De l’influence du théâtre
De l’influence du théâtre §
PRÉFACE. §
Quand le souffle empesté de longs orages politiques a corrompu, détruit ou renversé ce que l’Etat offrait de plus pur et de plus imposant, on ne saurait, sans un juste sentiment de reconnaissance et d’admiration, voir son premier Magistrat en relever les débris, en réparer les ruines, et ajouter même à l’éclat de son ancienne splendeur.
Son généreux dévouement, pour ramener et consolider le bonheur public, devient un exemple efficace qui gagne tous les cœurs, et rallume par-tout le feu sacré de l’amour de la Patrie.
Le dernier des Citoyens, alors, met toute sa gloire et tout son bonheur à l’imiter ; et il n’est point d’Ecrivain sensé qui ne se sente naturellement enflammé du desir de consacrer sa plume au développement de quelques vérités utiles.
C’est à ce titre que, rempli d’espérance {p. II}à la vue des miracles qui chaque jour se développent à nos regards étonnés, j’ose m’élever moi-même contre tout ce qui pourrait encore arrêter l’effet des desseins magnanimes du Héros qui les produit.
Oui, c’est à ce titre honorable que j’ai cru pouvoir exprimer mon vœu personnel pour l’entier rétablissement de la Morale et des Lois, sous un Gouvernement paternel, également ami des Arts et des Mœurs ; mais où la doctrine de nos Poëtes dramatiques ne peut plus être désormais qu’en harmonie parfaite avec celle de la Chaire et du Barreau qu’il vient de rappeler à leur gloire primitive.
Aux yeux de quelques personnes qui n’y feraient point assez d’attention, cette production, à cause d’une sorte de similitude dans le titre, pourrait offrir des traits de ressemblance avec l’ouvrage du cardinal Maury, qui, en nous donnant un excellent traité de l’Eloquence de la Chaire et du Barreau, s’est récemment acquis de nouveaux droits à la reconnaissance {p. III}publique et aux faveurs de la renommée.
Mais cet ouvrage et le mien n’ont absolument rien de commun, soit pour le fond des choses, soit pour leur objet réel.
Il appartenait à un homme aussi justement célèbre d’examiner la théorie de l’art, et d’exposer, d’une manière et si noble et si judicieuse, les règles propres à former des orateurs qui pussent un jour lui ressembler.
Mais c’était assez pour moi, qui ne voulais que prémunir mes Lecteurs contre le danger de n’attacher d’importance et de prix qu’aux choses de pur agrément, et de flétrir souvent d’une sorte de mépris ce qui vraiment est le plus utile à la société ; c’était, dis-je, assez pour moi d’examiner l’influence de cet art si beau, si puissant de la parole dans l’état civil, afin de montrer le grand intérêt que nous avons tous au succès comme au rétablissement de l’éloquence de la Chaire et du Barreau.
{p. IV}Mais comme la véritable morale en doit toujours être la compagne inséparable, et que son ennemie naturelle, ou du moins trop ordinaire, est celle que nos Auteurs, ou nos Artistes dramatiques au nom de ceux-ci, ont quelquefois l’imprudence de publier et d’accréditer sur la scène, je n’ai pu considérer cette influence de la Chaire et du Barreau, sans examiner en même-tems celle du théâtre, qui aujourd’hui chez nous, comme autrefois chez les Grecs et les Romains, semble attirer à lui tous les regards et tous les vœux de la multitude.
Voilà ce qui m’a déterminé à réunir et à rapprocher des objets si disparates entre eux, et à entretenir le Lecteur de la frivolité de la scène, au milieu même d’une discussion aussi grave que celle où je traite de la dignité des fonctions des Orateurs, soit en présence des autels, soit au pied des tribunaux.
Mais comme la morale évangélique a dû me servir de base et d’objet de comparaison, il était naturel autant que {p. V}nécessaire que je commençasse par considérer l’influence de la Chaire dans la société civile.
En l’examinant donc sous son véritable point de vue, j’ai établi qu’elle était d’un grand secours pour consolider le bonheur public sous ce triple rapport, en ce que, en tempérant à l’égard des peuples l’autorité souveraine, elle la leur rendait respectable et chère ; en enchaînant l’injustice des passions, elle maintenait l’harmonie sociale ; en offrant aux malheureux de véritables consolations, et leur aidant à supporter les peines de la vie, elle conservait à l’Etat des Citoyens utiles.
Jetant ensuite un coup-d’œil rapide sur les malheurs déplorables dont l’Etat un jour serait la victime, si par la perte ou le trépas des Orateurs chrétiens, que la Providence a su nous conserver au milieu des tempêtes, la religion venait à perdre son plus beau lustre et son dernier appui, j’en ai conclu que rien ne nous importait d’avantage que de rétablir, {p. VI}dans tout leur éclat, ces maisons illustres, où le savoir et la vertu formèrent autrefois ces saints Docteurs, qui depuis ont rempli l’Univers du bruit de leurs heureux succès, et ont fait de la France le berceau comme le séjour ordinaire de la véritable éloquence.
Passant ensuite à l’influence réelle du théâtre en France, et le considérant particulièrement aux époques des grands événemens qui ont précédé ou suivi le cours de la révolution, j’ai fait voir qu’il avait beaucoup contribué au bouleversement de l’Etat, et nui singulièrement à sa prospérité, en affaiblissant les grandes idées religieuses dans l’esprit des peuples, en corrompant les mœurs, loin de les corriger, enfin en altérant jusqu’au bon goût, et en changeant même le caractère national sous le rapport du sentiment et de l’urbanité.
Après avoir examiné toute la frivolité des objections, qu’on oppose ordinairement pour arrêter ou suspendre toute réforme au théâtre, j’ai fait voir qu’il {p. VII}était possible de le rappeler au but réel de son institution, et de donner à ceux que des talens particuliers y appellent, un véritable lustre dans la société.
L’influence du Barreau est le troisième et dernier objet dont je me suis occupé.
En considérant la noblesse et la grandeur des fonctions de ses orateurs, en remontant à l’origine des grandes associations politiques, où ils ont toujours joui d’une haute considération, j’ai commencé par combattre cet injuste préjugé qui les range dans la classe de ces hommes dangereux, qui ne sont que les aveugles instrumens des passions des autres. J’ai démontré qu’ils n’en étaient réellement que les honorables défenseurs, et que sans leur auguste ministère, l’innoncence et la vertu seraient à chaque instant les victimes de l’aveuglement et de l’oppression.
Forcé de m’arrêter un moment sur cette époque douloureuse, où le sanctuaire des lois indignement profané par l’ignorance ou l’avidité, n’était plus {p. VIII}qu’un théâtre de brigandage et d’immoralité, je me suis hâté de porter mes regards sur des tems plus heureux.
Alors, bénissant la main auguste et libérale qui, pour illustrer la Nation, veut désormais unir aux palmes de ses guerriers les trophées de ses orateurs, j’ai vu le Barreau français renaître dans toute sa gloire, et ramener les beaux jours de l’éloquence.
C’est ainsi qu’après avoir parcouru successivement tout ce qui peut tenir à la gloire comme à le décadence de la Chaire, du Théâtre et du Barreau, et « en comparant chacune de mes idées avec l’idée éternelle du vrai et du juste, j’ai vu qu’il n’y avait de bien que ce qui était utile à la société et conforme à l’ordre, de mal, que ce qui leur était contraire ».
(Eloge de Marc Aurèle.)
DE L’INFLUENCE
DE LA CHAIRE,
DU THÉÂTRE ET DU BARREAU,
DANS LA SOCIÉTÉ
CIVILE,
Et de l’importance de leur rétablissement sur des bases qui
puissent relever en France leur ancienne et véritable splendeur. §
Ecrire tout-à-la-fois en faveur de la Chaire, du Théâtre et du Barreau, dont les maximes sont trop souvent en opposition entr’elles, n’est-ce point, sans nécessité, s’exposer au reproche d’être en contradiction avec soi-même ? N’est-ce pas vouloir confondre et réunir des élémens, discordans par leur propre nature ?
Sans doute, en ne s’arrêtant qu’au simple {p. 2}titre de l’ouvrage, cette réflexion, je l’avoue, peut naître dans l’esprit, et je ne dissimulerai point qu’elle ne m’ait frappé moi-même, et arrêté quelques instans dans l’exécution du projet que j’avais conçu de réunir quelques idées sur ces différentes matières.
Il semble, en effet, assez difficile de concilier ce qui tient uniquement aux plaisirs et favorise presque toujours les passions, avec la pureté d’une morale austère qui les combat si puissamment. Il peut aussi paraître étonnant qu’on veuille rapprocher ce qu’il y a quelquefois de plus léger et de plus frivole, de la dignité d’un ministère auguste, dont l’objet principal est d’attaquer de front tous les genres d’injustice qui troublent la société, et d’en arrêter les désordres par la seule force de la loi.
Mais, en me lisant avec quelqu’attention, on sera bientôt convaincu qu’il n’y a point d’opposition dans le développement de mes principes, sur-tout quant à ceux qui plus spécialement pourront s’appliquer au Théâtre.
Me renfermant dans une sage circonspection, je me suis bien gardé de prononcer sur l’avantage ou le danger de son institution en elle-même.
{p. 3}Cette question importante et toujours délicate, n’entrait point dans le plan de discussion que je me suis proposé.
Déjà tant de philosophes, tant de moralistes l’ont examinée avec une scrupuleuse attention, et n’ont encore jamais pu s’accorder entr’eux ! Ce n’est point à moi qu’il appartient de donner la solution d’un problème aussi difficile, au moins en politique.
N’ayant envisagé ce qui tient à la scène, que sous le rapport de son influence morale dans l’état actuel des choses et du parti qu’on en peut tirer pour la prospérité commune, je n’aurai donc point à craindre qu’on m’accuse d’une indiscrète apologie, encore moins qu’on me soupçonne d’être l’apôtre de la licence ou de l’immoralité, qui trop souvent déshonorent les productions d’une foule d’auteurs anciens et modernes.
Si dans une même discussion, j’ai cru devoir renfermer ce qui appartient spécialement à l’artiste dramatique et à l’orateur ou chrétien ou profane, ce n’est pas évidemment que j’aie pensé qu’on pût jamais établir aucun parallèle entr’eux. Le juste respect dû à la religion, aux bonnes mœurs {p. 4}et aux lois, en doit écarter jusqu’à la seule idée.
L’unique motif de mon rapprochement est pris dans cette considération, que tous, dans leur position respective, et parle ministère de la parole qu’ils exercent, soit en leur nom propre, soit au nom d’autrui, sont également chargés d’une sorte de fonction publique qui intéresse l’ordre social, et les empêche d’être étrangers aux révolutions qu’elle y peut introduire.
Cette explication donnée pour l’intelligence générale de cette production, je la commencerai par l’examen de la Chaire, sous le rapport de sa véritable influence dans la société civile.
DE LA CHAIRE.
Si les noms de Pithagore et de Socrate, si ceux de tant d’autres philosophes justement révérés dans l’antiquité, sont parvenus jusqu’à nous, c’est que le développement de leur morale les a fait considérer comme les bienfaiteurs du genre humain, et que la reconnaissance publique leur a élevé des autels dont la durée doit peut-être égaler celle même de l’univers.
{p. 5}Cependant, aux yeux des hommes raisonnables et dégagés de tout préjugé ou de tout esprit de parti, la beauté de leur doctrine peut-elle être comparée à celle des saintes écritures ?
Jean-Jacques n’avait-il pas bien raison de s’écrier : « Je vous avoue que leur majesté m’étonne.
La sainteté de l’Evangile parle à mon cœur. Voyez les livres des philosophes avec toute leur pompe, qu’ils sont petits près de celui-là ! Se peut-il qu’un livre si sublime et si simple tout-à-la-fois, soit l’ouvrage des hommes ? …. Il a des caractères de vérité si grands, si frappans, si parfaitement inimitables, que l’inventeur en serait plus étonnant que le héros ».
La froide indifférence que nous témoignons aujourd’hui pour les orateurs chargés d’expliquer les maximes de ce livre admirable, est donc bien étrange en elle-même. Elle tient à un renversement d’idées non moins affligeant que douloureux dans l’ordre moral.
En effet, quel drame sur la scène, quelle action dans les tribunaux peut jamais offrir {p. 6}un intérêt aussi réel et aussi puissant que celui qui naturellement doit naître du discours d’un ministre qui parle au nom même du maître de la nature ? Qui donc aura droit d’exciter notre sensibilité, de nous attacher fortement, si nous refusons à l’orateur chrétien une oreille attentive ?
Organe de celui qui grava dans le cœur de l’homme ces lois naturelles qui sont le premier fondement de toute la morale et de toute la politique, vient-il dans la chaire évangélique discuter des intérêts qui nous soient étrangers ? Plaide-t-il une cause qui ne soit pas la nôtre ? En y développant enfin la règle de nos devoirs, l’étendue de nos obligations civiles ou religieuses, ne parle-t-il pas toujours en faveur ou du peuple ou de la patrie ?
Ah ! sans doute, ces vérités sont aussi sensibles qu’incontestables. Mais elles échappent à la mémoire des hommes, dont la plupart ne sortent jamais du cercle tracé par la main des plaisirs ou celle de la frivolité.
Cependant, avec un peu d’attention sur tout ce qui nous environne, peut-on disconvenir que l’éloquence de la Chaire ne {p. 7}soit celle qui réellement a le plus d’influence sur la prospérité publique ; que conséquemment c’est celle que nous avons le plus d’intérêt à voir briller dans toute son ancienne splendeur ?
Pour en porter la preuve jusqu’à la démonstration, il n’est pas besoin d’en rapprocher ici tous les heureux effets. Il suffira de considérer sa puissance en ce qu’elle a de propre à affermir et tempérer l’autorité du gouvernement, pour lui attacher les peuples par la confiance et la soumission ; à arrêter le désordre des passions qui, malgré l’empire des lois, troublent l’harmonie sociale et altèrent les bienfaits même de la civilisation ; enfin, à adoucir l’amertume de nos chagrins domestiques par les consolations et les plus réelles et les plus efficaces.
Il n’est personne qui ne sache que les révolutions sont au corps moral et politique des états, ce que sont à chaque individu de l’espèce humaine, ces poisons corrosifs qui, diversement préparés dans le système médical, ne sauraient même opérer de crise salutaire, sans développer avec plus ou moins de célérité les germes de la mort.
{p. 8}Combien dans les maladies des empires, combien donc est funeste et dangereux l’usage d’un remède aussi violent, puisque en donnant naissance aux convulsions et aux déchiremens qui les épuisent, il met lui-même en activité tous les principes de leur propre dissolution.
Mais, quel est le moyen d’en arrêter l’effet ? C’est évidemment de remonter à la source du mal ; c’est de prévenir tout ce qui peut altérer leur constitution ancienne ou régénérée ; c’est d’asseoir les fondemens de l’autorité publique sur la justice et l’humanité envers les peuples ; c’est de les y attacher par les sentimens de l’amour et de la reconnaissance ; c’est enfin de leur démontrer que l’obéissance et la soumission aux puissances établies sont, dans l’état, les premières et les plus importantes obligations qu’ils aient à remplir.
Mais quelque salutaires et quelque incontestables que soient ces vérités fondamentales, qui osera les proclamer hautement à l’oreille des souverains ? qui osera les faire entendre à celle des peuples, bien souvent victimes de leurs vœux indiscrets ?
{p. 9}Si réellement, ne craignons pas de l’avouer, ceux-ci ont trop de propension à secouer le joug le plus doux, à se révolter contre l’autorité la plus sage et la plus légitime, ceux-là quelquefois, osons aussi le dire, éblouis par l’éclat de leur puissance, ne pensent point assez qu’ils n’ont le pouvoir en main que pour faire des heureux.
Soumis eux-mêmes à la volonté du suprême législateur, ils ne sauraient cependant enfreindre ses lois sacrées ; et s’ils s’en écartent jamais, comment les rappeler à leurs sages dispositions ?
Qui prendra ce soin honorable et dangereux de montrer aux princes le tableau de leurs devoirs ?
Toujours environnés de bas adulateurs qui ne craignent rien tant que de compromettre ou leur fortune ou leur crédit, les grands n’entendent jamais le langage de la vérité. Partout ils rencontrent des esclaves accoutumés à fléchir sous l’autorité la plus despotique, à servir les passions les plus honteuses ; mais ils ne voient point d’amis qui s’intéressent à leur véritable gloire, et qui osent plaider généreusement aux pieds {p. 10}du trône la cause de l’innocence et du malheur1.
Mais que fatigués de la pompe et des honneurs qui les environnent, ils viennent un moment se reposer à l’ombre des autels ; c’est-là qu’au milieu des temples érigés à la gloire de l’Eternel, ils trouveront des hommes courageux, des ministres sincères, {p. 11}des orateurs désintéressés, qui, forts de la liberté de leur saint ministère, leur annonceront avec fidélité les oracles du très-haut. En leur traçant, en son nom, la règle de leurs devoirs, en leur enseignant à respecter les droits du peuple, ils leur apprendront le grand art de régner2.
Ce peuple, disait du haut de la chaire un pieux ministre, à l’un de nos derniers souverains, qui depuis l’honora des faveurs de l’épiscopat, « ce peuple n’a point le droit de murmurer et de se plaindre, mais il a celui de se taire, et son silence est la leçon des rois ».
Paroles mémorables ! qui honorent également et le prince qui les entendit avec calme et respect, et l’apôtre, qui ne craignait pas de lui rappeler la plus sainte de ses obligations, celle de soulager une multitude {p. 12}d’infortunés qu’accablait le poids de la misère et des impôts3.
Mais l’éloquence de la chaire ne se borne point à éclairer les premiers magistrats de l’état sur la nature de leurs engagemens, à leur en développer l’importance ou la grandeur, pour les retenir sans cesse dans les voies de la justice, de la raison, de l’humanité ; elle produit encore cet autre effet non moins salutaire, c’est d’attacher les sujets au gouvernement, par le lien le plus puissant, celui même de la religion, qui leur commande impérieusement le respect et l’obéissance4.
{p. 13}L’illustre Bossuet professait donc une grande vérité, lorsqu’il disait que « le trône des rois est placé dans le lieu le plus sûr de tous, et le plus inaccessible, dans la conscience même où Dieu a le sien, et que c’est le fondement le plus assuré de la tranquillité publique ».
Ainsi partout où la religion étend son empire, où la voix de ses orateurs peut se faire entendre avec succès, l’état rassuré ne peut donc trouver que des défenseurs ou des amis ; et le germe des dissentions politiques, toujours étouffé dès sa naissance {p. 14}même, ne peut jamais s’y développer, ni troubler la prospérité commune.
Désolée des heureux effets qu’on devait naturellement attendre du rétablissement de l’apostolat, l’impiété de certains novateurs était donc bien étrange, lorsqu’à l’époque mémorable où le culte public venait de recouvrer en France une partie de son ancienne splendeur, elle feignait de n’y voir qu’un moyen de perpétuer les erreurs du fanatisme. Elle était donc de bien mauvaise foi, lorsque, pour arrêter les progrès de la véritable morale, elle semait partout les soupçons et la défiance contre les ministres les plus dignes de vénération, et mêlait astucieusement ses cris d’alarmes à leurs premiers chants de victoire.
Mais, efforts aussi coupables que superflus ! Délire affreux d’une secte ennemie et des peuples et de ceux qui sont appelés à les gouverner ! Car, qui peut méconnaître cette vérité de tous les lieux, de tous les tems, ce principe reconnu, proclamé par l’antiquité même : « qui rejette la religion, arrache les fondemens de l’état »5.
{p. 15}Tenter d’imposer silence à ceux de ses orateurs qui sont plus spécialement chargés d’annoncer ses préceptes divins, qu’est-ce donc autre chose que se déclarer traître à la patrie ?
Pour nous en convaincre, est-il besoin de rappeler des souvenirs amers ? De si longues années d’une expérience fatale à tant de victimes de l’anarchie, ne suffisent-elles donc pas en France pour nous éclairer sur le danger d’arrêter le cours des oracles sacrés ? Et n’est-ce pas moins pour les Romains que pour nous-mêmes, qu’un bel esprit de la cour d’Auguste avait écrit cette prédiction éclatante ?
« Vous ne cesserez d’être dans les pleurs et la désolation, et sans le mériter, vous porterez constamment la peine due aux forfaits de vos pères, tant que vous ne relèverez point vos temples abattus, que vous ne rétablirez pas la demeure sainte, dont les ruines restent ensevelies sous l’herbe mourante et desséchée »6.
{p. 16}Graces immortelles soient donc rendues au Héros français, qui, bravant les clameurs d’une fausse philosophie, a détruit l’abomination dans le lieu saint ; qui, pour me servir des propres expressions d’un panégyriste fameux, qui, « à l’exemple de l’illustre et vaillant Machabée, et comme le moindre des Israélites, est venu réparer avec ses mains triomphantes les ruines du sanctuaire » ;7 qui, enfin, a ramené dans le port le vaisseau de l’église de France, que dix ans d’orages et de tempêtes avaient retenu sur des mers étrangères.
Un événement aussi heureux, et qui doit faire époque dans les annales de la religion, et dans celles de l’état, lui méritera sans doute l’hommage éternel de la reconnaissance publique. En rendant à l’église ses prêtres et ses lévites, il a rendu à la patrie ses défenseurs naturels ; il lui a donné de vrais amis, dont l’éloquence, tout-à-la-fois persuasive et brûlante, peut seule dessécher dans les cœurs ulcérés ou corrompus, jusqu’à la racine de ces passions funestes qui désorganisent la société.
{p. 17}Mais, non content de conserver entre le souverain et les sujets, cette heureuse harmonie d’où résulte la félicité publique, l’orateur chrétien combat encore les passions qui en ruinent les fondemens.
En veut-on une preuve sans réplique ? Qu’on arrête un moment ses regards sur les désordres qui troublent la paix des familles ou divisent les citoyens entr’eux.
Considérez l’union conjugale : n’est-elle pas évidemment de nos jours un principe éternel de discorde et de mésintelligence ? C’est en vain que l’amour même en a tissue les nœuds charmans et délicats ; que ses plus tendres fruits semblaient devoir en augmenter la force, en perpétuer la durée : sourds à la voix de la raison comme au cri de la nature, les époux aigris n’aspirent plus qu’au scandale d’une rupture éclatante. Effrayé de sa trop funeste indulgence, le législateur multiplie vainement les obstacles ; il ne saurait nous préserver d’une frénésie si coupable, et dont n’eut pas même à rougir l’ancienne Rome, encore asservie sous le joug du paganisme.
Dans les cités où le commerce a le plus d’éclat et d’influence, quel esprit maintenant {p. 18}y domine ? N’est-ce pas celui qui tient le plus près au dol, à l’infidélité qui rendirent si honteusement célèbre cette ancienne Carthage, dont les infractions aux traités les plus saints, attirèrent sur elle l’impétuosité des aigles romaines, et lui méritèrent, pour l’exemple et le repos du monde, d’être enfin effacée du tableau même des nations.
Contemplez tous les maux de l’usure, qui, au mépris des lois naturelles et positives, dévore la fortune publique et celle des particuliers. Ecrasé sous son poids énorme, quel est aujourd’hui le citoyen qui peut respirer et satisfaire à des engagemens que l’espérance d’un avenir moins malheureux lui avait fait contracter indiscrètement ? Qui peut enfin compter le nombre des victimes qu’elle condamne à périr dans les horreurs d’une captivité d’autant plus dure, et d’autant plus étrange, que par-tout on affiche avec plus d’ostentation les douces vertus de la philanthropie.
Réfléchissez un moment sur l’indiscrétion et l’imprudence de tant d’écrivains modernes, dont la licence contre les mœurs ou l’autorité souveraine déshonore le commerce des lettres, et semble si bien justifier {p. 19}jusqu’aux paradoxes de ceux qui, mettant en problème leur avantage ou leur inconvénient, ont osé le résoudre contre elles.
Enfin, voyez de sang-froid, si vous l’osez, cette foule de victimes de la séduction ou du libertinage, qui, oubliant les premières vertus de leur sexe, échappent à la vigilance paternelle, et viennent de tous les points de la république alarmée, cacher leur turpitude, ou chercher l’impunité dans ce flux et reflux de l’immense population des grandes cités dont elles augmentent et la corruption et le danger.
A de si grands désordres, dont les malheurs du tems ont trop laissé développer le germe dangereux, il n’est évidemment qu’un seul remède, et pour l’obtenir, il faut recourir à la religion. Non ! vous ne le trouverez que dans la force et la puissance de sa morale, dont l’orateur chrétien vous développera les maximes.
Lui seul, sans l’appareil de l’autorité civile, sans invoquer la terreur des peines qu’elle a droit d’infliger aux coupables, lui seul les ramènera tous à des sentimens de justice et de raison.
{p. 20}On peut se montrer rebelle à la volonté de celui qui commande avec empire ; mais comment résister à la voix de celui qui prie, qui nous conjurant de prendre pitié de nous-mêmes, nous appelle à la vraie félicité ; qui nous démontrant toute l’injustice de nos passions, aiguise en nous le poignard du remords ; qui enfin nous forçant à devenir nos propres accusateurs, nous oblige à rentrer dans les sentiers de la vertu ?
C’est ainsi qu’après de longs orages, et revenus enfin de leur égarement, les époux retrouveront au sein d’une famille innocente et pure, les douces et paisibles jouissances dont les ames honnêtes sentent si bien le prix inestimable, qu’ils ratifieront avec des larmes de joie le serment solennel qui, à peine prononcé, fut écrit dans les cieux, et qui ayant eu Dieu même, et pour témoin et pour garant, cessa dès-lors d’être du ressort de la puissance humaine8.
C’est encore ainsi que la cupidité, renonçant à ses spéculations immorales, cessera de fouler aux pieds l’humanité souffrante ; que l’écrivain et l’artiste s’empresseront d’abandonner {p. 21}aux flammes vengeresses ces productions dangereuses qui déshonorent toujours la plume la plus éloquente, comme le burin et le pinceau les plus renommés ; qu’enfin la faiblesse et l’égarement trouveront un boulevard impénétrable à toutes les atteintes de cette horrible perversité dont nous sommes si souvent, ou les tristes témoins, ou les malheureuses victimes.
Mais ne nous abusons pas : jamais nous n’arriverons à cette heureuse révolution dans les mœurs, tant que l’asile de la piété, dans un funeste abandon, n’offrira que l’aspect douloureux d’une vaste et triste solitude ; que la contagion du mauvais exemple du grand nombre des hommes constitués en dignité, continuera d’autoriser le peuple à l’infraction habituelle de ses premiers devoirs9 ; qu’en un mot, indifférens aux {p. 22}succès de la véritable morale, nous n’attacherons d’importance et de prix qu’à ces frivolités du jour qui nous occupent exclusivement, qu’à ces plaisirs factices, à ces vaines grandeurs dont nous nous montrons si vivement idolâtres.
Insensés que nous sommes ! quel est donc notre erreur ? est-ce dans ces cercles brillans que l’ambition ou la vanité peuplent d’esclaves ou d’hommes désœuvrés, est-ce au milieu du jeu même des passions les plus ardentes que la scène ne développe souvent avec tant d’art et d’agrément, que pour mieux assurer le triomphe des plus dangereuses ; est-ce donc là que nous apprendrons jamais à respecter la sainteté du mariage, l’autorité paternelle, la simplicité de l’honnête-homme ? N’y sont elles pas presque toujours l’objet même de la dérision d’un spectateur imprudent, qui ose applaudir avec enthousiasme à la finesse et à la conduite d’une intrigue dont chez {p. 23}lui l’heureux succès troublerait au moins la paix domestique, si, par le scandale de sa publicité, elle ne fesait sa honte ou son désespoir.
Mais si la corruption qui déshonore les grandes cités met, par elle-même, de si puissans obstacles au succès de la parole évangélique, combien plus effrayans encore sont ceux qu’elle trouve dans l’ignorance et l’avarice, qui désolent les campagnes. Souvent le pasteur le plus respectable et le plus désintéressé n’y saurait trouver encore un abri paisible, et faute de moyens d’existence, il est forcé d’abandonner et de laisser sans culture cette portion du champ de l’église, qui peut-être a le plus besoin de ses efforts et de ses travaux, parce qu’ailleurs les lumières et l’éducation peuvent au moins suppléer à l’ardeur de son zèle et de son amour.
Cette disposition, dans les hommes spécialement occupés de la culture des champs, et pour lesquels le plus léger sacrifice pécuniaire est si souvent onéreux, cette disposition habituelle pourrait porter à croire que le prélèvement d’une portion des fruits de la terre, était l’impôt et le plus naturel {p. 24}et le plus doux pour le cultivateur ; qu’il offrait aussi au clergé une ressource d’autant plus convenable, que, sans être à charge à l’état, elle le mettait à l’abri d’une dépendance servile, dont l’effet douloureux est d’avilir nécessairement son ministère, et d’en rendre inutiles presque tous les efforts.
Ces réflexions, sont peut-être hors de mon sujet, et je n’ai pas besoin de m’y arrêter. Assez de bons esprits les ont faites et en ont senti la justice avant moi.
Mais quoi qu’il en soit de ce point important, qui, sans doute, est moins du domaine de la morale que de celui de la politique, dans l’éloignement de toute instruction religieuse, que deviendront les mœurs et le sort de cette classe si précieuse de la société ?
N’est-il pas évident qu’en butte à tous les préjugés, victimes de toutes les passions, elle s’abandonnera sans scrupule et sans crainte à toute la perversité d’une nature corrompue, et que bientôt replongée dans les tenèbres de l’ancienne barbarie, elle ne présentera plus que l’aspect d’une véritable horde de sauvages, dont nous aurons tout à redouter.
{p. 25}En faut-il d’autres preuves que cette multiplicité de délits dont les campagnes nous offrent aujourd’hui si souvent le spectacle déchirant ? Quand et où jamais a-t-on vu plus de meurtres commis avec sang froid, plus d’incendies ravager et détruire l’espérance du laboureur, plus de malfaiteurs conspirer contre la société ?
Pour arrêter le cours de ces désordres, dira-t-on, multipliez les tribunaux ; effrayez par la terreur des supplices.
Quel moyen atroce ! N’est-il donc pas plus intéressant de prévenir le crime que de le punir ? et pour me servir de la pensée d’un écrivain judicieux10, ne vaut-il pas mieux prendre sur l’autel le flambeau pour éclairer et conduire les victimes aveuglées par l’erreur, que le glaive propre à les immoler.
Remontons à la source du mal, et nous serons bientôt convaincus qu’avec un ministre éloquent de plus, et un juge criminel de moins, l’harmonie sociale sera bientôt rétablie. Non, jamais la justice humaine, en {p. 26}déployant toute la sévérité de ses vengeances, n’aura cette douce et véritable influence de la morale religieuse, qui, par le seul effet de la persuasion, enchaîne et maîtrise tous les cœurs, et dont la puissance invincible triomphe des sauvages, et désarme jusqu’aux tyrans eux-mêmes.
Mais si l’orateur chrétien combat avec tant de succès les passions humaines, que ne lui devons-nous pas de reconnaissance et de vénération pour les consolations réelles que nous offre son ministère dans les événemens les plus douloureux de la vie ?
Ici, rassasié de fêtes et d’honneurs, repose au sein de la mollesse et de la volupté, ce riche dédaigneux dont le luxe insulte à la misère publique ; sondez les replis de son cœur, et bientôt avec un poète moderne, vous serez forcé de dire :
S’il a l’éclat du marbre, il a sa dureté11.
Là, dans les horreurs du plus pressant besoin, s’agite et se tourmente une mère infortunée. Sans appui, sans ressource, elle appèle en vain la compassion des hommes. {p. 27}L’excès de sa misère ne saurait les toucher. Elle est réduite à s’abreuver de ses larmes.
Quel contraste affreux et pénible à considérer ! et quand on ne l’envisage qu’avec l’œil des préjugés humains, n’est-on pas tenté d’accuser la providence elle-même d’un abandon si déporable ?
Qu’ai-je fait, dit le pauvre en gémissant, qu’ai-je fait pour être réduit à ce dernier dénuement ! et quel droit a donc à toutes les jouissances de la vie celui qui ne fait qu’en abuser ?
Ah, malheureux ! cessez d’accuser un Dieu juste et bon, lui répond l’orateur chrétien. Où seraient les vertus sans les peines et les sacrifices qui en produisent et toute la force et tout l’éclat ? Quel droit aurez-vous aux récompenses d’une autre vie, si dans celle-ci vous refusez de prendre pour modèle un Dieu né dans la plus affreuse indigence et mort dans des supplices inouis12 ! n’est-il donc pas écrit : heureux ceux qui pleurent ! parce qu’ils seront consolés.
{p. 28}Philosophes du jour, ames superbes et vaines ! ôtez donc, ôtez cette morale à celui qui souffre ; que lui restera-t-il ? Le désespoir et la mort.
Faut-il s’étonner, si dans l’oubli des principes religieux, tant d’infortunés fatigués de l’éclat du jour, portent sur eux-mêmes une main barbare et dénaturée !
Et combien ne devons-nous pas nous estimer heureux, si, avant d’en venir à cette extrémité douloureuse, si ces insensés ne tentent pas de nous arracher avec la vie ces biens, dont au moins le superflu leur était acquis !
Que peut avoir à redouter, celui qui loin des conseils de la sagesse ou des consolations d’une religion sainte, s’est fait une conscience imperturbable, et n’écoute plus que le sentiment d’un besoin impérieux ?
Dans son délire et sa fureur, sera-t-il arrêté par la crainte des vengeances de la loi ? Eh, n’a-t-il pas toujours l’espoir d’y échapper ?
Sera-t-il intimidé par les menaces d’un Dieu justement irrité ? Quelles chimères ! nos esprits forts ne lui ont ils pas appris que tout est matière en ce monde, et que l’éternité {p. 29}n’est qu’une invention due au fanatisme des prêtres, comme à la politique des souverains !
Je sais qu’attentif aux besoins de l’indigence qui dévore tant de victimes du malheur, le gouvernement depuis long-tems cherche à la venger du mépris ou de l’oubli des heureux du siècle ; que désespérant de les amener à la pratique du plus saint des devoirs par les sentimens de la justice et de l’humanité, il s’est vu forcé de mettre à contribution jusqu’à leurs plaisirs même qu’il a fallu rendre l’objet des taxes publiques.
Ce soin paternel, sans doute, est digne de notre reconnaissance sous plus d’un rapport.
Mais si l’empire des circonstances a forcé d’avoir recours à ce nouveau système, si en économie politique, il a pu paraître le meilleur possible, n’est-il pas évident qu’il peut avoir cet effet douloureux d’achever de nous démoraliser et de nous mener par le chemin le plus court à l’insensibilité, comme à la plus stupide indifférence, à l’égard de nos semblables ?
Si l’aumône est un précepte divin, si l’empressement et la fidélité à le remplir, sont {p. 30}des vertus essentielles, où en sera le mérite et la gloire, si nous n’y sommes portés que par l’attrait du plaisir ; si nous n’arrivons à sa pratique exacte que par le mépris ou l’oubli de nos premières obligations, ou qu’en nous exposant à perdre l’innocence des mœurs ?
Qui jamais aurait osé dire à nos pères qu’un jour viendrait où l’indigent serait forcé de spéculer sur le vice ou la frivolité de ses concitoyens ; que ce serait aux jeux brillans de Melpomène et de Thalie, dans le délire et du chant et des danses les plus voluptueuses, pour ne pas dire au sein même quelquefois de la débauche ou de la prostitution, qu’on s’occuperait en France du soin si important de soulager la misère publique ?
Aveugles que nous sommes ! pouvons-nous bien, avec quelque pudeur, vanter nos bienfaits, et demander quelque sentiment de reconnaissance ? Hélas ! que sont-ils autre chose, ces bienfaits, qu’un outrage sanglant fait à l’humanité ?
Durant le deuil et les larmes de l’église, peut-être était-il d’une indispensable nécessité de recourir à ce moyen étrange, pour {p. 31}obtenir quelque adoucissement en faveur des pauvres ?
Mais aujourd’hui que le rétablissement d’un culte public permet aux orateurs chrétiens d’élever la voix, appelons-les tous à l’aide du gouvernement, et laissons-leur l’honorable soin d’attirer sur l’indigence et le malheur, les regards chastes et purs de la véritable bienfaisance.
Pour juger de l’efficacité de leur auguste et touchant ministère, rappelons-nous ces assemblées périodiques, où tous les rangs confondus venaient autrefois arroser l’autel, des larmes de la véritable pitié ; où tous les cœurs, embrasés du feu sacré de la charité chrétienne, oubliaient leur propre malheur, pour contribuer au soulagement des autres.
Quel triomphe et plus noble et plus grand, put jamais obtenir l’éloquence humaine ! et n’est-ce pas réellement dans la chaire évangélique où croissent les véritables lauriers ; où se trouvent les palmes immortelles, dont la moisson peut le mieux honorer et satisfaire l’ambition des ames grandes et généreuses13 !
{p. 32}Aujourd’hui que tout prend sa direction vers le bien public, qui nous empêche de faire revivre dans toute leur splendeur ces {p. 33}réunions si précieuses et si belles, d’appeler encore à la défense de nos frères souffrans et malheureux, ces apôtres dont la voix sublime et pure attendrissait les cœurs les plus endurcis ?
C’est-là que ne pouvant résister à leur onction divine, c’est-là, qu’avares de larmes stériles, et sans émotion pour des infortunes imaginaires, nous irions pleurer encore utilement sur les maux réels qui affligent l’humanité, et que, par un sentiment de générosité dont nous n’aurions plus à rougir, nous mériterions d’en être appelés les vrais consolateurs14.
{p. 34}Mais ce n’est pas seulement contre les horreurs du besoin et de la misère, que l’orateur chrétien nous soutient et nous {p. 35}rassure. Dans les événemens de la vie, ou les plus inattendus ou les plus tragiques, il sait encore ranimer en nous le sentiment de l’espérance ou celui du bonheur, en nous portant à la plus parfaite résignation.
Cessez donc, vous dira-t-il, cessez vos longs gémissemens, épouse infortunée, que la faulx du trépas a privée du plus tendre objet de vos affections. Retenez vos sanglots, enfans malheureux, qui baignez de larmes amères le dernier asyle où repose en paix l’homme de bien à qui vous devez le jour. Si Dieu vous a privés d’un appui sur la terre, ah ! ne croyez pas qu’il vous ait abandonnés. Consolez-vous et qu’un rayon d’espérance luise encore au fond de votre cœur. Non, ne craignez pas la malice de vos ennemis qui sera confondue, parce que ce Dieu est le juge de la veuve et le père des orphelins15.
Pourquoi vous troubler, dira-t-il encore à celui que l’inconstance du sort, a précipité du faîte de la gloire et des honneurs, {p. 36}et que l’injustice des hommes a le plus indignement abreuvé de tout le fiel de la calomnie. Que sont devant le trône de l’éternel toutes les puissances de la terre ? et qui peut résister à celui qui tient dans sa main le destin des empires ? Que peuvent aussi toutes les fureurs de l’enfer contre celui qui n’abandonnant jamais les sentiers de la justice, trouve dans sa conscience un abri tutélaire et se repose avec sécurité dans le sein de la divinité même ? Ah ! bientôt avec le ministre éloquent qui le soutient et le console, au milieu des plus grandes afflictions, et comme ce roi puissant dont la fidélité fut mise à une épreuve si douloureuse et si terrible, il s’écriera, « je suis sorti nud du sein de ma mère, et j’y rentrerai nud. Dieu m’a comblé de biens : il m’a tout ôté. Que sa volonté sainte s’accomplisse, et que son nom soit béni ».16
Ainsi se trouve vérifié cet oracle divin, « venez à moi, ô vous tous qui gémissez {p. 37}sous le poids des souffrances, et je vous aiderai à les supporter ».17
Si, comme on n’en peut raisonnablement douter, si le but des orateurs chrétiens est de tempérer l’autorité du gouvernement pour le salut des peuples ; s’ils ont pour objet de les lui attacher sincèrement par le développement des devoirs les plus indispensables à remplir ; si la victoire, sur les passions qui désorganisent la société, est leur plus beau triomphe ; si enfin, dans tous les événemens d’une vie si pénible et si douloureuse pour la plupart des hommes, ils ne tendent qu’à les consoler et à les détourner du funeste dessein d’en arrêter le cours ; combien leur ministère est vraiment utile à la patrie ! combien donc nous devons nous occuper du soin d’en augmenter l’éclat et d’en perpétuer la durée !
Le tems fuit et dévore les générations ; mais l’état tout entier, s’il résiste au torrent des révolutions, survit dans son corps moral et politique, lorsque ces mêmes générations sont éteintes et qu’elles ont disparu du globe. {p. 38}La nôtre, une fois anéantie, que restera-t-il de ces hommes précieux à l’état, si l’on ne s’y occupe du soin de les régénérer, en rétablissant ces écoles illustres où furent formés les Chrisostôme, les Augustin, les Bossuet, les Fénélon, les Bourdaloue, les Massillon, les Fléchier, les Brydayne, et tant d’autres célèbres apôtres, dont l’église et la république ont toujours également honoré les talens et chéri les vertus.
Un petit nombre de leurs imitateurs, heureusement échappés à la hache révolutionnaire, peut sans doute nous consoler de la perte de ces grands modèles. Mais courbés déjà, pour la plupart, sous le poids de l’âge et des travaux de l’apostolat, ces généreux martyrs de la foi de nos pères ne sauraient promettre long-tems des secours et des succès à l’église alarmée.
Il importait donc et à nous et plus encore à nos neveux, que le gouvernement, toujours si attentif à la prospérité publique, à la conservation de cet empire auguste et florissant, dont la religion fut le premier fondement et la source même de sa gloire ; oui, il importait que le gouvernement se hâtât de rétablir et d’orner ces belles et nombreuses {p. 39}pépinières, qui jadis fesaient l’espoir et la consolation de l’église de France.
En voyant refleurir ces tendres arbrisseaux dont elle attend un si doux ombrage, elle n’aura plus à redouter la sécheresse et l’aridité qui désolent aujourd’hui tant de portions de son champ, restées incultes ou désertes.
Et quels seront les transports de sa noble allégresse, si même au-delà des mers, ce jeune plan peut un jour s’étendre et se fortifier de nouveau ! si, comme autrefois, ses rameaux enlacés peuvent offrir à la timide innocence un abri salutaire, si la douceur de leurs fruits, en tempérant l’âcreté de ceux que produit l’ignorance et la superstition, fait enfin tomber des yeux indignement trompés, le funeste bandeau de la stupide crédulité, et fait autant de Français et d’amis de l’état, que dans ces climats lointains on trouvera de vrais prosélytes !
Cet heureux événement était également l’objet des vœux de ceux qui s’intéressent et au succès de la religion et au bonheur de la patrie.
Avec quelle noblesse et quelle dignité ne les a-t-on pas récemment exprimés dans {p. 40}l’église des Missions Etrangères ! Empruntons les propres expressions de l’orateur même, qui termine ainsi son discours éloquent18.
« O regrets ! ô tristes et touchans souvenirs ! c’est ici que se formaient ces missionnaires vénérables qui avaient pris l’apôtre du Japon, et pour patron et pour modèle. C’est aux pieds de ces saints autels qu’ils recevaient la consécration de leur apostolat ; c’est de ce temple auguste qu’ils partaient, comme ces nuées dont parle Isaïe, pour aller porter la lumière aux peuples de l’aurore. Hélas ! nos yeux cherchent en vain ce séminaire de héros, puissant en œuvres et en paroles : aurait-il disparu sans retour, et nos regrets seraient-ils donc sans espérance ? Mais non : et pourquoi n’espérerions-nous pas ? Tout ne renaît-il pas du sein des ruines ? tout ne tend-il pas au rétablissement des choses utiles et grandes ? et quelle institution plus grande et tout ensemble plus utile, que cette école auguste d’apôtres et de martyrs, {p. 41}destinés à porter jusqu’aux extrémités du monde, et la gloire du nom chrétien, et la gloire du nom français ? Sainte église de Siam, vénérable portion de la famille catholique qui remplit l’univers, reçois ici l’effusion de nos cœurs ; reçois les vœux de l’église de France qui t’engendra à Jésus-Christ, et qui de loin t’embrasse et te salue. As-tu donc appris ses malheurs ? et t’a-t-on raconté tout ce qu’elle a souffert ? Hélas ! et elle aussi, comme la fille de Sion, a vu toute sa beauté obscurcie, et sa douleur a été grande ainsi que l’Océan qui te sépare d’elle. Mais à la tempête a succédé le calme, et la paix des anciens jours lui a été rendue. Réjouis-toi donc avec elle, et ranime tes espérances. La même main qui a séché ses pleurs adoucira aussi tes peines ; la même Providence qui lui a rendu ses autels, te rendra aussi tes apôtres : encore un moment, et toi aussi, comme elle, tu seras consolée ».
Un desir si juste et si noblement manifesté, ne pouvait manquer d’être favorablement accueilli du premier magistrat de la République.
{p. 42}Aussi, graces à son empressement à satisfaire aux premiers besoins du peuple français, jouissons-nous déjà du bienfait de cette loi salutaire, qui autorise le rétablissement de ces pieuses maisons destinées à former nos jeunes lévites à la pratique de toutes les vertus chrétiennes et à l’enseignement de la morale céleste.
« Sans doute, pour me servir des nobles expressions de l’orateur judicieux, qui, au nom même du gouvernement, a proposé cette loi si desirée ; “sans doute le culte est rétabli, l’église gallicane est reconstituée, sa hiérarchie est de nouveau reconnue, son harmonie avec l’état est assurée ; les temples retentissent du chant des fidèles qui demandent à Dieu de longs jours pour celui qui les a rachetés de la dispersion et de l’opprobre, pour celui qui a été ramené miraculeusement des lieux même qui furent le berceau du christianisme, pour sécher tous les pleurs et faire cesser toutes les alarmes. Mais il ne suffit pas d’avoir tiré des fers ou rappelé de l’exil, d’avoir rassemblé du midi et du nord, du couchant et de l’aurore, des hommes vieillis par un long âge ou par le malheur ; il est tems de leur donner des {p. 43}coopérateurs, de leur désigner des successeurs, et de perpétuer pour nos enfans un héritage de doctrine et d’édification19.
Ainsi va refleurir l’éloquence sacrée, cette richesse des tems modernes, et qui, en particulier, fait la gloire de la France chrétienne”. Puisque, comme le remarque le même orateur, “quand la religion monta sur le trône avec Constantin, on put se flatter que les siècles d’Auguste et de Périclès allaient renaître à-la-fois avec l’éloquence des pères de l’église…. Pendant la longue nuit que la domination des barbares étendit sur presque tout l’univers connu, les asiles de la piété furent aussi ceux des lettres. On peut comparer ces maisons d’étude et de paix, retraites sacrées et inaccessibles, à des vaisseaux richement chargés, qui, à travers l’océan des âges et le déluge des barbares, ont conservé le dépôt des connaissances qui ornent et consolent le genre humain, comme une autre arche, dans un autre déluge, avait sauvé le genre humain lui-même”. »
Mais en vain rendrons-nous un stérile {p. 44}hommage à la religion de nos pères, pour les bienfaits signalés dont nous ressentons encore aujourd’hui l’heureuse influence : inutilement aussi releverons-nous ces écoles salutaires, que le gouvernement destine à la culture des lettres sacrées, si les esprits tournés vers d’autres objets moins grands et moins utiles, inspirent une si juste crainte de les voir abandonnées.
Un nouveau Prélat, distingué par ses talens et ses vertus20, a senti toute la difficulté d’y réunir des sujets en assez grand nombre, pour mettre l’église de France à l’abri de toute inquiétude sur ce point important. Animé d’un vrai zèle, il vient de faire une sorte d’appel au peuple, pour l’inviter à seconder de tout son pouvoir et les vues du chef suprême de l’état, et les vraies intérêts de la religion.
Mais, ne nous le dissimulons pas, les obstacles que les malheurs de la révolution ont élevés, s’opposeront encore long-tems au succès de ces pieux établissemens.
Peu touchés des biens d’une vie future, la plupart des hommes ne s’occupent guères aujourd’hui que du soin d’amasser des trésors {p. 45}pour celle-ci. Et d’ailleurs combien de parens, n’oseront ouvrir à leurs enfans une carrière où un stérile honneur et de pénibles vertus seront long-tems l’unique apanage de presque tous ceux qui auront le courage de la fournir désormais ; avec les mêmes droits, peut-être, aux dignités de l’église, tous ses ministres ne sauraient y aspirer également. Quel sera donc en France le sort du Clergé ? S’il est toujours pauvre et malheureux, ne sera-t-il jamais avili, dans un siècle où l’éclat des richesses est le seul qui frappe les yeux, et donne aux hommes une sorte d’ascendant, et quelque considération dans la société ?
J’abandonne ces tristes réflexions aux hommes faits pour sentir et juger ce qui convient au bonheur et à la prospérité de l’état. A eux seuls appartient le droit d’attirer l’attention du gouvernement sur un objet pareil ; je me borne donc, comme simple citoyen, à indiquer la source du mal ; c’est aux mains adroites et puissantes à administrer le véritable remède.
{p. 46}DU THÉATRE.
Sans doute, il est bien loin ce tems où la simplicité des mœurs antiques attachait scrupuleusement tous les Français aux maximes d’une religion austère ; ce tems heureux où les liens du sang et de l’amitié étaient assez puissans pour les retenir presque tous au sein d’une famille vertueuse et paisible ; ce tems où le bonheur domestique ne forçait point à se répandre au-dehors, pour y goûter le repos, et chercher des jouissances factices ou dangereuses ; ce tems enfin dont l’illustre rival d’Horace entendait parler, lorsqu’il disait :
Chez nos dévots aïeux le théâtre abhorré,Fut long-tems dans la France un plaisir ignoré.
Graces à la fureur qui nous possède aujourd’hui pour ce genre d’amusement, bientôt nous égalerons Athènes en frivolité. Que dis-je ? nous touchons peut-être au moment de surpasser Rome elle-même en frénésie, lorsque, déchue de sa grandeur et dans la plus profonde corruption, elle bornait toute sa politique à maintenir ces deux célèbres factions qui la partagèrent si long-tems {p. 47}entre deux fameux pantomimes21, et lorsqu’oubliant son ancienne splendeur et l’éclat de sa gloire, elle n’élevait plus sa voix faible et mourante que pour demander {p. 48}honteusement du pain et des spectacles, panem et circenses.
Dans cet état de choses, pouvons-nous être surpris du haut degré d’estime où sont aujourd’hui les nôtres ? Est-il étonnant que les artistes qui en font tout l’éclat par la supériorité de leurs talens, soient dans un aussi grand crédit ; que leurs succès ou leurs débats soient le principal aliment de nos conversations et de nos feuilles périodiques ; qu’enfin, à l’égal des plus grands potentats de l’Europe, ils ne puissent faire, un seul pas sur le continent, sans fixer l’attention de la multitude inquiète ou désolée ?
Sous les rapports qui les lient au corps social, sans doute, comme tous les autres citoyens, ils méritent des égards. Mais c’est donner une bien trop grande importance à un art aussi frivole en lui-même, que d’exalter ainsi ceux qui le cultivent avec succès.
Que sur la scène, où tout est illusion, ils exercent un empire absolu, j’y consens ; {p. 49}mais lorsqu’ils sont rentrés dans la société, ce prestige qui les environne ne saurait s’y perpétuer sans danger pour elle. Ce que nous leur accordons alors de distinctions et d’hommages particuliers, est une véritable indiscrétion. Elle accoutume le commun des hommes à n’attacher de prix qu’aux talens de pur agrément, et par conséquent à négliger ou à mépriser ceux qui sont les plus utiles au maintien comme à la prospérité de l’état.
N’ayant ici d’autre objet que l’intérêt public, d’autre desir que celui de ramener les esprits aux grandes idées du vrai et du juste, je ne cherche point à déprimer le talent des comédiens22 : on verra dans un moment {p. 50}que je desirerais plutôt l’annoblir réellement, puisque j’indiquerai les moyens de le rendre vraiment utile à la société.
{p. 51}Je sais tout ce qu’on peut objecter pour ou contr’eux, ce qu’en ont pensé les anciens, ce qu’en pensent encore les modernes.
{p. 52}Mais il ne s’agit point ici d’examiner lequel du peuple de Rome ou de celui d’Athènes eut raison d’honorer ou de flétrir leur profession.
{p. 53}Les institutions civiles de ces deux états étaient si différentes, qu’il n’est point étonnant que dans le premier, essentiellement belliqueux et conquérant, on fît peu de cas d’un talent, que d’ailleurs les hommes {p. 54}libres ne pouvaient exercer publiquement, sans déroger à toutes les prérogatives du citoyen, et où, comme le remarque très-judicieusement un élégant traducteur de Tacite23, on n’accueillit jamais les arts en général que par ton et par air ; car si, à l’époque même de la plus grande corruption des mœurs de ce peuple, les grands n’avaient pas d’autre société intime que celle des hommes de théâtre, ces derniers n’en étaient pas plus en vénération auprès d’eux. Ceux-ci les voyaient et les fréquentaient habituellement, comme de nos jours les {p. 55}jeunes gens perdus de mœurs voient et fréquentent des femmes sans honneur et sans vertu, et vivent familièrement avec elles, sans jamais leur accorder le plus léger tribut d’estime.
Passionnés pour les chef-d’œuvres d’Echyle, de Sophocle et d’Euripide, enthousiastes des productions d’Aristophane et de Ménandre, dont Plaute et Térence se sont appropriés les beautés pour en enrichir le théâtre de Rome, les Grecs avaient, il est vrai, une autre opinion à l’égard de ceux qui se livraient spécialement aux jeux de la scène ; mais il est évident qu’elle prenait sa source ou dans cet amour de la liberté qui n’admettait ni frein ni tempérament, ou dans l’usage que suivirent assez long-tems les auteurs dramatiques de jouer eux-mêmes les pièces qu’ils avaient composées. Ces productions du génie leur donnaient d’autant plus de lustre aux yeux du public enchanté, qu’à juste titre on pouvait les regarder comme les annales de la nation, puisque leurs nombreuses tragédies ne présentaient que le récit intéressant des événemens fameux qui avaient à jamais rendu célèbres les héros de la République.
{p. 56}Les acteurs tragiques n’étaient donc alors, à vrai dire, que des historiens dont le talent devait jouir d’une considération d’autant plus grande à Athènes, qu’il en relevait toute la gloire, et qu’il en flattait l’orgueil et la vanité.
Ceux même qui, donnant dans un genre moins relevé, s’attachaient spécialement à la comédie, devaient nécessairement, avant qu’elle dégénérât en une horrible licence, être regardés comme exerçant une profession vraiment utile et propre à maintenir la liberté dans l’état, ou à fortifier ses ressorts politiques.
On en peut juger par ce que nous lisons dans le théâtre des Grecs au sujet d’Aristophane. « Il florissait, dit l’auteur de cet ouvrage intéressant, il florissait dans le siècle des grands hommes…. Ce fut surtout dans la guerre du Péloponèse, qu’il parut avec le plus d’éclat, moins comme un comédien propre à amuser le peuple, que comme le censeur du gouvernement, l’homme gagé par l’état pour le réformer, et presque l’arbitre de la patrie24 ».
{p. 57}Ainsi, tant que les comédiens, par le genre de talent qui leur était propre, concouraient à la prospérité publique dans Athènes, ils y devaient être, et y étaient effectivement en honneur. Mais aussi ils ont dû cesser d’y jouir de quelque considération réelle, du moment où ils ne furent plus que l’organe odieux de la calomnie, et qu’ils se respectèrent eux-mêmes assez peu pour offenser les mœurs publiques. Car, qui pouvait ne pas accabler d’un souverain mépris, des hommes qui, dans l’oubli de toute justice et de toute pudeur, avaient eu le front d’attaquer Socrate en plein théâtre, de le couvrir de ridicule et d’opprobre dans la trop fameuse et trop funeste comédie des Nuées, de démentir impudemment jusqu’à la foi de l’oracle qui l’avait déclaré le plus sage des Grecs, enfin de le livrer, pour ainsi dire, aux mains de ses aveugles bourreaux, dont l’assassinat judiciaire dut à jamais flétrir le théâtre, et avertir la postérité {p. 58}du danger réel de son influence : tant la vérité de ces maximes est incontestable.
Le jeu des passions saisit le spectateur ;Il aime, il hait, il pleure, et lui-même est acteur25.
L’opinion qu’ont eue de la profession de comédien les peuples anciens ou modernes, a donc dû nécessairement être toujours la même ; c’est-à-dire, qu’on a dû l’estimer ou la mépriser à raison du bien ou du mal qu’elle pouvait produire en politique ou en morale.
Ainsi, qu’en Angleterre la cendre d’une actrice célèbre26 repose en paix à côté de celle de Newton et près du tombeau des rois ; que Molière, en France, n’ait pu obtenir dans l’église tout l’éclat des honneurs funèbres, cette différence n’influe en rien sur la chose en elle-même ; ce n’est là qu’une affaire de religion, et qui tient uniquement au plus ou moins de rigueur et de sévérité dans la discipline ecclésiastique, ou à la diversité des dogmes reçus dans chaque état.
Or, ce n’est pas ici le lieu d’examiner lesquels sont les plus respectables ou les mieux {p. 59}fondés. Mais, sans me permettre l’apologie des uns, ou la censure des autres, je crois pouvoir dire que le plus sage parti est celui de purger le théâtre français des vices essentiels qu’on lui reproche, et qui, dans ces derniers tems sur-tout, n’ont que trop justifié les murmures de la vraie philosophie.
La société civile y gagnera d’autant plus, qu’à vrai dire, il nuit trop souvent à son repos et à sa prospérité, en affaiblissant les grandes idées religieuses dans l’esprit du peuple, en entretenant la corruption des mœurs, loin de les corriger, comme il en a la fastueuse prétention ; enfin, en altérant le goût du vrai et du beau par l’abus des mots et les puérilités qui déshonorent la scène française, énervent les esprits déjà trop superficiels, et les détournent si abusivement des grands objets, qui seuls peuvent et doivent, jusques dans ses amusemens même, fixer l’attention d’un être doué, comme l’homme, et d’intelligence et de raison.
Des considérations aussi puissantes démontrent seules combien il importe en France de ramener le théâtre au véritable but de son institution, celui de corriger et {p. 60}d’instruire en amusant ; ce sera le seul moyen de donner à l’art de la comédie un véritable lustre, et de replacer celui qui le cultive au rang qu’il peut raisonnablement occuper dans la société.
Que le théâtre, tel qu’il est de nos jours, affaiblisse trop souvent dans l’esprit du peuple les grandes idées religieuses, si nécessaires à son véritable bonheur, c’est ce dont il n’est pas permis de douter, à la seule lecture d’un grand nombre de nos pièces anciennes ou modernes.
Quel respect et quelle véneration peut inspirer la religion, lorsque sur la scène, il n’entend professer sa doctrine que par l’organe odieux de l’hypocrisie27 ; qu’on ne lui présente les ministres de son {p. 61}culte que sous les livrées du fanatisme le plus atroce ; qu’enfin on n’y ouvre l’intérieur des maisons anciennement consacrées à la prière ou au repentir, que pour en {p. 62}faire sortir de l’horreur des cachots ténébreux, et sous le poids des fers, de pâles et tremblantes victimes de l’oppression ou de la barbarie28.
Quelle haine ne devait pas naturellement inspirer contre les prêtres cette vive apostrophe que fait Montalban, à la cinquième {p. 63}scène du quatrième acte de la veuve du Malabar ?
Et toi, honte des Dieux qu’ici tu représentes,Ne levant vers le Ciel que des mains malfaisantes,Tu fais des cruautés une loi de l’EtatEt l’apanage affreux de ton pontificat.C’est au pied des autels que les bûchers s’allument,Qu’on livre la victime aux feux qui la consument.Des prêtres ont ouvert ces horribles tombeaux ;L’encensoir est ici dans la main des bourreaux.
Qu’on examine sérieusement ce qui produit l’enthousiasme de la plus grande partie des spectateurs, qui ne manquent jamais d’applaudir cette tirade virulente avec une indécence à laquelle rien n’est comparable ; on verra bientôt que ces applaudissemens ont leur source impure dans une fausse et maligne application, que se permettent ceux qui ne voyent pas, ou feignent de ne pas voir que par l’organe de l’acteur, le poète ne s’adresse ici qu’à un ministre de Brahama, que le zèle aveugle d’une fausse religion entraîne dans les écarts du fanatisme le plus barbare.
Ce n’est cependant pas la faute de l’auteur, puisque lui-même, dans l’une des scènes précédentes, établit ainsi le vrai caractère qui distingue le prêtre digne de ce {p. 64}nom, du misérable fanatique qui le déshonore.
Les ministres des cieux sont des anges de paix ;Il ne doit de leurs mains sortir que des bienfaits ;C’est par l’heureux emploi de consoler la terreQu’ils honorent le temple et leur saint ministère,Et que le Sacerdoce, auguste et respecté,Sans crime avec le trône entre en rivalité !
Mais tel est l’esprit de vertige, telle est l’injustice de la prévention, qui ne réfléchit jamais, on se laisse entraîner, et avec l’acteur indiscret, le spectateur ignorant ou dépravé répète :
Barbare ! de quel nom faut-il que je te nomme !Toi, prêtre, toi bramine ! et tu n’es pas même homme !La douce humanité, plus instinct que vertu,Ce premier sentiment qui ne s’est jamais tu,Né dans nous, avec nous, et l’ame de notre êtreCe qui fait l’homme enfin, tu peux le méconnaître ?De quel souffle en naissant, fus-tu donc animé ?Quel monstre ou quel rocher dans ses flancs ta formé ?Tu n’as donc, malheureux, jamais versé de larmes ?
Mais suivons la marche de l’esprit philosophique au théâtre français.
Le langage du fanatisme dans la bouche d’un prêtre voué au culte des idoles, n’était pas assez fort pour décréditer la religion et ses ministres : un auteur plus {p. 65}moderne et plus hardi l’a mis dans celle même d’un pontife honoré des premières dignités de l’église Romaine.
C’est ainsi qu’au mépris de la vérité, et contre le témoignage de l’histoire elle-même, s’exprime, dans Charles IX, le cardinal de Guise, au moment où il bénit les armes du peuple :
De l’immortelle église humble et docile enfantEt créé par ses mains prêtre du Dieu vivant,Je puis interpréter ses volontés sacrées.Si d’un zèle brûlant vos ames pénétréesSe livrent sans réserve à l’intérêt des cieux,Si vous portez au meurtre un cœur religieux,Vous allez consommer un important ouvrage,Que les siècles futurs envieront à notre âge.Courez et servez bien le Dieu des nations,Je repands sur vous tous ses bénédictions.Sa justice ici bas vous livre vos victimes ;Sachez qu’il rompt au ciel la chaîne de vos crimes :Oui, si jusqu’à présent vous en avez commis,Par le Dieu qui m’inspire, ils vous sont tous remis.L’église en m’imprimant un signe ineffaçable,Défendit en nos mains le sang le plus coupable.Mais je suivrai vos pas : je serai près de vousAu nom du Dieu vengeur, je conduirai vos coups.Guerriers que va guider sa sainte Providence,Ministres de rigueur, choisis par la Prudence,Il est tems de remplir ses décrets éternels,Couvrez-vous saintement du sang des criminels.Si dans le grand projet quelqu’un de vous expire,Dieu promet à son front les palmes du martyre.
{p. 66}Que ne devait pas produire cette horrible scène terminée par le son effrayant du tocsin, qui ne cesse de se faire entendre qu’au moment où le crime est consommé !
Les muses, ces aimables et tendres sœurs, qui toujours avec la rapidité de l’éclair, fuyent au premier bruit des désordres civils, les muses ont-elles pu jamais inspirer de si lugubres accents ? Comment dès son premier pas dans la noble carrière des Corneille et des Racine, l’auteur a-t-il osé calomnier et tenter de flétrir ce qui fesait l’objet de la juste vénération de ses modèles ! Encore s’il n’avait eu de talent que pour les tableaux d’une teinte aussi noire ! Mais, dans le même ouvrage, n’a-t-il pas prouvé que sous son pinceau vigoureux, le chancelier de l’Hôpital avait pu conserver toute la grandeur de son ame noble et généreuse, lorsqu’il lui fait dire :
Quels ministres placés auprès d’un potentat,L’aideront à porter le fardeau de l’état,Des sujets éclairés, vertueux, équitables,Ou des grands, au monarque, au peuple redoutables,D’une auguste famille enfans dégénérés,Flétrissant les aïeux qui les ont illustrés ?Le sort m’a refusé, je ne veux point le taire,D’un long amas d’aïeux l’éclat héréditaire :{p. 67}Et l’on ne me voit point de leur nom revêtuPar huit siècles d’honneurs dispensé de vertu.
Mais, combien il le dégrade ensuite, lorsqu’il lui prête les sentimens d’un factieux, qui déclame ainsi contre l’autorité du chef de l’église romaine :
Les crimes du Saint-Siége ont produit l’hérésie :L’évangile a-t-il dit ? « Prêtres, écoutez-moi,Soyez intéressés, soyez cruels, sans foi,Soyez ambitieux ; soyez rois sur la terre ;Prêtres d’un Dieu de paix, ne prêchez que la guerre ;Armez et divisez pour vos opinions,Les pères, les enfans, les rois, les nations : »Voilà ce qu’ils ont fait … …
Où donc en est la preuve, de ces horribles imputations. Mais, ajoute le Chancelier :
Mais ce n’est pas là, Sire,La loi que l’évangile a daigné leur prescrire.
S’ils s’étaient écartés de cette loi, ce n’était donc plus comme prêtres et comme attachés à l’Evangile, dont ils auraient violé la morale, qu’il fallait les signaler et les dénoncer à l’opinion publique. Leurs crimes étaient communs aux autres hommes, qui trop souvent sacrifient tout à leur intérêt propre, ou à celui d’une odieuse politique. Rejeter ces forfaits sur leur qualité, {p. 68}sur leur état, c’est évidemment s’abuser soi-même et chercher à en imposer aux autres.
Ecoutons le célèbre Montesquieu sur ce point important.
« C’est, dit-il, mal raisonner contre la religion, de rassembler dans un grand ouvrage une longue énumération de maux qu’elle a produits, si l’on ne fait de même celle des biens qu’elle a faits. Si je voulais raconter tous les maux qu’ont produit dans le monde les lois civiles, la monarchie, le gouvernement républicain, je dirais des choses effroyables. » Liv. 24, chap. 2.
Qu’importait aux prêtres catholiques que dans les siècles d’ignorance ou de faiblesse, la cour de Rome n’écoutant que sa politique ambitieuse, et non la doctrine d’une simple et modeste religion, ait encouru le juste blâme des nations étrangères, par ses prétentions tyranniques ? Il faut distinguer le souverain du pontife : les fautes ou les abus inhérens au gouvernemens ne touchent en rien à la pureté de la doctrine chrétienne, et ne pouvaient influer, après tant de siècles révolus, sur {p. 69}des prêtres innocens et étrangers à toutes ces intrigues du Vatican.
C’est en confondant la nature des choses que l’estimable auteur de Pamela, sans doute entraîné par l’empire des circonstances, qui, au tems critique où il écrivait, avaient exalté tous les esprits, est lui-même tombé dans ce défaut important, de rejeter sur la religion en général le malheur des guerres civiles, et de montrer au peuple la puissance du sacerdoce, uniquement fondée sur une erreur déplorable. Autrement, dans sa pièce, vraiment intéressante, il n’aurait pas fait dire à Andreuse :
Milord, il est trop vrai, contre les réformés,Par un zèle fougueux, mes bras furent armés,Je croyais venger Dieu. Mais dans ma solitude,L’âge, l’expérience, une tardive étudeOnt dessillé mes yeux ; j’ai connu mon erreur,Et j’ai de nos chrétiens détesté la fureur.L’on fit Dieu trop long-tems à l’image de l’homme.De courageux esprits bravant Genève et Rome,Ont enfin démasqué le fanatisme affreux,Et quiconque sait lire est éclairé par eux.Il n’est plus d’ignorant que celui qui veut l’être ;L’erreur avait fondé la puissance du prêtre ;Mais sur l’homme crédule un empire usurpéDoit cesser aussitôt que l’homme est détrompé.… … … … …{p. 70}Et qu’importe qu’on soit protestant ou papiste ?Ce n’est pas dans les mots que la vertu consistePour la morale au fond, votre culte est le mien ;Cette morale est tout, et le dogme n’est rien29.
Ainsi, pour cette fois, voilà l’indifférence, à l’égard de toutes les religions, hautement proclamée aux yeux du peuple : peu importe donc qu’il s’attache à l’Evangile ou à l’Alcoran, qu’il s’arrête aux dogmes de Zoroastre ou à ceux de Confucius, tout est égal ; la morale seule est ce qui doit l’intéresser.
Mais quelle sera donc la nature de cette morale ? si égaré par l’imposture ou l’ignorance, il ne va pas la puiser à sa véritable source, qui peut lui en garantir l’inaltérable pureté ?
Comment un auteur aussi raisonnable, en offrant à la vertu sa noble récompense, a-t-il pu outrager ainsi le culte et les lois de l’être éternel et puissant dont elle émane, cette vertu céleste ?
Comment a-t-il pu se résoudre à déparer ainsi lui-même un ouvrage aussi agréable que le sien, par une déclamation tout-à-la-fois {p. 71}hors d’œuvre et injurieuse à la croyance de la majorité de ses concitoyens ?
Si, nous rapprochant d’Athènes par un amour effréné des spectacles, nous avions au moins ses principes sur tout ce qui tient aux grandes idées religieuses, les nôtres seraient évidemment beaucoup moins dangereux, et nos auteurs auraient plus de circonspection.
Ceux qui ont quelque teinture de l’histoire, savent ce qu’occasionna de trouble au théâtre d’Athènes, une seule maxime hasardée contre les dogmes reçus dans l’état, qu’une pièce subitement interrompue n’y put être continuée avant que l’auteur en personne ne se fût justifié sur la scène. Ils ne peuvent ignorer le péril extrême que courut Eschyle, ce fameux tragique, qui, pour une impiété contre les Dieux, fut traduit en jugement et traîné au supplice, auquel il ne put échapper que par l’adresse et le courage de son généreux frère.
Ah ! si le peuple, attaché aux grands intérêts de sa religion, arrêtait en France le cours de ces éternelles et coupables déclamations dont retentissent si indécemment nos théâtres, qui pourrait aujourd’hui se {p. 72}promettre de voir une représentation entière de nos drames philosophiques ? Si chaque auteur qui met dans la bouche de ses acteurs et l’imposture et le blasphême, était cité en justice réglée comme un ennemi de la morale publique, combien serait petit le nombre de nos écrivains qui échapperaient à la censure comme aux justes arrêts des tribunaux ?
Mais, c’est peu d’affaiblir l’autorité des dogmes de la religion, nos auteurs sont assez imprudens pour vouer ses plus saintes pratiques au ridicule, et pour la tourner elle-même en dérision, en étalant jusques sur la scène les habits même du sacerdoce, qui, au mépris de toute bienséance et de toute prudence, servent souvent aux déguisemens des plus folles passions, et à ceux de la ruse et de l’intrigue la plus audacieuse30.
{p. 73}Quel profit peut tirer le public du tableau qu’on lui présente au Vaudeville des écarts de l’auteur de Jepthé31, qui, contre toutes les bienséances de son état, consacre ses talens à la scène, et préfère scandaleusement le crédit et les secours d’une actrice en réputation, aux bienfaits de son archevêque, qui lui présente une ressource honnête et décente dans le produit d’un bénéfice qu’il refuse avec mépris ?
Est-ce encore pour l’édification du peuple, {p. 74}qu’au même théâtre on y tourne en ridicule jusqu’au sacrement de l’église, auquel est attachée la rémission de nos fautes32 ?
Enfin, est-ce par respect pour les mœurs et la religion, que nos auteurs, oubliant le repentir et les mœurs spirituelles de l’abbé Latteignan, ont, pour le mettre sur la scène, choisi l’époque de sa vie la plus licencieuse, et nous l’ont présenté comme un gourmand parasyte et un libertin déhonté, qui, sur la scene, vient afficher ainsi son infraction aux lois de l’église33 ?
Encore, si ces tableaux indiscrets eussent été uniquement réservés aux théâtres du second ordre ! Mais non : celui même de la République n’a-t-il pas eu long-tems son {p. 75}Chanoine de Milan, pour démontrer, au besoin, qu’avec une table ponctuellement servie, et une gouvernante aimable, on peut supporter patremment les rigueurs de la pénitence et celles du célibat.
Certes, je ne refuserai point à beaucoup de ces productions le tribut d’éloges qu’elles peuvent mériter sous le rapport du bon comique ; mais je dirai, avec les hommes sensés et qui tiennent aux principes d’un gouvernement sage, qu’elles sont toutes détestables, en les considérant dans leur moralité. Quand quelques-unes auraient pour base l’Histoire elle-même, elles n’en seraient pas moins indécentes sur le théâtre d’une grande nation, qui, sans compromettre sa dignité, ne saurait arrêter ses regards sur de pareilles turpitudes. Toutes les vérités, d’ailleurs, ne sont pas utiles à publier ; et, comme l’a dit ingénieusement Marmontel, celles qui sont dangereuses, ont le silence pour asile.
N’en est-il pas réellement de l’homme moral comme de l’homme physique ? Dans l’état de nature, il peut se montrer sans réserve comme sans danger ; dans l’état civil et en société, il faut qu’il soit en {p. 76}partie couvert d’un voile mystérieux, autrement il offenserait les mœurs publiques.
En vain j’entends le poète satyrique élever la voix, et s’écrier avec Boileau :
Malheur ! malheur au nom qui propre à la censurePeut entrer dans un vers sans rompre la mesure.
Que m’importe à moi, dit-il, que m’importe et le rang et l’état des individus ; tout ce qui présente ou des vices ou des ridicules dans la société, est de mon domaine ! Non, et c’est s’abuser que de le croire.
C’est cette maxime dangereuse qui mit le feu dans Athènes, et força le gouvernement effrayé à mettre un frein à la licence des poètes qui, plus mesurés et moins hardis, donnèrent naissance au second age de la comédie chez les Grecs.
Alors, moins décriés, les chefs de l’état devinrent plus estimables aux yeux du peuple, et rien n’altéra plus la confiance dont ils avaient besoin d’être investis pour gouverner avec succès.
C’est le même motif qui doit nous porter à réformer sur ce point la licence de notre théâtre ; si la religion est utile à l’état, il est impossible qu’elle y soit réellement en vénération, tant que ceux qui sont spécialement {p. 77}attachés à son culte sacré, seront présentés au public comme des personnages ou ridicules ou méprisables.
Si je me suis attaché d’abord à démontrer l’abus criant dans lequel le théâtre est tombé sur ce point, ce n’est donc pas par un vain scrupule, ou par un esprit d’adulation superstitieuse, mais seulement par un grand motif d’intérêt public, qui réclame puissamment contre cette déplorable frénésie, d’insulter si gratuitement, au théâtre, à ce que nous avons de plus respectable dans le monde.
Son influence est donc bien dangereuse à cet égard, elle ne l’est pas moins sous le rapport des mœurs.
Castigat ridendo mores : c’est sa devise favorite, je ne puis l’ignorer ; elle est gravée en grands caractères sur le frontispice de son temple ; mais en réalité, est-elle bien applicable ?
D’abord, il me semble que le spectateur ne saurait faire un retour sur lui-même, et se réformer qu’autant qu’il supposerait que ce sont ses mœurs que le poëte a voulu peindre. Or, comme l’amour-propre nous rend aveugles sur nos défauts, et que la {p. 78}malignité nous fait rejeter sur les autres tout ce que la scène nous présente de vices ou de ridicules dans les personnages qu’on y met en action, il s’ensuit qu’il est très-difficile que le théâtre nous corrige des défauts que nous nous croyons étrangers.
Aussi M. d’Aguesseau34 a-t-il eu raison de dire :
« Le spectateur qui se reconnaît rarement dans les portraits qu’il y voit, s’élève dans son esprit au-dessus de tous ceux qu’il croit que le poëte a voulu peindre, et il jouit du plaisir de leur appliquer ce qu’ils lui appliquent peut-être à leur tour ».
Et c’est bien judicieusement qu’il invoque ici l’autorité même de Boileau dans son art poétique :
Chacun, peint avec art dans ce nouveau miroir,S’y voit avec plaisir ou croit ne s’y point voir.L’avare des premiers rit du tableau fidèleD’un avare souvent tracé sur son modèle,Et mille fois un fat fièrement expriméMéconnaît le portrait sur lui-même formé.
Mais écoutons les aveux d’un poëte dramatique, M. de La Mothe, auteur du Magnifique {p. 79}et d’Inès de Castro. Voici ce qu’il nous apprend lui-même du puissant effet de son art :
« Nous ne nous proposons pas, dit-il, d’éclairer l’esprit sur le vice ou la vertu, en les peignant de leurs vraies couleurs. Nous ne songeons qu’à émouvoir les passions par le mélange de l’un et de l’autre, et les hommages que nous rendons quelquefois à la raison, ne détruisent point l’effet des passions que nous avons flattées. Nous instruisons un moment, mais nous avons long-tems séduit ; et quelque forte que soit la leçon de morale que puisse présenter la catastrophe qui termine la pièce, le remède est trop faible, et vient trop tard ».
Quelle est donc l’heureuse influence du théâtre pour nous corriger, s’il ne fait que flatter nos passions, et nous présenter tardivement un remède impuissant ?
Rousseau va plus loin ; il soutient que le théâtre de notre premier comique est même une école de vices et de mauvaises mœurs.
« Son plus grand soin est de tourner la bonté et la simplicité en ridicule, et de mettre la ruse et le mensonge du parti {p. 80}pour lequel on prend intérêt. Ses honnêtes gens ne sont que des gens qui parlent ; ses vicieux sont des gens qui agissent, et que les plus brillans succès favorisent le plus souvent…. Examinez le comique de cet auteur, par-tout vous trouverez que les vices de caractère en sont l’instrument, et les défauts naturels le sujet ; que la malice de l’un punit la simplicité de l’autre, et que les sots sont les victimes des méchans ».
Dat veniam corvis, vexat censura columbas.
C’est une chose incroyable, ajoute le même auteur, en parlant du théâtre de Regnard « qu’on joue publiquement au milieu de Paris une comédie, où dans l’appartement d’un oncle qu’on vient de voir expirer, son neveu, l’honnête homme de la pièce, s’occupe, avec son digne cortège, des soins que les lois payent de la corde, et qui, au lieu de larmes que la seule humanité fait verser en pareil cas aux indifférens même, on égaye à l’envi de plaisanteries barbares le triste appareil de la mort. Les droits les plus sacrés, les plus touchans sentimens de la nature {p. 81}sont joués dans cette odieuse scène ; les tours les plus punissables y sont rassemblés, comme à plaisir, avec un enjouement qui fait passer tout cela pour des gentillesses. Faux acte, supposition, vol, fourberie, mensonge, inhumanité, tout y est, et tout est applaudi.
Belle instruction pour la jeunesse35, ajoute l’auteur ! belle instruction que celle où les hommes faits ont bien de la peine à se garantir de la séduction du vice ! »
Mais la peinture de ces délits qui compromettent la sûreté des citoyens, n’est peut-être pas ce que le théâtre offre de plus dangereux.
Celle du sentiment le plus tendre que {p. 82}nous puissions éprouver, peut avoir une bien autre influence.
Dans le récit historique que Boileau nous fait du théâtre, cet auteur nous dit :
Bientôt l’amour fertile en tendres sentimens.S’empara du théâtre ainsi que des romans.De cette passion la sensible peintureEst pour aller au cœur la route la plus sûre.
Il a raison, sans doute, sous le rapport du succès de la pièce ; mais, pour le spectateur, de quel danger n’est-elle pas, si, comme il le dit précédemment ?
Il n’est point de serpent ni de monstre odieuxQui par l’art embelli ne puisse plaire au yeux.
Du talent seul du poëte dépend donc notre affection pour ce qui ne peut pas, même raisonnablement, mériter notre estime. Son art peut donc devenir bien funeste à la société.
Ecoutons encore Jean-Jacques sur ce point vraiment important.
« Dans la décadence du théâtre, dit-il, on se voit contraint de substituer aux véritables beautés éclipsées, de petits agrémens capables d’en imposer à la multitude. Ne sachant plus nourrir la force {p. 83}du comique et des caractères, on a renforcé l’intérêt de l’amour. On a fait la même chose dans la tragédie, pour suppléer aux situations prises dans les intérêts de l’état qu’on ne connaît plus, et aux sentimens naturels et simples qui ne touchent plus personne. Les auteurs concourent à l’envi, pour l’utilité publique, à donner une nouvelle énergie et un nouveau coloris à cette passion dangereuse ; et depuis Molière et Corneille, on ne voit plus réussir au théâtre que des romans sous le nom de pièces dramatiques.
L’amour est le règne des femmes ; ce sont elles qui nécessairement y donnent la loi…. Un effet naturel de ces sortes de pièces est donc d’étendre l’empire du sexe, de rendre des femmes et de jeunes filles les précepteurs du public, et de leur donner sur les spectateurs le même pouvoir qu’elles ont sur leurs amans.
Pensez-vous, Monsieur, que cet ordre soit sans inconvénient, et qu’en augmentant avec tant de soin l’ascendant des femmes, les hommes en soient mieux gouvernés ?
Il peut y avoir dans le monde quelques {p. 84}femmes dignes d’être écoutées d’un honnête homme ; mais est-ce d’elles, en général, qu’il doit prendre conseil, et n’y aurait-il aucun moyen d’honorer leur sexe, à moins d’avilir le nôtre ?
Le plus charmant objet de la nature, le plus capable d’émouvoir un cœur sensible, et de le porter au bien, est, je l’avoue, une femme aimable et vertueuse ; mais cet objet céleste, où se cache-t-il ? N’est-il pas bien cruel de le contempler avec tant de plaisir au théâtre, pour en trouver de si différens dans la société ?
Cependant le tableau séducteur fait son effet. L’enchantement causé par ces prodiges de sagesse, tourne au profit des femmes sans honneur.
Qu’un jeune homme n’ait vu le monde que sur la scène, le premier moyen qui s’offre à lui pour aller à la vertu, est de chercher une maîtresse qui l’y conduise, espérant bien trouver une Constance ou une Cénie tout au moins. C’est ainsi que sur la foi d’un modèle imaginaire, sur un air modeste et touchant, sur une douceur contrefaite, le jeune insensé court se perdre en pensant devenir un sage ».
{p. 85}Sans adopter dans leur entier des principes aussi rigides, et qui tiennent peut-être un peu du paradoxe et de l’hyperbole, j’oserai dire que si la société, malgré sa corruption, peut encore offrir à nos poëtes dramatiques plus d’un modèle de vertu, propre à figurer avantageusement sur la scène, le théâtre n’en sera pas moins dangereux pour la jeunesse, à raison des couleurs favorables sur lesquelles on affecte de lui présenter le tableau de l’amour. Sans expérience et sans guide à son entrée dans le monde, sur-tout à une époque de la vie où le sentiment est le plus vif, n’est-il pas naturel qu’il s’y livre avec tout l’emportement d’une ame neuve encore, et où l’absence de toutes les autres passions donne à celle de l’amour le dernier degré d’intensité ?
Que lui manquera-t-il après la représentation de la comédie du Père de Famille, s’il peut rencontrer une Sophie qui ait intérêt à écouter ses vœux ou à partager sa tendresse ? Toute femme adroite qui lui en présentera les agrémens, n’en aura-t-elle pas aussi les vertus à ses yeux ? et quelque sages que soient les remontrances d’un ami, d’un {p. 86}oncle, d’un père, de toute une famille alarmée d’un projet de mariage extravagant, ne répondra-t-il pas à chaque argument, comme Germeuil dans son délire : Que m’importe votre aveu, votre amitié, votre malédiction même ? Je puis tout braver pour ma Sophie, j’ai quinze cents livres de rente.
C’est ainsi que presque par-tout le théâtre altère les idées justes, apprend à braver les convenances sociales, à tout sacrifier à nos passions. Voyez-en un exemple récent au Vaudeville, dans cette pièce où tout Paris a couru voir le Colonel de Francarville sacrifier son rang et toutes ses espérances au bonheur inoui de posséder une petite villageoise, accourue du haut des montagnes de la Savoie, et réduite à demander l’aumône avec sa vielle.
Dire, comme certains critiques, peut-être un peu sévères, que l’ouvrage ne doit son succès prodigieux qu’aux agrémens et aux talens personnels de l’actrice aimable qui, dans la capitale, en remplit le rôle principal, ce n’est pas être juste envers les auteurs. Sans doute elle a dû contribuer à le faire goûter du public, qui toujours au théâtre est de moitié dans les {p. 87}affections des amans, quand l’objet de leur adoration lui paraît digne de ses hommages : ce qui me rappelle ce vers ingénieux qui fut fait à l’occasion de la tragédie du Cid.
Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue.
Mais la pièce par elle-même était, ce me semble, de nature à réussir. Elle offre du sentiment, de la noblesse, de la générosité, de la gaîté, et quelquefois d’excellent comique. Le rôle de Sainte-Luce peint bien le caractère d’un aimable étourdi qui peut plaire à beaucoup de monde ; il est au-dessus de celui du Colonel, que sa passion rend quelquefois fade et langoureux. Si, comme attaché à un état respectable, l’abbé Latteignant, par la licence de ses propos et même de ses actions, est déplacé sur la scène, il y figure agréablement comme un bon vivant et un excellent convive. En un mot, la pièce dans son ensemble, me paraît inspirer un intérêt dont il est difficile de se défendre, et je ne suis nullement surpris du succès constant qu’elle a obtenu.
Je sens bien qu’il faut un peu se prêter à l’illusion, et passer quelques invraisemblances. {p. 88}Comment se fait-il, par exemple, que Fanchon continue à demander l’aumône dans les rues de Paris, lorsqu’elle est arrivée à un si haut degré de fortune, que, pour donner passage à des bienfaits qui n’ont ni raison ni mesure, elle est obligée d’emprunter jusqu’à la livrée d’une femme de qualité ?
Dans la crainte de se laisser entraîner par l’orgueil, Esope conservait précieusement ses habits d’esclave pour ne jamais oublier son ancien état. Fanchon, bien au-dessus du fabuliste ou du philosophe, ne veut pas même sortir du sien ; et quoiqu’au milieu du luxe et de l’abondance, et vivant en véritable Epicurienne, elle ose encore chaque jour disputer à l’indigence même une partie des faibles secours que lui procure la commisération publique. Si c’est par un sentiment de vertu, il faut convenir qu’elle le porte loin, et que parmi nos belles parvenues qui s’oublient si souvent, et nous accablent de leur sotte et stupide impertinence, elle aura peu d’imitatrices.
Ce caractère n’est point dans la nature ; il est en opposition directe avec les vrais {p. 89}sentimens de l’homme, qui, à moins d’une abnégation purement religieuse, ne peut se trouver heureux ni se complaire dans un état, même apparent, d’infortune et de misère. J’en puis dire autant de ce ton de familiarité, dont on fait, en entrant chez elle, une des conditions essentielles du service de sa maison. Remettre ce bavardage sur la scène, c’est nous faire rétrograder de dix ans, et nous ramener à ce tems désastreux de délire et d’anarchie où le maître et le valet, par respect pour l’égalité, pouvaient monter tour-à-tour sur un char triomphant, ou se placer derrière. Je suis loin de favoriser l’orgueil ou la vanité ; mais, pourtant, si l’on ne veut pas perpétuer le désordre, il faut que, comme les choses elles-mêmes, tous les hommes soient à leur véritable place.
Mais laissons ce que l’ouvrage a de bon ou de mauvais, sous le rapport de l’art théâtral, pour ne le considérer que sous celui de sa moralité, et de son influence sur les spectateurs : quel est l’exemple qu’il leur offre à imiter ?
Est-ce celui de l’héroïne ? Comme il est peu de femmes qui, courant les rues de {p. 90}Paris, puissent, ainsi que Fanchon, amasser des trésors assez abondans, pour les prodiguer avec tant d’indiscrétion au premier venu, cet exemple n’est pas d’un grand poids et d’une grande importance dans la société.
Mais ce qui se rencontre souvent, ce sont des jeunes gens qui tiennent à une famille respectable, à un état qui intéresse la patrie, et qui sont délicats sur le point d’honneur.
Or, que leur apprend la pièce ? que l’amour qui nous attache à une femme, quelle qu’elle soit, nous dispense des premiers devoirs et de toute convenance sociale ; qu’un colonel est excusable de quitter son poste et les soins de son régiment pour venir, déguisé sous le nom et le costume d’un artiste, se fixer près d’une petite vielleuse, dont les qualités aimables ont su captiver son cœur ; qu’aux risques de faire un affront sanglant aux femmes les plus charmantes et les plus vertueuses de son rang, il peut impunément leur préférer une aventurière, venant de je ne sais où, dont on ne connaît ni l’origine, ni la famille, et placer ainsi, au moment de consommer {p. 91}par un mariage l’acte le plus intéressant et le plus sérieux de la vie, placer ses plus tendres affections dans la dernière classe de la société.
Que leur montre-t-elle encore, cette pièce si courue ? rien qu’un très-mauvais exemple, dans la conduite de Sainte-Luce, qui après avoir fait une bonne action, en sauvant l’innocence des bras d’un vil ravisseur, en fait une mauvaise, lorsqu’il va fastueusement se battre avec lui, quand il ne devait que le couvrir de mépris, et lorsqu’il entraîne dans le danger d’une entreprise périlleuse, le généreux et sensible Edouard, qui donnant tête baissée dans une aventure qui ne le regarde point, se fait tout-à-coup, et comme par inspiration, le Dom Quichotte d’une belle qu’il n’a jamais vue.
Il me semble, ou je me trompe fort, qu’on y professe comme doctrine incontestable, qu’au mépris de la religion et des lois, au préjudice même des vrais intérêts de l’état, si intéressé à la conservation du sang des citoyens, on ne peut réellement se dispenser de se mesurer en champ clos avec le plus méprisable ennemi, pour soutenir {p. 92}ses droits personnels, ou venger ses injures, qu’il y aurait de la lâcheté à ne pas se jeter dans la première aventure qui peut se rencontrer dans la vie, et que ne pas compromettre ainsi son existence même, et ne pas la mettre à la merci du premier étourdi qui nous provoquera ridiculement, c’est se couvrir d’opprobre et mériter le déshonneur public.
Certes, chez une nation aussi brave, aussi généreuse que la nôtre, chez un peuple aujourd’hui presque tout guerrier, et dans un moment où la fleur de sa jeunesse est sous les armes ; dans un instant enfin, où, sous les pas d’un héros immortel, elle ne respire que le feu des combats pour obtenir les lauriers de la victoire, combien n’est-il pas dangereux de réveiller cette fureur des duels qui, si long-tems, désola la France éplorée, d’accréditer sur la scène ce préjugé barbare, que le véritable honneur est réellement intéressé à laver dans le sang de son semblable, quelquefois dans celui même de son propre ami, l’affront souvent le plus imaginaire, et à faire régler nos plus étranges prétentions par le destin des armes.
{p. 93}Faut-il donc s’étonner si, malheureusement, séduits par le vain éclat de ces fausses maximes, que professe trop souvent encore le théâtre ancien et moderne, tant de jeunes gens confondent si souvent la véritable valeur avec cette fausse bravoure, qui n’en a que le masque imposteur, et sacrifient encore si légèrement leurs propres jours à la crainte de passer pour lâches ou timides aux yeux d’un sexe imprudent, qui, sans se douter de sa barbarie, applaudit indiscrètement à leurs tristes dangers comme à leurs coupables triomphes.
Ils ne savent pas, ces hommes si ardens à prendre les armes pour se donner un nom, ils ne savent pas que chercher même à travers les périls de la guerre, l’honneur d’un trépas fameux, n’est pas toujours la marque d’une véritable valeur.
Le desir immodéré d’une injuste domination, ou celui d’une stupide vengeance, n’ont-ils pas plus d’une fois déployé dans les champs de Rome les enseignes de la République, et pour trois Décius qui se sont dévoués au salut de la patrie, combien de Marius et de Sylla ont, en ruinant {p. 94}sa liberté, souillé leur triomphe du sang des proscrits.
Mais s’oublier soi-même, s’immoler au bonheur public, ne considérer que le danger de l’état, et comme ce héros dont les annales Romaines nous ont transmis le généreux sacrifice, plaider au Sénat contre ses propres intérêts, avec toute la force de l’éloquence, toute l’énergie du sentiment et de la vertu, voler ensuite au-devant des fers de Carthage, et s’offrir volontairement à des supplices inouis, pour sauver son pays : voilà ce qui présente les caractères d’un vrai courage, d’un véritable héroïsme, soutenu dans le calme et le sang froid d’une longue et pénible réflexion.
Parmi ces jeunes gens si prompts à repousser une injure, si jaloux d’afficher leur vengeance, en est-il beaucoup qui, comme ce Romain, véritable ami de la patrie qu’il portait dans son cœur, soient capables d’imiter son dévouement et sa grandeur d’ame, et ne s’en est-il jamais trouvé qui démentant une bravoure si fastueuse dans la société, n’aient, aux approches d’une bataille rangée, long-tems éludé le plus court chemin qui conduisait au véritable champ de l’honneur ?
{p. 95}Mais ce n’est pas à cela que se borne le danger que présente cette pièce ; considérez, le persiflage affreux dont y sont l’objet direct, la bonhomie du père d’Adèle, la simplicité, la gaucherie de sa fille, qui, novice encore dans l’art d’aimer, et si originalement placée au milieu d’une société de francs libertins, développe si naïvement les affections de son cœur, épris de son cher petit cousin : enfin voyez avec quelle indécence, au milieu des plus sanglantes plaisanteries, on usurpe l’autorité paternelle du pauvre Bertrand, dont on retient la fille en chartre privée, et qu’on réduit à chanter si inutilement :
Je vais élever la voix :Dans peu nous verrons, j’espère,Si l’on peut ainsi d’un pèreMéconnaître tous les droits.
Qu’on me dise donc ce que, dans tout ceci, l’on peut trouver et de bien moral et de bien instructif.
Cependant, essayons de corriger la pièce, de donner à Fanchon des vertus moins gigantesques, de la placer dans une société moins familière, et qui, au fond, rende ses mœurs moins suspectes ; de donner à {p. 96}Sainte-Luce moins de légéreté et plus de respect pour l’autorité paternelle ; de donner à la fille de Bertrand un peu plus d’usage du monde, et moins de simplicité dans les mœurs ; au Colonel moins de chaleur et de générosité au moment où il entend parler d’un cartel ; enfin, retranchons du rôle de Latteignant ce qui blesse les convenances et les obligations de son état, l’ouvrage ne sera pas supportable à la représentation. Ainsi se vérifie l’oracle de Boileau :
D’un pinceau délicat l’artifice agréableDu plus affreux objet fait un objet aimable.
Ce que la raison désavoue, ce que l’intérêt de la société réprouve, ce que la morale et les lois défendent expressément, est donc souvent toléré, approuvé, accueilli, applaudi même avec fureur au théâtre. Présentés sous un faux jour, les objets ne paraissent donc presque jamais à nos yeux sous leurs véritables couleurs ; nous y sommes donc presque toujours les dupes de l’illusion qui nous enchante et nous séduit.
Devons-nous être surpris si, plus d’une fois, Corneille s’est repenti d’avoir consacré {p. 97}ses talens à la scène ; si Racine a pleuré ses succès ; si Gresset, abandonnant solennellement le théâtre, a dit : « L’histoire de l’art dramatique est beaucoup plus la liste des fautes célèbres et des regrets tardifs, que celle des succès sans honte et de la gloire sans remords ; » si, dans ces derniers tems, La Harpe, cet estimable et judicieux litterateur, a manifesté sur le bord de la tombe un regret amer d’avoir, dans ses productions dramatiques, consacré ses veilles au triomphe de la philosophie ; si, enfin, le célèbre Ricoboni, cet ancien acteur du théâtre Italien, dont il avait long-tems fait la fortune, a voté avec tant d’ardeur pour la réforme du théâtre dans le traité qu’il a publié en 1743, où il s’exprime avec cette énergie si remarquable dans un homme de son état.
« Les principes de corruption reçoivent une nouvelle force des spectacles publics, où les pères et mères ont l’imprudence de s’empresser de conduire leurs enfans de l’un et l’autre sexe. Or, quelles atteintes mortelles ne doivent pas donner à leur innocence le nombre infini de maximes empestées qui se débitent dans {p. 98}les tragédies, dans les opera, et les expressions et les images licencieuses que présentent les comédies ? Ils ne les effacent jamais de leur mémoire ; ils y voient des grands, des personnes élevées en dignité, des vieillards y applaudir. Ils s’imaginent que tout ce qu’on leur expose est à retenir : ils agissent en conséquence, lorsqu’ils jouissent de leur liberté, et les voilà corrompus dans le cœur et dans l’esprit pour le reste de la vie…. Mais, dit-on, quel inconvénient y a-t-il qu’ils entendent parler de la passion de l’amour ? il faut bien qu’ils la connaissent tôt ou tard. C’est ce que je suis très-éloigné de croire. On doit toujours ignorer le libertinage. Mais, quand cette passion serait traitée avec plus de réserve sur le théâtre, il n’y aurait pas moins d’inconvénient, et, si j’ose le dire, moins de cruauté à leur donner, sur une matière si délicate, des leçons prématurées et infiniment dangereuses, et à leur faire courir le risque de perdre leur innocence, avant même qu’ils sachent quel est son prix, et combien cette perte est affreuse et irréparable. Mais {p. 99}les parens s’intéresseront-ils à leur conserver cette vertu, s’ils n’en connaissent pas eux-mêmes le prix ? Néanmoins, ils sont ensuite au désespoir, quand leurs enfans donnent dans des des désordres préjudiciables à leur fortune ».
Comment se fait-il que des hommes qui tiraient toute leur gloire du théâtre, et avaient tant d’intérêt à en propager le charme, à en accréditer la puissance, se soient réunis comme de concert, soit pour publier le danger de nos spectacles, soit pour en solliciter si vivement la réforme ?
C’est qu’ils étaient assez justes, assez généreux, pour mettre au-dessous de l’intérêt public leur propre intérêt ; c’est encore qu’il était impossible, par exemple, que le poëte, qui dans Polieucte avait peint avec tant d’énergie le triomphe de la véritable religion ; que celui qui, dans Esther, avait si éloquemment publié les grandeurs et les merveilles du Dieu de l’Univers, ne sentissent pas le vide affreux d’un art dont l’illusion fait le mérite principal, et où le desir de réussir et de plaire à la multitude, fait si souvent sacrifier la véritable morale au mauvais goût ou à la dépravation du siècle.
{p. 100}Pleins de la lecture de nos écrivains sacrés, dont à chaque page de leurs chef-d’œuvres on retrouve la noblesse, la doctrine et l’esprit, ils ne pouvaient méconnaître long-tems l’ascendant de la vérité, qui se fit bientôt jour à travers le voile et l’obscurité des passions qui les avaient trop long-tems aveuglés.
Vainement ces êtres superbes, qui laissent au vulgaire imbécille la lecture de ces livres, où respirent cette majesté, cette grandeur qui feront à jamais le désespoir de l’éloquence humaine ; oui, vainement nos soi-disant philosophes chercheront à déprécier, par de fades et stupides plaisanteries, la beauté de ces ouvrages inspirés, affecteront de ne voir de sublime et de grand que la morale du théâtre ; l’opinion, les aveux, la conduite de ces grands hommes qui sont restés en possession de tout l’éclat de la scène Française, seront toujours un argument sans réplique pour en démontrer le danger36.
{p. 101}D’après l’expérience et le témoignage irrécusable de tant d’écrivains et d’auteurs qu’on ne peut suspecter d’aveuglement ou de partialité, on est donc forcé de convenir que le théâtre, tel qu’il est encore, bien loin de corriger les mœurs, les déprave beaucoup trop souvent, et ce ne serait peut-être pas à tort qu’on l’accuserait en France d’avoir, à la longue, préparé plus d’un de ces tragiques événemens qui ont déshonoré notre révolution politique.
{p. 102}Mais il fait plus de nos jours, il altère le bon goût et change même le caractère national.
C’est vainement que nourris de la lecture des anciens, et guidés par le vrai génie, nos grands maîtres avaient élevé la scène française à ce haut degré de splendeur que n’a pu jamais atteindre encore aucune nation de l’Europe.
C’est inutilement qu’après eux, quelques auteurs en avaient perpétué la gloire : aujourd’hui déchue de sa grandeur, elle serait totalement dégradée, si, luttant contre le torrent du mauvais goût, un petit nombre de nos poètes contemporains ne la consolaient quelquefois de son triste et long veuvage.
Faut-il donc s’étonner si tant de spectateurs restent froids et insensibles aux merveilles de l’art ?
La trace du bon goût semble être perdue, et c’est aux petits spectacles des boulevards qu’Esther est reléguée, et peut trouver des admirateurs.
O honte ! ô douleur ! sont-ce bien encore des Français possesseurs des trésors du Cid et d’Athalie, qui ne rougissent pas d’abandonner {p. 103}ces chef-d’œuvres pour courir en foule à Jocrisse ou à Madame Angot ?
Est-on digne d’admirer la sage politique d’Auguste, ou la noble fermeté d’Alceste, quand on déserte le Misanthrope ou Cinna, pour suivre M. de Bièvre ou Cadet Roussel ?
Fatigué de mes pénibles travaux, je cherche des tableaux riants sur les théâtres les moins pompeux, et je ne trouve dans les Aveugles mendians que l’image dégoûtante et les sales lambeaux de la plus ignoble crapule, ou de la plus affreuse misère37.
{p. 104}Sont-ce là des objets dignes de fixer l’attention publique, et si le théâtre, chez une nation aimable et polie, devrait naturellement être une école de bon goût et d’urbanité, si sur-tout il devrait être le dépôt constant d’un pur et noble langage, n’est-il pas révoltant d’y entendre si souvent celui des halles, d’être forcé d’y essuyer de plates et sottes équivoques, de misérables calembourgs, de ridicules niaiseries, des inversions forcées, enfin de pitoyables facéties, que nos malheureux jeunes gens répètent avec si peu d’à-propos et de raison dans nos cercles les plus respectables.
Avec l’idée que je me suis toujours faite de la noblesse et de la dignité de l’homme, et n’ayant jamais pu souffrir qu’on l’avilît ou qu’il se dégradât lui-même, j’ai toujours eu peine à concevoir comment on peut trouver des sujets qui, avec des talens réels, et un vrai mérite, cherchent et obtiennent une réputation dans un genre aussi bas, et ont le courage de se charger habituellement d’un emploi qui me semble les ravaler eux-mêmes, {p. 105}et affliger jusqu’à ceux qui sont réduits au malheur de les applaudir.
Mais de nos jours la scène est travestie, et il n’est pas rare d’y voir les assassins dans leurs cavernes, ou les foux dans leur hôpital.
Ne pouvions-nous donc laisser aux tribunaux criminels le soin de punir ces monstres qui déshonorent jusqu’au nom d’homme ; aux médecins, celui de tenter la cure de ces malheureux dont le délire, même en peinture, affecte toujours péniblement l’humanité ?
Quel charme si puissant et si doux peut donc avoir pour des spectateurs sensés, le tableau déchirant de tous les maux qui, dans l’ordre moral et physique, désolent partout l’espèce humaine, et dont à chaque instant le plus léger dérangement dans nos organes affaiblis, peut nous rendre nous-mêmes les déplorables victimes ?
Qu’avons-nous besoin de courir au théâtre pour voir et des Brigands, et des Folles et des Malades par amour ?
Un spectacle pareil est affreux ; il attriste l’ame, il oppresse le cœur, et fait naître les plus tristes réflexions : il ne saurait, {p. 106}pour peu qu’on éprouve encore quelque sentiment d’affection pour ses semblables, il ne saurait véritablement intéresser, qu’au succès du traitement des auteurs, qui, sans avoir eux-mêmes le transport au cerveau, n’ont évidemment pu mettre au jour des productions dont je n’attaque point le mérite particulier, mais dont le genre me paraît réellement déplorable et dangereux.
Quand on n’a point d’autres chef-d’œuvres à nous montrer sur la scène, il est facile de ne pas se récrier contre l’usage abusif, qui de nos jours s’est introduit parmi le beau monde, de n’arriver à grand bruit au théâtre qu’à la fin de la pièce ; mais il est bien difficile de tolérer celui qui bientôt ne nous permettra plus de la voir qu’au lever de l’aurore.
Quoi qu’il en soit, de cet inconvénient pour les amateurs, voilà les tableaux étranges que la comédie du dernier âge ne rougit pas de leur présenter en France.
Mais d’où vient ce désordre ? Il prend évidemment sa source dans la multiplicité des théâtres, qui, chaque jour ouverts à la curiosité et au désœuvrement, nuit même {p. 107}aux progrès de l’art, et l’a fait dégénérer d’une manière très-sensible.
Les Grecs et les Romains avaient des tems marqués pour ouvrir les jeux de la scène. En Italie, de nos jours encore, si j’en crois quelques auteurs, on n’a point de spectacles toute l’année. Nous, ne sachant point nous arrêter dans nos jouissances, nous en alterrons le sentiment, en épuisant jusqu’au plaisir même, et j’ai vu plus d’une fois en province doubler les représentations.
Dans cet état de choses, devons-nous être surpris des difficultés qu’on éprouve à réunir des sujets propres à courir honorablement cette carrière. Disséminés dans toutes les parties de la France, et même dans les cours étrangères, ceux qui ont un vrai talent ne sont qu’imparfaitement secondés, et la scène, aux grands théâtres, n’offre souvent qu’une triste langueur qui fatigue et rebute le spectateur ennuyé, qui quelquefois peut à peine supporter une représentation de nos chef-d’œuvres.
Avons-nous lieu de nous étonner de la faiblesse des productions qu’on hasarde sur la scène, et des chûtes douloureuses et fréquentes {p. 108}de tant d’auteurs indiscrets ? Le besoin d’alimenter cette foule de théâtres, qui, dans tous les genres, inondent la capitale, rend nécessairement moins difficile sur le choix des pièces, et rien aujourd’hui de ce qui donne l’espoir d’attirer la foule ou de piquer la curiosité, n’est essentiellement mauvais. C’est ainsi que pour enrichir une direction, qui, sans pitié, écrase ses acteurs de peines et de travaux, on appauvrit la scène, on dégrade un des arts les plus brillans, qu’il serait si facile de faire tourner au profit de la société.
Et où en serions-nous, grand Dieu ! si quelques hommes, doués et d’un vrai talent et d’un noble courage, ne luttaient quelquefois contre ce débordement affreux qui désole la république des lettres ? On se plaint amèrement de leur censure. L’amour-propre, douloureusement blessé, crie à l’injustice, à la calomnie ; mais l’homme sensé rit de ces vaines clameurs, et l’auteur qui veut en mériter le nom et la gloire, écoute avec reconnaissance, et se corrige avec empressement ou docilité. Heureux ! cent fois heureux ! le siècle qui peut donner naissance à ces érudits si rares et si précieux, {p. 109}dont le goût sûr et délicat, dont la morale sage autant qu’épurée veillent, pour l’intérêt commun, à ce que l’ignorance ou l’immoralité n’usurpent jamais dans la société, comme sur la scène, un empire abusif.
Au milieu des ténèbres profondes, dont, depuis si long-tems, on a cherché à les couvrir, eux seuls, à l’aide du flambeau d’une critique sévère et judicieuse, peuvent nous aider à découvrir les complots du charlatanisme et du mauvais goût, et nous laisser apercevoir les sentiers étroits et périlleux qui conduisent sûrement au temple de mémoire.
L’expérience, de tous les tems, a confirmé ces vérités. Mais l’esprit de parti, l’injuste prévention, n’écoutent rien. Et quelle est la puissance victorieuse qui peut arrêter aujourd’hui l’aveugle témérité de cet essaim de jeunes auteurs, dont beaucoup, privés même du secours d’une éducation achevée, s’épuisent dans des efforts prématurés, et prenant les fausses lueurs du bel esprit pour les étincelles du génie, osent de nos jours même, disputer à Sophocle ou Ménandre l’honneur des jeux scéniques ; et {p. 110}jamais peut-être il ne fut si vrai de dire avec Boileau :
Souvent l’auteur altier de quelque chansonnette,Au même instant prend droit de se croire poète.
Sans doute, il est tems de faire cesser ce scandale qui nous déshonore en France, et de purger le théâtre de ces productions frivoles, équivoques ou licencieuses. L’intérêt public réclame cette réforme avec d’autant plus de force, que dans un siècle aussi léger que le nôtre, et après les ravages d’une révolution si désastreuse, presque toute la jeunesse ne connaît et ne veut connaître d’autre morale que celle du théâtre et des romans38.
Arrêtez-en les funestes progrès en fermant {p. 111}vos spectacles, dira le Moraliste sévère, et vous n’en aurez plus rien à redouter.
Ne nous abusons pas par de vaines idées de perfection : trop d’austérité dans les principes peut avoir son danger ; l’histoire elle-même en fait foi.
« Si Caton, dit un auteur moderne39, {p. 112}n’avait pas été enthousiaste dans la vertu, et qu’au lieu de heurter avec rudesse les mœurs de son siècle, il eût cherché par des moyens praticables à en corriger les désordres, son patriotisme et sa grandeur d’ame auraient pu produire beaucoup de bien, ou empêcher beaucoup de mal ; Mais la remarque de Ciceron est juste : en se conduisant comme dans la république de Platon, et non dans la lie de Romulus, sa rigidité fut rarement utile, quelquefois pernicieuse : ce n’était plus le tems des Fabricius ; Rome entièrement corrompue ne pouvait plus se gouverner par ses anciens principes républicains : il fallait donc les plier aux circonstances et aux besoins ; Caton se rendit respectable en observant ses grandes maximes de vertu tombées dans l’oubli ; il manqua le but en voulant les faire observer : la sagesse doit-elle tenter l’impossible ? »
Appliquons-nous ces judicieuses maximes.
Aux yeux de tout homme sensé, il est évident que dans nos mœurs actuelles, ce conseil de supprimer totalement les spectacles, serait aussi dangereux qu’impraticable en lui-même.
{p. 113}Il en faut sur-tout dans les grandes cités, il en faut chez un grand peuple, où l’on ne peut négliger aucun genre d’industrie, parce que les arts, le commerce y trouvent des moyens d’éclat et de prospérité40.
S’ils sont devenus funestes par le genre de relâchement qui s’y est introduit, corrigeons-les, ramenons-les tous au but véritable de leur institution, qui ne peut être {p. 114}celui de corrompre, mais seulement, comme je l’ai déjà dit, de corriger et d’instruire en amusant.
Quand un fleuve débordé, porte partout le ravage et la mort, on ne cherche point à en tarir la source jugée inépuisable, on dirige son cours en rétablissant ses digues ; et son lit creusé dans la juste proportion de l’abondance de ses flots irrités, le force bientôt à garder ses limites.
C’est ainsi qu’après avoir été long-tems le principe de la désolation dans une contrée malheureuse, il y offre enfin un canal utile et précieux, qui devient une nouvelle source de richesse et de splendeur.
Rien donc ne s’oppose à ce qu’on arrête ce débordement affreux, qui, de toutes parts, corrompt et le goût et les mœurs.
J’entends plus d’un auteur effrayé se plaindre avec amertume et s’écrier, que j’attente aux droits sacrés du génie, en rappelant indiscrètement le despotisme d’une censure odieuse autant qu’importune.
Non je ne l’invoque point, cette censure si redoutée de nos auteurs d’un jour ; mais je veux que chaque poëte soit son propre censeur ; je veux que la morale la plus pure {p. 115}soit la première muse qui l’enflamme et l’inspire, qu’il n’écrive qu’au flambeau de la vérité, et qu’avec les sentimens d’un véritable ami de la patrie. Qu’aura-t-il donc alors à redouter ?
En peignant dans les Horaces la grandeur et les vertus d’Albe et de Rome, Corneille était-il inquiet de l’autorité du Monarque puissant qui gouvernait l’empire ? et l’illustre auteur de Phèdre, a-t-il jamais craint qu’on privât la France du plaisir d’entendre et d’admirer le fameux récit de la mort d’Hyppolite ?
Pressés de jouir avant la saison, et ne travaillant jamais pour l’immortalité, la plupart de nos auteurs modernes, si féconds, ont toujours peur qu’on ne leur dérobe la gloire de leurs productions éphémères.
Mais après tout, si c’est au public seul qu’appartient incontestablement le droit d’orner ou de flétrir leur couronne, n’est-ce pas toujours à l’autorité souveraine, conservatrice, par sa nature, des mœurs et du repos de la société, qu’appartient non moins évidemment celui de s’opposer à ce qu’on altère la morale publique ?
{p. 116}Et quand, pour l’intérêt commun, chaque individu, dans un état civilisé, fait le sacrifice de partie de ses droits naturels ; quand le charlatan et l’empirique n’y peuvent débiter leur drogues empoisonnées, comment se ferait-il que des docteurs sans mission comme sans principes, auraient la faculté si dangereuse de prêcher impunément et publiquement sur le théâtre une morale propre à corrompre la masse générale des citoyens.
Sans nous inquiéter de ces vaines clameurs, que tout homme judicieux sait apprécier à leur véritable valeur, épurons-donc la scène, veillons scrupuleusement à ce qu’elle ne soit plus indigne de fixer les regards ou l’attention de l’honnête homme, de provoquer son sourire et ses applaudissemens.
Quand Melpomène et Thalie ne parleront plus que le langage des Muses, quand sous le voile heureux de l’allégorie, nos poëtes ne nous montreront plus que le tableau réel des vertus, pour nous porter à les imiter, qu’ils démasqueront le vice et ses horreurs, pour nous empêcher de le commettre, c’est alors que le théâtre, vraiment {p. 117}utile à la société, sera réellement l’école des mœurs : c’est alors que nous irons sans danger puiser au théâtre des leçons d’éloquence, et que l’art dramatique méritera toute la considération à laquelle il a droit de prétendre, comme tous les autres arts qui ne nous ont été donnés que pour embellir les sentiers de la vie.
En vain dira-t-on que, bientôt désert, le théâtre n’offrira plus d’intérêt et de plaisir au spectateur, s’il est circonscrit et renfermé dans les bornes d’une morale austère, et qu’autant vaudra désormais chercher nos délassemens dans les discours de nos orateurs chrétiens, s’il n’est plus permis de rire au spectacle.
L’objection n’est ni sérieuse, ni de bonne foi. N’est-il donc point de milieu entre la dignité de la parole évangélique et le langage de l’impureté ? et sommes-nous donc tous arrivés à ce dernier degré de corruption, qu’il n’y ait plus rien de propre à nous captiver, que ce qui fomente les passions ou offense l’honnêteté publique ?
Je ne saurais faire cette injure à mon siècle, et pour établir combien elle serait injuste, j’en appèle au succès qu’ont encore {p. 118}de nos jours les chef-d’œuvres de Corneille, de Racine et de Molière, partout où la réunion des artistes à talens permet de les offrir encore à l’admiration publique.
Quand Rodogune et Cinna, quand Mithridate et Pompée ont-ils été mieux accueillis qu’aujourd’hui, et n’avons-nous plus de mères capables de sentir et de pleurer avec Mérope ?
Est-ce aux auteurs des Mœurs du Jour, du vieux Célibataire, du Philinte, des Précepteurs, de l’Abbé de l’Epée et des Deux Frères à se plaindre de l’indifférence de leurs concitoyens, pour les productions dont ils ont enrichi le théâtre ?
Qui n’a pas été applaudir Médiocre et Rampant, l’Entrée dans le Monde, la Diligence de Joigny, le Vieillard et les Jeunes gens, toutes pièces d’une bonne morale, d’un comique excellent, que n’aurait point désavouées le célèbre Molière.
Le théâtre est-il désert quand l’amour filial honore, embellit la scène dans les Deux Pages, dans les Petits Savoyards ; quand celui de l’humanité brille du plus pur éclat dans les Deux Journées ; lorsque dans ma Tante Aurore, l’auteur persifle {p. 119}avec tant d’a-propos et de talent la sotte manie et le ridicule des romans, et montre leur funeste influence sur l’esprit d’une vieille folle ; ou lorsque, dans l’ingénieux Tableau des Sabines, il enseigne aux mères à respecter l’innocence de leurs enfans, par l’exemple de celle qui, dans la pièce, interdit au sien l’entrée d’un salon où Romulus, peint dans un état de nudité absolue, pourrait offenser et corrompre son innocence41.
{p. 120}Fuit-on les variétés, quand, sur la scène, on immole a la risée publique la vanité {p. 121}d’un sot présomptueux qui se laisse duper par un prétendu sourd, qui, dans l’Auberge pleine, lui ravit son asile et rompt ses projets de mariage ?
{p. 122}Tout Paris ne court-il pas encore au Chaudronnier de Saint-Flour, pour y voir la probité, la naïve simplicité triompher du ridicule et de la sottise d’un parvenu, qui se montre si long-tems sourd au cri de la nature ? Ne va-t-il pas encore en foule au Diable couleur de Rose, pour applaudir moins, sans doute, au charme réel de la musique, qu’à la punition de l’envie, dévorée de la soif d’usurper et d’envahir le terrain du bonhomme Misère ?
Je pourrais porter plus loin l’énumération des pièces, dignes par leur objet et leur but, d’intéresser les spectateurs honnêtes autant qu’éclairés ; mais c’en est assez pour démontrer que si l’inconséquence et la légéreté nous attirent souvent à des spectacles que le bon goût réprouve, nous savons encore néanmoins quelquefois apprécier ce qu’il y a de véritablement estimable.
Il n’est donc pas vrai que la licence, l’immoralité, l’irréligion soient absolument essentielles au succès des jeux de la scène, et qu’elle ne puisse se soutenir en France sans le dangereux prestige qu’elles y entretiennent si abusivement. Les théâtres du second ordre, qui semblent plus spécialement destinés {p. 123}au petit peuple, et qui, sous ce rapport, devraient être plus châtiés que les autres, n’ont pas même besoin, pour attirer la foule ou fixer l’attention, de recourir à ce coupable artifice, de chercher à provoquer le sourire par l’indécence où l’impiété : son empressement et sa constance à suivre toutes les représentations des pièces dont le sujet est et le plus sérieux et le plus moral, prouvent incontestablement qu’il a naturellement des idées justes, un jugement sain, un cœur droit et pur, que conséquemment on a doublement tort de le corrompre par des spectacles ou grossiers ou contraires aux dogmes religieux.
Si, guidé par la prudence, on voulait donc sérieusement faire un choix raisonnable parmi toutes les pièces qui sont en vogue sur nos différens théâtres, on serait bientôt convaincu que, sans peut-être avoir besoin d’en supprimer un seul, et sans porter l’alarme ou le désespoir dans l’ame de ceux qui ne tirent aujourd’hui leurs moyens d’existence que de la culture de cet art frivole, on en trouverait encore en assez grand nombre de vraiment intéressantes et d’une excellente morale, pour alimenter la curiosité {p. 124}du public et varier ses plaisirs.
Peut-être n’aurait-on pas la faculté de multiplier sur la scène en un seul et même jour tant de productions à-la-fois. Mais où serait le grand mal d’user, pour les amusemens de ce genre, de cette précaution qu’on prend pour les autres plaisirs, qui perdent et tout leur charme et tout leur prix, quand la satiété les accompagne ?
L’homme, né pour le travail, trouve sa juste punition dans le dégoût et l’ennui, qui empoisonnent jusqu’à la coupe du plaisir, quand il y veut boire à longs traits l’oubli même de ses devoirs, ou qu’il n’y cherche que les excès d’une coupable ivresse.
Il n’est rien de supportable au-delà des justes bornes assignées par la nature ; et c’est un usage aussi abusif que contraire à nos véritables jouissances, que celui qui, de nos jours, s’est introduit, d’épuiser et de fatiguer notre attention par la représentation de tant de pièces réunies, et qui, pour les sujets attachés à nos théâtres, doit nécessairement faire de la culture d’un art de pur agrément, un vrai métier de forçat.
Pour remplacer, d’ailleurs, ces pièces {p. 125}équivoques ou licencieuses, que le bon goût et l’honnêteté réprouvent, n’avons-nous pas un grand nombre d’ouvrages excellens, mais que nos artistes dramatiques négligent avec un dédain si peu mérité ? Il est cependant d’autant plus étrange, qu’il blesse tout-à-la-fois et l’intérêt public et le leur propre. Il nous prive de beaucoup d’ouvrages que bientôt la génération actuelle ne connaîtra pas même de nom. Plus de justice à l’égard des poètes du moyen âge leur épargnerait aussi la douleur d’accorder une faible portion du fruit de leurs travaux aux auteurs vivans, contre le droit desquels ils ont si souvent l’habitude et l’impudeur de s’élever avec une ingratitude qui révolte les moins intéressés à le réclamer.
Si j’en pouvais croire ce que j’entends souvent répéter dans les cercles les plus brillans, je pourrais soutenir qu’une des meilleures spéculations en ce genre, serait peut-être celle d’une nouvelle direction, qui bornerait ses efforts à nous remettre sur la scène les seules pièces que nos théâtres d’aujourd’hui dédaignent constamment, et à faire revivre cette foule de jolis ouvrages {p. 126}inspirés par les Muses lyriques et les plus aimables et les plus gracieuses.
S’ils ne présentent pas tout ce fracas à prétention de quelques-uns de nos compositeurs modernes ; si, aux yeux de ceux qui se piquent de talent et de vastes connaissances, ils n’ont pas le mérite, en soi si peu intéressant, de la difficulté vaincue, ils offrent au moins cette douce mélodie qui plait et séduit la multitude des simples amateurs. L’expression du chant y est toujours agréable et facile ; et, quoi qu’on en puisse dire, elle paraît si près de la nature, et si conforme à ses lois, que sans effort, sans application, et, pour ainsi dire, malgré soi-même, on le retrouve toujours tracé dans sa mémoire.
Si le Français, né malin, forma le Vaudeville, pourquoi avons-nous sitôt abandonné les piéces qu’au théâtre de son choix nous avaient composés tant d’auteurs charmans, pour illustrer l’époque de son dernier rétablissement en France42.
{p. 127}Avec le secours de tant de productions ou négligées ou abandonnées, il serait donc facile de réparer le vide que pourraient laisser celles que l’immoralité forcerait à bannir à jamais du théâtre.
Mais d’ailleurs tous les sujets propres à y figurer avec succès ne sont pas épuisés.
Est-ce donc que notre histoire elle-même n’en saurait plus offrir d’intéressant à recueillir et à développer sur la scène française ? Du Belloy, ce poëte qui, dans le siége de Calais, nous a présenté un tableau si noble et si touchant du véritable amour de la patrie, ne saurait-il plus trouver d’imitateurs ?
Ah ! gardons-nous de le penser ! Nos poètes aujourd’hui, non moins zélés pour les intérêts de l’état, ne sauraient dédaigner d’en relever la gloire, et sous un sage gouvernement dont les grandes idées doivent nécessairement tourner les nôtres vers de grands objets qui intéressent la nation entière, nous ne devons plus trouver d’auteurs qui ne se sentent enflammés de l’amour du bien public, et ne se complaisent à nous rappeler la mémoire et les glorieux exploits de ces héros qui l’ont vraiment illustrée.
{p. 128}Aussi fière qu’Athènes de ses fameux tragiques, la France pourra donc compter encore d’autres Sophocles, de nouveaux Euripides, et son théâtre, réellement le premier de l’univers ; oui son théâtre français enfin épuré, pourra désormais s’enorgueillir d’avoir recouvré et peut-être surpassé son ancienne splendeur.
DU BARREAU.
« La Justice, disait un ancien magistrat43, est l’ame du monde, l’appui des trônes et des empires, et la reine de toutes les vertus. La faire regner dans un état, c’est y fixer le bon ordre, la discipline, l’union, la paix et la tranquillité ».
Combien donc est auguste et saint le ministère de l’orateur appelé à l’honneur d’en préparer les oracles sacrés ? et qu’avec raison l’illustre et judicieux d’Aguesseau disait, en parlant de l’ordre auquel il appartient spécialement, « qu’il est aussi ancien que la magistrature, aussi noble que la vertu, aussi nécessaire que la justice.
« A l’exemple de ces anges que l’écriture {p. 129}nous représente auprès du trône de Dieu, offrant l’encens et les sacrifices des hommes, il porte comme eux, dit le même auteur, il porte les vœux et les prières du peuple aux pieds de ceux que la même écriture appelle les dieux de la terre44 ».
Qu’il y a donc d’aveuglement ou de mauvaise foi à soutenir que l’orateur chargé de si nobles fonctions, n’est que l’artisan d’une chicane adroite et subtile, et peut-on, sans s’égarer, avec l’un des plus grands sceptiques45 dont la religion en France ait eu à déplorer les coupables erreurs, ne voir dans l’avocat que le vil instrument et l’odieux organe des passions des hommes ?
Si cependant, comme l’a défini le prince des orateurs romains, s’il n’est réellement et ne peut être qu’un homme de bien, doué {p. 130}du talent de la parole : vir probus dicendi peritus qui in causis publicis et privatis plenâ et perfectâ utitur eloquentiâ46, il ne saurait avoir d’autre soin, d’autre but que de terrasser le crime et d’assurer le triomphe de l’innocence et de la vérité.
Ainsi, l’orateur au barreau, soit qu’il accuse, ou défende l’une des parties amenées en jugement, soit que nouveau Cicéron, il implore la justice ou la clémence d’un autre César, et fasse tomber de ses mains victorieuses l’arrêt de mort porté contre Ligarius ; soit qu’animé par le desir de sauver l’état en péril, il terrasse le parti d’un nouveau Catilina, il est toujours l’appui des lois, le soutien, le protecteur de son pays.
Le barreau, par la nature des talens et de l’emploi des orateurs qu’il réunit, a donc une grande et salutaire influence dans l’état.
Si quelquefois il est le rocher contre lequel se brise avec fracas cette mer orageuse des passions qui troublent l’harmonie sociale, plus souvent il est le sanctuaire impénétrable où vient se réfugier avec confiance et sécurité, la faiblesse aux prises {p. 131}avec l’audace et la témérité qui veulent l’opprimer impitoyablement.
C’est de son sein fécond que jaillit cette source de lumière, qui seule, dans l’épaisseur des ombres, peut aider la justice incertaine et flottante, à discerner l’innocent du coupable ; et si celui-ci résistant aux conseils de l’orateur chrétien, ou s’élevant au-dessus de la satire du poëte dramatique, brave impunément, et les anathêmes de l’église, et les censures du théâtre, il ne saurait échapper au zèle infatigable et à l’éloquence victorieuse du ministre appelé spécialement par la loi à l’honorable soin d’en réclamer aux pieds des tribunaux la force et la puissance.
C’est donc vainement que la prévention accable ou menace l’innocence alarmée, que la fureur ou l’esprit de parti tentent de flétrir jusqu’à l’honneur même du citoyen ; l’avocat est leur égide tutélaire et le vengeur né de leurs droits violés.
De si belles prérogatives, de si hautes destinées dans la société civile, ont dû naturellement inspirer, dans tous les tems, et le respect et la vénération ; aussi l’histoire nous apprend-elle que les Juifs, rendant {p. 132}un juste hommage à la dignité d’une si belle profession, mettaient ceux qui l’exerçaient au rang même des ministres de l’autel, avec lesquels, en récompense de leurs soins généreux, ils les appelaient au partage de la dixme des fruits de la terre47.
C’est du barreau d’Athènes, c’est du sein des orateurs, dont s’illustrait l’aréopage, que sortit et s’éleva tout-à-coup cet illustre et généreux défenseur de l’état qui combattait avec tant de puissance et de courage les projets ambitieux de ce roi de Macédoine, dévoré de la soif d’asservir dans toute la Grèce la liberté publique.
A Rome, du consentement tacite de tout le peuple, les décisions des jurisconsultes avaient toute la force et toute l’autorité des lois. Comme nous l’avons déjà fait depuis nous-mêmes en France, après l’expulsion de {p. 133}ses rois, elle y choisissait ces personnages consulaires, et ce fut dans cette noble carrière que Jules-César et l’illustre Pompée voulurent cueillir le premier des lauriers qui leur ont assuré l’immortalité.
Ils savaient, ces grands hommes, que c’est toujours sur le même sol que croissent les palmes de l’orateur et celles du guerrier. Tous deux, rivaux dans le champ de l’honneur, ils ne sont que des frères d’armes qui combattent bien sous des drapeaux différens, mais qui n’ont qu’un ennemi commun à repousser, celui de la paix et de la prospérité de l’état48.
{p. 134}Il ne faut donc pas s’étonner si au berceau de la monarchie française, et dans ces tems de barbarie où les contestations civiles ne se vidaient que par le sort des armes, c’était l’avocat, qui, sous le nom d’avoué des parties, en prenait sur lui tout le péril, et si très-fréquemment il était chargé du soin de conduire lui-même à la guerre les vassaux des monastères dont il était et le soutien et le patron.
Encore moins devons-nous être surpris si, à une époque déjà reculée pour nous, si, plus juste et plus grand que ce faible souverain, dont nous bravons aujourd’hui les farouches et sombres léopards, un des princes qui l’ont précédé sur le trône, choisit, à l’exemple du chef de la nation française, ses conciliateurs et ses arbitres dans le sein même du barreau, bien convaincu que pour décider une contestation qui intéressait deux grands monarques, les lumières et l’équité de quatre des plus célèbres jurisconsultes de leur siècle, pouvaient bien quelquefois l’emporter sur l’aveugle destin des batailles, et assurer au {p. 135}vainqueur un triomphe plus honorable et plus sûr que celui qu’il eût obtenu par le succès des armes49.
« Si », comme le dit un auteur moderne50, « on vit des Plébeiens dans le barreau de Rome, on vit aussi les Empereurs même l’honorer de leur présence.
« Dès qu’ils avaient pris la toge virile, ils s’y présentaient comme pour y faire un apprentissage des fonctions d’avocat et de l’administration de la justice.
« Ils y fesaient de même recevoir leurs enfans, et les y conduisaient avec une pompe qui se ressentait de la magnificence de leur triomphe.
« Auguste y vint, pour la troisième fois, demander le consulat, afin d’y conduire lui-même ses enfans en qualité de magistrats, et Tibère y ayant pareillement conduit Néron et Drusus, fit des libéralités au peuple, afin de rendre le jour de leur réception plus solennel.
« Titus, qui réunissait en lui toutes les qualités d’un grand prince, venait quelquefois au barreau, avant d’être empereur, {p. 136}pour y prendre la défense de ceux qui étaient opprimés ».
Ce soin honorable est sans doute un des premiers devoirs de l’orateur au barreau, et il ne le remplit jamais avec plus d’éclat et de gloire que quand il s’oppose au despotisme des grands.
Préposés par le gouvernement au soulagement des peuples, ils ne sont pas sur la terre pour les rendre esclaves ou malheureux. Il est donc du ministère de l’avocat de fermer l’oreille au cri de leur injustice ou de leur ambition, et d’en arrêter les funestes effets.
Si l’énormité du crédit ou de la puissance étaient capables de l’ébranler, l’indépendance et la liberté de son état le rassurent. Il sait que refuser une juste défense au malheureux, c’est devenir complice de celui qui l’opprime. A ses propres périls, il porte donc au pied des tribunaux le cri lamentable de l’innocence accusée, et dissipe le prestige de l’erreur prête à la condamner. C’est alors que la victime, échappée au glaive des bourreaux, tombe à ses pieds comme à ceux de son libérateur.
Ses efforts les plus constans ne sont pour {p. 137}tant pas toujours, il est vrai, couronnés d’un plein succès.
Il est des tems malheureux et des circonstances difficiles autant que délicates, où il faut que le danger même de l’entreprise, et un saint dévouement aux grands intérêts de la justice ou à ceux de l’humanité, l’élèvent au-dessus des honneurs du triomphe.
Les annales sanglantes de la révolution en ont présenté plus d’un exemple éclatant. Mais elles n’en offriront peut-être point de plus digne des hommages de la postérité, que celui qu’ont offert ces jurisconsultes fameux, qui, au milieu des plus fortes convulsions de l’anarchie, ont osé prêter l’honorable appui d’une défense généreuse à cette famille infortunée, dont la chute épouvantable et les longs malheurs ont appris aux grands de la terre qu’il n’est point d’autorité ni d’élévation qui puisse mettre à l’abri de la foudre, lorsque, partie des mains d’une éternelle providence, elle atteint jusqu’à la racine des plus anciens empires, pour les relever ensuite avec un nouvel éclat.
Sans doute, ils n’ont pu rien changer à {p. 138}ses affreux destins. Que pouvait toute la puissance de l’éloquence en ces jours de deuil et de calamité, pour l’état ébranlé jusques dans ses premiers fondemens ?
Mais si l’avocat ne saurait, sans trahir la plus sainte de ses obligations, refuser son ministère dans les rares et grands événemens qui fixent les regards publics, et changent la scène du monde, il n’est pas moins tenu de l’exercer avec empressement dans ceux d’un ordre inférieur, et qui ne peuvent donner par leur nature qu’un faible éclat à ses talens.
L’homme, ou puissant, ou en crédit, n’est pas le seul qui ait des intérêts précieux à discuter. Le pauvre a les siens, qui, pour lui, ne sont pas d’une moindre importance.
Pénétré de ses devoirs, le véritable avocat ne saurait lui refuser un appui tutélaire, parce que, d’accord avec la loi, son cœur l’appelle spécialement à sa défense.
Mais le desir si louable et si naturel de soulager son infortune, ne l’aveugle point sur l’illusion ou l’iniquité de ses prétentions ; et dans une juste défiance contre cette extrême sensibilité, qui porte presque toujours à croire l’homme innocent dès qu’il {p. 139}est malheureux, il n’agit et n’opère qu’au flambeau de la vérité.
Instruit, par une fatale expérience, que la misère et le sentiment impérieux du besoin ont trop souvent produit l’injustice et l’usurpation, il s’arme avec courage contre son propre cœur ; et craignant toujours d’être injuste et barbare à force de droiture et d’humanité, il n’écoute que l’oracle de la loi, et n’en profane jamais le sanctuaire auguste par une coupable acception des parties.
Heureux ! si par tant de zèle et de fidélité dans l’exercice de ses pénibles fonctions, il pouvait au moins compter sur un juste retour !
Mais hélas ! faut-il en être réduit à révéler une vérité si désolante ! La reconnaissance n’habite plus sur la terre, et son temple, aujourd’hui désert, détruit, renversé, ne présente plus à nos regards consternés qu’un amas de tristes et déplorables ruines.
Sans doute, toutes les fois que la foudre gronde dans la profondeur des cieux, ou menace sa tête effrayée, l’égoïsme, alarmé, fait des vœux éclatans pour en relever le {p. 140}débris ; mais après l’orage, on le voit fuir avec la rapidité de l’éclair, guidé par la main de l’indifférence ou celle de l’ingratitude, cette orgueilleuse et méprisable souveraine, dont le sceptre de fer tient aujourd’hui presque tout l’univers, assoupi sous le joug du plus honteux esclavage.
Mais, découragé par un abandon si funeste, l’orateur, chargé de la défense de ses concitoyens, abandonnera-t-il le champ de l’honneur ? Non. Pardonnant ces indignes faiblesses à la triste humanité, il n’en servira qu’avec plus de zèle encore ses véritables intérêts, il oubliera jusqu’à l’éclat de sa propre gloire, pour mieux s’immoler au bien public.
Vouloir perpétuer d’âge en âge un nom fameux par ses actions ou ses talens, sans avoir pour but de les rendre utiles à ses semblables, c’est le desir de l’orgueil et de la vanité ; c’est le sentiment injuste qui mit à la plupart des conquérans les armes en main pour ravager et désoler l’univers ; ça été le principe des plus grands crimes, dont le monde ait eu à frémir ; ça été enfin le puissant mobile de cette main sacrilège et forcenée qui mit en cendres le fameux temple d’Ephèse.
{p. 141}Mais, ne chercher que des triomphes fondés sur la justice et l’humanité, être assez généreux pour renoncer à l’éclat d’une réputation qui serait funeste à la société ; voilà les sentimens qui animent le véritable jurisconsulte. Ah ! que celui qui n’en ressent pas l’influence heureuse, abandonne le sanctuaire des lois ! Tôt ou tard il en profanerait l’enceinte auguste.
Mais l’avocat, qui ne se regarde que comme le défenseur né de la veuve et de l’orphelin, ne cherche dans la réputation que ce qu’il y a de vraiment solide et d’estimable. Tandis que l’homme frivole court après un honneur vain et chimérique, il gémit lorsque la nécessité le force d’entrer en lice pour y dévoiler publiquement les plaies honteuses qui déshonorent la société. Jamais son ministère ne lui semble plus noble et plus grand, que lorsqu’il agit dans l’ombre et le silence. Loin des regards de cette multitude toujours avide de scènes tragiques ou scandaleuses qui piquent son oisive curiosité, il se plaît à rétablir le calme dans le foyer paternel, et c’est pour lui le bonheur suprême de voir réunis par ses soins, des frères prêts à dissiper en contestations {p. 142}amères le faible produit de leur héritage. C’est une consolation bien douce à son ame sensible de rappeler à la sainteté de ses engagemens, un époux chagrin ou bizarre, que n’avaient pu désarmer les graces d’un sexe dont la douceur et la beauté sont si souvent le moindre apanage.
Pour prix de tant de bienfaits, il n’aura point, il est vrai, de couronnes et de trophées publics ; mais, de nos jours, seraient-ils bien dignes d’exciter son desir ? La frivolité de notre siècle ne les décerne presque plus qu’aux talens inutiles ou de pur agrément : et tandis qu’aux jeux de Melpomène et de Thalie, l’enthousiasme en extase prodigue à l’écrivain frivole ou licencieux, aux actrices en réputation, les honneurs de l’apothéose : ces orateurs fameux, ces jurisconsultes profonds, qui nous retracent les beaux jours de Rome et d’Athènes, ces génies rares et sublimes, dont l’asyle est le sanctuaire de la vertu ; ces hommes que le respect nous interdit de désigner autrement que par leurs talens, oui ces hommes vraiment utiles à la patrie, dont ils sont les lumières et l’ornement heureux, n’en obtiennent souvent, pour prix de leurs nobles {p. 143}et pénibles travaux, qu’une froide indifférence et qu’un silence accablant.
Mais en méprisant une vaine gloire, l’orateur du barreau marche avec intrépidité vers le bien public. Que lui importe que la société lui prodigue ou lui refuse de vains applaudissemens ? la récompense de l’homme de bien est dans son propre cœur ; la joie pure de faire son devoir lui tient lieu des hommages qu’on lui refuse ; et si, enivrée de plaisirs et d’amusemens, la frivolité fuit d’une aile rapide et légère la grave sérénité de son front ; s’il est dédaigné de ceux qui sont dans l’opulence et la joie, le malheureux aux prises avec les disgraces et la misère, vient dans son sein épancher sa douleur et chercher un remède à ses maux : il est le véritable ami de la détresse, et si par de salutaires conseils, ou de légers secours, il ne peut en tarir la source, il sait au moins en adoucir l’amertume.
En vain la nature épuisée par de longues veilles et de pénibles travaux, l’invite à consacrer à un repos salutaire ces longs jours où l’absence de Thémis écarte de la majesté de ses autels ses plus zélés adorateurs : {p. 144}il sait encore les mettre à profit, ces jours de paix et de tranquillité ; et quand les autres, à l’ombre de nos bois solitaires, goûtent un doux loisir, ou mêlent à leurs amusemens l’image même des combats, lui seul au pied d’un chêne antique, ou sur les bords d’un ruisseau qui vainement borne et divise des possessions contestées, lui seul trouve encore le secret d’être utile à l’état : du fond de son temple interdit aux autres mortels, il évoque la déesse elle-même, et la force à rompre un trop long silence, en perpétuant ses oracles divins ; c’est ainsi qu’après avoir été dans nos cités orgueilleuses, l’intrépide défenseur de ses concitoyens, il devient le paisible arbitre et l’heureux conciliateur du pauvre habitant des campagnes.
La débilité de ses forces ne saurait même le rendre totalement étranger à ses nobles fonctions : s’il est dans l’impuissance de soutenir les fatigues du combat, par ses écrits lumineux, il enseigne, aux autres le secret d’y triompher.
S’il n’éclaire pas le Magistrat par la profondeur de ses lumières, il épargne au moins son tems si précieux au public, il {p. 145}soulage sa mémoire, qui, si facilement, peut s’égarer dans le dédale immense des faits ou des autorités, enfin il l’aide à supporter le terrible poids de son ministère, lorsqu’en récompense de ses services glorieux, il n’est pas personnellement appelé à l’honneur de le partager en titre avec lui.
De même que celle de l’astre bienfaisant qui, dès son aurore, comme à la fin de sa course majestueuse, éclaire et vivifie la nature entière, la carrière de l’avocat, lorsqu’il est vraiment digne d’en porter le nom, est donc toujours grande et sublime. Il ne cesse jamais d’être vraiment utile, nécessaire, indispensable au repos de ses concitoyens, puisque, dans les circonstances et les plus critiques et les plus orageuses, il tient toujours en main le flambeau salutaire, à la lueur duquel, dans les jours les plus nébuleux, la justice peut marcher avec confiance et sécurité, puisqu’il est préposé à l’honorable soin de déjouer les ruses et les projets du dol et de la fraude, qui toujours conspirent contre l’intérêt commun de la société, et que, par la nature de son ministère, il en garantit l’ordre, et en assure véritablement la paix.
{p. 146}Mais, il faut l’avouer, si la carrière du barreau, par elle-même, est si belle et si noble, avec quelle rapidité, dans le cours de la révolution, n’est-elle pas déchue de son ancienne splendeur, et n’était-ce pas réellement moins du siècle de l’illustre d’Aguesseau que du nôtre, naguères encore on pouvait dire avec ce grand homme ?
« Le barreau est devenu la profession de ceux qui n’en ont point, et l’éloquence, qui aurait dû choisir, avec une autorité absolue, des sujets dignes d’elle dans les autres conditions, est obligée, au contraire, de se charger de ceux qu’elles ont dédaigné de recevoir….
« Ce n’est point, ajoute-t-il, le desir de s’immoler tout entier au service du public dans une profession glorieuse, d’être l’organe et la voix de ceux que l’ignorance et la faiblesse empêchent de se faire entendre….
« Des motifs si purs, si élevés ne nous touchent plus guères…. La plus libre et la plus noble des professions devient la plus servile et la plus mercenaire. Que peut-on attendre de ces ames vénales qui prodiguent leur main et leur voix… {p. 147}qui vendent publiquement leur réputation ».
Dans ces jours de deuil et de calamité pour la France opprimée, n’avons-nous pas vu dans le sanctuaire des lois, indignement profané, des hommes flétris par elles, en invoquer audacieusement l’autorité dans les tribunaux, pour y surprendre à leur religion des arrêts d’absolution, plus scandaleux peut-être que les forfaits même qu’ils avaient l’impudence d’y venir justifier ?
Où n’a-t-on pas rencontré de ces malheureux, qui, fiers d’usurper le titre de défenseur, en avilissaient et dégradaient l’honorable ministère jusqu’à mendier, au milieu d’une crapuleuse ivresse, ou d’une honteuse familiarité, les faveurs et la protection du dernier des employés au service de ces maisons de douleur et de larmes, où le crime et l’innocence, trop long-tems confondus, attendent, en frémissant, l’arrêt qui doit décider de leur sort ?
Protégés, mille fois plus vils que leurs bas protecteurs, les misérables ! ils ne rougissaient pas même de dépouiller de leurs vêtemens les victimes abandonnées à leur coupable impéritie, quand l’absence de toute {p. 148}ressource pécuniaire mettait celles-ci dans l’impuissance absolue de satisfaire leu abominable cupidité.
Ah ! faut-il s’étonner si, appelé au secours de l’infortune et du malheur, le jurisconsulte honnête et délicat a peine encore aujourd’hui à trouver les égards dus à la dignité de ses augustes fonctions ?
Faut-il encore être surpris s’il éprouve tant de dégoût et de répugnance à descendre et à pénétrer dans ces sombres demeures, dont l’insolence et la dureté qui en environnent l’affreuse solitude, en font peut-être le désagrément le plus grand et le plus intolérable ; s’il ne faut pas moins que la loi rigoureuse du devoir et le sentiment impérieux de l’humanité qui réclame au fond de tout cœur honnête et sensible, pour le rendre attentif au cri lamentable de ceux qui l’appellent à leur secours ?
Enfin, devons-nous trouver étrange que dans quelques tribunaux, quoiqu’heureusement en bien petit nombre aujourd’hui, l’avocat, à peine distingué de l’accusé même, puisse encore si rarement se faire entendre avec cette faveur que devrait seule inspirer le sainteté de son ministère ?
{p. 149}Combien de semblables abus, si contraires au texte comme à l’esprit des lois, ne sont-ils pas douloureux ! combien ne sont-ils pas propres à écarter les hommes et les plus probes et les plus éclairés du sanctuaire de la justice, dans les jours même les plus intéressans pour elle, pour l’éloquence et pour l’humanité !
Dans les tribunaux civils, le véritable intérêt des parties permet rarement à l’avocat de développer tous ses talens : souvent même il a besoin de les cacher, pour être en harmonie avec la cause qu’il est chargé de défendre.
Mais dans la carrière criminelle, il n’en est pas ainsi. L’orateur y peut déployer toutes les ressources du génie. S’il a de l’ame et du sentiment, c’est là qu’il en doit montrer toute la chaleur et l’énergie ; c’est là que dans un vaste champ, il peut appeler à son secours le Dieu même de l’éloquence. Rien n’est trop fort, rien n’est trop grand quand il s’agit de conserver la vie ou de sauver l’honneur de ses concitoyens. Dans sa discussion, tout doit avoir l’empreinte de la grandeur et de la majesté ; et si tout, rigoureusement considéré, n’y saurait être {p. 150}légitime, tout au moins doit porter avec soi son excuse naturelle : il défend son semblable.
Si, dans l’élévation de ses nobles pensées, dans l’enchaînement de ses preuves victorieuses, un juge indiscret ose l’interrompre, ou l’arrêter avec ce ton d’empire et d’autorité qui ne saurait jamais se concilier avec les lois de la décence ou l’absence des passions, que deviendra le sort de l’innocence, dont il énerve et compromet tout-à-coup la justification ?
Ceux qui, élevés à la véritable école du barreau, sont par eux-mêmes en état d’en apprécier les difficultés et les périls, sont toujours en garde contre un abus aussi révoltant. Ils savent que dans le cours d’une défense improvisée, il n’est pas toujours facile au plus expérimenté de renouer le fil de ses idées, lorsqu’il est perpétuellement coupé par des discussions ou minutieuses ou pleines d’amertume et d’aigreur. Vrais connaisseurs, ils n’ignorent pas que ce n’est que dans le calme et le repos de l’ame, que le génie peut combiner ses ressources, et développer toutes ses forces pour arriver à son but : et faut-il donc, pour une expression {p. 151}indiscrète, pour un trait échappé dans la chaleur même de l’action, en arrêter l’heureux effet par un scandale public, ou frapper de nullité la défense la plus lumineuse et la plus légitime ?
Mais, soyons de bonne foi : cet abus, encore trop fréquent, quoique dans un fort petit nombre de tribunaux, tient évidemment moins au desir de priver les accusés de toute la latitude de leurs droits sacrés, qu’au peu de respect et de considération qu’inspirèrent si long-tems ceux qui venaient les y défendre.
Sans pudeur comme sans expérience, ces êtres vils et corrompus ne pouvaient offrir aux yeux des magistrats indignés, l’image de ces anciens orateurs du barreau, dont les talens et les vertus étaient si propre à inspirer la confiance et la vénération, et dont la gloire ne pouvait que les illustrer eux-mêmes.
Bientôt, sans doute, bientôt doit renaître ce tems où le barreau français sera par-tout respectable et respecté, et où tous les tribunaux, sans distinction, chercheront à l’environner de ces justes égards et de cette considération, qu’ont toujours droit d’attendre {p. 152}ceux qui, revêtus d’un caractère légal, ne marchent jamais qu’accompagnés de la confiance publique, et dont l’honorable mission est de défendre les intérêts de leurs concitoyens51.
Si, durant les scènes tragiques, qui trop souvent ont désolé la patrie ; si la main de {p. 153}l’anarchie ouvrit cette noble carrière à des hommes impurs, qui, sans autre habitude que celle de la bassesse et du mensonge, ne pouvaient que la flétrir et la déshonorer, le tems est enfin arrivé où elle doit reprendre tout son lustre, et briller de sa propre gloire. Oui, nous touchons enfin à cette époque heureuse où nous n’y devons plus voir que des cœurs droits et désintéressés, que des orateurs dignes d’en porter le nom, et d’en offrir les talens et les modestes vertus.
Sans doute, nous ne pouvions l’attendre vainement, ce bienfait si ardemment desiré.
Le génie restaurateur qui plane maintenant sur toutes les parties de la France régénérée, nous en offrait depuis long-tems {p. 154}le doux espoir. Il ne pouvait laisser son ouvrage imparfait.
S’il importait à sa gloire de relever les autels, indignement détruits ou renversés, de mettre toutes les forces de l’état sur un pied respectable, de placer la vertu sur le trône de la justice, et d’environner les tribunaux d’éclat et de majesté, il ne pouvait laisser plus long-tems dans l’abandon et l’oubli ce petit nombre d’anciens jurisconsultes, qui, long-tems dispersés par l’orage, et fidèles à la voix de la patrie, s’étaient enfin réunis et rapprochés pour lui consacrer ce qui leur restait encore de force, de talens et de courage.
Guidé par l’amour du bien public, et protecteur de tous les arts, ce héros ne pouvait voir avec indifférence et mépris celui de l’éloquence, qui rendit si célèbre le barreau de Rome et celui d’Athènes, et fait encore aujourd’hui de ces deux rivales, les villes les plus illustres de l’univers.
En rétablissant ces écoles célèbres, dont quelques académies ont eu le bon esprit et la gloire de conserver la pureté des préceptes et de perpétuer le langage au milieu même des tourmentes d’une révolution qui menaçait {p. 155}de tout engloutir52, il a ranimé les espérances de l’état, et bientôt, pour sa gloire et son bonheur, vont renaître ces jours qu’ont à jamais rendus mémorables les talens des d’Aguesseau, des Cochin, des Seiguier, des Gerbier, et de quelques autres orateurs dignes d’être inscrits, comme eux, au temple de mémoire.
En rétablissant une juste distinction dans des fonctions que leur nature rendait trop souvent incompatibles dans un même individu, {p. 156}il a proclamé l’ordre et la paix entre deux professions qu’un intérêt mal entendu a trop souvent divisées, quand leurs étroites relations auraient toujours dû les rapprocher.
C’est ainsi qu’associés aux travaux des orateurs, lorsque leur titre particulier ou la loi ne les appelleront point à l’honneur même d’en exercer les nobles fonctions, les avoués borneront désormais leur ministère à jeter dans une instruction utile et lumineuse les fondemens de la procédure.
En cela, vrais émules et non rivaux des avocats, ils auront les mêmes droits qu’eux à l’estime et à la confiance publique, parce qu’ils se montreront aussi les vrais défenseurs de la justice.
Réunis dans son temple auguste, ils en formeront avec eux les colonnes majestueuses, qui toutes seront également propres à en supporter le faîte. Si les unes, placées plus près de l’autel et dans le sanctuaire, ont plus d’éclat et de saillie, les autres n’en seront ni moins grandes, ni moins utiles au soutien de l’édifice : attachées au portique, elles auront même cet avantage d’en offrir le premier ornement. {p. 157}Ainsi le barreau français, rétabli dans son ancienne et véritable splendeur, pourra, comme celui de Rome et d’Athènes, donner un nouvel éclat à celle même de sa nation.
Mais ce qui doit à jamais la rendre illustre et florissante, c’est le code immortel, qui, pour me servir des propres expressions d’un orateur du Gouvernement53, aussi connu par ses grands talens que par ses modestes vertus, oui, c’est ce code de lois « qui paraissant, après la révolution, comme ce signe bienfaisant qui se développe dans le Ciel, pour amener la fin d’un grand orage ; c’est ce code sublime qui, de tant de nations ennemies ou rivales, et que le seul droit de conquête avait pu réunir sous un même joug, ne fait plus aujourd’hui qu’un peuple d’amis ou de frères ; ce code enfin, qui, conçu, achevé au milieu même des pénibles soins d’une guerre formidable, doit servir de règle et de modèle à toutes les nations {p. 158}qui se montreront avides de justice et de prospérité ».
Dans l’étude de nos anciennes lois, que de travail et de soins ne fallait-il pas pour en entendre jusqu’à la lettre, qui souvent nous retraçait la rudesse et la barbarie des siècles qui leur avaient donné naissance ? Quelle application n’était pas nécessaire pour en concevoir l’esprit, en saisir les rapports ? Quelles difficultés ne fallait-il pas vaincre pour écarter ce que le non-usage ou de nouvelles dispositions avaient abrogé, pour rapprocher ensuite ce qui pouvait marcher sous un même ordre, former un ensemble, et porter le jour et la lumière dans l’épaisseur des ombres ?
Encore, si le code municipal et celui des anciennes provinces limitrophes, eussent été pour le jurisconsulte les seuls objets à fixer ! mais le droit commun de la France n’était pas pour lui moins utile à méditer profondément.
Monument sacré de la volonté de nos anciens souverains, il était quelquefois la loi vivante de l’état tout entier.
Mais, trop souvent silencieux, ou dépourvu {p. 159}de clarté, il n’était qu’une arme inutile ou dangereuse.
Alors, incertain ou flottant sur le véritable sens de ses dispositions, il était forcé de remonter à la source. Il fallait que, pour éclaircir ses doutes, ou chercher de nouvelles lumières, il ouvrît enfin ce code fameux des premiers législateurs du monde, ces lois sages et sublimes que l’orgueilleuse Rome, après sa défaite, impose encore à l’univers.
Ainsi donc, sous l’empire d’une loi sage, unique, appropriée au génie d’un peuple moderne, nous n’aurons d’autre lumière que celle qui doit jaillir de cette source féconde. C’est cet astre nouveau, qui désormais planant avec majesté sur tout le barreau français, doit guider les pas de l’orateur et du jurisconsulte, chargés de discuter et de défendre les intérêts de leurs concitoyens.
Ainsi, plus heureux que nous, et moins distraits par des travaux arides et rebutans, ceux qui désormais entreront dans la carrière, pourront plus aisément s’y rendre utiles et célèbres ; et, tout entiers à l’étude des grands modèles, ils ramèneront et perpétueront {p. 160}les beaux jours de la véritable éloquence.
CONCLUSION.
Si, de toutes les religions connues dans le monde, celle que professe l’évangile est évidemment la mieux prouvée, la plus pure et la plus propre à établir les institutions civiles sur des bases inébranlables, on ne peut révoquer en doute que de sa connaissance profonde et de sa pratique exacte, dépend réellement la félicité publique ; que conséquemment le succès des orateurs chargés de l’honorable soin d’en proclamer la sagesse, intéresse puissamment tous les ordres de la société, puisque sans elle il n’y a plus qu’oppression et tyrannie dans la puissance suprême, que révolte et qu’infidélité dans ceux qui lui doivent obéissance et soumission, que désordre et déréglement parmi les citoyens ; enfin que peines et désespoir dans la plupart des événemens de la vie.
Combien donc sont réellement ennemis de leurs semblables et de l’état lui-même, ceux qui, pour se soustraire au joug d’une {p. 161}croyance commune, et montrer un esprit rebelle aux lois du christianisme, ont la coupable imprudence d’enseigner publiquement dans leurs ouvrages ou sur la scène, l’affreuse doctrine de l’impiété ? Comment ne voient-ils pas, ces hommes indiscrets, que lors même que cette doctrine ne serait pas démentie par les monumens les plus respectables, elle ne serait propre qu’à rendre les peuples infiniment malheureux ? Non ! je ne le dis point par un zèle aveugle pour le succès d’une religion, qu’après le plus sérieux examen je trouve aujourd’hui la seule raisonnable et la seule digne de fixer un cœur droit, un esprit éclairé, mais je le dis par le sentiment d’un véritable intérêt pour la société, non, il n’y a rien que je voie avec plus de déplaisir, que tout ce qui tend au mépris des augustes vérités qu’on professe dans l’église ; il me semble que si j’avais le malheur de préférer au témoignage et des siècles et des hommes les plus illustres, la frêle autorité de ces risibles docteurs qu’animent les seules passions et la plus profonde ignorance des dogmes qu’ils combattent, je serais encore assez bon citoyen pour renfermer {p. 162}dans ma triste pensée des opinions et si désespérantes pour moi, et si dangereuses pour les autres54.
{p. 163}Mais, si démontrer tout ce qu’elles ont de funeste et de fragile, est du ressort particulier de l’orateur chrétien qui enseigne et développe la véritable morale, il appartient à celui du barreau de forcer à la respecter, en invoquant la loi, qui n’en est que l’organe et le soutien ; car, ainsi que le remarque un panégyriste du célèbre Cochin :
« Les contestations du barreau ne roulent que sur cette morale. Ce sont toutes actions de la société civile qu’on y examine, pour voir si elles sont conformes aux règles naturelles ou positives de l’équité55 ».
Ainsi, les fonctions de ses orateurs ont {p. 164}une analogie parfaite avec celles des orateurs chrétiens.
Ceux-ci jettent dans le cœur la semence des vertus protectrices de l’ordre social ; ceux-là, quand les glaces de l’indifférence ou les manœuvres de l’intérêt personnel les empêchent de germer et d’éclore, forcent le sol le plus ingrat et le plus rebelle à produire des fruits salutaires.
Ce que les uns ne sauraient avoir par la force de la persuasion, les autres, aidés de la puissance de la loi, l’obtiennent par son autorité.
Leur auguste et puissant ministère, en se touchant de si près, rend donc à la société des services essentiels, et elle n’a pas moins d’intérêt à les voir également prospérer.
Mais vainement, par leurs efforts généreux et constans, vainement tenteront-ils de la rendre heureuse et florissante, si la scène, par sa licence et ses fausses maximes, détruit journellement leur ouvrage.
Graces au puissant génie qui maintenant préside à la France, nous avons échappé aux fureurs d’une guerre étrangère et civile. La sagesse et la modération de son {p. 165}gouvernement ont su depuis long-tems ou nous en garantir, ou en repousser loin de nous le sanglant théâtre.
Mais, tandis qu’au sein des grandes cités, journellement embellies par ses bienfaits éclatans, tandis qu’éloignés du bruit des clairons, nous cultivons tranquillement l’olivier de la paix ; plus d’un poison funeste aux mœurs et à l’état lui-même, croît à son ombrage.
C’est ainsi que l’homme, par une fatalité qui semble l’accompagner, ne saurait jouir de son bonheur sans en abuser étrangement.
Dès qu’il n’a plus d’ennemis à combattre au dehors, corrompu et amolli par es délices de l’oisiveté, il est dévoré par une guerre intestine que lui livrent ses passions.
C’est un ruisseau dont les eaux toujours claires et limpides roulent, sans être altérées, à travers la pente d’un rocher sourcilleux, mais se corrompent aisément dans la plaine, en s’arrêtant sur la molle épaisseur du gazon. Aussi, trop confiant en sa victoire, Annibal en perdit-il tout le fruit, en se laissant aller aux douceurs du repos ; et cette armée formidable, devant laquelle {p. 166}Rome, à la journée de Cannes, avait elle-même tremblé, fut-elle tout-à-coup amollie et vaincue par les plaisirs de Capoue.
Instruits par un événement aussi funeste que mémorable, ne souffrons pas que les nôtres, que ceux qui, sur-tout, attirent la multitude à nos théâtres publics, soient journellement empoisonnés par une doctrine ou fausse ou perverse.
Avertis par une expérience et si longue et si douloureuse, du danger réel de l’influence d’un théâtre impur, sur les opinions qu’il entraîne ou sur les mœurs qu’il corrompt toujours au détriment de l’état et des particuliers ; que nos poëtes et nos artistes dramatiques se hâtent donc d’abjurer tout ce qui peut arrêter le progrès de la véritable morale, ou que plutôt, devenus eux-mêmes ses zélés panégyristes sur la scène, ils la transforment en une véritable école d’éloquence et de bon goût, dont la religion n’ait point d’intérêt à défendre l’accès ou la fréquentation, et dont les maximes, d’accord avec celles du chef de l’empire, ne puissent arrêter désormais le cours de ses hautes et belles destinées.
C’est alors que, n’ayant plus rien à redouter {p. 167}de leurs fictions ingénieuses, nous verrons se réaliser ou renaître le beau siècle d’Astrée, et que pourra luire enfin, l’aurore de ces jours si vantés, de ces jours de l’innocence et du bonheur.