Abbé d'Aubignac

1666

Dissertation sur la condemnation des théâtres

Édition de Chiara Mainardi
2014
Source : Abbé d'Aubignac, Dissertation sur la condemnation des théâtres, Paris, N. Pépingué, 1666.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d'édition), Clotilde Thouret (Responsable d'édition) et Doranne Lecercle (XML-TEI).

[FRONTISPICE] §

DISSERTATION
SUR LA
CONDEMNATION
DES
THEATRES.
A PARIS,
Chez N. PEPINGUÉ, au bout du Pont Saint
Michel, à l'entrée de la rue de la Huchette.
Et en sa Boutique au premier pilier de la grande
Salle du Palais, vis à vis les Con-
sultations, au Soleil d'or.
M. DC. LXVI
Avec Privilège du Roi.

Avis au lecteur. §

Je donne au Public ce Discours qui sort des mêmes ténèbres où les Conseils d'Aristé ont été longtemps retenus. Et je n'en dirai point l'Auteur, que par des caractères qui ne seront pas plus faciles à déchiffrer que ceux dont je me suis déjà servi. Mais le bon accueil que ce premier Ouvrage a reçu de toutes les personnes d'honneur et d'esprit, me persuade que celui-ci ne sera pas mal venu. Ce n'est pas qu'ils se ressemblent ; mais j'estime qu'ils sont [n.p.] comme deux Sœurs, dont l'une est blanche et l'autre est brune, et qui n'ont rien de commun que certains traits presque imperceptibles qu'elles doivent à la Mère qui les a mises au monde. Ils sont nés par deux aventures bien différentes. Le premier par une nécessité de bienséance, qui ne permettait pas à l'Auteur de rien refuser aux honnêtes désirs d'une des plus belles et des plus vertueuses Dames de notre Siècle. Et l'autre par une nécessité de raison qui l'obligeait d'expliquer ses sentiments sur cette matière à l'un des plus illustres et des plus vénérables Magistrats du Royaume. Si le premier est [n.p.] d'un style partout élevé avec beaucoup d'élégance et de justesse ; le dernier a beaucoup d'endroits qui feront reconnaître qu'il vient de la même origine ; et si le dernier est rempli d'une doctrine curieuse, et de difficile recherche, on se peut souvenir que le premier a toujours eu quelques principes savants et singuliers pour le fondement des plus agréables choses qu'il contient. Enfin si on les sépare, ils ont tous deux leurs beautés et leurs forces ; et si vous les joignez ensemble, on y trouvera tout ce que l'on peut souhaiter de grand et de poli, de docte et de galant, et les recherches de l'antiquité [n.p.] y sont accompagnées des agréments de la mode. Je ne sais pas si l'on croira qu'un même Génie leur [a] donné l'être ; et comment il est possible qu'une imagination aussi vive et aussi étendue qu'il était convenable de l'avoir pour faire le premier, ait pu s'abandonner à l'opiniâtreté du travail et de la lecture qui se sont trouvés nécessaires pour le second. Mais quand un homme d'étude a joint la Science du beau Monde aux veilles du Cabinet, on ne doit point s'étonner qu'il mêle quand il lui plaît les Grâces aux Muses, et qu'il imprime partout le caractère des diverses choses dont il a rempli son esprit. [n.p.]

Extrait du Privilège du Roi. §

Par Grâce et Privilège du Roi, donné à Paris le quinze Janvier 1656. Signé, Ceberet. Il est permis A. S.A.D.M.E.D.C.A.E.P.O.D.S.M. de faire imprimer, vendre et débiter par tel Imprimeur ou Libraire qu'il avisera bon être, un Livre intitulé, Dissertation sur la condamnation des Théâtres, pendant le temps de cinq ans, à commencer du jour que ledit livre sera achevé d'imprimer. Et défenses sont faites à tous Imprimeurs, libraires et autres personnes de quelque qualité et condition qu'elles soient, de l'imprimer, vendre et débiter, à peine de quinze cents livres d'amende, confiscation des Exemplaires, et de tous dépens, dommages et intérêts, comme il est plus amplement porté par lesdites Lettres.

Et ledit S.A.D a cédé et transporté le droit de son Privilège du Livre intitulé Dissertation sur la condamnation des Théâtres, à N. Pepingué, Imprimeur et Marchand Libraire [n.p.] à Paris, pour en jouir le temps porté par celui.

Achevé d'imprimer pour la première fois le 23 Aout 1666.

Registré sur le Livre de la Communauté des Libraires et Imprimeurs le vingt-cinquième Janvier 1656 suivant l'Arrêt du Parlement du neuvième jour d'Avril mil six cent cinquante-trois Signé, Ballard, Syndic.

Et aussi Registré au Greffe des Requêtes de l'Hôtel du Roi le vingt-quatrième jour de Juillet mil six cent soixante-trois.

{p. 1}

Disseration sur la Condemnation
des Théâtres. §

Chapitre I.
Que les Spectacles des Anciens ont fait partie de la Religion Païenne. §

C'est une croyance commune et qui semble être née avec le Christianisme, que ceux qui prennent les divertissements du Théâtre et des autres Spectacles introduits parmi les Anciens, {p. 2} commettent une impiété contre la sainteté de l'Evangile, et un crime contre l'honnêteté des mœurs. Les Pères de l'Eglise naissante en ont parlé de cette sorte, et les ont absolument défendus aux premiers Chrétiens avec menaces d'Anathème.

Mais pour savoir si cette rigoureuse défense a dû passer jusqu'à notre temps, il faut voir quelles ont été leurs raisons. J'en trouve deux principales qui méritent d'être examinées, et qui m'obligent à reprendre cette matière de plus haut.

Tous les Jeux et les Spectacles de l'Antiquité ont fait la plus grande et la plus {p. 3} solennelle partie de la Religion Païenne ; tout y était mystérieux et sacré, soit de la part de ceux que l'on croyait les avoir institués, et à qui ils étaient consacrés, soit pour les causes non seulement de leur institution, mais aussi de leur célébration, soit par la qualité de ceux qui devaient y présider et en prendre soin, ou par les vœux de Combattants et les actions de grâces que les Vainqueurs rendaient à leurs Dieux, ou par l'estime et la révérence pour ceux qui en avaient souvent remporté le prix.

Quant à l'origine, les Païens ont toujours cru que les plus anciens et les plus nobles leur étaient {p. 4} venus de la part des Dieux qui les avaient eux-mêmes ordonnés, et que leur étant agréables, on ne pouvait les négliger sans une extrême irrévérence, et sans les irriter. Et cette croyance du peuple fut, à mon avis, une suite des Apothéoses ; car ayant mis des hommes au rang des Dieux, il était bien raisonnable de diviniser toutes leurs actions, et d'honorer par un culte de Religion toutes les choses que ceux qu'ils adoraient, avaient aiméesStat. Theb. 6..

Les Jeux Olympiques sont rapportés communément à Saturne, aux Corybantes par Pausanias, et à Hercule par Pindare, Polybe et beaucoup d'autres, {p. 5} qui veulent que ce Héros entrant au nombre des Dieux, en donna la charge à Castor et Pollux.

La LuttePhilost. in Ant. l. i. carm. est attribuée à Mercure, que Philostrate en fait le père, et qu'Horace en nomme l'auteur.

Les PanathénéesSuid. in Panat. furent instituées par Erychton fils de Minerve et de Vulcain ; et ceux de Musique en l'Ile de Délos furent donnés par Apollon ; et le temps les ayant laissés déchoir, ils furent restitués en son honneur par les Athéniens.

Que si les Dieux ne les ont pas tous institués, ils leur ont toujours été consacrés comme une marque du respect et de la piété {p. 6} des peuples. Les Jeux Circenses furent dédiés par RomulusCyprian. de Spect. à Consus Dieu du Conseil, en reconnaissance de ce qu’il lui avait inspiré le dessein Auson. Egl. 4de ravir les Sabines ; et les Tarpeiens à Jupiter Férétrien. Les Cirques étaient d’ordinaire consacrés au Soleil ; quelques-uns à Castor et Pollux, Salvi. de provid. comme celui de Constantinople ; et d’autres à Neptune. Les Jeux Olympiques et les Néméens à Jupiter ; les Isthmiques à Neptune, et les Pythiques à Apollon. Les Tyriens avaient de quatre en quatre ans des Jeux et des Spectacles en l’honneur d’Hercule. Et Valère MaximeL. 2. c. 4. décrivant au long l’origine des Jeux {p. 7}Séculaires, qui furent célébrés sous Publicola premier Consul, avec beaucoup de dévotion durant trois nuits, l’attribue à la guérison miraculeuse des trois Enfants de Valésius, et aux révélations qu’ils eurent de la part de Pluton et de Proserpine, que leur père en crut les auteurs, et auxquels il en voulut rendre grâces par cette pieuse cérémonie. Ptolémée en établit en l’honneur d’Apollon et des Muses avec des prix pour toutes sortes de sciences ; et ce que l’histoire en remarque de singulier, est, qu’étant question d’y juger les PoètesVitruv. l. 7, Aristophanes qui s’y trouva présent, soutint {p. 8} qu'il n'y en avait qu'un d'eux qui fût Poète, et que les autres étaient des larrons ; ce que le Roi ne pouvant croire, on fit apporter plusieurs Volumes, par le moyen desquels leur larcin étant bien prouvé, ils furent condamnés et renvoyés avec honte.

ArchélaosDiod. l. 17. Roi de Macédoine institua les Scéniques en l'honneur de Jupiter et des Muses en la Ville de Dios, qu'Alexandre célébra depuis avec grands sacrifices pendant neuf jours.

Aussi croyaient-ils que ces Dieux présidaient invisiblement aux Jeux qui leur étaient dédiés ; comme nous le voyons en termes {p. 9} précis chez Denis d'Halicarnasse, et chez Philostrate qui dit que Mercure vint du Ciel couronner Hercule ; quand il défit Antée à la Lutte, parce qu'il l'avait honoré en ce combat comme père de la Lutte ; et Platon appelle les Dieux Présidents des Jeux selon Pollux ; mais j'estime qu'il entend seulement Bacchus et les Muses.

C'est donc avec raison qu'ils avaient accoutumé de vouer à leurs Dieux les Jeux, et de les célébrer en leur honneur pour en obtenir quelques grâces, et le plus souvent pour les remercier de celles qu'ils en avaient reçues. {p. 10}

Le triomphe ayant été ordonné en faveur de Marcus Fulvius Proconsul, il en vint remercier le Sénat, et déclara que le jour qu'il prit AmbrasieLiv. l. 39 Ville capitale des Etoliens, il avait pour sa victoire voué les grands Jeux à Jupiter, et reçu de la Province pour cet effet jusqu'à cent livres d'or, qu'il demandait être tirées des grandes sommes qu'il apportait dans le Trésor public ; sur quoi le Sénat manda les Pontifes, pour savoir s'ils pouvaient en conscience faire une dépense si extraordinaire, tant ils craignaient d'offenser la sainteté des Jeux. Mais les Pontifes répondirent qu'il n'était pas de leurs charges {p. 11} de régler la dépense des Jeux publics, et que cela n'était pas un fait de Religion.

Sous le Consulat de PæticusLiv. l. 7. dec. i. et de Stolon les Jeux Scéniques, que nous examinerons ailleurs, et qui dans ce temps-là ne comprenaient point les Comédies ni les Tragédies furent établis à Rome par l'ordre de leurs Oracles pour obtenir des Dieux la cessation d'une grande peste qui infectait la Ville. Ainsi les Jeux PythiquesAuson. in Eglog. furent établis à Delphes lors que le serpent Python désolait tout le Pays. Baton Gymnasiarque fit des Jeux en l'honneur de Jupiter et de Mercure pour leur demander la santé de l'Empereur. {p. 12}

Après« Quum dignam eam rem Senatus censeret esse, meritoque id, si quando unquam alias, Deum immortalium causa libenter facturos fore, ut ludi maximi fierent, et unus dies ad triduum adjiceretur. »Tit. Liv. l. 6. cette grande sédition qui survint dans Rome entre le Sénat et le peuple, et qui fut pacifiée par la création d'un Consul de race Plébéienne, et d'un Préteur de famille Patricienne, le Sénat jugea cet événement si avantageux à la République, qu'il résolut d'en rendre grâces aux Dieux par la célébration des grands Jeux durant quatre jours, quoiqu'ils eussent accoutumé de n'en durer que trois ; et les Ædiles ayant refusé de le faire, les jeunes Sénateurs les offrirent au peuple, pourvu que l'on créât deux Ædiles de leur corps ; ce qui fut exécuté.

Les Béotiens instituèrent {p. 13} dans la LébadieDiod. l. 15. Plut. Strab. des Jeux à Jupiter Roi, pour lui rendre grâces de la victoire de Leuctre ; et les Jeux Éleuthériens furent faits en la Ville de Platée pour remercier les Dieux de la grande bataille que les Grecs y gagnèrent contre les Perses.

Quand PosthumiusDionys. Halicar. l. 30. fit célébrer à Rome les Jeux du Cirque en l'honneur des grands Dieux, à savoir Jupiter, Junon et Minerve, en la société desquels les autres furent admis avec le temps, ce fut en reconnaissance de la victoire que ce Dictateur remporta sur les Latins, comme il en avait fait le vœu au milieu de la bataille ; et en la procession on {p. 14} portait les Images des douze Dieux qu'ils nommaient les Grands, auxquels tous les autres furent peu après ajoutés, depuis le TempleOnuph. l. 2. c. 2. de Jupiter Capitolin jusques dans le Cirque ; où les Pontifes et les Augures suivis de tous les autres Prêtres faisaient des sacrifices, en suite desquels on donnait les Jeux de toutes les sortes.

SyllaAppian. l. i. de bell. civil. rendit grâces aux Dieux par cette cérémonie après la victoireDiod. l. 16. qu'il remporta sur Mithridate ; et Philippe Roi de Macédoine après la prise d'Olynthe rendit celèbre son action de grâces par les Jeux et les Sacrifices.

LesLiv. l. 33. Jeux Romains furent {p. 15} célébrés et dans le Cirque et dans la scène, par Cornelius Scipion et Manlius Vulson, Ædiles Curules, avec beaucoup de magnificence et de joie pour le bon succès de leurs affaires.

Les Jeux Curules avaient accoutumé de se faire par les Empereurs au jour de leur naissance ou de celle de leurs enfants. Adrien les ordonna au jour de la sienne ; à l'adoption d'EliusEuseb. Eccl. hist. Verus : Caracalla au jour de sa naissance dans NicomédieAppend. sd. lib. 8., donna des Gladiateurs ; et Maximinus au jour de la sienne fit dans Césarée de la Palestine des Spectacles de toutes sortes, où l'on vit même des {p. 16} bêtes des Indes et d'Ethiopie jusques alors inconnues.

Encore les Empereurs avaient-ils accoutumé de faire des Jeux au jour qu'ils avaient revu l'Empire ; quelque fois tous les ans, ou bien au bout de cinq ans, de dix et de vingt.

DurantTacit. l. 15.« Certamen ad exemplum Atticæ regionis decretum. » la grossesse de Poppée le Senat fit des vœux publics pour recommander son fruit aux Dieux, avec des Jeux à l'exemple de la Religion des Athéniens.

CaligulaDion. l. 58 donna toute sorte de spectacles à la naissance de sa fille Drussilla, et depuis à ses funérailles. A la naissanceDiod. l. 16. d'un fils de l'Empereur Claude les {p. 17} Préteurs en firent autant ; et Philippe de Macédoine au mariage de sa fille Cléopâtre mêla les Jeux de Musique aux Sacrifices.

Ils les donnaient souvent pour obtenir des Dieux infernaux le repos de ceux que la mort leur avait ravis. D'où vient que Saint Augustin parlant des Jeux funéraires sacrés aux Divinités infernales, et qui furent renouvelés après une longue intermission, comme un remède aux malheurs publics, et à cette grande défaite qui les affligea en la première guerre Punique, les blâme d'avoir rétabli des réjouissances lors qu'ils avaient à pleurer tant de morts dont les {p. 18} Enfers s'étaient enrichis ; Misérables, de faire de grands Jeux et des Fêtes magnifiques agréables aux Démons parmi des guerres furieuses, des combats sanglants et des victoires funestes. Adrien célébra même dans Andrinople d'Egypte des Sacrifices et des Jeux pour apaiser les Mânes d'Antinoüs son favori.

Ils se faisaient aussi pour rendreJoseph. l. 16. c. 9. célèbre la dédicace de quelque lieu saint et public, comme Hérode même le fit à l'exemple des Païens lors qu'il consacra la Ville de Césarée.

Ils les employaient encore pour éviter par le secours de leurs Dieux les malheurs dont ils étaient menacés. {p. 19} Aussi les vers du Poète Marcius ayant été reçus pour Prophétiques après la bataille de Cannes qu'il avait prédite fort clairement, on trouva que pour éviter un autre grand malheur, il enjoignait aux Romains de vouer et célébrer tous les ans des Jeux en l'honneur d'Apollon, dont les frais seraient pris en partie de ce que chacun y voudrait contribuer. Et cette prophétie ayant été bien examinée par le Sénat et par les Prêtres, on ordonna douze mille écus au Préteur pour en faire la dépense, et aux Prêtres d'y garder toutes les saintes cérémonies des Grecs. Ces Jeux furent faits dans le {p. 20} grand« Hæc est origo ludorum Apollinarium victoriæ non valetudinum ergo, votorum. » Liv. l. 25. 26. Cirque, où le peuple assista portant des couronnes sur la tête, où les femmes furent à la Procession, où l'on fit plusieurs festins en public, et où l'on observa toute sorte de dévotes cérémonies pour rendre ce jour bien célèbre. Et telle fut l'origine des Jeux Apollinaires institués pour obtenir la victoire sur leurs ennemis, et non pour se délivrer de quelque grande maladie.

Et quand même ils n'avaient point de sujet pour les célébrer, ils les faisaient seulement comme un acte de piété et par vœu qu'ils exécutaient soigneusement. Le Sénat enjoignit au Dictateur Manlius de faire les {p. 21} Jeux qu'ils appelaient grands, que Marcus Emilius Préteur, avait faits sous le Consulat de Flamininus et de Servilius, et qu'il avait encore voués pour cinq ans après. Ce que Manlius exécuta et les voua encore à pareil temps ; ce qui est d'autant plus notable que ce Manlius fut élu Dictateur pour tenir les assemblées et faire ces Jeux seulement.

Mais ils étaient si religieux en cette pratique, que les Juges des Jeux punissaientPausan. in Æliac. et alibi. par des amendes pécuniaires tout ce que l'on y faisait contre les Lois, tant ils craignaient que leurs Dieux en fussent irrités, et cet argent était {p. 22} employé au service de la Religion, comme les six Statues de Jupiter surnommées Zanes que Pausanias met au pied du Mont Cronius, et les huit autres qu'il compte encore auprès de celles-là, avaient été faites des amendes auxquelles les combattants de la Lutte, de l'escrime et d'autres Jeux qui avaient corrompu les Juges, et les Juges mêmes avaient été condamnés, et les inscriptions portaient qu'elles avaient été élevées pour honorer Jupiter, et pour témoigner la piété, des Æliens contre l'injustice et la fraude des Combattants qui devaient mettre toute leur espérance en leur mérite. {p. 23}

Lorsque CethegusLiv. l. 37. et Albinus firent les Jeux Romains, une pièce de bois tomba sur la Statue de la Déesse Pollentia qui fut renversée par terre, et le Sénat craignant que ce ne fût un présage de quelque grand malheur, ordonna que la célébration des Jeux durerait un jour [de] plus qu'à l'ordinaire, que l'on remettrait deux Statues de cette Déesse au lieu d'une, et que la nouvelle serait toute dorée.

Aussi crurent-ilsMacrob. l. 17 qu'ils avaient été tourmentés d'une grande peste, parce que les secrets mystères, qui se portaient dans un Chariot aux Jeux Circenses, avaient été vus par {p. 24} un jeune enfant qui regardait passer la procession du haut de son logis, et qu'ils en furent garantis pour avoir depuis couvert ce qui ne devait être vu de personne.

Et un jour Antonius Maximus ayant fait passer au milieu du Cirque son Esclave chargé d'un gibet auquel il devait être attaché, Jupiter offensé de cette irrévérence commanda en songe à T. Attinius d'en avertir le Senat, afin de refaire les Jeux ; ce qu'ayant négligé, son fils mourut, et il demeura lui-même perclus de tous ses membres, dont néanmoins il fut guéri si tôt qu'il eût fait savoir cette révélation au {p. 25} Sénat, qui ne manqua pas d'obéir aux visions de ce bon Citoyen, dont S. Augustin parle ainsi ; « Les JeuxAugust. l. 4. de Civit. Scéniques où les crimes des Dieux sont récités, joués et chantés, sont faits en leur honneur et comptés entre les choses divines ; ils les ont désirés, ils les ont commandés avec violence, ils ont prédit de grandes ruines, s'ils n'étaient faits, ils ont sévèrement puni ceux qui en ont négligé quelque cérémonie et ils ont fait connaître que leur colère en était apaisée, comme il arriva à ce villageois Latinus, ou plutôt Attinius, auquel il fut révélé trois fois en songe de refaire les Jeux Romains. »

Il n'était donc pas étrange que leurs Prêtres y fussent {p. 26} toujours présents et qu'ils en donnassent tous les ordres nécessaires ; celui de Cérès Chamynein Æliac. était assis auprès de l'Autel sur une pierre blanche dans le stade Olympique selon Pausanias.

Julius Firmicus donna la charge des Jeux et des Sacrifices qui s'y faisaient, aux Prêtres conjointement avec les Gymnasiarques ; et Néron y invita les Vierges Vestales, comme les Prêtresses de Cérès assistaient à tous les Jeux Olympiques.

Arnobe« Sedent et in spectaculis Sacerdotum omnium, Magistratuumque Collegia, Pontifices Maximi et Diales cum apicibus Flamines sedent Augures interpretes Divinæ mentis et voluntatis, nec non et castæ Virgines perpetui nutrices et conservatrices ignis. » Arnob. ad. Gent. l. 5. nous l'apprend quand il veut reprocher aux Romains l'impiété publique de ces Spectacles, ayant écrit, que « tous les corps {p. 27} des Magistrats et des Prêtres s'y trouvent présents, les grands Pontifes, et ceux de Jupiter avec leur Mitre, les Augures interprètes de la volonté des Dieux, et ces Vierges chastes qui gardaient le feu perpétuel. »

Aussi tous les ornements des lieux où les Spectacles étaient célébrés et toutes les choses qui s'y passaient, portaient quelque marque de cette vénération. Les Gymnases ou lieux d'exercices publics étaient ornés de Statues, d'Autels et de Temples consacrés à Hercule, au rapport de Dion Chrysostome et de Pausanias, comme le Cynosarge d'Athènes selon Athénée, et le Gymnase de Chalcyde {p. 28} selon Plutarque. Mercure y reçut le même honneur, si nous ne voulons démentir Pausanias et la vieille inscription d'un marbre que Fulvius a mis au jour. Minerve même y fut adorée selon Salvien, et Apollon selon Homère et Lucien.

Et comme tous ces Jeux n'étaient ordinairement que des disputes et des combats dont ils croyaient que leurs Dieux étaient les Arbitres, les Combattants avaient accoutumé de leur faire des vœux pour y vaincre et de leurs rendre grâces quand ils y avaient vaincu, comme fit le Philosophe Periander, qui promit à Jupiter une Statue {p. 29} d'or s'il était vainqueur, etDiog. Laërt. in Periand. ne se trouvant pas assez riche pour en faire la dépense, les Dames lui donnèrent leurs pierreries pour y satisfaire.

AgathonPlat. Symp. ayant remporté le prix de la tragédie aux Fêtes Lénéennes, en rendit grâces aux Dieux par des Sacrifices ; où assistèrent ceux qui en avaient fait le chœur.

Saint Denis l'Aréopagitec. 7 Hierar. Eccl. fait mention des Hymnes et des remerciements que les Vainqueurs aux Jeux publics avaient accoutumé de faire aux Dieux à l'honneur desquels ils étaient consacrés.

Et cette croyance des Païens touchant la sainteté {p. 30} de leurs Jeux fut si grande et si générale, qu'elle passa jusqu'en la personne de ceux qui en avaient souvent remporté le prix et les couronnes ; car ils les estimaient non seulement les favoris des Dieux, mais leurs égaux, les nommant célestes, divins, demi Dieux et même des Dieux : Les Athlètes sont nommés enfants et imitateurs d'Hercule par Galien.

Euthymus Locrien presque toujours vainqueur aux Jeux Olympiques, reçut des Sacrifices durant sa vie et après sa mort par l'ordre des Oracles et même de Jupiter.

Ils enjoignirent aux Astipaliens de faire des Sacrifices {p. 31} à Clèomède commeGreg. Nazian. Lucian. in Euterp. aux Dieux immortels, parce qu'il avait souvent remporté la victoire aux Jeux Olympiques. Aussi les Siciliens dressèrent-ils un Temple et sacrifièrent à Philippe de Crotone par la même raison.

Et pour achever la preuveVal. Max. l. 2. c. 4. «  Religionem ludorum crescentibus opibus secuta lautitia est. » de ces vérités historiques, Valère Maxime parlant des Spectacles qui se firent sous Catulus durant trois nuits avec plusieurs Sacrifices, les nomme la Religion des Jeux séculaires, aussi bien que les magnificences que les Magistrats y ajoutèrent avec le temps.

Julius Pollux appelle sacrés tous les Jeux pour {p. 32} lesquels il y avait des couronnes. Saint Denis l'Aréopagite appelle ces cérémonies, sacrées et les Jeux divins ; et Saint CyprienCypr. de Spect. ayant écrit que pour remède à la famine dont la Ville de Rome se trouva autrefois affligée, on célébra les Jeux Scéniques en l'honneur de Bacchus et de Cérès, et ensuite pour d'autres Idoles. Il ajoute que tous les combats des Grecs, soit pour l'exercice de chanter et jouer des instruments, soit pour éprouver la force du corps, n'ont point d'autres chefs que les Démons, et que tout ce qui plaît aux yeux, ou qui flatte les oreilles au Théâtre, n'a point d'autre sujet que le respect {p. 33} qu'ils ont voulu rendre à quelques fausses Divinités, ou à des morts. Et mêmeSuet. in Octav. tous les Jeux qui furent institués par les Provinces en l'honneur d'Auguste, se faisaient dans les Temples et à l'entour des Autels, comme un digne préparatif de son apothéose. Macrobe« Festis diebus qui Diis dicati sunt, insunt sacrificia, ludi, feriæ ; sacra enim celebritas est vel cum sacrificia Dies offeruntur, vel cum Diis divinis epulationibus celebratur, vel cum ludi in honorem aguntur Deorum vel feriæ observantur. » Macrob. l. i. seul nous doit convaincre de cette doctrine par ces paroles ; « Les Fêtes, dit ce savant Païen, sont des jours consacrés aux Dieux avec Sacrifices, Festins, Jeux ou Féeries, car les solennités sont sanctifiées quand le jour se passe en festins sacrés, quand on donne quelques Jeux en l'honneur des Dieux ou quand on fait cesser toutes les Juridictions et des Ouvroirs. » {p. 34}

Qu'il demeure donc pour constant que les spectacles des anciens n'étaient pas de simples divertissements que l'on donnait au public ; mais des actes de Religion.

Voyons maintenant si l'on en peut dire autant des Comédies et des Tragédies. {p. 35}

Chapitre II.
Que la représentation des Comédies et Tragédies était un acte de Religion parmi les Grecs et Romains. §

Avant que d'entrer en matière, je suis obligé de remarquer deux choses pour faciliter l'intelligence de tout mon discours : l'une que le Théâtre ne signifie pas proprement comme nous l'entendons aujourd'hui, l'échafaud où paraissent les Acteurs des Comédies et Tragédies, mais un grand lieu composé de plusieurs bâtiments, {p. 36} galeries, promenoirs, et sièges pour les Spectateurs, au milieu duquel était un espace vide, où l'on donnait divers spectacles, comme de Gladiateurs, d'Athlètes et autres, selon le différent usage des Villes et des Provinces, où l'on dressait l'échafaud composé de plusieurs parties, que nous appellons maintenant comme d'un nom propre, le Théâtre ; et là se faisaient plusieurs Jeux, de musique, de danse, de Poésie, et plusieurs autres combats que l'on a souvent compris tous ensemble sous le nom de Jeux Scéniques ou de Théâtre. Mais rejetant ici tous les Combats et Spectacles qui ne regardent {p. 37} point les Poèmes Dramatiques, je ne veux entendre sous ce nom de Jeux de Théâtre que les représentations qui se faisaient sur cet échafaud, Théâtre ou Scène, soit qu'elles fussent sérieuses ou bouffonnes, honnêtes ou licencieuses. Aussi les Jeux Scéniques ne contenaient pas dans leur propre signification les Comédies ni les Tragédies, mais des Jeux particuliers, comme nous le ferons voir dans la suite.

L'autre observation estPract. du Th. l. 3 c. 2., qu'autrefois la Comédie etAthen. l. 2. la Tragédie ayant été comme une même chose, avaient eu même nom au rapport d'Athénée, et se nommaient toutes deux Comédie, et {p. 38} que nous avons insensiblement imité cette façon de parler, comprenant sous ce nom de Comédie toute sorte de Poèmes Dramatiques ; et sous celui de Comédiens tous ceux qui font profession de les représenter en public. C'est pourquoi dans ce discours, aux choses qui concerneront conjointement la Comédie et la Tragédie, les Comédiens et les Tragédiens, je ne me servirai bien souvent que du premier nom ; ce que je dis afin que l'on ne s'imagine pas que je veuille mettre autant de différence entre les Acteurs de ces deux sortes d'ouvrages, comme il y en avait entre eux et ceux qui s'appliquaient {p. 39} aux autres Jeux de Théâtre ou de scène, qui n'avaient presque rien de commun avec ces premiers. Venons maintenant à notre sujet.

Nous avons dit et justifié clairement dans la Pratique du Théâtre, que la Comédie et la Tragédie commencèrent par les Danses et par les Chansons qui furent faites dans Icarie, l'un des Bourgs d'Athènes, à l'entour d'un Bouc qu'Icarius avait tué comme l'ennemi de Bacchus, au milieu d'une Vigne, dont il gâtait et mangeait les fruits ; et cette cérémonie s'étant ainsi continuée durant quelque temps, passa dans sa Ville et sur les {p. 40} Théâtres, et fut appelée Tragédie, du nom du bouc que l'on y sacrifiait à Bacchus ; ce qui dura plusieurs siècles, jusqu'à tant que Thepsis, pour donner quelque repos au Chœur de Musique, y inséra un Acteur qui récitait quelques Vers, et Eschyle y en mit deux ; et ces récits s'éloignant peu à peu des louanges de Bacchus, ses Prêtres en firent de grandes plaintes, n'ayant pu retenir les Poètes, qui par ce moyen plaisaient au peuple. Sophocles introduisit trois Acteurs parlant ensemble dans la Tragédie, avec d'autres embellissements qui lui donnèrent sa dernière perfection ; et nous voyons clairement {p. 41} cette première vérité dans les écrits de Donat, et de plusieurs célèbres Auteurs, qui nous apprennent que ces deux Poèmes ne furent au commencement qu'un Hymne Sacré en l'honneur de Bacchus, chantée et dansée par de grands Chœurs de Musique dans les Temples.

Or comme la Comédie et la Tragédie avaient eu pour Berceau les Autels de Bacchus, et qu'elles faisaient la plus solennelle dévotion de ses Fêtes, elles ont toujours été tenues parmi les Païens pour une cérémonie de Religion. IlsDiod. l. 4. ont cru que Bacchus avait institué les représentations du Théâtre, et donné lui-même les exemples de plusieurs Danses et Chansons, pour marque de la vénération qu'il y demandait. Les EgiensPausan. in Achai. Bœot. et Béotiens avaient dans leurs Temples un Théâtre à l'honneur de cette fausse Divinité. Démosthène écrit que faire des Jeux de Musique ou de Théâtre est révérer le Dieu Bacchus. Ce fut pourquoi les Athéniens célébraient en son honneur des solennitésLiban. reth. contra Median., où les Poètes Tragiques, les Comiques et les Musiciens disputaient le prix de la Poésie et de la Musique ; et cette noble dispute d'esprit et d'art se fit aux trois plus grandes fêtes de Bacchus. {p. 43}

Cette révérence néanmoins ne lui fut pas si particulière qu'elle n'ait passé jusqu'aux autres Dieux qu'ils honoraient par les Jeux du Théâtre ; car aux Fêtes de Minerve les Athéniens introduisirent la même dispute de Poésie et de Musique ; et chez les Romains il y avait toujours sur le Théâtre deux Autels, l'un à la main droite, consacré à Bacchus, comme au Dieu du Théâtre, et l'autre à la main gauche, au nom de celui en l'honneur duquel on faisait les Jeux ce jour-là. Ainsi, comme les Prêtres en avaient un soin particulier, qu'ils y étaient présents, et qu'ils les traitaient comme un acte de {p. 44} Religion, les honnêtes femmes, et mêmes les Vestales ne faisaient point de scrupule d'y assister, encore que les premières fussent d'ordinaire dans leur appartement éloigné de la société des hommes, et que les autres fussent engagés dans un état séparé du commerce de la vie civile. Et ces représentations qui se faisaient sur le Théâtre, étant consacrées à ces Dieux imaginaires qu'ils en faisaient les auteurs, ils étaient ordinairement donnés aussi bien que les autres Jeux, pour les remercier« Excogitata cultus Deorum et hominum delectationis causa.  » l. 2. c. 4. de quelque grande faveur qu'ils croyaient en avoir reçue. Et Valère dit que les Théâtres ont été {p. 45} inventés pour rendre honneur aux Dieux, et donner du plaisir aux hommes.

Mummius témoigna saTacit. l. 14. reconnaissance envers les Dieux dans son triomphe de Corinthe et de l'Achaïe, en y mêlant les Jeux de Musique, dont le nom comprend la représentation des Poèmes Dramatiques, comme les autres Jeux du Théâtre, auxquels selon Plutarque elle futSymp. l. 5. ajoutée. Et de là vint à Rome la coutume dePlut. in inst. puer. donner des Jeux aux triomphes, comme on observa après la défaite de Syphax, et après la ruine de Carthage par Scipion, en y mêlantAppian. de bell. pun. Polyb. epist. l. 16. des processions solennelles et des sacrifices. Sylla pour {p. 46} honorer les Dieux après la défaite d'Archélaos, fit desPlut. in Syll. Jeux à Thèbes, et entre autres ceux de la Scène, et prit des Juges des plusIdem in Ant. fameuses Villes de la Grèce.

Marc-Antoine en fit de même à Athènes après la défaite des Parthes, et voulut même y présiderSuet. in Jul. c. 19. en qualité de Gymnasiarque. Jules Caesar après avoirSuet. in Oct. c. 10. défait les Espagnols, célébra toute sorte de spectacles, et même ceux du Théâtre, par des Acteurs en toutes langues. Auguste surpassa tous ses prédécesseurs en cette magnificence, et même donna les Jeux de la Scène avec les Mimes sur plusieurs {p. 47} échafauds dressés dans les places publiques ; dans le Cirque, dans l'amphithéâtre, et en plusieurs autres lieux. Domitien pour célébrer la fête de sa Victoire, ce sont les mots de XiphilinXiphilin., après la défaite des Daces, fit toute sorte de spectacles ; Et l'Empereur Sévère après la défaite d'AlbinusHerod. lib. 3. in Sever. donna dans la ville de Rome tous les Jeux, et nommément ceux du Théâtre.

Quant à la célébration de ces Jeux sacrés, QuintilienQuintil. l. 3 c. 8. dit qu'elle commençait toujours par l'honneur des Dieux, et que c'est un sentiment de Religion de nommer le Théâtre un Temple ou un Sanctuaire {p. 48} et la procession qui se faisait dans Athènes aux Bacchanales pour sacrifier à Bacchus le Bouc dont on avait honoré le Poète vainqueur en la dispute de la Tragédie, était estimée si religieuse, que Plutarque se plaint de ce que la pompe orgueilleuse de son temps avait corrompu la simplicité de son origine ; Car il n'y avait au commencement qu'une cruche pleine de vin, et un cep de vigne au-devant du Bouc, suivi de celui qui portait une corbeille pleine de figues, avec quelques marques de l'impudence de cette superstition ; mais par le cours des années la pompe en était devenue si {p. 49} superbe, que sans s'arrêter aux vieilles cérémonies, on y voyait une infinité de gens masqués, grand nombre de vases d'or et d'argent, de riches habits et des chariots magnifiques, dans la croyance qu'ils honoraient ainsi plus dévotement que leurs aïeux cette Divinité chimérique : Et comme l'institution et la célébration de Jeux du Théâtre n'avait point d'autre fondement que la dévotion des Païens envers leurs Dieux, ils y ont presque toujours représenté leurs personnes, et les miracles qu'ils avaient faits. La musique y chantait d'ordinaire les belles actions des Demi-Dieux, et les grâces {p. 50} que les hommes en avaient reçues ; la Danse les représentait en diverses postures convenables à ce que l'on en croyait. Dans les Comédies ils y paraissaient assez souvent ; ils y étaient invoqués, et on leur y faisait des sacrifices, comme on peut voir dans le Comique Grec, et dans les deux Latins qui nous restent.

Et pour les Tragédies ils en faisaient d'ordinaire l'ouverture, ou bien en soutenaient la catastrophe par leur présence, soit pour dénouer les intrigues qui paraissaient indissolubles, soit pour apaiser la douleur, l'horreur et les autres passions violentes, ou pour {p. 51} donner des assurances des bons effets qui devaient suivre les choses qu'on avait vues dans le trouble. En quoi certes il ne faut pas dire que les Anciens se moquaient de ceux qu'ils adoraient comme Dieux, en représentant des actions que l'on pouvait nommer criminelles, comme des meurtres, des adultères et des vengeances, ni qu'ils avaient dessein d'en faire des objets de Jeux et de risée, en leur imputant des crimes que l'on condamnait parmi les hommes ; Car toutes ces choses étaient mystérieuses, et bien que le petit peuple, ignorant et grossier fut peut-être incapable de porter {p. 52} sa croyance au-delà des fables que l'on en en contait ; il est certain que leurs Théologiens, leurs Philosophes, et tous les gens d'esprit en avaient bien d'autres pensées, et tout ce que nous lisons maintenant de la naissance de leurs Dieux et de toutes leurs actions avait une intelligence mystique, ou dans les secrètes opérations de la Nature, ou dans les belles Maximes de la Morale, ou dans les merveilles incompréhensibles de la Divinité. Nous l'apprenons encore de la Poétique d'Aristote, des AllégoriesArist. Poét. c. 25. d'Héraclide Ponticos, des Saturnales de Macrobe, de Maxime de Tyr, de {p. 53} Cicéron, de Sénèque, de Léon Hébreu, de Lilius GiraldusEx tabul. aur. Petri de Bergom. in opera D. Thom., et de tous les Auteurs des Mythologies. Ce qui nous découvre que tout ce qui se faisait dans le Théâtre, et tout ce qui s'y disait touchant les faux Dieux, était des actes de révérence : Et cette considération a fait dire à un savant de notre temps, que les Païens ont eu trois Théologies, celle des Prêtres dans leurs Temples, celle des Philosophes dans les Écoles, et celle des Poètes sur les Théâtres. Aussi les Prêtres et les Magistrats prenaient grand soin que toutes les choses y fussent faites avec la pompe et la majesté de la Religion, {p. 54} jusque làLucia. in Neucris. même qu'un Histrion, qui avait entrepris de danser le personnage de Jupiter, fut puni pour avoir agi de mauvaise grâce, et n'avoir pas assez dignement soutenu la Majesté de ce Dieu qu'il représentait. Et quand un jour le peuple s'écria contre Pylade ce fameux Danseur de Tragédies, dont parle MacrobeMacrob. de Pylad. « μοροὶ μενόμενον ὀρχούμεθα. », de ce qu'en dansant le personnage d'Hercule furieux, il avait fait quelques démarches indécentes et déréglées, il fut obligé de lever le masque, et de dire tout haut. «  Sors que vous êtes, je représente un furieux. »

Mais sans rechercher d'autres preuves de l'usage {p. 55} religieux des Tragédies et des Comédies, il leur faut attribuer toute la superstition des autres Spectacles ; Car quand les Auteurs écrivent que les Jeux de Théâtre étaient donnés au peuple par les Magistrats, et qu'ils n'en désignent point quelque espèce particulière, il y faut presque toujours comprendre les représentations des Poèmes Dramatiques, qui n'en furent guère séparées dans les derniers temps, et les témoignages des bons Auteurs que nous rapporterons dans la suite de cette Dissertation, autoriseront encore ces vérités. {p. 56}

Chapitre III. Que les anciens Pères de l'Eglise défendirent aux Chrétiens d'assister aux Jeux du Théâtre, parce que c'était participer à l'Idolâtrie. §

Puis qu'il est indubitable que tous les Jeux du Théâtre, aussi bien que les autres Spectacles des Anciens, étaient des actes de Religion, il ne faut pas trouver étrange que les Docteurs de la primitive Eglise aient défendu si rigoureusement aux Chrétiens d'y assister, parce que c'était publiquement solenniser {p. 57} avec les Païens les Fêtes de leurs faux Dieux, participer à la révérence qu'ils rendaient aux Démons, et se contaminer d'une Idolâtrie d'autant plus dangereuse, qu'elle était agréable. Il ne fallait point lors distinguer les Théâtres d'avec les Temples ; ils étaient également religieux, ou plutôt abominables, on rencontrait dans les uns et dans les autres les mêmes Autels et les mêmes Sacrifices, les mêmes Divinités et les mêmes Mystères, c'est-à-dire les mêmes Démons et les mêmes Sacrilèges. Et ce qu'il y avait de plus au Théâtre, était un plaisir et une satisfaction {p. 58} publique, qui par un charme secret tirait du fond des cœurs et du battement des mains une approbation volontaire et manifeste de l'honneur qu'on y rendait aux Ministres de l'Enfer. Et certes il n'y avait point d'apparence de souffrir que des âmes qui venaient de se purifier de leurs vieilles corruptions, qui s'étaient sanctifiées dans les eaux du Baptême, qui étaient parvenues à la connaissance du vrai Dieu, et qui par les mouvements du Saint Esprit, et en la présence des Anges avaient renoncé courageusement à Satan, à son service, et à toutes ses pompes ; que ces Ames, dis-je, témoignassent {p. 59} encore cette inclination à leurs premières impiétés, qu'elles fussent tous les jours abandonnées au culte des Idoles, qu'elles reconnussent un Bacchus et une Vénus, infâmes protecteurs des Ivrognes et des Débauchés, pour des puissances Divines, et qu'à la vue de tout un peuple, et à la face du Ciel et de la Terre, elles retournassent au service des Démons, dans le plus superbe lieu de leur Empire, et dans la plus glorieuse pompe que la superstition leur ait jamais consacrée. Il n'y avait point de crime plus énorme pour ceux qui faisaient profession de vivre sous l'Evangile ; aussi {p. 60} n'y eut-il jamais d'action si sévèrement détestée par les Chefs des Fidèles, ils la condamnaient sans recevoir d'excuse ni de prétexte.

Mais afin que l'on ne s'imagine pas que je tire de moi-même cette conséquence des choses que j'ai dites aux Chapitres précédents, je veux rapporter ici les paroles des plus illustres Chrétiens de l'antiquité, et les obliger de nous découvrir eux-mêmes quels ont été leurs sentiments, quand ils ont condamné les Jeux du Théâtre.

Tertullien le plus sévère, comme un des plus anciens Pères de l'Eglise a {p. 61} fait un grand discours exprès contre les Spectacles des Païens plein de doctrine, de raisons, d'autorités et d'agréments ; mais le fondement général qu'il prend pour les interdire tous aux Chrétiens, est qu'ils faisaient la plus grande partie des cérémonies du Paganisme ; ce qu'il traite fort au long, comme la plus puissante et la plus importante raison que l'on puisse mettre en avant : Et voici comme il en parleTertul. de Spect. c. 4.. «  Il ne faut pas s'imaginer que la défense que nous faisons aux Chrétiens aux Spectacles du Paganisme ne soit qu'une invention de la subtilité de l'esprit ; Faites seulement réflexion sur le {p. 62} Sacrement qui nous a donné ce caractère ; En le recevant nous avons renoncé au Diable et à ses pompes, et où sont-ils plus forts et plus considérables que dans l'Idolâtrie ? De sorte que si les Spectacles en sont procédés et soutenus, il ne faut point douter qu'ils ne soient compris en cette renonciation générale. Or il est aisé de vous le justifier par leur origine et leur accroissement, par leurs représentations accompagnées de mille superstitions, par ceux qui président dans tous les lieux destinés à ces magnificences, et par les inventeurs des Arts qui s'y pratiquent. » Et après avoir traité toutes ces choses séparément et {p. 63} doctement, il poursuit. « Regarde donc Chrétien les noms des esprits immondes qui se sont emparés du Cirque ; tu ne dois point avoir de part à cette Religion, où tant de Démons sont les maîtres. » Tertull. de Spect. c. 8. Et sur ce qu'il se fait à lui-même cette objection, que vraisemblablement on lui avait faite. «  Mais si dans un autre temps je vais dans le Cirque, serai-je en danger de m'infecter d'une si grande impiété ? » Il répond qu'il ne s'agit pas des lieux, et que l'on peut aller même dans leurs Temples, pourvu que ce soit pour des raisons de la vie commune, qui ne regardent point les affaires pour lesquelles ils sont établis. « Ce ne sont pas les lieux, {p. 64} dit-il, qui nous souillent : mais ce que l'on y fait, dont les lieux même sont souillés. » Et enfin il ajoutec. 10.. « Le Théâtre est le vrai Sanctuaire de Vénus et de Bacchus, c'est leur Palais. » Aussi donne-t-on à d'autres Jeux Scéniques le nom de Liberalia, consacrés à Bacchus que l'on appelle Liber, qu'il avait institués semblables aux Dionysiaques des Grecs.

« Et tu dois haïr toutes les choses dont tu ne saurais te dispenser de haïr les Auteurs. » Et il conclut en ces termesc. 24. : « Donc si toutes les choses sont introduites dans les Spectacles par les Démons, s'ils sont faits pour eux, et si tous les ornements y viennent d'eux, ils sont {p. 65} assurément de ces pompes des Démons, auxquelles nous avons renoncé, sans qu'il nous soit libre d'y participer, ni par les actions ni par les regards. Personne ne se jette dans le Camp ni dans le parti des Ennemis sans avoir abandonné ses Armes et les Enseignes sous lesquelles il combattait. Aussi lorsque l'on exorcisa cette femme qui se trouva c. 26possédée d'un Démon, à la sortie des Spectacles, et qu'on lui demanda de quel droit il avait entrepris sur une Chrétienne, il répondit qu'il l'avait fait justement, puisqu'il l'avait rencontrée dans son Empire. » Et lors qu'il veutApolog. c. 38. rendre raison aux Païens pourquoi les Fidèles refusaient d'assister à leurs {p. 66} Spectacles, il dit en un mot. « Nous y renonçons, parce que nous savons bien qu'ils sont les ouvrages de la superstition. »

Après ce rigoureux CenseurCyppria. de Spect. des dérèglements publics, il faut écouter Saint Cyprien son Disciple, qui parle comme lui. « Les Chrétiens, dit-il, n'ont-ils point de honte de chercher dans l'Écriture Sainte des paroles pour autoriser l'idolâtrie, et défendre les vaines superstitions qui sont mêlées dans tous les Spectacles ? Car alors qu'ils assistent à ces Jeux que les Païens font en l'honneur des Idoles, ils se déclarent Idolâtres, ils font injure à Dieu, et méprisent la véritable Religion ; et l'on ne doit point {p. 67} prétexter ces désordres de l'exemple de David, qui fit des Chœurs de Danse et de Musique en des Processions solennelles ; car il ne dansait pas avec des sauts et des gestes dissolus quelque honteuse fable des Grecs ; ils y célébraient la gloire de Dieu par des Hymnes saintes ; et l'on ne se doit point faire un Spectacle des choses dont l'artifice du Démon a corrompu la sainteté pour les rendre criminelles. Nos Livres sacrés ont condamné tous les Spectacles, en condamnant l'idolâtrie qui les a produits ; car quelle pompe de cette sorte est sans Idole, quels Jeux sans Sacrifices, quels Combats sans la mémoire de quelque mort auquel ils sont consacrés ? Que {p. 68} fait un Chrétien, quand il s'y trouve présent ? Quel est son discours ? S'il est sanctifié, pourquoi prend-il plaisir à des choses criminelles ? Ne sait-il pas que ce sont des inventions des Démons ? Comment approuve-t-il contre l'intérêt de Dieu tant de superstitions, qu'il aime sans doute, puis qu'il s'en rende Spectateur ? Il fait exorciser les Démons dans l'Eglise, et loue aux Spectacles les voluptés qu'ils ont introduites. Enfin après y avoir renoncé dans le Baptême, il renonce à Dieu, dans ces Jeux publics. L'idolâtrie est la mère des Spectacles, et pour y attirer les Chrétiens, elle les flatte par le plaisir des yeux et des oreilles. Toutes ces belles disputes de Musique {p. 69} dans la Grèce, n'ont pour présidents que les Démons ; Enfin tous ces Spectacles qui charment la vue, et qui chatouillent l'ouïe, n'ont point d'autre origine que des Idoles, des Morts ou des Démons : car le Démon subtil, qui sait bien que l'Idolâtrie toute nue fait horreur, il l'a mêlée de plaisir afin qu'elle pût être aimée. »

Quand le Concile troisième de Carthage défend à tous les Chrétiens de donner les Spectacles publics, et d'y assister, il est ajouté ; « Parce qu'ils ne doivent point se trouver où sont les blasphémateurs du nom de Dieu. » Et Saint ChrysostomeD. Chryst. hom. 15. ad. pop. Ant. se réjouissant de voir le Cirque et le Théâtre abandonné par les Chrétiens, {p. 70} et les Eglises plus fréquentées que par le passé. « Combien avons-nous, dit-il, employé de discours pour obliger les Fidèles à quitter les Théâtres et les désordres qui s'y font, sans qu'ils en aient rien fait ; Ils ne laissaient pas de courir aux Danses publiques qui leurs sont défendues, et qui font partie de cette assemblée diabolique, formée contre la plénitude de l'Eglise de Dieu. Mais sans nous en mêler davantage, l'Orchestre et le Cirque sont maintenant déserts, et tous viennent ici pour chanter les louanges de Dieu. »

Les Conciles ont« Scenicis atque histrionibus cæterisque hujusmodi personis vel Apostaticis reversis gratia non negetur. » Concil. Arel. i. c. 4 et 11. can. 20. Conc. Arel. can. 35. interdit par cette même considération la Communion aux Fidèles qui conduisaient {p. 71} les Chariots dans les Combats du Cirque ; car ces conducteurs de Chariots ne pouvaient être coupables que pour être participants de l'Idolâtrie, et il traite les Scéniques et les Histrions comme Apostats.

Orose n'avait point d'autreOros. l. 4. sentiment, lorsque parlant des Théâtres Romains dans son Histoire, il s'écrie par digression. « Il ne faut pas que les Fidèles les fréquentent, c'est blasphémer le Nom de Dieu qui les défend, c'est honorer ces Dieux abominables, c'est-à-dire, les Démons qui les demandent ; et qui par un effet de leur malice y veulent des Sacrifices, où l'on fait mourir plus de Vertus {p. 72} que de Victimes. »

Et quand Saint ChrysostomeHomil. 23 in eos qui Novil, observ. explique combien les Prélats ont de peine pour résister à l'Ennemi du Christianisme. « Nous avons, dit-il, une grande guerre contre des Amalécites, je veux dire, non pas contre les Barbares, mais contre les Démons qui conduisent des pompes célèbres par les places publiques, car ces veilles diaboliques qui se font aujourd'hui, ces railleries, ces injures et ces danses qui se pratiquent toute la nuit, et cette dangereuse impiété des Comédies nous font plus de mal que les troupes de nos EnnemisIdem de David et Saule hom. 3.. Où nous avons reçu l'Onction du Saint Esprit, y ferons-nous entrer les pompes du Diable, les fables {p. 73} de Satan, les cantiques de la débauche? » Et ailleurs. « Tu quittes ce Calice adorable, et la Fontaine du Sacré Sang, pour courir aux lieux que le Diable occupe : Ce n'est pas à nous à rire des choses mauvaises avec emportement, et de nous laisser prendre aux délicatesses des Sens, et à celles qui se font voir dans les Théâtres : Cela ne convient pas à ceux qui sont appelés au Royaume éternel, et qui ne portent que des armes spirituelles ; mais seulement à ceux qui combattent sous les Enseignes du Diable ; car c'est lui qui réduit en art les ris et les Jeux, pour attirer à son service les Soldats de Jésus-Christ. Et c'est pour cela qu'il a fait dresser des Théâtres dans {p. 74} les Villes où tu te rends coupable en commandant ces Spectacles, en applaudissant à ceux qui les font, et en appuyant et favorisant ces ouvrages du Diable. » Il appelle encore les Jeux de Théâtre des Pompes, des Conciles et des Sociétés diaboliques, et poursuit. « Quand je pense que vous oubliez notre Doctrine et nos Enseignements au premier souffle de Satan, que vous avez abandonné la révérence du Carême, pour vous laisser prendre aux filets du Diable, et que vous courez à ces Jeux de Chevaux ou Cavalcade de Satan, j'en suis triste et même irrité. A quoi sert ton jeune, si Idem in cap. Gen. i. hom. 6."tu perds la journée à voir ces courses de Chevaux en ces {p. 75} assemblées illicites où tu blasphèmes. Plusieurs de ceux qui In cap. Gen. 18. hom. 18.participent à cette Table Sainte si terrible et si redoutable, consument des jours entiers en ces Jeux, et pour peu que le Diable les flatte, ils courent à ces Spectacles impies, et se jettent volontairement dans les rets de Satan. Quelle société de Jésus avec Bélial ? Comment donc souffrez-vous d'être par la vanité de ce Spectacle Enfants des Hommes ? D'où vient que vous Idem in Psal. 118. hom. 18. avez le cœur si pesant que vous aimez la vanité des Spectacles, et que vous cherchez le mensonge en la bouche des Histrions ? » Où je dois dire en passant qu'en ce lieu le mot de vanité s'entend de l'Idolâtrie au sens de {p. 76} l'Écriture Sainte ; qui considère toujours l'Idole pour une chose vaine et sans réalité, comme Saint Paul dit que l'Idole est un néant. D'où vient que le mot Hébreu Bethaven, est différemment interprété, « Maison d'Idole, de Vanité ou de Néant. » Aussi notre Auteur fait-il le rapport de Vanité avec l'Idole de BélialDe Verb. Isa. Vidi Dom. hom. i.. « Et je vous exhorte, dit-il ailleurs, à ne point aller aux Spectacles, aux Courses de Chevaux, et aux Jeux de Théâtre, et à ne point mêler les Mystères Divins à ceux des Démons. »

Écoutons Saint AugustinD. August. l. 2. de Civit. Dei. c. 4., qui dit dans un même sentiment, « Nous allions en notre jeunesse aux Spectacles et aux bouffonneries de ces {p. 77} sacrilèges ; Nous y regardions avec plaisir leurs Démoniaques ; nous écoutions leurs Musiques, nous assistions à leurs Jeux qu'ils faisaient en l'honneur de leurs Dieux et de leurs Déesses ; à celle qu'ils nommaient la Vierge céleste, et à Berecynthe la mère des autres Dieux, en l'honneur de laquelle les bouffons de la Scène, et les plus corrompus chantaient publiquement devant sa litière au jour solennel de ses Bains, des choses que la mère d'une honnête famille, et la mère même de ces bouffons ne pourrait entendre sans rougir : c'étaient des sacrilèges et non pas des Sacrifices, et ce que l'on y portait semblait des mets, comme si l'on eût fait un festin où les {p. 78} Démons prissent quelque nourriture qui leur fût propre. Qui peut ignorer quels sont les esprits à qui ces infâmes donnent du plaisir, s'il ignore qu'il y a de ces Esprits immondes, qui trompent les hommes sous le faux titre de Dieux Serm. 8.qu'ils usurpent. Si vous croyez, si vous espérez, si vous aimez autre chose qu'eux, il faut vivre autrement qu'eux ; car, l'Apôtre dit, qu'il n'y a point de convenance du Temple de Dieu avec les Idoles, et qu'il ne faut point avoir de société avec les Démons. Or les Démons prennent plaisir à ces Cantiques de vanité, à la turpitude des Théâtres, à ces Spectacles inutiles, aux folies du Cirque, aux cruautés de l'Amphithéâtre, et aux querelles {p. 79} de ceux qui se passionnant pour un Mime, pour un Pantomime, pour un Histrion, ou pour un Conducteur de Chariots, brûlent dans leur cœur de l'encens en faveur des Démons Symbol. ad Catec. l. 2.. Fuyez les Spectacles, dit-il, aux Catéchumènes, fuyez l'impudence des Amphithéâtres et du Diable, afin que ce méchant ne vous retienne point en ses chaînes. Quelqu'un aime-t-il le Cirque, tout son plaisir sera de se récrier en faveur d'un Vainqueur que le Diable a déjà vaincu ; Que cet Ennemi ne trouve rien en vous qui soit à lui, renoncez à ses pompes ; Enfin évitez cet enivrement diabolique. »

Et ailleurs après avoir fait l'éloge des trois Enfants qui refusèrent d'adorer la {p. 80} StatueDe temp. barb. tract. 5. de Nabuchodonosor, il poursuit ainsi. « Tu aimerais certainement tes Enfants, si tu les aimais en celui qui te les a donnés, crois-tu les aimer parce que tu favorises leurs damnables voluptés ? Tu les entends blasphémer le Nom de Dieu, et tu le souffres patiemment, tu les vois aller aux Spectacles, et tu ne les retiens pas. Ces trois jeunes Martyrs ne voulurent jamais sacrifier aux Démons, ni par menaces ni par tourments ; Mais celui qui regarde avec plaisir les images des Idoles dans les Spectacles nocturnes, ne leur a-t-il pas sacrifié ? Oui sans doute il leur a sacrifié, non pas des Taureaux, ni quelqu'autre Victime de cette qualité, mais son âme qui lui doit être bien plus précieuse. » {p. 81} « Et dans ce détestable Sacrifice ce n'est pas un homme ou peu de personnes qui pèchent, toute la Ville en est coupable, puis qu'elle y consent ; Ils ne perdent pas la vie par la main de leurs Ennemis, ni par le fer des Barbares ; mais par eux-mêmes, en voyant ces crimes, en y consentant, en ne les empêchant pas, tous coupables. »

« Il faut éviter les Spectacles« Vitanda spectacula omnia non solum ne quid vitiorum pectoribus insideat, sed ne cuius nos voluptatis consuetudo deliniat et a Deo atque a bonis operibus avertat ; nam ludorum celebrationes Deorum festa sunt, si quidem ob natales eorum vel templorum novorum dedicationes sunt constituti et primitus quidem venationes quæ vocantur munera Saturno attributæ sunt ; ludi autem Scenici Libero, Circenses Neptuno. Paulatim vero et cæteris Diis idem honos tribui cœpit. Si quis igitur spectaculis interest ad quæ religionis gratiâ convenitur, discessit a Dei cultu et ad Deos se contulit quorum natales et festa celebravit. » Lactant. de vero. cult. l. 6., écrit Lactance, et les Jeux publics, afin que rien ne nous détourne de Dieu : car la célébration de ces Jeux sont les Fêtes des faux Dieux ; Ils sont institués pour honorer leur naissance, pour la consécration de leurs Temples : la chasse de l'Amphithéâtre que l'on nomme des présents, est {p. 82} dédiée à Saturne, les Jeux Scéniques à Bacchus, ceux du Cirque à Neptune, et enfin tous à quelque Divinité. Si quelqu'un donc assiste à ces cérémonies, et se trouve en ces assemblées de Religion, il abandonne le culte du vrai Dieu, et se met du parti des faux Dieux, dont il célèbre les Fêtes. »

Mais après le témoignage de Salvien ce célèbre Évêque de Marseille, il ne peut rester aucun douteSalvien. l. 6. de provid..

« Pensons-nous, dit-il, que Dieu reste en notre cœur au milieu des Cirques et des Théâtres des Païens ? Ils pratiquent ces choses dans la {p. 83} croyance qu'elles sont les délices de leurs Dieux. Quelle folie de s'imaginer que le plaisir est léger, s'il ne fait injure au vrai Dieu, mais une très grande injure ? Dans les Spectacles on devient en quelque façon Apostat, c'est une prévarication mortelle contre le Symbole et les Sacrements du Ciel ; Ce sont les ouvrages du Diable, auxquels nous avons renoncé, et celui-là retourne à lui qui les vient voir, il n'y rencontre pas le divertissement, mais la mort. Nous préférons les bouffonneries à l'Eglise de Dieu, nous méprisons ses Autels, et nous allons honorer les Théâtres ; nous y aimons toutes choses, nous y adorons toutes choses, et nous jugeons Dieu seul digne {p. 84} de mépris. Les Spectacles ont deux grands maux ; l'homme se rend lui-même l'auteur de sa perte, et Dieu s'y trouve grièvement offensé ; l'homme y cherche des divertissements honteux qui le font déchoir du salut éternel des Chrétiens, et la Majesté Divine est outragée par des superstitions sacrilèges : Il ne faut point douter que Dieu n'en soit grièvement offensé, puis qu'elles sont consacrées aux Idoles. Minerve est adorée dans les Gymnases, Vénus dans le Théâtre, Neptune dans le Cirque, Mars dans les Arènes des Gladiateurs, Mercure dans les Combats d'escrime ; et ce culte superstitieux est fait selon la qualité des Auteurs de ces Jeux. Les impudences sont aux Théâtres, l'insolence à la {p. 85} Lutte et à l'escrime, les emportements dans le Cirque, et la fureur dans l'Amphithéâtre. Enfin dans tous les lieux destinés à tous ces vains ébattements se trouvent ensemble les Démons et tous les monstres de l'Enfer, ils y président, parce qu'on les y adore, et le Chrétien qui participe à cette superstition, commet un sacrilège, parce qu'il entre dans la société de ceux dont le culte religieux et les Fêtes lui donnent tant de plaisir. » Et après une longue exagération des malheurs de l'Europe, par les incursions des Barbares, il s'emporte contre ceux de Trèves, qui demandaient à l'Empereur les Jeux du Cirque et du Théâtre, dont voici les plus belles paroles tirées {p. 86} d'un grand discours oratoire qu'il en fait, « Et quoi, leur dit-il, Vous souhaitez les Jeux Circenses après votre défaite, après le saccagement de votre Ville, après tant de sang épandu, après la servitude, après les dernières calamités d'une Ville prise et reprise par quatre fois ! Je vous ai crus misérables, je l'avoue, quand je vous ai vus si maltraités ; mais je vous tiens plus misérables de demander à l'Empereur les Spectacles du Théâtre et du Cirque. Hélas quelle Ville ! pour une Ville dont tout le peuple est mort, ou pleure ses calamités. Mais où pourra-t-on faire ces Jeux et ces bouffonneries, sinon sur le sang, sur les cendres et sur les ossements des vôtres ? Quoi vous voulez {p. 87} irriter Dieu par des plaisirs criminels, et par des superstitions détestables. »

Voilà comme ils en parlent tous, et cette sévérité fut si grande dans les premiers siècles de l'Eglise, que l'on défendait absolument aux Chrétiens toutes les choses qui par la moindre considération semblaient avoir quelque part à l'Idolâtrie. On mit en doute s'il leur était loisible d'acheter et de vivre de ce qui avait été consacré aux faux Dieux par ces ridicules cérémonies, et Saint Paul leur permit, à condition qu'ils n'en auraient aucune connaissance, et qu'ils ne s'en informeraient point. {p. 88}

Tertullien ne pouvait souffrir que les artisans pressés par la nécessité de leur fortune, travaillassent pout gagner leur vie et celle de leurs familles, à des ouvrages qui devaient être employées au culte des faux Dieux : il condamnait d'impiété l'Architecte qui en donnait le dessein, le Menuisier qui en faisait les lambris, et le Peintre qui en faisait les ornements : « parce [que], , disait-il, il est absolument indigne de la sainteté des Chrétiens de profaner en faveur des Idoles la main qui reçoit le Corps de Jésus-Christ pour y communier ; car en ce temps-là ils prenaient ainsi l'Eucharistie. » {p. 89}

Chapitre IV.
Que la représentation des Poèmes Dramatiques ne peut être défendue par la raison des anciens Pères de l'Eglise. §

Il ne faut doc point trouver étrange que l'on ait interdit aux premiers Chrétiens avec tant de rigueur les Jeux du Théâtre, et tous les autres Spectacles du Paganisme, puis qu'ils avaient partout les marques de l'hommage honteux et détestable que l'on {p. 90} y rendait aux Démons. Mais maintenant qu'ils sont purifiés de toutes les cérémonies de cette impiété, et que la Religion Païenne est entièrement abolie parmi les peuples de l'Occident, cette raison qui fut autrefois si puissante dans la bouche des Pères de l'Eglise, n'est plus maintenant considérable ; et cette défense qu'ils prêchaient avec quelque sorte d'anathème, n'a plus ce fondement dans notre siècle. Il n'y a plus lieu d'y craindre l'apostasie des Fidèles ; on ne saurait plus les accuser d'entrer dans la société des Idoles, que l'on ne voit plus au Théâtre qu'avec des sentiments dignes des {p. 91} Chrétiens, je veux dire qu'avec horreur ou avec mépris ; et ce qui fut autrefois un sacrilège, n'est plus maintenant qu'un divertissement public, agréable et sans crime à cet égard. On n'y reconnaît plus Bacchus et Vénus pour des Divinités, mais pour des fantômes de l'Enfer, ou tout au plus pour des songes de la Poésie. Il n'y a plus d'Autels ni de Sacrifices, si ce n'est pour représenter quelques vieilles Fables, qui font aussi peu d'impression sur nos esprits que les contes ridicules des Fées. On n'y reconnaît plus ces Anciens Prêtres, Ministres de l'Idolâtrie, comme Souverains Pontifes, ce n'est {p. 91} plus à l'honneur de quelques fantastiques Divinités que nos Poètes et nos Acteurs consacrent leurs travaux, ni qu'ils rendent des actions de grâces, quand ils y reçoivent des applaudissements ; Tous leurs soins ne vont qu'à complaire à la Cour de France et à la Ville de Paris, et leurs remerciements ne sont que pour les bienfaits dont nos Princes les honorent. Enfin que l'on considère le Théâtre de tous les côtés, les consciences n'y sont plus en péril de participer aux abominations du Paganisme, dont il n'y reste plus de vestiges ni de mémoire ; Et si tous ceux qui se sont opiniâtrement attachés à {p. 93} le combattre par les paroles de nos anciens Pères eussent bien examiné toutes ces choses, ils auraient retranché plus de la moitié des textes qu'ils en ont empruntés ; ils n'en auraient pas tiré de fausses conséquences, et n'auraient pas détruit un plaisir public et de soi-même innocent par des maximes qui ne servaient qu'à condamner l'Idolâtrie, et qui n'ont plus aujourd'hui de causes ni de prétextes.

Il me souvient de ce queEuseb. de vit. Const. l. 3. c. 52. fit autrefois l'Empereur Constantin, après qu'il eut fait profession de la Religion Chrétienne ; il tira des Temples toutes les {p. 94} Idoles, et les exposa dans les places publiques, comme des objets d'opprobre, de mépris et de risée ; il en transporta même quelques-unes jusques dans son Palais, et par ce moyen étant arrachées des lieux où l'on avait accoutumé de leur immoler des Hécatombes, et de les voir avec des sentiments de Religion, et étant mises en d'autres endroits peu convenables à cette révérence, elles perdirent entièrement ce qu'elles avaient de vénérable à des aveugles, et restèrent aux yeux de tout le monde, comme des ouvrages dont toute l'estime dépendait des grâces et des beautés que la main des Artisans {p. 95} leur avait données. Il en est arrivé de même des Poèmes Dramatiques : car depuis qu'ils ont été retirés des Théâtres anciens consacrés aux faux Dieux, ils n'ont plus été considérés comme une invention des Démons, et n'ayant plus rien de leur vieille et criminelle vénération, ils sont donnés au public, et portés jusques dans le Palais des Rois, sans aucun scrupule d'Idolâtrie ; On les regarde seulement comme les Chefs-d'œuvre d'un bel esprit ; et une parfaite imitation de la vertu des Héros, et tout ce que l'on y peut admirer sont les inventions du Poète, et le beau récit des Acteurs. {p. 96} Pourquoi voudrait-on les traiter avec plus de rigueur que les autres Spectacles de l'antiquité que les Empereurs Chrétiens ont entretenus longtemps après leur avoir ôté tout ce qu'ils avaient du Paganisme ; ils en firent les divertissements de leur Cour et de leurs Peuples, quand les Fidèles y purent assister sans entrer dans la société des Idolâtres. ConstantinZozime. ayant embrassé le Christianisme, défendit les Jeux des Gladiateurs, comme une brutalité criminelle sans excuse, et qui ne pouvait se rectifier ; et ayant donné les Jeux Circenses avec grande pompe, il en retrancha toute la superstition, {p. 97} et toute la révérence des Idoles, afin qu'ils fussent dignes des Chrétiens ; et ils furent conservés ainsi jusques au règne des Comnènes.

Le grand Théodose après ses victoires, donna des jeux au Peuple dans Milan durant plusieurs jours, auxquels il ne put assister, parce qu'il était malade, et obligea son fils Honorius d'y tenir sa place, ce qu'il fit, sans les interrompre par la maladie de son père, qui mourut peu de jours après.

Les Empereurs Honorius « Hi tragicos meminere. » Claud. l. 2. Eutrop.« Qui pulpita sacra personat aut alte graditur maiore Cothurno. » Id. in Paneg. Cons. Manl. et Arcadius Chrétiens donnèrent les Jeux du Cirque avec les Tragédies, et des Comédies ; ce que le Proconsul Manlius Theodorius {p. 98} fit encore sous leur règne, dans l'an de sa Magistrature.

Constantius donna dansAmmian. l. 14 Arles les Jeux Circences et du Théâtre avec grande magnificence.

Aussi quand Arcadius, Honorius et Theodosius voulurent régler les Jeux et les Spectacles publics, qu'ils nomment les Delicos, et la Joie du Peuple, ils n'en défendirent pas absolument la célébration, mais ils en retranchèrent tous les Sacrifices et toutes les Superstitions du Paganisme, et voici comme ils en écrivirent au Proconsul d'Afrique Apollodorus« Ut profanos ritus iam salubri lege submovimus, ita festos conventus civium et communem omnium lætitiam non patimur submoveri ; unde absque ullo sacrificio, atque ulla superstitione damnabili exhiberi populorum voluptates secundum veterem consuetudinem ; ministrati etiam festa convivia. » l. profan. C. de pag. et sacrif.. « Encore que nous ayons aboli les cérémonies profanes, nous ne voulons {p. 99} pas néanmoins détruire la joie de vos Sujets dans les assemblées qu'ils font aux jours de Fêtes. Nous ordonnons que ces plaisirs du peuple soient célébrés selon les anciennes coutumes et même avec les Festins, quand les occasions s'en présenteront ; mais nous défendons d'y faire aucun sacrifice aux Idoles, ni d'y pratiquer aucune superstition impie. »

Et les Empereurs Chrétiensl. 2 et ult. C. Theod. de Spect. l. 15. t. 5., Gratian, Valentinian, Théodose et Léon n'en voulurent pas priver le peuple, mais ils défendirent de les célébrer aux jours de Dimanche, de Noël, de l'Epiphanie, de Pâques et de Pentecôte.

Sidonius Apollinaris Évêque {p. 100} en France décrit les Jeux du Cirque qui furent donnés de son temps, et ne trouve point étrange que les Chrétiens en prissent les plaisirs, parce qu'ils n'avaient plus rien de leurs vieilles impiétés.

Au Sacre de Baudouin Empereur d'OrientDe bel. Const. sub Comnen., et depuis an mariage de son frère Henri, avec Agnès de Montferrat, on renouvela dans Constantinople tous les Spectacles des anciens ; ceux du Cirque, de l'Hippodrome et du Théâtre.

Et sans rechercher des« Pontifex ob beneficium a Venetis susceptum Sebastiano Duci et eius successoribus, ac Senatui Veneto privilegia concessit, etc. 4. Quod Vetorum principi tertiam sedem in theatro fieri fecit, cum prius duæ tantum in Papæ theatro sedes essent, quarum dexteram Pontifex, sinistram vero Cæsar tenet. » Baron. an. 1177. exemples de plus loin, on sait que dans les derniers temps les Spectacles étaient en si bonne estime, et si {p. 101}fréquentés qu'il y avait deux places d'honneur dans le Théâtre, l'une à la main droite pour le Pape, et l'autre à la main gauche pour l'Empereur, et que les Vénitiens ayant fait l'accommodement d'Alexandre III et de Frédéric II reçurent du Pape plusieurs privilèges, en reconnaissance de la retraite qu'ils lui avaient donnée, et de la pacification des affaires d'Italie, et entre autres le droit d'avoir la troisième place pour leur Duc du Théâtre du Pape.

Il ne faut donc plus employer contre le Théâtre de notre temps ces grandes paroles de zèle et de foudre que les anciens Pères de {p. 102} l'Eglise ont autrefois prononcées, et l'on ne doit pas condamner un divertissement que les Papes et les Princes Chrétiens ont approuvé depuis qu'il a perdu les caractères de l'impiété qui le rendaient abominable. Mais examinons une autre raison dont nos premiers Docteurs se sont servis, et qui semblait condamner les représentations de nos Théâtres, aussi bien que de ceux de Rome et de Grèce. {p. 103}

Chapitre V.
De l'impudence des Jeux Scéniques. §

La sainteté de la Religion que nous professons, ne demande pas seulement l'application de notre cœur à l'adoration du vrai Dieu seul, tout puissant et infiniment jaloux de sa gloire, et la soumission de notre esprit à la croyance de ses mystères incompréhensibles ; mais elle exige encore de notre devoir une pureté de vie qui ne soit corrompue ni par le {p. 104} dérèglement des actions, ni par la licence des paroles. Et c'est pour cela que les Pères de l'ancienne Eglise n'ont pas seulement condamné les Théâtres des Païens par cette société qui rendait les Spectateurs complices d'une Idolâtrie si contraire et si pernicieuse à la foi du Christianisme, mais aussi par l'impudence des Acteurs, par les choses honteuses qui s'y représentaient, et par les discours malhonnêtes qui s'y récitaient ; et comme l'innocence des mœurs est de tous les temps, et qu'elle nous doit être aussi précieuse qu'aux Docteurs des premiers siècles, j'estime qu'il est à propos pour lever {p. 105} le scrupule que cette considération pourrait jeter dans les âmes touchées des sentiments de la piété de montrer ici deux choses : La première, qu'elle était parmi les Romains cette débauche effrénée des Jeux de la Scène, qui se trouva même par les Lois digne d'un châtiment plus sévère qu'une simple censure : Et la seconde, que la représentation des Poèmes Dramatiques fut toujours exempte de leur peine, comme elle n'était pas coupable de pareille turpitude. L'origine et la célébration des Fêtes ridicules et mystérieuses, dont ces Jeux faisaient la plus sainte cérémonie, nous feront {p. 106} connaître ces vérités, malgré les vieilles obscurités qui les enveloppent, et qui les ont dérobées aux yeux des Modernes.

Sous le Consulat deT. Liv. lib. 7. Peticus et de Stolon, qui vivaient près de quatre cents ans après la fondation de Rome, cette grande Ville et tous les lieux d'alentour furent affligés d'une peste qui semblait ne devoir jamais trouver de fin ni de remède. Les Magistrats touchés de pitié pour leurs Concitoyens, envoyèrent aux Oracles, comme on avait accoutumé de faire en de semblables occasions, pour apprendre d'eux les moyens de se délivrer d'une si longue et si cruelle {p. 107} maladie, et les Dieux leur répondirent, « qu'il fallait instituer les Jeux Scéniques en l'honneur de la Déesse Flore. » Mais comme ils ne savaient pas la manière de les faire, et qu'ils n'avaient point d'Acteurs, ils eurent recours aux Etruriens qui les en instruisirent, et leur donnèrent des gens capables de les jouer et de les bien exécuter, selon l'intention qu'ils avaient ; et ces gens furent nommés Histrions, selon la langue des Etruriens, comme nous dirons ci-après, parce qu'ils nommaient Istres ceux que les Romains nommaient Ludions.

Je ne veux pas examiner si ces Jeux Scéniques étaient {p. 108} les mêmes qui se nommaient Floraux sous le premiers Rois, s'ils furent de nouveau donnés au peuple, ou seulement renouvellés, s'ils furent célébrés en l'honneur de Flore, qu'ils estimaient la Déesse des Fleurs, ou de cette fameuse Débauchée de même nom, qui devint si riche par sa mauvaise vie, qu'elle osa faire le Peuple Romain son héritier ; ni si l'ignorance ou la perte de tous leurs Acteurs par cette prodigieuse maladie, ou par quelque autre malheur les obligea de recourir à leurs voisins. Cette critique pourrait être docte et curieuse : mais elle m'emporterait trop loin de mon sujet. {p. 109} Donc pour le joindre de près, il suffira d'expliquer ici que jamais l'impudence de la débauche n'inventa rien de plus détestable que ces jeux, et que l'honnêteté n'en peut souffrir le discours ni la pensée ; il ne se trouva point de gens assez effrontés capables de divertir le peuple par bouffonneries, par Danses, par grimaces, par le récit de toute sorte de lascivetés, par l'image des actions que l'iniquité couvre même de la nuit et du silence, dont le peuple ne voulût composer cette horrible dévotion.

« Quelle est cette mère Flore« In quibus ludis (Scenicis) tanta consuevit exhiberi turpitudo, ut in eorum comparatione cæteri honesti sint. Quæ est ista Mater Flora ? qualis Deus est ? quam celebrior et habenis effusionibus laxata conciliat et propitia turpitudo. » August. l. i. c. 33. de Conf. Evang. et ep. 102., s'écrie Saint Augustin, cette Déesse, que l'insolence et que la {p. 110} turpitude sans mesure, peut rendre favorable aux hommes, et qui ne se peut apaiser que par les Jeux Scéniques, où l'effronterie est à un si haut point, qu'auprès d'eux tous les autres peuvent être honnêtes. D'où l'on peut reconnaître quel est ce Démon, qui ne peut être apaisé autrement qu'en lui sacrifiant, non pas des animaux ni le sang humain, mais toute la pudeur, que l'on y détruit sans ressource. »

Et voici commeLactant, de fals. rel. l. 2. Lactance en a fait toute l'Histoire. « Flore ayant acquis de grandes richesses par ses débauches, fit le Peuple Romain son héritier, et ordonna une certaine somme, dont les intérêts seraient employés tous les ans à la {p. 111} célébration du jour de sa naissance, pour la dépense des Jeux qu'ils nommèrent Floraux ; et parce que les Romains ne les trouvaient pas honnêtes, ils leurs donnèrent son nom, afin que la turpitude fût couverte de quelque apparence d'honneur, et feignirent qu'elle était la Divinité des fleurs qu'il fallait avoir favorable, afin que les arbres et les plantes pussent heureusement fleurir et fructifier ; et c'est cette Nymphe nommée Claris Epouse de Zéphire, dont parle Ovide en ses Fastes. Ces Jeux sont célébrés avec toute sorte d'impudence, digne certainement d'une personne de son métier ; Car outre le libertinage effréné de paroles, le peuple presse ordinairement les femmes {p. 112} débauchées qui jouent les Mimes, de paraître toutes nues sur le Théâtre, et d'y demeurer jusqu'à tant que les yeux des Assistants soient rassasiés de ce honteux Spectacle, et des mouvements désordonnés qu'elles font. »

Les plus considérables de ceux que l'on employait à la célébration de ces Jeux, et qui faisaient des corps séparés dans ce Spectacle d'abomination, étaient les Mimes ; Ils chantaient et dansaient de petites pièces de Poésie sur les feintes« Mimus est sermonis cuius libet motus sine reverentia, vel factorum cum lascivia imitatio. » Diomedes. l. 3. aventures de leurs Dieux ; quelques vieilles Fables, ou quelques Moralités, et le faisaient avec tant d'art, que leurs actions, leurs postures et leurs gestes expliquaient {p. 113} comme au naturel le sens des paroles. Ce qui fait dire à Quintilien que les Orateurs parlaient délicatement, et que les Histrions dansaient élégamment.

C'est pourquoi Lucian écrit que la danse est une science de contrefaire toutes choses, un art d'imitation, qui dépeint tout par les gestes, en sorte que le Spectateur puisse entendre celui qui danse, encore qu'il ne parle point.

Saint Augustin écrivant que le mouvement desDe Doct. Christ. l. 2. c. 3. mains signifie quelquefois beaucoup de choses, ajoute que les Histrions, c'est-à-dire les Mimes, donnent des signes par les {p. 114} mouvements de toutes les parties de leurs corps à ceux qui les entendent, et qu'ils parlent à leurs yeux.

Au commencement ils avaient des gens qui récitaient le sujet qu'ils devaient exprimer, mais quand les Spectateurs furent accoutumés à ce langage du corps, ils l'entendaient aussi facilement que la Poésie. Ce qui fait dire au même Saint Augustin que si les mouvements que ces Histrions font en dansant avaient leur signification de la nature, et non pas de l'institution des hommes, il n'eût point été nécessaire au commencement que les Pantomimes sont venus danser à {p. 115} Carthage, que le Héraut du Théâtre eût publié ce qu'ils étaient prêts de représenter, « et nous avons encore , ajoute-il, vieillards qui s'en souviennent fort bien », et ils s'y rendirent s'y rendirent si parfaits, que sous Néron un Pantomime blâmé par DémétriusLucian., dansa seul sans instruments et sans chansons toute la fable de Vénus et de Mars; Après quoi Démétrius lui dit, que non seulement il se faisait voir et se faisait entendre, mais qu'il lui parlait des mains. Le même Auteur veut que le Protée des vieilles Fables qui prenait toutes sortes de figures, et qui faisait de son corps tout ce {p. 116} qu'il voulait, fût le portrait allégorique de ces subtils imitateurs des actions humaines. Il s'en trouva même un si adroit, qu'il avait instruit son chien à danser et jouer avec lui une partie de ses Fables, dont Plutarque fait un récit particulier dans son Traité de la subtilité des Animaux : et j'estime que nos anciens JongleursIoculatores., dont le nom vient du Latin, qui signifié Joueurs, et qui dansaient et jouaient sur des Instruments de petits contes en vers, qu'ils appelaient Fableaux, avaient quelque ressemblance avec ces Mimes, dont la danse néanmoins avaient beaucoup de conformité avec nos {p. 117} Ballets ; « Argumenta fabularum ».Suet. in Calig. c. 57. Vide Had. lun. in lud. Senec. Les sujets qu'ils dansaient étaient presque toujours héroïques, comme on le peut apprendre des termes d'Aristote et des fragments d'Andronicus que je rapporterai ailleurs. Et quand les Auteurs écrivent que l'on dansait les Tragédies, il ne faut pas se persuader que les Tragédiens eux-mêmes dansassent : mais cela veut dire que ces Mimes dansaient des Episodes tirées des Poètes tragiques, ou qu'ils représentaient par la danse des sujets, dont on faisait les Tragédies, ce qu'ils nommaient les arguments des Fables, comme ce fameux Pantomime Mnester que Suétone dit avoir sauté ou dansé les {p. 118} Tragédies, et que plusieurs ont nommé pour cela danseur de Tragédies, c'est-à-dire Histrion ou Acteur de sujetsLucian. tragiques par la danse et les postures. C'est pourquoi Lucian dit que la Danse et la Tragédie avaient une même matière, mais que la danse la diversifiait davantage par les postures qu'il fallait faire pour en exprimer toutes les circonstances.

Mais ce qui devrait sembler bien étrange, est qu'il y avait des femmes, qui dans ces Jeux se mêlaient de ces représentationsl. 4 Anthol. de danse et de gestes, entre lesquelles ont été célébrés Luceïa que Pline appelle Mime, et Galéria {p. 119} Embolaire ou Joueuse d'intermèdes, Caramelle qui fut nommée la dixième des Muses et la quatrième des Grâces, Helladie à qui fut dressée une statue à Anches, et qu'on disait avoir été visitée de Jupiter, sous l'apparence de l'or, tant elle devint riche par ce métier.

Ces Mimes, hommes ou femmes ne dansaient régulièrement qu'un personnage qu'ils avaient soigneusement étudié, comme les Magediens, qui ne représentaient ordinairement que la Magie ; Mais ceux qu'ils nommaient Pantomimes, selon même la signification de ce mot, exprimaient toutes sortes d'actions et de {p. 120} personnes ; et tous ces Histrions usaient d'une adresse si merveilleuse ; que l'on peut dire qu'ils avaient pour éloquence le corps« Caramallus et Phabaton clausis faucibus, eloquenter gestu, mutu, crure, genu, manu, rotatu, etc. » Sidon in Narb., pour périodes les jambes et les bras, et pour paroles la tête et les doigts, comme Sidonius écrit de Caramallus et de PhabatonMacrob. l. 2., célèbres en son temps, qu'ils parlaient, non pas en ouvrant la bouche ; mais d'un geste éloquent, des genoux, de la jambe, d'un signe de tête, et en se roulant. Pylade fut un des plus excellent ouvriers de ces représentations, et après qu'il eût quitté la scène par les infirmités de son âge, il se trouva présent au Théâtre, où son Disciple {p. 121} Hylas dansait un Episode d'Euripide, contenant quelque action du Roi Agamemnon, et comme Hylas voulut exprimer le nom de Grand, que le Poète lui donnait, il se guinda sur le bout des pieds, et leva les bras, dont Pylade se mit en colère, et l'accusa d'ignorance en son art. Et le peuple qui se plaisait à la danse d'Hylas s'étant écrié contre Pylade qu'il ne pourrait mieux faire lui-même, il quitta sa place, et monta sur le Théâtre, pour danser cette Poésie ; et étant arrivé à cette parole, qui avait donné lieu à la contestation, il pencha la tête, et l'appuya de la main, à la façon d'un homme {p. 122} qui rêve ; et Auguste qui assistait aux Jeux, lui demandant pourquoi il représentait ainsi le grand Agamemnon, il répondit, parce que la grandeur d'un Roi ne consiste pas en la masse du corps, mais aux soins qui le font sérieusement penser aux affaires de son Etat. Sur quoi je dirai que les petites pièces de Poésies que Baïf nous a données sous le nom de Mimes, n'ont à mon avis aucun rapport à ceux des Anciens : car elles sont trop longues pour être dansées tout d'une haleine, et les sujets n'en sont pas Historiques, mais Moraux, ne traitant aucune Fable que par occasion, et fort {p. 123} rarement ; de sorte qu'elles ne seraient pas propres à danser, étant bien plus difficile de représenter le sens d'une Moralité, que les actions de quelque Histoire.

Ces Mimes et Pantomimes avaient encore accoutumé d'être mandés aux Festins, où ils dansaient de cette manière les Episodes des Poètes, uneAthen. aventure, une description, une tempête, ou quelque autre discours ; et il s'en trouva qui ne dansaient que les Poésies d'Homère, d'où ils reçurent le nom d'Homéristes. Mais ce qu'il y eut d'étonnant, et presque d'incroyable en ces Histrions, est que les femmes {p. 124} venaient même toutes nues sur le Théâtre, y faisant des sauts et des gestes que l'honnêteté ne permet pas de voir ni de penser ; et que néanmoins les Matrones Romaines, les Filles et les Vestales regardaient hardiment et avec« Præter verborum licentiam quibus obscenitas omnis effunditur, exuuntur vestibus meretrices quæ tunc mimorum funguntur officio. » Lactan. l. i. c. 20. plaisir, et s'il les en faut croire, avec quelque sentiment de dévotion envers leurs Dieux. Et l'Histoire nous apprend qu'aux Jeux donnés par Messius Edile où Caton assistait, le peuple n'osa demander la danse des femmes nues en la présence de cet illustre et vertueux personnage, et que ne voulant pas s'opposer aux plaisirs publics, il se retira, les abandonnant ainsi {p. 125} à leur propre dérèglement. L'effronterie publique passaLamprid. in Heliogabal.« In mimicis adulteriis ea quæ solent simulato fieri, effici ad verum jussit. » même jusques à cette extrémité, que l'Empereur Héliogabale ordonna qu'ils exécuteraient sur le Théâtre les plus honteuses et les plus horribles actions qu'ils y représentaient. D'où vient que les honnêtes femmes en détournaient quelquefois leurs yeux, pour ne point regarder lesDonat. Scéniques, ayant quelque indignation de voir les pratiques de cet art de mal faire autorisé par les Lois.

Ils admettaient encore à ces Jeux ceux qu'ils nommaient Planipèdes ou Pieds plats, parce qu'ils ne portaient ni escarpins ni brodequins, et jouaient nu-pieds {p. 126} et a plate terre de petites Fables ridicules de la populace, et je ne crois pas qu'il nous en reste aucun exemple. Et ces Planipèdes avaient un visage hideux et contrefait, prononçaient beaucoup de paroles malhonnêtes, et étaient fort méprisés. Aussi étaient-ils beaucoup moins que les Mimes, comme tous Histrions étaient moins que les ReprésentateursI des Poèmes Dramatiques.

Les Lydiens et Lydiennes, venus originairement de Lydie, à ce qu'aucuns croyent ; ou Ludiens et Ludiennes, selon la Langue Latine, y dansaient avec plusieurs bouffonneries, et les hommes étaient rasés {p. 127} comme les autres Mimes, richement armés, et vêtus de longues robes de femmes.

Ils y faisaient aussi paraître les hommes monstrueux de corps, et dont le seul aspect était capable de faire rire, avec ces Innocents ou Idiots, qui servaient assez souvent de jouet et d'entretien familier aux grands Seigneurs de ce temps-là, comme nous en voyons encore en celui-ci.

Les Apinariens, ainsi nommés d'une Ville de Grèce qui les donna, représentaient en dansant et chantant toutes les niaiseries et mauvaises plaisanteries du peuple, et toujours avec quelques discours {p. 128} malhonnêtes et remplis d'injures. Les Funambules ou Danseurs de corde, avec les Faiseurs de sauts périlleux, les Acétabulaires ou Joueurs de GobeletsJust. Mart. ep. ad Zen., PrestigiateursII, et Faiseurs de tours de passe-passe, entre lesquels Théodore se rendit tellement agréable au peuple, qu'on lui fit dresser une statue d'airain dans le Théâtre. Les Grallateurs ou Port échasses, qui se donnaient une taille gigantineInterp. Aristop., grosse et monstrueuse, pour représenter ainsi ridiculement quelque Héros ; les Sauteurs à cloche-pied, qui faisaient rire en tombant, pour ne pouvoir pas bien se tenir sur des outres huilées, offertes à {p. 129} Bacchus sur le Théâtre. Les Pétauristes, ou gens qui volaient, et se faisaient tourner dans des roues avec beaucoup d'art. Enfin ils y faisaient monter tous ceux qu'ils nommaient artisans du Théâtre, ou TechnitesCicer. i. off. Varro., c'est-à-dire Farceurs, Bateleurs et Bouffons, monstres de la nature ou de la morale, capables de donner quelque impertinent plaisir à la plus vile populace ; Et ce sont là véritablement ceux que l'on nommait Histrions, Scéniques ou Scénatiques, gens de scène ou de Théâtre, pratiquant l'art de jouer, bouffonner, et faire montre de leurs corps, par des postures insolentes, et par de {p. 130} ridicules plaisanteries. C'est le nom qu'eurent les premiers Acteurs des Jeux Scéniques, parce que les Etruriens, dont les Romains les empruntèrent durant plusieurs années, donnaient en leur langue aux Joueurs de bouffonneries le nom d'Ister« Quia Ister Thusco verbo vocabatur nomen Histrionibus inditum. » Tit. Liv. 7. Plut. in Roman. ou d'Histrion, qui demeura toujours propre avec celui de Scéniques à tous ces Mimes, Farceurs et Bateleurs qui montaient sur le Théâtre, pour y faire ces Jeux en l'honneur de Flore, ainsi que Tite-Live nous l'apprend, quand il parle de leur première célébration. Plutarque n'est pas entièrement de cet avis sur l'origine de ce nom ; car il dit que celui qui le donna {p. 131} premièrement fut le Chef de ceux que les Tyrrhéniens envoyèrent lors à Rome, nommé Ister, dont l'excellence communiqua son nom à tous ceux qui s'adonnèrent à l'exercice de son art ; Mais Tite-Live est plus croyable en l'Histoire de son pays. Quoi qu'il en soit, ce nom qui dans l'intelligence véritable de sa propre signification ne convenait qu'à ceux qui s'occupaient aux Jeux Scéniques, passa depuis à tous les autres qui représentaient quelque chose sur la Scène, et qui dans la suite des temps furent mêlées à la célébration de cette Fête, pour la rendre plus pompeuse ou plus agréable. Mais il ne leur fut donné {p. 132} que par une signification qui comprenait tous les Acteurs des Théâtres, et qui se restreignait toujours aux Scéniques, quand il s'agissait d'en expliquer les qualités, les fonctions ou le mépris que l'on en faisait, comme nous dirons lors qu'il sera nécessaire d'en faire la distinction.

J'ose dire avant que de passer outre, que les extravagantes bouffonneries de cette Fête, et les Danses ridicules qui s'y pratiquaient, n'ont point été si particulières aux Païens, que le Christianisme n'en aitQuis quæso. Facult. Paris. scripta Prælatoris Regni Franciæ ad condamnandum festum fatuorum, impres. Paris. 1611. Ex Epist. souffert de semblables durant plusieurs années sous le nom de la Fête des Fats ou des Fous, et qui fut depuis abolie par le conseil {p. 133} de nos Théologiens, sur la Lettre qu'ils en écrivirent à tous les Évêques de France. Elle était célébrée par les Ecclésiastiques dans les Eglises durant le service Divin, avec des masques de figure bizarre, et des habillements de femmes et de fripons ; et en cet équipage ils dansaient à la mode des Histrions, et leurs danses étaient accompagnées de chansons malhonnêtes ; et sans avoir aucune honte, ils couraient la Ville et les Théâtres, et faisaient rire les Spectateurs par des gestes impudents, par des paroles indignes de leur profession, et par d'autres abominations, dont la pensée est capable de faire rougir. {p. 134}

Chapitre VI.
Des Poèmes Dramatiques représentés aux Jeux Scéniques. §

Mais ces Jeux Scéniques des Romains ne furent pas tellement abandonnés au divertissement de la populace, que les Patrices et les personnes d'honneur et de qualité n'y pussent prendre quelque plaisir ; car on y joignit dans la suite des temps trois sortes de représentations plus magnifiques, plus ingénieuses et plus honnêtes. {p. 135}

Les premières, et qui furent introduites de bonne heure en ces divertissements furent les Fables Atellanes, ainsi nommées de la Ville d'Atelle dans la Campanie, qui fut toujours la Province des délices et des voluptés d'Italie, et d'où elles furent transportées à Rome ; Elles étaient comme des Satires agréables, sans aigreur et sans turpitude, et que la vertu Romaine avait accompagnées de bienséance et de modestie, et dont les Acteurs étaient en bien plus grande estime que les Scéniques et Histrions, et jouissaient même de quelques privilèges particuliers, entre autres de sortir du {p. 136} Théâtre avec les habits dont ils s'étaient servis dans leurs représentations ; ce qu'à parler franchement je ne saurais bien comprendre, quoique les Auteurs en fassent grand bruit ; car si l'on entend qu'ils sortaient ainsi de la Scène où ils avaient paru, je ne vois pas quel était leur avantage, ne croyant pas que les autres Histrions y reprissent leurs vêtements ordinaires avant que de disparaître aux yeux du peuple ; et si l'on veut dire qu'ils pouvaient même sortir de ce grand lieu que l'on nommait Théâtre, et aller à travers la Ville jusques dans leur logis, avec les ornements qu'ils avaient {p. 137} portés en jouant leurs Fables, je ne connais point quelle était l'excellence de ce privilège ; car c'était les exposer en mascarades publics aux petits enfants et aux grands idiots, qui n'étaient pas plus sages, à mon avis, dans la Ville de Rome, que dans celle de Paris ; et qui sans doute les auraient suivis avec beaucoup de bruit et de tumulte. Peut-être que cette faveur était de ne point quitter leurs masques sur le Théâtre quand ils étaient sifflés et moqués du peuple, pour avoir joué quelque mauvaise pièce, ou fait quelque faute signalée en jouant, comme il me semble avoir lu que tous les {p. 138} autres y étaient obligés : mais je n'en suis pas assez bien éclairci pour l'assurer. Et c'est tout ce que les mémoires de l'antiquité m'en ont appris, avec les noms de quelques célèbres Auteurs de ces Fables ; car nous n'en avons aucun exemple, il ne nous en reste pas seulement des fragments, et nous n'avons aucun Écrivain qui nous en ait enseigné la composition. Je ne sais pas même au vrai s'ils récitaient, s'ils chantaient, ou s'ils dansaient, ni si ces choses entraient séparément ou conjointement en tout ou en partie en leurs représentations. Ces Fables néanmoins furent jouées dans Rome assez {p. 139} longtemps avant les Poèmes Dramatiques dont l'art ne fut connu du peuple Romain qu'au siècle de Plaute et de Névius, environ cent cinquante ans après les Jeux Scéniques, quand la Comédie et la Tragédie y fut reçue, qui sont la seconde et la troisième espèce des représentations honnêtes, qui furent depuis ajoutées à la pompe des Jeux publics.

La Comédie fut considérée comme une peinture naïve et plaisante de la vie commune, et la Tragédie, comme un portrait magnifique et sensible de la fortune des Grands ; et ces deux sortes de Poèmes se récitaient plus ou moins {p. 140} sérieusement, selon la qualité des personnages que l'on y représentait ; mais sans danser ni chanter, sinon en quelques endroits où le chant de quelques vers pouvait faire quelque partie agréable et comme nécessaire de la représentation. Nous avons un exemple dans l'Andromaque d'Euripide, où nous lisons des Vers Elégiaques que je pense avoir été chantés. Les Acteurs y paraissaient vêtus honnêtement, selon ce qu'ils représentaient, et ne faisaient aucune posture ni grimaces indignes du sujet, ni que l'on pût condamner d'impudence. Le Chœur seul y chantait et dansait, pour marquer {p. 141} ordinairement les intervalles des Actes, ou pour donner quelque grâce extraordinaire au Poème ; mais toujours avec la bienséance convenable à ces belles représentations. Et pour s'y rendre d'autant plus experts, les Comédiens étaient des troupes séparées des Tragédiens et des Atellans, sans entreprendre les uns sur les autres ; les Comédiens ne jouant point de Tragédies, ni les Tragédiens point de Comédies, ni les Atellans aucun de ces Poèmes, faisant même assez souvent les Exodes de la Tragédie, pour adoucir la douleur ou l'horreur des Spectateurs par leurs agréables {p. 142} railleries. Et quelques-uns ont écrit que la Fable de Nevius, intitulée la Masquée, fut jouée de nouveau longtemps après par les Atellanes, faute de Comédiens.

Et pour connaître que l'on estimait les Tragédiens et Comédiens plus honnêtes en leurs paroles et en leurs actions, que les Atellans, il ne faut que faire réflexion sur ce que Saint Jérôme dit pour faireD. Hieron. ep. ad Fabian. Diacon. entendre l'excès de quelque turpitude, « qu'un Mime ne la pourrait représenter, qu'un Bouffon n'en pourrait faire un Jeu, et qu'un Atellan ne la pourrait prononcer » : car n'y comprenant point ces deux autres sortes d'Acteurs, il montre bien {p. 143} que les choses honteuses ne se mêlaient point aux grâces de leurs représentations, bien que le plaisir n'en fût point banni. {p. 144}

Chapitre VII.
Que les Acteurs des Poèmes Dramatiques étaient distingués des Histrions et Bateleurs des Jeux Scéniques. §

Or ces trois sortes d'Acteurs, les Atellans, les Comédiens, et les Tragédiens n'étaient point compris sous les noms de Mimes, Histrions et Scéniques, sinon par quelque signification abusive et générale, ou qu'en parlant {p. 145} des Jeux Scéniques, on voulut comprendre tous les divertissements que les Magistrats avaient employés à leur magnificence ; mais sans que jamais on les ait traités de pareil mépris, ni qu'on les ait mis en parallèle. Ce que l'on peut facilement reconnaître par une infinité de témoignages, dont le premier sera tiré de Lactance, qui« Hos tamen ludos vocant in quibus sanguis humanus effunditur. Comicæ fabulæ de stupris Virginum loquuntur. Tragicæ subjiciunt oculis parricidia in incesta Regum malorum. Histrionum impudiccisimi motus quid aliud nisi libinides, docent et instigant. Histrionum impudici gestus, in quibus infames feminas imitantur, libidinesque quas saltando exponunt docent. » Lact. de vero cult. l. 6. distingue les Gladiateurs, les Comédiens, les Tragédiens, les Histrions, les Mimes et le Cirque, et attribue aux Gladiateurs la cruauté, aux Comédiens les Histoires amoureuses, aux Tragédiens les crimes des mauvais Princes, aux Histrions ou Bateleurs {p. 146} les gestes impudiques, aux Mimes l'imitation des actions les plus honteuses qui doivent toujours être cachées dans les ténèbres, et au Cirque les vaines extravagances des Courses et des Combats.

Mais personne ne s'est mieux expliqué sur ce sujet que Cicéron dans son Oraison pour le Comédien Roscius ; il plaidait contre Fannius« Ipsum caput et supercilia penitus abrasa. », qui sans doute était un Mime ou Joueur de bouffonneries ; car lors que Cicéron le dépeint, pour montrer que de sa seule personne on pouvait comprendre la différence qu'il y avait entre lui et Roscius, il dit qu'il avait la tête et les sourcils rasés {p. 147}, et qu'il n'avait pas un seul cheveu d'homme de bien, ce qui était propre aux Mimes ; au lieu qu'il fait de Roscius un fort honnête homme au sentiment de tout le monde, par la confession même de Saturius son Avocat. Et dans le même lieu parlant de l'Esclave Panurgus« Ex pessimo Histrione bonum Comœdum fieri. » Cicer. or. pro Ros. que Roscius avait instruit à bien jouer la Comédie, et qui par ses soins s'était mis en grande réputation, il ajoute que ce n'est pas une chose fort facile qu'un méchant Histrion devienne un bon Comédien. Ce qu'il répète encore en parlant d'Erotes si mauvais Comédien, qu'après avoir {p. 148} été sifflé par le peuple, et chassé hors du Théâtre, il fut obligé de se sauver en la maison de Roscius, duquel il reçut de si bons enseignements« Qui ne in novissimis quidem Histrionibus erat, ad primos pervenit Comœdos. », que n'ayant pas été jusque là digne d'être mis au rang des derniers Histrions, il se rendit un fort habile Comédien. C'est pourquoi Ausone dit que d'un Mime on ne fait« Nec de Mimo Planipedem nec de Comœdis Histrionem. » Auson. l. 11. point un Planipède, ni d'un Comédien un Histrion, car cela fait voir la différence de ces Acteurs, et que les Comédiens étaient autant élevés au-dessus des Histrions, que les Mimes et les Pantomimes au-dessus des Planipèdes ou Piedsplats, qui étaient les derniers {p. 149} et les plus méprisables Joueurs de Fableaux, où même ce mot de méchant dans Cicéron ne veut pas dire un mauvais Acteur, mais un homme vicieux, selon ce qu'Aristote dit queArist. probl. 30. c. 10. ces Artisans de la Scène ou Bateleurs sont presque tous méchants, parce qu'ils ne conduisent pas leur jeu par raison, et que tout ce qu'ils font n'est qu'une illusion des sens, pour surprendre l'esprit. Et Varron savantVarr. ut Comici, Scenatici quibus, etc. en la langue Latine, les distingue fort bien, nommant ces derniers Scénatiques, comme Cicéron nous apprend qu'ils portaient indifféremment le nom de Scéniques et Scénatiques« Multi artifices ex Græcia venerunt honoris eius causa. » Senec. ep. 11. Artifices Scenæ Scenici de benef. l. 7. c. 20. artifices Scenæ. Tit. Liv. l. 29.. Et c'étaient ceux que les {p. 150} Auteurs appellent ordinairement artisans Scéniques, et artisans de la Scène, ou artisans simplement : et que Lipse interprète fort bien Histrions et Mimes, sans y comprendre sous ce nom les Comédiens ni les Tragédiens« Mimus hallucinatur, Comœdus sermocinatur, Tragœdus vociferatur. » Apule in flor., et Apulée les distingue par ces paroles, « le Mime se trompe », ou plutôt, selon le sens des paroles, « il nous trompe, le Comédien discourt, et le Tragédien parle haut ».

Le Concile ElibertinD. Hieron. Ep. ad Marcel. et in Hylar., qui ne permet pas que les femmes Chrétiennes prennent des maris engagés au culte des Idoles, distingue en termes précis les Scéniques des Comiques. Et Saint JérômeConcil. Elib. can. 7. ne qua fidelis vel Catechumena aut Comicos aut Scenicos viros habeat. applique proprement {p. 151} le mot d'Histrion aux Mimes, qui par leur danses représentaient les Fables des faux Dieux, en disant, « qu'un seul contrefait tantôt Vénus par ses mollesses, et tantôt Cybèle par les tremblements de son corps. ».

Mais pour remonter plus haut, Aristote nous en instruit par un beau discours en ses Problèmes, où il écrit que les tons ou modes qu'il nomme Soudoriens et Souphrigiens, qui étaient deux manières de chanter, n'étaient point usités dans les chœurs des Tragédies, parce qu'ils n'étaient pas assez doux et modérés, et qu'ils étaient magnifiques, impétueux et violents, mais {p. 152} au contraire, ils étaient propres et familiers aux Scéniques, parce que la scène imite les paroles et les actions des Héros ou Demi-Dieux, c'est-à-dire des Chefs des Armées, dont les anciens faisaient seulement leurs Héros ; ceux des autres conditions n'étant estimés que de simples hommes. C'est pourquoi le chœur, qui ne représentait ordinairement que des hommes du commun, ne se servaient que de tons modestes, tristes et paisibles, comme plus convenables à la nature humaine. Mais la scène qui donnait l'image des grandes passions et des emportements des Héros, ne s'accommodait {p. 153} que de ces deux sortes de tons, forts et capables de porter à des extravagances, et à des mouvements forcenés d'une Bacchante.

De ces paroles il est facile de connaître combien les Scéniques ou Histrions étaient différents des Tragédiens : car ceux qui récitaient les Tragédies ne dansaient ni ne chantaient, et ces deux choses ne convenaient qu'aux Chœurs ; Mais ceux qui par leurs danses exprimaient les actions des Héros avec cette Musique impétueuse, et quelquefois en prononçant des vers, étaient les Mimes et Pantomimes que ce Philosophe nomme Scéniques par opposition formelle {p. 154} au Chœur de la Tragédie, qui faisait partie de la troupe des Tragédiens, à la société desquels les Mimes n'étaient point reçus. Et ce qui doit être de grande considération sont les paroles de Tite-Live« Quod genus ludorum ab Oscis acceptum tenuit juventus nec ab Histrionibus pollui passa est. », qui dit qu'après l'établissement des Jeux Scéniques, les jeunes gens qui jouèrent les Fables Atellanes, ne permirent jamais aux Histrions de se mêler avec eux, de crainte qu'ils ne corrompissent les innocentes railleries qui s'y faisaient ; Car puis qu'il est certain que les Comédiens et les Tragédiens ont toujours été dans un rang élevé au-dessus des Atellans, ils ont été bien moins {p. 155} capables de souffrir ce mélange des Bouffons, ni le commerce de leurs honteuses plaisanteries. Et Cicéron« Si Mimus est, riseris ; si funerepus, timueris ; si Comœdia faveris. » Cicer. pro Flacco. les distingue encore agréablement, quand il dit, « il faut prendre garde à ce que l'on voit dans le Théâtre ; Car si c'est un Mime on rira ; si c'est un Danseur de Corde on craindra pour lui ; si c'est un Comédien on applaudira. »

Mais ce qui doit nous assurer de la distinction de ces Acteurs, est que l'Echafaud qui était dressé dans le Théâtre chez les Grecs, c'est-à-dire dans l'aire, la cave ou l'espace libre de ce grand lieu nommé Théâtre, était composé de deux principales parties ; La première {p. 156} que l'on nommait proprement la scène, et que nous appelons communément le Théâtre, était fort élevée, et c'était où les Acteurs des Poèmes Dramatiques paraissaient au-devant des toiles peintes, et des tapisseries qui en faisaient la décoration, selon la qualité de la pièce que l'on jouait dans l'espace libre nommé Proscenium ou avant-scène ; et l'autre était plus basse, nommée Orchestre, c'est-à-dire un lieu pour danser, où les Histrions faisaient leurs dansesαὕτη δὲ ἔστιν ὁ τόπος, ὁ ἐκ σανίδων τὸ ἔδαφος. Sur le mot σκηνή. et leurs plaisanteries ; et c'était un second Echafaud fait de planches et autres pièces de bois au-dessous du premier, comme {p. 157} Suidas« Ampliorem habent Orchestram Græci et Scenam recessionem, ideoque apud eos Tragici et Comici Actores in scena peragunt ; reliqui autem artifices suas per Orchestram præstant actiones. » Vitruv. l. 5. c. 8. le décrit, et ce second Echafaud par une signification plus étendue, donna ce nom d'Orchestre à tout le reste de l'aire ou parterre, selon notre façon de parler maintenant. Or c'est un fait indubitable que ceux que l'on nommait Technites parmi les Grecs ou artisans de la Scène parmi les Romains, c'est-à-dire, les Histrions, Mimes, Farceurs, et autres Bouffons, ne jouaient point sur l'avant-scène en Grèce ; mais seulement sur l'Orchestre, dont nous avons le témoignage de Vitruve dans la description qu'il fait de tout le Théâtre fort exactement en homme intelligent et qui n'ignorait pas {p. 158} la construction des Théâtres, qui de son temps étaient en leur plus grande splendeur, soit pour la beauté des Edifices, soit pour l'excellence des Drames que l'on y représentait. Car il écrit en termes exprès que le Théâtre des Grecs était beaucoup moins avancé dans l'aire ou parterre que celui des Romains, parce que chez les premiers les Artisans de la Scène, c'est-à-dire proprement les Histrions, Mimes et Bateleurs ne montaient point sur l'avant-scène pour faire leurs plaisanteries ; mais qu'ils jouaient tous sur l'Orchestre. Nous en pourrions encore rapporter une infinité d'autres {p. 159} témoignages, mais je me contenterai de celui de S. Chrysostome, où il blâme les Chrétiens d'aller voir sur l'Orchestre un lit préparé pour y représenter par la Danse la Fable de Mars et de Vénus, ce qui ne se faisait que par les Mimes. D'où l'on apprend infailliblement qu'ils étaient bien distingués les uns des autres, non seulement dans le genre de leur représentation, mais aussi en leur vie et en l'estime que l'on en faisait, et qu'ayant un lieu si différent pour agir, ils ne peuvent pas être compris sous un même nom d'Histrions, si ce n'est par un usage abusif, ou par une signification fort étendue, {p. 160} comme celui d'Acteurs.

Il ne faut pas non plus s'imaginer que les Comédies et les Tragédies aient jamais fait partie essentielle et nécessaire des Jeux Scéniques ; car ils furent institués et joués sans elles durant cent cinquante ans ou environ, depuis le Consulat de Stolon, jusques au temps de Plaute et de Nevius, devant lesquels je ne trouve point que Rome les ait connues, et si tôt qu'elles eurent acquis de l'estime, on les fit passer dans la célébration de tous les Jeux pour en augmenter la magnificence et le plaisir, comme on sait que les Comédies de Térence ont été {p. 161} représentées aux Jeux MegaliensIII, Romains et autres. D'où l'on peut conclure assurément que si on les a mises sur le Théâtre aux Jeux Scéniques, c'était pour en varier le divertissement, et les rendre plus pompeux ; Et comme elles ne leur étaient pas attachées de nécessité, le nom de Scéniques ne leur a jamais convenu que par analogie, et seulement parce qu'elles étaient représentées dans le lieu nommé Scène ou Théâtre, autrement il les faudrait aussi nommer Megaliennes, Romaines, et du nom de tous les Spectacles, dans lesquels elles étaient données au peuple. {p. 162}

Aussi« Paulatim ludicra ars ad Satyrarum modos perrepsit. » Val. Max. l. 2. c. 4. l'art de jouer ou bouffonner, ne signifie proprement, comme on le voit dans Valère Maxime, que ce mauvais et déshonnête batelageIV qui se pratiquait au Théâtre Romain«  In scena lusisse. » Greg. contra Mar. dist. 33., près de cent cinquante ans avant les Comédies et les Tragédies, et que S. Grégoire appelle jouer sur la Scène ; et le nom de Scéniques et d'Histrions a toujours été restreint à ceux qui jouaient toutes ces licencieuses plaisanteries des Jeux consacrés à la Déesse Flore. Et quand j'ai donné ce dernier aux Acteurs de nos Comédies et Tragédies, c'est en cette signification générale, et parce qu'ils n'en ont point de {p. 163} commun pour ces deux exercices qu'ils font conjointement. Encore est-il certain que s'étant abandonnés de nouveau à ces Farces ridicules et malhonnêtes que feu Monsieur le Cardinal de Richelieu avait bannies de la Scène, et ayant ressuscité les Turlupins, les Gaultiers Garguilles et les Jodelets, qui sont les vrais Histrions, ils ne doivent pas trouver étrange qu'on leur donne le nom des personnages qu'ils jouent. {p. 164}

Chapitre VIII.
Erreurs des Modernes sur ce sujet. §

Cette différence entre les Histrions ou Bateleurs, et les représentateurs des Poèmes Dramatiques a été si peu connue des Modernes, que depuis plusieurs siècles les plus doctes Ecrivains s'y sont lourdement trompés ; car ils ont attribué tous les défauts des Mimes et Bateleurs scéniques, aux Comédiens et Tragédiens ; ils en ont confondu les noms, {p. 165} l'exercice, le mérite, les qualités, la réputation, et généralement toutes choses ; et je me suis cent fois étonné qu'une infinité de savants critiques se soient laissés fasciner les yeux, sans discerner combien ces différents Acteurs ont été distingués parmi les Anciens.

On lit« Parva ut ferme principia omnia et ea ipsa peregrina res fuit, sine carmine ullo, sine imitandorum carminum actu, ludiones ex Etruria acciti ad tibicinis modos saltantes haud indecoros motus more Tusco dabant. Imitari deinde eos iuventus simul inconditis fundentes versibus cœpere, nec absoni a voce motus erant. Accepta itaque res sæpiusque excitando, usurpando excitata vernaculis artificibus, impletas modis Satyras descripto iam ad tibicinem cantu motuque congruenti peragebant. Post aliquot annos ab Satyris ausus est primus argumenta fabularum serere, idem scilicet, id quod omnes tum erant, suorum carminum actor, cum sæpius revocatus vocem obtudisset, et venia petita puerum ante tybicinem constituisset, canticum egisse aliquanto magis vigenti motu. Postquam lege hac fabularum ab risu ac soluto ioco res avocabatur, et ludus paulatim verterat, etc. » Tit. Liv. 7. init. dans tous les Ecrivains des derniers siècles, et même dans la Préface de Donat sur Térence, que Livius Andronicus fut l'Auteur de la Comédie et de la Tragédie parmi les Romains, ce que les Anciens n'ont jamais écrit, et si l'on n'avait point été prévenu de cette erreur, je ne crois pas qu'aucun homme de bon sens l'eût {p. 166} jamais mis en avant. Pour en être convaincu, il ne faut qu'examiner le progrès de la Scène dans l'Histoire qu'en fait Tite-Live. « Les Jeux Scéniques apportèrent sur le Théâtre de Rome environ quatre cents ans après sa fondation des danses bouffonnes, au son de la Voix et des Instruments, mais sans réciter aucun vers ni représenter les actions par aucun art réglé de gesticulations ingénieuses. Ensuite les jeunes gens y introduisirent des railleries en Vers assez mal faits, et accompagnés d'une Danse composée de mouvements assez malhonnêtes, et enfin y employant des Acteurs du Pays, au lieu que l'on avait accoutumé jusque là de les {p. 167} emprunter de l'Etrurie, ils formèrent les Satires avec plus de règle, tant pour la Poésie que pour la Danse, et qui n'étaient que Mimes imparfaits ou bouffonneries, mais avec peu d'art en la composition des Vers », dont ils n'avaient rien appris des Grecs, parmi lesquels Sophron s'était rendu célèbre dès cents ans auparavant, par les Mimes qu'il avait composés pour hommes et pour femmes ; et cette Poésie s'acheva si lentement que durant plus de six-vingts ans, depuis cette institution des Jeux Scéniques, on ne parle d'aucun Poète Romain. Mais enfin Andronicus donna publiquement dans Rome des Fables qu'il jouait lui-même, et dont ces vieilles {p. 168} Satires lui prestèrent le fondement et l'invention ; et je ne vois pas pourquoi l'on a voulu deviner que ce fussent des Tragédies et des Comédies, car il est certain que ce n'en pouvait pas être ; c'étaient des Mimes, ou de petites Fables qu'il mettait en Vers, comme les Fableaux de nos vieux Poètes français, et qu'il dansait lui-même en sautant, chantant et touchant quelque instrument ; comme tous les autres Poètes de son temps, selon mêmes les termes de Tite-Live ; mais j'estime qu'il les fit avec plus d'art, et qu'il se rendit si célèbre qu'il en fut nommé l'Auteur ou le premier. {p. 169}

Aussi Valère« Paulatim deinde ludicra ars ad Satyrarum modos perrepsit, a quibus primus omnium Poëta Livius ad Fabularum argumenta spectantium animos transtulit. » Val. Max. l. 2. c. 4. dit que l'art de bouffonner ayant pris la forme des Satires, Andronicus le fit passer des Satires aux Fables, pour plaire aux Spectateurs.

Ce qui fait voir qu'il perfectionna seulement ce que les autres avaient commencé, et que ces bouffonneries mêlées de Poésie, de Musique et de Danse, qui firent partie des Jeux Scéniques, étaient demeurés dans une grande rusticité, jusqu'au siècle d'Andronicus, plus excellent que les Versificateurs qui l'avaient précédé, et qui fit ses Mimes sur l'exemple des Poètes Grecs qu'il savait, comme Plaute et Nevius composèrent incontinent {p. 170} après les Poèmes Dramatiques sur le même exemple. Et tant s'en faut qu'il ait inventé et joué des Comédies, nous trouvons au contraire que tous les sujets qu'il a dansés étaient tragiques, comme nous l'apprenons des fragments qui nous en restent ; Ce qui montre que c'étaient des Mimes, dont les sujets étaient presque toujours les mêmes que ceux des Tragédies, ainsi que nous l'avons montré.

Et comment eût-il été possible qu'il eût pu jouer seul, c'est-à-dire chanter et danser une Comédie ou une Tragédie toute entière ? Il n'y a point de voix capable de le faire, ni de corps {p. 171} assez fort pour souffrir cette violence. Aussi quand pour avoir été rappelé trop souvent sur la Scène par le peuple, sa voix devint rauque et désagréable, il fut obligé de se faire assister d'un jeune garçon qui chantait les vers qu'il lui fallait représenter, et d'un Musicien qui touchait quelque instrument, et ne se réserva que la Danse qui se trouvait plus libre, ne s'occupant qu'à faire ses postures ingénieuses qui représentaient le sens des paroles, en quoi il était merveilleux, ce qui passa depuis en coutume. Mais ce qui ne laisse point de doute en cette opinion est ce que Valère Maxime ajoute que ce Poète s'étant {p. 172} délivré de la peine de chanter« Et cum vocem obtudisset, adhibito pueri et tibinicis concentu, gesticulationem tacitus peregit. » Val. Max. l. 2. c. 4. et de toucher des instruments, il jouait excellemment ses Fables sans parler ; Car je demanderais volontiers à ceux qui ont commencé, et qui ont continué cette faute, comment Andronicus pouvait jouer seul une Comédie ou une Tragédie, et comment il la pouvait jouer sans prononcer une parole ? Et voilà comme il est aisé de nous détromper des erreurs où la négligence nous arrête sur la foi d'autrui.

Un Moderne en a fait une autre aussi grossière, et qui ne peut trouver d'Apologie, bien qu'elle soit dans une Apologie du Théâtre ; Il veut prouver {p. 173} que les Acteurs de l'ancien Théâtre étaient honnêtes gens, et que leur vie n'était point licencieuse comme on se l'imagine ; et sans distinguer les Jeux Scéniques des représentations du Poème Dramatique, ni les Mimes des Acteurs de la Comédie et Tragédie, il dit sur les paroles du grand Pline très mal entendues, que Luceïa et Galéria, donc il fait par une insigne bévue deux excellentes Comédiennes, s'étaient trouvées capables de monter sur le Théâtre ; la première durant cent ans, et l'autre à la cent quatrième année de son âge qu'elle y fut remise comme une merveille ; et posant {p. 174} pour maxime indubitable que la voix ne se peut jamais conserver dans la débauche, il conclut que ces prétendues Comédiennes, ayant conservé la leur si longtemps, avaient été fort honnêtes femmes, et ensuite que toutes les autres leur ressemblaient. Je ne veux point examiner la force de ce raisonnement que je renvoie à nos Docteurs de Médicine, il me suffit de dire que Luceïa et Galéria ne furent jamais deux Comédiennes ni Tragédiennes, car les troupes des Comédiens et des Tragédiens n'avaient point de femmes qui parussent sur la Scène, et n'employaient pour en représenter les {p. 175} personnages que de jeunes hommes, comme nous voyons dans Plutarque un jeune homme raillé par le Chorague ou l'Entrepreneur des Jeux, de ce que représentant une Princesse, il ne voulait pas venir sur le Théâtre, sans avoir beaucoup de femmes à sa suite ; « An melior cum Thaïda sustinet, aut cum Uxorem Comœdus agit, vel Dorida nullo Cultam palliolo, mulier nempe ipsa videtur. Non persona loqui, etc.Ibi Interpres, Vir Personatus. » Juvenal. Sat. 3. Et Juvénal condamnant la passion que les Romains avaient pour les Histrions Grecs, explique fort clairement que les hommes seuls jouaient les personnages des femmes, en disant qu'on était ravi de voir un Comédien représenter la Courtisane Thaïs, une honnête femme ou une Nymphe, et en jouer si bien le personnage qu'on {p. 176} l'eût pris pour une femme, et non pas pour un homme déguisé. Il ajoute même les noms d'Antiochos, Démétrius, Stratoclès, et HémusQuintil, l. 11. c. 5., qui étaient quatre de ces Acteurs célèbres de son temps, où sans doute il n'aurait pas oublié de mettre ceux des femmes, s'il y en eût eu dans les troupes des Comédiens pour agir en ces représentations. Et Quintilien remarque en parlant de Démétrius qu'il représentait excellemment les honnêtes femmes, et celles qui avaient de l'âge avec de la gravité, parce qu'il avait la voix agréable, et une adresse particulière à remuer les mains, à faire les exclamations {p. 177} à faire ses gestes du côté droit, et faire paraître sa robe en entrant comme pleine de vent, à quoi sa taille et son port servaient beaucoup. Aussi Dion Cassius exagérant l'infamie des Jeux Juvénaux inventés par Néron, et qui n'étaient que des bouffonneries malhonnêtes, écrit qu'Ælia Catula, l'une des plus nobles et des plus riches femmes de Rome, âgée de quatre-vingts ans monta sur le Théâtre ; il ajoute que ce fut pour y danser et sauter, c'est-à-dire pour y faire la Mime, et non pas pour y jouer des Comédies, qui ne faisaient point partie de ces Jeux, comme il résulte encore {p. 178} des« Feminæ illustres deformia meditari. » Tacit. l. 14. c. 2. paroles de Tacite, qui nous apprend que les femmes de condition qui parurent en ces Jeux, n'y faisaient que des choses honteuses.

Luceïa donc était une Mime ; c'est dire une Joueuse de ces petites pièces de Poésie, contenant quelques Fables ou quelques Moralités que l'on nommait aussi Mimes, et qui se dansaient avec la voix et les Instruments assez souvent par des hommes et par des femmes toutes« Luceïa Mima centum annis in scena pronuntiavit, Galéria Copiola Embolaria reducta est in scenam centesimum quartum annum agens pro miraculo. » Plin. l. 7. c. 48. Ibi annot. « Mimi qui lætis salibus risum movent, etc. Mediæ fabulæ interposita, τὰ ἔμϐολα dicebantur. Unde sit Embolaria mulier, id est Scenica. » nues avec des postures indécentes, et que le moindre sentiment de pudeur ne pouvait souffrir ; il ne faut que lire le grand Pline, qui lui donne cette qualité en {p. 179}termes exprès ; et Galéria était un Embolaire ou Bouffonne, c'est-à-dire du nombre de ces femmes Scéniques, qui venaient sur le Théâtre dans les intervalles des Actes, sauter et danser en bouffonnant, ce qu'on nommait Embola ou Intermèdes ; et si cet Apologiste eût pris la peine de lire les termes de Pline, ou qu'il en eût cherché la signification dans son Calepin, ou qu'il eût seulement jeté les yeux sur le commentaire, il n'aurait pas fait cette faute ; et bien loin de croire ces femmes fort honnêtes, comme il se l'est imaginé, il doit savoir qu'elles étaient l'opprobre du Théâtre, prostituées et {p. 180}louées à prix d'argent pour ce honteux exercice. D'où vient que Justinien par ses nouvelles Lois, condamne en de grosses peines ceux qui faisaient jurer ces femmes de ne point quitter la scène ; et pour leur donner la liberté de se convertir, il déclare ce serment nul et de nulle obligation. Mais cet Apologiste s'est persuadé à l'exemple de beaucoup d'autres, que les Mimes de l'antiquité et les Comédiennes n'avaient point de différence. Cette équivoque a fait son erreur, et son faux raisonnement, et je ne pense pas que l'on trouve chez les Anciens ces noms Latins, Comœda ou Tragœda, pour signifier une {p. 181} femme qui jouait la Comédie ou la Tragédie, il n'y en a point, ou du moins puis-je assurer que je n'en ai jamais rien trouvé. Et quand Juvénal appelle les GrecsJuven. Sat. 3. « Natio Comœda est. Rides ? majore cachinno concutitur. » une nation Comédienne, il veut dire seulement qu'ils étaient naturellement propres à la Comédie, à la Tragédie, et aux autres représentations Théâtrales, et non pas que les femmes aient joué les Comédies et les Tragédies sur le Théâtre. Encore me semble-t-il que le dessein de ce Satirique, en les nommant Comédiens, est plutôt de les blâmer, et de leur imputer la lâcheté de se rendre complaisants par flatterie à ceux dont ils {p. 182}espéraient quelque avantage.

Cette Apologie est pleine d'une infinité d'autres bévues qui ne sont pas seulement dignes de la peine qu'on prendrait à les censurer.

Mais je ne puis omettre l'erreur d'un des plus habiles Interprètes de Valère« Massilia severitatis custos acerrima nullum aditum in Scenam Mimis dedit, quorum argumenta maiore ex parte stuprorum continent actus. Ibi Thysius Comœdia omnesque Scenicos ludos Republica sua ejecerunt. » Val. Max. l. 2. c. 6. Maxime, qui prend les Mimes pour les Comédiens, comme a fait cet Apologiste ; car où Valère dit que la Ville de Marseille fut toujours si sévère en ses mœurs qu'elle ne permit point aux Mimes de monter sur le Théâtre, parce qu'ils ne représentaient que des actions d'impureté, cet Interprète dit que les {p. 183} MarsiliensV furent si sages qu'ils bannirent de leur Ville la Comédie et tous les Jeux Scéniques. En quoi il témoigne n'avoir pas su que les Jeux Scéniques étaient ceux qui se célébraient en l'honneur de Flore avec tant de turpitude, et dont les Mimes faisaient partie, et que les Comédiens furent toujours distingués des Mimes, avec lesquels ils n'avaient rien de commun. Aussi l'Auteur ne dit pas que les Mimes furent chassés de Marseille, et moins encore la Comédie, mais seulement que l'on ne permit point aux Mimes de monter sur le Théâtre. D'où il s'ensuit que le {p. 184}Théâtre demeurait libre dans Marseille aux Acteurs plus honnêtes, tels qu'étaient les Comédiens. Et Lipse rencontre bien mieux en ce même lieu, oùLips. «  Mimorum, hoc est Histrionum mores hominium gestu corporis imitantium. » il entend par le mot de Mimes, les Histrions, qui par leurs postures imitaient toutes les mœurs des hommes. Un savant des derniers siècles avait entrevu cette vérité dans lesMarcell. Donat. in Suet. dilucid. 145. in Aug. écrits des anciens Auteurs, mais il n'en avait pas épuré les lumières ; car il dit bien que les Pantomimes étaient de beaucoup inférieurs aux Comédiens et aux Tragédiens, en la société desquels ils n'étaient point, mais il ajoute qu'ils n'étaient pas Histrions {p. 185}Scéniques, ce nom ne convenant point aux Bateleurs, et n'étant propres qu'aux Joueurs de Poèmes Dramatiques, car il est bien vrai que les Comédiens et Tragédiens étaient distingués des Mimes et Pantomimes, mais il n'est pas vrai que le nom d'Histrion qu'il prend pour un Acteur de Drames, ne comprenait point cette espèce de Bouffon ; car au contraire il leur était propre, et leur fut donné dès l'origine des Jeux Scéniques, comme nous l'apprenons clairement de Tite-Live. Et cela se fit près de cent cinquante ans avant que la représentation des Poèmes Dramatiques fut reçue au Théâtre {p. 186}Romain, durant lequel temps les Bouffons et Bateleurs ont porté le nom d'Histrion Scénique.

Je pourrais donner beaucoup d'autres semblables observations que j'ai faites sur les Modernes ; mais il me suffit de m'arrêter à celles qui concernent de plus près notre sujet.

Chapitre IX.
Que les Acteurs des Poèmes Dramatiques n'étaient point infâmes parmi les Romains, mais seulement les Histrions ou Bateleurs. §

Il est certain que la République d'Athènes n'a jamais rien prononcé contre ceux qui représentaient sur la Scène les Comédies et les Tragédies, ni contre ceux-là même qui dansaient les Mimes les plus ridicules, qui jouaient {p. 188} les farces les moins honnêtes, et qui faisaient les bouffonneries les plus insolentes, qu'elle a toujours considérés comme les suppôts de Bacchus dévoués à son service, employés à la pompe de ses cérémonies, et qualifiés Technites, c'est-à-dire, Artisans, Ouvriers et Ministres de ce faux Dieu ; elle ne rendit jamais les uns ni les autres incapables d'aucunes charges de l'Etat, et ne voulut point les priver des droits les plus honorables de leur Bourgeoisie. Néanmoins les personnes illustres de naissance ou de condition ne les ont pas traités de même sorte ; car les premiers étaient {p. 189}estimés jusqu'à ce point que Sophocle qui joua lui-même quelques-unes de ses Tragédies, eut le commandement de leurs armées, et les autres furent toujours méprisés, et regardés comme des gens qui tenaient le dernier rang en la société civile. Et ce qui conserva des personnes dignes d'un si grand mépris dans les avantages publics, où les gens d'honneur seulement devaient prétendre, fut à mon avis que la souveraine puissance était entre les mains du peuple, et que ces Farceurs ou Technites de Bacchus ayant tous leurs intérêts, toutes leurs liaisons, et toutes leurs cabales {p. 190} parmi la plus vile populace où ils étaient nés, eurent aisément les suffrages et la protection de leurs semblables, sous prétexte même de Religion, pour jouir avec eux de tous les privilèges de leur République.

Mais parmi les Romains, les Patrices, c'est-à-dire, les nobles qui avaient la plus grande autorité ne furent pas si favorables à ces Scéniques, Histrions, Farceurs, Bouffons et Bateleurs que nous avons décrits ; car ils les notèrent d'infamie par les Lois, et les déclarèrent indignes de posséder aucunes Charges publiques, de porter les armes sous leurs Généraux, et d'avoir le droit de {p. 191} suffrage aux Assemblées de leurs Bourgeois, et nous ne voyons point que le peuple qui les regardait comme les Auteurs de tous leurs plaisirs, ait jamais obtenu ni seulement demandé leur rétablissement. Mais dans cette rigueur qu'ils exercèrent contre eux, ils ne comprirent jamais les Atellans, les Comédiens, ni les Tragédiens ; ceux-ci furent toujours bien estimés et bien reçus des Magistrats les plus puissants, des personnages les plus illustres, et de tous les gens d'honneur ; l'excellence de leurs Ouvrages, la beauté de leurs Représentations, et l'honnêteté de leur vie qui les distinguait des {p. 192}autres Acteurs, leur fit recevoir un traitement bien dissemblable ; et c'est en quoi presque tous les Ecrivains des derniers siècles se sont abusés. J'ai demandé compte à ma mémoire de tout ce que j'avais lu ; j'ai rappelé toutes mes vieilles idées, et j'ai cherché dans tous les Livres qui me sont tombés sous la main, et je n'ai rien trouvé qui ne m'ait fait connaître clairement que les Acteurs du Poème Dramatique ont toujours été maintenus dans tous les droits et les honneurs de la République Romaine, et que les Scéniques seulement, les Histrions, les Mimes et les Bateleurs exerçant l'art de {p. 193}bouffonner, ont été marqués de cette infamie, qui fait soulever tant de gens par ignorance ou par scrupule contre le Théâtre. Examinons quelques textes les plus apparents que l'on allègue ordinairement pour défendre cette fausse opinion.

Le premier et le plus considérable est l'Edit du Préteur qui contenait le droit commun du peuple Romain, et qui déclare infâmes ceux qui paraissaient sur la Scène, pour exercer l'art de bouffonnerie, ou pour y faire des récits. Sur« Infamia notatur qui artis ludicræ pronuntiandive causa prodierit, Scena est, ut Labeo definit quæ ludorum faciendorum causa quolibet loco ubi quis consistat moveaturque spectaculum sui præbiturus. » l. i. 2. 3. ff. de iis qui not. infam. quoi le Jurisconsulte Labeo dit, qu'il faut entendre par la scène celle que l'on élève pour faire les {p. 394} Jeux à la vue du peuple, et où l'on fait un spectacle de son corps par des mouvements. En quoi le Préteur et le Jurisconsulte n'ont jamais prétendu comprendre les Comédiens et les Tragédiens qui n'y sont point nommés, comme il eût été nécessaire dans une si importante occasion ; car on n'imposerait pas une peine d'infamie, par des mots équivoques, et qui ne peuvent être équivalents ; il n'est fait mention que d'un art de bouffonner, qui consistait en deux choses, aux paroles et aux postures ; et l'un et l'autre est ici clairement expliqué par les mots de prononcer et de faire des gestes ; et c'était par là {p. 195} que les Mimes et Bouffons étaient principalement recommandables, en faisant réciter leurs vers avant que danser ou les récitant eux-mêmes, en les dansant, afin que les Spectateurs eussent une plus facile intelligence de leurs postures, comme je l'ai déjà marqué.

Et que Pline qui savait fort bien sa Langue, le dit expressément de la Bouffonne Luceïa lui attribuant le mot de prononcer ou de faire« Si fratres tui minores duntaxat ætate in ludicræ artis ostentatione spectaculum sui populo præbuerunt inviolatam existimationem obtinent. » l. 21 Si Fratres, Cod. ex puib. caus. irrogt infam. des récits.

Aussi quand les Empereurs Dioclétien et Maximilien déclarent exempts de toute infamie des Mineurs que l'on en croyait notés pour avoir monté sur le Théâtre, ils ne parlent ni de Tragédie {p. 196} ni de Comédie, mais seulement de cet art de bouffonner impudemment, et d'y faire un Spectacle public de sa personne, qui sans doute eût rendu les Majeurs infâmes« Si qua in publicis porticibus, vel in his civitatum locis in quibus solent nostræ imagines consecrari, pictura Pantomimum veste humili, vel rigosis sinibus agitatorem aut vilem offerat Histrionem, illico revellatur. » l. Si qua de spect. Cod. c. 40..

C'est encore avec moins de raison que l'on pense autoriser cette mauvaise intelligence de l'Antiquité par la Constitution des Empereurs Théodose, Arcadius et Honorius, qui défendent de mettre aucunes figures de ces Joueurs Scéniques dans les lieux publics où leurs statues sont élevées en objets de vénération ; car elle parle en termes exprès des Pantomimes, ou d'un vil Histrion, c'est-à-dire des {p. 197} Danseurs et des Bouffons, et non pas des Acteurs du Poème Dramatique.

Et Justinien permit aux femmes qui s'étaientl. Imperialis Cod. de nupt. engagés aux Jeux Scéniques, par la faiblesse de leur sexe de recourir à la bonté de l'Empereur, pour être restituées en leur premier honneur et bonne renommée, quand elles voulaient retourner à la pratique d'une vie honnête, ce qui témoigne assez que l'infamie ne s'était point étendue sur les Comédiens ni sur les Tragédiens, parce que les femmes n'y jouaient point, et que ces Acteurs étaient bien plus modestes et plus estimés que tous les Mimes et Bouffons de ces {p. 198} Jeux, on leur eût bien plus facilement accordé cette grâce, et cette loi ne les eût pas oubliés s'ils avaient été compris en celle dont la sévéritél. Senatoris ff. de rit nupt. « Quæ artem ludicram exercuerit. » est ici modérée par la douceur de Justinienl. Quædam ff. de pœnit. « Si artem ludicram fecerit. ».

Les Lois condamnent la fille d'un Sénateur qui s'est abandonnée, ou qui exerce l'art de bouffonner, où l'on ne doit pas entendre jouer la Comédie, mais pratiquer les Danses honteuses, et les bouffonneries des Mimes et Farceurs, comme nous l'avons expliqué. Elles punissent encore rigoureusement le Soldat qui vend sa liberté, ou qui exerce l'art des bouffons, sans rien dire contre ceux qui récitaient les Poèmes {p. 199} Dramatiques.

Et quand les Empereursl. Consensu Cod. de Repud. Théodose et Valentinien veulent qu'un Mari puisse répudier sa Femme, si contre sa défense elle assiste aux Jeux du Théâtre, ils entendent les Jeux Scéniques, qui ont porté ce nom les premiers ; et par une significationJustinian. Novel. 22 de iis qui nup. iter. propre, parce qu'ils y ont été célébrés les premiers ; et cette intelligence résulte des termes de la Novelle de Justinien qui y est conforme ; et de ce que les uns et les autres de ces Empereurs conjoignent ces Jeux avec les Combats de l'Arène, où la cruauté régnait comme l'impudence aux Jeux Scéniques, et sans que l'on y {p. 200} lise un seul mot concernant les Poèmes Dramatiques.

Quand Tacite« Ne tamen publico theatro dehonestaretur, instituit ludos Juvenalium vocabulo, in quos passim nomina data, non nobilitas cuiquam, non ætas, aut acti honores impedimento quo minus Græci Latinive Histrionis artem exercerent. » Tacit. l. 14. écrit que Néron pour ne se pas diffamer en paraissant sur le Théâtre public, institua les Jeux Juvenaux qui se faisaient en particulier, dans lesquels plusieurs se firent enrôler, et il ne veut pas parler ni de Tragédies ni de Comédies, qui ne notaient point d'infamie ceux qui les jouaient ; mais d'un récit de vers libres et pleins de railleries, avec un mélange de ridicules Bouffonneries, de Danses et Chansons malhonnêtes, qui rendaient les Acteurs infâmes par la Loi. Aussi dans la suite, l'Auteur ajoute que ni la {p. 201} Noblesse, ni l'âge, ni la Magistrature n'empêcha personne de pratiquer à son exemple l'art d'Histrion, avec des gesticulations efféminées, indignes des hommes ; et tous les Auteurs qui ont blâmé Néron d'avoir monté sur le Théâtre, ne lui reprochent point d'avoir récité des Tragédies et des Comédies, mais d'avoir joué des Instruments et bouffonné sur la Scène, ce que Tacite« Ludicro Juvenalium Theatro sub Nerone mox Mimos actitavit. » Tacit. l. 5. Hist. explique assez clairement, lorsqu'il parle de Valens que cet Empereur avait au commencement contraint de bouffonner en ces Jeux ; car il dit qu'il y joua des Mimes ce qui fait voir que ce n'était point {p. 202} une représentation de Comédies ni de Tragédies, mais seulement un Jeu de postures et de danses malhonnêtes« Partim infamia, partim humilia, partim ab honestate remota. » Æmil. Prob. de vir. illust. in praef..

C'est pourquoi ÆmiliusTertul. Apologet. et de Spect. Probus, après avoir dit qu'en Grèce il n'y a point d'infamie de faire un Spectacle de sa personne au peuple sur la Scène, et que parmi les Romains cet exercice est infâme ; nous voyons qu'il ne parle que de ceux qui font un Spectacle de leurs corps, c'est-à-dire, des Mimes, Danseurs, et Bouffons, et non pas de ceux qui récitaient honnêtement les Comédies et les Tragédies. Ainsi Tertullien appelle les Mimes des têtes infâmes et sans {p. 203} honneur, et ne dit rien de ceux qui représentaient les Poèmes Dramatiques.

Enfin je n'ai vu dans les Anciens que les Acteurs des Jeux Scéniques, les Histrions, les Mimes, et l'art de Bouffonner condamnés d'infamie, et jamais la Comédie ni la Tragédie, ni les noms de Comédiens et de Tragédiens n'ont souffert ce reproche, si ma mémoire ne me trompe, ou qu'une lecture précipitée ne m'en ait ôté la connaissance.

Mais pour donner encore plus de jour à l'explication de ces vieilles autorités, il en faut apporter qui ne puissent recevoir de contredit, employer des {p. 204} démonstrations infaillibles et non pas des conjectures, et faire voir par des preuves convaincantes que les Ecrivains des derniers siècles, qui ont étendu l'infamie des Scéniques, jusques sur les Représentateurs des Poèmes Dramatiques, n'ont jamais eu l'intelligence du Théâtre des Romains. Nous avons établi trois sortes d'Acteurs qui n'avaient rien de commun avec les Mimes, Planipèdes, Histrions ou Farceurs ; et j'ajoute que les plus nobles de tous étaient les Tragédiens, tant pour la grandeur des matières qu'ils traitaient, que pour les personnes illustres qu'ils {p. 205} représentaient, et la manière sérieuse dont ils agissaient. Les Comédiens étaient au second rang, parce que leur sujet n'était que des intrigues populaires, leurs personnages tirés des conditions communes, et leurs actions accompagnées quelquesfois de plaisanteries. Et les Atellans étaient les derniers, leurs Poèmes ne contenant que des railleries et des actions plus satiriques et moins honnêtes, quoi qu'ils y aient gardé toujours quelque modération. Cet ordre et cette distinction ne peuvent être révoqués en doute.

Après quoi nous n'avons qu'à prendre le témoignage de Valère Maxime, pour {p. 206} rendre inébranlable la vérité que nous avons avancée. C'était un Romain qui vivait sous Auguste à la naissance de l'Empire, qui n'ignorait pas les Lois de son Pays, et qui ne pouvait s'abuser en la connaissance du Théâtre de son temps, que l'on peut dire avoir été lors en son éclat ; et voici comme il en parle.

« Les Atellans« Attellani autem ab Oscis acciti sunt, quod genus delectationis, italica severitate temperatum. ideoque vacuum nota est, nam neq tribu movetur neque a militaribus stipendiis repellitur. » Val. Max. l. 2 c. 4 étaient originairement venus d'Etrurie, et leurs Fables tenaient beaucoup des vieilles Satires, mais avec une modération digne de la sévérité Romaine ; et pour cela, dit-il, jamais ils ne furent notés d'infamie ; ils ne perdirent point leur droit de suffrage dans {p. 207} les assemblées publiques, ni le privilège de servir dans les Armée, avec la solde et les avantages de leur milice. »

Pouvait-il s'expliquer plus clairement ? Et si les Acteurs des Fables Atellanes ont été si favorablement traités, nous peut-il rester quelque scrupule pour les Comédiens et les Tragédiens, que les Romains tenaient dans un plus haut rang, qu'ils honoraient d'une bien plus grade estime, et que le cours des années n'a pas empêché de passer jusqu'à nous avec les règles de l'art, et les exemples des ouvrages qui les ont rendus si célèbres, et qui leur ont mérité l'affection des Grands, et {p. 208} l'applaudissement des peuples. Au lieu que les Fables Atellanes nous sont entièrement inconnues, comme étant beaucoup moins considérables. Les Poèmes qu'ils récitaient se sont perdus dans les ruines de Rome, et nous n'en avons pas seulement des fragments« Histriones non inter turpes habitos Cicero testimonio est quem nullus ignorat Roscio et Æsopo Histrionibus tam familiariter Usum ut res rationesque eorum sua solertia tueretur quod cum aliis multis tum ex Epistolis quoque eius declaratur. » Macrob, Satur. l. 3.. Et Macrobe soutient que les Histrions n'étaient point infâmes, et le prouve par l'estime que Cicéron faisait du fameux Roscius Comédien, et d'Esope excellent Tragédien, avec lesquels il avait une étroite familiarité ; et par les soins qu'il prit de défendre les intérêts du premier devant les Juges ; où le mot {p. 209} d'Histrions ne signifie que les Joueurs de Comédie et de Tragédie, comme il résulte assez clairement de l'exemple qu'il en tire de Roscius et d'Esope seulement, et de ce que auparavant il avait montré que les Danses malhonnêtes et désordonnées, qui étaient propres aux Bouffons et vrais Histrions, étaient condamnés par tous les sages au siècle de ces deux célèbres Acteurs. Sur quoi nous pouvons remarquer en passant que dès l'âge de cet Auteur, la Langue Latine dégénérant de sa pureté, le nom d'Histrions commençait à s'appliquer à tous ceux qui s'exerçaient aux représentations {p. 210} du Théâtre.

Nous pouvons prendre encore un autre raisonnement de pareille manière, et d'une aussi forte conséquence dans les pensées des Jurisconsultes Romains, qui nous enseignent que l'on n'a pas compris entre ceux qui pratiquaient l'art de bouffonner, ni jamais noté d'infamie les Athlètes« Athletas Sabinus et Cassius responderunt omnino artem ludicram non facere. Neque Thymelici, neque Exustici, melius Xistici neque agitatores ignominiosi habentur. » l. Athlet. ff. de his qui not.inf. ou Lutteurs, bien qu'ils combattissent tous nus sur l'Arène, ni les Thyméliques ou Musiciens, bien qu'ils joignissent leur voix et l'adresse de leurs mains aux Danses des Mimes et des Bouffons ; ni les Conducteurs des Chariots au Cirque, ni même les Palefreniers qui servaient auprès des {p. 211} chevaux employés aux Courses sacrées, bien qu'ils fussent de la plus méprisable condition, d'où l'on peut aisément juger, et certainement, que les Acteurs des Poèmes Dramatiques n'ont jamais souffert cette tache ; ils ne paraissaient point sur le Théâtre que modestement vêtus, bien que ce fut quelquefois plaisamment ; ils n'occupaient les Musiciens qu'aux Danses et aux Chants de leurs Chœurs, ou de quelques vers insérés dans le corps de leurs Poèmes, comme ceux de nos Stances que l'on récite mal à propos, au lieu de les chanter, étant Lyriques. Ils n'étaient point employés à des ministères {p. 212} abjects qui les rendissent indignes de la société des personnes d'honneur et de qualité ; et je ne crois pas que l'on se puisse imaginer que Roscius cet excellent Comédien, et Esope cet incomparable Tragédien ne fussent pour le moins aussi bien traités que des Cochers et des Valets d'étable. Où je puis remarquer en passant que Tertullien s'est fort trompé d'avoir dit que les Athlètes et Xystiques avaient été notés d'infamie par les Lois Romaines, puisque nous lisons le contraire dans les textes formels de ces mêmes Lois.

Aussi quand les Conciles et les Pères de l'Eglise {p. 213} ont allégué cette infamie du Théâtre ancien, ils en ont toujours parlé suivant cette doctrine. Saint Augustin ne l'étend point au-delà de ceux qui s'occupaient à la célébration des Jeux Scéniques, et ne parle que de l'art de bouffonner. Et raconte qu'un Edile (soit Cicéron ou quelque autre) entre les devoirs de sa charge, s'écriait au peuple, « qu'il fallait apaiser laArtem. Ludicram, artes Theatricas, si quis Scenicus eligitur, homines Scenici, ludi Scenici. De Civit. Dei c. 27 et ibi Vives.De Civit. Dei l. 2. c. 13. Déesse Flore par des Jeux Scéniques, que l'on croyait célébrer d'autant plus dévotement qu'ils étaient célébrés honteusement, et toute la Ville voyait, entendait et apprenait cette manière d'apaiser leurs Dieux, si effrontée, impure, {p. 214} détestable, immonde, impudente, honteuse, et qui doit donner de l'horreur à la véritable Religion, ces Fables voluptueuses et criminelles écrites contre leurs Dieux, ces actions déshonnêtes, inventées avec autant d'iniquité que de turpitude, et commises avec plus d'abomination, et dont les Acteurs furent privés des honneurs publics par les sentiments de la vertu Romaine, et du droit de suffrage dans les assemblées, on connut leur turpitude, et ils furent déclarés infâmes. » Où l'on ne peut pas dire que ce grand Saint parle d'autre chose que de l'infamie des Mimes et Farceurs des Jeux {p. 215} Scéniques, à cause de leur impudence.

Et pour dire en passant un mot du mauvais traitement que les Histrions et Scéniques ont reçu quelquesfois des Empereurs, ou verra toujours, si l'on prend bien garde aux Auteurs qui nous en parlent, que cela ne s'adresse qu'aux Bateleurs et Bouffons, et non pas aux Acteurs des Comédies et Tragédies« In Pantominis adversatur et damnata effeminatas artes. » Plin. in Paneg., comme Pline s'en explique, en ajoutant les mots de Pantomimes et d'arts efféminés ; car cela ne convient qu'à ces impudents qui dans leurs actions donnaient des images des plus lâches et des plus honteuses pratiques de la débauche. {p. 216}

Chapitre X.
Que l'extrême impudence des Jeux Scéniques et des Histrions fut condamnée. §

Après l'éclaircissement de ces vérités, touchant les choses qui se pratiquaient dans le Théâtre des Romains, il sera facile de montrer que la juste censure des premiers Docteurs de l'Eglise, ne regardait point les Acteurs des Comédies et des Tragédies, mais seulement les Scéniques, Histrions, ou {p. 217} Bateleurs, qui par la turpitude de leurs discours et de leurs actions avaient encouru l'indignation et de tous les gens de bien, l'infamie des Lois, et l'anathème du Christianisme ; Il ne faut qu'examiner les paroles qu'ils ont employées en cette occasion, et qui nous en peuvent aisément donner toute assurance.

Quant à nous, écrit MinutiusMinut. Felix. Felix, le plus ancien de nos Auteurs, « qui faisons profession d'une vie honnête, nous nous abstenons de vos Pompes, de vos Spectacles, et de tous les mauvais plaisirs que l'on prend, dont nous savons bien que l'origine est un effet de votre superstition, et que leurs agréments sont {p. 218} condamnables ; Car dans le Cirque qui peut souffrir la folie de tout un peuple qui se querelle ; dans les Gladiateurs le cruel art de tuer les hommes, dans les Jeux Scéniques une prodigieuse turpitude ? car les Mimes exposent un adultère, ou le montrent aux yeux ; et ces Histrions efféminés inspirent l'amour qu'ils représentent, et se revêtant de l'image de vos Dieux, ils font honneur au crime qu'ils leur imputent ; et vous font pleurer par des mouvements de tête, et les gestes qu'ils emploient pour exprimer une douleur imaginaire. » Où nous ne voyons pas une parole qui concerne le Poème Dramatique. Aussi ne veut-il parler que des Mimes dont Pline {p. 219} appelle l'exercice un art efféminé.

Et si Tertullien dit queTertull. l. de Idolo. les Histrions ne gagnent pas seulement leur vie avec leurs mains, mais avec leurs corps, il fait bien connaître qu'il n'entend pas parler des Comédiens et des Tragédiens, qui agissent plus de la langue que de tout le reste de leurs personnes ; mais seulement des Mimes, Pantomimes, et autres Bateleurs de la Scène et du Théâtre, dont l'art était de s'expliquer bien plus par les postures que par le discours : et nous pouvons découvrir son sentiment, quand il écritDe Spect. c. 17.« Nous nous sommes séparés de votre Théâtre, parce que c'est {p. 220} un mystère d'impudicité, où rien n'est approuvé que ce que l'on condamne ailleurs ; et tout ce qu'il a de charmes pour plaire, ne vient que des gesticulations trop libres des Atellans, et des honteuses représentations des Mimes, où les femmes se font voir sans aucun reste de pudeur. »

Aussi lors que Saint CyprienD. Cyprian. Ep. 37. interdit la Communion à ceux qui jouaient sur le Théâtre, il ne parle que des Histrions, et montre assez clairement qu'il n'entend par là que ces Bouffons infâmes que les paroles et les postures rendaient odieux à tous ceux qui conservaient les moindres restes de l'honnêteté. Voici ses termes. « On ne doit {p. 221} point recevoir à la Table des Fidèles un Histrion qui persévère en la turpitude de son art, et qui perd les jeunes enfants en leur enseignant ce qu'il a mal appris. »

Saint Chrysostome fut unS. Chrysost. Hom. 12. in Epist. ad Cor. des plus rigides en ces occasions, mais il parle seulement contre les assemblées du Théâtre, où l'on introduisait des troupes de femmes débauchées, et des sujets d'autres crimes, qui faisaient horreur à la nature, des Danseurs et des Mimes qu'il appelle tous infâmesHom. 8. de pœnit. Idem de David, et Saul, hom. 3. In Math. 2. hom. 6 et 7. et alib.. Il fait même trois sortes de censures contre le Théâtre ; et le nomme une chaire de pestilence, et l'école de la débauche ; mais ses paroles montrent assez clairement qu'il n'applique {p. 222} cette condamnation qu'aux Histrions, Farceurs, Mimes, Scurres et autres gens qui ne travaillaient qu'à faire rire ; car il ne se plaint que de l'impudence de l'Orchestre, où nous avons montré que les Comédiens ne jouaient point, et où était un lit sur lequel les Mimes représentaient les adultères de leurs Dieux, et de ce que l'on y donnait au public des Spectacles de fornication, des corps efféminés, des paroles sales, des mauvaises chansons, des femmes débauchées, qui dansaient et nageaient toutes nues dans l'Orchestre pour divertir le peuple, dont rien ne convenait au Poème Dramatique. {p. 223}

Saint Cyrille ne crie queCatech. i. contre les impudicités des Mimes, et des Danseurs efféminés. Saint BasileHom. 4. in hexam. s'explique de la même sorte, en condamnant les Spectacles de toutes sortes de Bateleurs, les chansons de personnes efféminées, les impudences de l'Orchestre destinée aux Sauteurs et aux Farceurs, comme nous l'avons expliqué.

Et Clément AlexandrinPedag. l. 3. c. 11. ayant touché cette communication de l'Idolâtrie des Spectacles, ajoute, pour en exprimer la turpitude, qu'ils ne doivent pas faire notre divertissement ; « Le stade et le Théâtre, dit-il, peuvent bien se nommer une chaire de pestilence, et {p. 224} l'assemblée que s'y fait est remplie d'iniquité, et chargée de malédictions ; les actions les plus honteuses y sont toutes représentées ; et quelles paroles les Bouffons et les Bateleurs ne prononcent-ils point pour faire rire le peuple ? »

Et ce que l'on ne doit pas oublier en ce discours est que les Hébreux n'avaient point estimé les Poèmes Dramatiques indignes de leurs soins, ni contraires à la sainteté de leur Religion, comme nous le pouvons juger par le fragment qui nous en reste de la Tragédie d'Ezéchiel, intitulée, La Sortie d'Egypte ; mais les Auteurs du Talmud, ou Livre de narration d'Enoch, condamnent les {p. 225} Mimes, chansons, danses et bouffonneries, auxquelles ils disent que les enfants de Caïn s'étaient trop adonnés, sans avoir parlé de Tragédies ni de Comédies. C'est encore avec cette même distinction que les Conciles et le droit des souverains Pontifes, ont condamné la Scène de l'antiquité.

Le Concile Elibertin ne« Mimos et Saltationes quæ in Scena fiunt. » Concil, Const. pseud Sex. can. 51. parle que des Pantomimes qu'il ne reçoit à la pénitence qu'en changeant de vie. Le sixième de Carthage reprouvé, ne défend que les Mimes et les Danses de la Scène. Et quand on a mis entre les règles du Droit Ecclésiastique la défense que Saint Augustin fait deAugust. Psal. 102. {p. 226} donner aux Histrions, on n'a regardé que les Mimes et Farceurs, et ces termes ne se peuvent étendre plus loin ; car il les nomme Bateleurs et Bouffons, et les conjoint aux Combats d'hommes et de bêtes, aux plus viles personnes du Cirque, et à ces femmes prostituées de la Scène qui jouaient les Mimes« Histriones, Mimos Cærerosque circula ores, perditos homines. » Concil. Mediol..

Le Concile de Milan ordonne bien que l'on chasse les Histrions, les Mimes et Bateleurs, et tous les gens de cette sorte abandonnés au vice, et que l'on soit sévère contre les Hôteliers, et tous ceux qui les retirent, mais il ne dit rien contre les Acteurs des Comédies et des Tragédies {p. 227} qui n'ont jamais été traités de même sorte.

La Province d'Auvergne prétend avoir remis sur le Théâtre de ce Royaume les premiers Bateleurs qui n'y chantaient point, et n'y dansaient point, croyant par ce moyen s'exempter de la peine des anciens Mimes et Bouffons, mais parce qu'ils y faisaient des railleries indécentes, et prononçaient plusieurs paroles impudentes, ils furentEx notis in decret. Sorbonæ epist. condamnés par nos Théologiens, qui conclurent que la turpitude du discours n'était pas moins condamnable que celle des gestes du corps. Où nous devons remarquer qu'il n'est parlé que d'Histrions et Joueurs de Bouffonneries, et non {p. 228} point de Tragédies et Comédies, qui n'étaient pas encore en état d'être estimées ou condamnées.

Et lors que Salvien« Mimos, ludicra et Thymelicos » Salvien, l. 6. prépare ce grand discours qu'il fait contre les impudences horribles de la Scène, il dit qu'il entend parler des Jeux du Cirque et du Théâtre, et dans la suite il explique les derniers par le seul terme de Mimes, Bouffons et Musique lascive, sans rien imputer de leur honteux libertinage aux Tragédiens et Comédiens. {p. 229}

Chapitre XI.
Que les Poèmes Dramatiques n'ont point été condamnés. §

C'est donc ainsi que les Chrétiens ont fulminé contre les Jeux Scéniques et contre tous les Mimes et Bateleurs qui n'y paraissaient que pour faire les divertissements du peuple, par des actions et des paroles dignes de la plus grande sévérité des Lois, et qu'ils ont empêché que la sainteté des Chrétiens ne fut souillée par la {p. 230} communication de ces impudences, dont le poison se pouvait aisément glisser dans l'âme par les yeux et par les oreilles : ils n'ont pas traité de la même sorte la représentation des Poèmes Dramatiques, et je ne trouve que fort peu d'endroits qui témoignent ce qu'ils en ont pensé« Comœdiae et Tragœdiae horum meliora Poemata. » Tertull. de Spect..

Tertullien le plus austère de tous nos Ecrivains, dit que les Comédies et les Tragédies étaient les meilleurs Spectacles des anciens, et n'y blâme autre chose que les adultères, et les autres crimes de leurs Dieux, que l'on y représentait avec beaucoup de mépris ; il en condamne le sujet par le peu de respect {p. 231} qu'ils portaient à leur Religion ; mais il ne charge ni d'infamie ni d'anathème ceux qui les représentaient.

Et nous pouvons bienCyprian. de Spect. observer la différence dont Saint Cyprien se sert pour condamner les Mimes et les Poèmes Dramatiques ; car à l'égard des premiers il blâme leur corruption et leur mollesse plus honteuse que celle des femmes les plus perdues ; mais à l'égard des autres, il blâme seulement les soins et les pensées inutiles que les Comédiens peuvent donner, et ces voix extravagantes et fortes des Tragédiens ; et l'on jugera si ces choses leur pouvaient donner sujet de prononcer {p. 232} contre eux la censure qu'ils ont prononcée contre l'impudence des Histrions et Farceurs« Et hæc sunt tolerabiliora ludorum Comœdiae scilicet et Tragediae. » August de Civit. c. 8.. « Ce qu'il y a de plus tolérable, écrit Saint Augustin, ce sont les Comédies et les Tragédies, où les Fables des Poètes sont représentées parmi les Spectacles publics, avec quelques choses indécentes, mais sans aucunes paroles impudentes et dissolues, comme en beaucoup d'autres Jeux du Théâtre. Elles sont même comptées entre les disciplines libérales, et les jeunes enfants sont ordinairement obligés par des personnes âgées, et plus sages qu'eux de les lire et de les apprendre.  » Confes. l. 3.. Et se reprochant à lui-même la complaisance qu'il avait eue pour les Spectacles. {p. 233} des Théâtres, il ne parle que de la compassion qu'il avait pour les misérables que l'on représentait dans les Tragédies, et de laquelle il faisait lors son plaisir, disant qu'il était fâché lors qu'il en sortait sans être ému de douleur, et qu'il entrait dans les interdits des Amants, étant bien aise quand ils obtenaient ce qu'ils avaient désiré. Mais lorsqu'il condamne quelques désordres dans les représentations Théâtrales, il parle de celles qui étaient accompagnées de danses honteuses, et de gestes impudents, c'est-à-dire, celles des Histrions.

Aussi Lactance ne blâme la Comédie et la Tragédie, {p. 234} que pour les sujets qui contenaient quelquefois des Fables malhonnêtes, et non pas l'art du Poète, ni l'exercice des Acteurs« Omissis Evangeliis Comœdias legere, amatoria bulicorum versuum verba canere, Virgilium tenere et Mimorum turpia scripta cantare. » Can. Sacerd. et Can. legant dist. 37.. Et je ne sais comment il s'est pu faire que certains Canonistes prévenus de l'erreur public, et sans avoir examiné les sentiments des Anciens, ont allégué deux Canons, tirés des paroles de Saint Jérôme, comme une condamnation absolue de la représentation des Poèmes Dramatiques, car il n'en parle point ; il ne s'agit que des Ecclésiastiques qui lisaient les Comédies, au lieu de s'appliquer à l'étude des Ecritures Saintes, et l'on ne peut en tirer aucune {p. 235} conséquence, parce qu'il confond dans cette défense Virgile, et toutes sortes d'Auteurs profanes. En quoi il donne un conseil aux Ecclésiastiques, et non pas un précepte à tous les Chrétiens, autrement il faudrait dire qu'un des plus Saints et des plus doctes Evêques de ce Royaume, qui se faisait lire ordinairement les Comédies de Terence au chevet de son lit, a vécu dans un désordre condamné par les Canons, et que la lecture de Virgile est pernicieuse et criminelle. {p. 236}

Chapitre XII.
Que la représentation des Comédies et Tragédies ne doit point être condamnée tant qu'elle sera modeste et honnête. §

De toutes ces recherches de l'antiquité, il sera vrai de conclure que la Tragédie et la Comédie n'ont rien de leur nature qui puisse les exposer à la censure des Lois et des gens de bien, ce sont des ouvrages des plus difficiles, {p. 237} je l'avoue, mais des plus ingénieux et des plus agréables. Ceux de l'antiquité sont encore vénérables parmi nous, et dignes d'occuper les plus beaux esprits ; les plus sévères en font les innocents plaisirs de leurs études. Les Poètes ont souvent mis sur le Théâtre des sujets graves tirés de toutes sortes d'Histoires, et même de nos Ecritures Saintes, et des persécutions de nos Martyrs ; elles font encore aujourd'hui comme autrefois l'exercice de la jeunesse studieuse, et les Maîtres des Sciences qui tiennent la plus belle Ecole de doctrine et de piété, ne feignent point de composer {p. 238} une infinité de ces Poèmes, et d'en donner publiquement le récit par le ministère de leurs Disciples, les plus modestes et les plus illustres.

Si donc il est arrivé que le libertinage des Acteurs ait donné quelque peine à la pudeur des Ames Chrétiennes, il ne faut en cela qu'imiter les Empereurs qui n'ont jamais rien prononcé contre ces représentations, et qui se sont contentés d'en réformer l'abus, et d'imposer des peines rigoureuses contre ceux qui par leurs désordres corrompaient l'excellence de cette Poésie et la beauté de sa représentation ; il en faut chasser le {p. 239} vice qui se doit faire haïr partout, et conserver un art qui peut plaire.

Les femmes avaientSueton. in August. accoutumé d'assister aux Combats de la lutte ; mais Auguste ne voulut pas souffrir qu'on exposât à leurs yeux des hommes tous nus, qui pouvaient offenser les sages, et flatter la débauche des autres, et remit au lendemain matin le combat des Athlètes, avec défense aux femmes de venir au Théâtre devant onze heures ; c'est ainsi qu'il en faut user pour les Poèmes Dramatiques, je veux dire en éloigner tout ce qui peut offenser les oreilles chastes, et l'honnêteté de la vie. {p. 240}

S. ChrysostomeHomil. 7. in Math. et Homil. de David et Saul. « Clementiæ nostræ placuit ut Maïuma, etc. » 1. 11. c. 45. et l. i. Cod. Theod. de Maïum. fit abolir les Jeux Maiuma, comme un Spectacle de superstition et d'impudence, et lors qu'ils furent rétablis par les Empereurs Arcadius et Honorius, pour rendre ce contentement à leurs Provinces, ils défendaient expressément d'y mêler aucune chose et contraire à la pudeur et aux bonnes mœurs.

Il est certain qu'autrefois« ludibria joculatores, goliardos, buffones, artem ignominiosam » Extra de vit. et honest. Cleric. c. 12. Et de vit. et hon. Cler. l. 3. c. 15. les Comédies étaient représentées dans les Eglises ; et durant plusieurs années, on n'y trouva rien à redire, mais lors que les Ecclésiastiques entreprirent d'y paraître avec des masques et diverses bouffonneries {p. 241} indignes de la sainteté des lieux, Innocent III condamna ce désordre sans condamner ces représentations, ni même chasser ces Jeux de Théâtres hors des Eglises. Et Boniface VIII défend l'art infâme des Bouffons, Jongleurs et Gueulards, c'est-à-dire, selon la glose, l'art des Histrions et Diseurs de mots de gueule, et les prive du privilège de Cléricature, s'ils y persévèrent durant une année.

Voilà certes ce qu'il faut faire, mais c'est aux Sages Politiques d'en trouver les moyens ; je n'entreprendrai pas ici de leur donner conseil, et je dirai seulement que si l'on peut mettre {p. 242} le Théâtre à ce point d'innocence et d'honnêteté, il n'aura plus de contradicteurs.

Quand on renouvela ce divertissement dans l'Europe, il commença par des Satires aigres et mordantes qui tirèrent bientôt après elles le libertinage, et cela fut corrigé par les Histoires Saintes que l'on y fit représenter ; et les personnes de piété en prenaient tant de soin, que l'on forma cette Confrérie de la Passion, qui possède encore l'Hôtel de Bourgogne, où l'on représentait des Histoires Saintes ; et où maintenant on en représente encore de toutes sortes. Mais comme ils furent {p. 243} corrompus par la licence des Poètes, et par la mauvaise conduite des Acteurs, les Rois jetèrent l'infamie sur ceux qui montaient sur le Théâtre, où l'on avait porté tant de dissolution. Mais Monsieur le Cardinal de Richelieu, qui faisait toutes ses actions avec un grand discernement du bien et du mal, remit en crédit les Comédies et les Tragédies, en n'y laissant rien de ce qui les avait exposées justement à l'indignation des personnes d'honneur, et à la peine des Lois. Il y a cinquante ans qu'une honnête femme n'osait aller au Théâtre, ou bien il fallait qu'elle y fut voilée, et tout à fait invisible, et ce {p. 244} plaisir était comme réservé aux débauchées qui se donnaient la liberté de les regarder à visage découvert. Mais aujourd'hui les femmes d'honneur et de qualité s'y trouvent en foule avec toute liberté ; au lieu que celles dont le désordre a signalé la vie et le nom, n'osent plus y paraître que sous le masque, et dans un déguisement qui les condamne.

Il est certain néanmoins que depuis quelques années notre Théâtre se laisse retomber peu à peu dans sa vieille corruption, et que les Farces impudentes, et les Comédies libertines, où l'on mêle bien des choses contraires au sentiment de la {p. 245} piété, et aux bonnes mœurs, ranimeront bientôt la justice de nos Rois, et y rappelleront la honte et les châtiments ; et j'estime que tous les honnêtes gens ont intérêt de s'opposer à ce désordre renaissant, qui met en péril, et qui sans doute ruinera le plus ordinaire et le plus beau des divertissements publics ; Car l'opinion des doctes Chrétiens, est que la représentation des Poèmes Dramatiques ne peut être condamnée quand elle est innocente, quand elle est honnête.

Je ne prétends point ici néanmoins traiter les questions qui pourraient naître de ce discours, et dont il est plus facile de s'instruire, que {p. 246} des curiosités enveloppées des ténèbres du vieux temps. Je me contente d'avoir expliqué ce qui s'est fait parmi les Anciens, et ce que nous avons fait ensuite des pensées raisonnables qu'ils ont eues, ou en reformant ce qu'ils avaient mal introduit. Et pour ne pas abandonner entièrement cette dernière pensée favorable à la représentation des Poèmes Dramatiques, je l'appuierai seulement du témoignage de Saint Thomas, qui par sa profession2. 2. q. 168. 3. art. 3., par la sainteté de sa vie, et par l'excellence de sa doctrine, est tenu partout pour l'Ange de l'Ecole, et pour le plus célèbre de tous nos {p. 247} Docteurs. Il propose comme une grande difficulté dans l'instruction qu'il nous donne touchant la modestie, « Que les Histrions semblent pécher contre cette vertu par l'excès du divertissement, en ce qu'ils n'ont point d'autre pensée en toute leur vie que de jouer. De sorte que si cet excès est un péché, les Histrions devraient être toujours dans un état de péché mortel, comme aussi tous ceux qui se divertiraient par leur entremise, ou qui soutiendraient cet art par leurs libéralités. Ce qui n'est pas véritable ; au contraire, nous lisons dans la vie des Pères que Saint Paphnuce apprit par révélation qu'un certain Acteur de son temps serait quelque jour égal en la {p. 248} possession de la gloire du Ciel. »

Et pour réponse à cette objection cet illustre Théologien dit, « Que le divertissement est nécessaire à l'entretien de la vie humaine, et que pour y parvenir on peut établir quelques emplois licites, comme l'art et le ministère des Histrions ; que quand on le fait pour cette fin, on ne peut pas dire que leur exercice soit défendu, ni qu'ils soient en état de péché quand ils le font avec quelque modération, c'est-à-dire, sans y mêler des paroles malhonnêtes, et des actions impudentes, pourvu que ce soit en des temps, et parmi des affaires qui n'y répugnent pas. Et bien qu'à l'égard de la vie civile, ils n'aient point d'occupation {p. 249} sérieuse, ils en peuvent avoir de bonnes à leur égard et devant Dieu, comme faire des prières, retenir leurs passions, régler leurs œuvres, et donner aux pauvres. D'où il s'ensuit que ceux qui leur font des libéralités, ne pèchent point, et qu'au contraire ils font justice en les payant du service qu'ils en reçoivent, si ce n'est qu'ils y consument leur bien en de vaines profusions, ou qu'ils le donnent à des Bouffons qui ne s'emploient qu'à des divertissements illicites, parce que c'est entretenir et favoriser leur péché. »

Je veux bien qu'en cet endroit S. Thomas parle des Histrions au sens des derniers siècles, et qu'il comprenne sous ce nom les {p. 250} Acteurs des Poèmes Dramatiques ; Car si l'on n'entendait par ce terme que les Mimes et les Farceurs, son autorité serait encore plus avantageuse aux autres, que l'on ne pourrait pas condamner contre la résolution de ce grand Théologien, qui serait favorable à ceux-là même que les Grecs méprisaient, que les Romains tenaient infâmes, et que jamais on ne leur doit comparer.

C'est par où je finis cette Dissertation ; car après l'autorité d'un Personnage si célèbre, je n'ai rien d'assez considérable pour donner quelque lumière à sa doctrine, ni pour ajouter quelque ornement à mon discours.

FIN.