Jean-Baptiste-Louis Camel

1822

De l’influence des théâtres

Édition de Doranne Lecercle
2018
Source : Jean-Baptiste-Louis Camel, De l’influence des théâtres, Paris, Nouzou, 1822,
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

[EN-TETE] §

DE L’INFLUENCE
DES THEATRES
et particulierement
DES THEATRES SECONDAIRES
sur les moeurs du peuple

{p. 1}

[De l’influence des théâtres]I §

« Nourri dans le sérail, j’en connais les détours. »
Bajazet.

Les Théâtres, depuis ceux du premier ordre jusqu’aux tréteaux de la foire, (C’est ainsi que s’appelaient, il y a quarante ans, les entreprises Nicolet, Audinot et Sallé, privilégiésII, obligés d’avoir spectacle aux enclos, connus sous les noms d’Abbaye Saint-Germain, des Foires Saint-Laurent et Saint-Ovide.) ne sauraient être trop censurés, tant les actions dramatiques, qu’on y représente chaque jour, ont d’influence sur toutes les classes et particulièrement sur la plus nombreuse, qui vient y chercher le délassement de ses travaux, plaisir toujours moins coûteux que ces orgies, qui laissent après elles des suites fâcheuses, mais qui n’est pas non plus sans danger pour tous les âges, et surtout pour les esprits faciles à s’ouvrir aux pernicieuses impressions d’une morale, parfois voisine de la dépravation.

Le goût se perd, et tel qui pouvait prétendre à siéger un jour parmi les classiques de notre littérature, ne sera jamais qu’un histrion-spéculateur, sacrifiant sa gloire à des rétributions, et donnant, au moins une fois par mois, la preuve qu’en fait d’ouvrages mis au théâtre, la quantité {p. 2}l’emporte sur la qualité ; le plus mince vaudevilliste, qui compte quatre succès, n’a pas d’autre système.

Le goût du spectacle, que je suis loin de condamner, fait faire à la jeunesse le trajet de la maturité avec les bottes de l’Ogre du petit Poucet. Un enfant du Marais, au courant du répertoire ordinaire des Théâtres secondaires, n’est point embarrassé aujourd’hui pour raisonner, si l’on veut bien nommer raison les traits que sa mémoire lui fournit ; il y en a même qui n’ont pas d’autre éducation, et dont les parents s’applaudissent d’une intelligence, qui fait naître souvent dans la société des scènes comme Molière en a si bien tracé dans ses comédies des Précieuses ridicules et des Femmes savantes.

J’avais pour voisin un brave homme, qui jouissait dans le quartier d’une grande réputation, pour la réparation de la chaussure ; sa femme, son honnête et digne compagne, avait par jour dix ménages à faire, le mien était de ce nombre. Ce couple, heureux dans sa médiocrité, avait si sagement réglé l’emploi de son temps, que la politique était de l’hébreu pour lui. Trois choses avaient place dans la mémoire de ces bonnes gens : la première ascension de Charles et Robert, la prise de la Bastille et l’explosion de la poudrière de Grenelle. Un garçon et une fille, fruits de leur hymen, montrèrent, dès leur bas âge, un goût décidé pour le travail. Les parents épargnèrent donc les frais d’école, et trouvèrent plus économique de payer le petit entretien de leurs enfants avec la paye qu’ils apportaient régulièrement le samedi. Leur salaire augmenta avec leurs années ; ils ne savaient pas lire ! Mais la fille avait une mise fort au-dessus de son état ; le garçon figurait aux promenades, à s'y méprendre avec un laquais en bonne fortune. Deux ou trois représentations d’un spectacle bourgeois leur {p. 3}donnèrent le goût de la comédie ; les économies ne suffirent pas même pour satisfaire ce penchant, devenu chez eux une seconde nature ; puis, la retenue des quarts de jour perdus, pour ne point manquer une première représentation aux boulevards, ou bien au Vaudeville, fit avoir recours au mensonge, pour apaiser les parents, envers lesquels on gardait encore une sorte de réserve, dont on se promettait bien de s’affranchir à la première occasion. Elle ne se fit pas longtemps attendre.

La morale au gros sel de plusieurs vaudevilles avait bien séduit mes petits amateurs ; les refrains de la Marchande de goujons1 faisaient le charme de la journée, de la veillée et même de la route, pour aller du toit paternel à l’atelier et revenir après la retraite de l’atelier à ses lares. Le Chaperon2, mélodrame, avait ouvert l’imagination de la sœur, qui préféra bientôt les Maîtresses filles3 à Paméla4 ; et le frère, tout au Pâté d’anguille5, trouvait la Servante justifiée6 trop réservée dans sa conduite.

Les fortes émotions vinrent remplacer les effets d’une gaîté souvent licencieuse, et le mélodrame acheva de tourner la tête à ces pauvres enfants. Leur langage se forma de tout le répertoire du genre ; rien n’était plus comique que leur conversation. L’ouvrage, négligé par suite de ce malheureux goût, attirait souvent sur eux les réprimandes {p. 4}du maître, et ils ne manquaient jamais, chaque fois que cela arrivait, le fameux « dissimulons !»III. La jeune personne puisait toutes ses réponses dans les rôles d’une douzaine d’héroïnes, qui figurent depuis vingt ans aux boulevards, et qui disent à peu près la même chose.

La maison paternelle n’échappa point à ce ridicule ; ils ne virent plus que des tyrans dans les respectables auteurs de leurs jours, et s’imaginèrent, pour combler la mesure, que le hasard, ou un génie tutélaire, leur révélerait un jour une naissance illustre.

Des funambules, qui se permettaient de joindre à leurs exercices des scènes extraites des ouvrages courus, affublées d’un grand titre, vinrent s’installer sur le terrain occupé aujourd’hui par le château d’eau. Là, jadis vingt salles de spectacles s’élevaient en moins d’une heure sur cet emplacement, avec la permission du commissaire du quartier, qui n’avait point encore de loge dans chaque construction, qui consistait en une douzaine de perches et une cinquantaine d’aunes de toile ; un rideau, de même étoffe que l’habit du bouffon obligé, servait de portière à l’édifice dans lequel on était admis pour la bagatelle de deux sous.

Le lecteur ne trouvera pas mauvais que je place ici l’origine d’un pavage, sur deux lignes, qui figuraient encore sur cette partie du boulevard, quand on y éleva la belle fontaine que l’étranger admire en passant, mais qu’il regrette de ne point voir sur un plus vaste terrain.

Le Chevalier Dubois, colonel du guet, demeurait rue MêléeIV et avait une porte de sortie sur le boulevard, vis-à-vis le coin de celle de Lancry, le Tivoli de cette époque, tenu par le sieur Thoré, qui n’eut de rival pour ses feux que Lavarinière, si bien remplacé aujourd’hui par les {p. 5}deux Ruggieri. Le colonel avait fait choix de ce coin triangulaire du boulevard, qui longe la rue de Bondy et à l’extrémité duquel fut bâti le corps de garde qui existe au carrefour appelé porte du Temple, pour rassembler son régiment, distribuer les postes et passer une revue d’inspection. Afin de ne point s’égosiller à commander les manœuvres, il imagina le double rang de pavés, derrière lequel, au roulement d’usage, ces braves s’alignaient sans fatiguer les poumons de leur chef, qui rentrait chez lui après la parade ; et une heure après, d’autres parades assemblaient sur la même place les enfants, les oisifs et tout ce que Paris renferme de badauds de tous pays.

Ce fut donc parmi ces saltimbanque-funambules, bateleurs de tous les temps, que mes deux enfants distinguèrent une famille, qui sur leurs dispositions, n’hésita point à les admettre à leurs courses foraines. Ils traînaient leur misérable existence de ville en ville ; la sœur, victime d’un séducteur, finit sa vie vagabonde dans un hôpital, ouvert aux filles repentantes, et le frère en devint fou de chagrin ! Influence funeste ! voilà ton ouvrage ! Ce couple honnête pouvait un jour faire deux bons chefs de famille ! ils ont tout abandonné pour courir à leur perte.

J’ai vu le théâtre offrir un instant une école de vol et le peuple s’amuser à ces hideux tableaux. Je lui en veux moins qu’aux censeurs d’alors, qui permirent des représentations, amas dégoûtants de tout ce qu’on peut apprendre sous les guichets de Bicêtre et de la Force. Je veux parler d’une pantomime, jouée il y a une quinzaine d’années, sous le titre de la Famille savoyarde7. Rien {p. 6}de plus vrai que les personnages de ce tableau, mais en bonne police, il est des vérités sur lesquelles on doit tenir un éternel rideau et surtout au théâtre.

N’est-il point coupable, l’auteur qui se creuse l’imagination pour renchérir sur les vils moyens qui font l’âme des scènes de tripots ! Si je mets sur sa conscience la reproduction de celles déjà connues, ne doit-il point mourir de honte et de remords d’en avoir créé de nouvelles ? Je sais bien que son but fut de prémunir celui que la passion funeste du jeu entraîne dans une maison, que les quarante beaux esprits, qui siègent à une des extrémités du pont des ArtsV, devraient bien faire débaptiser pour l’honneur du corps, contre les appas dont les croupiers couvrent les coups dont ils vous assomment. Mais je ne crois point qu’il soit nécessaire d’assassiner un homme pour l’empêcher de retourner dans un coupe-gorge.

L’opéra intitulé : Un jour à Paris8 sera toujours un vilain tableau à mettre sous les yeux de la jeunesse. D’ailleurs, ces sortes d’épreuves réussissent-elles toujours ? Placez le vice devant une glace, il ne rougira pas. Croyez-vous aussi, n’en déplaise à l’ombre de Destouches, que le dénouement du Dissipateur efface entièrement l’odieux du caractère de Julie ? Non, si Cléon se fût enfermé chez lui après son désastre, il périssait ; et Julie, avec ses bonnes intentions, n’en serait pas moins cause de sa mort. Sur cent épreuves de ce genre, dans la société, on n’en voit pas deux réussir ; ce n’est qu’au théâtre, où il faut que la morale triomphe du vice, qu’on voit de ces guérisons, qui s’effectuent presque toujours aux dépens du naturel.

{p. 7}

J’en suis fâché pour le goût présent, mais je voudrais voir bannir de la scène tous les grands scélérats, qui portent avec eux le ridicule et l’épouvante. La dégoûtante conception du Vampire9 devait-elle être admise aux honneurs de la représentation ? La lecture de cet extravagant ouvrage avait assez fait peur aux petites filles, sans que l’acteur, par une vérité un peu plus ridicule que son personnage, leur ravit le sommeil pendant toute une lune. Sbogar10 et le Duc de Bourgogne11 ne rachètent point à mes yeux le mal qu’ils ont fait, par le bien qu’ils font ; et le personnage obligé de plusieurs ouvrages de l’Ambigu-Comique n’en est pas moins condamnable ; de l’intérêt à l’épouvante, la distance est grande ! L’effet théâtral, qu’on acquiert à ce prix, est souvent funeste dans ses suites ! Il peut semer dans la société le germe de la scélératesse, ou en affermir la résolution.

Qui me répondra que les grands coupables, dont nos lois ont fait justice, n’ont point aiguisé leurs poignards à cette école du crime ? Et voilà les ouvrages qui obtiennent cent représentations !… Nos sensations ressemblent à ces corps épuisés, qui ont besoin de forts stimulants pour agir. Le cri d’une victime expirante ne suffit pas même à nos âmes, faites depuis longtemps aux horreurs du genre. Le bruit de l’instrument du supplice s’est fait entendre12 !… Encore un pas vers la perfection, et l’on ne nous fera pas grâce de l’enterrement.

Les siècles futurs auront peine à croire à notre fol engouement. {p. 8}Des Français, diront-ils, ont pu s’amuser à de pareils spectacles ? Des échafauds s’élèvent sur les ruines du temple de Vénus pèlerine13 et de l’échoppe de Taconnet14 ? De noirs cyprès couvrent de leur lugubre ombrage la Rose et le bouton15 ? Des gémissements remplacent les chants joyeux de l’oiseau de Lubin16, et des incendies, des combats et des pillages se renouvellent chaque soir sur le terrain où la Vigne d’amour17 charmait jadis leurs pères… Pauvres gens ! plaignons-les, chaque siècle a ses erreurs.

J’entends un censeur moderne grommeler contre mes goûts et crier au scandale !… Eh ! bien, oui, monsieur le rigoriste, tous ces petits ouvrages de Quétant18 VIet du sieur de Debannoir19, sauf quelques gravelures, cadettes de celles qu’on applaudit journellement, valent mieux que les compilations alambiquées de messieurs tels et tels.

Je sais bien que les circonstances amènent au théâtre des innovations, qui ne sont pas toujours heureuses et qui offrent des contrastes, non moins comiques que les événements qu’ils retracent par leur exécution. Par exemple, Cambyse20 et Jeanne d’Arc21 étaient aussi déplacés, près de Colombine invisible22, que ne le sont plusieurs opéras, que je pourrais citer, près des chefs-d’œuvres de {p. 9}l’immortel Grétry. Le fameux Siège23, qui fit courir tout Paris chez Nicolet, avait un côté comique auquel il dut sa vogue ; et ses chevaux de carton, mannequins à bretelles, portés par leurs cavaliers, ont fait aussi longtemps pousser de rire, que les plus beaux élèves des deux Franconi intéresseront, partout où ils les montreront.

Les contrastes de nos scènes foraines remontent aux quatre fils Aymon24, où le premier appareil de supplice parut en opposition aux gracieux petits ouvrages de Gabiot25. Comminge26, l’Autodafé27, Dorothée28, se partagèrent longtemps, avec le petit Arlequin29, l’honneur d’amuser les amateurs du beau talent de Julie Diancourt30, que les Queriau31 et autres mimes fameuses ne feront jamais oublier.

C’est en foire surtout que ces contrastes étaient plus sensibles. Dans les derniers spectacles de celle dite Saint-Germain, les trois pièces qui figuraient le plus souvent ensemble sur l’affiche (mais beaucoup moins souvent que la Petite Sœur, le Mariage Enfantin, le Comédien d’Étampes, sur celle du Gymnase), étaient d’abord : ce bon Roi, dont le règne exemplaire lui valut le surnom de père {p. 10}du peuple32, qui faisait applaudir à ses vertus, précédé ou suivi de Cartouche33, et des Amours de Montmartre34.

La révolution, en abolissant l’obligation où les trois privilégiés étaient d’exploiter les foires qu’elle supprimait, a porté un coup terrible aux théâtres du premier ordre. Le répertoire Français fut un instant livré aux interprètes de Jeannot35 et de Pierre Bagnolet36. Le respectable archevêque de Cambrai fut tout étonné de se rencontrer avec Hypermnestre37 sur le tremplin du petit Diable38, où l’acteur Ribié39, charbonnier, prélat et savetier faisait les délices du quartier.

Comme on se lasse de tout, et surtout aux Boulevards, les ouvrages exotiques disparurent, et la pantomime dialoguée prit naissance. Le Sérail à l’Encan40, la Vierge du Soleil41 et le Château du Diable42, sont je crois les trois premiers enfants de cette bâtarde43, qui accoucha quelques années après de deux enfants, l’un avoué par {p. 11}le malheur, et l’autre par le bonheur44, et d’un Diable et d’une Bohémienne45, qui furent à leur tour, avec une certaine Marguerite46, servante chez un moine, les pères et mères du tendre comique, pathétique ou cruel, quelquefois même féroce ; mélodrame de nom, tragédie en prose avec toutes licences.

Dès lors, plus de bornes à l’imagination, le théâtre Allemand et le théâtre Anglais étalèrent à Paris toutes les beautés des deux langues, arrangées pour des oreilles plus délicates, et les yeux s’accoutumèrent par degré aux incidents forcés, aux situations effrayantes ! fruits d’un débordement complet de tout ce que le pathos le mieux conditionné peut engendrer dans un cerveau tourmenté du démon d’écrire.

Je vais paraître exagéré dans mes remarques, mais j’en appelle au plus savant observateur. Avant l’introduction des productions étrangères sur la scène Française, un assassinat, un rapt, un suicide, quinze jours occupaient tout Paris…. Que l’un de ces crimes se commettent aujourd’hui ? les voisins en parleront trois jours, mais les trois quarts du quartier n’en auront pas même connaissance. L’habitude de voir reproduire sans cesse des événements de ce genre, rend presque insensible sur les nouveaux.

Autre exemple de l’influence de ces sortes d’ouvrages.

Les différends d’atelier ne se vident plus que l’épée ou le pistolet à la main. Pour la moindre chose, un apprenti {p. 12}provoque un chef de travaux ; on ne voit guère plus que dans les carrefours et dans les halles, de ces combats fameux ! le pugilat Français n’existe plus que pour la dernière des classes ; le plus petit membre de la plus chétive corporation rougirait à présent de briller dans un Gymnase de faubourg. Les faits d’armes, reproduits sans cesse aux yeux de cette classe turbulente, ont apporté dans leurs vengeances quelque chose de chevaleresque.

Levez-vous de bonne heure, allez assister au lever du soleil, en dirigeant votre promenade le long de ces boulevards qui bordent les murs de Paris ; chaque groupe d’hommes que vous verrez sortir des barrières, au nombre de quatre ou de six, redingotes croisées, l’air occupé, marchant deux à deux, et cherchant à éviter tous regards indiscrets, affaires d’honneur ! souvent pour des riens ; mais beaucoup de nos jeunes gens se croiraient perdus de réputation, si deux ou trois aventures de ce genre ne donnaient à leurs vingt ans une malheureuse célébrité, qui fait d’un étourdi, que l’âge pouvait ramener, un mauvais sujet consommé.

Médiateur dans une querelle d’enfants pour de pures vétilles, le plus jeune me répondit avec la gravité du Cid : on ne transige point avec l’honneur ! Une place prise à la représentation de l’Orphelin Soldat47, composait le grief ; mon Rodrigue ne voulut pas faire moins que l’un des personnages de ce mélodrame, il perça le bras de son adversaire, mais en lui portant le coup, son œil rencontra la pointe de son antagoniste et s’éteignit pour toujours. En prodiguant des secours aux deux blessés, je voulus, par de {p. 13}bonnes raisons, les remettre dans la bonne voie, je pris pour texte de mon sermon les bravades et leurs suites… L’esprit de Bossuet et de Fléchier revivait dans mon éloquente péroraison. Tout en appliquant le premier appareil, je m’applaudissais d’une conversion dont personne n’eût douté… Brave homme ! me dit mon borgne, en m’interrompant avec un sourire digne d’un Spartiate défendant un reste de vie : vous n’entendez rien aux affaires ; nous avons satisfait à l’honneur, nous emportons tous deux un certificat de bravoure ! Nous vous remercions de votre obligeance ; un jour, si vous avez une injure à laver, comptez sur nous au premier appel ; en route, voilà notre adresse, au revoir.

Qu’on se figure mon étonnement, s’il est possible. Mes deux champions étaient déjà rentrés dans Paris, je n’avais pas même jeté les yeux sur la carte que le jeune homme m’avait glissée dans la main, en me laissant à ma place, livré aux plus philosophiques des réflexions sur les effets, les causes et les suites de ce qu’on veut bien nommer le point d’honneur.

Je serais resté longtemps dans le même état, si le besoin n’eut chargé quelques coliques d’estomac de m’avertir que j’étais sorti à jeun. Je m’achemine vers un traiteur dont le ton de maison, que j’avais remarqué plusieurs fois en passant, m’avait plu au premier coup d’œil. J’étais à peine installé dans un joli cabinet, dont la vue donnait sur le boulevard Neuf, que je vis une voiture s’arrêter devant la porte et en descendre une jeune élégante, accompagnée par un gros monsieur, que je remis pour l’avoir vu souvent à la Bourse, surtout quand il y a ce qu’en jargon du lieu on nomme un coup à faire. Un désir bien pardonnable me fit approcher des vitres, à l’instant même où la {p. 14}jeune personne regardait si la passe de son chapeauVII n’était pas déformée. Quel est mon étonnement de reconnaître dans celle, que je prenais tout au moins pour la femme d’un agent de change ou du plus en réputation des courtiers du commerce, ma blanchisseuse ! que j’avais vainement attendu la veille. Parbleu, me dis-je, en dépêchant ma côtelette et mon carafon, voilà une plaisante métamorphose ! et mon crayon de dater sur mes notes une rencontre aussi imprévue. Le hasard fit qu’à travers la cloison, qui me séparait de la pièce voisine, j’entendis la conversation suivante, entrecoupée de beaucoup de choses étrangères à mon sujet et que, par amour pour les mœurs, je m’abstiendrai de rapporter ici : eh ! bien, mon enfant, deviens-tu plus raisonnable ? tes principes s’humaniseront-ils bientôt ? n’es-tu pas assez convaincue que le luxe et les plaisirs du grand monde sont mille fois préférables à ton état ? tes jolies mains sont-elles faites pour porter des fers, remuer des baquets et se déformer dans des eaux mordantes ? Non, belle des belles ! tu dois donner des chaînes à l’esclave de tes charmes ! ta seule occupation doit être de compter les dons que je prétends te faire, et ce n’est que dans une coupe d’or que tes doigts de rose doivent en prodiguer l’essence ! — Mes scrupules sont à moitié vaincus, le ballet de Clari48 m’a fait faire d’utiles réflexions. — « Tu me fais frémir, mon ange ! ne vas-tu pas comme cette petite bégueule…  »— « Fi donc ! ces retours sentent le village d’une lieue ; je connais beaucoup de grandes dames qui ont commencé comme Clari, mais qui se gardent bien de finir comme elle. » Le pas est fait, ma mère est pauvre ; si elle {p. 15}veut être raisonnable et prendre bien la chose, j’aurai soin de sa vieillesse, autrement…. Le garçon vînt servir, mon séducteur, que je prie mes lecteurs de ne point confondre avec celui du marquis de Bièvre, sortit de sa poche le Miroir du jour ; la belle y jeta l’œil et se prononça pour Manon Lescaut49, qu’on représentait le soir à la Gaîté et pour laquelle elle avait une affection particulière. Je payai ma dépense et, en continuant ma promenade, je brochai un commentaire additionnel à mes recherches de l’influence des spectacles sur les mœurs du peuple.

Arrivé à la barrière de Belleville, deux jeunes gens, dont l’un sortait du faubourg du Temple et l’autre descendait la chaussée de la Courtille, s’abordèrent en ces termes : « viens donc, Pierre, la répétition est arrêtée pour toi ; j’allais voir si nous pouvions afficher. » — « Me v’là, mais permets que j’respire un peu… j’avais des souliers à r’porter à des pratiques qu’on n’ trouve que l’ dimanche, ça m’a r’tardé d’une heure ; je n’ suis que d’ la septième scène, avec le quart d’heure de grâce, je n’ la gobe qu’ d’une demi-heure. » J’avais ralenti le pas au mot répétition, je croyais d’abord qu’il s’agissait d’un exercice de Lycée ; mais la mise et la suite du dialogue de mes champions, fixèrent mes idées sur eux. Poussé par mon naturel curieux, je les suivis. Non loin de là, ils entrèrent dans un café. Ma foi, me dis-je, soutenons la gageure, je viens de bien déjeuner ; un petit verre, ce sera de l’extra… mais va pour le petit verre, je me serai contenté à bon marché. J’entre donc. Dans le renfoncement d’une boutique sans faste, j’entrevis une élévation, décorée de papier tenture {p. 16}et dont la superficie n’offrait à l’œil qu’une table de dix ou douze couverts, sur laquelle gesticulaient cinq à six personnes d’assez piètre mine. Je compris, au bout d’un quart d’heure de la plus forte application, que l’on répétait un vaudeville. Est-il possible, grommelai-je tout bas entre mes dents, que de pareils bourreaux trouvent des spectateurs ? Les oreilles déchirées par la voix rauque des hommes, par les sons criards des femmes, et par les mutilations sans nombre de la grammaire et du sens commun, inhumainement outragés par tous ! Je pris ma canne et mon chapeau, et je sortis de ce trou perfide, où des cannibales dramatiques se permettent, avec permission du maire de la commune, d’écorcher, deux fois la semaine, d’aimables productions, qui perdent tout en passant par la bouche de ces cuistres, qui s’arrogent effrontément le nom d’artistes.

Je me trouvai encore arrêté à la barrière du Roule par une affiche de spectacle extra-muros, dont la prétentieuse composition ouvrit un vaste champ à mon esprit observateur. Les trois pièces annoncées me firent croire d’abord que, par un excès de zèle et pour compenser l’oubli que je remarque souvent dans plusieurs quartiers de Paris, l’afficheur avait favorisé le Gymnase, en placardant ses annonces dans la petite banlieue. Trois de ses ouvrages favoris formaient le spectacle. Je tire mon calepin, et je me disposais à écrire au crayon, au bas de l’affiche, une réflexion qui n’eût peut-être pas été du goût de tout le monde, quand je fus accosté par un monsieur dont les raisonnements me désarmèrent, et convaincu qu’il faut chez un grand peuple des plaisirs à tous prix ! Je remerciai mon habitué du spectacle de la barrière du Roule, de m’avoir mis au courant sur le jeu de celui-ci, les intrigues de celle-là, la prétention de cet autre, les petites querelles d’amour-propre {p. 17}de tous…. Je m’éloignai en déplorant les suites d’une manie qui ne peut que devenir funeste aux familles, aux manufactures, en fortifiant dans la classe ouvrière un goût innocent dans son principe, instructif même pour ceux qui savent en mettre à profit la morale, mais qui finira par élever dans chaque faubourg des temples à la paresse et à la dépravation, si l’autorité ne se hâte d’arrêter ce torrent destructeur, qui menace d’entraîner dans son cours l’espérance de l’industrie nationale, le palladium, des saines doctrines, et jusqu’au moindre germe de toutes les vertus sociales.

Tout en exhalant ma mauvaise humeur contre cette fureur dramatique, qui menace de transformer en théâtres les cafés et les cabarets de notre bonne ville, j’arrive à la barrière des Bons-Hommes. La marche, le grand air, m’avertissent qu’il y avait longtemps que j’avais déjeuné. Je cherche sur les murs du bureau des déclarations si une officieuse affiche ne m’indiquerait point dans le voisinage un modeste restaurateur ; jugez de mon étonnement en apercevant, entre une récompense honnête et une consultation… dont la nature ne revient pas à ma mémoire, mais je crois bien qu’il ne s’agissait point du droit, encore une affiche de spectacle ! Théâtre du Ranelagh : quoi, m’écriai-je, en lisant l’annonce, une tragédie et une comédie ? Thalie et Melpomène exposées aux mauvaises rencontres qu’on peut faire en courant les bois à la belle étoile ! Passe encore pour le petit Vaudeville, ce malin enfant se fourre partout ; son galoubetVIII, son tambourin, sont plus propres à réveiller les Hamadryades du bois de Boulogne, que les convulsions et les fadeurs des deux sœurs du dieu de la lyreIX ; et je suis certain que les échos de {p. 18}Longchamps et de la Muette rediront plutôt ces gais flons flons, que les plus beaux hémistiches que le bon goût à juste titre applaudit à la rue de Richelieu et au faubourg Saint-Germain. Malgré mon appétit violent, je me hâtai de gagner l’autre rive, en frémissant de trouver encore un spectacle à la plaine de Grenelle, ou à Vaugirard, où j’arrivai moitié mort de faim, d’humeur et de fatigue.

Une enseigne superbe ! c’est encore une manie du siècle, frappe ma vue ; parbleu, me dis-je, voilà de quoi faire venir l’eau à la bouche d’un gastronome qui cherche l’appétit, à plus forte raison d’un homme pour qui tout est bon, car il n’est, comme on dit : chair que d’appétit. J’entre donc sur la foi de l’enseigne ; un nouveau sujet d’affliction m’attendait dans cette maudite taverne. J’avais compté sans mon hôte, c’était un jour ordinaire : après le dimanche et lundi, me dit le chef, comme nous n’attendons personne, on ne prépare rien. Après m’être assuré qu’il n’y avait rien de mieux dans le voisinage, je m’armai d’un courage dont je ne me croyais vraiment pas capable, et je fis tomber tout le poids de ma vorace colère sur un morceau de viande qui voyait le feu pour la troisième fois, et dont il fallut se contenter, faute d’autre chose, mais non sans maudire ces pompeuses enseignes, qui promettent tout et ne tiennent rien, comme la plupart des ouvrages de nos jours, demandez plutôt à…. Lazarille50.

J’expédiai mon morceau avec un héroïsme digne du célèbre Ragotin en voyage, à l’exception du pourpoint doublé d’affiches, et des croûtes de pain, détrempées dans une {p. 19}fontaine. Un petit vin, plus vert que la couleur de l’espérance, et que le propriétaire m’assura être d’un coteau estimé de Meudon, accompagna, non sans quelques grimaces au passage, l’unique plat qui fut à la fois l’entrée, le rôt, l’entremet et le dessert. Je l’avouerai, j’ai souvent mangé à la table des grands, mais jamais d’aussi bon cœur ; le proverbe qui dit : faites de nécessité vertu, n’est pas exact ; j’aimerais mieux, répugnance et scrupule cèdent à la nécessité. Pénétré de ce grand principe, et tout en brodant sur ce sujet, j’arrive à ce boulevard qu’on a nommé, je ne sais pourquoi, Montparnasse. Je cherchai en vain ce qui pouvait justifier ce titre pompeux ! un ruisseau bourbeux qui, à coup sûr, n’a pu être pris pour l’Hypocrène, une espèce de promontoire pierreux ne peut figurer l’Hélicon. Les personnages qu’on y rencontre sont loin de ressembler aux Muses, et la monture des doctes Sœurs se cache bien, où l’espèce en est fort dégénérée… et s’est multipliée à l’infini.

L’esprit occupé de ce mont, que la fiction des poètes du premier âge a consacré au génie de tous les temps, je repassais dans ma mémoire tous les grands hommes que la reconnaissance des siècles a placés sur la double colline. Je fus arraché à cette idéale félicité par les sons discords d’une trompette d’empirique, qui assemblait les passants autour d’un cabriolet, dans lequel figuraient une jeune femme, couverte de plumes et de diamants, un jeune homme, portant l’habit d’officier de santé (sans épée), et un mauvais bouffon qui, par de misérables lazzis et des fanfares, plus fausses que les grandes protestations de certains amis… servait seul d’orchestre et de valet à cet Esculape de carrefours.

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Eh ! quoi, soupirai-je tout bas, des charlatans au Montparnasse ! Midas, affublé de la perruque de Boileau, présiderait-il aux réputations ? Comment, dans un siècle où les lumières se propagent ; où le gaz éclaire des établissements publics, le bout de l’oreille ne divulgue point la fourberie ! La sottise et ses sœurs usurpent la place du génie… J’allais continuer sur ce ton, quand la réflexion vint me calmer ; je vis bien que le Montparnasse, de nos jours, ne ressemblait que de nom aux routes fleuries du Permesse, et je ne m’étonnai plus d’y voir figurer des charlatans.

Je n’avais pas fait trente pas, qu’une bonne d’enfants vint me prier de lui dire ce qu’on donnait le soir même au spectacle, dont elle m’indiqua l’affiche. « Comment ! un théâtre dans ce quartier perdu, m’écriai-je ? » — « Sans doute, monsieur, pourquoi pas ? L’ plaisir est une marchandise qu’on doit mettre à la portée d’ tout l’ monde ; Montrouge et les Gobelins viennent ici, jouir à peu d’ frais, d’ tout c’ que Paris a d’ mieux. » En effet, je lus trois titres favoris des Variétés, du Vaudeville et du Gymnase ; un sourire de satisfaction m’instruisit du motif du curieux empressement de la petite bonne, et le nom d’un certain acteur que je nommai et qui la fit rougir en passant, me confirma que la jeune personne ne s’était pas seulement occupée de la garde des enfants confiés à ses soins, et que les coulisses du Montparnasse recelaient son heureux vainqueur.

Nouvelle matière à réflexion : voilà, me dis-je encore, un effet de la maudite influence ! cette jeune fille était appelée à d’honnêtes fonctions ; un démon, jaloux de sa perte, est venu placer un théâtre sur une route du cercle de ses devoirs ; {p. 21}moitié faiblesse, moitié séduction, la pauvre enfant vole à sa ruine.

Malgré la résolution où j’étais, en partant le matin, de faire le tour de Paris, je bornai là ma promenade extra-muros ; et dans la crainte de trouver encore un spectacle à la barrière d’Aulnay51, des masques de douleur sur des visages hypocrites, de longs habits de deuil sur des corps gonflés de joie, rien que de l’ostentation dans les derniers honneurs !… je rentrai par l’avenue de l’Hôpital, et longeant les boulevards Bourdon, St.-Antoine et du Pont-aux-choux, je me retrouvai encore poursuivi par le démon qui, malgré mes dents, m’offre un théâtre à chaque pas ; devant un bâtiment neuf, désigné sous le nom de Panorama dramatique, situé à l’entrée du cours du Temple, en arrivant par celui des Filles du Calvaire. Installé vis-à-vis, à la porte d’un modeste cabinet littéraire, je considérais la façade de ce nouveau spectacle ; les armes de France, qui figurent dans le chapiteau, attiraient mes regards. Oh ! oh ! me dis-je à part moi, voilà un nouvel établissement sous une bonne protection. Je lis sur une brochure : monsieur Boulevard52, prologue d’ouverture du Panorama dramatique ; parbleu ! pour mon sou, je vais être au courant, et je m’applaudissais de pouvoir à peu de frais, en me délassant, me mettre à portée de pouvoir raisonner sur cette entreprise.

Ce que je trouvai de plus original dans l’ouvrage de messieurs du Marais, c’est l’idée d’avoir mis le diable en {p. 22}scène, et surtout le diable boiteux, car il fallait vraiment avoir le diable au corps, pour fonder de grandes espérances sur un genre aussi restreint. Ce protecteur infernal n’avait plus rien de l’esprit de Lesage ; j’ai vu seulement qu’il avait continué ses excursions nocturnes sur les cheminées de notre capitale, car son jargon se trouve juste à la hauteur du jour ; on ne parle pas mieux, partout où le prétendu bon ton tient ses séances ; j’aurais autant aimé son ancien langage ; mais, de nos jours, le sens commun est une victime immolée à la mode, et l’esprit d’autrefois est presque un ridicule aujourd’hui. Jamais, je crois, les réputations n’ont été à si bon compte.

Mais pourquoi cette gêne dans les personnages d’une action représentée sur cette scène ? Pourquoi ne jouit-elle pas des mêmes privilèges accordés à sa voisine la Gaîté, à son voisin l’Ambigu ? Est-ce parce qu’il est venu après eux ?… Mais le Gymnase ne l’a pas devancé de beaucoup, il a toute latitude ; et si les anciens privilégiés du boulevard doivent se plaindre tout bas du dernier arrivé, de quel œil l’Opéra Comique doit-il voir son cadet lever fièrement la crête au boulevard de Bonne-Nouvelle ? Je sais bien que deux vers de la MétromanieX, dans la bouche de Damis, scène septième du troisième acte, sont un argument sans réplique, qu’on peut opposer à mes réflexions ; mais il n’est qu’heur et bonheur dans ce monde ! et jusqu’à présent, tout semble faire croire que le petit grec, a trouvé l’un et l’autre.

Je m’étonne que sous un gouvernement paternel, il existe une préférence aussi préjudiciable aux intérêts d’un spectacle, qu’il fallait ne pas laisser ouvrir, ou le laisser jouir des prérogatives accordées à ses aînés. Un habitué {p. 23}m’a depuis assuré, qu’à la vérité, monsieur Boulevard sautait à pieds joints par-dessus la permission ; l’autorité, ce me semble, eût mieux fait de la lui donner sans restriction. Le rideau de gaze des Délassements et les acteurs de bois des Beaujolais531 n’empêchèrent point les administrations de leur temps de prospérer ; et ces deux petites entreprises devinrent, malgré les entraves, une véritable pépinière, où les grandes firent des acquisitions précieuses en tous genres. Je ne prétends point dire que le Panorama dramatique actuel puisse offrir des ressources aux théâtres d’un ordre supérieur ; mais plus tard, quand le goût et les connaissances auront présidé au choix des acteurs, à la réception des ouvrages, à la mise en scène et surtout à la bonne administration, sans laquelle il n’est point d’ensemble, nul doute que ce petit spectacle ne devienne une succursale des grands.

Le lorgnon braqué sur la même ligne, deux transparents m’offrirent l’acrobate Saqui54, occupant le bâtiment du privilégié Sallé55 qui, je ne sais pourquoi, n’inspire pas à ses héritiers l’idée de réclamer un droit incontestable, et les Funambules56, genre de spectacle, partagé entre la danse de corde et la pantomime. C’est dans ce dernier, que se montent les arlequinades, expulsées {p. 24}de chez Nicolet, et sans feu ni lieu, depuis l’incendie de Lazari57, bergamiste célèbre, aussi léger dans ses métamorphoses, qu’improvisateur comique et spirituel dans ses canevas, genre de pièces non écrites, dont il fit longtemps la vogue.

Près de là, et vis-à-vis un jeu de paume, décoré jadis des armes d’un fils de France, où je jugeai plus d’un coup dans ma jeunesse, je vis un nouveau bâtiment, pour moi du moins, qu’on me dit être les anciens grands Danseurs du Roi58 qui, sous le titre de la Gaîté, titre qui n’engage à rien, ont enterré dans le coffre d’Arlequin mort et vivant59 les farces qui les soutinrent, pour singer, dans d’extravagantes actions, étayées d’une belle décoration, qui fait souvent tout le mérite de ce qu’on veut bien appeler un ouvrage, les premiers talents de notre scène tragique.

Je comparai cet extérieur, qui pourtant ne fait pas grand honneur à son architecte, à l’ancienne façade. Je me souviens encore, qu’à la place du bandeau qui couronne les arceaux des croisées du foyer public, existait une mansarde, où vécut et mourut le privilégié, l’estimable père de la directrice actuelle de ce théâtre. Ses jeux de nuit60, jadis amusèrent la ville et encore plus la {p. 25}cour ; plus corrompus, mais plus susceptibles que nos pères, nous crierions au scandale si, de nos jours, on tolérait de telles licences ; et nous avons des académies clandestines, dans lesquelles on s’expose journellement à de plus grands dangers qu’aux représentations de nuit de l’après-souper de l’Hôtel Soissons61, du Dîner des dupes62, de la Matinée du comédien63, et de l’Ane et le procureur64.

J’arrive à l’Ambigu, que je reconnais parfaitement ; sa façade a résisté aux outrages du temps, et brille même encore près d’une moderne. Je m’informe à un homme raisonnable, qui en sortait, sa contremarque à la main, si le rideau portait encore la légende : Sicut infantes audinos.XI — « D’où venez-vous ? » me répondit-il. « Cette légende modeste convenait autrefois ; Michot, Damas, Varenne, Julie et les deux Tabraise étaient le noyau de cette troupe, que le père du Tonnelier65, sous la protection d’un prince66, gouvernait avec un talent que, pour les progrès de l’art, Thalie devait éterniser comme le feu sacré de Vesta ! La prétention a chassé le naturel, pris dans toutes ses acceptions. Paris sauvé67, le Manteau68 et l’Artisan philosophe69, ouvrages du temps dont vous parlez, {p. 26}ont cédé le pas aux dégoûtants tableaux, tirés du crime commis à Rodez70 ; on y vient, non pas pour s’amuser, mais parce qu’il faut passer le temps. Les interprètes de toutes les horreurs du genre ne veulent plus, avec raison, être regardés comme des enfants, et une riche draperie remplace une légende qui, vous en conviendrez, ne serait plus de circonstance. » Je remerciai mon Cicérone, et j’arrivai devant l’ancien Opéra, aujourd’hui théâtre de la Porte Saint-Martin. Il y avait affluence, comme dans ma jeunesse, aux représentations du Premier navigateur et de Tarare, avec son prologue des vents. Je demandai pourquoi tant de monde ? — « Ça vous étonne, papa », me répond un jeune homme, porteur d’une médaille, que j’ai su depuis être un privilège pour ouvrir les voitures et appeler les cochers à la sortie. — « La reprise des Petites Danaïdes et la rentrée du père Sournois, rien que ça ! » — « Effectivement, cet homme là est une bonne fortune pour l’entreprise. » — « Monsieur… les avis sont partagés. » — « Comment donc ? » — « On dit qu’ pour établir son despotisme, il a paralysé l’ vrai genre qui convenait à c’ théâtre qui, d’ premier pour le mélodrame, est d’venu l’ dernier pour le vaudeville ; mais du reste, l’acteur et l’ directeur font d’assez bonnes affaires, les actionnaires… » J’allais en apprendre davantage, lorsqu’un équipage vint réclamer l’office du porteur de médaille, qui me planta là pour sa besogne journalière.

En côtoyant les rues basses, je tirai mille conjectures des derniers mots du commissionnaire, lorsqu’arrivé au {p. 27}boulevard de Bonne-Nouvelle, jadis si sombre dans son renfoncement, et que, pour plus d’une raison, le commissaire du quartier eût dû, depuis longtemps, faire éclairer, surtout au coin de l’escalier, projeté vis-à-vis la rue Hauteville, un vif éclat de lumières me fit doubler le pas ; oh ! oh ! m’écriai-je, voilà qui me rappelle mon jeune âge ; une noce à fracas chez le traiteur Mauduit71, ou bien un enterrement aux flambeaux dans le cimetière de la paroisse72 ; insensé ! j’oubliais que le vertueux Mauduit périt victime de son amour pour ses princes, et que les cendres de tant de familles allèrent combler depuis peu des marais désignés aux décharges publiques.

Deux cafés et un nouveau théâtre produisaient cet éclat. Je m’approchai de la barrière du limonadier, privilégié pour la vente intérieure de l’établissement comique ; deux flâneurs disputaient sur les chances de ce nouveau théâtre ; je prêtai une oreille attentive, et voilà, mot pour mot, ce que j’entendis : « le Gymnase, appelé dès sa naissance à de hautes destinées, restera toujours ce qu’il est, heureux ! si Plutus veut bien lui continuer ses faveurs, et l’indemniser des dédains d’Apollon, trop maltraité par lui, et sacrifié par ses druides au marmot de la rue de Chartres73 qui, si on le laisse faire, finira par avoir des intelligences chez les rossignols d’Ausonie74. Faites des perruques, {p. 28}écrivait Voltaire à maître André ; faites des vaudevilles, dira-t-on aux beaux esprits du siècle ; associez-vous un homme adroit à se faire jouer, intéressez un directeur dans vos bénéfices, vos succès ne seront pas douteux. Je me rappelle un trait, qui peut servir d’histoire à beaucoup de nos modernes Panard : un grand seigneur fit une comédie, la fit jouer devant les parasites de sa cour ; ses gens l’applaudirent et le portèrent aux nues ! La voiture lui coûta cher ; mais, dans ce siècle, on n’a rien pour rien. Les comités et les parterres de nos théâtres s’achètent aujourd’hui, voilà ce qui fait… que votre fille est muette, dit Sganarelle, dans le Médecin malgré lui. »

Mes deux flâneurs levèrent le siège, et je conclus que l’attrait de la nouveauté a, jusqu’à présent, couvert le déficit qui doit nécessairement résulter des abus nés d’une mauvaise administration, et que l’échafaudage du Gymnase, pour résister au souffle de l’envie et aux caprices du temps, a besoin de bâtir sur un fonds plus solide, afin d’atteindre à une réputation, pour laquelle il n’a encore rien fait.

Pour arriver à la butte des Moulins, que j’habite depuis mon retour à Paris, je trouvai encore sur ma route les Variétés et le théâtre Favard, qu’on a réuni à celui de la rue Feydeau, je ne sais pourquoi ? Si le genre y eut gagné, à la bonne heure ; mais la plupart des emplois ont périclité après la retraite des sujets, dont ils portent les noms, et il est résulté de cette réforme, que, de deux opéras comiques, plus que passables, nous n’en avons qu’un, sur lequel il y a bien des choses à dire !… L’émulation des deux tournait au profit de l’art ; la paresse d’un {p. 29}seul est peu propre à donner des successeurs aux Grétry, Monsigny, Daleyrac, Méhul et Nicolo.

Les Variétés, par leur titre, sont des braconniers qui, nécessairement, tirent sur du gibier des domaines du Vaudeville et de Thalie, avec cette différence, que les desservants de cette dernière se donnent beaucoup de peine pour n’offrir à leurs hôtes que des morceaux de choix, et que tout est bon pour les grivoises du boulevard des Panoramas75. Du reste, ce théâtre est heureux et mérite de l’être. Administrations théâtrales, allez à l’école aux Variétés.

Rentré chez moi, le bonnet de nuit sur la tête, enveloppé dans ma robe de chambre et les pieds sur mes chenets, je récapitulai tout ce que j’avais vu, fait et dit dans le jour, et j’ajoutai à mes remarques que, dans le moment où l’autorité donne des commissaires aux premiers théâtres, sa sollicitude devrait s’étendre sur les théâtres du second ordre ; que le pouvoir, dans les mains d’un homme intègre et nullement intéressé dans les recettes, est nécessaire à la suppression des nombreux abus qui se commettent chaque jour dans les petits spectacles. Six ou huit mille francs de traitement, ajoutés au budget de chacun d’eux, paieraient ces commissaires, qui changeraient de théâtre tous les ans ; rendraient un compte fidèle de leurs opérations au commissaire-général, surintendant des Menus-plaisirs, et demeureraient responsables des fautes commises sous leur commissariat. Que de petits intérêts se trouveraient lésés dans cette bienfaisante organisation ! Mais aussi quelle gloire pour l’homme passible, dont la justice déjouerait toutes les {p. 30}manœuvres de l’intrigue, veillerait à ce que la classe comédienne, dégradée par des actions viles et méprisables d’une partie de ses membres, tienne enfin dans la société, le rang que ses vertus lui assignent ! Que nos parterres se purgent de cette crasse d’assureurs, aux gages de la sottise et de la médiocrité ! Et que le théâtre, épuré par les soins d’une équité incorruptible, devienne une école publique, où tous les âges puissent, sans rougir, puiser des leçons de morale, et s’amuser sans blesser la pudeur.

J.-Bte-L. CAMEL.