Anonyme

1665

Réponse aux observations touchant Le Festin de Pierre de M. de Molière

Édition de Doranne Lecercle
2017
Source : Anonyme, Réponse aux observations touchant Le Festin de Pierre de M. de Molière, Paris, Gabriel Quinet, 1665.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d'édition), Clotilde Thouret (Responsable d'édition) et Chiara Mainardi (XML-TEI).

[FRONTISPICE] §

Response
aux
observations
touchant le festin

de Pierre
de Monsieur DE MOLIERE

Chez Gabriel Quinet, au Palais
dans la Galerie des Prisonniers
à l'Ange Gabriel.
M DC LXV.
avec permission

{p. 3}Les anciens philosophes, qui nous ont soutenu que la vertu avait d’elle-même assez de charmes pour n’avoir pas besoin de {p. 4}partisans qui découvrissent sa beauté par une éloquence étudiée, changeraient sans doute de sentiment s’ils pouvaient voir combien les hommes d’aujourd’hui l’ont défigurée sous prétexte de l’embellirI. Ils se sont imaginés qu’elle paraîtrait bien plus aimable s’ils en rendaient l’acquisition plus difficile ou plus épineuse, et ce pernicieux dessein leur a réussi si heureusement qu’on ne saurait plus passer pour vertueux que l’on ne se prive de tous les plaisirs qui n’ont pas la vertu pour leur unique objet. Et comme ils se sont aperçus que la comédie en était un, puisqu’elle mortifie moins les sens qu’elle ne les divertit, ils l’ont dépeinte comme l’ennemie et la rivale de la vertu. Ils {p. 5}prétendent qu’elle soit incompatible avec les plaisirs les plus innocents, et ainsi, de cette familière déesse qui s’accommode avec les gens de tous métiers et de tous âges, ils en ont fait la plus austère et la plus jalouse de toutes les divinités.

L'auteur à qui je réponds est un de ces sages réformateurs, mais comme il est encore apprenti dans le métier, il n’ose pas condamner ouvertement ce que nos prédécesseurs ont toujours permis. Il s’est contenté de nous faire la guerre en renard, et lorsqu’il a voulu nous montrer que la comédie en général était un divertissement que les gens de bien n’approuvaient point, il en a pris une en particulier, où son adresse a supposé mille impiétés, {p. 6}pour couvrir le dessein qu’il a de détruire toutes les autres. On a beau lui dire que, puisqu’il ne doit pas répondre à la candeur publique, il devrait laisser à nos évêques et à nos prélats le soin de sanctifier nos mœurs, il soutient que c’est le devoir d’un chrétien de corriger tous ceux qui manquent, et sans considérer qu’il n’est pas plus blâmable de souffrir les impiétés qu’on pourrait empêcher que d’ambitionner à passer pour le réformateur de la vie humaine, il vient de composer un livre où il se déclare le plus ferme appui et le meilleur soutien de la vertu. Mais ne m’avouera-t-on point qu’il s’y prend bien mal pour nous persuader que la véritable dévotion le fait agir, lorsqu’il {p. 7}traite Monsieur de Molière de démon incarné, parce qu’il a fait des pièces galantes et qu’il n’emploie pas ce beau talent que la nature lui a donné à traduire la vie des saints Pères ?

Il s’est si bien imaginé que c’est une charité des plus chrétiennes de diffamer un homme pour l’obliger à vivre saintement, que si cette manière de corriger les hommes pouvait avoir un jour l’approbation des docteurs et qu’il fût permis de juger de la bonté d’une âme par le nombre des auteurs que sa plume aurait décriés, je réponds, de l’humeur dont je le connais, qu’on n’attendrait point après sa mort pour le canoniser. Ce n’était pourtant pas assez qu’il aimât la satire pour vomir contre {p. 8}Monsieur de Molière comme il a fait, il lui fallait encore quelque vieille animosité ou quelque haine secrète pour tous les beaux esprits. Car quelle apparence y a-t-il qu’il paraisse à ses yeux un diable vêtu de chair humaine, parce qu’il a fait une pièce intitulée le Festin de Pierre ? Elle est, dit-il, tout à fait scandaleuse et diabolique ; on y voit un enfant mal élevé qui réplique à son père, une religieuse qui sort de son couvent, et à la fin ce n’est qu’une raillerie que le foudre qui tombe sur ce débauché.

C'est le bien prendre, en effet. Vous avez tort, M. de Molière : il fallait que le père fût absolu, qu’il parlât toujours sans que le fils osât lui dire mot, que la religieuse, bien loin de paraître {p. 9}sur un théâtre, fit dans son couvent une pénitence perpétuelle de ses péchés, et cet athée supposé n’en devait point échapper ; ses abominations, toutes feintes qu’elles étaient, méritaient bien pour leur mauvais exemple une punition effective. L'intrigue de cette comédie aurait été mieux conduite, s’il n’y avait paru pour tous personnages qu’un père qui eût fait des leçons à son fils et qui eût invoqué la colère de Dieu pour l’exterminer lorsqu’il le trouvait sourd aux bonnes inspirations.

Notre auteur trouve que la morale en aurait été bien plus belle et les sentiments plus chrétiens, si ce jeune éventé se fût retiré de ses débauches et qu’il {p. 10}eût été touché de ce que Dieu lui disait par la bouche de son père ; et si on lui montre qu’il est de l’essence de la pièce que le foudre écrase quelqu’un, et que par conséquent il nous faut supposer un homme d’une vie déréglée et qui soit toujours insensible aux bons mouvements, lui dont les soins ne butent qu’àII la conversion universelle nous répliquera sans doute que l’exemple n’en aurait été que plus touchant si, malgré cet amendement de vie, il n’avait pas laissé de recevoir le châtiment de ses anciennes impudicités.

Hélas ! où en serions-nous, si les contritions et les pénitences ne pouvaient désarmer la main de Dieu et que ce fût pour nous une nécessité indispensable {p. 11}d’en venir à la punition au sortir de l’offense ? Mais pourquoi Dieu nous aurait-il fait une loi de pardonner à nos ennemis, s’il n’avait voulu lui-même la suivre ? Et puisqu’il nous dit qu’il voudrait que tout le monde fût heureux, ne se contrarierait-il point en nous laissant une pente si naturelle pour le mal, s’il ne nous réservait une miséricorde plus grande que notre esprit n’est faible et léger ? Nous devons croire qu’il est juste et non point vindicatif : il punit une âme égarée qui persévère dans ses emportements, mais il oublie le passé quand elle s’est remise dans le bon chemin. Tombez donc d’accord que Monsieur de Molière ne vous a point donné de mauvais exemple, lorsqu’il a {p. 12}fait paraître un jeune homme qui avait tant d’antipathie pour les bonnes actions. Le dessein qu’il a eu est celui que doivent avoir tous ceux de sa profession, de corriger les hommes en les divertissant. Il a fait l’un et l’autre, ou du moins il a tâché de montrer aux méchants la nécessité qu’il y a de ne le point être, et le foudre que l’on entend sur le théâtre nous assure de la bonté de son avertissement.

Je prévois que vous m’allez dire ce que j’ai lu dans votre critique, que ses termes sont trop hardis et qu’il semble se moquer quand il parle de Dieu. Mais quoi ! ignorez-vous encore qu’un comédien n’est point un prédicateur et que ce n’est que dans les chaires des églises {p. 13}où l’on montre, les larmes aux yeux, l’horreur que nous devons avoir pour le péché ? Je sais qu’il n’est jamais hors de saison d’avoir de la vénération pour les choses sacrées et qu’elles doivent être en tous lieux ce qu’elles sont sur les autels. Mais changent-elles de nature ou de condition, lorsqu’on change de terme ou de ton pour en parler ?

Je ne prétends point ici prouver que les vers de Monsieur de Molière sont pour les jeunes gens des instructions paternelles à la vertu, mais je veux vous montrer clairement que les esprits les plus mal tournés ne sauraient trouver la moindre apparence de vice. Et puisque chacun sait que le théâtre {p. 14}n’a point été destiné pour expliquer la sainteté de nos mystères et l’importance de notre salut, ces sages réformateurs si fort zélés pour notre foi n’ont-ils pas mauvaise grâce de blâmer la comédie, parce que les méchants la peuvent voir sans changer d’inclination ? Et ne devraient-ils point se contenter que les vertueux n’y prennent point des mœurs pernicieuses, et qu’ils en sortent toujours les mêmes ?

Je le pardonne pourtant à ces consciencieux, qui reprennent par un véritable motif de dévotion, et, quoique les vers de Monsieur de Molière n’aient rien d’approchant de l’impiété, je ne saurais m’emporter contre eux, puisqu’ils n’en veulent qu’à ses écrits. Mais lorsque je {p. 15}vois le livre de cet inconnu, qui, sans se soucier du tort qu’il fait à son prochain, ne songe qu’à s’usurper une réputation d’homme de bien, je vous avoue que je ne saurais m’empêcher d’éclater, et, quoique je n’ignore pas que l’innocence se défend assez d’elle-même, je ne puis que je ne blâme une insulte si condamnable et si mal fondée.

Il prétend que Monsieur de Molière est un scélérat achevé, parce qu’il a feint des impiétés. N'est-ce pas une preuve bien convaincante, et, quoiqu’il sache bien que, de quelque nature que soient les crimes que nous avons commis, nous devons toujours avoir de la confiance à la miséricorde de Dieu, et par conséquent ne {p. 16}désespérer jamais de notre salut, il soutient qu’il n’entrera jamais dans le paradis, parce qu’il a supposé des sacrilèges et des abominations dans son Festin de Pierre.

Vous pouvez voir par ce raisonnement si sa critique, comme il dit, était nécessaire pour le salut public, et si la moralité et le bon sens sont tout entiers dans son discours, puisqu’il nous donne lieu de conclure qu’il faut mieux être méchant en effet qu’en apparence, et qu’on a plutôt le pardon d’une impiété réelle que d’une feinte.

Cher écrivain, de peur qu’en travaillant à vous attirer cette réputation d’homme de bien, vous ne perdiez celle que vous avez d’être fort habile homme et {p. 17}plein d’esprit, je vous conseille en ami de changer de sentiment. Puisque Dieu lit dans le fond de l’âme, vous devez savoir qu’il ne se fie jamais aux apparences, et que par conséquent il faut être coupable en effet pour le paraître devant lui. Ou bien, si vous avez tant d’aversion à vous dédire de ce que vous avez soutenu, ne faites point de scrupule de nous avouer que votre livre n’est point votre ouvrage et que c’est l’envie et la haine qui l’ont composé.

Nous savons bien que Monsieur de Molière a trop d’esprit pour n’avoir pas des envieux. Nos intérêts nous sont toujours plus chers que ceux d’autrui, et je suis si fort persuadé qu’il est fort peu de gens, dans le siècle {p. 18}où nous sommes, qui n’aidassent au débrisIII de leurs plus proches voisins, s’il leur devenait utile ou profitable, que les coups les plus injustes et les plus inhumains ne me surprennent plus. Puisque vous appréhendez que les productions de votre génie, tout sublime qu’il est, ne perdissent beaucoup de leur prix par l’éclat de celles de Monsieur de Molière, si vous les abandonniez à la rigueur d’un jugement public, n’est-il pas juste que vous ayez quelque ressentiment du tort qu’elles vous font ? Et quoique ses vers ne soient remplis que de pensées aussi honnêtes qu’elles sont fines et nouvelles, doit-on s’étonner si vous avez tâché de montrer à notre illustre monarque que ses {p. 19}ouvrages causaient un scandale public par tout son royaume, puisque vous savez qu’il est si sensible du côté de la piété et de la religion ? Il est vrai que votre passion vous aveuglait beaucoup ; car, puisque ce grand prince, si chrétien et si religieux, ne s’éclaire que par lui-même, vous deviez considérer que les matières les plus embrouillées étaient fort intelligibles pour lui, et que par conséquent vos accusations ne serviraient que pour convaincre d’une malice d’autant plus noire que le voile que vous lui donniez était trompeur et criminel.

Mais aussi, s’il m’est permis de reprendre mes maîtres, je vous ferai remarquer que vous laissâtes glisser dans votre critique {p. 20}quelques mots qui tenaient plutôt de l’animosité que de la véritable dévotion. Car me soutiendrez-vous que c’est par charité que vous l’accusez de piller ses meilleures pensées, de n’avoir point l’esprit inventif et de faire des postures et des contorsions qui sentent plutôt le possédé que l’agréable bouffon ? Il me semble que vous pouviez souffrir de semblables défauts sans appréhender que votre conscience en fût chargée ; ou bien Dieu vous a fait des commandements qui ne sont pas comme les nôtres. Il fallait, pour vous couvrir plus adroitement, exagérer, s’il se pouvait, par un beau discours, la délicatesse et la grandeur de son esprit, le faire passer pour l’acteur le plus {p. 21}achevé qui eût jamais paru, et comme cet éloge nous aurait persuadés que vous preniez plaisir de découvrir à tout le monde ses perfections et ses qualités, nous aurions eu plus de disposition à vous croire, lorsque vous auriez dit qu’il était impie et libertin, et que ce n’était que par contrainte et pour décharger votre conscience que vous le repreniez de ses défauts.

Je vous aurais même conseillé de le blâmer fort d’avoir fait crier : « Mes gages, mes gages ! » à ce valet. On aurait inféré de là que vous aviez l’âme si tendre que vous n’aviez pu souffrir sans compassion que son maître, qu’on traînait je ne sais où, fût chargé, outre tant d’abominations, d’une dette qui {p. 22}pouvait elle seule le priver de la présence béatifique, jusqu’à ce que ses héritiers l’en eussent délivré. Ce sentiment était d’un homme de bien, vous en auriez été tout à fait loué, et pour édifier encore mieux vos lecteurs, vous pouviez faire une invective contre ce valet, en lui montrant quelle était son inhumanité de regretter plutôt son argent que son maître.

Vous auriez bien plus meilleure grâce de blâmer un sentiment criminel et des lâches transports que vos oreilles avaient entendus, que l’impiété de ce fils, que vous connaissiez pour imaginaire et pour chimérique.

Voilà l’endroit de la pièce où vous pouviez vous étendre le {p. 23}plus. Car vous m’avouerez, quelque scrupuleux que vous soyez, que vous ne trouvez rien à reprendre dans la réception qu’on fait à Monsieur Dimanche : il n’est pas plus tôt entré dans la maison qu’on lui donne le plus beau fauteuil de la salle, et quand il est près de s’en aller, jamais homme ne fut prié de meilleure grâce à souper dans le logis. Je me souviens pourtant encore d’un nouveau sujet que ce valet vous donne de vous plaindre de lui : n’est-il pas vrai que vous souffrez furieusement de le voir à table tête à tête avec son maître, manger si brutalement à la vue de tant de beau monde ? En cela je suis pour vous ; je ne me mets jamais si fort dans les intérêts de mes {p. 24}amis que je ne me laisse plutôt guider par la justice que par la passion de les servir. Comme je vois qu’on ne saurait tâcher de mettre à couvert Monsieur de Molière d’un reproche si bien fondé, qu’on ne se déclare l’ennemi de la raison et le protecteur d’un coupable, j’abandonne sans regret son parti, puisqu’il n’est plus bon, et confesse avec vous que ce valet est un malpropre et qu’il ne mange point comme il faut.

Mais puisque vous me voyez si sincère, à mon exemple ne voulez-vous point le devenir ? Soutiendrez-vous toujours que Monsieur de Molière est impie, parce que ses ouvrages sont galants et qu’il a su trouver le moyen de plaire ?

{p. 25}On se serait bien passé, dites-vous, des postures qu’il fait dans son École des femmes. Mais, puisque vous savez qu’il a toujours mieux réussi dans le comique que dans le sérieux, devez-vous le blâmer de s’être fait un personnage qu’il a cru le plus propre pour lui ? Ne nous dites point qu’il tâche d’expliquer par ses grimaces ce que son Agnès n’oserait avoir dit par sa boucheIV. Nous sommes dans un siècle où les hommes se portent assez d’eux-mêmes au mal, sans avoir besoin qu’on leur explique nettement ce qui peut en avoir quelque apparence.

Monsieur de Molière, qui connaît le faible des gens, a prévu fort favorablement qu’on tournerait toutes ces équivoques {p. 26}du mauvais sens, et, pour prévenir une censure aussi injuste que nuisible, il fit voir l’innocence et la pureté de ses sentiments par un discours le mieux poli et le plus coulant du monde. Mais il ne s’est jamais défié qu’on dût faire le même sort à son Festin de Pierre ; et il s’est si bien imaginé qu’il était assez fort de lui-même pour ne point appréhender les envieux, qu’il n’a jamais voulu lui donner des nouvelles armes en travaillant pour sa défense. Et comme j’ai connu par là qu’il n’avait pas besoin d’un grand secours, j’ai cru que ma plume, toute ignorante et toute stérile qu’elle est, pouvait suffire pour montrer l’injustice de ses ennemis.

Lorsqu’on veut montrer la {p. 27}bonté d’une cause qui fournit elle seule toutes les raisons qu’il faut pour la soutenir, il me semble qu’il est plus à propos d’en laisser le soin au plus jeune avocat du barreau qu’au plus célèbre et au plus éloquent ; et par la même raison qu’on croit plutôt un paysan qu’un homme de cour, les ignorants persuadent beaucoup mieux que les plus habiles orateurs. Il est si fort ordinaire à ces messieurs les beaux esprits de prendre le méchant parti pour exercer la facilité qu’ils ont de prouver ce qui paraît le plus faux, qu’ils ont cru que cette réputation ferait un tort considérable à l’ouvrage de Monsieur de Molière, s’ils écrivaient pour en montrer l’innocence et l’honnêteté, et, d’ailleurs, {p. 28}comme ils ont vu qu’il n’y avait point de gloire à remporter, quelque fort que fût le raisonnement qu’ils produiraient, ils en ont laissé le soin aux plumes moins intéressées que les leurs.

J'ai donc cru que cela me regardait, et comme je n’avais encore rien mis au jour, je me suis imaginé que c’était commencer bien glorieusement que de soutenir une cause où le bon droit était tout entier. Dans toute autre matière que celle dont j’ai traité, j’aurais eu lieu d’appréhender que, comme le sentiment des ignorants est toujours différent de celui des gens d’esprit, on eût cru que Monsieur de Molière n’avait point eu l’approbation de ceux-ci, puisque {p. 29}je lui donnais la mienne ; mais le Festin de Pierre a si peu de conformité avec toutes les autres comédies, que les raisons qu’on peut apporter pour montrer que la pièce n’est point honnête sont aussi bien imaginaires et chimériques que l’impiété de son athée foudroyé. Jugez par là, Monsieur de Molière, s’il ne m’a pas été bien aisé de prouver que vous n’êtes rien moins que ce que cet inconnu a voulu que vous fussiez. Mais comme il ne démordra jamais de la mauvaise opinion qu’il veut donner de vous à ceux qui ne vous connaissent point, il y a lieu d’appréhender encore quelque chose de bien fâcheux : il ne se sera pas plutôt aperçu que les gens bien sensés {p. 30}ne sont point de son sentiment, lorsqu’il prétend que vous soyez impie, qu’il va vous prendre par un endroit où je vous trouve bien faible : il vous fera passer pour le plus grand goinfre et le plus malpropre de tous les hommes. Il vous reconnut fort bien à table, sous cet habit de valet, et par conséquent il aura autant de témoins de votre avidité pour les ragoûts que vous eûtes d’admirateurs de ce chef-d’œuvre. Il faut pourtant s’en consoler, on a toujours mauvaise grâce de s’opposer au devoir d’un chrétien.

Il vous laisserait sans doute en repos, si ce n’est qu’il a lu qu’il fallait publier les défauts des gens pour les en corriger. Je trouve cette maxime bien conçue {p. 31}et fort spirituelle ; et de plus, le succès m’en paraît infaillible. Quand on compose un livre qui diffame quelqu’un, tant de différentes personnes sont curieuses de le voir, qu’il est bien malaisé que, parmi ce grand nombre de lecteurs, il ne se rencontre quelque homme de bien qui ait du pouvoir sur l’esprit du décrié, et c’est par là qu’on le tire peu à peu de son aveuglement. Il a cru vous devoir la même charité ; mais si par hasard il arrive que ceux qui liront ce qu’il a fait contre vous connaissent qu’il s’est mépris, et qu’ils ne vous viennent point vous faire de leçons, ne laissez pas de lui savoir bon gré de son zèle ; et puisqu’il vous en coûte si peu, servez-lui sans murmurer {p. 32}de moyen pour gagner le paradis, ce sera là où nous ferons tous notre paix.