Bastide, Jean-François de

1758

Lettre à M. Rousseau

Édition de Lena La Neve
2016
Source : Lettre à M. Rousseau Bastide, Jean-François de p. 1-42 1758
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

Lettre à M. Rousseau §

{p. 1}LETTRE A M. ROUSSEAU.
AVANT-PROPOS.

Venit ad me sæpe clamitans :
Vestitu nimium indulges, nimium ineptus es.
Nimium ipse est durus, præter œquum bonumque. Ter.

Il vient souvent me crier aux oreilles, vous aimez trop la bagatelle, vous donnez trop dans l’ajustement, mais il ne songe pas que sa sévérité s’écarte de l’équité et de la bienséance.

Je voudrais que l’on se fût bien examiné, bien connu, avant que de prendre un parti contre les hommes. {p. 2}Celui de les fuir dans la solitude, ou d’écrire constamment contre eux, doit avoir les suites les plus fâcheuses, et peut coûter jusqu’à l’estime des plus grands talents. Il est un homme qui m’arrache ces réflexions. Si je le connaissais, je ne les communiquerais qu’à lui seul ; s’il n’était point absent, je chercherais à le connaître pour les lui communiquer ; il les pardonnerait à mon cœur. Il verrait le sentiment dans mes discours ; en les écoutant, il se connaîtrait ; et en se connaissant, il verrait que, s’il peut être vrai que l’homme qui médite soit un animal dépravé1, il est encore plus possible que celui qui voit la source de cette vérité dans le cœur de l’homme, devienne insensiblement le plus injuste et le plus malheureux des hommes. Ne pouvant lui parler à lui-même, je prends le parti de lui écrire. Son {p. 3}état m’afflige et me presse. Il nous apprend qu’il avait un ami ; il fut donc sensible ? Mais il nous apprend qu’il n’en veut plus ; il est donc malheureux ! Des résolutions pareilles ne sont point l’ouvrage de la raison ; si elle les inspirait, il faudrait croire que Dieu a réservé ses bienfaits pour les tigres. C’est dans la douleur que cette sorte de suicide a été conçu. Un philosophe, un homme libre, voir nécessairement plus de défauts dans son ami, que nous n’en voyons dans celui que le plaisir offre à nos cœurs dans le tourbillon des amusements et des affaires. Il faut que plus de sagesse emporte plus de sévérité ; sans compter que l’indépendance, compagne inquiète et despotique de la philosophie, exige encore plus de perfection dans l’objet d’un attachement, que la raison la plus austère n’en peut exiger. La première pensée, la réflexion constante {p. 4}d’un sage, que le mécontentement vient à désabuser de cette chimère de perfection, qui l’avait séduit dans son ami, c’est j’étais libre, et je ne le suis plus ; vos défauts, que je suis obligé de supporter, sont des chaînes qui s’appesantissent chaque jour. Cette réflexion est amère ; quand on l’a faire une fois, l’ami, dont on se plaint, ne peut plus échapper à l’éxagération ; et le terme de toutes les idées, et de tous les sentiments qu’entraîne ce sentiment injuste, c’est la rupture et la misanthropie. La fermentation passe du sang dans les écrits qui échappent ensuite. On ne veut plus avoir d’ami, on est à plaindre ; mais on annonce qu’on n’en veut plus, et cette résolution paraît cruelle. Tel est l’homme dont je parle. La France dévore ses écrits et condamne ses sentiments ; moi, j’examine son cœur, et je plains sa situation. Je vais m’entretenir {p. 5}avec lui. Il entendra la voix de l’humanité ; il la distinguera de ce cri odieux que le faux zèle prêta si souvent à la satire, et qui tant de fois déja offensa ses oreilles, au lieu de convertir son cœur. Il est philosophe ? il doit savoir écouter ; et je sens que je l’estime assez pour trouver dans mes sentiments le don de l’engager à m’entendre.

Monsieur,

Je viens de lire votre lettre à M. D’Alembert. Je laisse à d’autres le soin d’en examiner le système, et d’exalter l’élégance et la force de votre style. Je n’y ai considéré que votre cœur, ou du moins vos sentiments présents ; et mes réflexions ne porteront que sur cet objet principal.

Permettez-moi de vous le demander, Monsieur : vous avez une mauvaise santé, des accès fréquents ? Avez-vous {p. 6}toujours attendu le calme du sang, le retour de la circulation, pour porter sur les hommes ces yeux qui verraient si bien, si l’esprit, les connaissances et la réflexion suffisaient, dans tous les cas, pour faire l’homme que vous croyez être, quand vous nous condamnez ? Je crois que non. La nature et l’expérience nous apprennent qu’un homme qui souffre a de l’humeur, et que l’humeur corrompt tous les jugements de l’esprit le plus droit, aussi aisément qu’elle le porte à juger. J’ai connu cet état, Monsieur ; il m’en reste un souvenir qui se tourne en sentiment pour vous ; aussi n’est-ce pas vos idées que j’examinerai dans votre livre ; ce sont vos sentiments, vos motifs, vos douleurs, que je veux rechercher dans vos idées.

Le monde vous importunait ; vous étiez malade ; vous vous êtes jeté {p. 7}dans la solitude, et c’est de là que vous écrivez ! Auriez-vous pu ne pas écrire avec humeur ! Oui, Monsieur, avec humeur. Mais quelle en est la première cause ? La fatale affectation de mépriser les hommes. Votre état est venu de là. A force de calomnier la société, ses membres, les arts qui l’embellissent, vous vous êtes rempli de vos propres discours ; le mal a empiré : une constante exagération, un ton sevère, une malheureuse disposition à nous ravaler, ont été cause que vous nous avez fait éprouver des outrages, quand même vous étiez assez heureux pour pouvoir nous faire entendre des vérités. Cependant je suis persuadé que l’erreur y est moins que l’intention, que vous voyez encore clairement la vérité, et que le mal de tout ceci vient principalement de ce que vous ne voulez pas dire ce que vous pensez. Il faut, malheureusement pour nous, {p. 8}que cette bizarrerie ait gagné l’homme le plus digne, par sa sagesse, de nous instruire ; et par son éloquence, de nous persuader. Hélas ! il en est puni lui-même. Il n’a pas assez aimé les hommes, pour être de bonne foi avec eux, et les hommes se sont vengés d’un procédé que son mérite infini leur a fait envisager comme cruel. Ils l’auraient admiré et chéri, ils l’ont haï et persécuté. C’est de vos propres aveux que naissent les regrets que je vous montre ici. Vous avouez dans votre Préface que les hommes vous ont fait beaucoup de mal : pourquoi n’avez-vous pas voulu nous faire du bien ? Vous le pouviez si aisément. Ici toutes vos qualités, tous vos avantages, toutes vos vertus, viennent s’offrir à mon esprit pour augmenter mes regrets et mes ressources contre vous… Mais oublions ce qui fut, et réparons ce qui est. Il n’y faut pas un {p. 9}miracle, ou du moins je ne crois pas ce miracle impossible. Vous eûtes un ami ? Que ne doit-on pas attendre d’un homme qui aima.

Dans l’état où vous êtes, je vous persuaderais mal la possibilité de votre guérison, si je ne vous proposais des remèdes particuliers. Je consens donc à vous abandonner les hommes, jusqu’à ce que vous soyez parfaitement guéri. Mais les femmes, Monsieur ? Croyez-vous qu’une amie douce, complaisante, spirituelle et raisonnable, fût incapable de faire couler dans votre âme ses maximes et ses mœurs ? Les femmes… A ce nom, le cœur s’attendrit, les oreilles s’ouvrent pour recevoir un son agréable, l’esprit s’éclaire et s’étend, … la vérité et le plaisir brillent devant vous, et leur flambeau vous montre le bonheur uni à la raison dans les plus beaux yeux du monde. Quel tableau je vous présente ! {p. 10}Daignez le considérer un moment. Mais que vois-je ? Vous le foulez aux pieds ? Vos mains cruelles déchirent les grâces, et à leur place, vous m’offrez les EuménidesI. Les Euménides…. Y pensez-vous ? … Mais ce procédé violent provient peut-être de votre état ! La maladie, les accès…. Oui, ce ne peut être que cela. Les discours sublimes qui vous échappent en ce moment, ne servent qu’à m’en convaincre : le charme des grâces est connu ; quand on l’attaque, beaucoup d’esprit ne sert qu’à prouver beaucoup de fermentation. Il faut donc entreprendre de vous calmer.

Vous méprisez les femmes, vous les haïssez, leur vrai portrait vous irrite ! Ce n’est pas le mal qu’elles vous ont fait, qui vous donne ces sentiments furieux : c’est le mal que vous souffrez, qui, s’emparant de votre esprit comme de vos sens, vous {p. 11}porte à des fureurs…. Vous dites que l’amour est le règne des femmes, et de là vous concluez que nous sommes mal gouvernés. Oui, Monsieur, elles règnent sur nous, la nature les plaça sur le trône en les formant, et nous fit naître à leurs genoux ; mais notre bonheur commença avec leur empire, et la preuve de cela, la preuve qu’originairement cet ordre est bien, c’est qu’il est l’ouvrage de la nature, confirmé par nos cœurs. Si vous étiez en bonne santé, si vous aviez les sens tranquilles, la vue libre, vous vous rendriez à une conclusion qui justifie un plaisir. Je confesse que l’artifice, la vanité, le despotisme, ont un peu altéré, dans ces souveraines, l’innocence de leur domination ; mais nous n’aurions pas ce reproche à leur faire, si nous nous étions conduits avec elles de façon à ne pas mériter nous-mêmes leurs reproches : l’amour n’a pas suffi {p. 12}pour nous rendre heureux ; le plaisir nous a rendu ingrats, la douceur nous a rendu téméraires ; nous avons voulu régner à notre tour ; ont-elles dû consentir à recevoir des fers ? Non, sans doute ; et vous les mépriseriez encore plus, comme esclaves, que comme tyrans. Notre révolte a causé tout le mal dont vous gémissez pour nous, et nous ne leur ferons jamais un seul reproche qui ne rappelle l’idée de nos crimes. J’avoue que toutes les femmes réduites à nous faire sentir le despotisme, n’y ont pas employé des moyens dignes d’enchaîner des hommes : mais ce mal, cet outrage, si vous voulez, est très peu de chose en lui-même ; car vous voyez que ce ne sont pas les plus soumis qui se plaignent le plus. D’ailleurs, pouvez-vous dire que des êtres que la dépendance rendait heureux, et qui n’étaient enchaînés que de fleurs, conservent encore le droit d’exiger {p. 13}beaucoup d’égards après s’être odieusement révoltés contre des maîtres qui ne leur demandaient que des désirs et de la constance ? Cependant beaucoup de femmes ont foulé leur privilège à leurs pieds en notre faveur, et paraissent avoir voulu nous élever par leur mérite en nous asservissant par leur pouvoir. Combien, en effet, n’en est-il pas, quoi que vous puissiez dire, qui ont les qualités, les talents, le génie, l’âme des plus grands hommes ! Combien même n’en est-il pas, aux vertus, à l’élévation, au courage desquelles on doit des héros et des chef-d’œuvres ! Ces louanges sont des vérités, Monsieur ; mais elles vont se perdre dans le gouffre de vos maux. Cependant la vérité ne vous échappe pas toute entière ; vous convenez qu’il peut y avoir quelques femmes dignes d’être écoutées d’un honnête homme. Combien cet aveu {p. 14}ne fait-il pas contre vous ! La nature vous l’arrache ; oui, la nature ; elle pense à vous : vous nous l’apprenez vous même, en disant que le plus charmant objet de la nature, le plus capable d’émouvoir un cœur sensible, et de le porter au bien, est une femme aimable et vertueuse. Cet objet existe donc ? le loueriez-vous avec tant de complaisance, si vous le croyez imaginaire ! Vous sentez donc qu’il y a des femmes qu’on ne peut trop chérir ?… Mais vous disputez sur le nombre, et vous dites que votre aveu ne fait contre vous, que comme exception. Eh bien, Monsieur, je serai assez généreux pour ne le regarder que comme tel : je cherche à vous persuader ; il vous faut des raisons ; je suis en état de vous en donner. Je connais les femmes : j’ai eu vos erreurs : le plaisir me les a fait perdre ; l’estime m’en a fait rougir ; et je m’acquitte en combattant pour elles. {p. 15}Vous voulez nous prouver que l’inconstance, le libertinage, la futilité, l’impertinence sont leurs attributs essentiels, et les effets de leur nature ? Vous faites plus ; vous voulez nous convaincre que nous sommes intérieurement persuadés qu’étant ainsi, elles sont comme elles doivent être ; et vous prétendez y avoir bien réussi, en disant, que chez nous la femme la plus estimée, est celle qui fait le plus de bruit, de qui l’on parle le plus, qu’on voit le plus dans le monde, chez qui l’on dîne le plus souvent, qui donne le plus impérieusement le ton, qui juge, tranche, décide, prononce, assigne aux talents, au mérite, aux vertus, leurs degrés et leurs places, et dont les humbles savants mendient le plus bassement la protection. Non, Monsieur, ce n’est point là la femme que nous estimons. Vous croyez nous confondre par cette injurieuse imputation ? Vous nous faites {p. 16}sentir, au contraire, que nous avons la véritable idée du mérite ; car le jugement qu’en général nous portons de pareille femme ; notre procédé même envers elle, est bien contraire à celui que vous nous imputez. Vous avez vécu dans la retraite ! Si vous vous étiez plus communiqué, nos épigrammes sur le babil, notre haine pour le faux savoir, notre courroux contre la fausse importance, vous eussent édifié ; vous eussiez appris à nous estimer. Mais vous étiez malade….

Passons à d’autres objets. Vous accusez les femmes de ne rien savoir et de ne rien sentir. Quel blasphême ! L’inexpérience même et l’ignorance ne peuvent aller jusques-là. Ici votre dessein, ou plutôt le chagrin de votre humeur se développe tout entier, et vous nous forcez à vous plaindre, tout contraire que vous êtes à nos plaisirs, {p. 17}tout cruel que vous voulez paraître envers des objets qui sont nous-mêmes. Il faut, Monsieur, que je vous retrace vos propres discours, pour voir si je ne pourrais pas vous éclairer par vos propres réflexions. Les femmes, dites-vous, n’aiment aucun art, ne se connaissent à aucun, et n’ont aucun génie. Elles peuvent réussir aux petits ouvrages, qui ne demandent que de la légéreté d’esprit, du goût, de la grâce, quelquefois même de la philosophie et du raisonnement. Elles peuvent acquérir de la science, de l’érudition, des talents, et tout ce qui s’acquiert à force de travail. Mais ce feu céleste qui échauffe et embrase l’âme ; ce génie qui consume et dévore ; cette brûlante éloquence, ces transports sublimes qui portent leurs ravissements jusqu’au fonds des cœurs, manqueront toujours aux écrits des femmes : ils sont tous froids et jolis comme elles ; ils auront tant d’esprit que vous {p. 18}voudrez, jamais d’âme ; ils seraient cent fois plutôt sensés que passionnés : elles ne savent, ni sentir, ni décrire l’amour même.

En vérité, Monsieur, je n’oserais répondre sérieusement à tout cela, par respect pour le public, si son empressement pour tous vos écrits n’était pas tel que vos sentiments les plus erronés et les plus extraordinaires, reçoivent de votre célébrité le droit glorieux d’être combattus. D’ailleurs, je suis toujours persuadé que vous ne dites pas ce que vous pensez, ou du moins que vous ne pensez ce que vous dites en cette occasion, que parce que vous avez la tête échauffée. Je vais donc ; non vous combattre, mais vous désabuser, parce que le public qui vous plaint en ce moment, attend un homme qui vous éclaire. Interrogez, Monsieur, nos plus grands Maîtres dans la plupart des arts ; ils vous diront {p. 19}combien les femmes aiment ces arts, et s’y connaissent. Ils vous diront que les plans les plus ingénieux, les idées les plus heureuses, leur sont souvent venus des femmes ; qu’ils ont éprouvé cent fois que d’un coup d’œil elles voyaient tout ce qu’il fallait ajouter à un ouvrage qu’eux-mêmes croyaient fini ; que lorsqu’ils ont eu le bonheur d’en avoir pour écolières, ils ont trouvé souvent qu’au bout de trois jours ils parlaient à des Maîtres ; que les plus grands égards, les plus aimables attentions dont elles soient capables, ont été pour eux ; que lorsqu’elles écoutaient pour s’instruire, elles prêtaient l’oreille la plus attentive ; et que cette excessive attention, qu’on pourrait appeller fureur d’entendre, partait moins d’un esprit qui admire de bons principes, que d’un génie qui crée, imagine, enfante, dès qu’il voit de bons principes à suivre. {p. 20}Ils vous diront cela, et j’ajouterai, au risque de vous donner des remords, que leur seul amour pour vos ouvrages, leur impartialité quand vous les attaquiez, leur courroux quand on vous attaquait, ont prouvé cent fois, que le génie et les arts ont en elles les protecteurs les plus passionnés et les plus éclairés… A l’égard de la passion, que vous dites qu’elles ne sont capables de sentir ni d’exprimer, je vous avoue que la plume me tombe des mains en cet endroit. Quoi ! Monsieur, tant de Lettres passionnées, tant de Romans attendrissans, n’ont pu faire aucun effet sur votre ame ! Vous êtes bien malheureux. Mais, dites-vous, ces ouvrages, quoique attribués à des femmes, ont été écrits par des hommes : eh bien, je vous renvoie à ces éclats de passion, de jalousie, d’ivresse, qui nous ont forcé de tout temps à reconnaître dans les femmes {p. 21}une sensibilité, une violence tout à fait incompréhensible. Informez-vous de l’excès où s’emporta Mademoiselle LecouvreurII dans les derniers temps de sa vie : vous saurez que furieuse d’une infidélité que lui faisait le Comte de SaxeIII, et le voyant entrer dans l’orchestre un jour qu’elle jouait le rôle de Phèdre, dans le moment qu’elle dit à Hippolyte, au défaut de ton bras, prête-moi ton épée ; elle sauta sur Hippolyte, lui arracha son épée, et la lança dans l’estomac du Comte, à la face de trois mille âmes. Relisez le Fils naturelIV ; vous trouverez dans l’entretien qui suit ce Drame, et que vous citez dans l’errata de votre Livre, qu’une femme qui aimait beaucoup son mari, ayant appris un jour qu’il venait d’être assassiné par son beau-frère, chez qui elle l’avait prié d’aller, elle vola vers lui, et l’ayant trouvé expirant, elle s’élança sur ce cadavre {p. 22}adoré, en lui disant avec des transports incroyables : Hélas ! quand je t’envoyais dans cette maison, je ne pensais pas que ces pieds te menaient à la mort. Relisez l’histoire ; vous y lirez cent mille traits de passion. Faites-vous ouvrir les porte-feuilles de mille gens du monde ; vous y trouverez des milliers de lettres pleines des plus vives images de l’amour. Vous me direz que la passion qui est dans ces lettres ne fut point sentie, et n’est qu’un monument de l’artifice de l’imagination ? et je vous répondrai, avec beaucoup plus de raison et de certitude, que vos doutes sur la sincérité des femmes qui les ont écrites, font pour moi dans un des points de notre dispute, parce qu’il est certain que ces lettres étant très tendrement écrites, si elles ne sont que des impostures ingénieuses, prouvent que les femmes possèdent, et à un degré éminent, ce don {p. 23}d’exprimer que vous leur refusez. Car vous ne pouvez disconvenir qu’il ne faille un génie tout particulier pour rendre avec beaucoup de passion un sentiment qui n’existe nullement dans le cœur. Vous ne voulez pas croire que les Lettres d’une PortugaiseV soient l’ouvrage d’une femme ? mais vous croirez bien, j’espere, que les ouvrages de SaphoVI, les Elégies de l’amoureuse la SuzeVII, les vers de la tendre Des HoulièresVIII, les Lettres d’une PéruvienneIX, CénieX, les Lettres de la Présidente FerrandXI, etc. ne sont pas l’ouvrage d’un homme.

Toutes ces autorités suffisent, Monsieur, pour prouver que les femmes sont très capables de sentir, et plus capables d’exprimer. Mais les preuves ne suffisent pas pour convaincre un homme qui a des raisons de chérir son erreur. Vous insistez pour tirer de votre obstination toute la douceur que {p. 24}vous vous en êtes promise ; vous dites… enfin que ne dites-vous pas ? Toutes les injures, toutes les exagérations, tous les paradoxes, se présentent à votre esprit, et vous les saisissez. Mais c’est confier le soin de vos triomphes à vos ennemis. Vous n’avez pas pensé que toutes ces calomnies avaient nos sentiments pour objection, et jusqu’à nos malheurs pour réponse. Vous attaquez les femmes trop vivement. La force de votre éloquence nous porterait quelquefois à vous croire ; mais vous vous ôtez jusqu’à la ressource de notre séduction, à force d’abuser du penchant que nous aurions à les calomnier avec vous. J’ose le dire, à notre honte, nous vous avons l’obligation du peu d’équité qui nous reste : il ne dépendait que de vous que nous pussions faire d’excellents Livres contre elles, après avoir lu le vôtre.

Je vous avoue, Monsieur, que tout {p. 25}cela devient bien incompréhensible, quand on a lu le portrait divin et presque magique que vous faites de la pudeur. Il ne sortira jamais de votre plume rien de si bon, de si beau, de si fini que ce portrait. Il prend envie de croire que le vrai bonheur, le véritable amour, consiste à avoir les yeux fermés auprès de ce qu’on aime, à n’oser regarder ses charmes, à se priver d’un plaisir, pour un plaisir plus grand, quand on a lu des maximes si nobles, si pures et si séduisantes. A présent, Monsieur, permettez-moi de vous demander si vous ne croyez pas que cette peinture dépose contre vous ? L’image positive que vous vous êtes fait de la pudeur, suppose nécessairement une estime et un goût intérieurs pour les femmes ; cependant vous en parlez de façon à faire croire aux meilleurs esprits, que vous les méprisez souverainement, et que votre {p. 26}mépris est formé de haine et d’aversion. Un homme comme vous ne fait point de Roman. En nous présentant les traits de la pudeur, vous nous autorisez à penser que vous croyez ces traits réels et bien palpables, et quand vous nous peignez ensuite les femmes avec des couleurs si odieuses, vous nous faites penser que vous vous êtes repenti de leur avoir rendu justice, que votre plan était de les avilir à votre gré, et que vous avez été furieux que des qualités sublimes que vous ne vouliez point voir en elles, soient venu déranger l’ordre de vos offençantes idées. Tout cela nous persuade que vous les maltraitez moins par raison que par humeur, et cette humeur est la plus incontestable preuve de maladie et de fermentation dans un homme qui a tant de raison, tant de probité, tant de pénétration. Oui, Monsieur, vous méprisez moins les femmes {p. 27}que vous ne dites, vous les haïssez moins qu’il ne paraît, et la nature vous trompe. Vous seriez demain plus équitable, et meilleur juge, si vous vous portiez mieux….2 Je suis persuadé que votre léthargie n’est pas sans remède, puisqu’elle n’est pas sans intervalles. J’oserais parier que ce n’est que pendant le jour que vous éprouvez ces mouvements violents, et que pendant la nuit, dans des songes aimables, vous vous représentez les femmes sous des traits plus dignes de l’humanité. Oui, c’est dans une nuit que votre imagination a tracé le portrait de la pudeur. Vous êtes dans l’état d’un homme dont j’ai lu autrefois l’histoire. Je retrouve vos erreurs dans les siennes, vos songes dans les siens ; {p. 28}il faut que je vous fasse juge de cette ressemblance.

Cet homme, qui était Indien, et s’appellait Zima, était né mélancolique, sévère, farouche. La nature barbare lui avait refusé ce principe de joie, de sociabilité, d’aménité, de justice, que nous nommons santé, et qui, confondu avec notre sang, coule avec lui dans nos veines. Toutes les qualités qui ne dépendent pas de la qualité du sang, il les avait ; droiture, fermeté, esprit, force, pénétration, goût, profondeur, philosophie. Si une malheureuse constitution ne l’avait pas rendu lui-même un objet malheureux, il était né pour partager son temps entre les sages et les fous ; il eût été l’admiration des uns, le flambeau des autres, et l’amour de tous. Mais le Ciel n’avait pas voulu faire un aussi grand présent aux mortels. Zima souffrait toujours. Une douleur continuelle {p. 29}aigrit son sang, blessa sa raison ; il se sentait fait pour être heureux, il voyait mille coquins merveilleusement constitués, il fut indigné du bonheur des méchants ; l’attrait de la révolte devint sa consolation ; l’imagination ne put s’arrêter ; de la haine des causes, il passa à la haine des effets, et il abhorra tout l’Univers. Cet état n’eût été que triste, et il y aurait eu du remède, si un malheur plus grand que son principe, n’avait dû le perpétuer. Zima, né mélancolique, avait souhaité d’avoir pour maîtres, des Solitaires auxquels une certaine conformité d’extérieur l’avait attaché ; il s’était jeté de lui-même dans leur soin dès l’âge le plus tendre ; ainsi le monde n’avait pu employer en sa faveur aucun de ses remèdes, et le malheureux était livré à tout le danger de sa maladie. Ces Solitaires n’étaient heureux et sages qu’en apparence. {p. 30}La fougue et l’imbécillité de l’enfance avaient fait la résolution des uns ; le désespoir des passions avait fait la vocation des autres. Quelle école pour Zima ? Il s’associe préférablement à ceux qui plus tourmentés que les autres, peuvent lui faire plus de mal, par le plus grand mal qu’ils souffrent. C’est ainsi qu’un malade se plaît à aggraver encore les causes de sa mort par les fantaisies de son appétit. On sent que cette société ne peut que lui être fatale. Des hommes qui ont quitté le monde, parce que la fortune et l’amour les ont haï, font des tableaux affreux, et un jeune esprit que la mélancolie consume, écoute comme des oracles les destructeurs du genre humain. Leurs sentiments cruels, leurs peintures homicides, sont la seule consolation qui leur reste, et Zima ne voyant que des portraits affreux, et les croyant fidèles, doit abhorrer {p. 31}les objets qu’ils représentent. Le maléfice est bientôt parfait. Le monde lui devient odieux, le tombeau où il respire un venin si fatal, lui paraît un asile encore trop incertain contre la corruption qui inonde la terre, il ne peut être sage qu’à force de mépris pour les hommes : mais les femmes surtout lui paraissent odieuses et redoutables ; à ce seul nom il tremble ou s’enflamme. Il ne peut l’entendre sans entrer dans des convulsions. Ses mouvements sont alternatifs, et peignent également la haine. S’il considère leurs charmes, il pâlit ; s’il considère leurs vices, il s’emporte.

La nature cependant voyait sa frénésie avec horreur. Elle regrettait un homme qui eût été bon père, excellent mari ; et pour le rappeller dans son sein, elle imagina de lui inspirer des songes aimables. Bientôt les nuits de Zima furent des jours sereins. A {p. 32}peine était-il endormi, que des êtres charmants s’offraient à son imagination. Ce n’étaient pas seulement de belles femmes, des femmes tendres ; le plaisir et la beauté n’eussent pas suffi pour séduire un homme tel que Zima : les vertus s’unissaient aux attraits ; l’esprit au sentiment ; les graces au génie, au goût, à la pénétration, aux qualités les plus touchantes et les plus rares, et formaient de ces tableaux qui forcent l’esprit à croire les prodiges, et le cœur à les adorer. Zima pénétré du charme de ses rêves, ne rêva bientôt plus comme un autre. Son imagination s’échauffa ; il fit des discours en dormant, et sa langue conduite par la nature, n’exprima plus que la vérité. Que ses idées étaient tendres ! Que ses expressions étaient vives ! Que les femmes étaient belles ! Ah ! ce n’est qu’à l’amant le plus tendre qu’il est permis de s’exprimer {p. 33}ainsi quand il ne rêve pas. Il fit un jour le portrait de l’amour endormi sur le sein de la modestie. Quelle vérité il y avait mis, quelle expression, quelle noblesse, quelle passion ! Non, les Grâces et l’Amour n’auraient jamais pu mieux peindre leur triomphe…. Il ne restait pourtant rien de tout cet enchantement, dès que Zima rouvrait la paupière ; il ne s’en imprimait rien dans son cœur ; et le jour, fait pour éclairer la nature, devorait, à son retour, les traits charmants qui l’avaient caractérisé pendant la nuit. L’infortuné Zima n’en était même que plus agité ; s’il se rappellait ses songes, c’était pour les regarder comme des trahisons de son génie, et pour en détester le souvenir. La fureur s’emparait de lui ; il écrivait alors ; les blasphêmes et les horreurs coulaient de sa plume empoisonnée, et malheur aux amants jaloux ou chimériques {p. 34}qui auraient lu ces libelles horribles ; leur âme tourmentée n’eût plus éprouvé que d’affreux sentiments… Les Dieux, qui entendent les gémissements de la beauté, ne prendront-ils pas sa défense ?….

Non loin de la demeure sombre où Zima se consumait dans les accès d’une fièvre violente, était un petit bois où la misanthropie pouvait jouir librement d’elle-même. Zima allait s’y promener souvent. Il avait adopté un chêne sous lequel il s’asseyait toujours, et cet arbre, autrefois peut-être l’heureux berceau des tendres amours, n’était plus maintenant que l’asile des noirs soupirs et des criminelles méditations. Zima s’y endormit un jour. Ce sommeil ne ressembla point à celui qui rendait ses nuits si délicieuses. Il y rêva, mais, au lieu des grâces, il vit les furies. Leur aspect le fit frémir ; sans se reveiller il prononça quelques {p. 35}mots injurieux. Ces fantômes disparaissent : de nouveaux prennent leur place. Ce sont les sirènes qui ont succédé aux furies. Il entend leur voix enchanteresse. Leur nombre double, à ses yeux, par l’opinion qu’il a de leur imposture. Il est frappé du malheur de la terre ; il s’éveille en apostrophant ces monstres redoutables. Mais quel objet frappe ses regards ? Les dieux du haut du ciel ont jeté à ses côtés HébéXII ou quelque Nymphe plus aimable. Il veut la fuir, il est forcé de la considérer ; il se sent enchaîné ; mais son esclavage l’irrite, et des injures expriment l’hommage de son cœur. Que venez-vous faire ; Madame ? Qui vous appelle en ces lieux ? Ah ! n’espérez pas me surprendre ; je vous connais, je connais votre sexe… Si vous le connaissiez, vous ne le fuiriez point ; vous ne seriez pas dans ces bois ; vous chercheriez l’objet que {p. 36}l’amour fit pour vous… L’amour ? Il a respecté ma vertu ; il a craint ma pénétration ; jamais il n’osa me parler pour un sexe qui n’est fait que pour mon mépris… Non, Zima, il n’a pas craint de vous parler ; mais vous avez craint de l’entendre. L’agitation de votre sang et la férocité de vos maîtres vous ont rendu sourd à sa voix : des maximes barbares ont prévalu sur des idées naturelles, et cela arrivera toutes les fois que l’on fuira la beauté…. Ah ! je connais bien la sagesse des maîtres que j’ai écoutés ; je connais bien aussi le danger des conseils que vous voudriez que j’écoutasse : mais les dieux vous ont armée en vain de tant de charmes. Ma raison prévaudra… Dites votre malheur, et je m’en rapporte à vous-même. Ne sentez-vous pas vos maux adoucis par ma présence ? S’ils le sont et que vous ne vouliez pas que mes conseils achèvent {p. 37}de vous guérir, ne concevez-vous pas que votre opiniâtreté est un malheur pour vous ?… Non, Madame, vous êtes belle, vous avez de l’esprit, vous me tromperiez mieux qu’une autre, mais vous n’aurez pas l’honneur de me persuader…. Ce sera un regret pour moi. Je suis libre, ma destinée dépend de mon cœur, et mon cœur attend un honnête homme. Vous êtes cet homme-là, votre réputation a passé jusqu’à moi ; j’ai adoré vos vertus : j’ai senti, j’ai cru sentir du moins que je vous appartenais déja ; faudra-t-il que je me sois abusée ? Vous avez des parents qui vous chérissent, et que votre fuite désespère ; ils m’ont parlé de vous ; je leur ai parlé pour moi. Ils m’ont tout permis : abandonnée à mon génie, je n’ai consulté que lui ; j’ai su que vous veniez vous promener ici, j’ai volé sur vos traces… Mépriserez-vous mes vœux et ma sincérité ? {p. 38}Voudrez-vous que le plus sensible outrage m’ait été fait par le plus honnête homme.

Zima la regardait, l’examinait, sentait son cœur palpiter ; mais il restait debout, et était toujours prêt à fuir. Cependant l’inconnue avait des yeux charmants, un son de voix digne de passer au cœur, un teint plus vrai, plus éblouissant que l’éclat des roses, une gorge telle qu’on en imagine à l’aurore naissante ; et la vérité, cette vérité, plus touchante que les graces, plus persuasive que l’esprit, se peignait dans ses regards, dans ses mouvements, dans son silence. Ah ! Zima, pourras-tu résister à la volonté des dieux qui se déclare ?… Il l’examine encore, il voit tout ce que je viens de peindre, il se rappelle tout ce qu’il vient d’entendre, il sent qu’il doit quelque chose à la reconnaissance, mais il n’est encore que reconnaissant, {p. 39}et ce qu’il répond laisse encore craindre bien des difficultés…. Zima, reprend l’inconnue, je vous vois plus prévenu qu’insensible. Votre prévention est le crime des autres, et ne m’offense pas. Mais, pour vous-même, souffrez que la vérité et le plaisir osent la balancer aujourd’hui. Songez que je vous apporte mes premiers vœux, mes premiers regards ; on dit que le cœur des mortels attend nos premiers sentiments, pour être rempli ? Vous êtes au centre des plaisirs ; les croirez-vous plus dangereux, plus méprisables que des imposteurs qui vous ont perdu…. Non, je crois les plaisirs nécessaires ; je ne les fuirais pas, s’ils avaient conservé leurs premiers charmes : ils étaient faits pour nous rendre heureux ; mon cœur, sans les avoir jamais connus, en chérira toujours l’image ; mais ils ne sont plus, ils ont péri par les mains qui {p. 40}nous les dispensaient…. Croyez-vous que toutes ces mains soient devenues criminelles ; Eh ! le ciel aurait-il voulu le permettre ? Non, Zima, il reste des femmes estimables. Je ne disputerai pas sur le nombre, mais il n’en faut qu’une à un honnête homme ; elle existe, elle est devant vous, et je vous l’offre…. Vous me l’offrez ? J’aurais tout trouvé, si vous étiez sincère. Mais l’imposture a pris cent fois ce langage enchanteur : j’ai vu le malheur des hommes ; dois-je me fier à des serments !… Vous le devez, et j’en appelle à votre cœur. Malgré votre haine obstinée, n’avez-vous pas quelquefois imaginé une femme tendre, honnête, fidelle, caressante ; ne s’est-elle jamais offerte à vous, en songe !… En songe ! Oui, j’avoue que dans l’absence de la raison, dans ces moments que la nuit soumet à l’erreur, la femme que vous peignez s’est {p. 41}quelquefois offerte à mes sens…. Eh bien, c’était moi ; je me reconnais dans ces songes, et j’y verrais mon bonheur si vous vouliez être juste. Informez-vous de moi, je m’appelle Zirbé, écrivez à vos parents ; il vous diront que jamais l’artifice ne souilla mes lèvres ; que cette beauté que vous avez daigné remarquer, ne me rendit jamais, ni vaine, ni faible, ni trompeuse ; que je possède une fortune considérable ; que mon rang n’est inférieur à celui de personne. Ils vous diront…. Non, Madame, ils ne me diront rien, car je ne les interrogerai pas ; je devine tour, je sens que j’ai trop douté, et mon cœur vole vers vous pour expier tous mes crimes… etc. etc. etc. etc.

Cette histoire, Monsieur, est la votre jusqu’au dénouement ; j’aime du moins à le croire ; j’aime à penser que vous ne haïssez, ne méprisez tant les femmes, que parce que vos {p. 42}chagrins, vos réflexions, vos sociétés ont nourri l’enfance d’un premier préjugé. Zima fut désabusé, devint sensible, et fut heureux. Puisse votre fin ressembler à la sienne ! Zirbé lui persuada par ses discours et par ses mœurs, qu’il était beaucoup de femmes estimables. Puissiez-vous trouver une amie qui soit assez jalouse de votre estime, pour vouloir que vous méritiez celle de son sexe, par un désaveu de vos outrages ! C’est le vœu d’un homme qui, tourmenté par l’idée de tout ce qui peut vous nuire, a cru devoir chercher ce qui pouvait vous convenir ; d’un citoyen qui, porté à s’occuper des intérêts de la société, a vu qu’elle gagnerait beaucoup à lire vos écrits ingénieux, profonds et sublimes ; à vous connaître, à vous entendre ; si l’on parvenait à détruire la cause de vos maux, qui sont les siens, quand vous l’abandonnez. J’ai l’honneur d’être, etc. De Bastide.