Clément, Denis Xavier

1749

Maximes pour se conduire chrestiennement

2016
Source : Maximes pour se conduire chrestiennement Clément, Denis Xavier p. 233-248 1749 rééd 1753
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

Maximes pour se conduire chrestiennement §

{p. 233} Des Plaisirs, & en particulier des Spectacles.

Il n’est pas possible d’être toujours occupé. Les délassemens sont nécessaires à la foiblesse humaine. Le Christianisme, ni même la plus haute perfection du Christianisme, ne détruit pas la nature. Saint Antoine jouoit un jour avec ses freres dans son désert. Un Chasseur survint & les surprit dans la récréation qu’ils prenoient. Il en parut scandalisé. Le Saint s’en apperçut. Bandez votre arc, dit-il au Chasseur, & lancez un trait. Il le fit. Encore un, reprit le Saint. Le Chasseur obéit. Ne vous lassez point, continua {p. 234}saint Antoine, en le priant de décocher une troisiéme fléche, puis une quatriéme, une cinquiéme encore. Enfin celui-ci s’excusant sur ce que la corde de son arc s’étoit relâchée, à force de tirer. Il faut donc la laisser reposer, dit le Saint. Eh bien, il en est de même de nos esprits & de nos corps. Ils ont besoin de repos. Pour leur faire supporter le travail, il est nécessaire de leur donner de tems en tems un peu de relâche. C’est ce que vous nous voyez faire à présent, mes freres & moi.

Mais qu’il y a de danger dans les plaisirs, qui sont usités dans le Monde ! D’abord il en est, qui sont tout-à-fait illégitimes par eux-mêmes, ausquels il faut absolument renoncer. Cela est évident.

Au nombre de ces plaisirs, je {p. 235}mets les Bals publics & les Comédies. Vous sçavez ce qu’on entend par Bals publics. Je ne crois pas qu’on puisse s’y trouver sans péché, péché plus ou moins grief suivant les circonstances & les dispositions où l’on se trouve ; j’en dis autant des Spectacles, ne fut-ce d’abord qu’à raison de l’occasion de péché à laquelle on s’expose.

Mais, dit-on, (c’est le langage commun) je suis sûr de n’y faire aucun mal. Tout ce que j’y vois, ou entends, ne fait aucune impression sur moi : ce n’est donc pas une occasion de péché, du moins une occasion prochaine.

1°. Saint Chrysostôme répond : Que vous êtes heureux de pouvoir marcher au milieu du feu, sans crainte de vous brûler, sans que le feu fasse sur vous aucune {p. 236}impression ! Mais il n’en est pas moins vrai, poursuit ce Pere, que c’est, en soi-même, une occasion, & même une occasion prochaine de péché. J’en juge par le grand nombre, c’est sans contredit le plus grand, de ceux qui y péchent. Si Dieu jusqu’ici, par un miracle de sa grace, vous a empêché d’y tomber, pour lui en marquer votre reconnoissance, faut-il retourner dans le piége, dont il vous a garanti ? Voudriez-vous, sous prétexte que déja quelquefois vous avez vû des pestiférés sans prendre le mal, voudriez-vous, dis-je, pour cela vous familiariser avec eux ?

2°. S. Cyprien ajoute : Dans ces spectacles publics, personne n’est pour vous une occasion de chûte ; mais vous l’êtes peut-être vous-même pour autrui : & vous {p. 237}serez responsable, dit ce Pere, de la perte de ceux que vous aurez fait tomber.

De si grandes autorités portent, ce me semble, leur preuve avec elles. Par rapport aux Comédies spécialement, dont on se fait dans le monde bien peu de scrupule ; j’ajouterai cependant encore une preuve, qui me semble démonstrative.

C’est un principe constant dans la Morale, que quiconque est cause d’un péché mortel, commet un péché mortel. Fussiez-vous deux mille causes d’un seul péché mortel, vous faites tous un péché mortel.

Or toute représentation de Théâtre est sans doute un péché mortel. Jugez-en par ce que l’Eglise pense des Acteurs. Elle les excommunie, & s’ils meurent {p. 238}sans avoir abjuré authentiquement le Théâtre, elle leur refuse la sépulture des Fidéles. En assistant à leurs représentations, n’êtes-vous point cause qu’ils représentent ? Que personne n’écoute la médisance, il n’y aura point de médisans : d’où les Casuistes concluent que ceux qui écoutent la médisance, ne font point un moindre mal que ceux qui médisent. Si personne n’assistoit à la Comédie, il ne seroit point de Comédiens. Concluez de même.

Vous ne vous excuseriez pas, en disant que, quand vous en particulier n’iriez pas au Théâtre, on n’en représenteroit pas moins. Je rencontre quatre assassins, qui tuent mon ennemi. Je me joins à eux, je lui porte un coup ; ne fuis-je pas aussi coupable qu’eux ?

{p. 239}Il n’y a pas un Philosophe ancien, soit Grec, soit Romain, qui n’ait regardé les spectacles, comme la source de tous les désordres. L’an 400. après la Fondation de Rome, les Censeurs proposérent au Sénat de faire construire un Théâtre de pierre. Le grand Scipion s’y opposa, & fit à ce sujet un discours si véhément, pour prouver que les spectacles corromproient infailliblement les Romains, que le Sénat fit vendre aussi-tôt tout ce qui avoit été préparé pour la construction du Théâtre.

La suite fit voir que Scipion ne s’étoit pas trompé, & l’établissement des spectacles à Rome fut l’époque du luxe & de la mollesse, qui corrompirent enfin cette fameuse République.

Il n’est donc pas étonnant que {p. 240}les saints Docteurs de l’Eglise ayent déclamé avec tant de force contre les spectacles. Voici un trait remarquable dans l’Ecriture, au chapitre 4. du Livre II. des Machabées. Jason, s’étant emparé du souverain Pontificat, résolut de pervertir entiérement le Peuple Juif, & il n’y réussit que trop. Un des moyens, qu’il employa, & qui fut le plus efficace, fut d’établir à Jérusalem les spectacles de la Gréce. Les Prêtres eux-mêmes, dit l’Ecriture, abandonnérent le soin du Temple, & négligérent les sacrifices, pour aller prendre part aux jeux que leur Grand-Prêtre faisoit représenter sur la place.

On croit répondre à tout, en disant que les spectacles, aujourd’hui, sont bien différens de ce qu’ils étoient autrefois. A qui {p. 241}donc croit-on parler ainsi ? N’avons-nous pas le Théâtre d’Euripide, de Sophocle, de Ménandre, &c. celui de Sénéque, de Plaute & de Térence ? Qu’on les compare à ceux de Racine, des deux Corneilles, de Moliére, &c. on verra lesquels sont les plus propres à corrompre le cœur. Et l’impiété que quelques Auteurs tragiques ont affecté de semer dans leurs Ouvrages, n’est-elle pas une des causes de l’irréligion qui se répand & s’établit de jour en jour ?

Que le Monde est contradictoire à lui-même ! Si les spectacles sont aussi innocens qu’il le prétend, si bien loin d’y courir aucun risque pour l’innocence, on y prend au contraire, les plus belles leçons de vertu, pourquoi seroit-on étonné & même scandalisé {p. 242}d’y voir des personnes, qui font profession d’une plus grande régularité ? Pourquoi les maximes du Monde même en excluent-elles ceux que leur état oblige à une sainteté plus particuliére ? Tertulien disoit autrefois que c’étoit un signe d’apostasie d’aller au Théâtre ; n’est-ce pas encore aujourd’hui un signe d’apostasie de la dévotion ? Mais autrefois le Christianisme & la sainteté étoient regardés comme une même chose. Qu’on y met de différence aujourd’hui !

Vous me direz que vous êtes à la Cour, & que souvent à la Cour aller au spectacle est un devoir d’état. Eh ! tous les jours ne sçavez-vous pas vous affranchir de mille devoirs pareils, qui vous gênent ? Tous les Pages de Nabuchodonosor étoient obligés de {p. 243}manger les viandes, qui avoient été servies à la table du Monarque. La plûpart de ces viandes étoient défendues aux Juifs. Daniel & ses compagnons n’eurent-ils pas l’art de s’en abstenir, sans offenser leur Supérieur ! Et Daniel en devint-il dans la suite moins cher à son Maître ?

Mais ce n’est qu’une seule fois, dit-on, qu’on veut aller au spectacle. Il faut du moins sçavoir ce que c’est. On ne prétend pas s’en faire une habitude. Je répons que si le spectacle est mauvais en soi, il n’est pas plus permis d’y aller une fois que mille. D’ailleurs, qu’il est indiscret de s’exposer même une seule fois à l’occasion de pécher ! On ne sçait guère ce que c’est que péché, si l’on nie que les spectacles en soient une occasion prochaine. {p. 244}Mais de plus, est-on bien assûré, quand on y va, qu’on n’ira que cette fois ? Entre les amorces du péché, il n’en est point de plus attrayante. Quand on l’a goûtée une fois, elle rappelle sans cesse. Combien en est-il, qui ont prétendu de même n’y aller qu’une seule fois, ou par curiosité, ou par complaisance ; & que l’attrait du Théâtre a tellement séduits tout-à-coup, qu’ils en sont devenus les partisans les plus zélés & les plus empressés sectateurs.

Témoin Alype, disciple dabord, & ensuite ami de saint Augustin. Etudiant le Droit à Rome, quelques-uns de ses condisciples lui proposerent un jour d’aller avec eux à l’Amphithéâtre. Alype autrefois avoit aimé passionnément les spectacles, & saint Augustin, étant son Maître {p. 245}de Rhétorique à Carthage, l’avoit guéri de cette passion. Alype s’en croyoit dégoûté pour toujours. Il résiste aux invitations, aux priéres, aux pressantes sollicitations de ses amis ; mais ils l’entraînent de force. C’est en vain, leur dit-il, que vous me faites violence. Vous pouvez la faire à mon corps ; mais vous ne pouvez rien sur mon esprit. Au milieu de vous, à l’Amphithéâtre, je serai dans mon cabinet, avec mes Livres. En effet, Alype ferma constamment les yeux pendant le spectacle, & au lieu d’y prendre aucune part, il ne s’occupa que de ses réflexions. Mais tout-à-coup un cri extraordinaire frappa ses oreilles & excita sa curiosité. Il ouvrit les yeux. A peine vit-il le spectacle, qu’il s’y sentit intéressé. Ravi, transporté, hors {p. 246}de lui-même, il mêle ses cris & ses applaudissemens à ceux des autres spectateurs. Enfin il sort plus épris que jamais de l’amour du Théâtre.

Une illustre Princesse, dont la mort prématurée nous a fait verser depuis peu tant de larmes, disoit un jour à une personne, qu’elle honoroit de quelque confiance, qu’elle ne concevoit pas comment on pouvoit goûter quelque plaisir aux représentations du Théâtre, que pour elle c’étoit un vrai supplice. La personne, à qui elle parloit ainsi, ne put s’empêcher d’en marquer de l’étonnement, & prit la liberté de lui en demander la raison. Je vous avoue, répondit la Princesse, que quelque gaie que je sois en allant à la Comédie, si-tôt que je vois les premiers Acteurs paroître sur {p. 247}la scéne, je tombe tout-à-coup dans la plus profonde tristesse. Voilà, me dis-je à moi-même, des hommes qui se damnent de propos délibéré, pour me divertir. Cette réflexion m’occupe & m’absorbe toute entiére pendant le spectacle. Quel plaisir pourrois-je y goûter.

Que cette façon de penser est admirable dans une jeune Princesse à peine âgée pour lors de dix-huit ans ! Ces façons de penser lui étoient familiéres sur toutes sortes de sujets & en toutes sortes de circonstances. Jamais peut-être Princesse n’a été plus généralement & plus sincérement regrettée ; mais je puis ajouter que le public, en la regrettant, ne sçavoit pas jusqu’à quel point elle méritoit de l’être. On la connoît en général comme un vrai modéle de toutes sortes de {p. 248}vertus ; mais on ignore une infinité de traits particuliers qui justifient cette idée générale que l’on a d’elle. Je regarde comme le plus grand bonheur de ma vie d’avoir été fréquemment depuis plus de douze ans dans l’occasion de sçavoir la plus grande partie de ces détails abrégés. En me satisfaisant moi-même, je ferai sans doute au Public un plaisir singulier de les lui apprendre. D’ailleurs, rien ne vient mieux à mon sujet. Toute la conduite de cette admirable Princesse n’est, en vérité, qu’une représentation la plus fidéle de toutes les régles & de toutes les maximes que cet ouvrage renferme.