Jean-Baptiste Morvan de Bellegarde

1702

Lettres curieuses

Édition de Doranne Lecercle
2018
Source : Jean-Baptiste Morvan de Bellegarde, Lettre de M. l’Abbé de Bellegarde, à une Dame de la Cour in Lettres curieuses de littérature et de morale, Paris, Jean et Michel Guignard, 1702, p. 312-410.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

[FRONTISPICE] §

LETTRES
CURIEUSES
DE LITTERATURE
ET DE MORALE
Par M. L'Abbé de Bellegarde

A Paris, rue S. Jacques
Chez jean et michel guignard
devant la ruë du Plâtre, à l'Image
Saint Jean.
M. DCC. II.
avec privilege du roy.

{p. 312}

LETTRE
de M. l’Abbé de Bellegarde, à une Dame de la Cour, qui lui avait demandé quelques réflexions sur les pièces de Théâtre. §

Madame,

Si vous m’ordonniez de vous écrire sur d’autres matières, et qui eussent plus de rapport à mon état, peut-être le ferais-je avec plus de succès ; ou si vous me laissiez la liberté de faire mon plan moi-même, {p. 313}et de choisir des sujets proportionnés à mon génie, et à mes connaissances, je travaillerais avec moins de gêne, et moins de contrainte, et je pourrais vous dire des choses plus raisonnables ; mais je vous avouerai sans façon, Madame, et sans honte, que je ne fais point de vers ; qu’il y a plus de quinze ans, que je n’ai vu le Théâtre, ni assisté à aucune Comédie ; je ne sais si c’est par scrupule, ou faute de goût pour les spectacles ; enfin je suis aussi mauvais Poète, que mauvais Historien, et je doute que je puisse m’acquitter, avec honneur, de ce que vous m’ordonnez. Il est cependant vrai, Madame, que j’ai lu autrefois la plupart des livres, qui donnent des {p. 314}règles pour les pièces de Théâtre ; j’ai feuilleté les Anciens et les Modernes, j’ai examiné les critiques que l’on a faites de plusieurs Comédies, pour me donner quelque idée de la perfection que ces pièces doivent avoir. Je crois, Madame, que vous ne feriez pas mal de lire quelqu’un de ces Auteurs, puisque vous voulez, dites-vous, vous dire à vous-même les raisons pourquoi vous riez ou vous pleurez à la Comédie. Si vous le voulez, Madame, je vous indiquerai les livres que j’ai lus sur cette matière, afin que s’il vous en tombe quelqu’un entre les mains, vous puissiez voir les choses dans leur source. Aristote a été le premier, qui a donné des règles pour la {p. 315}pratique du Théâtre ; ses règles ont dans tous les temps servi de modèle à tous ceux qui ont voulu écrire sur cette matière ; ce qui est fondé sur la nature et sur le bon sens, dure toujours. La Poétique d’Horace est un chef-d’œuvre ; et quoiqu’il ait écrit en Vers, cependant on démêle aisément ses préceptes. Avec le secours de ces deux livres, on sait tout ce qu’il faut savoir pour se former le goût sur les pièces de Théâtre, et pour en faire la critique ; car voilà précisément, Madame, ce que vous demandez. Parmi les Modernes j’estime infiniment Vida, de Crémone, Poète, et Evêque d’Albe : Ces deux qualités paraissent assez mal assorties ; il a composé sur la {p. 316}poétique trois petits livres en vers, à l’imitation d’Horace. Le Livre que Castelvetro a écrit sur cette matière, est merveilleux, et il le serait encore davantage, sans l’affectation qu’il fait paraître à combattre mal à propos le sentiment d’Aristote : Ronsard, du Bellay, Peletier qui commençaient à avoir quelques idées de l’Art poétique, en ont écrit ; mais quelques éloges qu’on ait donné de leur temps à leur poésie, elle nous fait pitié maintenant. J’ai lu les sept livres, dans lesquels Jules-César de Lescalle a examiné toute l’ancienne poésie. Daniel Heinsius a fait encore un beau traité sur la poétique, où il donne des règles pour faire une bonne {p. 317}Tragédie selon la méthode d’Aristote. La critique que le célèbre M. de Corneille a faite de ses propres ouvrages, vous instruira mieux, Madame, que toutes les poétiques du monde, et vous formera mieux le goût, que tous les autres livres ne sauraient faire. Lisez surtout l’Art poétique de l’illustre M. Despreaux ; il a travaillé selon le goût d’Horace ; le Moderne a égalé, s’il n’a surpassé l’Ancien. Ceux qui ne sont pas de ce sentiment, ne donnent tant d’éloges au Romain, que par un désir détourné d’abaisser le Français : Ce n’est pas qu’ils se soucient de rendre justice à l’Ancien ; c’est que la réputation du Moderne les éblouit et les importune. Voilà, Madame, {p. 318}les livres que j’ai lus autrefois sur la matière que vous me proposez : Mais ces idées sont maintenant fort effacées de mon esprit, parce que je me suis toujours appliqué depuis à des choses qui n’y ont nul rapport ; cependant si la solitude, et le repos de la campagne où je suis depuis quelques mois, peut me rappeler quelqu’une de ces anciennes idées, je vous écrirai au hasard, comme dans mes autres Lettres, et sans suivre un ordre méthodique, tout ce qui se présentera à mon esprit.

Le Théâtre qui avait été enseveli sous les ruines d’Athènes et de Rome, s’est relevé de notre siècle avec beaucoup d’éclat ; si l’on donnait {p. 319}les mêmes récompenses à nos Poètes, que donnaient les Grecs et les Romains à ceux qui excellaient en ce genre d’écrire, nous en aurions eu sans doute un plus grand nombre ; mais ce travail immense est trop mal récompensé, et ne conduit plus comme autrefois, aux honneurs suprêmes, ni aux premières dignités de l’Etat.

Si toutes les femmes étaient d’aussi bonne foi que vous, Madame, elles avoueraient avec la même ingénuité, qu’elles ne savent ce que signifient proprement les termes de Tragédie et de Comédie : Ce sont les deux espèces qui divisent le Poème dramatique : Peut-être que ce mot est encore un mystère pour {p. 320}bien des femmes ; cette espèce de Poème est nommée de la sorte, parce qu’il représente quelque action, et il est différent des autres qui se passent en simples récits. La Tragédie tire son nom de deux mots Grecs, qui signifient Bouc, et Chanson, parce que l’on donnait un Bouc pour récompense au Poète, qui avait réussi, et qui avait bien diverti le peuple par ses chants. Les Grecs qui étaient un peuple voluptueux et oisif, passaient toute la journée à entendre des Vers et des Harangues ; les Cordonniers, les Forgerons, les Tailleurs, les Maçons, ceux qui exerçaient les métiers les plus vils, confondus avec ceux qui remplissaient les premières {p. 321}Charges de la République, décidaient au Sénat et à l’Amphithéâtre, de l’esprit et du mérite des Orateurs et des Poètes, et faisaient valoir par leurs suffrages, ou décréditaient une Harangue, ou une Comédie. J’avais oublié, Madame, à vous expliquer ce terme dont vous m’avez demandé la définition ; il vient de deux mots Grecs, qui signifient Village, et Chanson, parce que les faiseurs de Comédies allaient réciter leurs Vers par les campagnes : Dans ces temps grossiers les premiers Comédiens se barbouillaient le visage avec de la lie ; le Poète Eschyle inventa le masque, qui avait quelque chose de plus honnête, et de plus commode. La Comédie, {p. 322}toute informe qu’elle était alors, fit longtemps les délices de la Grèce ; ce peuple jaloux de sa liberté, écoutait avec de grands applaudissements les sanglantes satires que l’on faisait impunément sur le Théâtre, contre les principaux personnages de la République.

La Tragédie, à proprement parler, est une représentation sérieuse de quelque action de grande importance, et qui produit par elle-même la terreur ou la pitié ; ainsi les pièces, dont l’événement ou le dénouement est heureux, ne sont pas des Tragédies ; car elles doivent toujours finir par quelque chose de tragique ou de funeste. Son but principal est de plaire en instruisant : {p. 323}Pour cela il est nécessaire que le Poète choisisse quelque beau point d’histoire véritable, ou crue telle ; qu’il conserve les bienséances, les mœurs et les caractères ; qu’il exprime les sentiments en termes choisis, nobles, et convenables à sa matière.

Il y a encore quelques termes de l’Art dont il faut d’abord vous donner quelque idée, et dont je vous parlerai plus au long et plus en détail dans la suite.

On appelle terreur en matière de Tragédie cette suite d’incidents opposés, qui naissent les uns des autres contre l’attente. Œdipe apprend la mort de Polybe, Roi de Corinthe, dont il croit être le fils ; il mêle à sa douleur quelque {p. 324}espèce de joie, puisqu’il voit tomber par là cet Oracle, qui lui avait prédit, qu’il serait le meurtrier de son père ; mais il apprend en même temps, qu’il n’est point fils de Polybe ; et cette nouvelle emmène le dernier secret de sa destinée : Il se trouve fils de Laïos, qu’il a tué, et de Jocaste qu’il a épousée.

La Tragédie est distribuée en cinq actes ; chaque acte en scènes, dont le nombre n’est point fixe. Un acte est une partie de l’action, qui paraît interrompue sur le Théâtre, mais laquelle ne laisse pas de se continuer derrière le Théâtre, où les personnages agissent toujours, et quelquefois même plus vivement. Une scène commence à l’entrée, {p. 325}ou à la sortie d’un Acteur, qui ne doit jamais ou entrer ou sortir que nécessairement.

Les mœurs ne sont autre chose, que les inclinations, bonnes ou mauvaises. Ce sont tous ces traits répandus, qui forment le caractère des personnages ; ainsi dans l’Iphigénie tout ce qui entre dans la représentation d’un homme amoureux, mais violent, tel qu’était Achille ; tout ce qui sert à nous peindre un Roi fier et ambitieux, tel qu’Agamemnon ; une mère tendre, une jeune Princesse courageuse, telles que Clytemnestre, et Iphigénie ; c’est précisément ce que nous appelons mœurs. Il faut les marquer si vivement, que le spectateur {p. 326}soit en quelque façon prévenu sur le parti, que doit prendre un Acteur. Elles ne doivent ni blesser les bienséances attachées à certain age, et à certains états, ni altérer les caractères connus et consacrés par l’Histoire ou par la Fable ; qu’Achille soit emporté, ardent, fier, inflexible ; enfin qu’elles soient égales et ne se démentent point. Ainsi jusqu’à la fin le souvenir d’Hector est cher à Andromaque.

Il y a dans la Tragédie unité de jour, unité de lieu, et unité d’action. La perfection de ce Poème demanderait que l’action ne durât pas plus longtemps dans la vérité, que dans la représentation ; il est permis cependant de précipiter {p. 327}le temps dans les intervalles des Actes, c’est-à-dire, dans cette partie de l’action qui se passe derrière le Théâtre ; mais l’action ne peut durer au-delà de douze heures, sans blesser la vraisemblance.

L’action doit être unique, et tous les incidents ou épisodes qui la composent, tellement liés ensemble, et par conséquent tous les personnages tellement nécessaires, qu’on ne puisse en détacher aucune partie, sans ruiner le tout. Il y a un défaut reconnu de tout le monde dans les Horace de M. de Corneille. On peut omettre le cinquième Acte sans détruire l’action principale ; il renferme lui-même une action à part, qui {p. 328}ferait le sujet d’une nouvelle pièce ; or cette duplicité est toujours très vicieuse.

Tout ce qui est ajouté à l’action pour la rendre plus brillante et plus vive, s’appelle Episode : lorsque le sujet est choisi, qui doit être un trait éclatant de la Fable ou de l’Histoire, on tâche d’y ramener toutes les actions connues de ses personnages, et de se servir de toutes les idées qui en peuvent naître.

La troisième unité est celle du lieu : L’action se doit passer dans un lieu fixe, en sorte que malgré tous les mouvements différents, et toutes les allées et les venues, les Acteurs reparaissent et se retrouvent toujours naturellement dans le même endroit. Quelques-uns {p. 329}voudraient que la présence des spectateurs fût essentiellement liée à la pièce, dans la vérité, comme dans la représentation ; mais il y a peu de Tragédie, qui ait cette exactitude ; cela était bon du temps de ces Rois populaires, qui paraissaient si souvent dans les places publiques. S’il ne nous est point permis de changer les mœurs dans les choses essentielles, au moins sommes nous obligés de rapprocher le cérémonial et les formalités.

Péripétie est un changement de fortune, ou le passage d’un Etat à un autre, contre ce qu’on avait attendu, différent de ce que nous avons appelé terreur. Cette passion naît des Péripéties mêmes, {p. 330}qui sont d’autant plus belles, qu’elles sont moins attendues et plus surprenantes.

Reconnaissance est un changement subit, par lequel les principaux personnages venant à se reconnaître, conçoivent de la haine ou de l’amitié, et en deviennent plus heureux ou plus malheureux. Rien n’est si beau dans la Tragédie, qu’un changement de fortune, qui arrive sur le champ par la reconnaissance, et fait le dénouement de la pièce.

La plus belle de toutes les reconnaissances est lorsqu’on est sur le point d’agir sans connaître, et que l’on reconnaît avant que d’agir.

La seconde est, lorsqu’on agit sans connaître, et que {p. 331}l’on reconnaît quand on a agi.

Sentiments, c’est tout ce qui fait la matière du discours ; tous ces traits vifs et éclatants, qui excitent les passions.

Situation est cet état violent, où l’on se trouve entre deux intérêts pressants et opposés, entre deux passions impérieuses, qui nous déchirent, et ne nous déterminent pas, ou du moins qu’avec beaucoup de peine : Tel est ce moment douloureux, où Rodrigue se trouve entre son amour et son honneur, entre son père et sa maîtresse : Tel est encore ce moment, où Galerius instruit par Gabinie elle-même, à quelles conditions il doit l’épouser, se trouve entre elle et ses dieux.

{p. 332}Le nœud d’une Tragédie comprend les desseins des principaux personnages, et tous les obstacles propres ou étrangers, qui les traversent : Il va ordinairement jusqu’à la fin du quatrième Acte, et dure quelquefois jusqu’à la dernière Scène du cinquième ; ce qui est une extrême beauté dans une pièce, qui est d’autant plus vive et plus intéressante, que l’esprit du spectateur est toujours suspendu sur l’événement.

Lorsque les obstacles cessent, que les doutes s’éclaircissent, et qu’enfin la destinée des principaux personnages s’est développée, c’est alors que commence le dénouement, qui doit toujours naître du fond de la Fable, et qui {p. 333}ne peut être préparé avec trop d’artifice, ni être trop court ni trop simple.

Catastrophe, c’est l’événement heureux, ou funeste d’une Tragédie ; c’est la nature du dénouement. Les Catastrophes funestes ont plus de dignité que les autres, si j’ose ainsi parler. Ceux qui prétendent qu’il ne faut jamais ensanglanter le Théâtre, ignorent ce que c’est que de l’ensanglanter ; il ne faut jamais y répandre le sang de personne, mais on y peut verser le sien, quand on y est porté par un beau désespoir ; c’était une action consacrée chez les Romains.

On peut hasarder sur la Scène, des choses mêmes, qui sont contre nos mœurs, et ces {p. 334}sortes de sujets réussiront, si on y apporte tous les ménagements nécessaires. L’amour de Phèdre pour Hippolyte ; celui de Tiridate pour Erinice sa sœur, n’ont précisément réussi que par là.

En un mot, il faut exposer son sujet avec art ; se hâter de faire agir ses personnages, amener des événements extraordinaires, qui se combattent et se produisent les uns et les autres ; intéresser, suspendre, tromper le spectateur ; qu’il n’y ait que des caractères élevés ; nulles images, nul esprit hors d’œuvre, des chutes brillantes, des Scènes vives et courtes, heureusement tournées, beaucoup de feu et de mouvement, peu de récits, une action continuelle et qui {p. 335}se précipite à sa fin.

La Fable, ou la composition du sujet, est la partie la plus essentielle de la Tragédie : On l’appelle Fable, parce qu’il est libre au Poète d’inventer les sujets tragiques, qu’il veut exposer sur la scène, ou d’en altérer les circonstances, quoique véritables, pour les ajuster au Théâtre. On ne s’intéresse aux aventures des misérables, ou des personnes de la lie du peuple ; ainsi il faut que le sujet de la Tragédie soit l’action de quelque Roi, de quelque Prince, de quelque Princesse, ou de quelque personne considérable par son rang, ou par ses emplois, parce que les personnes infiniment élevées au-dessus des autres, produisent {p. 336}des effets bien plus étranges, et que leurs malheurs font une plus vive impression sur l’esprit, et causent un plus grand étonnement. Si le Héros que l’on représente sur le Théâtre, n’a une grande vertu, on n’est que médiocrement touché de ses infortunes ; la vertu affligée excite cette pitié tendre, qui fait le plaisir le plus délicat de la Tragédie ; mais si le Héros tombe dans la disgrâce par sa faute, ou par son imprudence, ou après avoir commis quelque mauvaise action, on se sent indigné contre ses vices, et peu attendri de ses maux : La punition d’un méchant homme est une chose ordinaire, qui n’excite pas de grands sentiments. Ce n’est pas qu’il faille que le Héros {p. 337}soit parfait en toutes choses, car cela est impossible ; il faut qu’il se sente des faiblesses de l’humanité, afin que le spectateur craigne qu’il ne lui arrive quelque malheur ; car si c’était un homme accompli en toutes choses, et d’une vertu parfaite, on serait affranchi de cette crainte, qui tient l’auditeur en suspens, et qui lui cause une certaine inquiétude, qui l’intéresse dans toutes les aventures du Héros. Si sa vertu ne doit pas être entièrement exempte de faiblesse, il ne faut pas aussi que ce soit un scélérat insigne ; les Grecs qui aimaient à voir la scène ensanglantée, représentaient souvent sur leur Théâtre, des hommes fort vicieux, ou du moins qui avaient {p. 338}commis de grands crimes : Œdipe, Oreste, Alcméon, Médée, Thyeste étaient de ce caractère ; ainsi le spectateur était toujours dans la terreur et dans l’effroi ; mais la pitié est incomparablement plus douce, et plus conforme à l’humanité : Ainsi dans le choix que le Poète fait de ses Héros, il ne doit point en introduire sur la scène, qui soit coupable de quelque crime énorme. Si Phèdre a excité de la commisération sur notre Théâtre, quoiqu’elle fût criminelle, c’est que Racine, d’un génie supérieur, et maître de son sujet, a si bien ménagé la faiblesse de cette Reine, qu’il en a fait retomber tout le blâme sur la confidente, qui abusait {p. 339}de la confiance que sa Maîtresse avait en elle.

Le Poète ne doit pas donner à entendre, que son Héros est tombé dans le malheur, pour être sujet à quelque imperfection ; mais pour avoir fait quelque faute, qui mérite d’être punie. Ses infortunes doivent être regardées comme la suite de quelque mauvaise action ; mais il ne faut pas qu’elle parte d’un mauvais fond, ou d’une âme noire ; il faut plutôt que ce soit l’effet d’une certaine fragilité, qui n’est pas incompatible avec une grande vertu : C’est ainsi, que la jalousie injuste de Thésée, l’infidélité de Jason, qui abandonne Médée, pour prendre une autre épouse ; la présomption de {p. 340}Niobé, qui se glorifiait dans le grand nombre de ses enfants, et qui méprisait Latone, ont été punies avec justice. Ces punitions excitent la pitié, parce que toutes ces personnes avaient d’autres bonnes qualités, et des vertus, qui leur affectionnaient le spectateur ; mais si le Héros est absolument vicieux, il faut que la punition de ses vices soit telle, qu’elle imprime beaucoup de terreur. Puisque la Tragédie est une instruction pour porter les hommes à la vertu, et pour les détourner des vices ; la règle générale est que la vertu soit récompensée, et le crime puni. Les Modernes sont beaucoup plus circonspects en cela, que les Anciens, puisqu’Euripide {p. 341}après avoir représenté la perfidie de Jason, et la cruauté de Médée, qui trempa ses mains dans le sang de ses propres enfants, et qui commit encore plusieurs autres crimes abominables, les laisse sur leur bonne foi, au lieu de soulever contre eux les Dieux et les hommes pour les punir. Les parricides, les incestes doivent être suivis de châtiments proportionnés à la noirceur de ces grands crimes ; mais les disgrâces des personnes moins coupables que malheureuses, font une impression plus douce ; c’est ce qui attire ces larmes de compassion, qui attendrissent l’âme, et qui causent un plaisir si délicat. Pour exciter ce sentiment dans le cœur du {p. 342}spectateur, il faut que le Poète amène avec art les aventures de son Héros ; et que la perfidie de ceux qui lui sont unis par les liens du sang, de l’amitié, ou de l’amour, le fassent tomber dans le malheur. C’est une chose ordinaire, qu’un ennemi mette tout en œuvre pour se venger d’un ennemi, après en avoir reçu de grands outrages ; les mauvais traitements qu’il lui fait, ne surprennent point.

Quoique le Poète ait la liberté de changer quelques circonstances de son Histoire, d’en supprimer une partie, d’en ajouter de nouvelles ; il ne lui est pas permis cependant d’altérer les événements principaux, et qui sont connus de tout le monde : Il n’est {p. 343}pas cependant obligé de suivre mot à mot la vérité de l’Histoire, pourvu qu’il ne la corrompe pas dans les points essentiels, et qu’il ne confonde point par des changements notables les idées du spectateur. Un Auteur se rendrait ridicule, s’il faisait paraître Pompée sur la scène, s’applaudissant d’avoir vaincu César à la bataille de Pharsale : Cette contrariété choquerait l’Auditeur, persuadé de la défaite de Pompée. De même ce serait une absurdité insoutenable de faire mourir tranquillement César au milieu de son Palais, dans les bras de son épouse ; puisque tout le monde sait qu’il fut poignardé au milieu du Sénat : Mais on n’est pas obligé de {p. 344}dire, qu’il s’enveloppa de sa robe, ni qu’il fit des reproches à Brutus ; au contraire, le Poète peut faire parler César, pour se plaindre de son ingratitude, parce que ce changement n’est pas considérable, et qu’il n’altère pas le point essentiel de l’Histoire.

Nous n’aimons pas à voir la scène ensanglantée, et nous sommes en cela beaucoup plus humains, que les Anciens, qui faisaient massacrer leurs Héros sur le Théâtre. Ces spectacles sont odieux, et ressemblent plus à des combats de Gladiateurs, qu’à des querelles de Héros. Je ne doute point que Sophocle n’eût fait combattre sur le Théâtre devant tout le monde, les trois Horace contre les trois Curiace ; {p. 345}il faut que le Spectateur apprenne par des récits ces aventures cruelles, qui ne lui causent que des sentiments douloureux, et qui ne lui donnent que de l’horreur. C’est avec raison qu’on a blâmé Euripide d’avoir représenté Médée, qui égorgeait ses propres enfants ; il faut avoir l’âme barbare pour pouvoir souffrir un spectacle si horrible. La cruauté qu’Ulysse exerça contre Astyanax ; les massacres que Pyrrhus fit des enfants de Priam, les parricides d’Atrée et de Tantale ; toutes ces actions pleines d’horreur, qui étaient si fort au goût des Anciens, ne seraient pas maintenant souffertes sur notre Théâtre, et il faut les dérober aux yeux du spectateur. {p. 346}Eschyle, ni Sophocle n’y ont pas regardé de si près ; ils ont représenté Oreste poignardant Clytemnestre sa mère, sur le Théâtre : quelque sujet qu’il eût de la haïr, il n’y a point de raison, qui puisse autoriser un fils à commettre un parricide, et à tremper ses mains dans le sang de sa propre mère. Cependant ces actions, toutes odieuses qu’elles soient, ne peuvent être altérées dans leurs circonstances principales, parce qu’elles sont de notoriété publique, et que tout le monde sait qu’Oreste a effectivement tué sa mère ; mais il faut que ce parricide se commette derrière le Théâtre. Il ne faut pas non plus qu’Egisthe, Amant de Clytemnestre, soit massacré {p. 347}à la vue des spectateurs, ni de son Amante, pour épargner à cette Reine infortunée un spectacle si douloureux. Les filles de Danaus, qui assassinent leurs maris, commettent ces massacres à la faveur des ténèbres, dans leurs chambres, sans que les yeux des assistants soient blessés par tant de massacres. C’est en quoi le Poète fait paraître son génie, lorsqu’il produit dans les esprits, les mêmes effets par de simples récits, que par des spectacles réels. Le récit que Theramène fait de la mort de son Maître, dans la Phèdre de M. Racine, est si pathétique, et si touchant, que le spectateur est autant attendri par cette narration, que s’il voyait de {p. 348}ses yeux Hippolyte traîné par ses chevaux, et Aricie pâmée auprès du corps de son Amant, qui expire, et qui est tellement défiguré, qu’à peine le peut-elle reconnaître. Le spectateur fait bon gré au Poète, de lui épargner la vue des corps sanglants de ces Héros blessés à mort, et expirants sur le Théâtre ; mais un Auteur qui se défie de la faiblesse de son génie, et qui craint de ne se pas assez soutenir dans sa narration, pour produire de grands sentiments dans l’esprit de ses auditeurs, leur met sous les yeux, des corps percés de coups, et mourant, pour les émouvoir par la vue de ces horribles spectacles : Il imite en cela certains Avocats, qui manquant {p. 349}d’art et de génie pour exciter la compassion dans l’esprit de leurs Juges, faisaient peindre les malheurs de leurs Clients, pour obtenir par ces représentations muettes, ce qu’ils ne croyaient pas pouvoir obtenir par la force de leurs raisons, et de leur éloquence.

Afin qu’un événement dont l’issue doit être triste et funeste, fasse tout son effet sur l’esprit du spectateur ; il faut que le Poète dans les premiers Actes le remplisse d’espérance, et d’une certaine joie, que lui cause la prospérité de ses Héros ; un revers qui le fait tomber tout à coup dans le malheur, excite de grands sentiments par un retour de passions contraires. Il est encore à propos {p. 350}que ceux qui doivent causer la disgrâce du principal personnage, aient été liés d’intérêts avec lui, ou de société, ou d’amitié, et qu’ils se soient témoigné une confiance réciproque ; le dénouement, qui ne répond pas à ces heureux commencements, surprend extrêmement le spectateur, et cette surprise fait l’une des principales beautés de la Tragédie.

Ce n’est point un paradoxe, que le Poète doit avoir plus d’égard pour la vraisemblance, que pour la vérité trop exacte, et trop scrupuleuse. Cette maxime est incontestable : Une fausseté accompagnée de vraisemblance, et qui ne choque point la droite raison, est préférable à une {p. 351}vérité incroyable. La vraisemblance est fondée sur les qualités ordinaires, qui entrent dans le caractère des hommes. Il faut, pour faire le portrait d’un Vieillard, le peindre grondeur, de mauvaise humeur, d’un commerce difficile, louant le passé, censurant tout ce que font les autres, et craignant toujours de manquer de biens pour l’avenir, quoiqu’il regorge de richesses. Une Amante passionnée n’estime que ce qui a du rapport à son amour, et ce qui le favorise ; méprise sa réputation, pourvu qu’elle puisse se satisfaire ; se moque des avis qu’on lui donne, quand ils s’opposent à sa passion ; sacrifie sa gloire et sa fortune pour plaire à l’objet {p. 352}de sa tendresse. Un homme féroce et sanguinaire se repaît de spectacles cruels ; les plaintes, les cris, les gémissements des malheureux ne sauraient l’attendrir ; il n’est point touché des maux qu’il fait souffrir aux autres, et il goûte une joie barbare, quand il voit les autres tomber dans de grandes infortunes.

Les qualités naturelles, comme la condition, l’age, la fortune, la nation doivent faire agir, et parler diversement les personnes, qui paraissent sur la scène. Brutus ne manquait pas de tendresse pour ses enfants, cependant il les condamna à la mort, parce qu’ils avaient voulu remettre les Tarquins sur le trône ; le zèle de la Patrie l’emporta {p. 353}sur l’amour qu’un père a naturellement pour ses enfants. Les personnes de différents pays ont aussi des mœurs toutes différentes. Les sentiments d’un Asiatique, nourri dans la mollesse, ne ressemblent guère à ceux d’un Romain endurci dans le travail, et accoutumé à une vie frugale. En changeant de fortune, pour l’ordinaire, on changé aussi de mœurs, et de sentiments : Ceux qui ont passé d’une naissance obscure aux premiers emplois de l’Etat, deviennent fiers et insolents, et persécutent les personnes d’une naissance illustre.

Rien n’attache plus l’esprit du Spectateur, que la liaison des événements, qui doivent être, comme enchaînés les {p. 354}uns aux autres ; en sorte que ce qui a précédé, produise naturellement ce qui suit. Cet enchaînement d’actions et de passions tient toujours l’esprit en haleine, et le fait entrer dans tous les sentiments de l’Acteur. Racine a bien ménage cette liaison d’événements dans sa Phèdre. Cette Princesse conçoit un amour violent pour Hippolyte, fils de Thésée, son mari : Après bien des combats, elle prend enfin la résolution de découvrir à son Amant une flamme si criminelle : Ce jeune homme, plein de vertu, bien loin de répondre à cet amour incestueux, est épouvanté d’une déclaration si peu attendue : L’amour de Phèdre se change en fureur, et dans la crainte d’être {p. 355}prévenue, elle se hâte d’accuser son Amant, et se résout à le perdre par une calomnie horrible ; enfin elle se livre toute entière à son désespoir, et se donne à elle-même la mort qu’elle n’avait que trop méritée. Tous ces incidents sont parfaitement liés et enchaînés les uns aux autres. Le Poète doit avoir grand soin de réserver le plus tragique pour la fin de la pièce, et pour en faire le dénouement, afin d’exciter de plus grandes passions dans l’âme des Auditeurs. S’il expose à la fin de la Tragédie deux grandes actions, l’âme partagée demeure incertaine, et ne sait à quels sentiments se fixer. C’est une faute que les critiques reprochent à Euripide dans son Hécube ; {p. 356}les plaintes que fait cette mère infortunée, après avoir trouvé le corps de son fils Polydore, que le perfide Roi de Thrace avait fait égorger, attendrissent tout le monde ; il fallait s’en tenir là. Mais le Poète donne le change au Spectateur, en lui représentant Hécube acharnée à se venger, et qui arrache elle-même les yeux au meurtrier de son fils. Quoique ce Roi barbare eût bien mérité ce cruel traitement, cependant ce triste spectacle diminue la douleur, que les infortunes d’Hécube avaient causée.

Une Tragédie, pour être bonne, ne doit contenir qu’une action principale, accompagnée de plusieurs incidents, {p. 357}qui y ont du rapport ; de même que toutes les pièces d’une maison doivent être proportionnées les unes aux autres, pour faire un édifice parfait, car si l’on bâtissait des morceaux détachés, ce ne serait pas un tout d’une architecture régulière ; cependant on ne laisserait pas de pouvoir s’y loger. Les divers incidents qui accompagnent l’action principale, y doivent être tellement liés, que l’on n’en puisse séparer aucun, sans altérer l’économie du sujet. Ces épisodes que l’on ajoute à l’action principale, marquent la stérilité du génie du Poète, qui n’a pas la force de continuer une seule action jusqu’au bout, et qui emprunte des sujets étrangers, pour remplir le {p. 358}vide de ses scènes. Je ne condamne pas absolument toutes sortes d’épisodes ; ils sont même quelquefois absolument nécessaires, pour conduire au dénouement de l’action principale ; comme dans la Tragédie de Bajazet, l’amour du Vizir Acomat, et d’Atalide, confidente de Roxane, sert beaucoup à nouer l’intrigue, et fait un grand jeu de Théâtre.

Le choix du sujet, sur lequel le Poète entreprend de travailler, est fort important. Il y a des sujets simples, c’est-à-dire, dont le Héros est toujours heureux ou malheureux depuis le commencement jusqu’à la fin de la pièce. Les Grecs qui aimaient à se lamenter, étaient bien aises {p. 359}de voir, sur leur Théâtre, des personnes malheureuses pour compatir à leur douleur, et pour donner des larmes à leurs infortunes. Des sujets si uniformes sont languissants ; l’âme, se trouvant toujours dans la même situation, souffre une contrainte qui la gêne : on se lasse enfin de pleurer toujours, et l’on abandonne un malheureux à son mauvais sort. Il faut dont choisir un sujet, où l’on trouve un mélange de bonne et de mauvaise fortune, et dont le Héros se croyant au comble de ses désirs, est tout à coup précipité dans un abîme de malheurs : ou qui après avoir été longtemps persécuté, et accablé de disgrâces, voit cesser tous ses malheurs par un retour {p. 360}de bonne fortune. C’est ce qui surprend, et ce qui frappe le Spectateur, qui se trouve, dans un moment, agité par une foule de passions différentes. C’est l’effet de la péripétie, ou d’un événement imprévu, qui arrive contre les apparences, et qui change la face des affaires. Il ne faut pas entasser ces grands événements les uns sur les autres ; car il n’est pas vraisemblable, que dans l’espace de 24. heures, il arrive à la même personne des accidents, qui changent entièrement la situation de sa fortune.

La reconnaissance est aussi l’un des plus grands agréments de la Tragédie, et qui cause le plus de plaisir, lorsque l’esprit, trompé par l’équivoque {p. 361}d’un nom supposé, ou par quelque obscurité embarrassante, vient à lever ce voile, ou à développer cet embarras, qui lui cachait la vérité. Il faut que le Poète place cette reconnaissance à propos, en observant toutes les règles de la vraisemblance.

La fin des pièces dramatiques est d’exciter en l’âme plusieurs passions tour à tour, la tristesse, la joie, la douleur, l’espérance, le désespoir : Ces passions entrent dans l’âme par les yeux, et par les oreilles, par les spectacles, et par les récits ; lorsqu’on fait voir au spectateur, quelque objet pitoyable, ou qu’on lui raconte quelque Histoire tragique. Le caractère des Poètes dramatiques est bien différent {p. 362}de celui des Avocats, qui plaidaient devant les Juges de l’Aréopage : Il leur était très expressément défendu d’employer aucune figure, qui pût exciter quelque passion dans l’esprit de ces Sénateurs ; on se contentait de rapporter le fait, et d’exposer simplement les raisons qui l’appuyaient. L’emploi du Poète est tout différent ; il doit se servir de tout son esprit, et mettre en œuvre toutes les règles de son art, pour jeter le trouble dans l’âme des spectateurs, qui entrent dans tous les sentiments du Héros que l’on expose sur la scène, soit que sa destinée soit heureuse, ou malheureuse. La qualité des personnes qui souffrent, leurs vertus, leur sexe, leur âge, {p. 363}les dispositions de ceux qui les font souffrir, la nature des peines qu’elles endurent ; tout cela peut beaucoup contribuer à exciter la compassion. Euripide a merveilleusement bien ménagé toutes ces circonstances dans la Tragédie d’Hercule ; il fait parler à Ulysse cette Reine infortunée, qui avait perdu ses Etats, son Mari, presque tous ses Enfants, et qui était prête de voir égorger à ses yeux sa fille Polyxène sur le tombeau d’Achille ; il la fait parler à Ulysse, d’une manière si touchante, qu’il n’y a point d’homme raisonnable, qui pût refuser ses larmes aux malheurs de la Mère et de la Fille. En effet Polyxène tirait sa naissance de l’un des plus grands Rois du monde, {p. 364}qui venait de perdre son Royaume, après une guerre de dix années : Cette Princesse n’avait alors que seize ans, et passait pour l’une des plus belles personnes de l’Asie ; on voulait l’immoler aux Mânes d’Achille, qui l’avait tendrement aimée, et qui avait voulu l’épouser malgré les cabales des Grecs ; et ce qui devait redoubler encore la douleur de Polyxène, c’est que Pyrrhus, le propre fils d’Achille, était celui qui demandait ce barbare sacrifice, et qui la poignarda de sa propre main, à la vue de l’Armée, et de tous les Princes de la Grèce.

Si les Héros se plaignent de leurs infortunes, il faut bien prendre garde qu’il ne leur échappe rien qui soit indigne {p. 365}de leur rang et de leur caractère : Si leurs paroles sont lugubres, et conformes à la situation de leur fortune, que leurs sentiments n’aient rien de bas ou de rampant. Il faut que leur douleur soit bien fondée, et causée par quelque grande infortune, capable d’abattre l’âme la plus intrépide. Les deux plus grands génies de l’antiquité, Homère, et Virgile, ont manqué en ce point. Le premier représente Achille, qui remplit l’air de ses cris, et qui se désespère, non pas de la mort de son ami Patrocle, mais de ce que les mouches s’attachaient à son corps, et suçaient le sang de ses plaies. Le pieux Enée dans l’Enéïde se lamente à tout propos, et jette les hauts cris {p. 366}à l’approche du plus petit péril. Des sentiments si lâches, et ces alarmes continuelles ne conviennent guère à un Héros, que les Dieux avaient destiné pour être le Fondateur du Peuple Romain.

La science des mœurs est absolument nécessaire à quiconque veut entreprendre une pièce dramatique, puisque les mœurs sont le principe du bonheur ou du malheur des hommes : Quoiqu’on voit souvent des personnes vertueuses, accablées de malheurs, et des scélérats dans la prospérité : cependant comme le but de la Tragédie est d’instruire, pour détourner les hommes du vice, et pour les porter à faire des actions {p. 367}vertueuses ; le Poète ne doit pas représenter la vertu toujours opprimée, ni le vice toujours impuni, ou triomphant. Qu’il ne choisisse pas un homme vicieux pour le Héros de sa pièce ; car l’on n’est que médiocrement touché de voir un méchant homme tomber dans de grands malheurs, qu’il n’a que trop mérités par ses crimes ; ou si la fortune le favorise, on sent un secret dépit de voir le vice récompensé par de continuelles prospérités. Si Egisthe et Clytemnestre, après leurs adultères et leurs parricides, demeuraient impunis, et s’ils possédaient tranquillement la couronne qu’ils voulaient usurper, on ne pourrait s’empêcher de sentir de l’indignation en les voyant {p. 368}dans la prospérité après tant de forfaits.

Pour bien peindre les mœurs, il faut connaître au juste, ce qui convient à chaque état, à l’âge, au sexe, au rang que l’on tient. Sur ce principe il ne faut pas, sans nécessité, représenter une fille vaillante, qui fasse des actions de Héros ; ni une femme savante qui dogmatise au milieu des Docteurs, ni un valet instruit des secrets de l’Etat, qui donne des leçons de la politique la plus raffinée ; car quoique cela puisse arriver, ces exemples choquent la vraisemblance ordinaire.

Si le Poète fait le portrait d’un Tyran, il n’est pas nécessaire qu’il lui attribue toutes sortes de vices ; mais cependant {p. 369}qu’il y ait quelque imperfection, même dans ses bonnes qualités ; que son courage soit cruel et féroce ; sa prudence artificieuse ; sa complaisance pleine de perfidie ; que s’il fait des libéralités à quelques-uns, qu’il ravisse impunément le bien des autres ; qu’il soit défiant, fourbe, infidèle, ennemi des personnes de mérite, dont les bonnes mœurs sont un reproche continuel de ses vices.

Le caractère d’un Héros est d’être intrépide et courageux : Le Philosophe est prudent et circonspect : Les femmes doivent être modestes. Il faut avoir soin de conserver toujours aux gens le même caractère, c’est-à-dire, qu’un Héros ne soit pas intrépide dans {p. 370}une occasion, et lâche dans une autre ; un Philosophe prudent, et étourdi ; une femme vertueuse et coquette, selon les occurrences.

L’exemple est plus touchant sur le Théâtre, et persuade bien mieux que les longues moralités, qui deviennent fades et ennuyeuses, et font languir le spectateur. Ce n’est pas que si l’on introduisait un Philosophe sur la scène, on ne lui pardonnât quelque Sentence grave et sérieuse, en faveur de son caractère, pourvu qu’il s’énonce en peu de mots, pour ne pas sentir le déclamateur.

Si la disposition du sujet, ou la vérité de l’Histoire ne permet pas au Poète de récompenser la vertu, il y faut suppléer {p. 371}en quelque manière par les louanges, que quelques personnages considérables de la Tragédie donnent publiquement aux actions vertueuses, qui demeurent sans récompense. La même règle doit être observée pour condamner le vice, qui demeure heureux et impuni : Il faut, au moins, le menacer de quelque grand malheur, et faire des imprécations qui témoignent qu’on le déteste. C’est ce que Sophocle a sagement ménagé dans son Antigone : Tiresias annonce à Créon, que les Dieux vengeront sur lui, et sur toute la Maison Royale, la mort de cette innocente Princesse, que ce Roi barbare avait fait inhumainement massacrer.

{p. 372}Quelque méchant que soit un homme, il ne laisse pas d’avoir des sentiments vertueux qui le retiennent, et qui le font balancer au moment qu’il délibère de commettre un crime. Il faut que le Poète exprime, et fasse sentir ces incertitudes, pour faire comprendre aux spectateurs, que la raison condamne ces crimes, et que ce sont des effets de la nature corrompue. Il est bon qu’il découvre les vicieuses inclinations des personnes, qui ont des sentiments dépravés, de peur que leur mauvais exemple ne fasse impression sur des esprits faibles ; car le penchant naturel incline plutôt les hommes au vice, qu’aux actions vertueuses.

Voilà, Madame, quelques {p. 373}notions, qui pourront vous donner une idée générale de la perfection de la Comédie, et vous aider à connaître celles qui sont faites selon les règles de l’Art ; mais pour en être mieux instruite, je vous conseille, Madame, de lire le Discours que le célèbre M. de Corneille a fait sur le Poème dramatique, et qui se trouve dans le premier Tome de ses ouvrages : Il examine cette matière à fond, selon les règles que les Anciens nous ont laissées de la pratique du Théâtre, et qu’il entendait aussi bien qu’eux ; du moins on peut dire, sans le flatter, que ses Poèmes dramatiques égalent, s’ils ne surpassent pas ceux que l’antiquité a le plus admirés. Il faut avouer que les {p. 374}Anciens sont inimitables dans les peintures qu’ils font des caractères, des passions, des inclinations des hommes, et de tout ce qui dépend de la nature : Mais Corneille est allé plus loin ; il a fouillé jusques dans les replis du cœur humain, pour développer les principes des actions des hommes. Le Théâtre des Anciens doit nous faire conclure, que leurs mœurs étaient sauvages et barbares ; ils aimaient à voir sur la scène des carnages et des massacres : Nos mœurs sont maintenant plus douces, plus polies, plus humaines ; nous ne pouvons voir qu’avec horreur la scène ensanglantée ; il faut que l’on ménage nôtre délicatesse par des récits, qui nous apprennent le {p. 375}détail de ces actions barbares, dont nous ne pouvons souffrir la vue. Je crois, Madame, qu’il est inutile de vous en dire davantage sur ce chapitre ; je laisse le reste à vos réflexions ; et vous ferez vous-même aisément l’application des Règles que je vous envoie.

Je ne déciderai point la question que vous me proposez, savoir s’il est permis à une Femme de qualité d’aller à la Comédie ? Je vous dirai seulement les raisons qu’on allègue de part et d’autre ; vous en jugerez vous-même, et vous suivrez les avis de votre Directeur. Cette matière a été agitée depuis quelques années, par des personnes d’un grand mérite, qui n’ont rien épargné pour faire leur cause bonne, {p. 376}et pour donner de la probabilité à leurs sentiments.

Ceux qui ont de l’indulgence pour les spectacles, disent qu’il en faut raisonner comme des autres jeux, dont l’usage n’a rien de criminel, et peut être permis, quand il est modéré. Les forces de l’esprit et du corps de l’homme sont bornées ; on ne peut pas être appliqué toujours à des choses sérieuses ; on a besoin de temps en temps de relâche pour reprendre son travail avec plus de vivacité et plus de fruit. Or les Casuistes les plus rigides et les plus austères ne défendent point l’usage de certains jeux, pour le délassement de l’esprit ; pourquoi donc défendre les spectacles, quand on y assiste avec toutes les précautions {p. 377}nécessaires ? La Comédie est un assemblage de paroles et d’actions réjouissantes, inventées pour le plaisir du spectateur, et capables de lui délasser l’esprit ; mais il faut supposer que ce qu’on voit, et ce que l’on dit au Théâtre, ne passe pas les bornes d’un divertissement honnête et permis. C’est sur ce principe, que les Théologiens modernes excusent l’état des Comédiens, et soutiennent qu’ils sont en bonne conscience, pourvu qu’ils n’abusent pas de leur emploi, et qu’ils ne disent rien d’illicite, ou de scandaleux, qui pût blesser les oreilles délicates. Ce n’est donc pas l’état des Comédiens qu’il faut condamner, ni la Comédie en soi ; on ne peut condamner que l’excès, {p. 378}et l’abus qu’on en fait ; car si tout ce que l’on voit à la Comédie, est réglé par la raison ; si l’on y observe les règles d’une exacte bienséance ; si dans la perfection où elle est maintenant, on pousse cette délicatesse jusqu’au scrupule, pourquoi en défendrait-on l’usage ? Il est vrai que les Pères ont terriblement déclamé contre la Comédie ; et que l’on trouve en plusieurs endroits, des Satires sanglantes contre les Chrétiens relâchés, qui assistaient aux Spectacles : Mais l’on peut dire que les Comédies de ce temps-là ne ressemblaient guère à celles que l’on représente aujourd’hui sur nos Théâtres ; c’étaient des spectacles de turpitude, où l’on n’observait nulle {p. 379}bienséance, et où la pudeur était offensée par des postures et des représentations indécentes ; au lieu que les Comédies d’aujourd’hui, bien loin de blesser les bonnes mœurs, contribuent à réformer les vices ; nous l’avons connu par expérience, depuis trente ans : L’air précieux avait infecté Paris et les Provinces ; on s’était fait un jargon ridicule et plein d’affectation, qu’on avait toutes les peines du monde à entendre : On affectait des manières qui jetaient les gens hors de leur naturel, et qui les travestissaient absolument : Toutes les raisons qu’on apportait pour faire sentir le ridicule de cet air précieux, ne faisaient que blanchirI : La Comédie de {p. 380}Molière, qui exposait à la risée du public les Précieuses ridicules, les ramena au bon sens ; et les fit rentrer, malgré elles, dans leur naturel. Le Tartuffe a dévoilé les impostures des faux Dévots, et révélé les mystères des Hypocrites, qui abusaient de la Religion, et de la piété, pour faire leur fortune aux dépens des dupes, et pour se donner impunément toutes sortes de licences. Le Public peut donc retirer quelque fruit de la Comédie, pour la réformation des mœurs, et pour se guérir de certains défauts, à quoi l’on ne saurait remédier par une autre voie.

Peut-être que si les Pères, qui ont fait des déclamations si fortes contre les pièces de {p. 381}Théâtre, eussent trouvé la Comédie, telle que nous la voyons aujourd’hui, peut-être l’eussent-ils tolérée, comme on la permet maintenant ; ou du moins ils en auraient parlé avec plus de modération ; ils n’auraient pas fait des invectives si sanglantes contre le Théâtre, ni défendu sous des peines si sévères, d’y assister : Quelque dépravées que soient nos mœurs, si l’on jouait maintenant les Comédies que l’on représentait du temps des Pères, il n’y aurait personne qui n’en fût scandalisé ; et l’on ne trouverait que des misérables, et des gens de la lie du peuple, qui osassent s’y montrer. Quelques paroles trop libres qui échappaient, de temps en temps, aux Comédiens Italiens, et {p. 382}quelques licences qu’ils se donnaient dans leurs représentations, dont les personnes délicates étaient alarmées, faisaient crier contre eux le public, et les ont fait chasser sans ressource. Il ne faut donc pas s’étonner que les Pères aient employé toute la force de leur éloquence et toute la véhémence de leur zèle, pour décrier les pièces de Théâtre ; mais l’on n’en peut rien conclure, au préjudice de notre Comédie ; parce que les choses ne sont pas égales ; comme on le peut voir aisément par les termes qu’ils employaient dans leurs invectives. Les assemblées du Théâtre sont des assemblées d’impudicité, où l’on voir tout ce qu’il y a de plus infâme, où {p. 383}les Comédiens représentent tout ce qu’il y a de plus libre, avec les gestes les plus honteux et les plus naturels ; où les femmes perdant toute pudeur, font, à la vue de tout le monde, ce que les plus emportées osent à peine faire dans leurs maisons ; où les jeunes gens se prostituent à toutes sortes d’abominations ; où des filles sans pudeur donnent des leçons de libertinage à celles qui n’ont nulle connaissance, ni nul usage de l’impudicité. Plus ces déclamations sont véhémentes, moins ont-elles de force contre la Comédie moderne ; non seulement ce n’est pas un Théâtre, ni une école d’impudicité ; non seulement les Comédiens n’y jouent rien {p. 384}d’infâme, ni avec des postures indécentes : mais même des paroles un peu libres ; des équivoques à qui l’on pourrait donner un mauvais sens, suffiraient pour faire interdire et pour faire siffler la meilleure pièce. Si nos mœurs ne sont pas plus chastes que celles des Anciens ; au moins notre langue est infiniment plus retenue et plus modeste ; elle ne se permet jamais la moindre licence, semblable à ces prudes farouches, avec lesquelles on est toujours dans le respect. Il est donc aisé de voir, que les Comédies anciennes n’ont rien de commun avec les modernes, et que si les Pères les ont décriées en termes si forts et si sanglants, c’est qu’elles étaient en effet très criminelles, {p. 385}et très infâmes : Ainsi les conséquences que l’on tire des raisonnements des Pères, portent à faux, à cause du peu de rapport qu’il y a entre les Comédies anciennes et les modernes ; puisqu’alors de la liberté des paroles on passait à celle des actions, et que l’on faisait dépouiller les Comédiennes en plein Théâtre, pour contenter la licencieuse curiosité d’un Peuple impudique. Cet usage était ordinaire ; de sorte que le sage Caton, assistant un jour au Théâtre, et étant averti, que les Romains, par le respect qu’ils portaient à son caractère, n’osaient demander que les jeunes filles et les jeunes garçons parussent tout nus sur le Théâtre ; il se retira, pour {p. 386}ne pas priver le peuple de ce plaisir brutal, et pour n’être pas lui-même témoin de cette infamie, dont la gravité de Caton aurait été offensée. Il ne faut donc nullement s’étonner, que l’on ait tant crié contre des spectacles, qui enseignaient publiquement le libertinage et l’impiété ; et où après avoir dit et fait tant de choses contre les bonnes mœurs et contre la pudeur, on s’en prenait à Dieu par d’horribles blasphèmes : voilà pourquoi les Comédiens dans un Concile furent condamnés comme des excommuniés et des blasphémateurs ; mais je crois que l’on ne peut, avec justice, se servir contre les Comédiens modernes de l’autorité de ce Concile, pour {p. 387}prouver que ce sont des Excommuniés, et pour défendre aux Chrétiens, d’avoir aucun commerce avec eux, ou d’assister à leurs spectacles. La Comédie en elle-même, et séparée des circonstances qui la rendaient vicieuse du temps que les Pères déclamaient contre elle, peut être regardée comme une chose purement indifférente ; mais les meilleures choses peuvent devenir criminelles par le mauvais usage que l’on en fait : Les mêmes sucs, et les mêmes herbes dont on compose d’excellents remèdes, deviennent des poisons pernicieux, quand on les apprête d’une autre manière. Ce n’est donc que la corruption du cœur humain, qui peut rendre la Comédie {p. 388}mauvaise : En effet à le bien prendre, elle n’est qu’un mélange de paroles et d’actions agréables, propres à délasser l’esprit de l’homme ; et ce délassement est autant nécessaire à l’esprit, que la nourriture l’est au corps : De sorte que si l’on ne trouve dans la Comédie, ni paroles, ni actions, qui soient contre les bonnes mœurs, ni qui choquent les règles d’une exacte bienséance, ce serait une sévérité outrée, que de vouloir la proscrire absolument. Ceux qui se fondent sur l’autorité des Pères, ne font pas réflexion qu’ils ont déclamé avec la même véhémence contre les festins, contre le luxe des habits, contre la magnificence des bâtiments et des meubles ; cependant {p. 389}personne ne se fait maintenant un scrupule d’être bien logé, de faire bonne chère, de porter de riches étoffes, et de s’habiller selon son état, pourvu que l’on ne dissipe pas son bien, et que l’usage en soit innocent et modéré. Je crois que l’on peut faire le même raisonnement sur les Comédies, et tolérer celles, où l’on ne trouve rien ni contre la piété, ni contre la Religion, et qui peuvent même contribuer à réformer les faibles des hommes, en les divertissant. En effet, si l’on remonte jusqu’à la source, la Comédie fut inventée pour reprendre plus librement les vices des principaux d’Athènes. Aristophane, qui excella en son Art, s’en prévalut, et {p. 390}en abusa peut-être, pour exposer le pauvre Socrate à la risée des Athéniens, qui le condamnèrent enfin à boire de la Ciguë, quoiqu’il fût le plus sage, et le plus homme de bien de leur République. La Comédie qui avait été instituée pour corriger les vices des hommes, et pour réformer les mœurs, servit bientôt à les corrompre par l’abus que l’on en fit, et par les choses licencieuses qu’on y mêla : Mais qu’y a-t-il que les hommes ne puissent corrompre, puisqu’ils abusent de ce qu’il y a de plus saint dans la Morale et dans la Religion, pour favoriser leur libertinage et leurs erreurs ? La Comédie a été inventée pour rendre le vice odieux, et pour faire aimer {p. 391}la vertu ; pour contenir les méchants par la terreur des supplices ; pour porter les hommes à la vertu, par l’espérance de la gloire, et des récompenses qui y sont attachées. Il n’y a rien qui ne soit louable dans cette institution : Et si l’on a fait dans la suite, des Comédies pernicieuses, et qui blessaient directement les règles de l’honnêteté, il faut s’en prendre aux Comédiens, qui ont abusé de leur profession ; comme il faudrait punir un Médecin, qui ne se servirait des règles de son Art, que pour composer des poisons. C’est peut-être pour cela que les Comédiens, dans le Digeste de Justinien, sont traités comme des infâmes, à cause qu’ils abusaient de {p. 392}leur profession pour corrompre les bonnes mœurs, par les infamies qu’ils mêlaient dans leurs pièces, et par les postures honteuses, qui accompagnaient leurs Représentations ; mais puisque l’on ne peut rien reprocher de semblable ni à la Comédie, ni aux Comédiens modernes, on ne doit pas regarder leur état, des mêmes yeux, qu’on le regardait au temps de Justinien ; car les Comédiens vivent en honnêtes gens ; ils sont soufferts et estimés des plus grands Seigneurs de la Cour, qui les admettent à leurs tables, à leur jeu, dans leurs parties de plaisir ; les pièces qu’ils donnent au public, sont châtiées, tous les sentiments en sont beaux, et portant plutôt à la {p. 393}vertu, qu’au vice et au libertinage. Que si l’on trouve quelques Canons de Conciles, et quelques anciens Rituels, qui défendent d’administrer les Sacrements aux Comédiens, ces Canons et ces Rituels ne censurent que les Comédiens scandaleux, qui représentaient des Comédies infâmes avec des postures indécentes.

Voilà, Madame, à peu prés les raisons dont ceux qui traitent la Comédie avec plus d’indulgence, et qui veulent qu’on lui fasse grâce, appuient leur sentiment ; mais les Censeurs des Spectacles sont intraitables, et n’entendent point raillerie ; ils crient, ils tonnent contre les Comédies et les Comédiens, et les damnent {p. 394}sans miséricorde. Ils les accablent d’une foule de passages tirés des Conciles et des Pères, et même de la sainte Ecriture, qui sont autant d’anathèmes lancés contre la Comédie ; car ils la regardent comme une occasion prochaine du péché, puisqu’on y trouve tout ce qui peut plaire aux yeux, charmer les oreilles, et séduire le cœur ; en effet, disent-ils, le but des Comédiens est d’émouvoir les spectateurs, pour les faire entrer dans toutes les passions qu’ils représentent, et dont les âmes faibles se laissent aisément surprendre. Les Censeurs de la Comédie disent qu’elle a commencé par la superstition, qu’elle a été raffinée par le plaisir, et maintenue par la {p. 395}politique. Le Poème dramatique a tiré son origine des récits, qui se faisaient à la louange des Dieux, et il se ressent toujours un peu de cette superstitieuse origine. La Danse, compagne ordinaire des spectacles, vient à peu prés de la même source : d’abord elle était toute naturelle, et telle qu’elle s’est conservée parmi le petit peuple ; mais comme l’on raffine toujours, on en fit un art, et on y mêla une infinité de pas très subtils, et d’agréments, qui ne purent être pratiqués que par un fort petit nombre de gens ; et qui ne contribuent pas peu à amollir et à corrompre le cœur par les postures qui font la principale beauté de la Danse.

{p. 396}Si les Pères ont tant déclamé contre les spectacles de leur temps, ce n’est pas précisément à cause qu’on y commettait des idolâtries ; mais c’est à cause que l’on n’y parlait que des faux Dieux ; et que tout s’y ressentait de la fausse Religion des Païens ; ce qui se pratique encore aujourd’hui en plusieurs pièces de Théâtre, comme dans l’Amphitryon, où Jupiter et Mercure se cachent sous des figures humaines, pour commettre un adultère.

Il n’est pas nécessaire pour condamner les Comédies, qu’elles soient déshonnêtes, et remplies de sentiments superstitieux ; tout ce qui les accompagne ; la magnificence du spectacle, la manière mondaine, {p. 397}les ajustements des Comédiennes, la compagnie qui s’y trouve, la peinture des passions que l’on tâche d’inspirer à tous les spectateurs, les impressions que ces objets laissent dans l’esprit et dans le cœur des jeunes gens ; tout cela suffit pour rendre l’usage de la Comédie très criminel. Les Lacédémoniens, qui se piquaient d’une morale si austère, ne voulurent jamais laisser introduire dans leur République l’usage de la Comédie, de peur qu’elle n’amollît les courages, et qu’elle n’altérât la pureté des mœurs. Solon disait à ce propos, que si l’on souffrait la fausseté dans les spectacles, on la verrait bientôt s’insinuer dans les sociétés, et dans les affaires les plus sérieuses.

{p. 398}On obligeait les Comédiens qui voulaient embrasser la Foi chrétienne, de renoncer à leur métier ; et si après avoir reçu le Baptême, ils reprenaient l’exercice de la Comédie, on les excommuniait, et on les retranchait du nombre et de la société des Fidèles. On regardait les Comédiens comme des infâmes ; et ils n’étaient pas même reçus à former des accusations. Saint Louis, plein de zèle pour la véritable piété, chassa de son Royaume tous les Comédiens, comme gens pernicieux et capables de corrompre les bonnes mœurs de ses Sujets. S’il y a eu des temps, où les Docteurs, et même les Saints ont toléré, ou approuvé la Comédie, c’est qu’elle était alors si simple, si {p. 399}informe et si grossière, qu’il fallait plutôt craindre de s’ennuyer, que d’y trouver trop de plaisir. La Comédie, comme la Peinture, a éprouvé diverses vicissitudes ; on a vu des siècles, où les Peintres étaient si ignorants et si grossiers, qu’après avoir achevé leur ouvrage, ils étaient contraints d’écrire au haut du Tableau, Ceci est un homme ; Ceci est un cheval ; afin qu’on les pût distinguer, tant leurs figures étaient mal dessinées : De même la Comédie dans de certains temps, ne consistait qu’en de simples récits, dont les sujets étaient pris de la vie, ou du martyre de quelque Saint : Ces récits étaient dénués d’ornements, sans être soutenus de décorations, ni {p. 400}de la magnificence des habits, dont les Comédiens ont accoutumé de se parer maintenant. Les Auteurs de ces Comédies n’avaient nul goût de la Fiction, de la Fable, de la Versification ; on ne se paraît point pour aller à ces sortes d’Assemblées ; les Dames n’empruntaient point le secours de l’art, ni des ajustements, pour relever l’éclat de leur beauté, et pour paraître avec tous leurs avantages, comme elles font aujourd’hui : Ainsi il ne faut pas s’étonner, que les Directeurs et les Docteurs de ce temps-là aient toléré des spectacles, qui n’étaient nullement capables d’exciter les passions dans ceux qui y assistaient. Les choses ne demeurèrent pas longtemps dans {p. 401}cet état de simplicité et de grossièreté ; à mesure que les pièces de Théâtre commencèrent à se polir et à se perfectionner, elles commencèrent aussi à devenir plus dangereuses, par la peinture des passions que l’on introduisit dans les pièces de Théâtre, qui n’ont point d’autre but, que d’exciter un plaisir sensuel dans l’âme des spectateurs, et de dresser des pièges à la pudeur. Voilà pourquoi plusieurs Docteurs qui ne sont pas même les plus sévères, décident, qu’on ne peut assister, sans péché mortel, aux Comédies, telles qu’on les représente aujourd’hui, par le péril où l’on s’expose : Car quoique l’on en ait retranché les grossières équivoques, et tout {p. 402}ce qu’il y avait de trop libre dans les anciennes Comédies ; et que les Modernes soient plus délicates et plus fines, elles n’en sont pas pour cela moins dangereuses, parce qu’elles sont remplies de sentiments capables d’attendrir le cœur, et d’inspirer toutes les autres passions ; sans parler de l’action, des décorations, de la compagnie, qui ne sont pas d’un médiocre secours pour séduire le cœur. Quoique l’amour que l’on dépeint sur le Théâtre, ait souvent une bonne fin, cela n’empêche pas qu’il ne fasse de fort mauvais effets ; car il est toujours excessif et outré ; et que les témoignages passionnés d’un amour même légitime, blessent l’imagination des personnes {p. 403}un peu susceptibles.

Si les Princes et les Magistrats tolèrent la Comédie par une espèce de politique, on ne doit pas conclure pour cela, qu’elle soit permise devant Dieu ; on tolère dans les Etats et dans les Républiques bien d’autres désordres, à quoi il serait peut-être trop dangereux de remédier. Voilà pourquoi les Lois politiques laissent beaucoup de péchés impunis, parce qu’elles ne peuvent les empêcher : Mais cette tolérance ne prouve nullement, que ce ne soient pas des péchés. Les Lois civiles ne punissent que les crimes qui sont contraires à la société humaine ; les faux témoignages, les vols, les assassinats, les blasphèmes, les impiétés publiques, {p. 404}et d’autres crimes scandaleux : Si l’on permet de certaines choses, qui sont visiblement mauvaises, c’est pour empêcher que les hommes ne s’abandonnent à de plus grands dérèglements ; mais la complaisance des Magistrats ne dispense pas de la Loi de Dieu, qui condamne tout ce qui porte au péché : Or il est visible que la Comédie, et ce qui l’accompagne, augmente la corruption de la nature, rend l’homme plus sensuel, et le porte insensiblement à l’oubli de Dieu. Les danses, la symphonie, les spectacles, les vers tendres et passionnés n’inspirent que des sentiments profanes, et directement opposés aux maximes de la Morale Chrétienne, {p. 405}puisque le but de la Comédie, et la principale intention des Comédiens est de donner du plaisir en remuant les passions, et principalement celle de l’amour ; car c’est celle qui règne davantage dans les Comédies ordinaires. Ceux qui se vantent d’aller à la Comédie et d’en sortir, sans sentir de mauvaises impressions, ne la justifient pas pour cela ; c’est qu’ils ont déjà le cœur et l’imagination gâtés ; la Comédie ne fait autre chose, que de les entretenir dans leurs mauvaises habitudes.

Ce sont, Madame, à peu prés les raisons, dont se servent ceux qui veulent que l’on bannisse la Comédie, parce que c’est une école dangereuse, où la vérité et les bonnes {p. 406}mœurs se corrompent ; où tout ce que l’on voit et tout ce que l’on entend, conduit au relâchement et au libertinage ; où l’amour et toutes les autres passions se glissent par les yeux et par les oreilles. Ces ennemis déclarés des spectacles, veulent que l’on s’en tienne aux décisions des Conciles, qui ont souvent fulminé contre les Comédies. Le Concile d’Elvire déclare formellement, que si les Comédiens veulent embrasser la Foi chrétienne, il faut qu’ils renoncent auparavant à leur métier ; et s’ils le reprennent après leur Baptême, qu’ils soient chassés et retranchés de l’Eglise. Le Concile d’Arles excommunie les Comédiens, tandis qu’ils seront dans {p. 407}l’exercice de leur métier. Il est défendu dans le Concile de Carthage, à tous Laïques, d’assister aux spectacles : Les sentiments des Pères de l’Eglise sont conformes aux décisions des Conciles ; et ils ont tous parlé avec de grandes exagérations contre la Comédie, et contre ceux qui y assistaient. Les partisans de la Comédie avouent de bonne foi, que les Pères et les Conciles se sont opposés, autant qu’ils ont pu, à ces Représentations profanes, où le peuple courait avec tant d’avidité ; mais ils prétendent que l’on n’en peut rien conclure au préjudice de la Comédie moderne, où l’on observe toutes les bienséances dans la dernière rigueur, et d’où l’on a {p. 408}banni absolument toutes les libertés, et toutes les obscénités de l’ancien Théâtre : Ils disent que non seulement la Comédie d’aujourd’hui n’est pas une mauvaise école ; mais qu’elle peut même contribuer à réformer les mœurs, en exposant à la censure et à la risée, les vices et les faibles des hommes ; ces peintures satiriques font souvent plus d’impression sur leur esprit, que ne feraient des exhortations plus sérieuses ; car s’ils veulent bien être vicieux, ils ne veulent point être ridicules. Je vous laisse, Madame, le choix du parti que vous avez à prendre, après avoir examiné toutes les raisons de part et d’autre. Il serait inutile de vous dire plus nettement ce que je {p. 409}pense sur cette matière ; mon suffrage n’est pas d’un grand poids, et je n’aime pas à décider : Mais si vous vouliez absolument, Madame, que je vous en parle selon mon cœur, je crois que les Chrétiens sont obligés de s’abstenir du Théâtre, comme de bien d’autres plaisirs : Il faut apporter tant de précautions pour conserver son innocence, que le plus sûr est d’y renoncer entièrement. La première fois que j’aurai l’honneur de vous voir, quand je serai de retour à Paris, nous pourrons remettre cette matière en délibération, si vous n’êtes point rebutée d’une Lettre {p. 410}si longue et si sèche. Je suis avec un très profond respect,

MADAME,
Votre très humble et très obéissant serviteur, l’Abbé de Bellegarde.