Edme Boursault

1697

Lettre à Mme la Marquise de B.

Édition de Thomas Soury
2016
Source : Edme Boursault, Lettre à Mme la Marquise de B., in Lettres nouvelles de Monsieur Boursault. Accompagnées de fables, de remarques, de bons mots et d’autres particularitez aussi agréables qu’utiles, avec sept lettres amoureuses d’une dame à un cavalier, Paris, Veuve de Theodore Girard, 1697, p. 302-316
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

[FRONTISPICE] §

Lettres
nouvelles

De Monsieur Boursault.
Accompagnées de Fables, de Remar-
ques, de bons Mots et d’autres
Particularitez aussi agréables
qu’utiles.
Avec sept Lettres Amoureuses d’une
Dame à un Cavalier.


A PARIS
Chez la Veuve de Theodore Girard
Dans la Grande Salle du Palais, du côté
de la Salle Dauphine, à l'Envie.
M DC XCVII,
avec privilege du roy

{p. 302}

A MADAME LA MARQUISE DE B…

Sur l’Indigence du Théâtre. §

D’où vient, Madame, que vous me faites l’honneur de vous adresser à moi, pour vous gendarmer contre la Comédie ? Est-ce ma faute si Monsieur Racine se donne à des occupations plus sérieuses ; si Baron se retire ; et si Raisin meurt ? Rendez-moi ces trois hommes, inimitables chacun dans leur genre, et je vous garantis le Théâtre aussi florissant que jamais il ait été. Vous dîtes qu’on les remplace : est-ce une chose facile ; et dans quelque profession que ce soit, croyez-vous que les excellents hommes soient communs ? Pour moi, qui ne crois pas qu’un certain nombre de mots et une rime au bout, soient des Vers, je ne crois pas {p. 303}aussi que tous ceux qui parlent à la Comédie soient Comédiens : Pour bien faire des Vers il faut les savoir tourner comme fait Racine ; et pour être ce qu’on appelle des Comédiens, l’être comme Baron et Raisin. En un mot, Madame, pour avoir un plaisir parfait à la Comédie, il y faut de bonnes Pièces, et qu’elles soient bien représentées : et c’est ce que vous n’y trouvez plus. A vous dire vrai la jeunesse de la Champmeslé, la grâce de Baron, et les fréquentes nouveautés que donnait Racine faisaient un parfaitement bel effet sur le Théâtre. Je n’ai rien vu depuis dont on puisse faire une juste comparaison. Racine disait des choses, au lieu que ceux qui tâchent à l’imiter se contentent de dire des paroles ; et si quelques Pièces ont réussi, il y a eu plus de Constellation que de mérite. Remarquez, s’il vous plaît, Madame, que je ne vous parle que de votre temps. Si je remontais un peu plus haut, je trouverais Corneille et Molière qui sont au dessus de tous les éloges qu’on leur peut donner ; l’un à qui Racine aurait cédé pour le sérieux ; et l’autre à {p. 304}qui tout le Monde doit céder pour le Comique. J’ai assez d’estime pour leur Mémoire pour ne rien dire de plus : j’aime mieux laisser parler leurs Ouvrages. Je sais que ce n’est pas vous faire ma Cour de donner la préférence à Corneille sur Racine, et qu’étant son Amie comme vous l’êtes, il vous est aisé de croire ce que vous souhaiteriez qui fût : mais quelque déférence que j’aie pour vos sentiments, j’ai le malheur de ne pouvoir déguiser les miens ; et supposé entre eux une égalité de mérite, Corneille étant venu le premier, et ayant purgé le Théâtre de la Barbarie qui s’y était introduite, je crois que le premier Rang lui est légitimement dû. Non que je m’arrête à ces Parallèles que l’on fait courir, où la passion dérobe toujours quelque chose à la Justice : si Corneille trouve moins de Gens qui l’imitent que Racine, c’est peut-être qu’on s’y attache avec moins de soin ; et si j’avais l’Eloge de Racine à faire, les efforts que l’on fait pour l’imiter, ne serait pas le plus méchant endroit que j’y pûsse mettre. Pour revenir au Théâtre, je conviens avec {p. 305}vous qu’il a un peu dégéneré de ce qu’il était, et que dans toutes les Pièces nouvelles qui ont été faites depuis dix ans, il y a eu peu de nouveauté. Soit que les Sujets soient épuisés, ou que ceux que l’on traite fournissent de quoi tomber naturellement dans des Scènes qu’on a déja vues, il me semble que je ne vois rien qui n’ait du rapport à ce que j’ai vu : et je ne puis m’empêcher de dire à la gloire de Racine, que tout ce qu’il a fait a toujours été nouveau, et que loin de ressembler à qui que ce soit, il a été assez Maître de son Génie pour ne faire aucune Pièce où il ait voulu se ressembler lui-même. Quant à l’objection que vous me fîtes Samedi dernier, et que vous renouvellez dans la Lettre que vous m’avez fait la grâce de m’écrire, je n’ai autre chose à y répondre que ce que je pris la liberté de vous dire à Saint-Cloud. Toutes les fois que vous allez à la première Représentation d’une Pièce sérieuse, vous croyez, dites-vous, aller à Athènes ou à Rome : vous ne trouvez en votre chemin que Grecs et Romains, encore sont-ils tout défigurés {p. 306}depuis que Corneille et Racine ne les font plus parler. Il vous semble que les Auteurs qui ne peuvent faire tenir le même langage à leurs Héros, feraient mieux de les choisir dans un Pays où l’on ne les ait pas tant mis en œuvre ; et vous dites qu’un Grand-homme de notre France dont la Vie serait pleine de belles Actions, et qu’on ferait parler comme naturellement les honnêtes Gens y parlent, ferait pour le moins autant de plaisir à voir, que des Héros dont les Noms paraissent tout usés à force de les entendre répéter. Trouvez bon, Madame, que je vous guérisse d’une erreur que j’ai eue avant vous, et dont je ne fis abjuration qu’après en avoir fait pénitence. Je ne vois rien dans notre Langue de plus agréable que le petit Roman de la Princesse de Cléves : les Noms des Personnages qui le composent sont doux à l’oreille et faciles à mettre en Vers : l’intrigue intéresse le Lecteur depuis le commencement jusqu’à la fin ; et le cœur prend part à tous les événements qui succèdent l’un à l’autre. J’en fis une Pièce de Théâtre dont j’espérais un si grand succès, {p. 307}que c’était le fonds le plus liquide que j’eusse pour le paiement de mes Créanciers, qui tombèrent de leur haut quand ils apprirent la chute de mon Ouvrage. Faites-moy la grâce, Madame, de ne point trembler pour eux : je les satisfis l’Année suivante ; et comme la Princesse de Cléves n’avait paru que deux ou trois fois on s’en souvint si peu un an après que sous le nom de Germanicus elle eut un succès considérable. J’avais pris cependant toutes les précautions possibles pour faire réüssir la Princesse de Cléves ; et persuadé qu’il est dangereux d’exposer de trop grandes nouveautés, je croyais qu’un Prologue que je fis pour préparer les Auditeurs à ce qu’ils allaient voir me les rendrait favorables ; mais leurs oreilles ne purent s’accommoder de ce qu’elles n’avaient pas coutume d’entendre ; et le Prologue attira plus d’Applaudissements que la Pièce. Comme le Théâtre commençait déjà à montrer son indigence, et que la mort de Molière l’avait privé d’un Ornement qu’il ne recouvrera jamais, peut-être ne serez vous pas fâchée de voir un fragment de ce {p. 308}Prologue. Je feins que la Renommée rencontre Melpomène, la Muse de la Tragédie, qui rêve dans une Solitude, à qui elle dit :

LA RENOMMÉE.

« De quoi dans ces beaux lieux s’entretient Melpomène ?
Quel Ouvrage nouveau va briller sur la Scène ?
A quel grave sujet s’occupe son loisir ? »

MELPOMÈNE.

« Ah ! Déesse, autrefois j’en avais à choisir :
Et ta bruyante Voix, illustre Renommée,
A répandre ma gloire était lors animée.
Maintenant, je l’avoue, on ne voit rien de moi
Qui paraisse à mes yeux digne de ton emploi.
Le Théâtre Français où mes heureuses Veilles
Ont de tant d’Auditeurs enchanté les Oreilles ;
Tant de fois étalé des spectacles Pompeux ;
Et de mes Nourissons rendu les Noms fameux ;
Par sa stérilité me reproche la mienne,
Et n’a plus aujourd’hui d’Appui qui le soutienne. »

{p. 309}LA RENOMMÉE.

« Et quoi ! sous un Héros qui remet les beaux Arts
Dans un éclat plus grand que du Temps des Césars ;
Sous un Roi si puissant, si glorieux, si juste,
Dont la superbe Cour ternit celle d’Auguste ;
Sous un Roi qui sans cesse occupe mes cent Voix,
Et qui n’a point d’égaux, quoi qu’il soit tant de Rois ;
Est-il quelque Talent qui doive être inutile ?
Aux Muses dans son Louvre il accorde un Asile ;
De ces Filles du Ciel se déclare l’Appui ;
Veut que pendant son Règne elles règnent sous lui ;
Et par une bonté qui jamais ne le quitte
Du haut de sa Grandeur tend la Main au Mérite.
Sensible à ses Bienfaits, sors de cette langueur :
Redonne à ses plaisirs ta première vigueur ;
Et promets de ma part une gloire immortelle
A qui, pour ce Héros fera voir plus de zèle. »

MELPOMÈNE.

« Si le zèle suffit pour charmer ce grand Roi,
Qui pourra s’en flatter plus justement que moi ?
{p. 310}En est-il un pareil à celui qui m’anime ?
Apprends de ma langueur la cause légitime.
L’Histoire, où tant de fois pour remplir mes projets
J’ai trouvé de grands Noms, et pris d’heureux Sujets,
Comme Andromaque, Oédipe, Iphigenie, Horace,
Où chaque Passion parle avec tant de grâce :
L’Histoire, où des Héros les Exploits éclatants
Savent se garantir des Insultes du Temps,
Si souvent dépouillée en faveur de la Scène
N’offre plus à mes yeux d’Action qui surprenne.
On a vu par mes soins en Vers doux et pompeux
Ce que Rome et la Grèce ont eu de plus fameux :
Et j’ai même emprunté chez un Peuple Barbare
Un des beaux Ornements dont la Scène se pare :
Mais quoique Bajazet justifie un tel choix
Ce sont des libertés qu’on ne prend qu’une fois ;
Et de quelques Talents dont le Ciel m’ait pourvue
{p. 311}J’ignore en quel endroit je dois fixer ma Vue.
Toi, qui vois d’un même œil toutes les Nations,
Qui rends par tout justice aux grandes Actions,
Et tires de l’Oubli dont la Mort est suivie
Ceux de qui les Vertus ont signale la Vie :
Marque moi le Climat où je dois m’arrêter.
Vois, quel Illustre Nom tu veux ressusciter.
Parle. »

LA RENOMMÉE.

« Pour t’occuper n’est-il point de Grand homme
Si tu ne le choisis dans Athènes ou dans Rome ?
Et depuis si longtemps que la France a des Rois
Ne s’en trouve-t-il point qui mérite ton choix ?
Est-il de la Vertu de plus fameux Modèles ?
Trouves-tu chez les Grecs des Actions plus belles ?
Ou plûtôt dans la France un monstrueux Repas
A-t-il vu le Soleil retourner sur ses pas ?
Y voit-on une Fille, en proie à sa colère,
Faire passer son Char sur le Corps de son Père ;
Et d’un geste inhumain dans cet horrible Emploi,
Animer ses Chevaux qui reculaient d’effroi ?
{p. 312}A-t-on vu dans la France, au fort de sa misère,
Par un excès de Rage une barbare Mère
Aprés mille baisers et donnés et rendus,
Egorger son Enfant pour vivre un jour de plus ?
Ces crimes dont jadis a frémi la Nature
Ne souillèrent jamais une Terre si pure :
Si quelques Passions y règnent tour à tour,
C’est celle de la Gloire, et celle de l’Amour
Quitte la ruse Grecque, et la fierté Romaine,
Choisis quelque grand Nom sur les bords de la Seine.
Si ton but est d’instruire, où rencontreras-tu
Une plus éclatante et plus haute Vertu ?
C’est-là que tu verras un Héros véritable
Surpasser en Valeur ceux qu’inventa la Fable.
C’est-là qu’un jeune Aiglon qui n’a point de pareil
D’un regard assuré voit l’éclat du Soleil :
Montre une Ardeur pour luy, que rien ne peut éteindre ;
Et tout haut qu’il puisse être espère de l’atteindre. »

MELPOMÈNE.

« Je n’ai pas attendu le secours de ta Voix
{p. 313}Pour tourner tous mes Vœux du côté des François :
Mais me répondras-tu qu’on permette à ma Veine
D’étaler en public leurs grands Noms sur la Scène ?
Le Respect qu’on leur doit… »

LA RENOMMÉE.

« Leur en manqueras-tu
De faire à tout le Monde admirer leur Vertu !
Lorsque tu fis Cinna, ce Poème si juste,
Donnas-tu quelque atteinte à la gloire d’Auguste ?
Et Pompée au Théâtre est-il moins respecté
Que quand l’Aigle Romaine allait à son côté !
D’un scrupule si vain lève le faible obstacle.
Quand les Grecs autrefois se donnaient un spectacle,
Contents de leurs Vertus, trouvaient-ils à propos
D’aller chez leurs voisins emprunter des Héros ?
Quoi qu’on fasse de beau ; la lenteur de l’Histoire
Ne promet aux grands Noms qu’une tardive gloire ;
{p. 314}Au lieu que le Théâtre a des effets présents,
Plus connus en dix jours que l’Histoire en dix ans.
Retrouve en sa faveur une Plume pareille
A celle dont le Ciel fit présent à Corneille ;
Et pour lui faire un sort aussi beau que le sien
Prête lui ton secours, et réponds-lui du mien.
Comme j’ai de Racine assuré la Mémoire,
Et placé son Génie au Temple de la Gloire,
J’offre les mêmes soins aux esprits délicats
Qui dans la même Route iront d’un même pas.
Vois, qui tu veux choisir pour marcher sur leurs traces. »

MELPOMÈNE.

« Le Ciel à peu de Gens fait de pareilles grâces.
A peine en tout un Siècle en voit-on deux ou trois
Dignes de ton suffrage, et dignes de mon choix.
Depuis combien de temps la fidèle Thalie
Dans un Habit lugubre est-elle ensevelie,
Le front ceint de Cyprès, les yeux baignés de pleurs,
Sans qu’un autre Molière appaise ses douleurs ?
{p. 315}Dans les Siècles passés comme au Siècle où nous sommes
La Nature était lente à faire de Grands Hommes ;
Et l’aimable Thalie a longtemps à pleurer
Avant que son malheur se puisse réparer, etc. »

Voilà, Madame, tout ce que j’en ai retrouvé, et c’en est assez pour vous faire connaître combien je voyais de difficulté à mettre de pareils Noms sur le Théâtre. Quoique la Seine soit plus abondante, et roule une plus belle Eau que le Tibre, elle n’a pas tant de grace dans la Poésie ; et vous m’avouerez qu’Amiens, Abbeville, Rouen, Auxerre, Dijon et Grenoble n’ont rien de si héroïque que Rome, Albe, Carthage, Numante, Athènes et Corinthe. Pardon, Madame, si je vous mène si loin pour vous y laisser : deux de mes Amis, que vous n’aurez pas de peine à reconnaître quand vous saurez qu’ils me viennent prendre pour aller à Berny, m’arrachent la plume des mains ; et ne me {p. 316}laissent que la liberté de vous assurer qu’on ne peut être avec plus de respect que je le suis, Madame, votre très humble et très obéissant serviteur.