Anonyme

1607

Recit touchant la comédie

Édition de Enrica Zanin
2015
Source : Anonyme, Récit touchant la comédie, Jouée par les jésuites et leurs disciples en la ville de Lyon, au mois d’août de l’an 1607, [s.l.], [s.n.], 1607.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d'édition), Clotilde Thouret (Responsable d'édition) et Chiara Mainardi (XML-TEI).

[FRONTISPICE] §

RECIT TOUCHANT
LA COMEDIE
JOUEE PAR LES
JESUITES, ET LEURS
DISCIPLES, EN LA VILLE DE
Lyon, au mois d'aoust
de l'an 1607I

{p. 2}Les jésuites nouvellement rétablis à LyonII, voulant donner du passetemps au peuple, et ménagerIII par même moyen selon leur coutume, estimèrent qu’il fallait faire parler d’eux à bon escient, et qu’un spectacle simple et commun aurait trop peu de grâce. PourtantIV firent-ils le dessein d’une grande et superbe représentationV, que nous appelons comédie. Aucuns diront que le mot est trop bas, à cause de ce qui fut représentéVI: voire que la fin requiert qu’on lui donne le nom de tragédie. Car ils y introduisirent Dieu, les sauvés, les diables, les damnés, charpentèrent un paradis, un purgatoire, un enfer: et tout cela se tourna en luctueuseVII catastropheVIII, comme je le dirai ci après. Mais toutes leurs inventions étant ridicules, en introduisant leurs disciples pour faire des idoles sur leurs échafaudsIX, ils se sont moqués d’eux mêmes, de leurs disciples et auditeurs. Combien aussi que la fin au regard de quelques-uns des joueurs soit lamentable, néanmoins, attendu le profit qu’y {p. 3}ont fait les maîtres, et que tout cela s’est tourné en risée de la part du peuple, des joueurs, et des fatistesX qui ont fait nouvelle moisson, je ne changerai point ce titre. Quelqu’un me disait qu’il fallait intituler ce discours La DrôlerieXI des jésuites : d’autant qu’ils ont représenté l’enfer et les diables. Or le docteur Camerarius au. 13. ch. du 4. livre de ses Méditations historiques, vol. I. récite avoir entendu d’un personnage digne de foi qu’ès contrées plus avancées vers le septentrion les diables conversent privémentXII ès maisons, y servent, et sont appelés « drôles »XIII. A ce compte on pourrait ainsi surnommer ceux qui ont été introduits par les jésuites en leur nouvelle drôlerie ou comédie. Toutefois sans débattre d’avantage du mot, et laissant arrière les divers motifs de ces « drôles » comédiensXIV, représentons quelques traits de leur jeu et de ce qui s’en ensuivit.

La comédie en question fut un récit pour lequel prononcer furent introduits plusieurs jeunes hommes de diverses maisons de Lyon, au nombre de quatre-vingts ou cent, en divers équipages. Selon les personnages qu’ils représentèrent, {p. 4}les pères et mères faisaient grande, ou moyenne, ou petite contributionXV. Il y avait un Dieu jésuitique, qui vraisemblablement paya plus que les autres, en après un Jésus-Christ à sa droite environné d’anges avec leurs trompettes sur le plus haut théâtre, qu’ils appelaient paradis. En un autre plus bas étaient d’un côté le pape et sa suite, les rois catholiques, et chrétiens : d’autre part les Turcs, le prêtre JeanXVI, les mécréants et hérétiques. Au dessous était l’enfer, où se voyaient quelques diables et Lucifer leur maître, accoutrés selon le dessein des jésuites : la fin du jeu était de contrefaire un jugement dernier, puis le salut des uns, et la damnation des autres. Tous les théâtres dressés au collège des jésuites étaient environnés de divers échafauds pour les personnes de qualité, qui payèrent largement la vue de cette drôlerie. Comme aussi tous les frais d’icelle furent fournis par les pères et mères dont leurs enfants jouaient lors.

Le premier jour du jeu, qui fut le septième d’août, fut employé principalement à loger le papeXVII et ses adhérents au paradis de bois des jésuites, suivant la {p. 5} sentence prononcée par leur nouveau Dieu. C’étaient les mécréants et hérétiques, qui furent réservés pour le lendemain. Auquel jour plusieurs pétards et autres nouvelles inventions de SalmonéeXVIII devaient contrefaire les tonnerres et éclairs, durant lesquels Lucifer et sa bande tireraient les damnés en leur enfer. Ainsi qu’ils commencèrent à lâcher leur premier pétard ou petit tonnerre jésuitique, le temps auparavant serein se brouille tout à coup, une nuée crève, une ravine d’eau s’épand et verse l’espace de deux heures durant sur les drôles du paradis et de l’enfer des loyolitesXIX. Leur idole ou nouveau dieu quitte vitement son échafaud, suivi de sa cambradeXX, étonné, comme fut tout le reste des joueurs et des spectateurs, non seulement de la pluie du tout extraordinaire, mais aussi des vrais tonnerres d’en haut et de la foudre qui tomba sur une maison proche de celle des jésuites, où elle fit du ravage, dont plusieurs des joueurs fort effrayés depuis sont morts : et tient-on compte de neuf ou dix des principaux, au moinsXXI. Aucuns disent beaucoup d’avantage. Entre autres, celui qui contrefaisait {p. 6}Dieu, et celui qui jouait le personnage de Lucifer, tellement emportés de maladie pour s’être trop échauffés, que l’on a pu y remarquer le secret et redoutable jugement du Tout Puissant sur telles abominations et attentats exécrables contre celui qui domine au ciel et en la terre. Les théâtres abandonnés, les jésuites après l’orage passé rassurèrent leur contenanceXXII, et le lendemain achevèrent tellement quellementXXIII leur drôlerie, puis enlevèrent tout l’équipage, et beaucoup de bagage des joueurs leur est resté pour s’en accommoder à la manière des bons ménagersXXIV qui font leur profit de tout.

J’ajouterai ce mot, venant de quelqu’un digne de foi, pour déclaration de ce que j’ay touché en un mot. Le deuxième jour (dit-il) comme l’on eût mis le feu au premier pétard, voila l’air auparavant bien clair qui se va couvrir d’une nuée si épaisse, et une pluie si impétueuse survient, qu’on ne pouvait aller par les rues de Lyon. Outre plus les éclairs étaient si fréquents et les tonnerres si effroyables, que plusieurs pensaient que ce fût la fin du monde. Et je crois fermement (dit encore {p. 7}ce personnage) que Dieu étant courroucé de telle impiété manifestait sa puissance. Entre trois tonnerres qu’il fit, il y en eut un si terrible, que la foudre chut sur une tour qui est au bord du Rhône, joignantXXV le collège des jésuites. Céans y avait un homme qui fut blessé, et une femme tuée. La foudre rompit la cheminée par où elle entra, puis, sortie par même endroit, se jette sur un bateau chargé de bois, qu’elle fait couler au fond du Rhône. Ce sont ses mots.

Les jésuites, composant leur contenance contre ces coups du ciel, achevèrent le lendemain, comme j’ai dit, et s’étudient à maintenir leur réputation. Quant à leurs disciples et sectateurs ils réputent à miracle que les jésuites et comédiens n’ont été foudroyés et abimés, et disent que c’est une marque visible de la perfection de ceste nouvelle secte. Ainsi quoi qu’il advienne, ils ne peuvent errer. Se moquer de Dieu devant les yeux de toute une ville, exposer en risée la sainte vérité, faire que les profanes et athées se jouent audacieusement de tout ce qu’on proposera de vie et de mort éternelle, renvoyant le tout aux théâtres des {p. 8}jésuites : ce sera, si l’on croit ces drôles, un passetemps, un vain épouvantail, un jeu de trois jours, un spectacle remplissant les esprits mal assurés de vaines et détestables imaginations.

Le vrai, tout-puissant, juste et miséricordieux Seigneur du ciel et de la terre veuille ouvrir les yeux aux disciples des jésuites, pour leur faire connaître de quel esprit leurs docteurs sont poussés: fortifie et confirme en la profession de sa sainte parole tous ceux qui l’aiment de conscience non feinte. Amen, fait ce 22. d’Août. 1607.

FIN

L’infâme troupe en France condamnée,
Et malgré France en France ramenée,
Entreprenant Salmonée imiter,
Dedans Lyon voulut Dieu dépiter,
Contrefaisant son magnifique ouvrage:
Mais le loyer de ce félon ouvrage,
Fut, est, sera honte et destruction
De Salmonée et de sa nation.