Les Leçons exemplaires de M.I.P.C.E.
[FRONTISPICE] §
LECONS
EXEMPLAIRES
de M.I.P.C.E. DE
BELLEY
A
PARIS
Chez Robert Bertault au Palais
en la gallerie des
prisonniers
MDCXXII
avec privilege du Roy
Livre III, Leçon X
LA COMEDIENNE CONVERTIE. §
La Grâce de Dieu est un orient d’en-haut qui va du Ciel éclairant et échauffant toute la
terre et il n’y a aucune condition tant soit elle déplorable qui ne se ressente de sa
lumière et de sa chaleur. C’est une pluie volontaire que Dieu répand sur son héritage et
dont il arrose les bons et les mauvais. C’est une semence qui se jette sur les buissons,
les pierres, et les grands chemins aussi bien que sur la bonne terre, c’est la source du
paradis terrestre {p. 462}dont les ruisseaux s’étendent par tout l’univers. Les
perles croissent dans le milieu de la mer sans recevoir dans leur nacre une seule goutte
d’eau salée, les diamants naissent parmi les rochers sans en recevoir la mousse, et l’or
le plus pur de tous les métaux s’engendre dans les entrailles de la terre parmi des
ordures. Dieu choisit ses Elus en tous lieux : dans les armées où la Piété est si peu en
vogue il s’est trouvé de saints Soldats, dans les Cours où le Vice triomphe il s’est
trouvé de pieux Courtisans, et des lieux que la pudeur, et leur infamie empêche de nommer
Dieu a fait sortir de grandes âmes qui ont été des miroirs de pénitence faisant surabonder
sa grâce où le péché avait abondé. Autrefois parmi les Ménestriers et les plaisants de
Cour S. Genest est devenu un grand Martyr. Les persécuteurs des Chrétiens sont devenus
Prédicateurs du Christianisme, les loups ont été changés en Agneaux et des bourreaux des
Martyrs sont devenus Martyrs eux-mêmes. J’avance tout ceci pour préparer l’esprit de mon
Lecteur au récit d’une grâce insigne que Dieu versa en l’âme d’une Comédienne {p. 463}dont la vie et la piété peuvent faire honte à beaucoup de Dames nourries en des écoles
plus retenues et plus réservées. Ce n’est pas sans raison qu’en Italie, en France et
presque partout les HistrionsI ou Comédiens sont tenus pour infâmes,
les lois mêmes les déclarent tels pour plusieurs raisons que chacun sait. Et à dire la
vérité les Comédies Italiennes sont remplies de tant de licences déshonnêtes qu'elles
passent du style Comique fait pour délecter, pour enseigner et pour corriger par la
répréhension et la moquerie les mauvaises mœurs, dans celui de la raillerie, de la
bouffonnerie, de l’Impudicité et de l’imprudence. Et ces farces exécrables dont en France
on fait un dessert de ciguë aux représentations tragiques et sérieuses, mériteraient sans
doute une sévère punition du Magistrat parce que les mauvais propos et abominables que
l’on y tient ne corrompent pas seulement les bonnes mœurs et n’apprennent pas seulement au
peuple des mots de gueule, des traits de gausseries et des quolibets sales et déshonnêtes
mais le porte à l’Imitation des friponneries et sottises qu’il {p. 464}voit
représenter et qui par ses yeux (lesquels sont plus vifs que l’ouïe) passent dedans son
cœur. En Espagne comme le naturel est plus grave les représentants qu’ils appellent y sont
plus modestes et plus sérieux, et outre qu’ils ignorent ce que c’est que Farce, ils ne
représentent pour l’ordinaire que des Histoires véritables ou des feintes qui approchent
de la vérité comme l’on peut voir par tant de riches pièces que Lopé de Vega Carpio le
plus fertile et le plus estimé de tous les esprits Espagnols a données au public. Et
davantage le Magistrat a tellement l’œil à ces ébats que ceux qui disent ou font des
actions qui offensent la pudeur ou les bonnes mœurs sont sévèrement châtiés encore que par
joyeuseté il y ait toujours quelque personnage destiné à donner du plaisir et à faire rire
la compagnie soit par les points et les rencontres de ses mots, soit par ses grimaces,
soit par ses sottises et badineries, mais toujours sans préjudice de l’honnêteté et de la
modestie. Si queII les
personnes de tout âge de tout sexe de toute condition y peuvent librement aller sans
crainte de rencontrer aucun scandale. Au contraire {p. 465}ils ont des pièces sacrées
et Saintes qu’ils représentent souvent au milieu des Eglises avec des danses et des
Musiques si graves et si modestes que la sainteté des lieux n’en reçoit aucune
profanation. Si bien que comme les Images des Temples sont comme les livres des simples,
aussi les représentations leur servent de lecture et leur apprennent diverses Histoires
tant saintes que séculières dont ils tirent beaucoup de lumière et d’instruction. Et c’est
ainsi que ces doctes Religieux qui portent les flambeaux des lettres et de la piété par
toute la terre se servent des Représentations dans leurs Collèges non seulement pour
donner à leurs écoliers la hardiesse de parler en public et pour former leur geste et leur
action à l’art Oratoire, mais encore pour corriger les mauvaises mœurs et imprimer de bons
sentiments de vertu en l’âme des spectateurs. Et c’est de cette sorte que l’on se sert en
Espagne de ces spectacles publics autant pour l’instruction que pour le passe-temps du
peuple qui est depuis tant d’années en cette profonde paix et en ce repos opulent que Dieu
promet en l’Ecriture à ceux qui l’adoreront en esprit {p. 466}et vérité. Et ce qui
est encore de remarquable c’est qu’en la plupart des villes la moitié du salaire que l’on
donne pour assister à ces Représentations va à l’hôpital et l’autre est pour ceux qui les
jouent. Je me suis un peu plus étendu sur ce sujet que je ne pensais parce qu’il serait à
désirer que l’Ancien usage de la Comédie et Tragédie qui était autrefois si célèbre étant
repurgéIII de
tant de défauts et d’impuretés fût remis en son lustre pour le contentement et l’utilité
publique. Durant mon séjour à Madrid Monsieur l’Ambassadeur de France ne voulut point que
je logeasse autre part que dans sa maison, par son moyen je vis tout ce qu’il y avait de
rare et de remarquable et en la Cour et en la ville et aux environs. Un jour de Fête
j'avais été curieux d’ouïr plusieurs sermons pour remarquer les façons de faire et de dire
des Prédicateurs Espagnols, sur le soir Monsieur l’Ambassadeur et Madame sa femme furent
invités d’aller au Palais du Roi où se devait faire une excellente Représentation du
Martyre de Sainte Cécile. Ils me convièrent de prendre place dans leur carrosse pour {p. 467}avoir le plaisir de cette action, je les priai de m’en dispenser parce que la
Cour et la Comédie étaient deux Théâtres qui ne m’avaient point pour spectateur. Car je
tiens que ces deux choses ne diffèrent qu’en ce point que la Cour est une Comédie
véritable et la Comédie est une Cour feinte, et en l’une et l’autre Scène ce n’est que
masque et folie ; Ils eurent beau m’alléguer qu’il s'y trouvait de toute sorte
d’Ecclésiastiques même des Religieux et qu’il ne se représentait rien devant leurs
Majestés qui ne pût être représenté dans une Eglise tant la modestie et la gravité y
étaient observées. Je leur répondis que les Ecclésiastiques et Religieux n’avaient bonne
grâce qu’à l’Autel devant sa Majesté divine et que devant les Majestés humaines je les
tenais pour des Bateleurs et des Comédiens, et qu’en mon opinion un Ecclésiastique
Courtisan était une chose honteuse et monstrueuse, et plutôt un parfumeur d’Idoles qu’un
Sacrificateur du vrai Dieu. Ils allèrent donc sans moi à la Comédie qui dura jusques au
milieu de la nuit. Le lendemain Monsieur l’Ambassadeur me dit que si j’y eusse {p. 468}été, j’eusse eu ma part d’une édification que je n'avais tirée d’aucun des Sermons que
j'avais ouïs. C'était de la Conversion d’une des Comédiennes dont il me raconta
l’Evénement de cette sorte. L’un des plus grands passe-temps de cette Cour ce sont les
Représentations. La Compagnie qui sert maintenant le Roi en cette sorte d’exercice c’est
des plus excellentes que l’on ait vues il y aIV longtemps : mais entre tous les personnages ceux qui
emportent le prix pour représenter naïvement les passions humaines et les impriment dans
les spectateurs émouvantV à la joie, à la tristesse, à la colère, au regret, à l’amour comme il
leur plaît jusques à tirer des larmes des yeux les plus arides, et à ébranler les courages
les plus fermes et les plus constants, il n'y en a point qui égalent une jeune fille
appelée Rosoria de l’âge de dix-sept ou dix-huit ans et un jeune homme Toledan appelé
Fadrique âgé de vingt-quatre ou vingt-cinq. Aussitôt qu’ils paraissent sur le Théâtre il
se fait un silence si profond qu’il ressemble à celui des morts qui reposent dans le
sépulcre, ils ont des tons de voix si charmants, {p. 469}des yeux si parlants des
actions si agréables qu’ils ravissent par la vue et l'ouïe tous ceux qui les considèrent.
La fille n’a point autrement d’excès en sa beauté mais elle à une modeste gravité, une
douceur majestueuse que l’action du théâtre lui à acquise qui donne en même temps du
respect et du désir, dont l’un tire, l’autre retire, et si d’un côté elle se fait
souhaiter de l’autre elle désespère. Car vous devez savoir que cette fille à tant de vertu
et particulièrement tant de piété qu’enfin sa dévotion éclata hier en la façon que je vous
dirai. Elle fait toujours bien en ses représentations mais hier elle se surmonta
elle-même, vous eussiez dit qu’elle faisait comme ces flambeaux qui ne jettent jamais tant
de lueur que quand ils sont prêts de s’éteindre, c’était comme le dernier effort de sa
Muse et de son esprit. Elle est fille de Maître et dès son enfance elle a été dressée à
cette profession où elle a réussi avec des avantages incomparables, son Père est un des
principaux de la troupe de qui cette fille est la prunelle de l’œil il en est plus jaloux
que de sa femme, et ne vous {p. 470}imaginez pas que cette fille soit autre chose
qu’une perle de vertu car outre que son Père et sa mère la veillent comme des dragons elle
a toujours eu une inclination si forte à la pureté et à la piété que tous ceux qui ont
voulu donner des atteintes à son honnêteté n'y ont perdu que leurs pas et leurs
espérances. Des grands de cette Cour en ont été jusques à la folie et à la rage, les
montagnes d’or ne l’ont point éblouie, elle a été un rocher qui n’a pu être ébranlé par
les orages des tentations. Souvent on a fait des parties pour l’enlever mais étant sous la
protection du Roi personne n’a été si osé de l’entreprendre, car ici où le Roi parle tout
de monde se tait. Ils sont deux ou trois en cette compagnie de représentants qui la
désirent pour femme avec des passions désespérées mais elle n’en veut aucun pour mari, son
intention a toujours été d’être Religieuse et rien ne l’a pu détourner de ce dessein. Son
père et sa mère en sont au mourir et offrent tout leur vaillantVI
pour la marier et lui laissent la liberté de choisir tel de ses Amants qui lui plaira le
plus pour être son Epoux, mais elle n’a pour {p. 471}eux que de l’indifférence. Un
des plus grands plaisirs de la Scène c’est quand il arrive par le cours de l’action que
quelqu’un de ceux qui l’aiment doit être son mari, car alors sans feinte, sans masque et
sans déguisement ils la courtisent sur le théâtre et font voir clairement avec combien de
passion ils adorent cette beauté, et elle relevant son teintVII et baissant ses yeux
augmente sa beauté par sa pudeur et sa modestie : et en même temps elle est aimée de tous
les spectateurs comme une vivante image de vertu. Certes quelque beauté que les yeux
remarquent en une femme rien ne flatte si doucement l’imagination, et rien ne donne tant
d’amour que l’honnêteté. Mais quand il arrive que Fadrique (dont elle est véritablement
aimée) est encore son amant en la Représentation, alors c’est un esteufVIII entre deux beaux
joueurs et il n’y a rien d’égal aux ardeurs de l’un et aux froideurs de l’autre, c’est la
figure du mont Etna où la flamme et la glace sont contiguës. Mais cette nuit ils ont
surmonté l’attente de tout le monde, car elle a représenté dignement la constance de
Sainte Cécile {p. 472}et au martyre et en la Virginité, et Fadrique a si ardemment
reçu en soi les passions de Valérien que vous eussiez dit que le feu sortait par sa
bouche, et un de ses rivaux a aussi fait le personnage de Tiburce avec tant d’art qu’il
n’y a eu aucun des assistants qui n’ait senti des transports et des affections incroyables
pour la foi et pour l’honnêteté. Mais la couronne de cet agréable divertissement a été un
coup du ciel un trait du Saint Esprit. Une sacrée fureur qui élevant le courage de Rosoria
au-dessus d’elle-même l'a fait venir à la fin de l’action vêtue encore à la façon de
Sainte Cécile, se jeter aux pieds de la Reine, et les embrassant étroitement et baignant
de ses larmes avec une voix interrompue de sanglots qui émouvaient à compassion les
entrailles d’un chacun elle lui a fait cette harangue. « Grande Reine, Mère des
pauvres, Asile des misérables, et Protectrice des persécutés, voici aux pieds de votre
sacrée et Royale Majesté une chétive créature qui implore le secours de votre
miséricorde. Je suis ici comme une pauvre biche poursuivie d’une meute de chiens affamés
{p. 473}dont les uns ne demandent que de faire curée de mon honneur, les autres
sous le spécieux nom de mariage persécutent mon intégrité, et les uns et les autres me
sont en horreur comme contraires au dessein que j’ai fait depuis le temps que j’ai eu du
ciel quelque lumière de connaissance de n'être jamais à autre époux qu’a Jésus-Christ Crucifié. C’est merveille Madame ou plutôt un miracle de la grâce
comme un si faible roseau a pu résister à tant de tempêtes, et se conserver entier dans
une profession si dangereuse que celle que j’ai faite jusques à présent. Le siècle,
l’enfer, et le sang ont fait à l’envi à qui donnerait plus de traverses à ma résolution,
le siècle m'a offert des maris, l’enfer des richesses, et mes propres parents sont ceux
qui me tourmentent davantage pour me faire prendre parti dans le monde, je leur ai
ouvert mon désir qui est d’être Religieuse, ils m’y veulent si peu aider qu’ils ont juré
de s’y opposer et ils tâchent de m’en distraire par toute sorte d’artifices : la
dernière ancre de mon espérance est en votre Royale bonté Madame, si elle me manque je
ne puis attendre que le naufrage {p. 474}de ma sainte et juste prétention. J'ai
appris que votre Majesté est sur le point de faire une de ses aumônes extraordinaires et
qu’elle a ordonné certaine somme pour le mariage ou temporel ou spirituel de quelques
pauvres filles je vous supplie très instamment Madame, ou plutôt je vous conjure par les
entrailles de la miséricorde de ce bon Dieu dont vous êtes l’image de me mettre au rang
de celles qui destinées au Cloître ressentiront l’effet de votre Royale munificence. Si
jamais j’ai mérité quelque grâce devant les yeux et les oreilles de votre Majesté je
vous supplie de ne me dénier pas cette faveur qui me sauvera des périls du monde et me
mettra en un lieu d’assurance où délivrée des mains de mes ennemis je pourrai sans
crainte servir Dieu en sainteté et en justice tous les jours de ma vie : là Madame je
serai une lampe continuellement ardente devant l’autel de sa divine Majesté pour la
prier pour la prospérité de la vôtre. Hé ! Madame ayez pitié de moi et ne me confondez
pas en mon attente je sais que je suis indigne de cette libéralité mais Madame je
tâcherai de m’en rendre digne par l’ardent {p. 475}désir que j’ai d’être bonne
Religieuse. Pour Dieu madame ne rejetez pas mon instante prière et coopérez à mon salut
par une parole commandant à votre Aumônier que mon nom soit mis au livre de vie et avec
ceux de ces heureuses filles qui commenceront dès ce monde à chanter le Cantique de
l’Agneau pour le continuer éternellement au Ciel. Madame je suis violentée en la
condition où je suis c’est pourquoi je supplie votre majesté de me prendre en sa
protection et de me donner en garde à quelqu’une des Dames de sa Cour jusques à ce que
je puisse jouir de l’effet de ma requête, si vous faites ce bien Dieu sera votre
récompense trop plus grande, sinon, prenez garde Madame que mon sang ne soit redemandé
de votre main et que la perte de mon âme ne vous soit imputée à immiséricordeIX.
Mais je veux mieux espérer de votre Royale clémence, vos yeux me disent que vos oreilles
ont ouï ma juste prière, que votre cœur pitoyable l'a exaucée et que votre bouche sacrée
va prononcer son entérinement. Non madame je n’abandonnerai point vos pieds refuge de
mes misères, tables {p. 476}qui me sauveront du naufrage, que je n’aie obtenu la
bénédiction que je demande à votre Majesté par tout ce qu’il y a de plus saint au ciel
et en la terre, par les plaies de mon Sauveur et le vôtre, par les mamelles de sa mère,
par les mérites et le martyre de cette glorieuse Vierge Sainte Cécile dont je viens de
représenter la constance, par la présence de votre époux le plus grand Roi que le soleil
éclaire ; par l’amour qu’il vous porte et que vous lui portez, et par cette insigne
piété qui vous relève autant sur toutes les Princesses de la terre que votre Majesté est
élevée sur les têtes de ses sujets. Retirez-moi madame de la mer où je me noie du
Labyrinthe où je me pers et faites de mon salut une perle à la couronne qui vous attend
au ciel.
» Les sanglots qui avaient souvent, mais de bonne grâce, entrecoupé son
discours le tranchèrent ici tout à fait et sa voix étouffée dans ses soupirs et suffoquée
dans ses larmes donna place à celle de la Reine qui la relevant doucement avec cette
suavité naturelle et Française qu'elle sait si judicieusement mêler avec cette
artificieuse gravité Espagnole, {p. 477}lui dit, « Ma fille, vous me demandez
une chose si petite par de si grandes que je ne puis vous refuser sans être blâmée de
tout le monde et comme je crois sans offenser Dieu, assurez-vous donc que je vous prends
en ma particulière protection et que je ferai pour vous et de vous tout ainsi que vous
voudrez. Je crois que le Roi Monseigneur aura pour agréable la promesse que je vous fais
et je la vous maintiendrai en parole de Reine. » Disant cela elle lui donna sa main à
baiser, et le Roi admirant le courage de cette fille et approuvant ce que la Reine avait
dit fut le premier avec toute sa Cour à reconnaître que le doigt de Dieu était en cette
action et qu’il voulait cette fille pour son épouse. Et d’effet la Reine la prit par la
main et la fit entrer dans le Palais la baillant en garde à une des anciennes Dames, et
dit-on qu'elle la mettra Religieuse en l’un de ces Monastères où elle peut aller de son
palais à couvert par des Corridors. Je m’assure que vous n’avez point vu de telle
conversion à la fin des sermons que vous avez ouïs et si cette ville est remplie de
beaucoup de pécheresses qui auraient {p. 478}plus de besoin de faire pénitence que
l’innocente et Chaste Rosoria. « Certes dis-je à Monsieur l’Ambassadeur, voila un
changement admirable de la droite de Dieu, oui la droite de Dieu a relevé le courage de
cette fille ô que c’est une chose puissante qu’une forte inspiration, à raison de quoi
le S. Esprit est descendu en forme de feu et de tourbillon pour montrer quels efforts il
ferait dans les âmes.
» Aussitôt toute la ville fut remplie de cette merveille
et toute la Cour n’avait point assez de langues pour publier les louanges de Rosoria. On
tenait que la Reine ferait une magnificence particulière lorsqu'elle la ferait recevoir
Religieuse en l’un des Monastères où elle va d’ordinaire se promener. On disait aussi que
Fadrique laissant le monde et le Théâtre se jetterait dans un Couvent de l’Ordre de S,
François et Odoard aussi tous deux Amants de Rosoria. On tenait que le père et la mère de
cette fille iraient se jeter aux pieds du Roi et de la Reine pour demander leur fille
qu’ils tenaient pour leur trésor, et qu’ils ne pouvaient se résoudre à la voir entrer
dedans un {p. 479}Monastère. Tant y a que comme au ciel il y a grande joie entre les
Anges sur un pécheur qui vient à la pénitence. Il y eut en terre une grande réjouissance
entre les personnes dévotes sur la Conversion de cette Comédienne. S’il faut appeler
Conversion l’entrée en Religion d’une fille qui avait toujours été pleine de piété et de
pureté, et semblable à un lys qui est parmi les épines. Mais on peut appeler conversion le
changement de sa condition puisque d’une vie de théâtre et qui tous les jours est en
spectacle et en danger, elle se met à l’ombre d’un voile, pour se cacher dans le secret de
la face de Dieu et y éviter le trouble des hommes et la contradiction des langues.
Vraiment Dieu est admirable en ses voies et saint en toutes ses œuvres tirant la lumière
du milieu des ténèbres, composant son Royaume de toute tribu, de toute langue, de tout
peuple, de toute nation, et de toute qualité et condition de personnes. Son saint nom soit
béni à jamais.