[FRONTISPICE]
SERMONS
pour
L'ADVENT.
Prêchés par le R.P. Edmé Bernard
Bourrée,
TOME PREMIER
A LION
Léonard Plaignard,
ruë Mercière, au grand Hercule.
M. DCC. V.
avec privilege du roy.
{p. 174}

Sermon pour le jeudi de la première semaine de l'Advent.

Contre la comédie et le bal. §

« Scio quia Messias venit qui dicitur Christus, cum ergo venerit ille, nobis annuntiabit omnia. »
« Je sais que le Messie, qui est le Christ doit venir, lorsqu’il sera venu il nous enseignera toutes choses. » Dans saint Jean chap. 4.

Cette heureuse femme catéchisée auprès du puits de Jacob par le {p. 175}Sauveur des hommes, n’a pas été trompée dans la créance dont elle était imbue sur son sujet, il ne nous a rien caché de ce qu’il nous était important de savoir, car il est le Seigneur qui enseigne à son peuple ce qui est utile, et le gouverne dans la voie par laquelle il apprend à marcher, « Ego Dominus docens te utilia » Isai. 48., quoiqu’il retranche par là tout ce qui sert de pâture à une vaine curiosité, ou dont la connaissance renfermant de grands avantages en soi, ne peut être qu’infructueuse pour nous, à raison de l’état où sa providence nous a engagé, combien a-t-il appris aux hommes de choses qu’ils ignoraient ? Qu’étaient les sombres connaissances de la Loi, en comparaison de l’admirable lumière qu’il a fait briller dans nos cœurs ? Il faut sans doute que sa parole ait une grande étendue, puisqu’elle contient tous les principes et les règles qui doivent juger le monde, non seulement dans les actions extérieures, mais dans les mouvements les plus secrets de la volonté, et les dispositions les plus intimes du cœur, « judicabit occulta hominum secundum Evangelium » Rom. 2., pour ne pas toutefois confondre et accabler vos esprits par une {p. 176}multitude de préceptes, Jésus-Christ et saint Paul après lui, réduisent tout à la charité qui en est la fin, et qui fait tout le prix et le mérite des vertus Chrétiennes, car elles ne sont toutes que diverses formes et impressions du saint amour, ainsi la tempérance que je vous prêche cette semaine n’est autre, selon la belle définition qu’en donne saint Augustin, qu’un amour qui fait rejeter les plaisirs dont il pourrait être affaibli. Elle a deux objets, les satisfactions permises dont elle règle l’usage, les réduisant à une juste modération, et les illicites qu’elle retranche absolument. La comédie que j’entreprends de combattre aujourd’hui est de ce dernier genre, j’y joins le bal, ce sont des divertissements pernicieux dont il se faut absolument priver, pour cet effet je vous en ferai voir les désordres, et en même temps son opposition aux maximes de notre sainte religion, c’est ce que je traiterai dans mon premier Point, et dans le second je réfuterai les principales objections qu’ont coutume de faire pour la défense du théâtre et du bal, leurs partisans. Quelque bonne et indubitable que soit la cause que je défends, je ne le puis faire avec succès, {p. 177}si le Saint Esprit ne vous fait sentir la force de mes raisons qui sont les siennes. Implorons son secours par l’entremise de la divine Marie, et disons-lui pour cet effet avec l’Ange, Ave Maria.

I. Point. §

Quoique les désordres que cause dans le monde le vice d’impureté soient presque infinis, ainsi que je crois l’avoir démontré dans le Sermon d’avant-hier, ils ne font néanmoins qu’une partie de ceux que produit la comédie, c’est une source aussi féconde que funeste de dérèglements, et une vraie sentine de corruption, pour procéder avec ordre, je dis qu’elle gâte l’esprit, amollit et corrompt le cœur, infecte l’imagination et la mémoire.

De même que le bien est l’objet immédiat de la volonté, la vérité l’est de l’entendement, il est fait pour elle comme elle est faite pour lui, et il n’y a rien à quoi il se porte avec des transports plus vifs et plus impétueux. Ce soin même que prennent les auteurs des pièces de théâtre, de couvrir leurs mensonges de l’apparence de vérité, afin qu’elles puissent être agréables rend témoignage à ce que {p. 178}j’avance, et prouve invinciblement que l’esprit de l’homme est créé pour la vérité ; mais cet attachement prodigieux à des fictions et à des chimères, fait voir d’autre part qu’il est devenu plus vain que la vanité, puisqu’il préfère l’image à la réalité, des mets en peinture à une viande solide, et qu’il consume misérablement ses forces et sa vigueur à poursuivre des fantômes, et courir après l’ombre de la grandeur.

Ces spectacles, dit saint Augustin, ne sont que des images de la vérité, ou plutôt d’une chose imaginée à plaisir, comme la représentation d’une idole est la figure d’une divinité feinte, « eorum imagines lambunt cogitatione famelica »Lib. 1. Conf. ; or rien ne nous est plus dangereux, susceptibles d’erreur au point où nous le sommes, que de prendre l’habitude de quitter les choses réelles pour nous attacher à leur ombre, et de mettre notre plaisir dans le néant, c’est pourquoi Tertullien ne fait aucune difficulté de dire que tout ce qui tient de la fiction passe devant l’auteur de la vérité pour une espèce d’adultère, « adulterium est apud illum omne quod fingitur », et comme ces fables sont ingénieuses, et {p. 179}embellies de tous les ornements de l’art, et des traits de l’éloquence, elles viennent non seulement à vous plaire plus que la vérité, mais encore à en inspirer le mépris et le dégoût.

Comme ceux qui aiment sincèrement la parole de Dieu et trouvent leur joie dans la méditation de ses saintes Ecritures, ont un souverain mépris de ces fadaises, et ces folies pleines de mensonges, ceux aussi qui courent après elles conçoivent de l’éloignement de la parole de Dieu, et n’ont aucun attrait pour la lecture de ses divins oracles. Une faim déréglée leur fait perdre le goût de cette manne céleste, ce sont raisins verts (pour me servir de l’expression du ProphèteJerem.) qui agacent les dents de ceux qui en mangent, c’est-à-dire qui se repaissant de ces joies déplorables, leurs sens spirituels s’engourdissent, et deviennent incapables d’entendre les choses de Dieu.

On s’y remplit de mille maximes fausses, directement opposées à celles de l’Evangile, car la morale des comédies, (il y faut joindre les romans) n’est fondée que sur des principes d’erreur et d’illusion, et ne peut conduire {p. 180}que dans des voies perdues et égarées. Le bien y est appelé mal, le mal bien, les ténèbres lumières, on y fait passer le doux pour amer, et l’amer pour doux, on élève jusqu’aux Cieux des actions pour lesquelles Dieu précipite irrémissiblement dans les enfers ; plus elles sont colorées d’une image de grandeur et de générosité, plus leur représentation est dangereuse. Ainsi un parricide, un inceste, exciteront bien moins d’horreur que de pitié, mais elles ne gâtent pas simplement l’esprit, elles le rendent idolâtre et tout Païen, comment cela ? En formant de grandes et pompeuses images des créatures, en les relevant sans cesse, en leur attribuant une grandeur, une force, une puissance qu’elles sont bien éloignées d’avoir, disons plus, une espèce de divinité, en sorte que l’esprit s’abat et se prosterne devant l’ouvrage de l’esprit d’un homme, comme faisaient autrefois les peuples abusés sous le règne de l’idolâtrie, devant celui d’un sculpteur ou d’un peintre.

Un vrai Chrétien qui a reçu de Dieu ces yeux de la foi dont parle saint Paul, considère tout dans le véritable point de vue ; et dans cette {p. 181}heureuse situation tout ce qui est dans le monde lui paraît un bagage d’hôtellerie, une vaine décoration de théâtre où ceux qui ont joué les plus grands rôles vont être dépouillés de leurs ornements comiques. Tous ces vastes projets de Monarchie universelle, et les mouvements qu’on se donne pour les faire réussir comme des jeux d’enfants, des toiles d’araignées, le mouvement irrégulier de ces petits moucherons qui voltigent au hasard dans l’air, toute leur prétendue gloire comme de l’herbe, non pas celle qui a quelque racine telle que le blé, mais que la fraîcheur de la terre produit en un moment, et que la chaleur du soleil brûle et sèche aussi vite, comme un songe dont il ne reste aucun souvenir, ou bien un tourbillon de fumée qui plus il occupe d’espace, plus il fait paraître en se dissipant le vide dont il était composé. Si vous étiez élevé sur une haute montagne, les plus grosses villes vous paraîtraient à peine comme des hameaux, leurs Palais les plus superbes et les plus magnifiques comme des huttes et des cabanes, et les hommes des fourmis, si toutefois vous pouviez les apercevoir, tel est celui qui {p. 182}habite déjà dans le Ciel par l’ardeur de ses désirs ; toute la grandeur humaine n’est pour lui que bassesse, qu’un atome éclatant, un point qui en impose aux yeux par quelque apparence d’enflure, il a peine à comprendre l’excès de folie et l’ensorcellement des hommes qui se laissaient captiver et transporter par ces niaiseries, si quelque objet sollicite son cœur par quelque monstre de beauté pour s’en faire aimer, il le dépouille aussitôt de ce fard et de cette vaine apparence qui pourrait l’éblouir parce qu’il est homme, et lui dit vous n’êtes rien, vous n’avez qu’une faible lueur de cette lumière immense, de cette beauté originale qui est en Dieu, lui seul mérite d’occuper nos esprits et nos cœurs, adorons-le ; il lui tarde que nous soyons tous arrivés à ce jour qui sera le dernier de tous, où Dieu seul paraîtra grand, « exaltabitur Deus solus in die illa »Isai..

Les volages amateurs du monde qui ne vivent que de la vie des sens, et n’ont des yeux qu’à la tête le verront alors tel qu’il est, mais pour leur confusion et leur désespoir éternel, présentement ils substituent ses créatures en sa place, ils y cherchent cet {p. 183}agrément, cette joie, cette paix, ce repos qui ne se trouvent qu’en lui seul ils prétendent fixer leur mobilité, en un mot, ils ne conçoivent point d’autre réalité que celle d’une figure qui passe, et ils y rapportent tout comme à leur dernière fin ; quel abus, quelle impiété !

C’est pourtant là que conduit la représentation des vains spectacles. Elle fait encore un effet plus malin sur le cœur que sur l’esprit, car si elle gâte ce dernier, elle corrompt l’autre en y excitant les passions et les remuant avec d’autant plus de promptitude et de vivacité, qu’elle y trouve de correspondance, c’est là son but et sa fin principale, c’est ce qui lui attire les applaudissements des spectateurs, la plupart acteurs secrets dans la pièce ; autrement ils s’ennuient, ils languissent, ils s’endorment, et comme dans la lecture ou le chant des Psaumes, on entre dans tous les mouvements et les saintes passions du chantre sacré, qu’on prie avec lui, qu’on gémit, qu’on se réjouit, qu’on passe de l’espérance à la crainte, de la tristesse à la joie, des plaintes aux remerciements, de la frayeur à l’assurance, du trouble à la paix, ici on {p. 184}entre encore plus naturellement dans les divers mouvements des acteurs introduits sur la Scène, le lecteur ou le spectateur est transporté hors de lui-même, tantôt il se sent le cœur plein d’un feu martial, et s’imagine combattre, tantôt agité de mouvements plus doux, il est amoureux, il estime, il craint, il désire, il n’y a point de passion dont il ne sente les atteintes et les émotions. Ainsi il fait un exercice continuel d’ambition, de vanité, de fausse tendresse, de vengeance, tout est en combustion chez lui, sans qu’il en sente seulement la fumée parce qu’il en est dehors, l’appareil de son supplice y est tout dressé par le déchaînement des passions sans qu’il l’aperçoive, tout occupé qu’il est de ces aventures imaginaires qui font des plaies très réelles et très profondes dans son âme, il ne voit pas les précipices que ses ennemis lui creusent, et les chaînes qu’ils lui forgent, je pleurais, dit saint Augustin dans les Confessions, une Reine Didon qui s’était tuée par un violent transport de son amour, et je ne pleurais pas mon âme, ô mon Dieu, à qui je donnais la mort, en m’éloignant de vous sa vraie vie, par l’attachement {p. 185}déréglé à ces fictions dangereuses. Est-ce donc pour de vains fantômes que vous avez imprimé en nos cœurs tant de différentes affections, d’estime, de crainte, de désir, de joie, de tendresse ? Ne sont-ce pas autant de ressorts pour nous attirer à vous qui êtes notre centre et l’océan de tout bien, n’a ce pas étéI pour estimer vos diverses perfections, nous élever vers vous et vous sacrifier les créatures qui sont un néant universel. Pourquoi sommes-nous assez malheureux pour détourner dans des égouts et des cloaques, ces eaux claires destinées à arroser un parterre de fleurs.

L’amour sensuel et profane qui est la plus dangereuse de toutes les passions y est la plus excitée, car la plupart des pièces ne roulent que sur ces sortes d’intrigues, il en est l’âme et le mobile. Cette passion insensée qui fait des ravages incroyables dans le monde, ce feu d’enfer qui enflamme le cercle de la vie de la plupart des enfants d’Adam, l’impureté dont saint Paul ne veut pas que le nom même soit prononcé parmi des Chrétiens, parce que son image est contagieuse, ou si l’on est obligé d’en parler, ce ne doit être qu’avec horreur, qu’en {p. 186}la flétrissant, la traitant avec exécration comme une maladie honteuse qui ravale l’homme à la condition des bêtes, ce vice, dis-je, y est transformé en vertus, il est mis en honneur et en crédit, regardé comme une belle faiblesse dont les âmes les plus héroïques ne sont pas exemptes, et qui leur sert d’aiguillon pour entreprendre les choses les plus difficiles, on s’y remplit du plaisir qu’on se figure à aimer et à être aimé, on y ouvre son cœur aux cajoleries, on en apprend le langage, et dans les intrigues de la pièce les détestables adresses que l’auteur suggère pour réussir, or n’est-ce pas là une idolâtrie dont se souille le cœur humain ? N’est-ce pas en quelque sorte le plus grand péché qu’on puisse commettre ? Puisque la créature y chasse Dieu de son trône pour y dominer en sa place, y recevoir des hommages et des sacrifices, y régler ses mouvements, ses intérêts, y exercer toutes les fonctions de souverain, « idolum zeli ad provocandam æmulationem »Ezec., peut-on pousser la profanation plus avant ?

Il y a encore d’autres vices dont nous ne sommes pas moins susceptibles que de celui-là qui y sont pareillement {p. 187}excités, tels sont l’orgueil, l’ambition, les maximes du faux honneur, la jalousie, la vengeance, tous peints avec des couleurs si belles, qu’on se sent forcé d’estimer ceux en qui ils se trouvent. A l’image animée de ces passions, il ne manque guère de s’en élever de pareilles du fond de corruption qui est en nous, tel est l’empire d’une représentation vive sur le cœur humain, lorsqu’elle est accompagnée de discours passionnés, tout y concourt, la déclamation, le port, la geste, les ajustements, la symphonie, n’est-ce pas là jeter de l’huile sur du feu, et aplanir le chemin à un torrent ?

Si le but principal de la comédie est d’exciter les passions, parce qu’elle sait que l’homme ne hait rien tant que le repos, et ne se plaît qu’à être remué, celui de la religion Chrétienne est de les calmer, les réprimer, arrêter leurs fougues et leurs saillies, tenir renfermées dans leurs cachots ces bêtes farouches qui ne sont enchaînées que par les liens invisibles de la grâce, c’est le principal exercice de la morale Chrétienne, c’est notre lutte, notre tâche, notre combat journalier, le tout de l’homme Chrétien, {p. 188}la grâce que Jésus-Christ nous a apportée du Ciel est une grâce militaire qui arme l’homme contre lui-même, et le met dans la nécessité de tenir ses passions sous ses pieds, s’il n’en veut bientôt devenir le jouet et le misérable esclave, « actiones carnis spiritu mortificare quotidie affligere minuere, frænare, interimere »S. Aug., c’est à raison de cela qu’il est dit que le Royaume des Cieux souffre violence, il ne faut se promettre aucune trêve, avez-vous étouffé un mauvais désir, déraciné une habitude, vaincu une inclination vicieuse, foulez-la aux pieds passez à celle qui est vivante, « calca mortuum, transi ad vivum ».

Or si ceux qui marchent en la présence de Dieu dans une continuelle attention sur eux-mêmes, et s’engagent à une vie austère et solitaire, pour affaiblir ces ennemis domestiques ont encore des combats à soutenir dans lesquels ils reçoivent quelquefois des blessures, quelle est votre témérité, votre présomption, votre aveuglement ! Ces expressions sont trop faibles, votre fureur et votre manie ? Faibles, infirmes et désarmés comme vous êtes, de rechercher de gaieté de cœur une pareille tentation, {p. 189}et d’ouvrir tous vos sens à de cruels ennemis qui ont juré vôtre perte.

Ils ne s’empareront pas seulement de votre esprit et de votre cœur, ce qui n’est néanmoins que trop suffisant pour vous perdre, ils infecteront encore votre imagination et votre mémoire, en y imprimant des traces qu’ils savent bien réveiller dans les temps les plus favorables à leurs noirs desseins, c’est une semence funeste qui produira en son temps des fruits de mort, si elle ne le fait pas directement, ce sera indirectement en éteignant en vous l’esprit de prières et de dévotion, or qu’est-ce qu’une âme vide de cet esprit ? Sinon une lampe sans huile qui doit s’attendre à la destinée des vierges, lesquelles s’en trouvèrent destituées lorsqu’elles furent appelées aux noces de l’époux. Sainte Thérèse nous apprend dans l’histoire qu’elle a écrite elle-même de sa vie, que la lecture des comédies et des livres de chevalerie (que eût-ce été de la représentation effective) refroidit tellement en elle la piété et les bons sentiments dont le Seigneur l’avait prévenue, que sans une grâce spéciale elle se fût engagée dans la {p. 190}voie de perdition où marche le plus grand nombre des hommes. Quoi une sainte, pure comme un Ange, qui avait reçu de Dieu un esprit solide et une horreur extrême de tout ce qui blesse la pudeur faillit à se perdre sans retour, si Dieu ne l’eût regardée des yeux de sa miséricorde, et n’eût ouvert les siens sur l’abîme où elle se précipitait, et vous qui êtes plus faibles que des roseaux, plus fragiles que du verre, vous prétendez que vôtre chasteté ne court aucun risque en vous enivrant de ces folies. Ha ! Une telle présomption mérite seule que Dieu vous abandonne à vous-mêmes, et si vous n’êtes pas tombée aux yeux des hommes, vous l’êtes déjà peut-être aux siens.

Les Païens mêmes ont reconnu que rien n’était plus dangereux pour les bonnes mœurs que ces sortes de spectacles, ils avouent qu’ils faisaient de grands changements en leur cœur, qu’ils en retournaient non seulement plus avares, plus ambitieux, plus enclins aux plaisirs et au luxe, mais encore plus cruels, et moins hommes.

Jugez si les Pères auront invectivé contre, et employé les ornements de {p. 191}l’éloquence et l’autorité dont Jésus-Christ les avait revêtus dans son Eglise pour les en détourner, et extirper ce scandale. Je puis dire avec vérité qu’il n’y a point de désordre qu’ils aient combattu plus souvent et avec plus de force. On voit en une infinité d’endroits de leurs écrits, surtout de ceux de saint Chrysostome, les marques d’un zèle Apostolique contre cette pernicieuse inclination qui commençait déjà à corrompre l’innocence des fidèles, ils les ont considéréII comme une invention du diable pour amollir le courage des soldats de Jésus-Christ, ils déplorent l’aveuglement extrême de ceux qui croient qu’on peut assister à ces représentations dont on n’a guère coutume de remporter que des imaginations honteuses, ou des desseins criminels, ils font voir l’obligation indispensable qu’on a de quitter ces occasions prochaines d’incontinence, ils appellent ces assemblées des sources publiques de lubricité, où la grande Babylone mère des fornications de la terre fait boire le vin de sa prostitution, ils les décrient comme des fêtes du diable, et obligent ceux qui y ont assisté de se purifier par la pénitence {p. 192}avant que de rentrer dans l’Eglise, enfin ils font des peintures si affreuses de l’état où l’on se trouve au sortir de ces divertissements profanes, qu’on ne peut les voir sans frémir et sans s’étonner de l’éffroyable aveuglement des hommes, à qui les plus grands dérèglements ne font horreur, que lorsqu’ils sont rares, mais qui cessent d’en être choqués dés qu’ils deviennent communs.

Tertullien dans un ouvrage exprès qu’il a composé contre cet abus, entreprend de faire voir qu’il est incompatible avec la sainteté de la religion que nous professons, car il est certain dit ce docte Africain, que la recherche des plaisirs sensuels est une des passions la plus violente et la plus tyranniqueIII de l’homme, et qu’entre les plaisirs, celui des spectacles transporte davantage, ils font revivre les passions dans les cœurs les plus mortifiés, les animent, les fortifient, et après avoir comme extasiés ceux qui se repaissent de ces funestes divertissements, et avoir excité des mouvements d’amour, de haine, de joie, de tristesse, le cœur se ferme à ceux de la grâce plus calmes et plus modérés, et y devient impénétrable.

{p. 193}Si ce ne sont pas là les pompes de Satan auxquelles vous avez renoncé au Baptême ? A quoi donnerez-vous ce nom ? L’Eglise n’admettait anciennement personne à ce Sacrement qu’en exigeant de lui qu’il renoncerait aux spectacles du théâtre. L’instinct du Christianisme va si fort à en éloigner, que les Païens reconnaissaient qu’un homme était devenu Chrétien dés qu’ils ne le voyaient plus dans ces lieux, et la curiosité y ayant un jour conduit une Chrétienne, le démon prit possession d’elle aussitôt, et comme on le conjurait dans les exorcismes de dire ce qui l’avait rendu assez insolent pour s’emparer du corps de cette servante de Jésus-Christ, il répondit par sa bouche qu’il l’avait trouvée dans sa maison, in meo inveni.

Nous voyons encore aujourd’hui (car la grâce est uniforme) qu’une des choses qui pèse le plus sur la conscience de ceux qui reviennent à Dieu après de longs égarements, et qui leur cause le plus de douleur, est de s’être livrés autrefois à l’amour de ces spectacles dont ils ont remporté des blessures profondes qu’ils ne sentaient pas alors, et d’y avoir consumé tant de temps.

{p. 194}Peut-on, (avouez-le de bonne foi, je n’en veux point d’autres témoins que vous) peut-on conserver des sentiments de piété dans un lieu où tous les objets ne sont propres qu’à détourner de Dieu, et attacher à la créature ? Où l’on respire un air contagieux, où tous ceux qui y assistent sont ravis de se donner eux-mêmes en spectacle, où tous les sens sont assiégés et ouverts à ce qui les flatte, où les vertus Chrétiennes telles que l’humilité, la modestie, le recueillement passeraient pour ridicules.

Ce seraient des vérités trop fortes dans ce temps de relâchement d’ajouter avec le même Tertullien, que l’état d’un Chrétien l’engage de fuir les plaisirs des sens, et de faire consister toute sa joie dans les larmes de la pénitence, la rémission de ses péchés, la paix d’une bonne conscience, festin continuel, la connaissance de la vérité et le mépris même des plaisirs.

Je ne vous tairai pourtant pas que les Chrétiens d’aujourd’hui servant le même Dieu, attendant les mêmes récompenses, ne sont pas moins obligés de renoncer aux passions du siècle, de mortifier en eux les désirs déréglés {p. 195}du plaisir sensuel, d’éviter tous les objets qui peuvent blesser la pureté, ou les dissiper trop, que leurs yeux et leurs oreilles doivent être aussi chastes que leur langue à laquelle toutes les paroles folles et bouffonnes sont interditesEphes. 5.. Si l’Eglise n’exerce pas la sévérité de ses censures sur ceux qui vont à la comédie, parce que le nombre de ces coupables est trop grand, elle exclut les comédiens à la vie et à la mort de la participation des Sacrements s’ils ne promettent sincèrement de renoncer à ce métier infâme, on les passe à la table de la communion comme des pécheurs publics s’ils sont assez hardis que de s’y présenter. Nos rituels y sont formels, ils sont encore irréguliers pour les ordres sacrés, et la sépulture Ecclésiastique leur est déniée après leur mort, or si leur profession est illicite et reprouvée par les lois du Christianisme, en quelle conscience peut-on contribuer à les entretenir et les autoriser par sa présence ? Otez les auditeurs, vous ôterez les acteurs, c’est pour vous, dit saint Chrysostome, qu’un Chrétien se fait bouffon, et renonce par là à la dignité du nom qu’il porte, vous ne faites aucun scrupule de contribuer à faire {p. 196}vivre dans l’abondance, et même dans le luxe des gens qu’il faudrait laisser mourir de faim et qu’on devrait lapider, voudriez-vous que vos enfants ou quelqu’un de votre famille exerçât un art si honteux, ne les désavouerez-vous pas aussitôt ?

Mais supposé qu’il n’y ait rien dans les comédies qui puisse blesser l’innocence, exciter des images dangereuses, et réveiller les passions, supposé qu’il n’y ait rien dans les ajustements, cultu meretricio Prov. 7., la nudité, les gestes, les airs lascifs des comédiens et comédiennes qui soit contraire à la modestie, supposé que les personnes qui y assistent ne puissent inspirer l’esprit du monde et de la vanité qui éclate dans leur parure, leurs actions, et tout leur maintien extérieur, supposé que tout ce qui s’y passe, les vers tendres et passionnés, les habits, le marcher, les machines, les chants, les regards, les mouvements du corps, la symphonie, les intrigues amoureuses ; enfin que tout n’y soit pas plein de poison, et semé de pièges, vous devez pourtant vous abstenir d’y aller, (je parle toujours avec saint Chrysostome) car ce n’est pas à des Chrétiens à passer le temps {p. 197}dans la joie, aux Disciples d’un Dieu homme qui n’a jamais pris sur la terre le moindre divertissement, à qui le rire a été inconnu, qui a donné au contraire sa malédiction à ceux qui rient, que l’Athlète qui étant dans la lice tout prêt d’en venir aux mains avec son adversaire, quitte le soin de le combattre pour prêter l’oreille à des folies, le démon nous attaque et tourne de tous côtés pour nous dévorer, il n’y a rien qu’il ne tente pour surprendre, il grince des dents, il rugit, il jette feu et flamme, et vous vous arrêtez tranquillement à ouïr ces extravagances, pensez-vous que ce soit par là que vous le surmonterez ? C’est ici le temps de la guerre, et vous ne pensez qu’à danser et à vous réjouir, c’est ici le temps de veiller et se tenir sur ses gardes, c’est le temps de répandre des larmes sur les périls qui vous environnent, et sur la longueur de cet exil, il n’y a point de moment pour rire, cela n’appartient qu’au monde qui verra dans peu une étrange catastrophe.

Le temps ne permet pas de m’étendre sur les désordres et les inconvénients du bal, la plupart des raisons qui prescrivent l’un, condamnent l’autre, {p. 198}les danses sont aussi bien que les comédies un reste du paganisme, car les idolâtres croyaient rendre par là un grand honneur à leurs fausses divinités dans leurs fêtes solennelles. Les plus sages d’entre les Païens les ont traitées d’excès et de folie, ils n’ont souffert ces pernicieux passe-temps qu’à celles qui sont la corruption et la ruine des jeunes gens, non aux femmes pudiques, le S. Esprit les réprouve en divers endroits de l’Ecriture, et le seul massacre de S. Jean est suffisant pour en inspirer de l’horreur, car qui donna occasion à ce meurtre horrible, à ce crime l’un des plus énormes qui ait jamais été commis après l’attentat des Juifs sur la personne du Saint des Saints, ce fut la danse de la fille d’Hérodias, elle plut tellement à Hérode, que s’étant indiscrètement engagé avec serment de lui donner tout ce qu’elle voudrait, il crut ne lui pouvoir refuser la tête de Jean-Baptiste dans un bassin, ainsi la tête du précurseur du Messie, de l’ami de l’Epoux, du plus grand d’entre les enfants des hommes, fut le prix de quelques pas en cadence d’une baladine. Comment sortir innocent de ces assemblées profanes où Dieu est déshonoré, {p. 199}où le démon préside, où la raison entraînée par les sens devient incapable d’éclairer et de conduire la volonté, où la concupiscence sans mord et sans frein, ne voit rien qui ne l’irrite, où la modestie et la retenue devient un vice, ô combien de fois dans la suite ces réjouissances séculières ont-elles été changées en deuil par les événements les plus tragiques que produit le transport furieux de la jalousie. Là se forment des intrigues, des liaisons secrètes, d’où procèdent des mariages dont on a tout le loisir de se repentir, quelle licence effrénée ne s’y donnent pas les yeux, les oreilles, la langue, les mains, l’imagination. Et après cela le bal trouvera des partisans et des apologistes aussi bien que la comédie, on traitera de divertissement honnête, d’action indifférente, ce qui est la honte et l’opprobre du christianisme. Je pourrais mépriser de pareilles objections qui ne sont que des feuilles dont on s’efforce de couvrir sa nudité, mais la charité de Jésus-Christ nous oblige à ne rien négliger, et à dissiper tous les vains prétextes dont on se sert pour autoriser de pareils désordres. C’est à quoi j’ai {p. 200}destiné cette seconde partie de mon Discours.

II. Point. §

L’Homme ne se contente pas de pécher, il le veut faire tranquillement, il veut suivre ses passions sans être inquiété par des remords importuns, capables d’en empoisonner toute la douceur. Le pécheur le plus stupide a toujours des titres et des couleurs pour se maintenir dans la possession de ce qu’il aime, « il veut, dit saint Augustin, que ce soit la vérité », chaque passion fournit les siennes. L’amour de la comédie et du bal qui les favorisent presque toutes n’a garde de demeurer muet.

Parmi cette foule de méchantes raisons, je m’arrête aux principales, car il serait impossible de les rapporter toutes, on allègue que la comédie ou tragédie est une peinture, et une représentation fidèle d’une action, ou plutôt de quelque événement dans sa substance et dans ses circonstances, et qu’elle n’est différente de la lecture de l’histoire, que nul ne s’avisera de soutenir être défendue, qu’en ce qu’elle représente d’une manière vive animée, et pour ainsi dire personnelle, ce que l’autre ne raconte que comme {p. 201}passé, et d’une manière morte et sans action.

Je réponds que les choses morales ne se doivent pas ainsi considérer dans la pure spéculation, et d’une manière abstraite et métaphysique, mais telles qu’elles sont en effet, et avec toutes leurs circonstances. Regardez-donc la comédie non dans une idée chimérique qui n’a d’être que dans quelque livre de poétique, mais dans la pratique commune et dans la vérité. Sans donc examiner ici la vie d’un comédien, qu’est-ce qu’on va chercher dans la comédie ? Sinon un vain plaisir qui sera d’autant plus vif que la pièce tracera plus fidèlement le portrait de nos maladies secrètes, dont elle est l’attrait et la pâture, « plena, comme dit saint Augustin, fomitibus miseriarum mearum », j’avoue que l’histoire intéresse de même le lecteur dans les actions qu’elle représente, et qu’il est malaisé de lire la Romaine, sans détester les cruautés de Marius et de Sylla, la profonde dissimulation de Tibère, aimer la clémence d’Auguste, sans grossir le parti de Pompée contre César, mais quelle erreur de ne savoir pas distinguer entre l’art de décrire les méchantes {p. 202}actions pour en inspirer de l’horreur, et celui de peindre des passions tendres, agréables, délicates, d’une manière qui en fasse goûter le plaisir, ne doit-on pas avoir quelque honte de confondre deux choses si opposées ?

Mais ne voit-on pas que dans la conclusion de la pièce le vice est puni, la vertu récompensée, que dans le corps on y sème d’excellents sentiments et des maximes que la morale Chrétienne ne désavouerait pas qu’elle contribue à bannir les dérèglements et former les mœurs. Le dénouement se fait par un mariage qui n’a rien que d’honnête et de légitime.

Quoi donc n’y a-t-il plus de Dieu en Israël, qu’il faille avoir recours à Belzébuth et le consulter ? A quelle école envoie-t-on ici les enfants de l’Eglise, à la chaire de pestilence. La gloire de reformer le monde était réservée à ce nouvel Evangile, et sans doute il a fait de grands progrès, et il est capable d’en faire encore de jour en jour de plus grands, il a corrigé quelque affectation de langage, quelques façons bizarres et grotesque de s’habiller, en un mot les manières qui ont quelque chose de choquant et {p. 203}de ridicule, mais pour des vices réels, des dérèglements effectifs, ha ! Il n’est capable que de les fomenter, et les multiplier à l’infini.

Je ne disconviens pas que le théâtre n’étale quelques maximes assez passables, mais de combien d’erreurs et de faussetés sont-elles mêlées, combien de sentiments Païens et pis que Païens. Y considère-t-on jamais les crimes par opposition à la loi éternelle et à la sainteté de Dieu qui rend ceux qui les commettent dignes des flammes de l’enfer. Plusieurs excès qui excluent du Ciel y sont transformés en vertus, la passion de vengeance qui a si longtemps entretenu la fureur brutale des duels s’y voit non seulement justifiée, mais louée, la patience qui ferait souffrir une injure sans la repousser, serait traitée de lâcheté, de bassesse d’âme et d’infamie, des sentiments impies ou dénaturés qui ne seraient capables que d’inspirer de l’horreur s’ils étaient représentés tels qu’ils sont, produisent un effet tout contraire, et attirent l’affection plutôt que l’indignation par le tour ingénieux de l’auteur et par le moyen du fard dont il les peint. Les leçons de morale y sont {p. 204}d’ordinaire d’un froid à glacer l’auditeur, il ne se plaît que dans l’intrigue, qu’à voir surmonter par des personnes passionnées, l’une pour l’autre les divers obstacles qu’oppose la prudence de ceux qui ont autorité sur elles, dans les larmes qu’ils versent lorsqu’ils sont forcés de se séparer. Si la pièce se conclut par le mariage, elle n’en est pas pour cela moins dangereuse, car quoiqu’il soit bon et louable en soi, la concupiscence qui s’y trouve jointe est sans contredit une chose blâmable et déréglée, c’est le honteux effet du péché. Une source de corruption capable de nous infecter à tout moment, pourquoi donc remuer ces eaux bourbeuses, pourquoi exciter la flamme dans ce foyer ! Pourquoi lâcher cette bête furieuse, croyez-vous qu’il vous sera aussi facile d’éteindre ce feu que de l’allumer ? Et de remettre à l’attache cette bête féroce que de lui donner la liberté ? Reconnaît-elle l’Empire de la raison ? Si le mariage en sait bien user, s’ensuit-il qu’il la faille exciter ? La représentation d’un amour pudique et de celui qui ne l’est pas produisent à peu prés le même effet et excitent un pareil mouvement, le voile d’honnêteté {p. 205}dont le premier est couvert en laisse considérer la peinture avec moins de précaution, et par conséquent plus de danger.

Mais j’entends ici plusieurs personnes qui protestent qu’elles ne se sentent point émues à la comédie, et qu’elles n’ont jamais reçu aucune atteinte, aucune impression maligne de ces sortes d’images. J’avoue que tous n’en sont pas également susceptibles, l’âge et d’autres dispositions y mettent de la différence, mais tous sont enfants d’Adam, et ont hérité de lui une concupiscence malheureuse, toujours prête à s’enflammer, mais si vous n’êtes pas averti jusqu’ici du désordre de votre intérieur, voyez devant Dieu d’où en peut venir la cause, n’est-ce pas peut-être de ce que vous êtes toujours absent et fugitif de votre propre cœur, et que vous ne savez pas ce qui s’y passe, que vous êtes déjà esclave, et qu’un esclave ne combat plus ? Car on ne sent la force de cet ennemi indomptable à toute autre puissance qu’à la grâce, que lorsqu’on s’efforce de lui résister, vous ne sentez rien ! Hé ! Comment sentiriez-vous, puisque vous êtes toujours dans l’infection et l’ordure. Celui qui {p. 206}est tout gâté s’aperçoit-il qu’il se gâte ? Et lorsqu’on a une fois de l’eau par-dessus la tête, en ressent-on le poids, on ne devient pas méchant tout d’un coup, la corruption s’insinue insensiblement, et comme goutte à goutte, on n’en est pas moins submergé à la fin, le mal n’est pas encore déclaré, mais il est déjà dans les entrailles, il s’y amasse un levain qui produira dans peu la fièvre et la mort. Le démon se rendra bientôt maître du corps, de la place, après que vous lui aurez laissé prendre les dehors ; et que lui importe dans le fond par où il se rende maître de votre cœur, je veux que ce ne soit pas par la volupté, n'y a-t-il que cette seule passion qui soit excitée au théâtre, celles d’ambition et de vengeance ne le sont-elles pas également, il lui est assez indifférent que vous soyez voluptueux, vindicatif ou superbe, pourvu que vous deveniez sa conquête.

Mais si la comédie était quelque chose d’aussi mauvais qu’on nous le veut faire croire, la police ne la défendrait-elle pas ? La loi du Prince la permettrait-elle jamais ainsi qu’elle fait ?

Je réponds que saint Louis chassa les {p. 207}comédiens de ses Etats comme en étant la peste, si les meilleurs Princes n’en font pas de même, c’est qu’ils sont souvent obligés de tolérer divers abus pour en empêcher de plus grands, il ne faut pas croire que tout ce que souffre la police à cause de la dureté des cœurs soit licite, et que ce qu’elle est obligée d’épargner n’ait rien à craindre de l’arbitre suprême. Les Empereurs Chrétiens n’ont pu d’abord abolir l’usure et le divorce. Dieu était-il obligé pour cela de changer sa loi immuable, et de s’accommoder à l’avarice, ou à la bizarrerie des hommes. Elle subsiste cette loi sainte, et subsistera toujours pour briser tout ce qui ne voudra pas se soumettre à elle. Faites donc votre accord tandis qu’il en est temps avec ce pieux adversaire, de peur qu’il ne vous livre un jour sans retour à vos véritables ennemis, ministres de sa justice.

Mais Jésus-Christ a-t-il défendu la comédie dans l’Evangile ? Voit-on qu’il ait dit un seul mot contre les spectacles ? Pour ceux contre qui les Saints Pères de l’Eglise ont tant déclamé, c’est qu’ils étaient pleins d’obscénités et de représentations honteuses, {p. 208}on a eu soin dans ce siècle d’en purger le théâtre ; la vertu la plus austère n’a rien qui la fasse rougir, ni dont ses oreilles puissent être offensées ?

Répondons par ordre, que veulent donc dire ces paroles de Jésus-Christ, malheur à vous qui riez ? Que signifie sa vie pénitente et crucifiée qui est une censure encore plus forte, plus fulminante que celle des paroles ? Il faudra effacer des Epîtres Canoniques ces paroles de saint Jean, « n’aimez point le monde, ni tout ce qui est dans le monde, parce que ce n’est que concupiscence de la chair, concupiscence des yeux et orgueil de la vie », et de saint Paul, « ne vous conformez pas au siècle présent, mais reformez-vous sur l’homme nouveau »Rom. 12., n’en puis-je pas dire ce que le célèbre Gerson a dit de l’intempérance dans le manger et le boire, que si elle n’est pas condamnée par un précepte particulier, elle l’est par tout, parce qu’elle les viole tous, et ruine le décalogue entier.

Si on pouvait ainsi se prévaloir du silence de Jésus-Christ, on justifierait les combats sanglants des gladiateurs et quantité d’autres dérèglements qui régnaient alors dans le monde, et {p. 209}dont il parle aussi peu, sa mission était bornée au peuple Juif qui était demeuré dans sa première simplicité, et n’avait jamais été tenté d’imiter les Romains et les Grecs dans ces divertissements profanes, accoutumé dans son domestique à des plaisirs plus innocents et plus tranquilles, il ne leur enviait pas ces plaisirs aussi dangereux que tumultueux. Quelle honte à des Chrétiens d’être moins réglés en ce point que les Juifs, quoique notre justice doive de beaucoup surpasser la leur, et même que plusieurs peuples infidèles d’alors, et d’aujourd’hui.

Quant aux indécences et aux libertés de l’ancien théâtre contre lesquelles on ne trouve pas étrange que les Saints Pères se soient récriés, je dirai encore à notre confusion que les tragédies des anciens Païens surpassent les nôtres en gravité et en sagesse, ils n’introduisaient pas de femmes sur la Scène, croyant qu’un sexe consacré à la pudeur ne devait pas ainsi se livrer au public, et que c’était là une espèce de prostitution, j’avoue qu’il y avait souvent de l’idolâtrie mêlée et que leurs pièces comiques poussaient la licence jusqu’aux derniers excès, {p. 210}mais les nôtres sont-elles fort modestes, ce que vous appelez les farces n’a-t-il rien qui alarme les oreilles pudiques ? Il faudrait qu’on se fût étrangement aguerrie à la comédie pour l’oser dire. Si le grossier et le scandaleux est retranché des pièces sérieuses, ou s’il y est plus finement enveloppé, elles n’en sont que plus dangereuses, parce que le poison y est mieux déguisé, et que les personnes qui ont naturellement l’honneur en recommandation, ne s’en défiant pas, y ouvrent leur cœur sans résistance.

Examinez (le cas est assez important) les principes et les raisons de ces illustres Docteurs de l’Eglise, et voyez si elles ne portent pas autant sur les comédies d’à présent que sur celles de leurs temps, est-ce contre l’idolâtrie seule et les impudicités manifestes qu’ils tonnent le plus ? Ces choses portent leur condamnation avec elles, c’est contre cette dissipation, cette perte de temps prodigieuse, tout ce jeu de passions qui en produisent de pareilles, à ces larmes arrachées par leur vive image, cette impression contagieuse de nos maladies, ces parures, ces chants efféminés, ces {p. 211}yeux pleins d’adultères, cet enchantement du spectacle, cette agitation violente d’un cœur qui doit être le sanctuaire de sa paix, ces éclats de rire si peu convenables à des Chrétiens qui sont captifs sur le bord des fleuves de Babylone, et doivent attendre à tout moment la décision de leur sort éternel, en un mot tout cet amas de périls que les théâtres réunissent dont un seul est suffisant pour perdre une âme dans l’état de faiblesse où le péché de notre premier Père nous a réduits.

Je ne décide pas ici s’il y a péché mortel d’aller à la comédie, cela dépend de quantité de circonstances qu’il faudrait examiner, et qui nous mèneraient trop loin, ce qui est certain, c’est qu’il y a très grand péril, et que c’est une insigne imprudence de s’y exposer. Plus même les personnes qui y vont passent pour vertueuses et réglées, plus leur péché est grand à raison du scandale.

Mais quoi me dira-t-on en dernier lieu, peut-on prier sans cesse, et avoir toujours l’esprit tendu ? Ne faut-il pas lui accorder quelque relâche et quelque délassement ? Qui sont ceux qui proposent le plus communément une {p. 212}semblable objection ! Des gens qui n’ont proprement rien à faire depuis le matin jusqu’au soir, dont la vie est un cercle perpétuel de divertissement auxquels ils n’apportent d’autre interruption que celle qui est nécessaire pour éviter le dégoût, s’ils y tombent et si l’envie les saisit, c’est que nous ne sommes pas faits pour des biens frivoles et que nôtre cœur sera toujours dans l’agitation jusqu’à ce qu’il se repose pleinement en Dieu que son fond réclame sans cesse. Je dis à ces personnes, occupez-vous sérieusement, et sortez de cette vie molle qui suffit toute seule pour vous damner, quand vous n’y joindriez pas des crimes marqués, et des transgressions mortelles.

Pour ceux qui ont un besoin réel et effectif de quelque divertissement, qu’ils en cherchent de convenables à la profession Chrétienne et à leur état particulier, car comme le besoin que nous avons de nourriture pour réparer ce que la chaleur naturelle consume et ce qui dépérit à tout moment, ne nous donne pas droit d’user de quelque aliment qui aurait des qualités malignes, et qui ne manquerait pas d’altérer nôtre tempérament, parce {p. 213}qu’il produirait un effet contraire à la fin que nous nous proposons, aussi la nécessité prétendue de se divertir n’autorisera jamais ces pernicieux passe-temps qui causent plus de ravages dans une âme, qu’une viande empoisonnée dans un corps, divertissez-vous à la bonne heure, mais comme des Saints, vous regardant en la présence de Dieu, lui offrant vos recréations, et les rapportant à sa gloire. Or qui a jamais cru faire une action agréable à Dieu en assistant à la comédie ? Qui a osé la lui offrir et s’en promettre récompense, les lumières de la conscience des amateurs du monde ne sont pas éteintes jusqu’à ce point, ils se contenteraient bien de n’en être pas punis, or c’est un principe certain que Dieu sera un jour le juste vengeur de tout ce dont il n’est pas l’auteur, et qu’il n’approuvera que ce qui aura été entrepris par le mouvement de son Esprit, « quorum non est author, justus est ultor »S. Aug..

Voilà ce que la passion de la comédie objecte de plus fort pour sa justification, ce que j’y ai répliqué doit vous en faire sentir la faiblesse, et conclure avec moi que le théâtre {p. 214}est une source de désordres dont ceux qui ont soin de leur salut doivent s’éloigner, et s’ils sont chargés de celui des autres tels que les Pères de famille, le leur interdire absolument, que ceux qui n'ayant pas connu ces dangers y ont été quelquefois par le passé, prient le Seigneur de ne se point souvenir de leur ignorance, et que tous jurent aujourd’hui un divorce éternel avec toutes ces assemblées mondaines et profanes, dites, avec le Sage, « j’ai estimé le ris une erreur, et j’ai dit à la joie pourquoi me trompes-tu »Eccli. 2., n’allons pas ainsi affronter impudemment le démon dans le lieu de sa dépendance, la partie n’est pas égale, ne multiplions pas nos dangers sans nécessité, il n’y en a que trop à droite et à gauche, et partout où nous portions nos pas, pourquoi réveiller le feu caché sous la cendre, je veux dire exciter des passions endormies qui causeront peut-être une incendie horrible, et prétendre faire un pacte avec l’enfer. Hé ! Si vous êtes si avides et si affamés de spectacles, ils ne vous manqueront pas, le Psalmiste vous en présente de charmants, Seigneur vous avez fait une {p. 215}multitude de choses qui sont d’une magnificence admirable. Au lieu de considérer les frivoles merveilles des hommes, arrêtez-vous à celles de Dieu, contemplez-les, ce sont des miracles d’une sagesse toute divine dont la vue devrait causer un plaisir toujours nouveau, les livres sacrés vous en fournissant encore de beaucoup plus admirables. Qu’est-ce que tout l’effort de l’imagination des Poètes a pu jamais enfanter d’approchant, c’est là que vous verrez des villes prises, des combats singuliers, des batailles sanglantes, des renversements de Provinces et de Royaumes, de nouvelles Monarchies établies sur les débris des anciennes, des prodiges de valeur, tant de belles Scènes que Dieu lui-même a pour ainsi dire préparées, mais toute la conduite qu’il a tenue depuis le commencement du monde, n’est-ce pas une espèce de poème épique plein d’événements merveilleux, on y voit tout l’enfer déchaîné pour traverser et anéantir ses desseins adorables, le sacrifice d’une infinité de martyrs, des hérésies sans nombre, sorties du puits de l’abîme pour offusquer la lumière de la vérité, ses victoires, malgré {p. 216}l’oppression de ses défenseurs, tout se disposant aux noces de l’Agneau avec l’Eglise, qui se consommeront à la fin des siècles par leur union éternelle, et le spectacle lumineux de la vérité. Voilà qui est plus que capable de nous préserver de l’ennui, et de causer à notre cœur de douces émotions sans le laisser en proie à ces folies des folies, comme les appelle saint Augustin, « et non daretur turpis præda nugatilibus ».

Substituons donc ces objets sacrés aux profanes, ces chastes délices aux impures, rappelons dans notre mémoire les jugements que Dieu a exercéIV dans tous les siècles, soit en punissant les prévaricateurs de ses ordres, soit en récompensant ses fidèles serviteurs, et nous goûterons une consolation merveilleuse, parce que si la Cité de Babylone, mère des fornications de la terre semble prévaloir quelquefois contre Jérusalem la Cité sainte, ce n’est que pour augmenter l’éclat de leur couronne, et se voir condamnée elle-même à des supplices plus horribles avec tous ceux qui ont eu part à sa corruption. Quand vous aurez une fois goûté la suavité de cette {p. 217}manne céleste, loin de souhaiter de repaître vos sens de ces représentations pernicieuses qui vous avaient mis à deux doigts de votre ruine, vous vous écrierez avec le chantre RoyalPsal. 118., ils m’ont raconté leurs fables, mais qu’ont-elles de comparable à votre Loi ? Vos ordonnances pleines de justice, seront mes cantiques dans mon pèlerinage, elles ont en effet la force de charmer et d’enchanter d’une manière toute céleste, l’ennui de cet exil. Dieu ne manquera pas de répandre cette joie toute spirituelle en vos cœurs, si vous lui faites un généreux sacrifice des autres.

Y a-t-il à balancer, Chrétiens mes frères, et chercherez-vous encore de vaines excuses et des prétextes déplorables, le meilleur moyen de vous justifier est de fuir cette fournaise de Babylone, de vous éloigner des attraits de l’Egyptienne, et s’il est nécessaire, de quitter plutôt votre manteau, comme fit Joseph, pour vous tirer des mains de cette prostituée, qu’enfin tout ce qui est véritable et honnête, tout ce qui est saint et édifiant, tout ce qui est vertueux et louable dans le règlement des mœurs, soit l’entretien de vos penséesPhil. 4.. C’est ainsi que {p. 218}nous jouirons au-dedans de nous-mêmes d’une joie ineffable qui ne sera pas troublée par les remords de la conscience, et qu’ayant mené ici-bas une vie chaste et innocente, nous serons couronnés dans le Ciel.