Jean Cordier

1666

La famille sainte

Édition de Doranne Lecercle
2018
Source : Jean Cordier, La Famille sainte, ou il est traitté des Devoirs de toutes les personnes qui composent une Famille. Par le R.P. Jean Cordier de la Compagnie de Jesus, Paris, Denys Bechet, 1666, Tome II, p. 409-504.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

[FRONTISPICE] §

la
famille
sainte
ou il est traitté
des Devoirs de toutes les personnes
qui composent une Famille.
Par le R.P. Jean Cordier
de la Compagnie de Jesus.

TOME II
A PARIS
Chez Denys Bechet, ruë S. Jacques, au Compas
d'Or, et à l'Escu au soleil.
M DC LXVI.
Avec Approbations et Privilege du Roy

DES DIVERTISSEMENTS

CHAPITRE ONZIEME. §

{p. 409}

Il est quelquefois nécessaire de se divertir. §. 1. §

Bien que le travail ait de grandes utilités, et qu’il ne manque pas de plaisirs : néanmoins comme il est ordinairement plus pénible qu’il n’est agréable, il ne serait pas bien supportable, s’il n’était quelquefois interrompu. C’est pourquoi Dieu qui n’a pas fait ce monde comme une galère, et qui ne traite pas les hommes comme des forçats, nous a fait des heures et des jours de divertissement, pour tempérer le dégoût que nous pourrions prendre de la continuation du travail.

Il a fait comme une bonne mère, laquelle reconnaissant que son fils ne peut guérir qu’en usant d’une drogue amère, et que si on lui présente toute crue, il la rejettera, elle la détrempe dans un peu de sucre fondu, et la lui fait avaler sans résistance. Le travail nous est nécessaire, mais il en faut adoucir l’amertume par le mélange du repos et du divertissement.

Nos faiseurs de fables qui ont rendu toutes les vérités mystérieuses pour nous les faire entendre d’autant mieux, qu’il nous aurait plus coûté à les deviner, nous ont représenté celle dont je parle sous l’alliance du Dieu du travail, et de la Déesse du plaisir. Ce mari était d’un naturel rude qui n’avait que sa besogne en tête, et ne pouvait être arraché sans violence de son enclume et de son marteau : La Dame au contraire était d’une humeur enjouée, et avait toujours un pied en l’air pour danser ; on crut qu’on ne les pouvait mieux réduire à un juste tempérament qu’en les mariant ensemble. La rencontre en fut heureuse, car comme il fallait une femme {p. 410}à ce mari qui le pût tirer quelquefois de sa boutique et de cette activité opiniâtre qui lui gâtait la santé ; aussi fallait-il un mari à cette maîtresse du plaisir qui la pût arrêter et lui mettre les fers aux pieds, quand il serait besoin : A peine le mariage était-il conclu du consentement des parties, que tous le Dieux le signèrent, et chacun l’estima si bien fait, qu’il n’en fut pas un qui n’en voulut être estimé l’Auteur. Depuis ce temps-là, disent les Poètes ; les choses se sont accommodées : Le travail a commencé d’être moins mélancolique, et le plaisir s’est vu comme forcé de bien faire avec lui.

Certainement« Nullum violentum est perpetuum. » Arist. l. 5. de gen. anim. c. 8. il en fallait user de la sorte : car comme il n’est point de corps si robuste, qui ne se ruine sous un travail continu ; de même il n’est point d’esprit qui ne s’épuise dans une trop longue application : et comme ce serait une espèce d’inhumanité de ne vouloir point accorder de sommeil à un homme de peine ; il y aurait aussi bien de la dureté de refuser un honnête divertissement après le travail d’esprit : Nos forces sont limitées, et si on ne les ménage avec adresse, on en voit bientôt le bout. Il est vrai que notre âme, qui est destinée pour les plus nobles fonctions de la vie est moins attachée à la matière pour ses opérations, mais elle n’agit point sans le secours des facultés corporelles qui se lassent dans l’excès : Les organes se blessent, quand ils sont trop tendus, les esprits se consomment, notre attention se perd, et pour vouloir trop faire, nous nous mettons en état de ne faire pas assez.

Les« Labor spiritum exhaurit, et inhabilem intentioni, et studiis acrioribus reddit. » Senec. ep. 15. emportements ne sont pas moins à craindre dans les efforts de l’esprit, que dans les fatigues du corps : On nous donne ordinairement la comparaison de l’Arc qu’il faut parfois débander, si on le veut garder longtemps : Toute contrainte qui est de durée, laisse toujours de mauvais restes, dont on se sent tout à loisir : Quelque nerveux que soit un portefaix, il ne laisse pas de souffrir quand il passe au-delà de ses forces, et nous voyons que ces Atlas de nos jours acquièrent peu à peu des incommodités qui les mènent au tombeau. Les diminutions de santé ne sont pas toujours si sensibles aux personnes qui travaillent de l’esprit, mais elles {p. 411}n’en sont pas moins certaines, et s’ils ne souffrent pas des douleurs si cuisantes, leur vie n’en est pas plus assurée : Les uns et les autres meurent avant le temps, et qui en jugera sainement, il conclura que si le repos est dû aux uns, le divertissement est nécessaire aux autres.

Je mets quelque différence entre le repos et le divertissement : celui-là est une cessation du travail, celui-ci n’est pas une simple inaction ; c’est plutôt un emploi de plaisir, qui nous détachant pour un temps d’une occupation sérieuse, donne une honnête relâche à notre esprit, lui permet de s’égayer et de se défaire de cette morne mélancolie, qui est inséparable de la solitude et des affaires épineuses.

Celui-là ne donnerait que la moitié de ce qu’il faut à un homme d’esprit, qui ne lui voudrait accorder que le repos, ou l’interruption de son travail : c’est suffisamment soulager le corps, de lui permettre de ne pas continuer son ouvrage, et de n’agir point ; mais c’est trop peu pour l’esprit. Sa nature qui est de toujours agir, ne le peut laisser oisif sans danger : car comme il a plus de pente pour le mal que pour le bien, si on le laisse dans une pleine liberté de se porter où il veut, il tournera plutôt du côté du vice que de la vertu : Le repos dont il a besoin, est de ne pas toujours faire ce qu’il fait avec trop de contention, et de se donner à quelque légère exercice, lequel quoiqu’il soit bon, ou du moins indifférent, ne l’occupe qu’avec plaisir, et autant qu’il veut.

Si cela ne se passait ainsi nos plus grands hommes et nos meilleurs esprits seraient les plus sauvages, et les moins polis dans la vie civile : La mélancolie qui ne se nourrit, que de pensées abstraites et de rêveries, leur donnerait une humeur farouche, et les écarterait de la société : Le monde ne serait plein que d’extravagants et d’hypocondriaques, qui seraient aussi bizarres dans leurs façons d’agir, qu’ils auraient de mépris pour les autres, et de bonne estime pour eux.

OnCælius Rodiginus lib. 8. c. 7. dit que les Arcadiens se prenant gardeI, qu’ils passaient auprès des autres hommes pour les plus incivils de tous leurs voisins, à cause que leur naturel était rude et mal plaisant, voulant s’exempter de ce reproche, {p. 412}donnèrent entrée aux jeux et aux divertissements ; cela leur réussit d’abord, comme ils le pouvaient désirer ; on commença à estimer leur amitié, et à rechercher leurs alliances : ils visitaient, ils étaient visités ; mais comme les choses forcées ne sont pas perpétuelles, la mauvaise habitude, qui avait fait chez eux comme une seconde nature, les fit bientôt retourner à leur première rusticité : Les autres Grecs qui avaient plus de politesse que tout le reste du monde en furent si vivement piqués, qu’ils leur défendirent d’approcher de leurs villes, et ne parlaient plus d’eux, que comme on ferait des Anthropophages, et des ennemis déclarés, non seulement de l'état, mais encore de toute humanité.

SelimPaulus Ionius in vita Selimi. ce grand Empereur des Turcs, qui semblait avoir une âme de fer et d’acier, et n’être fait que pour la guerre, se voulait mal de n’être pas bien affable aux occasions, et reconnaissant que les affaires le rendaient plus chagrin, qu’il n’était bienséant à un Prince qui avait un petit monde à gouverner, mangeait souvent quelques grains d’une herbe qui est assez commune parmi les Turcs qu’ils appellent NepenthéII, pour polir son humeur barbaresque, et lui donner de la complaisance : On dit que cette herbe a la vertu d’effacer pour un temps de l’esprit les images des choses fâcheuses, et de ne laisser rien dans notre âme que ce qui la peut réjouir : il en usait une ou deux fois le jour, mais particulièrement lorsqu’il avait à recevoir des Ambassadeurs, ou à se trouver dans le Conseil.

Nous avons tous besoin de cultiver notre naturel, et de le former à tous les devoirs de la société : L'étude et les affaires nous jettent insensiblement dans une humeur un peu dédaigneuse, et si nous ne veillons sur nous-mêmes, nous trouverons que plus nous sommes retirés, moins nous sommes hommes.

Cette« Omnibus quidem prodest subinde animum relaxare, excitatur enim otio vigor ; et omnis tristitia, quæ continuatione pertinacis studii adducitur, feriarum hilaritate discutitur. » Senec. in prœm. controv. raison étant pesée comme elle mérite, persuade nettement que les hommes de lettres et de cabinet ont besoin de quelque relâche pour donner plus de pointe à leur esprit, et ne se laisser point surprendre à ces indispositions fâcheuses, qui leur ôtent la douceur de la conversation, et les rendent quelquefois insupportables à eux-mêmes : et c’est la {p. 413}vraie fin, qui donne de la bonté au divertissement, qui dans son indifférence même est toujours louable, quand il est pris selon les lois de l’Eutrapélie.

On appelle ainsi la vertu qui préside aux satisfactions innocentes, que nous donnons à notre esprit : C’est elle qui en mesure le temps, qui leur assigne les lieux, et qui marque jusqu’où elles peuvent aller pour être bonnes : Elle en coupe les excès, elle en bannit les insolences, et fait ainsi notre fort de nos faiblesses : Elle les offre à Dieu de si bonne grâce, que non seulement il les agrée, mais promet encore de les récompenser, comme si nous reposant, nous travaillons pour lui.

Aussi les grandes âmes ne s’abaissent jamais jusqu’à prendre leur divertissement pour s’arrêter au plaisir, ils le prennent, comme ils feraient une médecine dans la vue de la nécessité, et pour ne se point rendre inhabiles aux fonctions de leurs charges. Théodoric n’était pas Prince à faire de sa vie, une Morale Chrétienne ; c’était un grand politique, mais qui ne regardait pas le haut point où l’excellence du Christianisme nous peut porter ;« Sit ergo et pro republica cum ludere videmur : nam ideo voluptuosa quærimus, ut per ipsa seria compleamus. » Cassioder. l. 1. variar. ep. 45. ad Boetium. néanmoins si on lui eût demandé ce qu’il recherchait dans ses divertissements, comme faire des horloges, aligner un parterre, pousser une boule et cent autres de cette nature, il aurait répondu par la bouche de son sage Chancelier, qu’il avait la même fin dans ces menus emplois, que dans les plus pressantes affaires de son gouvernement, qu’il n’avait point d’autre vue ni dans les uns, ni dans les autres, que le service du public, et que ces recréations n’étaient que de petits ragoûts pour lui faire entreprendre les soins de son Empire avec plus d’activité.

QuiCassianus collat. 24. c. 20. et 21. eût interrogé S. Jean l'Evangéliste, lorsqu’il jouait avec sa perdrix, et qu’il lui faisait pratiquer toutes les gentillesses, dont ce petit oiseau est capable, qu’il lui faisait contrefaire l’aile rompue, comme il arrive, quand il veut tromper le chasseur, et le tirer à soi pour l'éloigner de sa chère couvée, qu’il le faisait rouler sur son dos, comme il le sait bien faire, quand il se veut rendre à son nid, et ne point laisser aucune trace sur la terre ou sur la neige, qui puisse découvrir au {p. 414}Veneur le lieu de sa petite retraite, qu’il l’obligeait à faire mille caracoles parmi l’air, et puis revenir sur son poing, qu’il ajustait ses plumes, qu’il lui passait la main sur le dos ; qu’il l'appelait pour venir manger dans le creux de sa main, qui eût dis-je interrogé ce grand Apôtre, pour savoir de lui quelle intention il avait en toutes ces caresses, il n’aurait point eu d’autre réponse, sinon qu’il préparait son esprit à quelque chose de meilleur, qu’il prenait des forces pour mieux vaquer à la prière, qu’il se divertissait pour être plus recueilli au temps de l’oraison, qu’il réparait les faiblesses de la nature pour la faire servir aux occupations de la grâce.

Et c’est l’unique but que se doit proposer la Famille Sainte en ses petites recréations. Un pauvre père a tant de choses qui le fâchent, et tant de pensées qui le gênent : Une bonne mère est sujette à tant de petits chagrins, dont les occasions sont aussi fréquentes que toutes les heures du jour ; ne serait-ce pas une rigueur bien fâcheuse, s’il ne leur était jamais permis de choisir une heure pendant le jour, qui leur fût un peu moins ennuyeuse que les autres ? Dieu ne l’entend pas ainsi, ils peuvent justement rechercher quelque adoucissement à leur peine, et s’ils en usent comme il faut, non seulement ils n’y perdront devant Dieu ; mais ils y gagneront beaucoup.

Quels doivent être les divertissements ? §. 2. §

Une chose m’oblige à faire une recherche un peu plus exacte, des bonnes qualités et des circonstances du divertissement, c’est qu’il est malaisé de ne rien gâter en une matière si délicate, et de si bien prendre ses mesures, que la vertu n’en souffre, et que le vice n’en profite.

Pour l’éclaircissement de cette vérité, et de plusieurs autres de pareille nature, il faut se souvenir qu’il y a deux sortes de bontés dans les choses d’ici-bas ; l’une qu’on appelle physique ou naturelle, parce qu’elle regarde la nature {p. 415}de chaque chose ; l’autre morale, qui concerne les mœurs et les actions des hommes.

La bonté naturelle n’est pas d’une production si difficile que la morale : Peu de causes y sont nécessaires, et comme elles agissent d’un mouvement extrêmement réglé, les défectuosités n’y sont pas bien ordinaires ; de cent petits animaux qui viennent au monde, il n’y en a souvent pas un qui soit monstrueux : Il n’y faut point une vigilance particulière pour observer les temps, les lieux, ou les personnes. Un bâtard qui n’entre en cette vie que par la porte du déshonneur, n’est pas moins homme qu’un enfant légitime : Le désordre de sa naissance ne lui ôte rien ni de la beauté du corps, ni de la bonté de l’esprit. Une vigne cultivée le Dimanche ne donnera pas de plus mauvais vin, que si elle avait été façonnée un jour ouvrier ; les hirondelles ne naissent point dans nos Eglises, qu’avec une petite espèce de sacrilège et de profanation d’un lieu sacré ; elles n’en sont pas pourtant plus noires, ni moins légères pour voler.

Il n’en est pas de même de la bonté morale, elle est si tendre que le moindre incident la blesse : Tant de choses lui font besoin, que c’est un petit miracle quand toutes s’y retrouvent.

On pourrait comparer la bonté physique, à une statue qui se jette en fonte par un maître ouvrier, dont la main est si assurée, qu’elle ne manque jamais son coup, et la bonté morale à une peinture, où on ne touche qu’avec crainte et du bout d’un pinceau, trait à trait, couleur sur couleur ; tantôt du blanc, tantôt du noir, et après tout quelque beau qu’en soit le crayon, une ombre mal appliquée, un jour mal pris, une ligne hors d’œuvre fera une image que les bons maîtres ne voudront pas regarder.

Voilà où en est réduite la vertu ; ce n’est pas assez que cette sage ouvrière travaille sur un bon fond, il faut que son intention soit droite, qu’elle ne fasse rien hors d’un temps favorable, elle doit choisir le lieu où elle veut faire son travail ; elle doit connaître les personnes, qu’elle y {p. 416}emploie ; car toute sorte de mains n’est pas propre pour son ouvrage : Il est encore nécessaire que la bienséance y soit gardée en tous ses points, et même si la grâce ne descend du Ciel pour y régler tout, et y donner les derniers traits, toute cette production ne sera qu’une ébauche grossière qui ne gagnera pas le cœur de Dieu.

De toutes ces raisons on peut recueillir qu’il est nécessaire de veiller sur toutes les circonstances du divertissement, lequel n’ayant ordinairement rien de vertueux que ce que la bonne intention lui donne, a besoin d’une vigilance particulière qui l’observe partout : Disons donc que

La première qualité du divertissement est qu’il soit licite ; c’est-à-dire qu’il soit bon, ou du moins indifférent, ou si vous voulez qu’il n’approche ni du vice, ni de la licence. La vertu qui a été établie de Dieu pour être la directrice aussi bien de notre loisir que de nos occupations, peut bien donner du lustre à une bonne action ; elle peut même donner de la bonté à une action indifférente en la rapportant à une bonne fin, mais elle ne donnera jamais ni lustre, ni bonté à une action mauvaise. Comme elle embellit les choses qui sont sous sa direction, de même elle ne touche point à celles qui lui sont contraires que pour les anéantir.

Cette vérité n’a jamais été bien connue des libertins, qui sont prêts à recevoir tous les divertissements qui se présentent ; car ils se soustraient à la direction de la vertu, sans laquelle il ne se peut rien faire qui soit digne d’un homme d’honneur. Ils prennent pour guide la licence, qui est une pauvre aveugle qui leur fera faire autant de fautes, qu’ils feront d’actions, ou qu’ils diront de paroles.

Ajoutez« Quomodo divinæ particeps erit Pacis, cui ea placent, quæ Deo displicent, et iis appetit delectari, quibus illum novit offendi ? Non est iste animus filiorum, etc. » S. Leo. serm. 6. de Nativitate. que c’est une insulte qu’ils font à Dieu, de vouloir se réjouir à ses dépens : C’est lui cracher au visage, et comme lui reprocher qu’il nous devait faire bêtes et non pas hommes, quand nous quittons les divertissements des hommes pour jouir des plaisirs des bêtes. Les uns noient leur raison dans le vin ; les autres l’ensevelissent dans leur ventre pour n’être plus obligés à lui obéir ; ils se croient plus que hommes, quand ils viennent à des excès de malice et de brutalité, où les bêtes ne peuvent arriver.

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Mais quelques efforts qu’ils fassent, elle est si bien plantée au fond de leur cœur, qu’ils ne l’arracheront jamais ; elle leur reprochera tous leurs crimes, et toutes les feuilles de cette plante divine se tourneront en langues pour les accuser.

C’est ici où ces hommes de graisse et de plaisir montrent leur faiblesse, ils pensent se divertir d’autant plus pleinement que plus ils se prostituent aux dérèglements de leur volonté, et ils ne prennent pas garde qu’ils se privent de la meilleure et de la plus sincère partie du contentement.« Dedit hoc natura hominibus munus, ut honesta magis juvarent. » Quintilian. lib. 1. cap. ult. Pour faire un plaisir parfait, il faut que le corps et l’esprit y aient leur satisfaction, et cela ne leur arrive jamais : Comme ils ne recherchent que des divertissements illicites, plus le corps y est flatté, plus l’esprit s’en offense ; de sorte que leurs passe-temps ne vont jamais jusqu’au fond de l’âme ; il y a toujours quelque remords au dedans qui distille du fiel sur leurs plus agréables délices. La pointe de l’esprit les pique sans cesse, et ses menaces vont quelquefois si avant, que les plus résolus se rendent et s’abattent sous la crainte de ses châtiments.

Ainsi il est indubitable que les méchants ne se divertissent qu’à demi, la plus saine partie leur sert de bourreau, tandis que la plus sotte les caresse. Leur cœur est comme un champ de bataille, où le vice et la vertu se donnent combat ; quelle paix, où la guerre est domestique et perpétuelle ?

De plus c’est abuser du nom de divertissement de le vouloir prendre avec péché, tant s’en faut qu’il ait été institué pour y prendre un plaisir criminel, qu’il n’est proprement que pour rasséréner nos esprits, et les tirer du trouble des occupations pressantes qui leur donnent la gêne ; le contraire arrive aux libertins, au lieu de trouver quelque calme dans leurs recréations honteuses, ils n’en rapportent que du chagrin et de l’inquiétude dans leurs maisons ; ils y retournent comme des demi-désespérés à qui tout déplaît, et qui portent déjà une partie de leur Enfer avec eux ; on les voit le lendemain de leurs désordres entrepris, songeards, hébétés : Le souvenir du précédent, et les images de leurs folies qui leur semblaient si belles, ne se présentent à eux que comme des furies qui les veulent déchirer.

Là où les hommes sages qui font élection d’un divertissement {p. 418}honnête et chrétien, ne sont point obligés de rougir pour leurs fautes passées, ni de désavouer quantité de choses qui ne se peuvent approuver : Comme ils se sont toujours possédés dans leurs gaietés, il ne leur en peut rester aucune confusion : ils retournent au travail avec de nouvelles forces et avec un esprit reposé : Ce petit entre-deux de leurs occupations, tant passées que futures, fait qu’ils ne trouvent pas le rebut dans les affaires, que la lassitude et le dégoût leur faisaient craindre.

Quelque« Ludo et joco uti quidem licet, sed sicut somno, et quietibus cæteris. » Cicero l. 1. off. bon et honnête que soit le divertissement, il doit être modéré : il en faut user comme d’un remède, et se persuader qu’il y a autant à craindre des médecines à qui en prend sans nécessité, que des maladies mêmes : Elles ruinent la santé, et l’expérience nous en donne des exemples tous les jours en ces personnes, qui se droguent souvent ; outre qu’elles ne sont jamais robustes, elles sont encore extrêmement sensibles à tous les petits accidents de la vie.

D’autres« Parum delectationis sufficit ad vitam, sicut parum salis sufficit ad condimentum cibi. » Arist. 4. Eth. c. 2. et 3. ont dit que le divertissement doit être comme un sel, qui donne du goût et de la saveur aux viandes, mais il en faut peu, il ne peut venir à l’excès qu’il ne gâte plus qu’il ne profite : C’est une espèce de sommeil, qui répare les faiblesses de notre nature, lequel étant pris sans mesure, nous charge de mauvaises humeurs, et nous appesantit pour tous nos emplois raisonnables.

Comme celui-là passerait pour ridicule qui ne voudrait vivre que de médecines et de bolusIII, ou qui en voudrait prendre à toutes les heures du jour : comme on dirait qu’un homme a perdu le goût et la cervelle, qui ordonnerait à son cuisinier, que tout son manger nageât dans le sel ; comme un gros dormeur qui voudrait tenir le lit une grande partie du jour, serait tenu pour une pièce de chair : De même il faudrait prononcer contre nos libertins, qui n’ont point de plus sérieuse pensée à leur lever, que de voir comme ils passeront la journée, et les condamner à porter le nom honteux de fainéants et de bouches inutiles : Ce sont des humeurs peccantes, qui ne sont bonnes à rien, et qui font toujours quelque ravage sur quelque partie du corps qu’elles se jettent.

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Chaque« Caveamus itaque, ne dum relaxare animum volumus, solvamus omnem harmoniam, quasi concentum quendam bonorum operum. Usus enim cito inflectit naturam. » D. Ambros. 1. Offic. c. 20. chose a sa bonté, mais elle doit être prise en saison : et c’est où se montre la vraie sagesse d’user des choses pour la fin, pour laquelle elles sont faites : Nous ne travaillons pas pour nous divertir ; mais nous nous divertissons pour travailler : ainsi le divertissement ne doit point être considéré que comme un moyen qui nous aide à passer outre : ce n’est ni une demeure, ni un emploi où on se doive arrêter ; c’est un lieu de passage et de rafraîchissement pour aller plus loin : Je le comparerais volontiers à ces petites huttes de ramées qu’on dresse sur les chemins des foires ou des pèlerinages, où les passants peuvent boire un coup, et prendre le frais pour une demie-heure, afin d’arriver plus gais et moins harassés au terme de leur négoce ou de leurs dévotions : Ce serait un indiscret qui demanderait à y loger et à y faire séjour ; outre qu’il n’y aurait pas de quoi le bien faire, ce serait agir contre la nature du lieu qui n’est que pour passer.

Si nous prenons le divertissement, comme un petit secours contre notre faiblesse, nous n’en userons jamais que dans les termes d’une juste modération : Nous y regarderons plus la nécessité que le plaisir, et pour une heure que nous y donnerons, nous emploierons un jour pour le travail.

Ce n’est pas assez que le divertissement ne soit ni illicite, ni excessif ; il ne doit point faire de déshonneur à la personne qui le veut prendre : Les conditions des hommes ont je ne sais quelle bienséance qui ne peut être blessée sans offenser la raison ; Tout ce qui serait permis à un Clerc de Palais, ne serait pas approuvé en un Président :« Cum ludendum est, regiam sequestrat tantis per severitatem, hortatur ad ludum, libertatem, communionemque. » Sidon. Apoll. l. 2. ep. 2. de Theodorico. Ce n’est pas que je veuille obliger les hommes de robe à garder la même posture dans leurs divertissements, qui s’observe sur les fleurs de lys, ou à porter partout leur habit de cérémonie et les marques de leurs offices. On sait bien qu’un Chevalier de l’Ordre peut mettre bas son Cordon bleu pour n’être pas lié à une excessive retenue : mais il est aussi certain que les qualités des hommes étant comme inséparables de leurs personnes, il y a toujours quelque plus grande obligation d’honneur pour les uns que pour les autres.

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Un homme qui est à Dieu par son état, soit Ecclésiastique, soit Religieux, quelque besoin qu’il ait de se divertir, ne pourra pas se donner la même liberté, ni d’actions, ni de paroles qu’un homme laïc pourrait prendre sans déshonorer sa condition. Personne ne dira que tout ce qui n’est point répréhensible en un homme puisse être pratiqué avec approbation par une femme ou par une fille : Il y a des lieux et des temps ; il y a des compagnies où un homme se pourrait trouver sans aucun blâme, et qui néanmoins devraient être évitées par une femme, qui aurait quelque soin de sa réputation.

Si vous me demandez des instructions là-dessus, et des règles de toute la bienséance, qui doit être gardée en pareilles rencontres. Je vous renverrai à la raison qui parle assez haut, quand on la veut écouter ; à la coutume des pays, qui peut passer pour loi, à l'état, à l’âge et à la condition d’un chacun : C’est de là qu’il faut prendre ses mesures pour ne se rien permettre, que le bien et l’honneur nous pût défendre.

Il n’était rien de plus sérieux, que la déesse Minerve, elle ne laissait pas quelquefois de quitter le casque et la lance pour passer une heure de temps avec ses compagnes : elle était la première à mettre les autres en humeur ; mais c’était avec tant de réflexion, que s'étant une fois pris garde qu’elle enflait les joues en jouant de la flûte, elle la jeta par terre, et ne put jamais être persuadée de reprendre un exercice qui lui ôtait quelque chose de sa bonne grâce.

AlexandrePlut. in Alex. qui ne perdait point d’occasions de se familiariser, sut bien néanmoins se défaire d’une invitation qui lui fut faite de courir ; car soit qu’il jugeât que cette action était basse pour une tête couronnée, soit qu’il pensât qu'étant petit de corps, il n’aurait pas l’avantage à la course. Je ne refuse point de courir, dit-il, mais trouvez-moi des Rois avec qui je le puisse faire : Les autres virent bien qu’ils avaient passé la ligne, et qu’il ne fallait plus aller si avant.

CelaFulgosus, lib. 8. c. 8. n’empêche pas qu’une chose ne soit permise dans certaines conjonctures, qui ne le serait point en d’autres : {p. 421}La maladie de Louis XI. qui lui fit garder la chambre si longtemps, et qui lui donna tant d’ennuis, était une suffisante excuse pour justifier le divertissement qu’il prenait dans son cabinet à la chasse des chats et des souris, hors du besoin qu’il avait de charmer ses douleurs ; cette petite comédie était plus propre d’un enfant que d’un Roi, qui avait fait trembler l’Europe sous la prudence de ses résolutions ; mais les incidents d’une si fâcheuse langueur, qui ne le quitta point qu’avec la vie, accuseraient de dureté tous ceux qui l’en voudraient blâmer.

Si la tendresse de père a excusé Agésilaus d’avoir été à cheval sur un bâton pour ne pas mécontenter son petit fils qui le pressait de faire comme lui : si elle en excuse tous les jours tant d’autres qui bégayent avec leurs enfants, qui complotent avec eux pour des desseins qui ne se doivent jamais faire, qui leur promettent cent choses, qu’ils ne leur veulent pas donner, pour les porter à leur devoir, toute autre considération raisonnable pourra faire approuver une action de nature indifférente, quoiqu’elle semble heurter en quelque façon la personne qui la fuit : C’est à la prudence à en ordonner, quand elle a parlé, tous les Censeurs et tous les Syndics se doivent taire.

De l’entretien et de la société. §. 3. §

Le plus commun de tous les divertissements, c’est l’entretien, ou le commerce des discours, que les hommes peuvent avoir les uns avec les autres : Pour être le plus commun, il n’est pas le pire, et bien qu’il coûte peu, il a néanmoins de très grandes utilités. C’est un changeIV ou un trafic que l’avarice n’a point encore trouvé : On y donne sans rien perdre, et on y reçoit avec profit : Tous les biens d’esprit ont cet avantage, qu’ils enrichissent ceux qui les reçoivent, et n’appauvrissent point ceux qui les donnent, parce qu’ils peuvent être à plusieurs maîtres tout à la fois.

Ce divertissement est commun, aussi n’est-il pas de l’invention des hommes ; mais il nous vient du secret mouvement de {p. 422}la nature, qui ne butteV qu’à nous unir tous par les devoirs de la société. Chacun en use comme il veut et autant qu’il veut, il n’est point de condition si misérable dans le monde qui n’y puisse avoir part : La justice qui met des fers aux pieds et aux mains des criminels, ne leur a point encore attaché de cadenas à la bouche, et ne leur a pas ôté la liberté de parler et de se plaindre dans leur malheur.

Chaque animal a de l’inclination pour tous ceux de son espèce ; tous se regardent comme des membres détachés d’un même corps, qui tâchent de se réunir ; il n’est que les bêtes farouches, et les oiseaux de rapine qui ne se joignent point. Outre ces premières impressions de la nature, que l’homme a de converser et de se voir volontiers avec son semblable, il a des dispositions à la société que les autres choses n’ont point ; il a l’usage de la langue, il a les signes des mains, des yeux et de toute la tête pour exprimer ses pensées, et pour découvrir son cœur. Tout parle en un homme ; s’il y a quelque chose qui nous empêche de goûter la douceur de la conversation, c’est qu’elle est commune, et que les viandes communes ne piquent point notre appétit ; il en est comme de la santé, nous ne connaissons jamais bien ce qu’elle vaut, que quand elle nous manque ; on la sait estimer après une longue solitude. Les vieillards qui survivent à leurs compagnons, se trouvent bien entreprisVI, n’ayant plus personne de leur âge pour s’entretenir.

Mais qui n’estimerait l’entretien qui nous donne deux des plus douces satisfactions de la vie ? Nous sommes pressés de deux désirs contraires, l’un est de savoir, l’autre est de produire et de débiter ce que nous savons : Comme le premier veut toujours acquérir, le second est d’inclination à toujours donner ; l’un n’est jamais plein, l’autre n’est jamais vide. Tous deux néanmoins ont de quoi se contenter dans l’entretien.

La curiosité ou la passion de savoir y recueille abondamment pour s’enrichir : A peine est-il un homme quelque ignorant qu’il soit, de qui nous ne puissions apprendre quelque chose, et si nous savons faire élection des personnes, nous ne trouverons rien que la conférence ne nous puisse enseigner. C’est une étude de plaisir où nous devenons savants sans peine et sans mélancolie. Nous y profitons de toutes les connaissances {p. 423}que les autres ont au-dessus de nous ; les paroles qui sortent de leurs bouches sont des rayons de lumière qui nous éclairent, et qui chassent les ténèbres de nos esprits, les uns nous développent les plus beaux secrets de la Philosophie, les autres de la Théologie. Celui qui est savant aux Mathématiques fait gloire de nous en déclarer les plus belles opérations ; un autre apporte les décisions du Droit et du Code : Il s’en trouve qui discourent très ingénieusement des Aphorismes de la Médecine. D’autres fois un voyageur nous débitera si bien ses aventures, et nous déclarera ses allées et ses venues avec un si bel ordre, que si nous voulons l’écouter avec application nous apprendrons à l’aise, et avec plaisir tout ce qu’il n’a su qu’avec peine et beaucoup de dangers.

D’autre côté un homme désireux de paraître n’a point de plus agréable rencontre qu’une bonne compagnie : Sa science et toutes les richesses de son esprit ne lui sont rien qu’autant qu’elles le peuvent faire estimer auprès des personnes d’honneur. Une belle assemblée lui tient lieu de théâtre, sur lequel il faut faire montre de tout ce qu’il a jamais lu de plus curieux ; il se produit tantôt par le récit naïf de quelque jolie Histoire qu’il fait venir à propos ; tantôt par quelque point de Chronologie, dont il a fait une étude particulière, tantôt par un compliment bien ajusté, tantôt par une répartie ingénieuse, tantôt par une heureuse défaite de quelque pointilleVII qui embarrasse un autre, tantôt par la subtilité d’un accommodement qu’il trouve à deux contrariétés : Si ce désir de paraître peut être encore persuadé, que ce qu’il a dit dans l’entretien a été goûté, il croit que toutes ses veilles et toutes les mauvaises nuits de ses études, lui sont bien payées.

Les profits de ce divertissement vont encore bien plus loin ; nous y perdons notre première rusticité qui n’a point d’autre règle que l’impétuosité et la boutade ; nous y apprenons à vivre en hommes. C’est là que nos passions perdent leur humeur sauvage, et n’osent se produire avec leur brutalité ; car qui voudrait avoir tant d’honorables témoins de ses extravagances ? Il faut de nécessité que ces mouvements brutes s’apprivoisent et se rangent à la raison. La crainte de passer pour violents ou pour étourdis, nous fait tenir la bride haute à nos promptitudes, et les réduit à une juste médiocrité.

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Aussi voyons-nous qu’il n’est guère de personnes plus polies, et j’ose quasi dire plus raisonnables, que celles qui hantent les meilleures compagnies, soit qu’elles tirent cet avantage du bon exemple, qui les oblige à faire des réflexions utiles et sérieuses sur elles-mêmes, soit que le respect qui ne se perd point parmi les honnêtes gens, les tienne dans une plus grande réserve, soit que le désir que chacun a d’y faire sa réputation, leur donne une contrainte volontaire de mesurer toutes leurs actions et de peser toutes leurs paroles, il est certain que le fruit en est toujours très grand. Ce qu’on y pourrait reprendre ce serait peut-être une complaisance trop molle, ou quelque manquement de sincérité, qu’un autre appellerait hypocrisie ; mais c’est à chacun de s’en défendre, et à composer son intérieur sur la belle apparence du dehors.

Quoiqu’il en soit il est toujours vrai que l’entretien est une honnête relâche de notre esprit ; car les choses dont il s’y parle ordinairement ne sont ni si sérieuses, ni d’une si haute élévation, qu’elles demandent une attention bien pénible. Il faudrait être un peu Philosophe, ou homme d’école pour y porter des spéculations toutes crues et mal digérées : Même si cela lui arrivait par mégarde, ou il ne retournerait pas une seconde fois, ou il ne ferait pas la même faute. La politesse qu’il y aurait reconnue, lui aurait donné du sens commun : Quelques subtiles que soient les pensées qu’on y apporte, on les énonce de si bonne grâce et avec des termes si clairs qu’on ne travaille point à les concevoir ; on les revêt de tant de jolies comparaisons, qu’à moins d’être massif plus que du plomb, on les entend avec plaisir ; elles ne s’y débitent point dans cet air de dispute qui va de blanc en blanc sans donner le loisir de parer au coup, on les tourne, on les retourne, et on leur fait prendre tant de nouveaux jours qu’on peut dire qu’elles nous sont présentées comme un agréable tableau, et que nous n’avons qu’à ne point fermer les yeux pour les voir.

De plus en un honnête entretien la même personne ne parle pas toujours, chacun y vient à son tour, et cette aimable variété fait comme une espèce de Comédie imprévue, où il y a autant de personnages qu’il y a d’hommes qui veulent {p. 425}parler. Pas un n’y parle s’il ne veut ; les uns y parlent plus, les autres moins : Un homme sage y parle quand il faut ; si quelqu’un parle hors d’œuvre, on l’écoute ; car on ne se gêne pas à ne point sortir d’un sujet, mais c’est à la prudence de chaque particulier de ne point passer du coq à l’âne sans s’être fait quelque chemin, et sans avoir mis quelque espèce entre deux ; on ne peut désavouer que cette diversité bien pratiquée ne soit très délicieuse.

A quoi on peut ajouter que si notre esprit se plaît à la nouveauté, il y a toujours de quoi se contenter ; car les pensées des autres sont nouvelles pour nous ; on en peut dire autant de la façon de les expliquer, comme chacun a la sienne qui lui est propre, chacun a de quoi nous divertir.

Je ne dis rien de la multitude des choses qui se traitent dans la conversation ; ni de la rencontre de tant de divers esprits qui font une espèce de concert très divertissant : Les uns s’élèvent dans leurs discours, les autres s’abaissent. Celui-ci se retire, l’autre le pousse ; mais avec une modération si bien ménagée que l’autre peut revenir à la charge, quand il lui plaît, l’un est pour un parti, l’autre pour un autre, l’un attaque, l’autre défend : Celui-ci gagne, celui-là perd. Comme tout se termine en un combat d’honneur, chacun fait gloire de céder ; tous disent qu’ils sont vaincus pour laisser la victoire aux autres, lorsque tout cela est traité avec accortiseVIII, il donne quasi la même satisfaction que ces recréations publiques, et ces somptueux carrouselsIX qu’on ne fait que de siècle en siècle pour en éviter la dépense.

Enfin l’entretien a tant de douceurs mêlées les unes dans les autres, que nous ne recherchons quasi point les autres divertissements que pour l’amour de lui ; on se plaît à manger ensemble, c’est plus pour se voir et pour s’entretenir, que ce n’est pour contenter sa faim, si on joue on veut compagnie : La chasse, quoique ce soit un exercice qui a beaucoup d’agrément, serait bientôt abandonnée s’il y fallait garder le silence. La Comédie nous semble belle à cause de ses péripéties et de ses événements surprenants, mais si vous lui ôtiez la parole, vous lui ôteriez toute sa grâce : La lecture même qui est naturellement muette, quoiqu’elle parle toujours, {p. 426}n’aurait que la moitié de sa beauté, si elle n’était entrecoupée de quelques demandes et de quelques réponses : il faut que plusieurs y parlent à diverses rencontres ; d’autant qu’un discours continu est toujours ennuyeux : Je ne dis rien de la musique : on sait que tout y parle jusqu’à l’air.

Cela me fait dire qu’il n’est point d’entretien, si ce n’est des Anthropophages ou des Lamies, qui n’ont que des discours de meurtre et de carnage, qui ne nous tire de nos pensées ordinaires, et ne nous laisse dans une plus grande liberté d’esprit, qui est ce que nous prétendons du divertissement.

Mais quelque agréable et quelque utile que soit l’entretien, comme il est de même nature avec toutes les autres relâches de notre esprit, il en faut user sobrement ; car s’il est excessif, il est répréhensible : L’excès y peut être de trois sortes, en se voyant trop souvent, trop longtemps, ou en y mêlant des discours qui blessent la bienséance.

La trop grande familiarité et la trop fréquente conversation, découvre nos faiblesses, et engendre le mépris : il n’est pas avantageux à plusieurs personnes de se faire tant connaître : L’estime qu’on en avait prise, déchoit à mesure que leurs défauts paraissent ; le respect qui n’est qu’un témoignage de la bonne opinion que nous avons de quelqu’un, se diminue : On prend par après des libertés, qui sont peu respectueuses, et bien que la civilité nous arrête pour un temps, il est comme impossible que quelque signe ne nous échappe de la mésestime que nous avons dans le cœur : Sitôt que l’autre s’en prend garde, voilà une rupture.

Quand ce manquement ne se rencontrerait point, l’inconstance des hommes ne leur permet pas de parler souvent, et longtemps sans faire quelque faute. Notre langue est trop frétillante pour ne pas prévenir quelquefois les règles de la conscience et de la raison : Vu même que si nous en croyons la Philosophie, les plus grands parleurs ne sont pas les plus judicieux :« Quod deterior potiori, insidiari. » fol. 2.Philo. L’homme sage ne jette pas ses paroles à la foule ; c’est comme un maître Tailleur qui sait si bien couper un habit, qu’il n’y met ni plus ni moins d’étoffe qu’il en faut. Il sait que nos paroles sont comme des vêtements, dont nous couvrons nos pensées pour les faire entrer dans l’oreille de {p. 427}celui qui nous écoute : Pour être proprement vêtu, il faut que l’habit soit juste ; c’est-à-dire qu’il ne soit ni trop court, ni trop long : il en est de même de nos discours ; combien se trouve-t-il de discoureurs qui donnent un habit de géant à un nain ?

Le troisième excès est encore plus dangereux que les deux autres ; car sitôt que l’entretien tombe de la bienséance dans la raillerie, ou dans le libertinage, il fait plus de mal que de bien : Otez-moi ces personnes qui ne peuvent rien dire qui ne pique, et qui sont capables de faire autant de querelles, qu’ils disent de mots : Ces gens-là doivent être comparés à Cadmus ; lequel ayant semé des dents de serpent, en fit aussitôt naître des hommes armés, qui se tuèrent au même moment qu’ils commencèrent à vivre : L’entretien serait insupportable, s’il fallait s’y commettre, ou à soutenir un combat, ou à souffrir les piqûres d’une langue qui tranche de tous côtés ; aussi les craint-on comme des bêtes farouches qui font des solitudes partout où elles se trouvent, et on évite aussi soigneusement leur conversation que la rencontre d’un serpent : Qui pourrait s’aimer en une compagnie où on déclare la guerre à Dieu et à ses Saints ? Où il n’est point de vertu, de qui on ne médise ? Où les Mystères de notre Foi, ne sont guère moins maltraités que ceux de l’Alcoran ? Qui voudrait exposer sa réputation à la censure de quelques railleurs, dont les brocards valent pis, que des libelles diffamatoires ? Nous toucherons encore ce sujet au traité de la conversation.

De la Promenade. §. 4. §

Quelqu’un pourrait penser que la promenade n’étant qu’une pièce et une dépendance de l’entretien, elle ne devrait point avoir un chapitre à part, et que d’en user autrement, c’est la séparer de son tout : J'avoue que leur alliance est très grande, mais bien que la promenade ne soit guère sans l’entretien, elle n’en est pas pourtant inséparable : L’entretien {p. 428}ne se lie ni à la promenade, ni au repos : comme il ne se trouve point mal de l’un, il n’a point d’aversion de l’autre : Allez, demeurez, l’entretien n’est ni pire, ni meilleur : Il est vrai que la promenade seule n’a pas toute la douceur qu’elle pourrait avoir quand l’entretien lui manque : néanmoins elle s’en peut passer ; Les solitaires ne laissent point de se divertir, pour être seuls, ils n’en sont pas moins joyeux : Une solitude est plus aisée à souffrir qu’un discoureur importun : On ne manque point de quoi se tirer de la presse de ses pensées dans la promenade, la diversité des objets qui s’y présentent, suffit toute seule pour donner une honnête liberté à notre esprit.

GalienLib. 3. de usu partium. se plaint avec raison de la cruauté d’un certain voleur de Pamphilie, qui coupait les pieds à tous ceux qu’il rencontrait : C’était, dit-il, leur trancher la moitié de la vie en leur ôtant le mouvement : A combien de choses les rendait-il inutiles ? A combien de malheurs les exposait-il ? De combien de douceurs leur ôtait-il la jouissance ? Il leur laissait leur âme ; mais il la tenait comme en une prison perpétuelle, puis qu’il la privait de la liberté d’agir et de se produire au dehors : La mort leur eut été moins onéreuse, qu’une vie sans action ; si la mort n’a point de bien, elle n’a point de mal ; et une vie estropiée a du mal, et n’a point de bien : C’est une exerciceX fort pénible de ne pouvoir rien faire, d’avoir le principe du mouvement, et de ne pouvoir faire un pas, d’être homme et d’être contraint de demeurer immobile, comme un tronc de bois ou un quartier de pierre.

Toutes les opérations de notre corps sont des relâches pour notre esprit, et plus le corps est doucement occupé, moins l’esprit travaille : Notre âme qui les met en œuvre leur distribue des forces selon leur application, et comme la vertu qu’elle leur peut donner pour leurs fonctions n’est pas inépuisable, il est nécessaire qu’elle en retranche autant à l’esprit qu’elle en donne au corps : Elle est comme une source qui se divise en deux ruisseaux, moins elle en donne à l’un, et plus elle en donne à l’autre : Elle va toujours où le besoin est plus grand : si l’emploi du corps est pressant, elle y fournit un plus grand secours, et pour le pouvoir faire, elle retranche une partie de l’application qu’elle donnait à l’esprit : Cela {p. 429}se voit à l’œil : Proposez quelque haute spéculation ou quelque beau raisonnement à un homme qui travaille du corps, quand il aurait l’esprit aussi délié qu’Aristote, il ne le concevra jamais si bien que s’il était dans le repos, il vous avouera qu’il ne se possède point assez, et que pour en pouvoir juger pleinement il a besoin d’y penser une autre fois.

Entre les opérations du corps qui débandent notre esprit, et le retirent de cette trop forte application, qui nous chagrine et épuise notre vigueur, les unes le font plus agréablement que les autres : celles qui ne se font point qu’avec quelque violence, ne méritent pas bien le nom de divertissement, qui dit toujours je ne sais quoi de délicieux : mais la promenade a des charmes si doux pour faire sortir notre esprit de sa trop sérieuse attention, qu’elle l'enlève avec facilité : elle lui représente l’interêt de sa santé, l’altération de son tempérament, la diminution de ses forces, le danger de ne pouvoir pas continuer une exercice où il faut tant de contention sans un peu respirer :« Nascitur ex assiduitate laborum, animorum hebetatio quædam et languor. » Senec. de tranquill. c. 15. elle l’assure, que ce n’est que pour un temps, que l’interruption ne fera aucun tort, qu’elle ne répare avec avantage : Elle lui montre que de tous les remèdes, il n’en est point de plus innocent, qu’il ne coûte rien, qu’il se peut prendre à toute heure, qu’il ne lui faut aucun appareil, elle promet de le rendre plus capable d’affaires à son retour, de donner une nouvelle pointe à toutes ses pensées, de rétablir ce que la trop grande application avait endommagé : non seulement elle le promet, mais elle le garde : elle nous fait comme un nouveau corps, et pour nous avoir éloignée pour quelques moments d’une exercice qui nous était onéreuse, elle nous le fait reprendre avec un nouveau goût, et nous fait aimer le travail que nous avions en horreur.

LesVitruvius, lib. 5. c. 9. Romains qui avaient reconnu les utilités très considérables, qu’on peut recueillir de ce divertissement, avaient dressé en leur ville de très belles allées, les unes à l’air, les autres couvertes, afin que quelque temps qu’il fît, cette honnête exercice ne manquât point à qui le voudrait prendre. Pompée dont l’esprit populaire et magnifique cherchait toutes les occasions de plaire à ses Concitoyens, fit bâtir une galerie publique, où il mit de si riches embellissements, que {p. 430}l’Orateur Romain lui a voulu donner place dans ses ouvrages pour en conserver la mémoire.Cicero l. 3. de Oratore. Beaucoup d’autres pays n’en ont pas moins fait pour soulager les ennuis de leurs habitants, et leur faire oublier leurs peines domestiques sans qu’il leur en coûtât rien : De là sont venus ces petits bois si bien alignés, ces jarsXI, ces paille-mailles, ces promenoirs, où toutes sortes de gens se vont divertir, et chasser leurs mauvaises pensées : Ce remède est très utile quand il est pris en saison, et qu’on ne fait point un lieu d’insolence d’une recréation publique.

Mais qu’il y ait des allées au pays où nous sommes, qu’il n’y en ait point ; la campagne en est toujours ouverte à qui en veut user. Chacun peut avoir la clef des champs quand il lui plaît : Nous pouvons aller où nous voulons sans craindre que la terre nous manque : Les grands chemins nous mènent toujours plus loin que nous n’avons de forces et de loisir pour marcher ; nous en prenons tant que nous voulons sans en être obligés à personne ; nous y respirons un air beaucoup plus pur que dans le logis.« In ambulationibus apertis vagandum ut cælo libero et multo spiritu augeat, attollatque se animus. » Senec. de tranquillitate animi. c. 15. Nos pensées noires ont moyen de s’évaporer et de s’en aller en fumée, nous nous y déchargeons de notre pesanteur qui ne vaut guère mieux qu’une petite maladie ; notre esprit revient de la fatigue et nous retournons à la maison, comme des hommes nouveaux.

Ne faut-il pas avoir perdu le goût des bonnes choses pour n’aimer point la promenade, qui a de si bons effets ? elle n’est guère longue dans la campagne, qu’elle ne nous présente une ravissante diversité composée de tant de belles pièces que notre esprit semble sortir par nos yeux pour en approcher de plus près, et mieux considérer les très riches ouvrages de la nature ; ou la portée de notre vue est bien courte, ou nous voyons des bois, des vignes, des prairies, des maisons, des terres labourées, des montagnes, des vallées ; ici un champ revêtu de moisson ou de verdure, là un autre tout nu ; on voit ici un ruisseau, un peu plus haut une fontaine, si bien qu’il faut ne se toucherXII de rien, ou il faut prendre plaisir à la rare diversité que la campagne nous met devant les yeux ; on loue les Palais des Rois pour leur belle et somptueuse structure, on ne les {p. 431}voit qu’avec admiration, on estime leurs maîtres heureux d’être si superbement logés : Est-il ouvrage plus beau et mieux travaillé que le monde ? pouvait-il avoir un fondement, ou un plancher plus solide que la terre ? pouvait-il être plus richement couvert que du Ciel ? La campagne nous découvre l’un et l’autre ; elle nous montre au doigt le lieu de notre dernier rendez-vous, et nous inspire fortement d’en prendre le chemin.

On disait du temps des Païens que de toutes les divinités il n’en était point de plus aisée à contenter que la Déesse Hygie, c’est-à-dire la santé ; elle ne recherchait point qu’on lui dressât des Eglises à grands frais, ni des Autels pompeux ; elle se trouvait aussi facilement dans une pauvre grotte, qui n’était couverte que de mousse, que dans un Temple de marbre et de porphyre. Il s’en peut dire autant de la promenade qui a toujours été d’une grande alliance avec la santé ; elle peut être recherchée à toutes les heures du jour. Prenez-la le matin, prenez-la le soir ; faites-la longue, faites-la courte ; que ce soit pour peu, que ce soit pour longtemps ; allez lentement, allez vite ; montez, descendez ; allez de plein pied : Si vous aimez l’air sortez, si vous le craignez ne sortez pas, prenez la promenade dans une salle, prenez-la au jardin, prenez-la à la campagne, elle est utile partout.

Elle n’est pas de ces remèdes chagrins, comme la diète et la purgation, qu’on ne peut prendre utilement qu’avec des précautions fâcheuses, des ordonnances de Médecins, des temps et des heures limitées qui ne permettent rien qu’avec poids et mesure, qui vous tiennent dans une si étroite captivité ; que vous n’oseriez respirer qu’un air fait d’artifice. La promenade ne gêne personne, on en use avec liberté, elle nous laisse l’usage des choses comme la nature les a produites ; si vous en prenez peu, ce peu vous profite ; si vous en prenez beaucoup, cela fait encore mieux ; il n’y a point de dose certaine qu’on n’en puisse prendre davantage sans se faire mal : Il ne faut ni balance, ni trébuchet, pour dire il n’en faut que tant ; elle passe au-delà des dragmes et des scrupules, et ne craint point d’aller à l’excès.

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La meilleure et la plus naturelle est celle qui se fait à pied ; elle n’y oblige néanmoins ni les sains, ni les malades : Faites-la en carrosse, vous vous en trouverez bien, si vous la faites à cheval vous en serez mieux ; faites-la sur les bras d’autrui comme les petits enfants qui ne peuvent encore marcher, faites-la sur des crosses comme les estropiatsXIII, vous en recevrez du soulagement ; le matin est le temps le plus favorable, le soir n’est pas mauvais. Prenez votre heure, c’est la sienne : Votre loisir sera le sien ; en quelque quantité que vous la preniez, pourvu que vos forces la puissent souffrir avec facilité, vous n'y pouvez faire de fautes ; elle n’a qu’une seule ennemie, c’est l’indiscrétion.

De la Musique. §. 5. §

Pour nous faire aimer la Musique ce nous devrait être assez que la sagesse de Dieu y prend plaisir. Le jeu dont elle dit qu’elle fait son divertissement en ce monde n’est autre chose que le bel ordre et la riche harmonie qu’elle observe dans la production, et dans la conservation des créatures ; elle a tout fait, dit le Sage, en poids, en nombre et en mesure ;« Omnia in mensura, et numero, et pondere disposuisti. » Sapient. c. 11. 21. il n’en faut pas davantage pour un excellent concert : Les voix n’y doivent pas être seulement comptées pour faire nombre, elles y doivent être encore pesées ; car si toutes étaient légères, la Musique ne serait pas solide, et si toutes étaient pesantes, elle ne serait pas délicate ; il faut qu’elle soit pleine et achevée en toutes ses parties pour être parfaite. Outre le poids des voix le nombre n’y doit point manquer, ni une, ni deux ne rempliraient pas l’oreille : Ces deux choses sont nécessaires, et néanmoins elles ne suffisent pas ; il est besoin que toutes les voix s’accordent et soient réglées par une même mesure. Tout cela se rencontrant dans l’ouvrage de Dieu, il est aisé de conclure que tout ce monde ne fait qu’un chœur, où toutes les créatures tiennent leur partie pour rendre continuellement un Cantique de louanges, et d’actions de grâce à leur Créateur. Les Etoiles y font le dessus, les Eléments et tout le reste savent le rang qu’ils y doivent avoir.

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Cette belle et savante harmonie se fait pour tous les hommes, il en est peu pourtant qui se donnent le loisir d’y prêter l’oreille ; car qui est-ce qui se veut tirer de la presse des affaires pour entrer dans la solitude ? et néanmoins c’est là seulement qu’elle s’entend. En est-il qui veuillent écouter ce que le bel ordre du monde leur dit ?

Comme il est peu d’hommes qui aient l’oreille assez délicate pour entendre la Musique de Dieu, qui est le plus doux divertissement qui puisse entrer dans une âme bien faite, il s’en est formée une seconde, qui bien qu’elle ne vaille pas la première, dont elle n’est qu’un crayon bien grossier, elle ne laisse pas pourtant d’avoir d’excellents effets pour la satisfaction de nos esprits, et c’est de celle-ci, dont nous devons parler.

Ceux qui n’en font pas l’estime qu’elle mérite, et qui ne savent pas juger du pouvoir qu’elle a sur l’esprit des hommes, nous font entendre que la Musique, soit des voix, soit des instruments, n’est qu’un air battu et poussé entre deux corps, qu’il n’entre que par les oreilles qui n’est pas le sens le plus subtil de l’homme, qu’il lui faut de grands détours devant queXIV d’arriver où il prétend, et que sa pointe est émoussée au moment qu’elle est pour se faire sentir.

Quoique ses ennemis aient apporté, pour lui ôter la gloire qui ne lui peut être refusée sans injustice, elle n’a pas laissé de subsister avantageusement depuis ses premiers commencements, elle a passéXV de siècle en siècle, comme de triomphe en triomphe, et a toujours régné dans les plus belles bouches et les plus illustres maisons ; elle a fait le divertissement des plus grands Princes, et l’occupation des langues les plus délicates. Les Auteurs sacrés s’en sont servi pour coucher par écrit l’Histoire Sainte, et David n’a jamais eu de meilleurs sentiments que ceux qu’il a chantés sur son Luth ;D. Hieronym. in præfat. in Isaïam. Iosephus l. 2. antiq. c. 16. elle a donné de l’air et de la majesté aux plus augustes louanges qui se devaient à Dieu ; il ne s’est point fait de cérémonies tant soit peu considérables, où la Musique n’ait été appelée, quand elle s’y est trouvée, elle a toujours eu place près du Sanctuaire.

On peut bien accorder à ses envieux que c’est un air battu et pressé entre deux corps, mais il faut ajouter que cela se {p. 434}fait par art et par une direction de sagesse : Tout air battu ne fait pas musique, autrement on pourrait conclure que le braiement d’un âne, le grognement d’un porc, et le bruit d’une charrette mal graissée est musical ; et c’est pour cela même que je prise la musique, que l’invention des hommes ait été assez subtile, pour ménager l’élément de l’air, et lui donner tel son et telle forme qu’il lui plaît : Nous estimons la Sculpture, qui peut faire un homme d’un quartier de marbre ; néanmoins elle n’a pas grande subtilité ; elle a sa matière devant soi qu’elle coupe et qu’elle tranche : elle voit de ses yeux où elle porte son ciseau, elle sait jusqu’où elle le doit piquer : La musique n’a pas la même facilité en ses ouvrages : L’air qui est le fond sur lequel elle travaille, ne se voit point, elle n’a quasi point d’autre outil que sa langue. Ses yeux ne jugent point de ses coups, il faut qu’elle s’en rapporte à ses oreilles : et néanmoins quoiqu’elle agisse en aveugle, elle sait si bien presser ou étendre l’air qui n’est que du vent, qu’elle en fait telle figure qu’elle veut ; elle le fait parler haut, elle le fait parler bas, et lui fait dire tout ce qu’elle veut, et de quel ton elle veut.

Elle n’a pas seulement cet empire sur l’air, qu’elle manie et qu’elle tourne à son gré, elle l’a encore sur les esprits, qu’elle surprend ou par la douceur de ses charmes, ou par l’impression de son pouvoir, elle leur fait prendre les mouvements et les passions qu’elle se propose : elle fait une si puissante révolution sur les corps et sur les esprits, qu’en un moment on voit des hommes changés, elle en fait des Anges, elle en fait des Démons.

Que ne peuvent pas les tambours et les trompettes avant un combat ? Cela remue toute une armée, c’est comme un nouveau feu qui entre dans les veines de tous les soldats : cette musique fait autant de lions qu’il y a d’hommes qui l’entendent : La couleur leur monte au visage, et le courage dans le cœur : Les pieds et les mains s’en ressentent : Tout le corps est dans une nouvelle posture, et les plus timides ont peine de se tenir : Nous lisons dans les histoires que les chevaux et les éléphants qui ne sont qu’une masse de chair, sont sensibles aux fanfares, et en prennent une chaleur qui {p. 435}les pique et les pousse dans la mêlée.

Elle n’est pas seulement pour faire des furieux ; c’est le moindre de ses ouvrages, et ne le fait que dans la nécessité : Son grand emploi est de calmer les esprits, et les remettre en leur assiette naturelle, quand quelque disgrâce ou quelque passion violente les en a tirés : Son but principal est de nous inspirer des affections civiles, et de nous arracher de la mélancolie, qui nous ruine la santé, et détruit nos plus beaux jours : C’est de nous donner des inclinations de société, et nous délivrer de ces altérations malignes, qui ne nous remplissent que de fiel et d’amertume : C’est de nous élargir le cœur, et de nous faire vivre en hommes.

Quand on demandait au Philosophe Philolaus, pourquoi la Musique nous était agréable, il répondait, que telle est la nature des choses sympathiques, et que notre âme n’étant faite que d’harmonie, il ne se pouvait faire qu’elle ne se laissât toucher à la variété des sons, et que plus ils étaient doux, plus sa joie était délicieuse.

PlatonIn Timæo. poussait sa pensée bien plus avant, il s’imaginait que partout il y avait de la Musique ; mais qu’elle n’était entendue que des oreilles savantes : A son dire, tout ce monde n’était qu’un grand corps plein de vie, tout ce que nous voyons en étaient les membres, et l’esprit qui l’animait n’était qu’une grande âme harmonieuse, qui tenait toutes les parties dans le ton et dans la mesure, qui lui était propre ; et pour donner plus de fondement à son opinion, il ajoutait, que chaque chose en particulier faisait sa petite Musique, laquelle était subordonnée à la Musique générale de tout l’Univers. Il reconnaissait l’homme comme la voix principale de ce grand concert, il assurait que non seulement son âme était toute d’harmonie, mais que tout ce qui était en lui jusqu’à un cheveu de sa tête était encore musical.

Je sais bien que nous ne sommes point obligés de recevoir les belles rêveries de Philolaus et de Platon pour des vérités ; mais on ne peut désavouer que la Musique ne cause des mouvements très doux et très sensibles en l’homme : {p. 436}elle charme ses ennuis ; elle l’encourage dans les difficultés ; elle efface les mauvaises pensées de son esprit ; elle lève les ombrages qui le tenaient dans la défiance et dans la tristesse : elle le remplit d’espérance, et en bannit la crainte : L’esprit n’en est pas seulement plus libre, mais le corps en vaut mieux.

SaülLib. 1. Regum c. 16. et c. 19. ne trouva point de plus puissant remède pour chasser son Démon, que le luth : Ce pauvre Prince faisait compassion à tous ses amis ; car dans toutes les réjouissances de sa bonne fortune qui l’avait fait Roi, il était tourmenté d’un esprit malin qui le rendait de si mauvaise humeur qu’il devenait furieux, et sa furie le portait souvent jusqu’à la cruauté : il faisait aussi dangereux de se trouver devant lui pendant son accès que devant un lutin : il eût aussitôt tué son ami que son ennemi : Les fumées de sa rate qui lui montaient au cerveau, lui démontaient tellement la raison qu’il faisait armes de tout ce qu’il rencontrait pour se défaire de tous ceux qui étaient près de lui. David y courut risque de sa vie, et n’eût été qu’il était assez agile pour faire une démarche dans le danger, il n’eût jamais évité d’être percé d’outre en outre de la lance de cet enragé ; mais comme il le vit venir à soi, il gauchit, et lui fit porter le coup dans la muraille.

Dans le plus fort de son mal, un Page prenait le luth, le premier fredon qui frappait l’oreille de Saül, lui frappait aussi le cœur : De là il commençait à être mieux et à mesure que l’harmonie continuait, sa manie le laissait ; au bout de quelque temps il était aussi calme, et aussi raisonnable, que s’il n’eût rien souffert : Son Démon l’avait quitté.

Mais comme quoi me direz-vous, se pouvait-il faire, que l’harmonie d’un seul instrument eut un tel effet ? Une chose matérielle, comme le son, peut-elle agir sur un pur esprit, comme était celui, qui tourmentait Saül ? La cause la plus probable qu’on puisse apporter sur ce sujet, c’est de dire que le Démon de Saül n’avait aucun pouvoir sur son esprit, que quand il était dans la violence de son humeur atrabilaire, qui était comme le lien qui attachait ce lutin avec ce misérable {p. 437}Prince : C’était pour lors que cet avorton d’enfer empoignait Saül, et le poussait à des emportements horribles, et à de si cruelles vengeances, qu’elles n’étaient excusables qu’en un possédé : Mais la même Musique qui modérait sa mélancolie, le délivrait encore de son Démon ; elle rompait la chaîne qui les tenait attachés : Saül revenait à soi, et son lutin était contraint de s’enfuir.

IlGuill. Paris. p. 3. 2. partis de universo c. 20. serait à souhaiter que la bonté de ce remède fût mieux connue, et qu’on en usât plus souvent dans l’occasion ; il ferait bien autant sur les corps que sur les esprits : Ce serait un antidote pour toutes les maladies cachées, où la médecine ne voit goutte : Il préviendrait toutes nos indispositions qui ne proviennent que d’un amas d’humeurs corrompues, il guérirait nos corps en réjouissant nos esprits : Il est certain que nous ne tombons malades que par quelque excès d’une bile échauffée, d’un sang pourri, d’un flegme trop abondant, ou d’une mélancolie brûléeXVI : Ce sont là les sources de nos fièvres, de nos coliques, de nos abcès, qui mettent en désordre toute la belle économie de notre corps : Là-dessus nous nous plaignons, tantôt de la tête, tantôt de l’estomac, ou de quelque autre partie, qui en souffre.

Quelques-uns croient que si les Médecins avaient étudié la Musique, et qu’ils en eussent connu tous les secrets, il ne leur faudrait ni bolus, ni médecines pour chasser nos maladies : Un petit fredon bien délicat, ou si le mal était opiniâtre, un mélodieux concert l’apaiserait, et nous ferait recouvrer notre premier tempérament.

Il n’y a que peu d’année qu’une personne qui est encore en vie, et qui travaille très utilement pour la gloire de Dieu dans le pays des Turcs, fut guérie de la sorte : Cet homme retournant de la campagne où il avait beaucoup fatigué à instruire le pauvre peuple, fut accueilli d’une fièvre très violente, qui le réduisit en quinze jours à la dernière extrémité : Il avait reçu tous ses Sacrements : On avait fait la recommandation de l’âme plus d’une fois : Enfin on l’avait tenu pour mort : Les Médecins l’avaient si bien condamné, {p. 438}qu’ils ne lui donnaient plus aucune visite ; il n’avait rien pris depuis trente-six heures, qu’il empirait visiblement. Une parole agréable suivie d’une petite chanson le réveilla et lui fit ouvrir les yeux ; on lui donne une cuillerée de vin, il la prend ; on redouble la chanson, il jette un petit sourisXVII. Que dirai-je plus ? il reçut de la nourriture et passa la nuit où il devait mourir, avec beaucoup de tranquillité. Le lendemain matin on alla donner le bonjour à son Médecin, il n’attendit pas ce qu’on avait à lui dire, il avance : Hé bien à quelle heure est-il mort ? on lui répond qu’il se porte mieux ; il le peut bien faire, dit-il, car je suis assuré qu’il est guéri de tous ses maux. Quoiqu’on lui dît, il ne put être persuadé, et se tenait si ferme dans ses pensées qu’il ne voulut point venir voir le malade, que sur le soir, de peur de paraître trop crédule ; on lui confirma cela de tant d’endroits qu’il y vint avec la même curiosité, que s’il eût dû voir un miracle.

Quelle plus grande difficulté y a-t-il à chasser une humeur irritée qui nous mène peu à peu aux abois, que le venin d’une couleuvre qui nous emporte en deux ou trois jours ?

Quelques corrompues que soient les humeurs qui font nos maladies, elles ne sont point plus malignes que le poison. Certainement leur effet n’est pas si prompt ; on résiste plus longtemps aux atteintes d’une fièvre, qu’à l’activité du venin, et nous voyons même que les fièvres pourprées qui sont les sœurs de la peste, n’exercent leur violence qu’à cause d’un air envenimé que nous avons respiré : Il faut donc dire que le venin fait tout une autre altération dans nos corps ; puisqu’il ruine notre tempérament d’une si prodigieuse vitesse, qu’à peine a-t-on le loisir de lui opposer le contre-poison. De plus quand on guérit d’une fièvre, on retourne à sa première santé ; mais il arrive que quand on a pris du poison, quoiqu’on en guérisse, il nous en demeure souvent de mauvais restes qui ne nous laissent point, quelques remèdes qu’on y apporte ; d’où je tire cette conséquence claire et nette, qu’il y a moins de malignité dans nos maladies, que dans les morsures des serpents et des basilics. Et néanmoins il faut donner cette gloire à la Musique, qu’elle a délivré du venin des couleurvres et des aspics, ou toute l’Histoire nous trompe ; si elle peut le {p. 439}plus, pourquoi ne pourra-t-elle pas le moins ?

Ce qui se passe en la TarantoleXVIII tiendrait lieu de miracle s’il n’était commun. Personne ne conteste à la Musique, qu’elle n’ait pouvoir de guérir ceux que ce petit animal, qui est tout de venin, a piqués, et que tout autre remède est inutile : La piqûre de cette bestiole, qui n’est guère plus grosse qu’une araignée, est si contagieuse qu’il n’y a ni simple, ni composé dans les livres des Galénistes, ni dans le laboratoire des Chimistes qui puisse exempter un homme de la mort, après qu’il en est mordu. Le venin qu’elle inspire monte aussitôt à la tête, et cause un assoupissement mortel, dont on ne peut revenir que par la Musique : Toute sorte de Musique n’a pas cet effet, il faut un ton particulier ; car le ton qui guérit l’un n’est pas assuré d’en guérir un autre : Comme les Tarantoles sont différentes en grosseur, en couleur, en venin, il est aussi nécessaire que les tons soient différents, parce que les indispositions qui naissent des Tarantoles différentes, sont d’une diverse malignité ; si ce ton qui a une directe antipathie avec le mal, ne se rencontre pas, le malade dort jusqu’à ce que la mort le délivre du sommeil, mais s’il se rencontre comme il est arrivé très souvent, et en des occasions où les incrédules ne pouvaient douter, le malade ouvre doucement les yeux, un peu après il remue la tête, il prête l’oreille, il sourit, la parole lui retourne, il quitte le lit, et se met à danser. L’expérience en est si bien confirmée, qu’il faut ne rien croire, ou il ne la faut point disputer. Autant que ce divertissement est agréable et puissant, autant l’abus en est-il répréhensible.

De combien de crimes celui-là est-il coupable, qui abuse d’une chose qui nous a été donnée de Dieu pour de si admirables effets ? Dieu nous a accordé la Musique pour nous faire prendre goût à ses louanges, et nous faciliter le moyen de lui rendre nos gratitudes avec plus de respect, qui est le premier et le plus saint usage que nous en devrions faire. Il nous l’a accordée pour donner du lustre aux actions vertueuses, et nous en inspirer le désir par la douceur de son harmonie ; il nous l’a accordée pour nos recréations innocentes, et pour donner quelque relâche à nos esprits, qui sont quelquefois accablés sous le poids du travail ; il nous l’a accordée pour {p. 440}la réparation de nos corps, et la guérison de nos maladies ;« Magni viri post magnas curas, relaxandi animi gratia, moderatissime ab iis aliquid voluptatis assumunt, quam interdum sic capere modestissimum est ; ab ea vero capi vel incerdum turpe et indecorum est. » D. August. tom. 1. lib. 1. Musicæ c. 4. et il se trouve des hommes qui profanent une si sainte institution, on la fait servir aux débauches et aux ivrogneries, on en chante les amours impures d’une Cinthie et d’une Cloris ; on l’emploie à médire et à déchirer la réputation des gens de bien ; on met le vice en rythme et en note pour le faire passer plus promptement dans le cœur. Méritons-nous que Dieu nous continue ses faveurs ; puisqu’il n’est pas un de ses bienfaits, dont nous ne fassions des armes pour le combattre ?

Des Bals et des Danses. §. 6. §

Quelques-unsIntroduction à la vie dévote. c. 33. p. 3. se sont voulu autoriser des écrits de Saint François de Sales, pour se persuader que l’usage des Bals et des Danses était innocent. Certainement c’est faire injure à la mémoire d’un des plus saints de notre siècle, et à la plume la plus discrète qui ait écrit de nos jours ; il a parlé de cette matière avec tant de circonspection, que la licence n’en peut tirer aucun avantage, et que les consciences les plus délicates ne se peuvent plaindre qu’il les ait gênées. Mais nous sommes en un temps si peu raisonnable, que quand un Auteur n’a point dit qu’une chose nous mène droit en Enfer, c’est assez pour croire qu’on la peut pratiquer sans scrupule. N’a-t-il pas beaucoup dit quand il a déclaré que la Danse était très dangereuse, et qu’elle ouvrait la porte à plusieurs péchés ? fallait-il qu’il mît un Démon à la porte de chaque salle où se fait le bal, qui tordît le colXIX à tous ceux qui y entreraient, pour en donner de la terreur ? Pouvait-il mieux comparer ce divertissement qu’à des potironsXX qui pour bien apprêtées qu’ils soient, ne se mangent quasi jamais sans péril ? Ils n’ont point de mauvaises qualités qui leur soient naturelles et n’en sont point exempts ; car leur nature fongeuseXXI attire à soi tout le mauvais suc du voisinage ; si un serpent ou quelque autre bête venimeuse en approche, ils en boivent l’infection et le venin ; on les purifie tant qu’on peut, on les assaisonne avec beaucoup d’appareil : Le danger n’en sort pas pourtant ; {p. 441}plusieurs y ont trouvé leur mort, et c’est toujours le plus sûr après qu’ils sont apprêtées, de les jeter par les fenêtres, que de les faire descendre dans son estomac : Il ajoute que si l’occasion nous contraint d’en manger, que ce soit rarement et en très petite quantité, et qu’incontinent après nous usions de vin fort et précieux. C’est-à-dire qu’il faut aussitôt prendre un contre-poison pour faire mourir un ennemi, que volontairement nous avons fait entrer dans notre corps.

Appliquez tout cela aux Danses et vous connaîtrez quel sentiment en avait cet illustre Prélat. Si la nécessité pressante ne vous permet point de vous en dispenser, n'y allez point qu’avec toutes les précautions qui vous peuvent prémunir contre les dangers du péché, que ce ne soit que pour une petite fois et pour peu de temps ; qu’à votre retour, vous vous mettiez entre les mains de la dévotion pour vous purifier, et que pour une heure que vous aurez donné au bal, vous en donniez deux à la prière : Ce sera cette précieuse liqueur qui vous fortifiera contre toutes les mauvaises impressions qui vous en pourraient rester. Après tous les remèdes pris et à prendre croyez que vous y avez plus perdu que vous n’y avez gagné.

Le Bal et la Danse ont tant de rapports et de dispositions au péché, que les saints Pères de l’Eglise qui sont nos Oracles et les plus pures sources de la Morale Chrétienne ne nous en ont parlé que comme d’une invention diabolique, et comme d’un exercice où le Diable fait sa grande moisson.« Ubi saltus lascivus ibi Diabolus certe adest. » Chrysost. homil. 49. in Matth. Saint Chrysostome et saint Ephrem disent nettement que c’est l’Ecole du Démon, que le vieil serpent en a marqué tous les tours et les retours avec sa grande queue, et qu’il ne s’y fait un seul pas, où il n’ait laissé son venin.« Choreas non Petrus, non Joannes, sed draco antiquus suis voluminibus docuit. » S. Ephrem. lib. de interr. et resp.

On sait ce qu’il répondit autrefois à l’occasion d’une femme possédée. Comme on l’en voulait chasser à force d’exorcismes, et qu’on employait toute la puissance du Christianisme pour lui faire quitter prise ; je n’en ferai rien, dit-il, elle est à moi, elle s’est trouvée dans mes filets :« In meo illam inveni. » Tertull. Apolog. pourquoi venait-elle au théâtre ; je ne l’ai prise que sur mon fond, vous ne me la pouvez enlever sans injustice. Ne disait-il pas vrai ? Il est encore plus vrai, qu’il possède plus d’âmes {p. 442}que de corps et que de toutes les embûches qu’il dresse aux hommes, il n’en est point où il fasse de si grands profits que dans la danse.

Clangius« Chorea est circulus cujus centrum est diabolus, circumferentia omnes angeli ejus. » Conradus Clangius de loci, Theologicis cap. de Chorea. nous en fait la peinture en deux traits de pinceau. Qu’est-ce que la danse, dit-il ? C’est un cercle dont le Diable fait le centre, et ses suppôts font la circonférence : Pour faire un cercle, on pose un pied du compas au milieu, et de l’autre on forme le rond ; il me semble que je vois ce vilain Démon au milieu de la danse comme une infâme araignée au milieu de sa toile, qui n’attend que son coup pour arrêter sa proie : Peu en échappent, et tel pense retourner bien sain en son logis, qui porte le poison dans le cœur.

Si ce n’est point le Démon qui est l’auteur de la danse, qui est-ce donc ? Nommez-le-moi, dit saint Ephrem ? Est-ce saint Pierre ? Est ce saint Paul ? A-ceXXII point été saint Jean Baptiste ? Qui est-ce donc ? Ne voyez-vous pas, qu’un si mauvais métier n’a pu avoir d’autre maître que l’ancien dragon ? Il ne se fait aucune danse, que les Anges n’en pleurent, et que les Diables n’en fassent la fête.« Ubi cythara, et chori, ibi Angelorum tristitia, et diaboli festum. » S. Ephrem serm. quod ludieris sit abstin.

Pour savoir la pensée de saint Augustin sur ce sujet, il ne faut que lire ce qu’il en a écrit sur le Psaume 91. Que c’est un moindre mal d’aller à la charrue un jour de Dimanche, que de danser.« Melius est die Dominico arare quam choreas ducere. » D. Aug. in Ps. 91. Proposez-lui deux personnes, dont l’une a cultivé la terre un jour de fête, l’autre est allée au bal : Demandez-lui laquelle est la plus coupable, il vous répondra que la seconde a fait un plus grand péché que la première.

Saint« Comes deliciarum est extrema saltatio. » 3. de virg. Ambroise ne parle point de la danse, que comme du dernier aiguillon de la vie licencieuse : elle se plaît dans les festins somptueux, elle se divertit volontiers dans les jardins de plaisir, elle cherche les douces et agréables compagnies, mais le plus dangereux de ces appas, c’est la danse, qui fait la grande et la plus universelle corruption de la jeunesse.« Intempestivi convivii, amœni loci, multarum deliciarum comes est extrema saltatio. Ita saltationem necesse est esse omnium vitiorum cumulum. » Vives de fœmina Christian. l. 1.

A lire saint Basile, on dirait qu’il a encore je ne sais quoi de plus serré et de plus pénétrant que tous les autres. Si nous entrons dans sa pensée, nous devons dire avec lui, que vouloir être de la danse, et vouloir donner son âme au Diable, {p. 443}c’est quasi la même chose : C’est vouloir percer son cœur, d’autant de flèches qu’il s’y jette de regards lascifs, qu’il se dit de mauvais mots, qu’il se voit de gestes qui peuvent porter à l’impureté : Et cela est aussi vrai des hommes que des femmes, et encore plus des garçons et des filles :« Viri ac fœminæ communes constituentes choros, maloque Dæmoni miseras tradentes animas sese invicem libidinum telis confodiunt atque lacerant. » D. Basil. homil. 14. in ebriet. et luxum. Personne ne s’y trouve qui n’y recueille dans son sein les principes de sa damnation : quel divertissement où chacune donne la mort à son ami, et plus l’amour est grand, plus le coup est assuré.

Quand je considère que tous ces grands hommes ont été d’un même concert et d’un même avis, pour condamner une recréation publique, je conclus dans mon petit raisonnement qu’il faut que l’esprit de Dieu ait manié leurs plumes, et leur ait inspiré les mêmes pensées, et que de ne vouloir point entrer dans leurs sentiments, c’est se bander les yeux pour ne point voir la vérité.

Bien que nous ne soyons pas si savants qu’eux, et que nous n’ayons pas reçu les mêmes lumières du Ciel pour découvrir tous les dommages intérieurs que les Bals et les Danses causent dans les personnes qui les fréquentent, nous en savons assez pour prononcer qu’on n’y va point sans quelque péril de son salut : Quelle différence peut-on mettre entre aller au péril, et vouloir périr ? Il semble que l’un suit de l’autre ; du moins ils ont bien du rapport ; Nous ne sommes pas seulement obligés de fuir le mal, il en faut encore fuir le péril, et plus le mal est à craindre, plus le danger est à éviter : Le péril c’est l’approche du mal, qui craint la mort non seulement il ne l’approche point ; mais il s’en éloigne. Notre salut se perd par un péché mortel, pas un n’en doute, du péché à l’enfer, il n’y a qu’un pas à descendre : Qui est-ce qui va au bal qui ne se mette en péril de faire quelque péché ? Tout ce qui est au bal est péril.

Nos« Alia crimina singulas sibi vindicant portiones, ut cogitationes sordidæ animum, impudici aspectus oculos, auditus improbi aures ; Ita ut cum unum ex his aliquod erraverit, reliqua possint carere peccatis. In theatris nihil horum reatu vacat. » Salvian. l. 6. de gubern. sens qui sont les entrées par lesquelles les vices se glissent dans nos âmes, y sont tous ouverts et tous y ont des objets très charmants du péché : Les yeux qui ont leur opération très prompte et très subtile, ne se peuvent porter que sur des beautés charnelles, que l’amour et la vanité ont parées de leurs mains pour leur donner plus d’empire sur nos cœurs : Les nudités, les gestes, les œillades, les mouvements du corps sont {p. 444}autant de dards qui nous portent le coup de la mort, et personne ne s’en défend : Après cela viennent les voix ou les instruments, qui frappent l’oreille d’un air si doux, que tout le corps s’émeut et s’amollit, et notre âme semble sortir hors de soi. L’odorat n’y respire que des vapeurs d’eau d’ange ou d’essence de rose : On donne encore au goût tout ce qui le peut contenter : L’hypocras, la limonade, les confitures y manquent moins que chez les Apothicaires ; le sens du toucher, qui est le plus brutal et le plus violent y est comme dans un plein pouvoir. On se prend par la main, on se baise, on s’embrasse. Se peut-il faire qu’une pauvre âme qui est assaillie au-dehors par de si puissants ennemis, qui est battue de tant d’endroits, qui est trahie au-dedans par ses officiers infidèles, je veux dire les sens qui la sollicitent et l’emportent au plaisir, soit sans danger ? Je veux qu’elle se défende des actions malséantes, et qu’elle ne permette pas à sa bouche de proférer une seule parole trop libre, se peut-elle promettre qu’elle n’aura ni consentement, ni complaisance pour aucune mauvaise pensée ? ou qu’elle ne rapportera rien au logis qui lui puisse donner occasion de tomber au péché ? Tant de mauvaises idées viennent à la foule, elles se représentent à notre esprit sous des préceptes si spécieux :« Quando redeunt, et quando veniunt, et cum adsunt, animo fornicantur. » Salvian. l. 6. le mauvais exemple en couvre si bien la laideur, qu’il n’est point de vertu dans le monde qui n’eût sujet de craindre : Ajoutez à tout cela le feu de la jeunesse, qui se fait sentir jusques dans les moelles : l’obscurité de la nuit, qui sert de voile au crime ; le délaissement de Dieu, qui veut punir notre témérité, qui nous jette dans les hasards : l’expérience qui nous assure qu’une infinité de filles et de garçons s’y sont perdus ; et puis promettez-vous que vous y pouvez aller sans péril ?

Mais comment cette âme est-elle sans péril ? puisqu’au moment qu’elle entre dans le Bal toutes les vertus l’abandonnent, et tous les vices l’entreprennent ?« Quid enim ibi verecundiæ potest esse, ubi saltatur, etc. » D. Ambros. l. 2. de Virg. Les vertus la quittent, parce qu’elles ne vont point en un lieu, où elles ne trouvent point leur sûreté : Les vices la reçoivent, parce qu’elle se jette entre leurs bras ; ils y sont les plus forts, parce que tout les favorise ; n’attendez point que la pudeur en approche, elle fuit comme la mort les nudités et les prostitutions du corps. Si la modestie y entrait, elle n’y trouverait point de voile pour se couvrir : car c’est une loi du Bal de mettre basXXIII et coiffe, et crèpe, et mouchoir {p. 445}de col ; de plus il s’y jette souvent de mots que ses oreilles ne pourraient souffrir :« Fœminæ lascivæ Dei timoris oblitæ capita impudice retegentes, diffusæ comas, tunicarum luxum ostentantes, pedibus gestientes, risu lascivo, etc. » D Basil. hom. 14. in ebriet. et luxum. ne disons rien des gestes et des postures qui lui porteraient la mort dans le cœur. La pureté Virginale, qui est le plus bel ornement de la jeunesse, s’en retire le plus loin qu’elle peut, car outre qu’elle ne va point qu’en compagnie de ses bonnes sœurs, la Pudeur et la Modestie, elle est d’une complexion si délicate, qu’un seul regard lascif la ferait évanouir ; elle aimerait mieux être vue d’un basilicXXIV que d’un œil brutal. La vérité est trop franche pour y supporter toutes les cajoleries et toutes les vaines louanges qui s’y donnent. La diligence qui est la bonne ménagère du temps se garde bien de passer les nuits, ou à ne faire rien, ou à faire pis que rien. La charité n’y est point, la médisance et la jalousie y ont pris sa place. L’humilité n’y fut jamais qu’en fantôme et en apparence : on y voit beaucoup de déférences et de cérémonies ; mais c’est la superbe qui les ordonne : C’est là où elle paraît avec plus de pompe : C’est le plus illustre théâtre de la vanité des Dames : elles empruntent de leurs amis, elle dérobent leurs maris pour avoir de quoi l’emporter au-dessus de leurs rivales ; si elles y donnent quelques témoignages de soumission, c’est pour cacher adroitement leur orgueil ; Elles y voudraient toutes luire comme des Astres, et y être considérées comme des Souveraines ; si elles reconnaissent que l’éclat de leurs compagnes les met en éclipse, elles en prennent tant de chagrin, que toutes leurs influences sont mortelles. Si leur visage, si leur habit, si leur abord y reçoit de l’approbation, l’arrogance le possède si fort, qu’elles en sont insupportables : C’est assez d’avoir montré que les vertus ne se trouvent point au Bal pour conclure, que les vices y commandent et y tiennent le dessus.

AprèsKrantzius lib. 4. Saxoniæ c. 33. Tritemius in chronico ait contigisse, anno Christi 1012. tout il ne s’en fera pas moins : je m’attends bien que toutes ces instructions ne seront pas plus heureuses pour détourner du Bal, que les commandements d’un Curé d’Allemagne, nommé Rupert : Quoiqu’il s’en fasse, je n’en viendrai point à l’imprécation qu’il fit sur quelques-uns de ses Paroissiens, bien que l’effet fit voir à l’œil qu’il avait parlé de la part de Dieu. L’histoire est étrange et rapportée par de très bons Auteurs. Quinze hommes et trois femmes dansaient au cimetière la nuit de Noël, et ne se voulurent point débander, quoique {p. 446} le Curé qui allait dire la Messe les en fît avertir : Pour lors ce Prêtre tout échauffé de zèle ; ces profanes, dit-il, ne veulent point quitter ? je prie Dieu qu’ils dansent toute l’année. La parole fut aussitôt ratifiée dans le Ciel, qu’elle fut prononcée en terre. Toute l’année se passa à danser jour et nuit sans aucune relâche, sans boire, sans manger, sans user leurs habits. L’an révolu saint Heribert Archevêque de Cologne venant sur les lieux les délivra de cette malédiction, et les réconcilia à l’Eglise : Je ne sais qui étaient les plus coupables, ou les femmes, ou les hommes ; mais les femmes moururent aussitôt après leur absolution. Quelques-uns des hommes ne tardèrent guère à les suivre ; les autres vécurent un peu plus avec un continuel tremblement de toutes les parties de leur corps ; il serait plus avantageux à nos danseurs d’être punis de la sorte, que d’attendre leur châtiment en l’autre monde : Une mauvaise année est bien plutôt passée qu’une malheureuse éternité.

Défenses frivoles de ceux qui fréquentent le Bal. §. 7. §

Pour faire voir que la conclusion de l’article précédent n’est point un jugement précipité, ni une sentence aveugle qui ait été portée sans connaissance de cause, je m’en vais renverser toutes les défenses qui se pourraient opposer pour la justification du bal. On sait assez que dans la corruption du siècle où nous vivons, les mauvaises causes ne manquent point de protecteurs ; mais la vérité qui est toujours victorieuse tire sa plus grande gloire des combats qu’il lui faut rendre.

Qu’est-ce« Socrates putabat saltationem ediscendam ad aptam corporis conformationem. » Cælius Rhodig. l. 5. c. 5. A.L. qui se peut dire en faveur des Danses ; faisons parler leurs Avocats, entendons-les en leurs faits justificatifs. Que disent-ils ? ils se plaignent qu’il y a beaucoup de rigueur à vouloir priver le public d’un divertissement qui est très utile au corps et à l’esprit : Le corps a besoin d’être formé et déchargé de temps en temps de ses mauvaises humeurs ; la Danse fait l’un et l’autre avec plaisir ; elle pousse ses remèdes jusqu’à l’esprit qu’elle arrache du chagrin et de la mélancolie {p. 447}de la vie sédentaire, le tire de la gêne des affaires, dont notre vie est embrouillée pour lui faire goûter quelques moments de la douceur du repos. Cet exercice ne fait tort à personne, chacun y prend telle part qu’il veut ; la dépense en est si libre et si modique, que qui n’y veut rien mettre n’y met rien : C’est lui faire injure de le vouloir faire passer pour criminel, il ne se prouvera point que Dieu l’ait défendu. Les Païens l’ont permis. Les PP. du vieil testament l’ont pratiqué, et l’Eglise même qui est très exacte à tenir ses enfants dans le devoir n’en a point condamné l’usage que dans l’Avent et le Carême ; le danger du péché, dont on fait tout son crime, n’est qu’imaginaire : Ce n’est point en si bonne compagnie où on fait le mal.« Qui male agit odit lucem. » Joan. 3. 20. Ceux qui aiment la licence cherchent des lieux à l’écart ; ils ne se produisent pas devant les meilleurs yeux de toute une ville. Quel péril y peut-il avoir ? Les maris y accompagnent leurs femmes, les mères y mènent leurs filles ; il n’est point de maisons particulières qui ne soient plus exposées au désordre que la salle où se donne le bal ; on devait considérer qu’il a de très bons effets pour la vie civile ; c’est là où on fait les projets des plus beaux mariages, c’est où se nouent les plus sincères amitiés, c’est où on met basXXV les vieilles défiances qu’on a prises l’un pour l’autre, et où on prend les sentiments d’humanité. Enfin s’il y a quelques petits défauts dont les meilleures actions des hommes ne sont pas exemptes, la bonne intention que les plus sages y apportent les purgera.

A moins que de prendre toutes ces raisons une à une la réponse n’en sera pas bien nette. Détachons-les donc les unes des autres, et donnons à chacune en particulier tout ce qu’elle peut valoir : La vérité en sera plus glorieuse, et les Danses paraîtront condamnées avec plus de justice.

I. On oppose que le Bal est un divertissement public, plût à Dieu qu’il ne le fût pas tant, le désordre n’en serait pas si déplorable s’il était moins commun. Il forme le corps, dit-on, il débande l’esprit : Est-il besoin pour rendre une fille modeste et de belle taille de lui apprendre à sauter ? Cela leur donne une honnête hardiesse ; elles en prennent souvent trop, et l’assurance qu’on prétend leur donner, leur ôte le respect : Si quelqu’un en doute il n’a qu’à prêter l’oreille aux justes plaintes {p. 448}des pères et des mères qui se lamentent de ne trouver plus de déférence auprès de leurs enfants. Tous veulent aller de pair avec leurs parents : La soumission n’est plus qu’une cérémonie, et vous leur faites apprendre un exercice qui leur fait perdre autant de la modestie, qu’il leur donne de faste et d’orgueil. S. Ambroise ne croit pas qu’on puisse enseigner la Danse, sans enseigner le vice, il dit bien plus, qu’il n’appartient qu’aux mères adultères de faire apprendre leurs filles à danser :« Videtis quid docere, quid etiam dedocere filias vestras debeatis ? Saltat, sed adulteræ filia. Quæ vero pudica, quæ casta est, religionem doceat, non saltationem. » D. Ambros. lib. 3. de Virgin. Quoiqu’on puisse dire, la Danse ne divertit pas l’esprit, elle le dissipe, elle ne le rend point capable des emplois sérieux qui est la vraie fin du divertissement, au contraire elle le remplit de sottises et de désirs de traiter l’amour, qui est la plus folle de toutes les passions. A quoi peut être propre un jeune homme qui retourne au logis à trois heures du matin après avoir dansé et ballé toute la nuit ? Quelle application peut-il faire de son esprit ? sur quoi se ruera-t-il, sera-ce sur le Code ? sera-ce sur le Digeste ? il n’en faut guère moins penser des filles : Toute leur imagination n’est que de ce qu’elles ont vu. Au lieu d’un relâche d’esprit qu’elles voulaient prendre, elles remportent un bourreau intérieur qui leur donne la gêne jour et nuit.

II. Cet exercice, dit-on ne fait tort à personne et la dépense en est très modique. Que reste-t-il après une si belle approbation, sinon de canoniser le bal, et lui donner un des premiers rangs parmi les vertus ? Je n’ai pu concevoir jusqu’ici à quoi il pouvait être bien utile. Hippodides y perdit la plus riche et la plus illustre alliance que la bonne fortune lui pouvait présenter : Il fut appelé avec les autres jeunes Seigneurs du pays pour voir qui d’entre eux aurait assez de bonheur pour épouser la fille du Roi. D’abord il se présenta de si bonne grâce, et parut si sage en ses réponses qu’il gagna le cœur du père et de la fille, mais il ruina toutes ses affaires en dansant ; il y montra tant d’adresse, et mania son corps en tant de différentes figures, que le Roi en fut dégoûté.« Desaltasti matrimonium. » Herodot. in Erato. Mon Gentilhomme, lui dit-il, vous pouvez penser à une autre femme, ma fille n’est point pour un Baladin : Vous savez trop bien cabrioler pour porter une Couronne. Votre corps est si leste qu’il vous mettrait au hasard de la laisser tomber : C’est à vous de vous pourvoir, j'ai un autre gendre dans ma pensée. Mais comment peut-on {p. 449}dire en vérité que la danse ne fait tort à personne puisqu’elle donne lieu à des jalousies diaboliques, et qu’elle fait naître des vengeances qui portent les hommes à se couper la gorge ? Je ne mets pas la dépense dans les grands désordres du bal ; quelques petits qu’en soient les frais, ils sont assez souvent au-dessus du pouvoir de ceux qui les font : il faudrait entendre là-dessus les personnes intéressées ; le Marchand se plaint trois ans après que les flambeaux ne sont pas encore payés : Les Violons sont obligés de jeûner faute de recevoir leur salaire, et les collations somptueuses qu’on y donne quelquefois ne sont pas mal acquittées, quand on n’en doit plus rien au bout de l’an.

III. Quoiqu’il en soit, me dit-on, il ne paraît point que Dieu ait défendu le bal ; je ne m’en étonne pas, la chose parle, et se défend d’elle-même : On m'étonnerait beaucoup, si on me montrait que Dieu l’a commandé. Quand il est question de faire une chose, dont les mauvaises suites sont évidentes, il ne faut que la raison pour nous dire, n’y touche pas. La lumière que Dieu a imprimée sur le fond de notre âme crie assez hautement qu’il faut fuir le mal, et que c’est une imprudence d’en approcher ; elle nous menace que qui n’évitera point le péril il y périra :« Qui amat periculum peribit in illo. » Eccl. 3. 27. cela ne suffit-il pas pour nous défendre les danses, où il y a autant de dangers qu’il y a d’occasion de regards lascifs, de pensées impures et de complaisances illicites ? Est-il besoin d’une excommunication du Ciel pour nous faire quitter ce qui nous doit perdre ?

IV. Les Païens ont permis les danses, il ne manquait plus que cette pièce pour les justifier. N’est-ce point une preuve bien forte pour excuser un Chrétien que de se vouloir couvrir de l’exemple des Païens ? Les Païens ont permis les danses ; ce n’est pas la seule faute qu’ils ont faite ; ils ont toléré bien d’autres choses, que la raison nous oblige de condamner. Quelques-uns ont permis aux enfants de manger les corps de leur père et de leur mère après la mort : D’autres de les faire mourir dans la caducité de leur âge pour les exempter de languir ; y a-t-il Chrétien qui en voulut faire autant ? Tous ont adoré le Démon pour le vrai Dieu, il nous sera donc permis de nous jeter aux pieds des Idoles, et de leur donner de l’encens ? Quoiqu’ils l’aient commandé sous peine de la mort, les véritables Chrétiens ont mieux aimé mourir que de leur obéir.

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Si les Païens ont permis les Danses, on peut conclure avec de très bons Auteurs que la Danse est un reste d’Idolâtrie, et que les ennemis de Dieu en usaient pour flatter leurs Idoles. On ne doute point que le peuple d’Israël fut si abusé que de danser devant le Veau d’or, il en avait vu des exemples en Egypte, qui était le pays le plus superstitieux qui fût au monde : Les Turcs rendent encore aujourd’hui cette honneur à leur faux Prophète Mahomet : Les Sorciers ne font point d’assemblées où il n’y ait des Danses : A quoi peut-on rapporter cette infâme pratique, qui se trouve encore maintenant parmi les Chrétiens, que les jeunes hommes se mettent aux pieds des filles pour les adorer ? N’est-ce pas une marque irréprochable, que le Bal n’est demeuré parmi nous, que comme une pièce de l’Idolâtrie ou des anciens Sabbats ?

Quand« Nulla ex castis romanis matronis saltasse legitur. » Sallust. in Cat. on me dit que les Païens ont permis les Danses, me peut-on bien assurer qu’ils les aient approuvées ? Il ne se lit point dans toute l’Histoire Romaine, qu’aucune femme sage ait dansé : Cela n’était que pour les courtisanes à qui rien n’est défendu.

Pour nous éclaircir sur ce point ; Nous ne devons pas croire que les Païens fussent assez stupides, pour ne pas connaître les dommages que les Danses apportent à la jeunesse ; ou assez négligents pour n’y point chercher de remède, ils n’ignoraient point que c’était comme une huile qu’on verse sur le feu ; néanmoins comme ils étaient moins éclairés que nous sur les péchés de pensées, qui ne se produisent point au dehors, ils souffrirent qu’il s’en fît de deux sortes ; mais ils les firent pratiquer par des personnes si viles et si rebutantes, qu’ils crurent que les personnes de condition n’y voudraient point avoir part, et qu’ainsi la licence ne serait que pour des faquins. La première sorte était de Satyres, qui représentaient tous les désordres de la lubricité : ils étaient vêtus en demi-boucs :« Et pilosus clamabit alter ad alterum. 1. Dæmon specie hirci. » Isai. 34. 14. cette vilaine figure, à ce qu’ils pensaient, devait faire prendre horreur de la Danse et de l’impureté : L’autre était de Silénus, et des ivrognes, dont les gestes étaient si indécents, et les pas si mal réglés, que c’était assez de les voir pour en faire mépris.

Leur intention était droite ; elle ne visait qu’à détourner {p. 451}du vin et des femmes, qui sont les deux pierres de scandale de la jeunesse, mais leur dessein ne fut pas si heureux qu’ils espéraient ; il se trouva des lubriques qui aimèrent mieux faire les satyres, que de ne point suivre les mouvements de leur brutalité ; comme ils n’avaient qu’une âme de bête sous le corps d’un homme, ils ne refusèrent point d’en prendre la figure, pourvu qu’ils pussent jouir de leurs plaisirs : l’autre ne fut guère plus utile. Plusieurs se déguisèrent pour faire plus librement le péché : il leur semblait que tout leur était permis en faisant la fête à Bacchus : Voilà où en sont les hommes, qui se laissent gourmander par leurs passions ; ils sont si chauds et leurs désirs sont si violents, qu’il en est qui aimeraient mieux porter la marotteXXVI, que de quitter un verre de vin.

A« Rex Alphonsus dicebat, saltatorem et stultum in eo tantum distingui, quod iste tota vita, ille dum saltat, stultescat ; cum hoc unum agat, ut ad numeros, et tibiarum sonos scite insaniat. » Drexelius lib. 3. Niceta. c. 7. dire les choses, comme elles sont, au jugement des sages, danser c’est faire le fol : Et néanmoins on ne laisse pas de voir des hommes qui pensent être bien éclairés, qui donneront le Bal, et danseront toute la nuit pour complaire à une coquette ? Qu’en dites-vous ? Alphonse Roi d’Aragon, qui a mérité le nom de Sage ne mettait point de différence entre un fol et un danseur, parce que l’un et l’autre fait des actions de folie, il ne les distinguait point, si ce n’était que le Danseur ne l’est que pour le temps qu’il danse, l’autre l’est pour toujours : On leur pourrait donner un troisième, qui est l’ivrogne : car qu’est-ce que l’ivresse ? Ne doit-on pas répondre, que c’est une folie de quelques heures : Si on me contraignait à dire, qui est le plus blâmable ; je serais obligé de donner le plus grand blâme au Danseur : Les autres ne peuvent pas quitter leur folie à tous les moments du jour. Le Danseur le peut ; il a la raison et ne s’en sert point : On a plus blâmé Charles IV. Duc de Savoie, de ce qu’étant au Bal, lorsqu’on lui apporta la nouvelle, qu’Henri le Grand était entré dans ses Etats, et s’était déjà rendu Maître de Chambéry,Matthieu liv. 3. Henry IV. il ne voulut point quitter que la Danse ne fût achevée, que s’il se fût trouvé surpris de vin, et qu’il n’eût pu aller à la rencontre de son ennemi.

Faisons maintenant une petite réflexion sur ce qui a été dit. Le Danseur est un fol : mettez un fol ou un ivrogne {p. 452}dans une occasion de péché, y restera-t-il ? Non ; parce qu’il n’a que les fonctions de la vie animale qui soient libres : La raison est noyée à l’un dans le vin, à l’autre dans les noires fumées d’une cervelle démontée, et vous croirez que si on y met un Danseur ou une Danseuse, ils en sortiront sans y faire aucun mauvais pas ? Il est bien difficile que ceux à qui la tête tourne, se tiennent fermes sur le penchant d’un précipice : On voit par là que si les Païens n’ont point retranché les Danses, c’est qu’ils n’ont pu, et que le vice était trop puissant pour être arrêté.

V. Je ne veux point désavouer que les Pères du Vieil Testament n’aient quelquefois dansé ; mais quand nous aurons des causes aussi légitimes de le faire, nous n’en serons point repris. Marie sœur de Moïse commença la Danse, ou plutôt le triomphe de Pharaon submergé. David dansa devant l’Arche, lorsqu’elle fut recouvrée des mains des Philistins : C’était chanter les Victoires que Dieu remportait sur ses ennemis ; c’était pour fouler sous les pieds le faste et l’arrogance des orgueilleux ; c’était pour représenter en terre qu’elle peut être la joie des Bienheureux dans le Ciel : Quand nous aurons les mêmes sujets, il nous sera permis d’en faire autant, et de le faire avec l’esprit qu’ils l’ont fait. Il ne se présente pas tous les jours des persécuteurs abattus sous la puissante main de Dieu : On ne retire pas tous les mois l’Arche du sanctuaire du milieu de ceux qui la tenaient en captivité. Si Dieu ruinait l’Empire du Turc en aussi peu de temps qu’il perdit Pharaon, s’il nous remettait dans la possession de la Terre Sainte, et de tous les lieux sacrés, où Jesus-Christ a opéré les Mystères de notre Rédemption, nous aurions les mêmes droits, et notre réjouissance devrait passer pour vertu.

VI. L’Eglise ne la condamne point hors des deux plus saintes saisons de l’année, qui sont l’Avent et le Carême ; c’est beaucoup qu’elle la défende quelquefois : il faut bien dire qu’elle y craint du mal, puisqu’elle en veut exempter le quart de notre vie ; elle a usé d’indulgence pour le reste ; elle nous déclare assez par cette exclusion ce qu’elle désirait, mais ne le pouvant espérer, elle prend une partie pour ne point perdre le tout.

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QuiAnno 364. voudra voir le sentiment de l’Eglise, il le rencontrera dans le Concile de Laodicée, où les Danses des Noces sont défendues par un article exprès ? Pourquoi mêler le saint avec le profane ? Pourquoi déshonorer le Mariage, qui est un des grands Sacrements du Christianisme par les allèchements du péché ? Il est vrai que les Danses des Noces sont plus excusables que les autres, elles arrivent plus rarement, elles se passent entre peu de personnes : Deux ou trois familles en font tout le nombre : Le respect que les parents ont les uns pour les autres en modèrent la licence : C’est un peu de douceur qui se donne aux nouveaux mariés, qui leur ôte la grande appréhension de la servitude, où ils se vont mettre :« Solatium modesti gaudii decet habere illos, qui ad vitam laboriosam matrimonii convenerunt. » Thom. Cantiprat. l. 2. c. 49. p. 12. On leur dore le premier jour de leur Mariage, comme on dorait les cornes aux Victimes qu’on allait sacrifier : Toutes ces raisons pourtant n’ont pas empêché l’Eglise de les défendre : et Saint Chrysostome parlant des Noces d’Isaac et de Rebecca ne feint point de dire que cette coutume ne vient point de Dieu.« Nusquam diabolica pompa, nusquam tymbala et tibiæ et choreæ. » D. Chrysost. hom. 48.

NousHector Boece. pourrions appuyer son avis de la punition extraordinaire, qui fut faite sur Alexandre troisième Roi d’Escosse. La magnificence de ses Noces fut conclue par un Ballet général, où toute la Noblesse du pays voulut avoir part : comme on était sur la fin de la dernière entrée : La mort parut, comme on a coutume de nous la dépeindre, et acheva la dernière cadence. Les Danseurs qui savaient bien que cet horrible spectre n’était point du jeu, s’arrêtèrent tout court, et ne doutèrent point que ce personnage ajouté ne fut la prédiction de quelque malheur : ils furent du moins aussi bons Prophètes qu’ils avaient été bons Danseurs ; car à quelques jours de là on en vit l’effet. Le Roi mourut soudainement à la chasse au grand regret de tous ses sujets ; Si la Danse des Noces est innocente ? pourquoi Dieu la punit-il avec tant de servilitéXXVII ? Vous direz que cela n’est arrivé qu’une fois ? Que serait-ce s’il arrivait tous les jours ? Où en serait le monde ? Qui sait si les Mariages qui sont si tôt rompus par la mort de l’un ou de l’autre des mariés, ne sont point un châtiment de la Danse de leurs Noces ? Quoiqu’il en soit, il est toujours à craindre de se mettre dans le danger du péché, quand même Dieu ne nous en devrait dire mot pendant cette vie.

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VII. Quand le bal n’aurait point d’autre bon effet que d’être le père des plus beaux mariages, il devrait être permis. J'avoue que les mariages sont nécessaires à la conservation du monde, et que le public est intéressé à les faire subsister : Mais il ne se peut dire que le bal en soit le père, ou il faut accorder qu’il est plus jeune que ses enfants, car les mariages sont plus âgés de trois mille ans que lui. Ce sont les mariages qui ont donné ce grand accroissement au genre humain, et qui l’ont répandu par toute la terre : Pendant tous les premiers temps il ne s’est point parlé de bal, qui n’est venu que depuis la corruption des siècles. On peut dire de lui qu’il a plus gâté de mariages qu’il n’en a faits ; on le peut nommer avec vérité le père des jalousies, des vains soupçons et des folles amours. Qui est le mari qui va au bal, qui ne trouve que les autres femmes sont plus belles que la sienne ? Qui est la femme qui ne s’y figure que les autres maris ont plus de complaisance que le sien ?

Qu’on ne le vante point d’avoir noué les plus sincères amitiés ; il ne fait que des amourettes, et ne produit que de ces feux follets qui conduisent les personnes dans le précipice. Ce n’est point dans le bal où on peut prendre les véritables connaissances qui doivent servir aux mariages, tout y est trop dissimulé, et c’est une bien chétive considération pour s’attacher à une fille, d’avoir vu qu’elle a bien dansé, il la faut expérimenter sur ce qu’elle devra faire, lorsqu’elle sera mariée ; si elle aura assez de tête pour donner l’ordre dans une maison, si elle pourra conserver ce qu’on espère d’acquérir, si elle gouvernera bien une famille ; et c’est ce qui ne se peut attendre prudemment de ces coureuses qui se trouvent dans toutes les assemblées : Les bonnes marchandises n’ont pas besoin d’être exposées en tant de foires.

VIII. La« Nunquam cum ludentibus miscui me, neque cum iis, qui in levitate ambulant. Tobiæ c. 3. 17. Per ludum, choreas intelligo, quas peccatum esse manifestum est. » Hugo Cardinalis ib. dernière défense et la plus importante est, que personne n’a encore dit que les Danses soient criminelles d’elles-mêmes ; on ne les rend coupables qu’à cause du danger du péché, et ce danger n’est qu’imaginaire ; car le péché ne se fait qu’en secret. Réponse. Les saints Pères rapportant l’origine des Danses à l’invention du Démon, nous font assez connaître que leur naissance est corrompue. Quand d’autres nous assurent que c’est un reste d’idolâtrie, ils ne sont pas dans la pensée que les Danses ne soient mauvaises qu’à cause qu’elles {p. 455}nous mettent dans l’occasion d’offenser Dieu. Mais accordons que cet exercice du corps, quoique assez malséant ne souille point l’âme qu’autant qu’il la jette dans le péril d’offenser Dieu : n’a-t-il pas de là assez de malice pour nous le faire éviter ? Quelle différence y a-t-il entre faire une chose qui est de soi mauvaise, ou en faire une indifférente qui en tient une mauvaise si fortement attachée que qui fait l’une fait l’autre ? Il m’importe peu si je suis percé d’une dague empoisonnée on non, ou si elle a reçu le poison, lorsqu’on la forgeait sur l’enclume, ou si une main étrangère lui a appliqué, puisque de quelque façon que ce soit, elle me donne la mort.

On a beau dire que ce n’est point dans les grandes compagnies où le péché se commet, que c’est un monstre qui fuit d’être vu : Il est vrai qu’il y a des péchés honteux qui n’oseraient paraître dans les belles assemblées, mais les jalousies, les ambitions, les médisances n'y trouvent-elles point de place ? mais quoique les actions indécentes en soient bannies, les pensées qui sont les premières semences de tous nos désordres, les complaisances intérieures qui achèvent les péchés du cœur, se peuvent-elles toutes empêcher ? La présence de la mère arrêtera tout ce qui peut choquer l’honneur de sa fille ; je l’avoue, mais elle ne la gardera pas des mauvais désirs qui se formeront dans son esprit ; ses yeux ne portent pas jusque là : Elle ne la détournera pas de prendre de l’amour ni d’en donner.

C’est encore une excuse plus ridicule, quand on dit qu’on ne va pas au bal à mauvaise intention. C’est flatter le vice de parler ainsi : Il n’est point nécessaire d’avoir une mauvaise intention pour commettre un péché ; c’est assez que la chose que vous faites ne se devait point faire. On ne doute point que la bonne intention ne soit une belle forme, et que quand elle est appliquée sur une précieuse matière, elle n’en fasse une très riche pièce, mais le bal n’est point un fond sur qui elle puisse répandre sa beauté, il est engagé dans tant de circonstances vicieuses, qu’il n’est point d’intention qui lui puisse donner un seul grain de bonté.

Mais quelle bonne intention peut conduire une personne au bal ? y va-t-elle pour y faire pénitence de ses fautes passées ? Est-ce pour y goûter les choses du Ciel ? est-ce pour se préparer à l’Oraison ? est-ce pour pratiquer la charité {p. 456}envers les pauvres ? à quelle vertu peut-on rapporter, de faire de la nuit le jour, et du jour la nuit ? de pervertir l’ordre que Dieu a mis dans le monde ? d’abandonner la maison six heures entières à la discrétion des valets et des servantes ? Si vous allez au bal pour y acquérir l’estime d’être belle, gentille, de belle humeur, c’est vanité ; si c’est pour y voir, c’est curiosité ; si c’est pour y donner ou y recevoir de l’amour, c’est lubricité ; si c’est pour vous divertir, c’est perdre le temps. Laquelle est-ce de toutes ces intentions qui peut dégager le bal de toutes les dispositions qu’il donne au péché.

Ce Chapitre ne peut être mieux fermé que par deux ou trois vérités très constantes. La première est, qu’il n’est point de péchés qui ne nous disposent à l’Enfer. La seconde que quoiqu’il soit des péchés de bien des sortes ; la seule impureté en damne plus elle seule, que tous les autres ensemble : Quelques Docteurs d’une science très sublime passent bien plus avant, et tiennent pour certain que de quatre personnes qui périssent, trois sont perdues par leur impureté. La troisième, que l’impureté qui est le péché où on tombe le plus aisément, et dont on ne se retire que par un petit miracle, n’a point d’occasion qui lui soit plus favorable, que le bal et la danse.

Se peut-on divertir à la Comédie. §. 8. §

Notre« Augustus morbo afflictus, amicis vocatis ridens dixit, ut plauderent, quemadmodum ab histrionibus fieri solet Mimo peracto : eoque pacto humanæ vitæ conditionem risit. » Xiphilin. in Augusto. 55. vie à en parler dans la vérité n’est proprement qu’une Comédie, dont nous sommes tous les Acteurs. Le monde est le théâtre sur lequel chacun monte à son tour ; il en est de nous qui font deux ou trois personnages ; d’autres n’en font qu’un : C’est-à-dire que les uns viennent en divers actes et en postures différentes, et que les autres comme ils n’ont qu’une condition, ne paraissent que sous un même habit ; on peut dire des uns et des autres que quand ils sont morts la Tragédie est jouée ; de là nous allons tous en l’autre monde pour y rendre compte si nous avons bien ou mal fait. Notre Juge n’a pas tant d’égard au personnage que nous avons représenté qu’aux soins que nous avons apportés pour le bien faire, {p. 457}c’est là-dessus que notre peine ou notre récompense se mesure ; on ne nous demande point si notre emploi était grand ou petit, noble ou roturier : moins encore si nous avons tenu longtemps la Scène ou non : Tout consiste à voir comme quoi nous nous sommes acquitté de notre commission ; il arrive souvent que le valet l’emporte sur son maître, et que le drap d’or est contraint de céder à la bure.

N’est-ce point cette raison qui nous porte délicieusement à nous trouver en ces actions publiques comme à une représentation de ce que nous faisons tous les jours ? Certainement l’amour de nous-mêmes nous fait prendre plaisir à nous voir, quand ce ne serait que dans un verre. N’est-ce point plutôt la curiosité qui nous y attire pour nous rendre juges de ceux qui feront le mieux ? N’est-ce point aussi que nous nous plaisons à voir une chose bien imitée ? Il est bien des copies qui sont plus agréables que leur original : nous entendons plus volontiers un homme qui contrefait le grognement d’un pourceau que si nous entendions la bête même. La peinture d’un homme pourri ou brûlé qui tombe par pièces et par morceaux, se voit avec satisfaction, l’original ne se pourrait voir sans horreur ; si cela n’était point, pourquoi aurions-nous tant d’ardeur pour aller repaître nos yeux d’une misère feinte, ou passée depuis longtemps, ou d’une félicité imaginaire ?D. August. l. 3. confess. c. 2. Non seulement nous y allons, mais notre cœur se plaît d’y être touché des sentiments de compassion qui nous tire quelquefois des larmes, et bien que nous n’ignorons pas que la disgrâce que nous pleurons, est d’une personne qui est morte il y a cinq ans, nous aimons notre tendresse, et l’amertume que nous en concevons nous est douce. Ce n’est pas que nous manquions en nos jours de véritables objets de la bonne et de la mauvaise fortune : Pourquoi donc en aller chercher sur les théâtres ? pourquoi quitter la vérité pour des choses inventées, et qui ne sont que de montre ? pourquoi y faire notre joie de notre douleur ? pourquoi nous y réjouir en pleurant, et y pleurer en nous réjouissant. Tous les traits d’esprit nous plaisent, quand ce ne serait qu’à bien déguiser un mensonge ; on le reconnaît tous les jours, nous dédaignons de voir ce qui se passe devant nos yeux, et nous donnons {p. 458}de l’argent pour assister à la représentation d’une fable.

Mais le fait-on sans blesser sa conscience : Pour faire une juste réponse à cette dernière demande ; il est besoin de savoir que le théâtre peut servir à trois sortes de représentations, soit fabuleuses, soit véritables, qu’on appelle Tragédie, Comédie et Tragi-Comédie. La première de son naturel est grave et austère, tant pour les personnes qu’elle emploie, que pour les discours qu’elle leur fait tenir, elle ne leur permet rien que ce qui est de bienséance ; si elle les laisse quelquefois échapper en quelque faute, elle leur en fait toujours porter la peine : D’où vient que quoique ses commencements soient de faveur, sa fin n’est ordinairement que de disgrâces. Autant que la Tragédie est modeste et sérieuse, autant la Comédie est libre et enjouée ; elle ne produit que des gens de basse étoffe : Son parler est tellement négligé qu’il est toujours ingénieux : S’il est familier, et s’il tient du vieil patois, ce n’est que pour mieux faire goûter ce qu’elle dit, elle a beaucoup de pointes en son discours, aussi pique-t-elle souvent jusqu’au vif : comme son but n’est que de divertir, elle ne finit point que par quelque adroite surprise, ou par quelque événement inespéré : On a ajouté une troisième espèce d’action, qui est comme un tempérament ou un milieu : Le nom qu’on lui a donné est Tragi-Comédie, parce qu’elle participe de l’une et de l’autre : On la pourrait appeler la Comédie reformée, ou la Tragédie mitigée : elle n’est pas si majestueuse, que celle-ci, ni si railleuse que celle-là.

Si toutes ces trois espèces demeuraient dans leur nature, et qu’elles ne fussent point altérées par la fantaisie des Poètes, la résolution de notre cas ne serait pas bien difficile : car il est hors de doute que la Tragédie serait très licite : ce serait plutôt une instruction pour la vertu, qu’une sollicitation pour le vice. Son but n’est que de nous faire faire des réflexions utiles sur la vanité des biens, que plusieurs recherchent avec trop de chaleur : Tantôt elle fait voir jusqu’où les ambitieux ont été portés sur les ailes de leurs vains désirs, et puis elle les fait tomber si promptement que leurs chutes nous donnent plus d’épouvante, que leur élévation ne nous {p. 459}avait donné d’admiration : Tantôt elle représente les passions honteuses et mesquines d’un avaricieux, qui n’a que des pensées pour s’enrichir ; elle nous en déclare si bien toutes les inquiétudes de la vie, et le désespoir à la mort, qu’à moins d’avoir une âme de Griffon, elle nous fera résoudre à ne vouloir des richesses qu’autant qu’elles sont nécessaires pour soulager les besoins de notre indigence. Quelquefois elle fait venir sur le théâtre un amant passionné : mais elle en dépeint si naïvement toutes les bassesses et toutes les folies, qu’il est aisé de conclure que l’amour des femmes nous fait oublier que nous sommes hommes : Elle nous imprime l’horreur d’un plaisir, qui nous fait devenir bêtes : D’autres fois elle fait montre d’un vindicatif, qui se consomme et se ronge en de vains efforts, et qui pense avoir de grands avantages sur son ennemi, quand il s’est coupé un bras pour lui faire perdre un doigt : Elle le tourne et le retourne en tant de façons, qu’il n’est point de Spectateur quiXXVIII ne juge qu’il vaut mieux accorder un pardon, que de poursuivre une vengeance.

Bien que la Tragi-Comédie n’ait pas tant de retenue, et qu’elle donne quelquefois lieu à de jolies inventions ; elle ne peut être condamnée, tandis qu’on ne la tire point hors de sa propre assiette ; et même il arrive assez souvent, que comme les matières qu’elle traite, sont plus populaires, le fruit en est plus universel que de la Tragédie : On se les approprie plus facilement, et on profite des fautes d’autrui, qui ne nous sont représentées que pour nous empêcher de les faire.

Tout le mal vient de la Comédie, laquelle étant d’une humeur bouffonne pour peu qu’on lui lâche la main, elle s’épanche en des libertés dangereuses ; elle rend le vice si ingénieux, elle le pare de si beaux habits, qu’au lieu de le faire fuir, elle le fait aimer : Ce désordre ne lui est point naturel, il ne lui vient que du dehors, mais elle semble en donner l’occasion, car ne se servant que de personnes basses et contemptibles, qui n’ont point de cœur pour l’honneur, elle ne leur peut donner des actions bien relevées, elle les laisse agir, comme de petites gens, qui n’ont que des mots de raillerie, et qui se persuadent que plus elles font rire, plus elles font bien.

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C’est encore pis quand le dérèglement se jette dans la Tragédie, et que des personnes illustres, dont la vie doit servir de règle aux autres, s’abandonnent à la débauche : car pour lors ce n’est qu’une école de dissolution, et une corruption publique. Le vice entre en estime et en autorité : on le pratique sans crainte, et on fait gloire d’être méchants, parce qu’il y a double avantage à ce qu’on croit, il est doux de suivre ses inclinations, et il semble être honorable de faire ce que font les premières personnes du monde.

Voilà« Qui criminum desiderio possidentur, Deos exoptant habere criminosos. » D. Petr. Chrysol. serm. 155. où en était venu le débordement des Tragédies de l’ancienne Rome ; elles faisaient faire à leurs Dieux toutes les indécences, que la Comédie la plus libertine aurait permis aux laquais et aux marmitons : Les gens de bien en gémissaient, mais le grand nombre, qui va toujours à la licence avait le dessus : Les Poètes qui se voyaient d’autant plus caressés, que plus leurs pièces étaient infâmes, n’épargnaient ni parole, ni pensée, qui pût flatter le vice. Ils ne feignaient point de faire venir sur le théâtre toutes les impuretés de Mars, de Venus, de Jupiter, à qui ils donnaient les figures des bêtes qu’ils avaient prises pour jouir plus librement de leurs plaisirs :« Docent adulteria dum fingunt, et simulatis erudiunt ad vera : Quid juvenes, et virgines faciant, cum hæc et fieri sine pudore, et spectari libenter ab omnibus cernunt ? » Lactan. l. 6. de div. inst. c. 20. Il n’est rien de vilain dans les Métamorphoses, qui ne fournit la matière à une action publique : Aujourd’hui le plus grand de leurs Dieux se changeait en une pluie d’or pour avoir entrée dans la chambre de Danaé. Demain il prenait la forme d’un Aigle pour enlever Ganymède et se jouer avec lui. Une autre fois ils lui faisaient prendre la figure d’un Taureau blanc pour passer sur son dos la Princesse Europe, d’un bord de la rivière à l’autre : on portait au milieu de l’assemblée Mars et Venus engagés dans les fers et dans les secrets ressorts, que le Dieu Vulcain avait prépares pour les surprendre : On leur décernait autant de triomphes qu’ils avaient trompé de filles.

La« Adulterium discitur, dum videtur ; fiunt et miseris delicta religiosa. » Cyprian. l. 2. ep. 2. ad Donatum. conséquence en fut si funeste, que les crimes les plus noirs passaient pour des gentillesses ; pourvu qu’un adultère fut ménagé avec esprit, il avait de l’approbation. Les incestes qui font rougir la nature, n’étaient comptés que pour des divertissements, que les Dieux et les Déesses prenaient {p. 461}tous les jours : Cette grande Ville, qui était la Capitale du monde, était sur le penchant du précipice, si les Censeurs n’en eussent fait leurs plaintes, et n’eussent tâché d’arrêter le cours d’un si honteux débordement. On tâcha d’y trouver quelque remède, mais soit qu’on eût peur d’irriter le peuple, qui ne respirait qu’après de semblables exercices, et qui les voulait conserver comme des marques de sa liberté, soit que le parti des vicieux dans le Sénat fût plus puissant que celui des gens de bien ; on ne put obtenir que deux articles qui amoindrirent un peu le mal ; mais qui ne le guérirent pas. Le premier fut que les hommes de théâtre seraient déclarés infâmes et incapables d’arriver jamais ni à l’état de Sénateur, ou de Chevalier, ni à aucune Charge publique. Par le second, il fut conclu, que les théâtres où se feraient les actions, seraient ruinés et démolis au bout d’un mois, sans qu’il en restât aucun vestige, qui en pût faire revenir la mémoire.

Quelques-uns qui ne connaissaient pas assez, comme le mal, s’il n’est exterminé, retourne avec plus de violence, après qu’il a été chassé, étaient d’opinion que ces deux statuts suffisaient pour le tenir en bride, et qu’il ne se trouverait personne, ou qui voulût faire des frais immenses, dont on ne se souviendrait plus dans un mois, ou qui fût disposé à quitter toutes les espérances d’une honnête condition pour faire le jongleur sur un théâtre : néanmoins il s’en rencontra de l’une et de l’autre sorte : Les uns firent le métier de farceurs sans regarder à l’infamie qui leur en revenait : Les autres qui étaient possédés d’une sotte ambition de gagner les bonnes grâces du peuple, de qui ils pouvaient espérer faveur pour entrer dans les premières Charges de Rome, ne craignirent point de mettre une grande partie de leurs biens à ériger ces superbes machines, qui pouvaient loger tout le peuple Romain.

Les« Trecenteis sexaginta columnas M. Scauri ædilitate ad scenam theatri temporarii, et vix uno mense futuri in usu, viderunt portari silentio legum. » Plin. l. 36. c. 2. et c. 15. Histoires nous en rapportent, qui y ont employé plus d’un million : Elles taxent particulièrement Marcus Scaurus, lequel sortant de l’Office d’Edile voulant se frayer le chemin à quelque chose de plus, fit dresser un superbe amphithéâtre relevé partout de trois étages, et soutenu de trois ordres de colonnes très magnifiques : chaque ordre était composé de six-vingts {p. 462}qui faisaient en tout trois cent soixante, avec leur bases, corniches, chapiteaux, traves, architraves excellemment bien travaillées. Le premier étage ou celui d’embasXXIX était porté par six-vingts colonnes de marbre ; le second d’un nombre pareil qui étaient de verre ; le troisième ordre était de bois doré : On y compta jusqu’à trois mille statues de bronze qui avaient été placées en l’entre-deux des colonnes pour y servir d’ornement. Les murailles étaient revêtues du haut en bas de tapisseries de haute lice, enchâssées en des cartouches, et environnées de très riches termesXXX, qui en distinguaient toutes les pièces, et les faisaient toutes voir une à une à qui les voulait compter. Cet édifice était si vaste qu’il y avait assez de sièges pour y placer quatre-vingt mille personnes à leur aise, sans que pas un fit ombre à son compagnon : On ajoute que la provision qu’on avait fait des ornements pour cet appareil, était si prodigieuse, qu’il y en eut une grande partie inutile, et que les valets de Scaurus étant comme désespérés de tant de porter et rapporter mirent le feu à sa maison des champs, où on avait resserré tout ce qui ne servait point, et que la perte fut estimée plus de cent mille écus.

Tout cela fut rasé et ne s’y laissa pierre sur pierre après trente jours. Celui qui en avait fait les frais n’en eut autre louange auprès des gens de bien, que d’avoir achevé de perdre la Ville de Rome : Il y eut tant de jeux et tant de danses : Les représentations en furent si lubriques et les prostitutions si honteuses, que dans l’estime des sages qui craignent plus la corruption des mœurs que la perte des biens. Les Gaulois firent moins de tort à Rome en la réduisant en cendres, que Scaurus ne fit en lui préparant avec tant de pompe des occasions de plaisir.

Ces désordres qui étaient ordinaires dans les Comédies des Païens, ont donné lieu à toutes les invectives que nous lisons encore aujourd’hui dans les écrits des saints Pères contre les théâtres. Ils crient contre cela avec autant de chaleur et d’indignation, qu’ils eussent fait contre un sabbat de Sorciers et de Magiciens ; ils parlent des Comédiens comme des Lutins, et des suppôts de Lucifer ; ils ne croient pas que les spectacles {p. 463}fussent d’une moindre abomination, que les sacrifices qu’on faisait aux idoles. A leur dire c’était la synagogue d’impiété, et la chaire de Pestilence, dont personne n’approchait qui ne fut piqué ;« Etenim et Cathedram pestilentiæ, et incontinentiæ gymnasium, scholamque luxuriæ, et omnis impudicitiæ Orchestram, babyloniam fornacem, etc. » D. Chrysost. tom. 1. hom. 56. de pœnitentia. il y avait tant de charmes pour les yeux, et pour les oreilles, qu’il n’était point de cœur assez ferme pour résister au péché. Quel plus puissant attrait y pouvait-il avoir pour tirer un homme à la débauche, que de voir que les dieux faisaient gloire de leurs impuretés ? Quelle punition peut-on craindre de son péché, quand on le voit pratiquer par son juge ?« Tot illic Dæmones considunt, quot homines capit. » Tertull de spectaculis. c. 10. Lib. 6. c. 7. Qu’est-ce qui pouvait retenir un jeune homme de faire mal devant qui la divinité était à mépris, et le vice en exemple ?

Saint Augustin s’accuse dans ses Confessions, comme d’une faute bien considérable, de n’avoir pas fait tous ses efforts pour en donner du dégoût à Alipius, qui ne lui touchait encore quasi de rien. Il regrette de ce que par une condescendance trop molle, il ne lui en avait osé parler, quoique pour lors il ne fut pas encore Saint Augustin : mais seulement un Hérétique Manichéen ; car depuis qu’il fut saint, il aurait passé par-dessus tous les respects de la prudence humaine pour l’en arracher : on tenait une si étroite rigueur contre tous les premiers Chrétiens, qui s’étaient licenciésXXXI d’y aller, qu’ils n’étaient point reçus aux exercices de l’Eglise, qu’ils n’eussent expié leur péché par une pénitence exemplaire, et de plusieurs jours.

Dieu merci nous n’en sommes plus dans les mêmes termes. Les faux Dieux ne paraissent plus sur nos théâtres, que comme des fantômes : Comme ils n’ont plus de crédit parmi les hommes, leur vie débordée ne peut servir d’excuse à qui fait mal ; mais la Comédie n’est pas pourtant sans danger, elle n’est pas si pure que les bonnes mœurs n’en soient choquées ; on lui souffre quelquefois des farces qui feraient rougir des Païens, il s’y dit des mots que si l’Enfer pouvait parler, il n’en dirait pas de plus mauvais.

Ce n’est point que je veuille retrancher aux Chrétiens les occasions d’une juste réjouissance, ils sont hommes aussi bien que les autres, et les divertissements raisonnables ne leur doivent point être défendus : Mais on m’avouera {p. 464}que jusqu’ici la police a permis trop de licence aux Comédiens, de qui, quoiqu’ils représentent, on ne fait aucun châtiment ; il semble qu’ils sont suffisamment punis, quand la loi les a déclarés infâmes, et des hommes sans honneur. Ce n’est point remédier au mal, si on ne leur ferme la bouche autant de fois qu’ils sont pour mal parler : La honte de leur condition n’empêche pas que leur liberté de tout faire et de tout dire ne porte son coup, et ne perde la jeunesse qui les voit et qui les entend.

Pour moi je ne conçois pas assez d’équité au traitement qu’on leur fait. La loi les décrie et les hommes les caressent ; s’ils sont innocents pourquoi leur donne-t-on la même peine qui se donne aux faussaires et aux parjures ? s’ils sont pernicieux ? pourquoi leur rend-on plus d’assiduité pour les entendre, qu’on ne fait aux Prédicateurs de la vérité ?« Romani authores spectaculorum damnant ignominia, arcentes Curia, Equite, cæterisque honoribus ; quanta perversitas, amant quos mulctant ; artem magnificant, artificem notant. Quale judicium est ? imo quanta confessio malærei, cujus auctores, cum acceptissimi sint, sine nota non sunt. » Tertull. de spectac. c. 22. On en fait comme des boucs d’Anathème, et chacun les charge de fleurs ; on se persuade que le mal qu’on fait à leur prêter l’oreille, retombe sur eux et qu’on peut voir innocemment ce qu’ils ne peuvent représenter sans crime.

Je dirai franchement que les Auditeurs sont les premiers coupables ; car si les autres sont méchants, ce n’est que pour leur plaire : Qu’il n’y ait point de spectateurs, il n’y aura point de Comédiens, ils ne parlent pas pour eux-mêmes, il n’y eut jamais qu’un vieil fol qui se panadoitXXXII sur le théâtre à l’enseigne de la Lune, dans la créance que les Dieux prenaient plaisir à ses démarches et à ses riches inventions. Qu’on ne leur donne rien, et ils quitteront bientôt le métier ; on n’entendra plus d’histoires scandaleuses sur un théâtre Chrétien, on n’ira plus déterrer les morts qui sont pourris depuis deux ou trois cents ans, pour mettre au jour leurs mauvaises actions.« Numquam ævi senio delicta moriuntur ; exempla fiunt, quæ jam esse facinora destiterunt. » D. Cyprian. l. 2. ep. 2. ad Donatum. On ne fera point un scandale général de quelques sottises particulières et inconnues : Comme si une infamie pouvait être trop tôt oubliée, ou qu’il fût besoin que chacun sût le vice pour avoir plus d’insolence à pratiquer le mal : Tant s’en faut qu’on exerce maintenant plus de rigueur en leur endroit, ou qu’on les tire en une justice plus sévère quand ils ont excédé, on leur fait encore plus de faveur dans le Christianisme. Au lieu de renverser leurs théâtres aussi souvent qu’ils jouent {p. 465}pour leur faire voir que ce n’est que par violence qu’on les souffre : les Villes Capitales des Etats leur donnent des Palais, comme si le public était intéressé à conserver des personnes que les lois ne peuvent approuver.

LaChronicon Francorum. France sera éternellement obligée à Philippe Auguste, non seulement pour ses grandes et illustres Conquêtes, mais encore pour les sages règlements qu’il fit pour empêcher les désordres qui allaient à la ruine du culte divin et des bonnes mœurs ; elle tient de lui deux Ordonnances très chrétiennes, qui furent les premières d’après son Sacre qui fut fait du vivant de son père, dont l’une est portée contre les blasphémateurs du nom de Dieu, l’autre contre les Comédiens qu’il chassa honteusement de la Cour avec ce beau mot, que c’est sacrifier au Démon de leur donner quelque chose,« Histrionibus dare, est Dæmonibus immolare. » Vincent. inspeculo hist. lib. 29. c. 41. mais j’eusse bien désiré qu’après avoir si bien commencé, il les eût poussés à bout, et les eût aussi bien bannis de son Royaume, qu’il fit les Juifs, qui depuis ce temps-là n’ont point encore trouvé de porte pour y rentrer.

S’ilLipsius monit. polit. l. 2. c. 20. y eut jamais femme digne de manier un Sceptre ce fut Isabelle Reine d’Espagne qui fit de sa maison une Académie d’honneur, où furent formés tous les grands hommes de son siècle et du suivant, elle avait une haine particulière contre les bateleurs, qu’elle considérait comme des empoisonneurs publiques qui ôtent la vie et la santé aux Etats, en tirant dans la mollesse et dans le vice, ceux que Dieu et la nature avaient fait naître pour la vertu, il semble que c’est l’école du Démon, d’où personne ne sort, que pour déclarer la guerre à toutes les actions honorables.« Histrio enervis, dum amorem fingit, infligit. » Minut. fælix in Octavio. C’est comme un mauvais frimas qui perd en fleur les espérances de plusieurs siècles : C’est un poison malin qui renverse la cervelle à tous ceux qui le respirent. La Comédie a fait des poupinsXXXIII et des efféminés, mais elle ne fit jamais un honnête homme.

Il est bien temps de conclure et de revenir à notre demande : Peut-on prendre le divertissement de la Comédie sans blesser sa conscience ? Saint Augustin ne l’aurait pas fait, encore que le sujet fût indifférent et d’une simple curiosité ; on raconte de lui un beau mot. Quelques Acteurs s’étaient préparés à représenter une Naumachie ou combat naval : La mer {p. 466}y devait paraître avec tous ses flots et toutes ses richesses :« Isti crastina die habent mare in theatro, et nos habeamus Christum in portu. » Pierre de l’ancre liv. du Prince p. 18. Le bruit en courait si favorablement par la Ville, qu’un de ses Aumôniers prit envie de s’y trouver : Pour le faire avec bienséance, il en donna avis à son Maître, et le sollicita doucement à y vouloir donner une heure de temps : Cette matière est bien divertissante, répliqua le Saint ; mais nous ne perdrons rien en demeurant à la maison. Si c’est une représentation curieuse de voir la mer sur un théâtre ; c’est une heureuse possession d’avoir Jesus-Christ dans le port : N’était-ce pas quasi dire, que bien que la Comédie n’eût rien de mauvais, ni en forme, ni en matière, ce n’est point un lieu où on trouve le Fils de Dieu.

AlphonsePanorm. l. 1. de gestis Alphonsi. Roi d’Aragon ne voulant point priver ses sujets d’un passe-temps qui leur était très délicieux, ni donner occasion au vice en permettant les Comédies, faisait tous les ans des jeux solennels et magnifiques, dont les histoires étaient si Chrétiennes et si bien choisies qu’elles donnaient toute la joie que des gens de bien peuvent recevoir, et ne laissaient rien dans l’esprit qu’un vif aiguillon pour la vertu.

Si la Comédie est de même nature, si elle n’a rien dans son appareil, qui puisse déplaire à Dieu ; si elle n’a ni farce, ni danse qui tire au libertinage ou à la lasciveté ; on y peut donner un petit temps par manière de recréation ; mais d’en faire coutume, c’est n’entendre pas ce que veut dire le mot de divertissement.

D’une autre espèce de divertissement, qui est la Lecture. § 9. §

On me reprochera sans doute que je fais flèche de tout bois, si je veux faire passer la Lecture pour un divertissement : On me dira qu’il n’est rien de si sérieux, et que c’est l’occupation des hommes, qui a plus besoin de relâche : Peut-être ajoutera-t-on que si les plus pénibles emplois prennent la place et le nom de divertissement, il faudra désormais que pour faire la partie égale ; les divertissements prennent {p. 465 bis}le nom et la place des emplois, où on ne peut venir sans pervertir la nature et l’usage des choses.

Ceux qui parlent de la sorte, quoiqu’ils aient l’apparence pour eux, ne sont pas encore arrivés à la vérité : Ils ne connaissent pas assez ce que c’est que se divertir, et que pour le faire, il n’est besoin que de changer d’exercice : J'avoue bien que le divertissement est plus parfait, lorsque nous quittons une action pénible pour passer à une autre qui n’a rien que d’agréable ; mais bien que cela soit favorable au divertissement, il ne lui est point nécessaire.« Alit lectio ingenium, et studio fatigatum, non sine studio tamen, reficit. » Senec. ep. 84. Le seul changement d’ouvrage nous peut divertir. En un mot, c’est assez de faire autre chose. Un homme qui s’est lassé à chanter peut se divertir en écrivant, comme un autre qui aura beaucoup écrit, peut se divertir en chantant : Notre gêne et notre chagrin viennent de la continuation de quoi que ce soit, nous nous dégoûtons de tout : Le moindre changement nous soulage : Une personne à qui les yeux font mal pour avoir cousu en linge, trouvera la décharge de sa peine en cousant en drap ; C’est pourtant le même métier ; mais l’objet est changé. Pourrait-on dire avec vérité, qu’un homme de Palais qui a la tête pleine d’une confusion de procès, ou qu’un Marchand qui a été fort occupé à liquider son trafic, ne pourrait trouver aucun soulagement à sa peine en lisant un beau livre ?

Avant que de vouloir retrancher la lecture du nombre des divertissements, il en fallait considérer toutes les espèces ; s’il en est de minces et de petite satisfaction, il en est aussi de délicieuses et bien fournies, où notre esprit se repose aussi doucement qu’il pourrait faire en un beau et harmonieux concert : C’est au Lecteur d’en faire le choix. Est-il rien de plus divertissant, qu’une Histoire bien déduite, qui nous fait voir, comme en une riche peinture, les faits les plus notables, qui se sont passés dans le cours de plusieurs siècles ? Notre curiosité qui est toujours affamée de choses nouvelles s’y porte avec la même passion qu’un famélique sur une bonne viande.

Il est de si beaux discours de l’Astrologie, qui nous enseignent en peu de mots ce que nous n’apprendrions de nous-mêmes {p. 466 bis}qu’en plusieurs années ? N’est-ce pas une chose bien divertissante de voir en petit volume tout le cours des Astres, la rencontre des Planètes ; les approches et les éloignements du Soleil, et toute l’économie des corps célestes ? Il est de si jolies opérations de Mathématique, dont les conclusions sont tout d’esprit et ne lassent point. Combien se découvre-t-il de beaux secrets dans l’Optique, dans la Physique, dans la Chimie, et dans toute la science des métaux ? Qui ne saurait volontiers le nom et la nature des simples, leurs qualités occultes, leurs sympathies et leurs antipathies ? Cela se trouve sans peine, et la lecture en est si douce qu’il se faut faire violence pour s’en arracher.

Que dirai-je de la Géographie, qui marche pas à pas sur toutes les traces, que la Sagesse de Dieu laissa dans le monde, quand elle en fit le tour pour voir si toutes les choses étaient en leur lieu : Elle donne toutes les mesures de la terre ; elle en montre la figure, elle loge chaque nation dans son quartier : Elle nous dit, les peuples qui approchent du pôle de tant de degrés, n’ont que tant d’heures de jour pendant l’hiver, à peine ont-ils de la nuit pendant l’été : Ceux qui sont près de la ligne, ne changent presque point, la nuit et le jour sont d’une même durée en toutes les saisons : Ceux-là sont tourmentés du froid : ceux-ci souffrent du chaud : En telle contrée naissent tels fruits, tels animaux ; on y fait tels ouvrages : Un tel Royaume a tant de Provinces, il est arrosé de tant de rivières, il est embelli de tant de Villes : Voilà sa police et la façon de son gouvernement. La mer couvre tant de terre, sa plus haute profondeur n’est guère que d’une lieue : Toutes les mers se communiquent, etc. Est-il rien en tout cela qui ne soit curieux, et capable de divertir un homme, qui ne veut pas être tout à fait ignorant.

Qui voudra faire un agréable mélange de l’Histoire et de la Géographie, il n’a qu’à prendre un livre de voyages ; cela l’emportera doucement d’un pays à un autre, et lui donnera loisir d’arrêter partout où il trouvera quelque chose digne de sa curiosité : Il fera autant de poses et de gîtes imaginaires, que celui qui le conduit, il entrera avec lui dans {p. 467}toutes les belles villes, il en remarquera toutes les raretés, il en découvrira tous les secrets sans autre dépense que d’une heure de temps, et sans autre lassitude que de demeurer assis sur une chaire : il voguera à travers des plus furieuses tempêtes sans danger : il verra venir les Corsaires sans frayeur, et si vous voulez il fera naufrage sans rien perdre : Se peut-il trouver un plus doux divertissement que de ne voir les maux qu’en peintures, et de profiter des biens, comme s’ils étaient effectifs.

La Chronologie n’est pas si gaie que la Géographie ; mais personne ne la consulte sans en recevoir de sages et d’agréables avis ; elle nous fait passer de siècle en siècle depuis la création du monde, et nous marque au doigt ce que chacun a eu de plus considérable : On reconnaît que les premiers temps n’étaient que comme une ébauche de ce qui s’est vu par après. Le monde n’y paraît que comme un petit enfant, qui prend ses forces et ses accroissements avec l’âge. On y acquiert une si éclatante lumière que d’une seule vue on peut pénétrer la suite de toutes les années.

On fait venir par ordre, et comme à divers actes la naissance et la ruine des plus illustres Monarchies, les entrées et les sorties des Savants, des Conquérants, des hommes d’Etat. Les inventions des Arts, leur culture, leur perfection, leur décadence : On compare un temps avec l’autre ; il s’en trouve d’obscurs, où les belles lettres ont été comme en éclipse, il en est de lumineux où tout brille en esprit, en science, en vertu : On tire des conséquences du passé pour les affaires du présent, et sans faire beaucoup de chemin nous rencontrons les remèdes à nos maux, ou qui ont été pratiqués en pareilles occasions, ou qui pour avoir été négligés, ont été cause de grands désordres : Tout cela ne donne pas seulement de l’instruction, il est encore capable de donner de la joie à qui le sait goûter.

De« Pharmacum immortalitatis et incorruptionis. » tout ce que j'ai dit, on peut conclure que ce n’était pas sans sujet qu’Hermès appelait ses livres un breuvage, qui préservait de la corruption et de la mort, néanmoins il ne faut point croire que cette gloire soit si particulière aux ouvrages de cet homme, que les autres ne puissent et ne doivent avoir part au même honneur. Comme il en est de bons de qui tout {p. 468}le suc et la substance ne respirent que la vertu et l’instruction des hommes, il en est aussi de méchants qu’on pourrait comparer à la coupe de la Courtisane de l’Apocalypse ou à celui de Circé, auquel pas un ne buvait qui ne perdit le sens et la raison.

Entre ceux qui sont plus à craindre, parce qu’ils sont au plus haut degré de malignité sont les Hérétiques, parmi lesquels je range tous ceux qui sont suspects de nouveauté en matière de foi, et les Diaboliques ce sont ceux qui traitent du détestable commerce que les hommes peuvent avoir avec le Démon. Je les mets ensemble ; car si nous recherchons leur origine nous trouverons que l’Hérésie et la Magie sont deux sœurs qui n’ont qu’un même père, qui est le Diable ; elles sont sorties d’un même ventre ; c’est-à-dire, d’une curiosité trompeuse et illusoire. Les Magiciens se sont laissés gagner à l’esprit de mensonge pour savoir quelque chose plus que les autres, et pour avoir part aux secrets que Dieu nous avait cachés, ils se sont rendus les disciples de l’ancien serpent qui promettait à nos premiers parents la science du bien et du mal :« Fraudulentissima artium. » Plin. l. 30. c. 1. Comme si le père des lumières ne leur en eût ôté la connaissance que par jalousie ; ils devinent sur les choses de l'avenir, et bien que ce ne soit que sur de légères conjectures, par un juste jugement de Dieu qui en veut aux superbes, les choses arrivent assez souvent comme ils les ont prédites, afin que les Auteurs de semblables prédictions, s’enfoncent toujours plus avant dans leur vaine et diabolique curiosité, qu’ils entrent dans une plus haute présomption d’eux-mêmes, et donnent par ce moyen plus d’occasion à sa justice de les punir.

Le traitement que Dieu fait aux Hérétiques est quasi tout le même : Il les abandonne à leur orgueil qui leur trouble tellement la cervelle, qu’ils pensent voir ce que les autres ne voient pas. Cet esprit les enfle si fort de leur propre estime, qu’ils ne regardent les autres que comme des aveugles, ou des stupides qui se laissent mener sans résistance ; il n’y a qu’eux dans leur pensée qui sachent où ils vont, plus on leur crie qu’ils s’égarent, plus ils se hâtent d’avancer, et quoiqu’on les rappelle au bon chemin, ils ne daignent pas seulement tourner la tête. L’apparence les emporte, et la vérité qui est très simple et sans aucun fard passe devant leurs yeux comme une inconnue.

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Le même esprit qui les anime, se trouve encore dans leurs livres, on le respire en les lisant, et le Lecteur en est plutôt infecté qu’il n’y a pris garde : Ce qui cause la tromperie, c’est que le venin est mêlé de tant de doux ingrédients qu’on le boit avec délices ; on le reconnaît à la présomption, il se découvre encore davantage par opiniâtreté, puis il fait passer jusqu’au mépris ; on tient tête à ses propres maîtres ; on se mesure avec eux, et tel qui devrait encore apprendre des autres, fait l’oracle et veut que tout ce qu’il dit soit respecté ; s’il accorde aux autres plus de lecture, il se donne un esprit plus délié, et qui d’un plein saut porte jusqu’à la dernière difficulté.« Ille sapit solus, volitant alii velut umbræ. » Cate. Ainsi le mensonge tient le dessus, et parce qu’il est couvert de beaux mots, et de quelques riches sentences, il est reçu des ignorants, comme la vérité essentielle. Qui ne veut point être trompé à semblables livres, il n’en doit voir ni le caractère ni la couverture ; car tout y est contagieux, et personne ne touche sans danger la terre où le serpent à répandu son venin.

Si on fait justice aux Romans, et à tous ces beaux volumes d’amourettes, dont le nombre croît tous les jours à la confusion du Christianisme, on les placera presque dans le même ordre ; car si leur malice n’est pas si noire, elle est plus commune et se fait sentir à plus de personnes. Leur abord est d’autant plus malin, qu’il témoigne plus d’innocence et qu’il inspire le vice sous couleur de divertissement et d’instruction : Je n’en veux point d’autres garants, que Messieurs les Evêques assemblés à Thessalonique ; ils déposèrent l’Evêque Héliodore pour avoir mis au jour sa Chariclée, et le dépouillèrent de toutes les marques honorables de sa dignité :Nicephorus. lib. 12. c. 34. Ils n’en vinrent pas à une si haute servilité, qu’après avoir mûrement pesé tous les dommages, que les curieux pouvaient recevoir d’un si mauvais livre : Ses jolies pensées et ses charmantes Ethopées ne le justifièrent point, il en fallut passer par toutes les rigueurs de la censure ; puisqu’il n’eut pas assez d’humilité pour donner un désaveu de sa faute. Ces Messieurs jugèrent très prudemment, que la jeunesse n’a déjà que trop de chaleurs au-dedans pour l’impureté, sans lui présenter au-dehors de nouvelles flammes pour la brûler, et que quand un {p. 470}pareil ouvrage eût été tolérable sortant de la main d’un Poète profane, il méritait d’être mis au feu venant de celle d’un Evêque.

Tous ces ramasXXXIV qui ne sont composés que d’histoires faites à plaisir, ont obtenu parmi nous le nom de Romans ; on les a ainsi appelés d’un fameux ouvrage de la même nature, qui porte pour titre le Roman de la Rose. Il est comme le parrain de tous les autres, à qui il a donné le nom et la malice : Son Auteur fut Jean de Meung, lequel pour avoir des compagnons de la passion infâme qui le portait à la lubricité, la coucha sur le papier sous des noms et des personnes empruntées, à qui il a fait prendre tous les sentiments de son cœur ; il ne se peut dire de combien de désordres il fut cause. Le Chancelier Gerson le compare avec Judas pour l’énormité de ce crime, et ne feint point de nous assurer qu’il paie dans le feu d’Enfer ce qui est dû à un si exécrable péché, si devant que de mourir, il n’a effacé par ses regrets et par ses larmes, toutes les fautes, dont une composition si scandaleuse l’avait rendu coupable.

C’est un grand malheur à un homme d’avoir donné occasion à une incendie qu’il n’éteint pas quand il veut. C’était le regret du grand Pape Pie II. lequel ayant donné trop de licence à sa plume pendant les boutades de sa jeunesse, cherchait les moyens par après d’en arrêter le mal, et ne les pouvait trouver : Il révoquait ce qu’il avait dit, il conjurait tout le monde d’avoir plus de créance à un Pape qu’à un jeune étourdi, et de recevoir l’amende honorable qu’il faisait étant en la première dignité de l’Eglise, pour obtenir le pardon des sottises de son enfance. Ce grand Pontife donnait de la compassion à tous ceux qui l’approchaient, lorsqu’il était sur ce discours : Qui m’assurera, disait-il, que mes déplaisirs toucheront le cœur de Dieu ; puisque mes écrits continuent à faire du mal ? je les déteste, et j’en suis la cause ; j'écris mes rétractations, je tâche de les répandre par toute la terre, mais les âmes qui sont perdues par ma faute, ne retourneront pas pourtant à la grâce, mais les lira-t-on ? mais ceux qui les liront en feront-ils profit ? mais ne les prendra-t-on point pour les songes d’un vieil radoteux ? Quelle {p. 471}disgrâce de se voir criminel, et de ne pouvoir faire une juste pénitence ? J’abhorre le péché et je ne suis plus en état de l’empêcher. Est-il rien qui approche plus du désespoir ? Voilà les fruits que produisent les compositions licencieuses.

Peut-être me dira-t-on que tout est maintenant bien purifié, et que les Romans ne sont plus que des feintes agréables, où le fol amour y reçoit autant de mépris, que le sage y acquiert d’honneur ; on n’y parle plus de libertinage que pour le confondre. Partout on y donne le haut bout à la modestie et à l’innocence : C’est toujours l’une ou l’autre qui achève le narré, si par rencontre quelque chose sort hors de la ligne, elle a aussitôt sa correction, et le mal y trouve son remède, avant qu’il ait pu nuire.

Quelque« Phantasmata, umbræ, imagines quæ cito pereunt, et solvuntur. » D. Hieronym. in c. 18. Isaia. lenimentXXXV qu’on apporte pour adoucir les mauvais effets, qu’ont produits les Romans dans l’esprit de ceux qui en ont fait estime, on doit juger que ce sont de très mauvais arbres, puisque les fruits ont donné la mort à plusieurs, et n’ont rendu la santé à personne. Ce qu’on en peut dire de moins criminel, c’est qu’une telle lecture est une viande creuse qui éveille l’appétit et ne le nourrit point : Les vertus qui y sont décrites n’y sont qu’en couleur et les vices y sont en réalité ; si on y lit du bien, il n’entre dans l’esprit que comme une fable, et le mal qu’on y remarque est considéré comme une vérité : Une fausse recherche et un plaisir imaginaire font les mêmes impressions dans l’âme et dans le corps du Lecteur que si la chose s’était passée avec toutes les circonstances, dont elle est embellie. Il n’en est pas de même d’un refus généreux ou d’une innocence bien défendue ; car outre que nous croyons plutôt le mal que le bien, à cause de la corruption générale où nous vivons, il est assuré que les belles actions ne nous touchent pas sensiblement, comme les mauvaises, parce qu’elles sont au-dessus des sens, et ne peuvent se faire sentir qu’à l’esprit ; lequel étant réflexif sur ses opérations se corrige soi-même, et au lieu de dire voilà un trait d’une haute probité, il me faut tâcher de le suivre, il se dit, voilà qui est joliment inventé, et bien qu’il en puisse dire autant de quelque lâcheté, les sens pourtant qui ont gagné le devant ne se désabusent qu’après un long temps, et à force d’être {p. 472}rappelés par la raison : ainsi l’occasion du péché demeure, et la beauté de la vertu s’évanouit.

D’où« Illa seu sonora, seu canora, seu subtilia perinde habe, ac si stillicidia mellis de libacunculo venenato. » Tertull. de spectac. c. 17. vient que les Sages n’ont point considéré ces illustres fictions, que comme le poison de la jeunesse, et particulièrement des filles qui se rendent trop savantes en des matières qu’elles devraient ignorer : Je ne dis rien ni de la perte du temps, ni de leur dévotion, qui ne se peut maintenir contre tant de chimères, dont elles se remplissent l’esprit ; ce m’est assez de faire connaître, que c’est là où sous prétexte d’apprendre quelques compliments et la politesse du langage, elles commencent à découvrir et à aimer les intrigues de l’amour : C’est là où elles prennent le premier feu qui les brûle ; car comme elles ont peu vu, tout leur paraît beau et surprenant : elles se figurent que ce qu’elles lisent, sont de véritables Histoires, et qu’il n’y a que les noms supposés : elles s’y attachent fortement, et parce que ces discours hyperboliques sont gentils, ils les engagent à continuer jusqu’au bout.

Un autre mal, c’est que ces personnes faibles, qui ont quelque teinture de science, quelque petite qu’elle soit, sont trop vaines pour ne s’en point prévaloir dans l’occasion : Sitôt donc qu’elles se peuvent persuader, qu’elles parlent poliment, et qu’elles sont capables de faire une réplique ingénieuse, elles hantent volontiers les compagnies ; elles écoutent les offres de service, elles reçoivent les flatteries qu’on leur donne, elles font quelquefois des réponses, dont elles ne voient pas bien les conséquences, et s’enferrent si avant pour avoir avancé des paroles indiscrètes, que la honte qui les empêche de se dédire, ne les empêche pas toujours de mal faire.

Quand elles n’en viendraient pas là, il est toujours dangereux de leur laisser percer les nuits pour voir la fin d’une entreprise qu’elles ont entamée : cela leur jette un aiguillon dans le cœur, qu’elles n’arrachent pas quand elles veulent : Ces belles grotesques sont si bien liées par ensemble, qu’un esprit curieux ne les quitte point qu’avec le dernier feuillet.

Faites maintenant repasser dans l’esprit d’une fille ou d’un jeune homme toutes les aventures d’un amant ou d’une amante, {p. 473}qui porte le dard dans le cœur (car tout ce que nous avons lu, retourne et se représente à notre imagination :) Rappelez dans leur mémoire toutes les rencontres étudiées, toutes les paroles captieuses, tous les artifices imprévues, toutes les personnes apostées, toute la galanterie, tous les lieux d’assignation, tous les messages qu’un Adonis aura employés pour se mettre dans la possession de ce qu’il désirait ; quel fruit en esperez-vous ? Le moindre qu’on en doit craindre : C’est premièrement, la perte de la piété ; car ces beaux songes les éloignent extrêmement de la pensée de Dieu, et ces Palais enchantés ont plus de charmes pour eux que les Eglises. Secondement, la dissimulation ; n’attendez point qu’une fille ait la même ingénuité à ouvrir son cœur à sa mère, après tant de leçons de fourberie qu’elle avait en sa première innocence : Elle formera des desseins dans son esprit, et les déguisera si adroitement, qu’on ne les connaîtra point, que quand il sera trop tard pour s’y opposer. Troisièmement, c’est qu’elle voudra faire expérience de ce qu’elle aura vu sur le papier. O que c’est un excellent moyen pour éviter le mal, que de l’ignorer ! Aussi a-t-on toujours dit que le premier pas qui se fait pour aller au péché, c’est de savoir qu’il se peut faire.

Du Jeu. §. 10. §

Le Jeu est-il le père de la joie, ou la joie est-elle la mère du Jeu ? La correspondance de leurs noms nous fait croire qu’ils sont sortis d’une même origine ; mais qui est venu le premier ? est-ce la joie ? est-ce le Jeu ? C’est trop relever le Jeu de le mettre en parallèle avec la joie, dont il n’est que le valet, et un valet qui n’est nécessaire qu’à certaines occasions : S’il était le père de la joie, il ne la troublerait pas, comme il fait souvent : partout où il serait, partout il l’engendrerait ; où nous expérimentons que ce serviteur infidèle lui fausse tous les jours la foi, et qu’au lieu de la défendre, il la combat. Combien voit-on de Joueurs à qui les larmes tombent de douleur au milieu du Jeu, qui crurent de regret de s’être engagés dans leur perte, et qui voudraient qu’il n’eût jamais {p. 474}été parlé de Jeu pour eux ? Au plus, le Jeu n’a été inventé que pour servir à la joie : c’est seulement un petit secours qui lui vient pour l’aider à se défaire de la mélancolie, et qui même ne doit pas être employé à tous coups ; car il gâterait plus d’affaires qu’il n’en ferait : il doit être prêt, quand elle l’appelle ; mais c’est à la joie de ne l’appeler que dans le besoin : Tant qu’elle se peut conserver soi-même, elle le doit laisser : S’il arrive comme les armes sont journalières, et que tous les jours ne sont pas égaux, qu’elle soit contrainte de lui faire signe qu’il s’approche, il est de son devoir de prendre les armes pour la secourir. Encore doit-elle bien prendre garde quelle sorte de Jeux, elle appelle : car quoique tous soient d’un naturel assez léger et inconstant, il en est pourtant quelques-uns plus brouillons et plus traîtres que les autres, et dont il vaut mieux se passer, que de se servir.

Pour les mieux démêler, et les faire discerner à l’œil, on a coutume de les partager comme en deux bandes : Les uns sont d’industrie ; Les autres sont de hasard : Les premiers passent pour innocents : il n’en est pas de même des autres. Il est d’autant plus aisé de s’y tromper, qu’ils n’ont quasi qu’un même visage et une même livrée : Tous nous tient d’abord, et tous nous promettent une honnête relâche de notre esprit : mais qui n’y veut point être trompé, doit être plus en défiance de ceux qui lui font meilleur mine.

Si nous savions en faire une juste estime, nous priserions plus les premiers, qui font d’autant mieux paraître notre adresse, que moins ils dépendent du sort et de la fortune : Notre conscience n’y serait point gênée, et notre joie qui n’est jamais plus sincère, que quand notre conscience est en repos, en serait plus délicieuse :« Nobis ridere, et gaudere non licet, nisi cum peccato, atque insania gaudeamus. » Salvian. l. 6. de gubern. mais comme la corruption de notre nature nous ôte le goût des bonnes choses, la plupart préfèrent les Jeux où le sort peut tout, à ceux où nous pouvons donner des marques de notre esprit : Et je n’en vois point d’autre cause, sinon que c’est assez pour nous les faire aimer de savoir qu’ils sont défendus : Ainsi les empêchements qui ont été apposés pour nous faire éviter le mal, sont {p. 475}les motifs qui nous le font rechercher, comme si nous faisions plus d’état du péché que du plaisir.

LeIn l. fin. de religio. et sumptibus funer. bon choix des Jeux a semblé si important à l’Empereur Justinien, qu’ayant défendu très sévèrement les Jeux de hasard, il a eu assez de condescendance pour déclarer par des constitutions particulières, qu’il a marquées du Sceau de son Empire, les Jeux dont l’usage est licite : Entre autres il nomme la Balle, le Ballon, les Barres, les Echecs, etc. auxquels la coutume de plusieurs siècles a ajouté le MailXXXVI, la Boule, les Quilles, le Billard, et quelques autres que les plus rigoureux censeurs ne désapprouvent point, pourvu qu’ils ne soient point gâtés d’aucune circonstance vicieuse du temps, du lieu, ou des personnes : car quelque honnête que soit le Jeu, il ne doit être pris que comme un petit rafraîchissement pour couper chemin aux maladies ; c’est-à-dire qu’il en faut user autant de temps qu’il est nécessaire et non plus.

L’EutrapélieD. Thomas 2. 2. q. 168. a. 2. qui est une vertu de la vie civile, est destinée de Dieu pour régler nos réjouissances : Quand nous agissons sous sa conduite, nous ne pouvons faillir ; comme c’est elle qui nous y pousse ; c’est elle aussi qui nous dit, c’est assez, lorsqu’elle a parlé, il faut tout quitter, autrement on tombe dans l’excès.

La même vertu nous oblige à révérer certains jours que la Sainteté du Christianisme demande de notre dévotion : On n’y peut mettre la main que comme à une chose sacrée, et sans une petite espèce de sacrilège : Ces jours sont les fêtes les plus solennelles, où l’Eglise fait mémoire de nos principaux Mystères ? Qui oserait jouer un Vendredi S. le jour de Pâques, de Noël, de Pentecôte, etc. On dirait hautement que c’est un manquement de foi : Il est aussi défendu de jouer les Fêtes et les Dimanches pendant le Service divin, et les Magistrats y doivent avoir l’œil, s’ils ne veulent que la faute retourne sur eux.

Comme l’Eutrapélie sait rendre ses devoirs à la vertu de Religion quant au temps, elle lui doit encore ce respect de ne rien permettre qui soit contre l’honneur des saints lieux. Ainsi elle ne souffre point qu’on joue dans les Eglises, sur les Cimetières, ni en quelque autre endroit que ce soit, qu’on ait consacré à Dieu.

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Pour l’achèvement entier de ce que l’Eutrapélie nous conseille, il faut encore que le divertissement ne choque ni l’état, ni la condition de la personne qui le veut prendre : Je ne crois point qu’elle pût voir sans se fâcher un Prêtre et encore moins un Religieux au milieu d’un tripot la raquette à la main. Si un Président ou un Conseiller de quelque Cour souveraine suivait ses avis, il ne se trouverait point dans la salle d’un Maître d’Escrime pour y faire des armes : Un Général d’armée refuserait de danser un ballet, si ce n’était quelque Pyrrhique majestueuse, comme fit Scipion, dont la démarche était si mesurée que quand ses ennemis l’eussent vu dans la danse, ils n’eussent rien perdu de la haute estime que ses belles actions lui avaient acquise.« Scipio triumphale illud, et militare corpus movit ad numeros non molliter se infringens, etc. Sed ut illi antiqui viri solebant virilem in modum tripudiare, non facturi detrimentum etiamsi ab hostibus suis spectarentur. » Seneca de tranquill. c. 15. Les Officiers de guerre ne devraient quasi point avoir d’autres Jeux, que la bague, les joutes, les tournois, l’exercice de leurs gens et de leurs chevaux : Ils se rendent ridicules lorsqu’ils s’abaissent jusqu’à la muguetterieXXXVII ; ils y laissent toujours une partie de leur réputation. Les poupins et les souris de la Cour l’entendront toujours mieux : Qu’ils se persuadent que la générosité est au-dessus de la galanterie, et que leurs pas sont des pas de Géants, un vaut mieux pour avancer dans un honorable fortune, que tous les efforts d’un petit Pygmée.

Mais s’ils croient que les jeux peuvent trouver place chez eux avec quelque bienséance, je leur proposerai un exemple qu’ils ne pourront point refuser, et où les autres même trouveront de quoi profiter. Ce fut un homme qui mania le fer en son temps, et qui eut assez d’adresse et de courage pour acquérir et pour conserver la moitié de l’Empire du monde ; en un mot c’est Théodoric Roi des Goths :Sidon. Apoll. l. 1. ep. 2. ad Agricolam. Son Panégyriste parle de lui, comme du plus beau joueur de son temps. Si ce Prince eût été dans la pureté de notre foi, et n’eût point souillé sa pourpre royale du sang de quelques personnes qui méritaient mieux de vivre que lui, nos Histoires auraient peu de choses à lui reprocher : Il est toujours vrai qu’il a eu de très grandes parties pour la vie civile ; n’en disons rien que ce qui fait à notre propos : ne regardons que ce qui peut servir au Jeu, et ne dédaignons point de tirer un diamant du milieu de la boue.

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Après que ce Prince avait donné le matin aux affaires de son Etat, il prenait son repas sur le midi ; si parfois il se sentait pressé du sommeil, ce qui n’arrivait pas souvent, il baissait la tête pour quelques moments, et aussitôt il se levait de son siège, ou pour rendre la justice si l’occasion s’en présentait, ou faute de quelque meilleur emploi, il se divertissait une heure ou deux avec ses amis : A le voir attentif au Jeu, vous eussiez dit qu’il y allait de son Royaume, il prenait le Jeu d’une si belle main et d’un si bon biais, qu’à chaque coup qu’il faisait on eût cru qu’il ne prétendait rien moins que quelque illustre victoire ; ses délibérations étaient si promptes sur le Jeu qu’il n’ennuyait personne, d’un clin d’œil il jugeait ce qu’il devait faire. Ses compagnons du Jeu n’en étaient pas pourtant plus maltraités quelques longs qu’ils fussent à se résoudre ;« Mittit instanter, joculanter compellat, patienter expectat. In bonis jactibus tacet, in malis ridet, in neutris irascitur, in utrisque Philosophatur. » Loco cit. car après leur avoir dit un mot ou deux de bonne grâce pour les relever de leur lenteur, il les laissait agir à leur liberté sans les presser. Bien qu’il n’eût pas toujours du bon en son Jeu, il n’en changeait point, ni d’humeur, ni de visage ; s’il avait fait un mauvais coup, il était le premier à rire, s’il avait bien rencontré, il n’en insultait point ; au contraire il se tenait dans le silence. Quelque bon ou quelque mauvais Jeu qu’il eut il ne s’emportait point : Il demeurait toujours dans la même présence d’esprit, et raisonnait sur tout avec autant de tranquillité, que s’il eût discouru de ce qui s’était passé il y avait cent ans ; on ne le pouvait offenser qu’en se laissant perdre par respect. C’est pourquoi d’abord qu’il commençait le Jeu, il mettait bas la majesté et la parole de Roi ; ainsi avec un peu de joie il adoucissait l’amertume des affaires fâcheuses, qui viennent à la foule dans la Cour des plus grands Princes : Le Jeu finissait du même air qu’il avait commencé : on ne le continuait point au-delà d’une juste réjouissance. Tous le quittaient avec une si grande égalité d’esprit, qu’on ne pouvait deviner ni de leurs mines, ni de leurs discours qui avait perdu ou qui avait gagné.

Je refuisXXXVIII tant que je peux de parler des Jeux de hasard ; ils sont sujets à des désordres si funestes que si les Démons se pouvaient divertir dans la continuation de leurs peines, ils ne prendraient point d’autres réjouissances ; parce qu’il n’en {p. 478}est point où il y ait tant de malice.Plato in Phædro. Platon qui n’avait pas entendu les exécrables blasphèmes que les Chrétiens y commettent, qui vont au-delà de tous les excès de l’impiété païenne, croyait avoir assez de connaissance du malheur qui en revient aux hommes pour assurer qu’un Lutin nommé Theuth en était l’auteur.Petrus Gregor. sintagm. Juris l. 39. c. 2. 3. 4. Toutes les lois civiles ont crié contre, comme elles auraient fait contre les plus grands crimes ; elles ont décerné de très rigoureuses peines contre ceux qui y porteraient les autres ; elles les condamnent à travailler aux mines, comme les esclaves, à garder la prison, comme les voleurs, à être attachés aux carcans et être sacrifiés à la risée publique ; elles ont mis hors de leur protection tous ceux qui donneraient retraite aux joueurs, ou leur prêteraient leurs maisons pour une si infâme pratique ; elles ont déclaré que quelque tort qui leur fût fait en pareilles occasions, soit en leurs biens, soit en leurs personnes, la justice n’en recevrait point leurs plaintes et n’y ferait aucun droit. Les défenses n’ont pas été portées seulement contre les joueurs, à qui il n’est point permis de jouer ni en public, ni en particulier ; mais encore contre tous les autres qui s’arrêteraient pour les regarder ; on leur fait un crime d’y assister seulement des yeux.

LesC. inter dilectos de excess. prælat et Panorm. ib. sacrés Canons ont encore montré plus de servilité contre les gens d’Eglise ; qui se laisseraient aller aux jeux de hasard ; il ne leur est pas même permis de se trouver en la compagnie des joueurs, quoiqu’ils ne soient pas de la partie. Un homme ne peut être pourvu légitimement d’un bénéfice, depuis qu’il a commencé de fréquenter les BrelansXXXIX ; s’il en était déjà en possession auparavant, il en doit être privé et déclaré incapable d’aucune fonction Ecclésiastique, s’il avait quelque ordre de Diacre ou de Sous-diacre, il le faut arrêter là et ne le laisser point passer plus avant. Quelques-uns ajoutent que s’il ne se corrige, il le faut reléguer en quelque Monastère à la campagne, et le contraindre d’y faire pénitence.

Quand tous les Législateurs auraient vécu en même temps, ils n’auraient pas concouru plus universellement à la ruine et à la destruction des jeux de hasard. Quoiqu’ils ne {p. 479}soient venus que les uns après les autres, et qu’ils aient écrit en divers siècles, leurs déclarations sont si conformes, qu’on peut dire qu’ils ont tous été d’un même avis : Ce qui fait une preuve irréprochable, que les jeux de hasard doivent être bannis de la société des hommes comme des pestes, et une corruption générale des bonnes mœurs.

Qu’on n’apporte point pour les justifier, que le mot de jeu n’est point défendu, car il en est de licites ; que le mot de hasard n’est point un crime ; car il est permis en d’autres occasions de risquer quelque chose et de tenter la fortune, comme on dit : C’est assez que les plus sages têtes du monde ont jugé, que bien que les parties ne fussent pas mauvaises, le tout n’en valait rien.

Tout le désordre du jeu vient originairement du désir de gagner : C’est lui seul qui est la cause de tous les fâcheux accidents qui l’ont mis dans la haine et dans l’abomination. Tandis qu’on s’est contenté d’en user pour le plaisir, il a passé comme un divertissement commun, mais sitôt qu’il fut souillé des mains de l’avarice, il perdit toute la bonté qui lui était naturelle : Depuis ce temps-là ce n’est plus qu’une semence de querelles et un négoce mercenaire.Loco citato. Justinien appréhendait si fort les mauvaises suites du gain, qu’il l'éloigna des jeux mêmes qui ne sont que d’industrie ; il ne voulut point qu’en aucun jeu de ceux qui étaient permis par les lois, on pût perdre plus d’un sol jugeant bien que si le gain y était le maître, le vice ne tarderait guère à y trouver place. Joan. Cuspinianus lib. de institutis Turcarum. Pour ces mêmes raisons les Turcs ne souffrent point qu’on joue à l’argent en quelque jeu que ce soit, si quelqu’un le fait, on le rend infâme pour la première fois, s’il y retourne on le condamne à une grosse amande, s’il continue on le punit au corps.

Mais quoique le gain soit toujours dangereux en quelque jeu que ce soit, il ne fait néanmoins jamais tant de troubles que dans les jeux de hasard. C’est là où il se produit avec toute sa malignité : Comme il y va plus gros et qu’il y court plus vite, on y montre bien plus de chaleur, et parce qu’il est vrai que qui perd son bien perd la raison, ceux qui y ont du désavantage, en deviennent furieux et de petits démons.

Quand il n’y aurait rien à craindre en cette sorte de jeux {p. 480}que la passion violente qui y attache les hommes, elle suffirait pour nous faire juger qu’il y a un lien secret et diabolique qui les y attire, et dont ils ne se peuvent dépêtrer, quand ils y sont pris : Ils ne peuvent ignorer qu’ils y perdent leur temps qui leur serait très précieux, s’ils le savaient priser, comme il mérite, qu’ils abandonnent leurs affaires domestiques, qui fondent devant leurs yeux, comme la cire devant le feu, qu’ils quittent le soin de leurs femmes et de leurs enfants, qui sont les obligations les plus pressantes de la nature : ils voient tout cela, et comme s’ils étaient enchantés, et qu’ils eussent perdu tout sentiment, ils ne s’en touchent point : Toute la maison va en désordre : les enfants sont tout nus, et quelquefois n’ont pas du pain ; la femme s’arrache les cheveux de désespoir : les créanciers enlèvent tout ; s’il y a cinq sols de reste, il les faut porter aux Jeux : Et ce qui est de plus déplorable en cette maladie, on n’en guérit point. Un homme charmé ne l’est que pour un temps, un joueur l’est pour toujours.

PlatonLaertius l. 3. le fit autrefois bien entendre à un jeune homme qui avait passé une heure de temps à jouer aux Dés : Après l’en avoir repris très aigrement ; comme l’autre lui voulut faire excuse sur ce qu’il ne l’avait jamais fait que cette fois-là. Platon répliqua vertement ; Ne devez-vous pas savoir qu’il n’y a point de petite faute, où il y a danger d’une mauvaise habitude ? L’ardeur qu’on prend pour le Jeu est une peau qui ne se quitte point que dans le cercueil.

Comment se retirerait-on du Jeu ? Si on gagne, on se figure qu’on est en chance, et qu’elle ne changera point : Si on perd, on espère de réparer sa perte ; on se flatte que la bonne fortune qui du commencement nous tourne le dos, nous montrera son visage sur la fin, et qu’il ne faut qu’un coup pour se remettre : Si on a été malheureux un jour, on croit qu’il n’en sera pas de même le lendemain : Ainsi les jours s’enfilent l’un dans l’autre, tantôt on gagne, tantôt on perd, et on se trouve aussitôt au dernier moment de la vie qu’au bout du Jeu. Grand Dieu, quelle vie ? Est ce là-dessus qu’un homme sortant de ce monde peut fonder les espérances du Paradis ? ils n’y songent guère : comme ils n’ont point connu de plaisir plus charmant que le Jeu, ils ne veulent point de Paradis si on n’y joue.

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Celui-làGilberius Cogn. lib. 1. narrationum. le montra bien, qui vint jusqu’à ce haut point de frénesie, que faisant son testament et la déclaration de ses dernières volontés, obligea ses sujets de lui faire tirer les os du corps après sa mort pour en faire des Dés, et de lui lever la peau pour en couvrir la table du Jeu ; comme si étant dans les Enfers, il devait quitter la douleur et la pensée de ses peines, en se souvenant que les Dés roulaient encore sur son dos !

Il n’est point de bonne Ville en France qui ne puisse produire quelqu’un des meilleures familles, qui est l’opprobre de son nom et de sa parenté pour avoir tout consommé dans le Jeu : Ce sont de ces gueux volontaires, à qui personne ne porte de compassion, qui ne vivent que de mendicité, et qui pourtant sont tellement attachés à la source de leur malheur, que si sous couleur de leur nudité ou de quelque autre besoin, ils peuvent attraper de leurs frères ou de leurs sœurs quelque pistole, ils la vont aussitôt porter à leur Idole, et ne pourraient reposer la nuit, s’ils ne l’avaient jouée : A toute heure ils maudissent le Jeu, et à toute heure ils le recherchent. Quelle manie est-ce là ?

Où cela mène-t-il ? Quel est le port où ces gens-là ont coutume d’aborder ? Ils passent par la rue des filous pour se rendre au gibet.4. Ethic. c. 1. Aristote qui parle des choses assez sainement, et ne se plaît point à l’hyperbole, condamne les joueurs de larcin, il dit que leur gain est injuste, et qu’il faut une grande bassesse de cœur pour se vouloir faire riche d’un si honteux métier : Dans sa pensée il n’y a pas grande différence entre un joueur et un larron : Pour continuer dans le Jeu, il faut de quoi ; si on ne le trouve point chez soi, on est en danger de le chercher ailleurs : Si l’appétit du jeu cessait aussitôt que la bourse est vide, il ne serait pas si dangereux ; mais il arrive tout le contraire ; plus on perd, et plus on a d’ardeur pour le jeu. Quand l’argent manque, on a recours au crédit, au carrosse aux chevaux, aux pierreries ; il s’en est trouvé, qui n’ayant rien plus à y mettre, y ont mis leur tête.« Hunni arma, servitutem, mortem in alea ponunt. » D. Ambros. de Tobia c. 11.

Aussi les Japonais, qui ont une horreur extrême du larcin, lequel n’est jamais moins puni parmi eux que de la corde, n’ont point voulu approuver les jeux de hasard :Orlandinus lib. 9. histor. Soc. Jesu. Ils croient que d’un joueur, il se fait aisément un larron : Tous désirent l’argent, {p. 482}et n’attendent que l’occasion : Cette avidité ne s’arrête pas dans les personnes du commun, elle passe quelquefois jusqu’aux Princes et aux Empereurs ; le jeu les rend avares, et bien qu’ils possèdent tout, ils n’en ont pas assez ; S’ils gagnent, ils voudraient qu’on les payât deux fois ; s’ils perdent, il semble qu’on leur arrache.Suetonius in Caligula. Caligula qui était le premier homme du monde en biens et en pouvoir, n’en avait pas assez pour contenter son jeu. Il arriva un jour qu’après avoir joué quelques heures sans faire coup qui vaille, il quitta la chambre de dépit, et pour donner air à sa mélancolie, descendit devant la porte de son Palais : D’abord qu’il y fut, voilà deux des plus riches Chevaliers Romains qui passent par la rue. Son avarice ne manqua pas de lui suggérer, que c’était un beau moyen de réparer sa perte : Aussitôt il prit feu, les fit saisir au collet, et sur un crime imaginaire confisqua tous leurs biens : Là-dessus il remonte avec un nouveau visage, et se vante de son injustice comme d’un coup de la bonne fortune : Il y a longtemps que je joue, dit-il, mais le hasard ne m’en a pas encore si bien dit.

Si les Citadelles et les places d’armes pouvaient parler, comme les Soldats, elles accuseraient avec eux ce désir insatiable, qui tourmente les Officiers de Guerre, à qui le jeu dérobe tout : elles se présenteraient toutes nues, et montreraient au doigt leurs Commandants, comme les voleurs qui les ont dépouillées ; elles sont dégarnies d’hommes, d’armes, de munitions pour fournir au jeu de ceux qui les doivent garder, et n’en font rien, puis qu’ils sont contraints de les rendre au bout de quelques jours de Siège à cause que tout y manque : La réponse d’un fantassin fut fort jolie : Son Lieutenant lui demandait un jour quelle heure il était : Monsieur, lui dit-il, je n’en sais rien, vous avez ma montre.

Tous ne le portent pas d’un si bel air, il en est qui s’en piquent si aigrement, qu’ils n’attendent que l’occasion de perdre ceux qui les ont volés : s’ils trouvent leurs Chefs à leur avantage, ils ne leur pardonnent point. Philibert d’Orange en fit l’épreuve en sa personne ; mais elle lui coûta bon : Il commandait l’Armée de Clément VII. au Siège de Florence ; il avait reçu l’argent pour la payer :Jovius l. 19. histor. Le Jeu l’emporta, et la joua {p. 483}si malheureusement qu’il perdit tout. Les Soldats à qui la chose ne se put dissimuler, jetèrent bas les armes, et le contraignirent à faire une composition honteuse et de se retirer : Qu’on appelle cela comme on voudra ; mais il ne vaut pas mieux que de prendre la bourse de son voisin.

Entrons dans le Jeu, voyons ce qui s’y passe ; la dissimulation et le mensonge ne le quittent point : chacun s’y déguise pour surprendre son compagnon ; après y avoir fait un vol, on se réjouit de la même façon que s’il était arrivé une bonne succession. De restitution il ne s’en parle point : le bien d’autrui demeure entre les mains du trompeur, et n’en sort point, quoiqu’il y aille du salut :Sayrus l. 11. c. 12. et 13. De restitutione eorum quæ in ludo per dolum, et violentiam acquiruntur. Un glisse de faux Dés ; l’autre suppose des CartesXL : Deux s’entendent pour ruiner un troisième, et se revêtir de ses dépouilles : celui-ci complote avec un second, à dessein de le fourber et de profiter de sa perte : En toutes ces supercheries on se couvre du proverbe, qui dit que le Jeu n’est point fait pour les aveugles, et sous cette maxime mal entendue, on y fait couler toutes les finesses et la mauvaise foi.

Quelques-uns« Alea perjurii, furti, sacrilegii mater est. » Petrus Blesensis epist. 75. s’emportent bien plus avant ; du mensonge, ils vont au parjure : si on laisse la chose à leur serment, ils ont toujours gagné, et bien que quelquefois ils puissent être convaincus de faux ; la mauvaise habitude ne laissera pas de leur faire prendre Dieu à témoin de ce qu’ils assurent contre leur conscience, comme si Dieu et les Saints se devaient rendre coupables pour autoriser leur larcin.

Mais l’extrémité de tous les désordres, ce sont les blasphèmes : le Jeu en a plus inventés lui seul, que le vin et la colère ensemble. Il en forge tous les jours de nouveaux, plus ils sont exécrables, plus ils sont à son goût : car il ne veut que des impiétés étudiées, et qui disent des mots que le commun n’oserait dire. C’est de quoi il fait gloire, et un homme joueur se persuade qu’il est bien vengé de sa perte, quand il a fait la nicque à Dieu : Certainement il n’est point d’occasion où il soit attaqué de tant d’injures : comme on est dans la croyance qu’il préside aux événements : ceux qui ne les ont point à leur gré, s’en prennent à lui, et au lieu d’accuser leur brutalité, qui les fait meugler comme des Taureaux furieux, ils lancent contre {p. 484}lui tous les traits de leur colère. Il leur semble que Dieu doit être là pour ne rien souffrir, qui choque leurs interêts et pour détourner tous les coups qui sont portés contre eux : N’est-ce pas traiter Dieu de valet, et le réduire à la condition des esclaves ? Si Dieu ne le fait il sera renié et vilipendé ; on lui donnera un corps pour lui en déchirer toutes les parties ; on lui arrachera la barbe, on lui pochera les yeux, on le menacera de lui couper le nez. Anges du Ciel en quel état êtes-vous, quand vous voyez qu’on traite ainsi votre Maître ? Comment est-ce que l’amour que vous avez pour lui ne vous fait point jeter la foudre sur la tête de ces parjures ?

Que ces brutaux ne considèrent-ils qu’ils font une condition à Dieu, qu’ils ne feraient pas à leurs valets, à moins que d’avoir perdu le sens ? Qui est l’impertinent qui ait obligé son serviteur à deux commandements contraires pour être exécutes en même temps, de monter et de descendre tout à la fois ? et néanmoins c’est ce qu’on exige de Dieu, sous peine d’être foulé aux pieds. Proposez-vous deux joueurs qui nouent une partie : Il est de la nature du Jeu que l’un gagne et que l’autre perd. Tous deux pourtant veulent gagner, et le veulent si absolument, que si Dieu ne le fait, il faudra qu’il essuie tout ce que la rage d’un insensé pourra vomir contre lui.

Quand il ne serait jamais arrivé qu’un blasphème à l’occasion du Jeu de hasard, le respect que nous devons à Dieu, nous devrait être si précieux et si cher, que nous aimassions mieux nous en priver pour toute notre vie, que de nous mettre dans le péril d’y tomber une seconde fois. Que les hommes ne jouent point : de quoi y va-t-il ? mais que Dieu soit maltraité par un homme, c’est une chose que chaque homme en particulier devrait éviter plus soigneusement que la mort. Si Dieu n’avait une bonté et une patience infinie, la parole ne serait pas plutôt sortie de la bouche du blasphémateur, que la terre ouvrirait son sein pour l’engloutir.

IlThom. Cantiprat. l. 2. c. 49. p. 11. montra bien un jour cette patiente miséricorde envers un joueur : Cet avorton d’Enfer qui fut depuis changé en Ange du Paradis, ayant joué et perdu ce qu’il avait, prit {p. 485}son arc et en décocha vers le Ciel, comme s’il eût voulu appeler Dieu au combat, et l’obliger à lui faire raison de sa mauvaise fortune ; elle retomba devant ses yeux toute teinte de sang, qui n’était que pour lui dire de la part de Dieu : Cesse de m’outrager ; tu as ce que tu peux prétendre, tu as voulu avoir de mon sang, tu en as : Mets bas les armes, retournons en grâce et soyons bons amis ; la chose se terminera à l’amiable. Cet homme fut si touché de l’horreur de son attentat et de la douceur de Dieu, qu’il passa le reste de ses jours à pleurer son péché.

Que les impies ne pensent point se prévaloir d’une si amoureuse condescendance ; car Dieu ne fait pas tous les jours des coups de grâce. Il en fait parfois pour ne point nous désespérer : mais il frappe d’autres fois si rudement, qu’il fait assez connaître aux insolents que toutes leurs rodomontades ne lui font point de peur.

On ne peut se souvenir sans frayeur de la punition d’un joueur Italien, lequel se voyant dépouillé de tout par sa mauvaise chance, entra dans la première Eglise pour insulter Dieu en sa propre maison. Sa première saillie fut contre S. Albert à qui il reprocha qu’il n’était point du nombre des Bienheureux. Sa seconde fut contre la sainte Vierge ; on nous fait accroire, lui dit-il, que tu es la Mère de la grâce, et tu ne m’en as jamais fait.Surius tom. 4. in vita S. Alberti. c. 24. Tes rigueurs envers moi montrent bien que tu es sans pitié : Je t’ai tant prié et si inutilement, que tu n’auras plus un mot de moi, et là-dessus prend son poignard et en frappe les deux Images de Notre-Dame et de saint Albert. Le sang en rejaillit aussitôt : Un enfant le vit et cria au sacrilège ; l’autre se met en fuite, mais au premier pas qu’il fit hors de l’Eglise, il fut réduit en cendres par un coup de tonnerre. La mémoire en est encore toute récente au Bourg de Drepan lieu de la naissance de saint Albert.

Mais ceux qui ne peuvent donner leur créance qu’à ce qui a paru devant leurs yeux, peuvent encore aujourd’hui satisfaire à leur incrédulité. La personne dont je veux parler n’est pas morte : C’est un Lieutenant de Cavalerie qui perdit la vue pour ses blasphèmes au dernier siège de Clermont ; son dépit l’emporta jusqu’à menacer le fils de Dieu de lui ôter les {p. 486}yeux de la tête : Pas un ne l’entendit qui n’en témoigna de l’horreur : C’était sur le soir où les joueurs sont plus avancés dans la perte ou dans le gain. Dieu jugea que pour lors il n’était point en état de profiter de la correction que méritait son crime ; il la différa au lendemain matin : Un de ses camarades lui venant à la rencontre lui présenta le pistolet par manière de caresse et sans aucune pensée de lui faire mal ; il le lâcha sans faire aucune réflexion qu’il était chargé ; de trois postes qui étaient dedans, deux se vinrent rendre dans les deux yeux de notre Cavalier, la troisième fut jetée à côté sans aucun mauvais effet. Personne ne douta que ce ne fut la punition de ses blasphèmes du jour précédent : Lui-même reconnut sa faute, et se soumit au châtiment que Dieu en voulait prendre ; il assurait du depuis que dans plusieurs années de service il avait reçu grand nombre de coups, mais qu’il n’en avait point reçu de plus favorable que ce dernier, lequel en blessant le corps avait guéri son âme. Certainement il ne vit jamais plus clair aux choses de son salut, que depuis qu’il est aveugle : Toutes ses pensées vont à reconnaître la miséricorde de Dieu en son endroit, et à détourner ses amis du mauvais pas, d’où il est échappé.

Des Masques et des Momons. §. 11. §

Il ne faut pas être grand Clerc en matière de Palais, quand de trois criminels les deux moins coupables sont condamnés à la roue, et que le procès du troisième est sur le bureau, pour juger que s’il n’est pas plus maltraité que les autres, du moins il n’aura pas meilleure composition. Le jeu, le bal, et le déguisement sont les trois ennemis jurés de l’innocence qui se doit trouver dans les divertissements ; le déguisement est le plus malin de tous, car outre qu’il a toute la mollesse du bal, et l’insolence du jeu qu’il joint souvent ensemble, et de qui il se fait servir, quand il lui plaît, il a encore une malice qui lui est particulière, qu’on peut nommer dissimulation. L’affaire du bal et du jeu étant déjà expédiée, et l’un et l’autre étant déjà banni de la conversation Chrétienne, il est aisé de conclure {p. 487}que le déguisement en doit être retranché tout à fait ; il en est de plusieurs sortes ; mais il n’en est point de bons : Les uns déguisent leur sexe, les autres leur visage, quelques-uns leur parole, et tous leur habit et leur condition.

Aussi à bien parler tout n’en vaut rien ; on ne cherche point d’être méconnu pour faire de bonnes actions, où il n’y a rien à craindre, il n’y a rien à cacher ; sitôt qu’on prend un voile quel qu’il soit, on témoigne ou qu’on se veut donner une licence qui ne doit point avoir d’approbation, ou qu’on se veut défendre d’une honte qu’on a méritée.

Le« Non inductur mulier veste virili : nec vir utetur veste fœminea. Abominabilis enim apud Deum est, qui facit hæc. » Deuteron. 22. 5. Diod. siculus. lib. 2. premier déguisement que l’Ecriture appelle abominable, est celui du sexe, il va directement contre les lois de la nature qui a mis de la différence entre l’homme et la femme ; on remarque que depuis le commencement du monde toutes les nations, même les plus barbares ont été fort exactes à leur donner des habits différents. Entre tous les Législateurs qui ont voulu former des règlements, il n’y eut jamais qu’un Zénon qui dans le projet de sa république, ordonna qu’il n’y aurait qu’une même espèce de vêtement pour tous : Ce qui rebuta tellement les esprits de ceux qui avaient quelque estime de sa Politique, qu’il n’y eut ni Bourg, ni Village qui la voulut recevoir.

Quelques-unsAristot. 2. polit. crurent du depuis que dans la guerre où ils menaient leurs femmes, il y pouvait avoir un habit commun pour ôter aux ennemis la connaissance des personnes qu’ils avaient à combattre, et pour inspirer je ne sais quelle vigueur aux femmes, quand elles se verraient armées comme leurs maris. Les Lacédémoniens furent quelque temps dans cet erreur, disant que les femmes ayant les mêmes interêts à la conservation de tous les biens, elles devaient être de moitié partout : Mais après l’essai de quelques combats, ils reconnurent que les femmes n’étaient bonnes à la guerre que pour y faire plus de bruit, qu’elles amollissaient le cœur de leurs maris dans les rencontres, et qu’étant fort sujettes à tourner le dos, elles obligeaient les autres à en faire de même. C’est pourquoi il fut résolu dans leur Conseil, que les femmes dorénavant garderaient la maison, et que le métier de la guerre ne serait plus que pour les hommes.

{p. 488}De très bons Interprètes croient que la Loi du Deutéronome, qui défend comme une abomination, que l’homme ne s’habille point en femme, ni la femme en homme, buttaitXLI particulièrement à éloigner les femmes de la guerre : A quoi ces savants hommes n’ont pas été portés sans raison : car le mot grec σκέυη est aussi bon pour signifier des armes qu’un habit : Les autres qui sont en plus grand nombre, et dont l’opinion est reçue plus universellement, prennent la défense de Dieu, qui est faite par la bouche de Moïse, pour empêcher que les hommes ne se travestissent en femmes, ni les femmes en hommes, comme il ne se fait que trop souvent dans les mascarades ; et ajoutent qu’une telle action est abominable devant Dieu,r. 2. q. 102. a. 6. ad. 6. pour les deux raisons qu’en apporte S. Thomas, tirées de deux solennités honteuses, qui se pratiquaient parmi les Païens, et qui méritaient d’être en abomination.

En l’une les femmes s’habillaient en hommes, c’était en la Fête de Mars le Dieu des Batailles. En l’autre les hommes s’habillaient en femmes, c’était en la célébritéXLII de la Déesse Vénus : Toutes deux étaient sujettes à de si étranges désordres et à une si horrible confusion, qu’encore que toute sorte d’Idolâtrie soit une abomination devant Dieu : ces deux néanmoins étaient remarquées, comme les deux plus criminelles.

MaisGuillelm. Parisiensis de legibus c. 13. quand ces infâmes cérémonies n’auraient point donné occasion à Dieu, de défendre aux hommes de prendre des robes de femmes, ou aux femmes de prendre des habits d’hommes, il y avait assez d’autres motifs qui portaient Dieu à le faire. Il était des soins de ce grand et universel Législateur de retrancher aux hommes tous les prétextes de vouloir vivre en femmes, et d’éloigner d’eux toute la tendresse que les femmes ont pour elles-mêmes : Et plus encore de ne point permettre aux femmes de faire les hommes aux dépens de la modestie, qui est le plus riche ornement de leur sexe : puisque leurs emplois sont différents, et que le mari ne doit point s’abaisser jusqu’aux menus ouvrages de la femme, ni la femme entreprendre sur les actions du mari, leurs habits ne devaient point être les mêmes.

Certainement s’il était en la liberté d’un chacun de se vêtir {p. 489}à sa volonté et sans aucun discernement, il serait impossible de parer aux attaques de l’impureté : Tandis qu’un homme est en son habit, et une femme dans le sien, l’un est en garde de l’autre ; chacun sait ce qu’il doit craindre ; mais s’il n’y avait qu’une forme d’habits, personne ne serait en défiance, et néanmoins c’est la mère de sûreté. Les surprises sont très difficiles à éviter, où rien n’est suspect. Clodius se travestit en femme pour avoir l’entrée dans la Chapelle de la bonne Déesse, et y contenter sa brutale passion. Ses intentions étaient très lâches, il crut pourtant que le même habit qui les pouvait couvrir, lui donnerait encore la facilité de les pratiquer : C’était une assemblée où il n’y devait avoir que des femmes, mais rien n’est assuré quand le loup prend la peau de la brebis.

L’EmpereurHerodian. l. 1. Dio Cassius. Commodus courut risque de sa vie en une pareille fête. MenedemusXLIII qui en voulait à son Diadème, avait apostéXLIV des gladiateurs déguisés en femmes pour faire le coup ; et le mauvais dessein eût réussi, comme on l’avait projeté, n’eût été que la trahison fut découverte. Menedemus y perdit la tête, comme il avait mérité.

PasJustin. l. 1. un peuple n’a pu agréer un si détestable déguisement. Sardanapale, quoiqu’il fût Roi, est encore l’opprobre des Assyriens pour avoir vécu sous une robe de femme, et d’avoir travaillé de l’aiguille et du fuseau en une compagnie de filles : C’est la marque d’un courage efféminé, et d’un cœur qui n’aime que l’ordure : Pour peu qu’on porte l’habit d’un autre sexe, on se sent changé. Le vêtement d’un homme ne peut être appliqué sur le corps d’une femme, ni celui d’une femme sur le corps d’un homme sans y allumer quelque mauvais feu ;« Quod mulier induatur veste virili, aut e converso, incentivum est concupiscentiæ. » D. Thom. 1. 2. q. 102. a. 6. ad. 6. tôt ou tard on en brûle, si ce n’est que la raison qui le fait faire, est d’une si haute nécessité, ou d’une si haute vertu, qu’au lieu de servir d’amorce au péché, elle en éteigne le désir.

Plusieurs l’ont pratiqué innocemment ; mais c’était bien pour d’autres motifs que ne font les masques, dont le meilleur ne vaut guère.Lipsius monita polit. Sanctia prit l’habit de son mari, mais ce fut pour le couvrir du sien, et le tirer de la prison, d’où il ne fût point sorti que pour aller porter sa tête sur un échafaud.Pallad. in Lausiac. c. 149. {p. 490}Théodora et une autre Vierge d’Antioche sont encore louées aujourd’hui dans nos histoires pour s’être sauvées du bordel où elles avaient été condamnées par le Tyran, et de s’être servies d’habit d’hommes pour le faire plus sûrement. Une infinité d’autres filles ont dissimulé leur sexe pour conserver leur pureté ;Raderus in Viridario. Tirinus in c. 22. Deutero. il s’en est trouvé un assez bon nombre, lesquelles se sentant obligées de quitter le monde pour ne point demeurer dans le danger de se perdre, et ne rencontrant point de Monastères de Religieuses où se retirer, sont entrées dans des Cloîtres d’hommes, et y ont vécu inconnues jusqu’après leur mort : Hors d’une semblable occasion, tous les déguisements sont blâmables ; La pudeur d’une fille n’est point assurée sous un habit d’homme, et la fermeté que doit avoir un homme n’est jamais bien sous la robe d’une fille ;« Quem præstare potest mulier galeata pudorem ; Quæ fugit à sexu ? » Juvenal. in satyris. Quelle sûreté y aura-t-il parmi les masques, où il n’y a que la seule insolence qui gouverne ? Le saint Esprit, nous assure que c’est une abomination, quelqu’un l’osera-t-il contredire ?

Quoique les autres déguisements de visage, de parole, de condition, soient un peu plus tolérables que celui du sexe, ils ne laissent pas pourtant d’être répréhensibles ; et si les lois étaient dans leur vigueur, il n’y aurait pas seulement la conscience et la crainte du péché pour nous en retenir. Les punitions publiques qui s’en feraient, nous serviraient encore d’une barrière ; on se persuade aisément qu’une chose n’est pas mauvaise, quand elle passe sans correction. La France serait le Paradis Terrestre si ses Ordonnances étaient bien gardées ? Combien y en a-t-il contre les masques ? En est-il une seule qui ne soit foulée aux pieds par la mauvaise coutume ? Tous les jours il s’en voit des accidents funestes ; on se contente d’en murmurer, mais d’autre remède bien puissant il ne s’en trouve point.1539. François premier ordonna des peines très rigoureuses contre les masques, qui allaient de Ville en Ville, il n’y allait de rien moins que de la confiscation de tous les biens du délinquant, dont la plus belle moitié devait tourner au profit du délateur, l’autre devait être adjugée aux coffres du Roi.1551. Douze ans après cette Ordonnance, le Parlement de Paris voulant arrêter {p. 491}les désordres qu’on en voyait naître, fit des inhibitions très expresses à tous les Marchands d’exposer en vente aucun masque ; Il n’est point d’année que le Parlement de Toulouse ne renouvelle ses Arrêts sur ce sujet, et néanmoins le Carnaval revient tous les ans tête levée, sans qu’on lui dise mot. S’il n’y a rien à craindre, pourquoi tant de défenses réitérées si solennellement ? S’il est pernicieux, pourquoi ne le punit-on point ? S’il est ennemi des bonnes mœurs, que n’en fait-on justice ? S’il ne l’est point, pourquoi le condamne-t-on.

C’est montrer qu’on connaît le mal ; mais qu’on manque de courage pour le corriger : Le pis est que ceux-là mêmes qui font les lois les rompent, et n’ont garde d’en venir jusqu’à la punition, parce qu’ils sont les premiers coupables : Mon cher Lecteur à qui c’est assez de connaître le mal pour l’éviter ; jugez-en comme les Sages, et ne faites point comme les fols : il ne se fait point de lois que dans un esprit rassis, et lorsque la raison est la plus pure : C’est pour lors que les hommes sont capables de juger du bien et du mal, mais l’insolence agit dans la passion, et pour montrer que toute sotte qu’elle est, elle connaît son péché, elle choisit la nuit et les ténèbres pour n’en point tant rougir.

Au défaut du châtiment des hommes, Dieu prend quelquefois les verges, et en frappe si rudement, que ceux qui ont d’assez bons yeux pour remarquer la conduite de sa Sagesse jugent bien qu’il connaît une malignité dans les masques et dans les momons, que les hommes ne savent pas craindre. L’Allemagne vit une fois brûler trois Comtes dans une momerie sans que personne leur pût prêter la main pour les garantir de la mort ?Æmilius l. 9. Nicole Gilles in Carolo 6. anno 1392. Que s’en fallut-il que la France ne vit son Roi Charles VI. mourir de la même façon ? Ce Prince qui avait été travaillé d’une assez longue infirmité d’esprit, ayant quelque commencement de santé en voulut donner la joie au public de l'avis de ses meilleurs amis, y pouvait-il avoir une intention plus légitime ? La momerie fut une chaîne de Sauvages. Le Roi en voulut être : Leur habit était velu, de couleur de cheveux, bien gommé et bien poissé ; après avoir dansé jusqu’à {p. 492}se lasser, comme tout allait à la fin, un de leurs vêtements prit feu. Cet Elément se trouvant attaché à une matière combustible, car tout était de laine et d’estouppe, mit aussitôt tout en flammes : Tout ce qu’on put faire fut de sauver le Roi ; deux des Momons y laissèrent la vie, et si une Dame qui portait un grand manteau, ne se fut avisée d’en couvrir le Roi pour étouffer le feu qui commençait à se jeter sur lui, il était pour y demeurer avec les deux autres.

On ne sait pas encore au vrai comme cela se fit. Quelques-uns disent que le Duc d’Orléans frère du Roi voulant connaître qui ils étaient, approcha un peu trop son flambeau : D’autres ont cru qu’il y avait du dessein caché, il ne s’en découvrit rien pourtant quelques enquêtes qu’on en fit. Comme on ne savait à qui s’en prendre, on chargea la maison où cela s’était passé de toute la faute ; on la déclara criminelle, et par un jugement solennel elle fut condamnée à être abattue, et rasée sans que la considération de la Reine Blanche qui l’avait fait bâtir, lui pût obtenir aucune grâce.

Dieu pouvait-il donner un avis plus pressant aux Français pour leur faire entendre que la momerie ne lui plaît point, que de faire venir leur Roi, qui s’en était voulu mêler, sur le bord du précipice ? N’était-ce pas dire sans parler, France prends garde où tes débauches te peuvent mener ? Contente-toi de la peur, pour empêcher qu’il ne t’arrive pis.

Je ne veux point examiner ici s’il y avait du dessein de la part des hommes. Croyons que ce fut un cas fortuit à leur égard : Mais à l’égard de Dieu il n’y a rien de casuel, et ce qui nous semble un coup d’aventure, est un trait de providence, n’a-t-on pas reconnu que plusieurs personnes impudiques ont pris prétexte des mascarades pour jouir de leurs infâmes plaisirs ? Ne sait-on pas qu’une infinité de filles, et de femmes y ont été violées ? que les larrons en ont fait une occasion de leurs brigandages ? que les vindicatifs y ont trouvé lieu de se défaire de leurs ennemis ?

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La vengeance est bien hardie pour faire un crime, quand elle espère de n'être point découverte : Que peut-on penser de cette momerie qui laissa le fils de la maison mort au milieu de la salle, comme si c’eût été une partie du ballet, pour donner temps aux masques qui avaient fait le coup de pouvoir échapper. L’Histoire, dont je parle, devrait faire trembler tous les pères et toutes les mères autant de fois que leurs enfants sont en des compagnies, où le même leur peut arriver.

LesPolydor. Virgil. l. 5. de invent. rerum. Français sont les plus indulgents de tous à souffrir ces déguisements. La Loi d’Angleterre les punit de mort : D’autres peuples les condamnent à une bonne amende, mais sait-on bien en France d’où est venu le nom de masque et ce qu’il signifie ? je crois que si on le savait, on ne serait pas si chaud à se masquer.Petrus Gregor. sintagm. lib. 39. c. 2. Masque est un vieil mot de Lombardie qui se donne aux âmes qui nous viennent troubler la nuit : aux bêtes qui dévorent les petits enfants ; aux Diables follets à fort épaule, au Moine bourru, et à tous ces spectres nocturnes, dont on nous fait peur. Quel avantage y peut-il avoir à un homme de se déguiser en Démon ? Est-ce pour lui témoigner qu’il nous tarde que nous soyons de sa bande ? que nous voulons avoir part à ses artifices, et que nous faisons gloire dès cette vie de porter ses couleurs ? Pourquoi affecter une laideur qui ne nous est point naturelle. N’est-ce pas en quelque façon renoncer à Dieu de nous voiler la face où reluit son image pour prendre la figure d’un Lutin ?« Nonne isti amiserunt imaginem Dei ? similitudinem perdiderunt Christi ? » D. Chrysol. serm. 155. Vous direz que c’est pour peu de temps, et que ce n’est que gaillardise : Mais est-il un seul moment de notre vie qu’on puisse donner au Diable ? Peut-on appeler recréation, où on quitte les livrées de Dieu pour prendre celles de son ennemi ?

MomonLucianus in Hermotimo. ne vaut pas mieux que Masque : Ce fut le nom d’un faux Dieu qui n’avait point d’autre emploi, que de piquer ses frères et censurer leurs actions ; il avait toujours le reproche en bouche et l’amertume dans le cœur. Peu échappaient sa correction ; car il aurait plutôt fait une calomnie, que de donner un mot de louange. Les premiers Momons ne paraissaient que sous une figure de Satyre {p. 494}pour avoir plus de liberté de mordre, et de planter la dent sur la réputation de qui que ce fût. C’était pour satisfaire cette passion enragée qui n’est jamais bien, que quand elle a mis les autres mal.

D’autres disent que Momon a été tiré de κῶμον avec un très petit changement. C’était une espèce de débauche ou de dissolution, soit à boire, soit à manger, soit à rire : Ainsi Momon ne voudrait dire autre chose, que faire l’ivrogne ou faire le fol ; ce qui est plus aisé à croire, quand on considère que toutes ces feintes et ces déguisements ne vont qu’au libertinage. Ceux qui en usent montrent qu’ils sont amis du vice, mais qu’ils en craignent le déshonneur.

AntigonusLaert. lib. 2. fut un jour sollicité à être d’une Momerie, il ne s’y voulut point engager qu’il n’en eut pris avis de MenedemusXLV, dont il prisait beaucoup le jugement ; on me presse, lui dit-il, de porter ce soir un Momon, qu’en dites-vous ? Pensez-vous que je le doive faire ? Monsieur, répondit le Philosophe ; je vous prie seulement de vous souvenir que vous êtes fils de Roi. Ce fut assez dire à un bon entendeur : Si les Chrétiens avaient encore un peu de sentiment de l’honneur, que Jesus-Christ leur a fait en leur donnant son nom et en les appelant ses frères, je ne voudrais qu’un mot pour les écarter de toutes ces dissolutions : souvenez-vous leur dirais-je de la marque que vous portez sur le front. Prenez garde que vos actions doivent rendre témoignage de celles du fils de Dieu, et que vous ne pouvez vous trouver dans la débauche sans faire croire, ou qu’il approuve vos sottises, ou que vous ne vous souciez point de lui.

De la Chasse. §. 12. §

Autant qu’il y a de diversités notables entre les animaux, autant y a-t-il de Chasses différentes. Les oiseaux ne se prennent pas comme les poissons, et les bêtes fauves donnent bien un autre exercice aux hommes, que ni les poissons, ni les oiseaux ; elles vendent bien plus chèrement leur vie. Ceux-ci ne se défendent qu’à la fuite, celles-là se présentent {p. 495}quelquefois au combat, et comme des sujets rebelles veulent disputer la victoire avec leur Prince, mais parce qu’elles ne savent pas toujours bien user de leurs armes, à cause que la raison leur manque, elles sont souvent contraintes bon gré mal gré qu’elles en aient de se rendre entre les mains du vainqueur. Toutes les petites industries qui leur ont été suggérées de la nature, non seulement sont trop faibles pour éviter la servitude ; mais elles ne leur sont pas tant données pour se défendre, que pour attirer l’ardeur des hommes à les poursuivre ; si les poissons venaient à bord sitôt qu’ils sont appelés, si les oiseaux fondaient dans les filets à un petit coup de sifflet, si les biches et les sangliers étaient dressés à venir au premier son du cor, la Chasse ne serait pas agréable de la moitié qu’elle est ; son plaisir consiste à l’emporter au-dessus de la bête par force d’esprit. Nous n’aimons tendrement que les choses qui nous coûtent : Il faut pour les rendre bonnes, que l’adresse dispute avec l’adresse, que la fuite échauffe la poursuite, et que notre ennemi succombe plutôt par notre valeur, que par sa faiblesse.

Je mets donc ici la Chasse pour le dernier des divertissements, si je ne parle point de tous les autres en particulier, je pense en avoir assez dit en général pour donner la méthode de n’en point mal user.

Etant sur le sujet de la Chasse, je me suis trouvé bien étonné en lisant dans les premiers Docteurs de l’Eglise, qu’en toute l’étendue de la Saint Ecriture il ne se nomme pas un seul Chasseur, dont le salut soit assuré.« Nullum invenimus, in serie divinarum scripturarum, de venatoribus justum. » D. Ambros. in Ps. 118. Il ne se pouvait rien présenter à mon esprit de plus défavorable ; car si la sainteté était incompatible avec la Chasse, je trahirais la cause de la Famille Sainte, si je lui donnais mon approbation. La famille ne peut être sainte, si elle ne forme des saints, si la Chasse est un empêchement de la sainteté, au lieu de l’approuver pour elle, il la faut défendre.

Avant que de rien prononcer là-dessus, il faut discuter, si la Chasse est licite ou non ; elle ne doit point être permise, si elle est contraire à la vertu :« Affer mihi de venatione tua. » Genes. 27. Mais comment le serait-elle, puisque les saints l’ont conseillée, comme Isaac à son fils ? puisque Moïse qui en parle ne l’a point blâmée ? puisque les {p. 496}Théologiens, à qui Dieu a donné la lumière pour discerner le bien et le mal, ne l’ont encore point marquée du sceau de la réprobation.

Si nous voulons monter jusqu’au principe qui la doit justifier dans tous les esprits qui ont quelque teinture de la raison : Nous trouverons que Dieu créant l’homme pour être le Roi du monde, lui en donna tous les droits ; il l’établit souverain sur toutes les bêtes avec un plein pouvoir d’en disposer, comme il voudrait : Il est vrai que son péché leur a donné occasion de se révolter ; mais leur rébellion ne lui a rien ôté de ce que la nature lui donne : Quelque usage qu’il en fasse, pourvu que ce soit pour une bonne fin, et dans les termes de la prudence, il ne peut faillir : C’est ainsi que l’Ordre y est mis : Ce qui vaut moins, doit être sujet à meilleur que soi.« Omnia vestra sunt, vos autem Christi, Christus autem Dei. » 1. Cor. 3. La terre est pour les plantes ; celles-ci sont pour les animaux, et les animaux pour les hommes : La terre ne se peut plaindre si les plantes tirent leur subsistance, et leur nourriture de son sein : Les plantes ne peuvent refuser de servir d’aliment aux animaux ; elles ne naissent que pour cela, et si elles étaient capables de tristesse et de plaisir, elles feraient leur joie de se voir brouter : car rien n’est satisfait, que dans la possession de sa fin.

Or est-il que toutes les bêtes sont faites pour l’homme, il ne leur est donc fait aucun tort, quand il en use avec modération, et la reconnaissance qu’il doit à son bienfaiteur : Que ce soit pour sa nourriture, que ce soit pour son plaisir ; c’est une même chose.

Et nous voyons que l’Eglise, qui ne permet rien à ses Ministres de ce qui peut choquer la sainteté de leur état, ne leur a pas tant défendu la Chasse, que quelques circonstances particulières, qui ne sont point de bienséance aux personnes de leur profession ;Petr Gregor. syntagm. lib. 39. c. 20. n. 14. elle ne demande d’eux, sinon que pour l’honneur qu’ils doivent à leur caractère, ils s’abstiennent de toute Chasse, qui fait bruit, et pour leur en retrancher le désir, elle leur a fait de très expresses défenses d’avoir ni chiens ni oiseaux ; Qu’ils aillent à la pipée, qu’ils tendent des lacets, qu’ils se divertissent à la pèche, elle ne leur en fera point de procès ; mais s’ils y vont à cheval, s’ils y portent des {p. 497}armes, s’ils y mènent des chiens, il n’y a point de dignité qui les puisse exempter de sa correction.

Si l’Eglise qui ne peut pécher dans la morale en ce qu’elle ordonne, non plus que dans la Foi, n’a pas voulu faire un crime de toute sorte de chasse, même à ses domestiques qui doivent servir à l’Autel ? Pourquoi la voudrait-on interdire aux personnes qui ne sont point de condition à vivre dans une si grande retenue, et qui souvent en peuvent avoir assez grand besoin ?

J'avoue« Esau Venator erat quia peccator erat, et penitus non invenimus in Scripturis sanctis Sanctum aliquem Venatorem. Piscatores invenimus Sanctos. » D. Hieron. in Ps. 90. que qui se voudrait arrêter à la première vue des passages de saint Jérôme et de saint Ambroise, elle le surprendra, et qu’il aura peine d’approuver ce que deux hommes si savants et si équitables semblent avoir condamné ; mais s’il se donne le loisir de peser toutes leurs paroles pour mieux juger de leur pensée, il trouvera qu’ils n’ont rien prétendu, que de nous déclarer ce qu’ils avaient remarqué dans les saintes Lettres, qui ne font mention que de deux Chasseurs Esaü et NimrodXLVI, dont ni l’un ni l’autre n’a rien valu : et qu’il n’a jamais été de leur dessein de toucher à la question de droit, ni de décider si la Chasse était mauvaise ou non. Le respect qu’ils avaient pour les Apôtres, qui étaient du métier de Pécheurs, leur a fait prendre quelque plus grande estime de la Pèche que de la Chasse ; mais pour préférer l’une, ils n’ont pas condamné l’autre.

De leur temps la Chasse n’avait point été pratiquée par aucune personne qui fût illustre en probité et en vertu ; du moins l’Ecriture n’en dit rien : ainsi ils n’ont fait que rapporter ce qu’ils avaient lu sans vouloir taxer la Chasse, ni la rendre coupable d’aucun désordre ; mais la suite des siècles nous a fait voir qu’il n’y a point de condition dans le Christianisme qui n’ait ses Saints. La grâce de Jesus-Christ se répand en tout lieu, elle laisse partout des marques de ses faveurs, et pour donner plus de facilité à tous les hommes de bien faire en quelque état qu’ils soient, il n’en est maintenant pas un à qui elle n’ait accordé des Protecteurs et des modèles de Sainteté.

Elle a montré en saint Hubert et en saint Eustache, qu’on rencontre aussi bien Jesus-Christ dans l’épaisseur {p. 498}des bois, que dans les Oratoires, et que le Crucifix est aussi aimable entre les cornes d’un Cerf, que sur un Autel.Cuspinianus. Charlemagne que l’Eglise révère, non seulement comme le grand Propagateur de la Foi, et le défenseur de l’Evangile ; mais encore comme un puissant Intercesseur auprès de Dieu, a continué l’exercice de la Chasse jusqu’à ses derniers jours. Henri premier Empereur, à qui la vertu a mérité le nom de Saint, n’avait point de plus ordinaire divertissement : Certainement si la Chasse était répréhensible ; ces grands amis de Dieu l’auraient quitté, ou le saint Esprit qui les gouvernait les aurait quittés : Leur Canonisation nous assure que la grâce les a accompagnés jusqu’à la mort : Concluons donc que la Chasse n’est point un emploi qui déplaise à Dieu.

Pourquoi lui déplairait-elle ? C’est un des exercices qui nous approche de lui en nous retirant de la conversation des hommes ? Elle nous donne en partie ce que les Anachorètes sont allés chercher dans les déserts : elle nous fait maîtres de nous-mêmes ; elle nous arrache de cette hantise contagieuse, où le péché est presque inévitable ; elle nous fait renoncer à l’intrigue, à la vie douce, à la cajolerie, qui sont les grandes sources d’iniquité et de la corruption des mœurs : elle nous dégage de l’oisiveté, qui est la mère des vices et la ruine de la noblesse, tant pour le corps que pour l’esprit : car n’ayant pas de quoi s’occuper ni dans le trafic, qui est au-dessous de sa condition, ni dans la guerre, qui ne dure pas toujours, elle se consomme en une vie languissante, et pour ne pouvoir pas faire ce que font les autres hommes, elle fait quelquefois ce qui ferait rougir les bêtes.

AussiXenophon in rep. Laconic. a-ceXLVII été toujours le sentiment des Souverains dans leurs Ordonnances, que le plaisir de la Chasse était pour les Gentilshommes et pour les Soldats :François I. constitut. des Chasses an. 1533. 6. Août. Ils ont considéré qu’après avoir servi le public pendant la campagne, ils méritaient bien quelque divertissement pendant le quartier d’hiver ; et que si cela leur manquait, il y avait danger qu’une humeur violente et oisive, comme est celle des hommes, qui manient les armes, ne se portât à quelque extrémité vicieuse : Si dans le cours de l’année, elle est permise par tolérance aux Roturiers, elle doit être accordée de droit {p. 499}aux Gentilshommes tandis qu’ils sont de repos.

Quand j'ai dit que la Chasse tire la Noblesse de l’oisiveté, j'ai voulu dire qu’elle lui ôtait les plus pressantes occasions du péché, des jeux, des blasphèmes, de l'ivrognerie, et surtout de l’impureté, qui est le poison fatal d’un esprit, qui n’a rien à faire.Cromerus l. 2 hist. Polon. Boleslas Roi de Pologne, lequel a été honoré de l’auguste nom de Pudique, qui vaut mieux que tous les titres des Conquérants, se servait de la Chasse comme d’un champ de bataille, où il renversait autant d’ennemis que la chair a coutume d’en susciter à ceux qu’elle veut perdre.Hedio in Chronico Germaniæ. Saint Henry I. Empereur, dont j'ai déjà dit un mot, garda sa Virginité dans le Mariage à la faveur de la Chasse, qu’il fut inspiré de pratiquer pour ne point amollir son cœur dans les délicatesses de la Cour.Protoselanus in conviv. quæst. L’Empereur Albert avait coutume de dire que comme la danse était pour les femmes, de même la Chasse était pour les hommes. Il voulait faire entendre qu’il est des hommes de toutes façons, et que ceux qui tenaient moins de la femme le faisaient voir dans leurs actions.Panormitan. l. 4. de rebus. Alphonsi. Le grand Alphonse Roi de Naples et de Sicile, qui a eu autant de sagesse qu’il en peut tenir dans la tête d’un Prince, formait la plus noble jeunesse de ses Etats aux exercices de la Chasse, et disait qu’il n’avait point de meilleurs Soldats, que ceux qui avaient été bons Chasseurs.

Pour moi je ne doute point que la chasse étant bien prise n’ait de grands avantages pour la vertu, un peu de solitude est bien douce à un esprit qui veut s’élever à Dieu par la considération de ses créatures.lib. 1. vitæ, cap. 5. Le B. François de Borgia étant encore Duc de Gandie, voulant se dérober à l’importunité des compagnies ; et se défendre du jeu et de l’entretien des Dames, qui sont les deux grandes occupations de ceux qui ne se peuvent occuper, ne trouvait point de plus spécieux prétexte que la Chasse : Il ne se peut dire combien Dieu, qui commençait à se communiquer à son cœur, lui fit connaître de belles vérités à cette occasion : Tout ce qu’il y voyait était une très utile instruction pour lui : Tantôt il considérait l’esprit que Dieu a donné à l’homme pour apprivoiser et dresser un oiseau, tantôt il pensait, comme quoi un Epervier, qui est d’un naturel farouche, et qui a si peu de tête, pouvait {p. 500}profiter des leçons qu’on lui fait ; on l’envoie parmi l’air comme un soldat armé pour livrer combat à d’autres oiseaux qui sont plus grands que lui. Il y va sans que le danger l’étonne, et comme s’il ne travaillait que pour le contentement de son maître, ayant arrêté la proie, il la lui vient mettre entre les mains, et lui déférer tout l’honneur de sa victoire : Le succès de la bataille qu’il a remportée, ne le fait point oublier de sa servitude ; il retourne de son plein gré aux liens et aux chaperons. Qui empêche les hommes (disait cet illustre Chasseur) d’avoir autant de reconnaissance pour Dieu, que ces bêtes en ont pour les hommes ? Sera-t-il dit qu’un homme aura moins de reconnaissance qu’un oiseau ? moins d’amitié pour son bienfaiteur ? moins de dépendance pour son Maître ?

Tantôt il tournait sa pensée d’un autre côté se représentant comme ces oiseaux de chasse emploient toutes leurs forces, et toutes leurs finesses pour faire succomber la proie qu’ils poursuivent, il se figurait tous les artifices du Démon à surprendre une âme, comme il l’endort, comme il la caresse, comme il l’investit de peur qu’elle ne lui échappe.

D’autres fois il éprouvait l’obéissance de ces oiseaux à qui il avait donné le vol ; car les voyant sur leur proie et qu’ils tenaient déjà le Gibier par la tête, il les réclamait et leur faisait quitter prise : Et puis rentrant dans soi-même il déplorait la désobéissance et la rébellion des hommes, lesquels s’attachant à quelque bien créé, s’y arrêtent opiniâtrement et ne le quittent point, quoique Dieu les rappelle. C’est ainsi que les saints et les hommes intérieurs s’instruisent de tout ce qu’ils voient, et ne laissent rien passer devant leurs yeux qui ne leur profite. Plût à Dieu que tous les Chasseurs en voulussent user de la sorte, je n’estimerais pas seulement la Chasse pour le divertissement, je l’aimerais encore pour la vertu.

Comme je ne pense avoir rien oublié de ce qui peut faire à son avantage, aussi ne dois-je rien dissimuler de ce que les gens de bien y reprennent. Tous les Historiens se plaignent que la Chasse a été fatale à un grand nombre de Princes souverains qui y ont laissé la vie, et dont les Etats ont pleuré la {p. 501}perte.1.Basilius Imperator. Guillelmus Rufus Anglorum Rex. Fulco Rex Jerosolymorum. Maria Caroli Burgundiæ Ducis filia. Quelques-uns y sont morts par la furie des bêtes, lesquelles pour se sauver de leurs mains, les ont atterrés sous leurs pieds, les ont percés de leurs cornes ou les ont déchirés de leurs dents.2.Carolomannus Rex Galliæ. Calo-Joannes. Commenus Alexii Imperatoris filius. D’autres y ont été tués par accidents et faute d’être reconnus.3.Childericus II. Franc. Rex. Godefridus Rex Daniæ. Attilus II. Suecorum Rex. Plusieurs mauvais sujets ont pris occasion de la Chasse pour faire des parricides, et sous prétexte de porter le coup sur un cerf ou sur un sanglier, ont trempé leurs mains sacrilèges dans le sang des Monarques. Si ce crime était causé par la Chasse, comme il est si horrible, aussi il suffirait lui seul pour la faire condamner ; mais il n’est rien de si légitime, dont les méchants ne puissent abuser, il s’en est trouvés d’assez scélérats pour détremper le poison dans le sang de Jésus-Christ au sacré Calice, personne néanmoins n’a jugé que la Messe fut mauvaise à cause qu’un détestable s’est voulu servir de ce Calice qui porte la vie, pour donner la mort.

On ajoute que la Chasse des grosses bêtes inspire une humeur sauvage ; comme elle ne se pratique point qu’avec le fer et le feu, ceux qui en sont s’accoutument à voir le sang, et comme tout le sang est de même couleur, on arrive quelquefois à ce point d’inhumanité, qu’on ne se touche guère plus de la blessure d’un homme, que de la plaie d’une bête. Aussi la savante Politique n’a jamais bien approuvé, que les jeunes Princes qui doivent monter sur le trône fussent grands Chasseurs ; de peur qu’ils n’y perdissent la tendresse qu’ils doivent avoir pour leurs sujets, et n’y prissent trop d’amour pour la guerre, dont la Chasse est l’apprentissage.« Dat belli rudimenta. » Plato lib. 7. de legibus. Ces personnes qui sont habituées dès leur enfance, à être toujours à cheval, ne savent pas assez estimer le bien de la paix et du repos.

Quelques-uns ont assuré de plus, que les Chasseurs sont rarement dévots. Certes tous ne sont pas des Saints Hubert ou des Saints Eustaches : Cette passion en emporte plusieurs à faire des Dimanches, des jours de plaisir ; à traîner après eux une foule de Paysans et de Valets, pour ne laisser point échapper un Gibier, qu’ils auront reconnu la veille ou quelques jours auparavant.« Servulos secum pertrahit fortasse magis ad Ecclesiam festinantes, et voluptatibus suis peccata accumulat aliena, nesciens reum se futurum tam de suo delicto, quam de perditione servorum. » D. Ambros. serm. in Domin. 3. Quadrages. De Messe ou de Vêpres il ne s’en parle point : Monsieur le veut, il faut suivre, si on ne {p. 502}veut être maltraité, et Monsieur ne devrait pas vouloir ce que Dieu défend.

C’est ce qui fit dire un jour à saint Ambroise, que les Chasseurs qui ne se contentaient point de leurs propres péchés, devaient considérer que pour un compte que les autres auraient à rendre au jugement de Dieu, ils en auraient deux, et qu’ils seraient tenus de répondre pour eux et pour tous ceux qu’ils auraient employés contre les lois de l’Eglise.

S’ils ne craignent point de fouler aux pieds les jours que Dieu s’est réservés comme sacrés ; ils craignent encore moins de triper aux piedsXLVIII de leurs chevaux les blés de toute une campagne, et de faire tort de dix écus pour avoir une proie qui n’en vaut pas un. Le pauvre en souffre et ne trouve personne qui pense à le dédommager.

Un autre gros péché qui ne se rencontre pas en tous les Chasseurs, mais qui n’est que trop commun, c’est de charger les Villageois de nourrir leur meute. Il arrivera que dans la plus grande cherté de vivres, une femme veuve qui n’a pas du pain pour soi, sera contrainte d’élever un chien au Seigneur du lieu, de lui faire du potage et de le coucher plus mollement qu’elle ne ferait ses propres enfants : Un autre en a deux, quelques-uns en ont trois.

BarnabéPaulus Ionius in Vicecomitibus Mediolan. in Barnaba. Vicomte de Milan se rendit très odieux à tout son Etat pour une vexation de cette même nature : Il avait des chiens à milliers qu’il distribuait par les Villages, où la Chasse lui semblait meilleure, dont ses pauvres sujets étaient extrêmement grevés. Chaque famille avait sa part à cette charge qui était si onéreuse, que la moindre partie du dommage était de nourrir les chiens ; car les Officiers de la Vénerie étaient encore plus affamés. Ceux-ci sous couleur de visiter leurs meutes exerçaient une cruelle tyrannie : A les ouïr parler, jamais les chiens n’étaient assez bien ; tantôt ils étaient trop maigres, tantôt trop gras ; ils étaient mal peignés, crasseux, galeux, ils baissaient la tête, ils feignaient du pied ; et en quelque disposition qu’ils fussent il y avait toujours matière pour intenter un procès, dont les pauvres gens ne sortaient point qu’après avait payé une bonne amende. Le Comte S. Elzear avait bien d’autres chiens, aussi avait-il une autre {p. 503}Chasse à faire ; c’étaient les pauvres qu’il entretenait à ses frais, en très grand nombre, avec lesquels, comme il disait, il chassait au Paradis.

Enfin on accuse la Chasse d’être un métier trop charmant, et que ceux qui s’y attachent négligent tout le reste, ou du moins le font servir à cette passion.Gregoras. lib. 11. Quelque requête qu’on eût à présenter à l’Empereur Andronicus le jeune, on était assuré qu’elle serait décrétée en toute la forme qu’on voulait, pourvu qu’on joignit à la demande un chien de Chasse ou un oiseau.Paulus Venstus lib. 2. c. 18. et 19. Les deux grands Veneurs du champ de Tartarie, ont chacun sous soi dix mille hommes qui ne sont que pour la Chasse : Quand leur maître en veut prendre le plaisir, il faut que ces vingt mille hommes marchent avec cinq mille chiens qui sont entretenus à cet effet ; on y est un peu plus réservé pour la Chasse de l’oiseau, il n’y a que dix mille hommes qui y sont destinés. N’est-ce point pour cela qu’on tire cette conséquence que les Chasseurs ne sont point dévots ; car cet exercice les occupe si fort, que tout leur cœur y va et qu’il n’en reste rien pour Dieu ?

Hors de ces inconvénients qui ne sont pas petits : mais qui sont très aisés à éviter, la Chasse a de très grandes utilités.Galenus. l. 2. de Ludo parva pilæ. Les Médecins la donnent pour un remède souverain aux gros hommes qui ont besoin de décharge, elle fortifie la chaleur naturelle, elle ne travaille point le corps, elle est agréable à l’esprit, elle cause un doux sommeil, elle purifie le sens de l’ouïe, elle aiguise la vue, elle empêche de vieillir, elle adoucit les soins, elle chasse la mélancolie, et rend les Chasseurs inaccessibles aux maladies populaires. Razès Médecin Arabe très fameux en a fait la remarque après Galien, qui assure qu’en une contagion générale qui dépeupla tout un pays, il n’y eut pas un Chasseur qui en fut attaqué.

De plus c’est un spectacle très innocent : La nature y fait paraître comme sur un théâtre tout ce qu’elle a renfermé d’esprit dans les bêtes ; car il ne se montre jamais mieux que quand il y va de défendre sa vie : Toute stupidité est ingénieuse à éviter la mort. Est-il rien de plus divertissant que certaines Chasses particulières ? On y voit toujours quelque bonté d’esprit, et un commencement de raison ; mais cela {p. 504}ne se soutient point, et après quelques petits brillants tout s’éclipse : aussi faut-il que les bêtes obéissent à l’homme, et le reconnaissent pour leur maître. J’en toucherai brièvement deux petits exemples.

Ceux qui vont à la Chasse des singes ne font guère moins qu’une singerie : comme ils savent que cet animal contrefait tout ce qu’il voit, aussi le prennent-ils par la plus forte de ses inclinations. Le Chasseur porte des mules de couleur d’écarlate ; pour lui donner dans les yeux, et le rendre plus attentif, se les met aux pieds, et les lie de longues courroies, les porte un tour ou deux de promenade, et s’en va ; il en laisse d’autres de pareille couleur sur le chemin. Le singe qui était en sentinelle pour épier tout ce qui passait, ne manque pas de venir sur les traces de son ennemi, rencontrant les mules, aussitôt il y fourre le pied, et se les attache le plus serrément qu’il peut sans se prendre garde que les mules qui lui ont été laissées ont une semelle de plomb ; d’où vient que quand il pense marcher, il ne peut lever le pied, et demeure tout court à la merci de son vainqueur, qui en fait ce qu’il veut.Athenæus lib. 9. c. 14. Otys est une espèce d’oiseau, qui est quasi de même humeur que le singe : Tout ce que les hommes font lui semble beau, et c’est sa perte : Comme on a reconnu que son naturel le porte à imiter, on lui prépare un vase plein d’une liqueur gluante et fort tenace ; le Chasseur fait mine de s’en laver les yeux : cet oiseau qui observe tout, vient après pour en faire autant, et se colle si étroitement les paupières qu’il y perd la vue, ne sachant plus où mettre le pied, il donne de la tête à tout ce qu’il rencontre, et se laisse prendre à qui le veut. L’une et l’autre chasse est bien plus belle à la campagne que sur le papier ; mais en quelque lieu qu’elle soit, elle est très capable de nous faire souvenir, que le Diable est encore plus rusé pour surprendre les hommes, que les hommes n’ont d’esprit pour affiner les bêtes.