mes amis, voilà un jour que j'ai perdu. Universellement chéri, il fut surnommé l'amour et les délices du genre humain. Son règne, qui ne fut malheureusement que de deux ans et près de trois mois, fut marqué par trois événemens funestes, où Titus montra à l'égard de ses sujets toute la sollicitude d'un prince, et toute la tendresse d'un père. Ce furent l'embrasement de plusieurs villes de la Campanie (aujourd'hui terre de Labour dans le royaume de Naples) par l'éruption du mont Vésuve ; l'incendie de Rome, qui dura trois jours et trois nuits, et l'horrible peste qui dépeupla considérablement cette ville. Titus mourut l'an 81, âgé de 41 ans. Trajan (Marcus Ulpius Crinitus), originaire d'Italica, près de Séville en Espagne, où il naquit l'an 52 de J. C., d'une famille ancienne. Sa valeur et ses autres qualités guerrières, ainsi que celles de son cœur, le firent adopter et associer à l'empire par Nerva, après la mort duquel il fut proclamé empereur des Romains, l'an 98 de J. C. Trajan immortalisa son règne par des vertus rares, qui lui méritèrent le glorieux surnom de Père de la Patrie, et par de grandes conquêtes qu'il poussa jusqu'aux Indes. Il mourut, l'an 117, à Sélinonte, ville de Cilicie dans l'Asie mineure (aujourd'hui Natolie) ; et ses cendres, transportées à Rome, furent placées sous la colonne qu'on avoit élevée, trois ans auparavant, des dépouilles qu'il avoit faites sur les Ds. Cette colonne, qu'on appelle Trajane, passe pour un des plus beaux ouvrages d'architecture. Trimouille (Louis de la), vicomte de Thouar, prince de Talmond, etc., d'une maison féconde en grands hommes, et des plus anciennes et des plus illustres de France. Dès l'âge de 28 ans, il gagna, en 1488, la fameuse bataille de Saint-Aubin, sur le duc de Bretagne et les princes ligués contre le roi Charles VIII, et y fit prisonnier le duc d'Orléans (depuis le roi Louis XII). Sous ce dernier monarque, et sous François I, son successeur, il se signala à la tête des armées par une suite de nouveaux triomphes, et termina sa glorieuse carrière dans la funeste journée de Pavie, l'an 1525, à l'âge de 65 ans. Trimégiste, mot qui veut dire td. Les alchimistes donnent ce surnom à Mercure, regardé comme l'inventeur de leur science, qui consiste à transmuer tous les métaux en or ; science aussi chimérique que son auteur. Typhée, un des géans qui furent foudroyés par Jupiter, et précipités sous le mont Etna. (Voyez ce mot dans les notes, à la fin du premier volume.) Villars (Louis-Hector, marquis, puis duc de), né à Moulins en 1653. Il porta les armes fort jeune sous le maréchal de Bellefons, son cousin, et se fit remarquer en diverses actions par une intrépidité peu commune. Louis XIV, témoin de son courage au siège de Maestricht, dit de lui : Il semble que dès que l'on tire en quelque endroit, ce petit garçon sorte de terre pour s'y trouver. La victoire complète qu'il remporta en 1702 sur le prince de Bade à Fridelinghem, lui valut, huit jours après, le bâton de maréchal de France. En 1703, il fut pleinement vainqueur à Hochstet ; et l'on a remarqué que le terrein qu'il occupa, est précisément le même où Marlborough et le prince Eugène prirent leurs postes l'année suivante, dans la seconde bataille de ce nom qu'ils gagnèrent sur nos généraux. Villars étoit alors dans les Cévennes, où il réduisit des fanatiques appelés Camisars, qui, soutenus par des puissances étrangères, avoient pris les armes, et commettoient toutes sortes de violences. Rappelé en Allemagne, il remporta plusieurs grands avantages sur les ennemis. Il revint delà dans le Dauphiné, où il eut les mêmes succès contre les Savoyards. Envoyé en Flandres en 1709, il attaqua les Impériaux à Malplaquet, près de Mons, leur tua vingt mille hommes, et perdit le champs de bataille, qu'il n'auroit pas perdu, s'il n'avoit pas été dangereusement blessé dans l'action. Enfin, en 1712, lorsque les alliés commandés par le prince Eugène, menacèrent de venir à Paris, il sauva la France, en forçant leurs retranchemens à Denain ; et par les succès qui furent la suite de cette victoire, il termina cette fameuse et sanglante guerre de la Succession. Les dernières années de Villars furent encore utiles à l'état. Dans la guerre de 1733, il fut envoyé en Italie, où le duc de Savoie l'honora du titre de maréchal général de ses camps et de ses armées. Après plusieurs conquêtes qu'il fit cette même année, il fut attaqué à Turin d'une maladie qui le conduisit au tombeau, en 1734, à l'âge de 82 ans. Zoïle, rhéteur, natif d'Amphipolis, ville de la Thrace (aujourd'hui Romanie). Cet homme atrabilaire fut possédé de la démangeaison de critiquer les meilleurs auteurs connus de son temps. Tourmenté d'une basse jalousie, et plein d'un amour-propre excessif, il eut la sotte vanité de vouloir se faire appeler le fléau d'Homère, contre lequel il fit des vers dont il ne resta bientôt plus aucune trace de souvenir parmi ses contemporains mêmes. Il vivoit l'an 270 avant J. C., et plus de 700 ans après le grand poète qui fut l'objet de ses satyres. Son nom passe aujourd'hui pour une injure, et ne se donne qu'aux critiques envieux, méchans et peu éclairés.