Desprez de Boissy, Charles

1756

Lettres sur les spectacles vol.1

2016
Source : Lettres sur les spectacles vol.1 Desprez de Boissy, Charles p. I-C; p. 1-610 1756, rééd. 1779
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

Lettres sur les spectacles vol.1 §

{p. II}LETTRES
SUR
LES SPECTACLES ;
avec
Une Histoire des Ouvrages
pour & contre les Théatres.

Par M. DESPREZ DE BOISSY,
des Académies de Toulouse, de la Rochelle, de Montauban, de Chaalons-sur-Marne, & de celle des Arcades de Rome.

Gaudia principium nostri sunt sæpè doloris.

Ovid. lib. VII. Metam.

Frigidus, ô Pueri, fugite hinc, latet anguis in herba.

Virg. Egl. III.

SEPTIEME ÉDITION.
TOME PREMIER.

A PARIS,

Chez BOUDET, Imprimeur-Libraire, rue Saint-Jacques ; La Veuve DESAINT, Libr. rue du Foin ; NYON l’ainé, Libraire, rue Saint-Jean-de Beauvais ; B. MORIN, Imprimeur-Libraire, rue Saint-Jacques.

M. DCC. LXXIX.
Avec Approbation, & Privilege du Roi.

[v]

AVERTISSEMENT
DU LIBRAIRE. §

La premiere Lettre de M. Desprez de Boissy sur les Spectacles, fut imprimée, pour la premiere fois, en 1756, sous le titre de Lettre de M. Desp. de B**, Avocat au Parlement, à M. le Chevalier de ***. L’accueil qu’elle reçut du Public, donna lieu à une seconde Edition qui parut en 1758, & qui fut épuisée en peu de temps. Comme cette Lettre avoit été souvent redemandée, on en donna une troisieme Edition en 1769.

On réimprima aussi une seconde [vj]Lettre que le même Auteur avoit donnée en 1759, sous le titre de Lettre de M. le Chevalier de ***, à M. de C***.

Il est assez ordinaire dans la Littérature d’user de ces fictions, sur-tout pour les Ecrits polémiques. Le volume de M. Baillet sur les Auteurs déguisés, en est une preuve : cette seconde Lettre est comme le supplément de la premiere.

L’Auteur ajouta dans la troisieme Edition, une Histoire des Ouvrages faits pour & contre les Théatres publics.

M. Hamelin, alors Recteur de l’Université de Paris, dont le zele & les talens ont été souvent éprouvés, jugea que ce Livre pouvoit être utile à la jeunesse ; il [vij]l’admit parmi ceux que l’Université donne à la distribution des prix.

Ce fut un motif de plus pour engager l’Auteur à rendre son Ouvrage encore plus intéressant par des augmentations qu’il fit dans les quatrieme & cinquieme Editions qui parurent, l’une en 1771, & l’autre en 1773.

MM. Coger & Guerïn, qui depuis M. Hamelin, ont successivement été élevés au Rectorat, ont continué le même accueil à cet Ouvrage. M. Lebel, ancien Recteur & Receveur de l’Université, n’a pas moins été empressé à le produire. Et Messieurs les Principaux des Colleges, tant de la Capitale que des Provinces, ont pareillement adopté ce [viij]Livre comme utile à distribuer.

Cet Ouvrage a pénétré dans les Pays étrangers, & il y a été traduit en Latin & en Italien.

Nous sçavons que l’Auteur a reçu des preuves de l’intérêt que des personnes en place ont paru prendre au succès de ce Livre. Plusieurs Prélats lui ont fait l’honneur de lui témoigner qu’ils lui sçavoient gré de la maniere dont il avoit traité cette matiere. Les uns l’ont honoré de ce témoignage verbalement, comme M. le Prince Pamphili Doria, actuellement Nonce en France ; M. le Cardinal de Rochechouart, Evêque de Laon ; M. de Beaumont, Archevêque de Paris ; M. de Noé, Evêque de Lescars ; M. de Bezons, Evêque de Carcassonne ; [ix]M. de Montazet, Archevêque de Lyon ; M. Le Franc de Pompignan, Archevêque de Vienne ; M. de Beauvais, Evêque de Sénez, &c. Plusieurs autres Prélats l’ont honoré de Lettres qui respirent leur zele pour les mœurs. Et dans ce nombre, nous pouvons citer feu M. de la Mothe, Evêque d’Amiens ; M. de Machault, son successeur ; feu M. de Buisson de Beauteville, Evêque d’Alais ; M. de Coëtlosquet, ancien Evêque de Limoges ; M. de Belloi, Evêque de Marseille ; M. de Hercé, Evêque de Dol ; M. Balbis Bertone, Evêque de Novarre, en Lombardie ; M. le Cardinal de Frankemberg, Archevêque de Malines, &c. Nous aurions souhaité que M. Desprez de Boissy [x]n’eût pas hésité à joindre ici des témoignages que nous lui avons représenté pouvoir être publiés, moins comme des apologies de son Ouvrage, ambitiosa ornamenta, que comme des autorités favorables à la cause qu’il a entrepris de soutenir.

Mais, pour suppléer à son refus, dans lequel il a cru devoir persévérer, nous pouvons assurer que toutes ces approbations respectables sont équivalentes pour le fonds & pour les motifs, aux Lettres que feu M. de la Mothe, Evêque d’Amiens, & M. le Cardinal de Frankemberg, Archevêque de Malines, lui ont fait l’honneur de lui écrire, & dont nous eûmes dans le temps la facilité de nous procurer des copies. Nous allons en rapporter des extraits, [xj]distraction faite des louanges données à l’Auteur, qui en a usé de même, Tome II, p. 257, dans la citation d’une Lettre dont M. l’Evêque de Novarre l’honora le 25 Janvier 1775.

Extrait de la Lettre de feu M. de la Motte, Evêque d’Amiens. Elle est duJuin 1772.

J’ai, Monsieur, reçu par le canal de M. Gresset, votre Ouvrage sur les Spectacles : je l’ai lu moi-même, malgré l’affoiblissement de ma vue. La Religion nous a toujours fourni des armes contre les Spectacles ; & vous y ajoutez celles par lesquelles on combat avantageusement ce que dit, pour les soutenir, la sagesse humaine. Si donc le monde soi-disant Chrétien continue à les aimer & à les vouloir justifier, nous avons dans votre Ouvrage de quoi les convaincre de faux raisonnement & de folie. Je vous en remercie au nom de ceux qui sont chargés de l’instruction, &c.

[xij]Extrait de la Lettre de M. le Cardinal de Frankemberg, Archevêque de Malines. Elle est du 26 Juin 1772.

J’ai, Monsieur, lu avec bien du plaisir votre Ouvrage sur les Spectacles : je gémis devant Dieu sur la corruption des mœurs, dont les Théatres sont la cause parmi la jeunesse, sans pouvoir l’en garantir, dans un siecle où l’on a une espece de fureur pour ces coupables amusemens. Je me flatte que votre Ouvrage, comme provenant d’un homme séculier, fera plus d’impression sur l’esprit des partisans des Théatres que tout ce que nous leur en pourrions jamais dire. Je crois pouvoir, Monsieur, vous remercier au nom de toute l’Eglise, des peines que vous vous êtes données pour une si bonne cause, &c.

Il n’est pas douteux que de pareils témoignages, ainsi que d’autres, sur les bons effets que cet Ouvrage a produits, sont bien capables d’encouragerun Auteur qui n’a réellement eu en vue que le [xiij]bien des mœurs. C’est pourquoi, lorsque nous vîmes la cinquieme Edition s’épuiser, nous en prévînmes M. Desprez de Boissy, pour l’engager à en préparer la sixieme, que nous donnâmes en 1777, avec un grand nombre d’augmentations.

Premierement, le caractere du premier Volume étoit plus petit que dans les précédentes Editions. Ce changement typographique donna à l’Auteur la facilité d’ajouter une augmentation de raisonnemens & d’autorités auxiliaires qui produisirent un accroissement de plus de 500 pages.

Comme ce Livre est destiné aux jeunes gens prêts à entrer dans le monde, l’Auteur s’est permis un peu fréquemment des digressions, [xiv]afin d’avoir lieu de jeter des principes de mœurs, & de proposer des modeles pour tous les états. Les jeunes gens y seront incidemment prévenus sur le caractere & sur les devoirs essentiels des professions qu’il est le plus intéressant à la société de voir bien remplies, telles que l’état Ecclésiastique, celui de la Magistrature, l’état Militaire, & la profession des gens de Lettres.

Parmi les nouvelles autorités que l’Auteur a recueillies pour fortifier le principal objet de son Ouvrage, il en a choisi quelques-unes qu’il a réunies pour en former comme un corps de réserve à la fin du premier Volume, sous le titre de Preuves des Principes contenus dans les deux Lettres. Elles [xv]forment une chaîne de réclamations importantes, entre lesquelles se trouve compris un Ecrit Latin, qui fut imprimé à Padoue en 1630. Cet Ecrit n’étoit pas connu en France. La précision, la méthode & le zele qui y regnent, le rendent très-intéressant ; & des gens de mérite à qui il a été communiqué, desirent qu’il soit traduit en François. Nous en connoissons une traduction qui n’est encore que manuscrite. M. Desprez de Boissy s’étoit proposé d’en enrichir cette Edition ; mais elle auroit trop grossi le Volume. Il y a suppléé par un Extrait qui précede l’Ecrit Latin.

Quant à l’Histoire des Ouvrages pour & contre les Théatres, elle fut aussi augmentée considérablement. [xvj]Les Notices préliminaires ne contenoient précédemment qu’environ 24 pages, & se bornoient à une courte esquisse historique sur le Théatre François. L’Auteur, dans cette nouvelle Edition, a étendu ce Précis historique à l’Art Dramatique depuis son origine ; & incidemment il a donné une Notice sur les Romans, tant sur leur origine & les différens âges de ces futiles productions, que sur leurs dangers pour l’esprit & pour le cœur.

Enfin l’Histoire des Ouvrages pour & contre les Théatres, contient dans la partie bibliographique, une indication d’un plus grand nombre d’Ecrits, & des extraits plus étendus à l’égard de plusieurs. L’Auteur a eu soin de [xvij]donner la préférence à ceux qui l’exposoient moins à répéter les mêmes argumens.

Il s’est aussi attaché dans cette nouvelle Edition, à justifier par une plus grande quantité de preuves authentiques, qu’en Italie les habiles Littérateurs ne méconnoissent point le danger des Théatres publics ; & que les Ministres Ecclésiastiques éclairés n’y sont pas moins zélés que ceux de France, à ne pas en permettre la fréquentation à ceux dont ils dirigent la conduite ; & il en est rapporté des preuves.

On sçait que l’incrédulité ose se produire par-tout, & même dans les Ecrits où il devroit moins en être question. Notre Auteur a pensé que dans un Ouvrage [xviij]qui n’avoit été entrepris, public & accueilli du Public, qu’à cause du bien qui pouvoit en résulter pour les mœurs, il convenoit d’y rendre un hommage à la Religion, & de lui en consacrer quelques pages. C’est dans cette vue, que vers la fin du second Volume, il a rassemblé différens témoignages, & indiqué les Ecrits les plus capables de mettre les jeunes gens en état de soutenir l’intégrité de leur foi, & la pureté des mœurs. Et il s’est attaché à rendre agréable l’instruction, par un choix de citations & d’anecdotes intéressantes. On y trouvera aussi plusieurs petites Pieces fugitives qui méritoient d’être reproduites, soit en entier, soit en extrait.

Tel est le caractere distinctif de [xix]cet Ouvrage. L’Auteur ne voulut point lui-même l’annoncer ; mais nous y suppléâmes, dans notre Avertissement des troisieme, quatrieme & cinquieme Editions, par des Extraits des jugemens que les Ouvrages périodiques en avoient portés. Nous continuerons de les exposer avec d’autant plus de confiance, qu’ils ont paru être des témoignages en faveur de la cause des mœurs.

Extrait des Feuilles Hebdomadaires des Provinces, des 17 Mars 1756, 14 Mars 1757, 10 Janvier 1759, 22 Mars 1769, 21 Août 1771, &Février 1774.

Tous les Ecrits qui ont paru jusqu’à présent contre les Spectacles, militent pour la Religion, & ne font considérer les jeux de la scene que comme un reste de gentilité contraire à la profession du Christianisme. C’est toujours [xx]en faveur de la Religion que les adversaires du Théatre, armés des argumens & de l’autorité des Peres de l’Eglise, l’ont proscrit. Mais, dans l’Ouvrage de M. Desprez de Boissy, c’est un homme du monde qui combat les défenseurs du Théatre avec leurs propres armes, ou par des autorités tirées des Ecrits faits même en faveur des Spectacles. Une autre singularité de ce Livre que nous avons encore observée, c’est que l’Auteur n’y fait parler que la sagesse humaine, & qu’elle seule réclame ici contre les dangers du Théatre, par des argumens dont la preuve est dans le cœur de ses plus zélés Partisans.

On peut regarder la seconde Lettre comme une sorte de supplément à la premiere. On s’y attache principalement à justifier Saint Thomas d’Aquin, Saint Antonin, & Saint Charles Borromée, de l’indulgence que les Partisans du Théatre leur supposent pour les Spectacles. On en rapporte plusieurs textes, & on les explique conformément aux principes de la saine morale, & aux regles [xxj]de l’exacte Logique…. Le seul intérêt des bonnes mœurs, considérées principalement dans leurs rapports avec le bon ordre & le bien de la société, a produit cet Ouvrage, dans le temps de la plus grande fureur pour les Spectacles, qui semble s’accroître à proportion que les talens de la composition diminuent…. Néanmoins cette fureur déchaînée pour les Spectacles de tout genre, n’empêche pas cet Ouvrage de se reproduire & d’être lu ; parce que la raison, une morale sensée, une agréable érudition n’ont pas moins d’attrait pour les esprits solides & sérieux, que les bagatelles les plus folles ou les plus graves en ont pour les autres. M. Desprez de Boissy a rendu ses deux Lettres encore plus intéressantes, en y ajoutant l’Histoire des Ouvrages pour & contre les Théatres, & en l’enrichissant de notes & d’observations, d’anecdotes & de traits de Littérature les plus propres à intéresser la curiosité des jeunes gens. L’Auteur n’a point négligé d’y rendre en toute occasion hommage à la Religion, & de recueillit les témoignages des Ecrivains qui [xxij]la respectent. Enfin, par toutes les recherches qu’il a faites sur cette matiere, il est parvenu à rendre maintenant cet Ouvrage aussi complet dans son genre que l’on pouvoit le desirer. Ce Livre sera toujours mis au nombre de ces Ouvrages solides qui seront souvent reproduits, parce que le besoin de les opposer aux abus qu’ils combattent, renaîtra toujours.

Extrait du Journal de Verdun, Avril 1756, Mai 1758, Avril 1759, Mars 1769, Janvier 1770, Janvier 1772, & Février 1775.

M. Desprez de Boissy n’emploie pas les preuves que la Religion pouvoit lui fournir : d’autres l’avoient fait avant lui & avec succès. Après tout, cela paroît assez inutile à ceux qui prennent pour regle de leur conduite la morale de l’Evangile. En effet, quelque chose qu’on puisse dire, il n’y a pas moyen de réconcilier les plaisirs des Spectacles avec le Christianisme. Ce n’est point d’après la morale de l’Evangile que l’Auteur part, pour faire voir le danger où l’on expose [xxiij]ses mœurs, lorsqu’on se livre aux plaisirs des Spectacles : la morale payenne, les Pieces de Théatre considérées en elles-mêmes, & le jugement qu’en ont porté ceux même qui sembloient destinés par état à faire l’apologie du Théatre, suffisent à notre Auteur pour faire sentir de plus en plus combien est contagieux l’air qu’on respire sur les Théatres, que certains esprits prévenus voudroient faire passer pour des écoles de vertu…. L’Auteur a ajouté un nouveau poids à ses bonnes raisons, en donnant dans sa seconde Lettre un assez long extrait de l’éloquent Ouvrage de M. J.J. Rousseau, sur les Spectacles.

Enfin on y trouve une Histoire intéressante des Ecrits pour & contre les Théatres. Le tout forme présentement un Ouvrage qui pourroit être regardé comme un Livre classique, qu’il seroit bon de mettre sous les yeux des jeunes gens qui sont près d’entrer dans le monde. Ils y trouveroient d’excellentes maximes pour prémunir leur cœur contre les charmes d’une passion dangereuse, à laquelle il est facile de succomber, & [xxiv]qui n’entraîne que trop souvent la jeunesse dans le désordre. C’est par cette considération, sans doute, que l’Université de Paris a jugé convenable d’admettre ce Livre au nombre de ceux qu’elle donne dans la Distribution génerale des Prix. Messieurs les Principaux des Colleges de cette Capitale ont suivi cet exemple. Nous apprenons que dans les Provinces les Maîtres s’empressent aussi de mettre entre les mains de leurs éleves ce Livre, dont les éditions si souvent réitérées sont une preuve non équivoque qu’il a plu au Public. Tous les Ecrits périodiques s’accordent à reconnoître qu’il n’existe aucun livre qui soit plus capable que celui-ci d’inspirer de l’éloignement pour les Spectacles.

Extrait du Journal Chrétien, VIIe Cahier de l’année 1756, Avril 1758 ; du Journal Ecclésiast. de Mai 1769, Août 1771, & Juillet 1774.

L’Ouvrage de M. Desprez de Boissy, malgré tout ce qu’on a écrit contre le Théatre, peut devenir intéressant pour ceux qui ont beaucoup lu [xxv]sur cette matiere, parce que l’Auteur y combat le préjugé en faveur des Spectacles par l’autorité de gens qui paroîtroient avoir dû l’inspirer ou l’appuyer, si ce préjugé eût été favorable à la société…. Il semble que l’Auteur se soit proposé principalement de combattre une opinion très-peu chrétienne, par l’autorité la moins suspecte, par celle des Auteurs profanes…. Le débit des fréquentes Editions de cet Ouvrage, prouve que le goût des futilités n’empêche pas entierement le cours des productions sérieuses & utiles, & qu’on peut se faire lire du Public, quoiqu’en lui montrant ses erreurs…. Que l’Auteur eût entrepris de faire valoir les maximes & les loix de la morale chrétienne, pour en montrer l’opposition avec les principes du monde sur les Théatres, il ne se seroit fait lire que de ceux qui sont déjà bien convaincus que ces principes sont anathématisés par l’Evangile. Mais, en découvrant le danger des Spectacles par la nature même des Pieces Dramatiques, par leur but, par leur effet, par le jugement qu’en ont porté des [xxvj]Philosophes qui ne consultoient que la raison, & des Auteurs Dramatiques même, dont les aveux forcés lui servent d’autorités, c’étoit le moyen d’avoir pour Lecteurs les personnes les plus favorables aux Spectacles, & par-là celles qu’il étoit plus important de détromper, & de faire penser sainement sur les abus & les dangers du Théatre.

Tous les Journaux ont parlé avec éloge des précédentes éditions de cet Ouvrage…. Il n’a rien qui puisse le rendre suspect aux partisans du Théatre…. C’est la sagesse humaine qui parle ici en faveur des mœurs…. On doit faire lire ce livre aux jeunes gens qui sortent du College, pour affermir en eux les regles du Christianisme qu’ils ont reçues dans une sage éducation, & les précautionner contre la séduction du siecle ; & c’est aussi un des motifs qui ont porté des personnes en place à demander à l’Auteur cette nouvelle édition…. Il n’a rien négligé pour remplir l’idée que les Ecrits périodiques avoient donnée de son Ouvrage, en l’annonçant comme un arsenal où l’on trouve des principes [xxvij]de mœurs pour tous les états, & de quoi dissiper les sophismes que le goût du monde corrompu accrédite non seulement contre la Religion, mais même contre la raison. On ne peut trop répandre cet Ouvrage entre les mains de la jeunesse. Aussi est-il du nombre de ceux qu’on distribue pour les prix dans l’Université de Paris ; ce qui doit être imité dans tous les Colleges & dans les Pensions des Communautés. C’est une sorte de phénomene que dans un siecle aussi corrompu, un Ouvrage de cette nature soit aujourd’hui [en 1777] à la sixieme édition. Il faut que les droits de la vérité soient bien établis, pour se soutenir ainsi au milieu du regne des passions, du libertinage & de l’irreligion qui caractérisent ce dix-huitieme siecle.

Extrait du Journal de Trévoux, Avril 1756 & 1758.

Ce n’est pas en style de Théologien que M. Desprez de Boissy combat le Théatre ; il s’attache particulierement aux principes philosophiques…. [xxviij]Ciceron, Seneque, Ovide, & une soule de Modernes sont les témoins qu’il interroge. C’est un homme du monde, qui a le double mérite, & d’oser dire la vérité, & de sçavoir la bien dire. Il n’a jamais été ni à la Comédie, ni à l’Opéra : c’est ce qui lui donne l’avantage sur les Partisans du Théatre. Sa seconde Lettre est un supplément naturel de sa premiere ; son Adversaire est fort bien réfuté, parce qu’en effet sa cause n’étoit pas bonne, & qu’il la rendoit encore plus mauvaise par beaucoup de frivoles raisons. Cette seconde Lettre est dans la forme de ces Ecrits où l’on fait face à tout le monde : on tire çà & là suivant le besoin : c’est une sorte de guerre à Troupes légeres.

Extrait du Journal des Beaux-Arts & des Sciences, Juin 1769, & Octobre 1771.

Les premieres éditions des Lettres de M. Desprez de Boissy sur les Spectacles, ont été annoncées dans tous les Journaux comme un Ecrit solide & utile, qui combat les défenseurs du Théatre par leurs propres armes ; qui [xxix]fait sentir par un grand nombre de réflexions lumineuses, combien l’air qu’on y respire est contagieux pour les mœurs…. L’Auteur y a fait beaucoup d’augmentations, dont, entre autres, une Histoire des Ecrits faits pour & contre les Théatres. On lui sçaura gré de ses nombreuses citations, parce qu’elles sont toutes bien choisies. On approuvera également le soin qu’il a pris de réfuter par une suite d’observations lumineuses, l’argument que l’usage des Spectacles à Rome fournit d’ordinaire aux Partisans du Théatre ; comme aussi l’avantage qu’il a tiré des projets de réformation donnés par quelques-uns d’entre eux ; & les graves témoignages qu’il y a joints pour prouver la nécessité de cette réformation dans nos Spectacles, tant à l’égard de la partie littéraire, qu’à l’égard du moral…. Il a sçu profiter de quelques incidens, pour persuader aux jeunes gens prêts à entrer dans le monde, & en faveur desquels il a principalement travaillé, que sans la Religion & sans vertu, la Patrie ne sçauroit avoir de bons Citoyens dans aucune profession. Il y [xxx]trace à cette occasion en différens endroits le caractere des véritables Magistrats, celui des bons Militaires, &c.

Extrait du Journal Encyclopédique du mois d’Avril 1769.

Ce n’est point par la Morale Evangélique que M. Desprez de Boissy attaque les Spectacles ; c’est par la Philosophie même…. On trouvera dans cet Ouvrage d’excellens principes, & des raisonnemens très-solides, aux-quels les Amateurs les plus outrés du Théatre ne peuvent se refuser, &c.

Extrait du Journal des Sçavans, Septembre 1756, Juin 1769, Avril 1772, & Décembre 1774.

M. Desprez de Boissy donne une nouvelle force aux raisonnemens & aux preuves des Philosophes qui condamnent les Représentations Dramatiques…. Il y ajoute beaucoup d’autorités ; il trouve des Censeurs du Théatre jusques dans le Paganisme même ; & il prouve ses dangers par le témoignage de plusieurs Auteurs modernes, dont l’autorité ne sçauroit être récusée.

[xxxj]L’empressement du Public pour cet Ouvrage, a engagé l’Auteur à réunir ses deux Lettres, à les retoucher, & à réfuter d’une maniere plus forte & plus approfondie, les argumens de ceux qui depuis les deux premieres Editions, ont pris la défense des Théatres…. On a porté sur les précédentes Editions de cet Ouvrage le jugement le plus avantageux. Ce Livre a été regardé comme propre à prévenir la jeunesse contre une passion qui est l’idole favorite de notre siecle. Cette derniere Edition est encore plus intéressante par une Histoire des Ouvrages pour & contre les Théatres. On y trouve de plus des observations, des anecdotes littéraires, & différentes petites Pieces qui forment une variété agréable…. Tout dans cet Ouvrage annonce que M. Desprez de Boissy n’a eu en vue que l’intérêt des mœurs publiques & particulieres ; il s’est ménagé les occasions d’y jeter des principes pour les professions les plus intéressantes : tels sont les portraits des vrais Magistrats, celui des bons Militaires, & celui des Sçavans estimables, &c.

[xxxij]Extrait de la Gazette de Littérature, du 23 Juillet 1774.

Tous les Journalistes avoient prévu le succès des Lettres de M. Desprez de Boissy sur les Spectacles, dont nous annonçons la cinquieme Edition. L’Auteur expose dans les deux Lettres, ses idées de la maniere la plus propre à les persuader, eu égard au caractere des autorités qui les appuient. Son Histoire des Ouvrages pour & contre les Théatres, qui y a été jointe, forme une collection très-intéressante sur la matiere qui en est l’objet. Cette production ne doit sa naissance qu’à l’amour des mœurs ; & elle a paru si capable de l’inspirer, que l’Université de Paris & les Instituteurs de la Jeunesse, tant de la Capitale que des Provinces, s’empressent à donner ce Livre aux jeunes gens.

N.B. Nous avons jusqu’ici rendu compte de ce qui regarde les précédentes Editions. Ce qui suit est relatif à la sixieme, & contiendra les augmentations qui caractériseront la VIIe Edition.

[xxxiij]Une Notice qu’un zélé Partisan des Théatres avoit hazardée sur la 6e Edition de cet Ouvrage, dans le Journal de Paris de l’année 1778, a donné lieu aux Lettres suivantes. M. le Chevalier de Leschar nous a honoré de la premiere, pour nous faire part de sa Lettre aux Auteurs du Journal de Paris ; & il nous en adressa une autre, relative au même objet. Elles sont devenues un Supplément nécessaire à notre Avertissement. Nous ajouterons à leur suite une idée de l’accueil honorable qui a été fait à cette VIe Edition.

LETTRE
DE M. LE CHEVALIER
DE LESCHAR.

J’ai, Monsieur, été surpris de ce que les Auteurs du Journal de Paris, [xxxiv]dont l’objet est de faire connoître le plus promptement les nouveautés, ont différé jusqu’au Lundi 16 Février 1778, d’annoncer la sixieme Edition de l’Ouvrage de M. Desprez de Boissy, sur les Spectacles. Vous l’aviez mise en vente dès le mois de Décembre de l’année 1776 ; & il en a été porté le jugement le plus favorable dans les principaux Ecrits périodiques de l’année 1777, tels que la Feuille Hebdomadaire des Provinces du 19 Mars, la Feuille des Avis divers de Paris du 22 Mars, le Journal Ecclésiastique du mois de Juillet, le Mercure du même mois, le Journal des Sçavans du mois d’Octobre, &c. &c.

Il me semble que les Auteurs du Journal de Paris auroient dû refuser d’annoncer si tard, comme une nouveauté, cette sixieme Edition qui avoit déjà plus de quatorze mois d’existence. Et l’on a encore été plus étonné de ce qu’ils avoient admis une notice aussi peu convenable à la bonne réputation dont cet Ouvrage a toujours joui. Il fut même loué dès son origine, par des Gens de Lettres qui paroissoient avoir du goût pour la fréquentation [xxxv]des Spectacles. Je ne rappellerai ici à cet égard que le témoignage d’un Journaliste universellement estimé, qui est M. de Querlon. Voici comment il termina l’extrait qu’il donna de la seconde Edition de cet Ouvrage, dans la Feuille Hebd. des Provinces du 15 Décembre 1757 : Ce Livre est très-bien écrit ; c’est principalement la Sagesse humaine qui y parle ; & la sévérité de la morale y disparoît sous les graces du style. Les dangers de nos Théatres y sont démontrés par des argumens dont la preuve est dans le cœur des plus zélés partisans des Spectacles. Mais si ce Livre mérite de persuader ses Lecteurs, nous aurions trop à perdre pour le desirer sincerement. Le siecle d’ailleurs nous rassure.

Voilà ce qui s’appelle juger un Ouvrage avec impartialité. Mais M. de Querlon n’eut pas la foiblesse de penser, & de déclarer publiquement, que l’on doit passer fort tristement le Carnaval, quand on ne va ni à la Comédie, ni au Bal. Cette maxime est une des assertions de la notice donnée sur l’Ouvrage de M. Desprez de Boissy, dans la Feuille du Lundi 16 Février du Journal de Paris.

[xxxvj]Il y a tout lieu de croire que l’Auteur de cette notice l’aura rédigée au retour d’un Bal, dont les sensations agitoient encore son cerveau, & l’occupoient plus que le Livre dont il avoit à rendre compte. C’est pourquoi, lorsque j’ai entendu des Gens de Lettres estimables, reprocher à l’Auteur de cette notice, vice d’esprit & mauvais jugement, j’ai représenté qu’il falloit moins le juger avec rigueur que le plaindre ; & je n’ai attribué tous les défauts de sa notice, qu’à l’esprit d’enchantement, de vertige & d’ivresse, qui souvent tient lieu de clarté aux amateurs passionnés des Spectacles ; & alors, comme le dit J.B. Rousseau :

… … … Justice & vérité
N’habitent pas en cerveau mal monté.

J’ai présumé que les Auteurs du Journal de Paris avoient été surpris sur cette notice, & qu’ils l’avoient admise dans un moment de distraction. C’est pourquoi j’ai hazardé de leur adresser à ce sujet une Lettre, en les priant d’avoir égard aux réflexions qu’elle contenoit, & de l’insérer dans [xxxvij]une des Feuilles de leur Journal. La présomption que j’avois eue en leur faveur a été justifiée par l’accueil qu’ils ont bien voulu faire à ma Lettre ; ils l’ont insérée toute entiere dans la Feuille du Vendredi 27 Février 1778. Or, cette insertion est l’équivalent de leur improbation de la notice dont il s’agit.

Je ne prétends pas m’en faire un mérite auprès de M. Desprez de Boissy. Mais j’ai pensé que pour donner plus d’authenticité à ma Lettre, il convenoit, Monsieur, que vous en eussiez de moi une copie. J’ai donc l’honneur de vous l’envoyer ci-jointe, en vous laissant la liberté d’en faire l’usage que vous jugerez à propos ; d’autant plus que vous y êtes autorisé depuis qu’elle est devenue publique par le Journal de Paris.

J’ai l’honneur d’être très-parfaitement, Monsieur, votre très-humble & très-obéissant serviteur,

Le Chevalierde Leschar.

A Orléans, ce 2 Mars 1778.

[xxxviij]LETTRE
de M. le Chevalier de LESCHAR
Aux Auteurs du Journal de Paris.

Vous avez, Messieurs, annoncé dans votre Feuille du Lundi 16 Février, un Ouvrage intitulé : Lettres sur les Spectacles, avec une Histoire des Ouvrages pour & contre les Théatres, par M. Desprez de Boissy, sixieme édition, 2 vol. in-12, &c. Cette annonce y est suivie d’une notice qui paroît avoir été rédigée dans la chaleur du zele pour la défense des Spectacles. Permettez que j’oppose au jugement singulier que vous avez porté de ce livre, l’accueil brillant que ce même livre a reçu universellement depuis son origine jusqu’à présent.

L’Auteur du Mercure qui annonça la premiere édition de cet Ouvrage, dans le volume du mois de Mars de l’année 1756, étoit un Poëte dramatique assez célebre, & très-intéressé à soutenir la cause des Théatres ; cependant il rendit justice au mérite de la [xxxix]production de M. Desprez de Boissy. Voici comment il en termina l’extrait : Comme la différence des sentimens ne doit pas nous rendre injustes, nous ajouterons à la louange de M. Desprez de Boissy, que son Ouvrage nous a paru très-bien écrit, & que cet Ecrivain estimable fait tomber ses censures plutôt sur l’abus du genre dramatique que sur le genre même.

Cet Ouvrage, en croissant dans ses différentes éditions, augmenta toujours en mérite, comme le prouvent les jugemens que tous les Journalistes en ont constamment portés, & dont les extraits se trouvent au commencement du premier volume. L’un d’eux a loué M. Desprez de Boissy d’avoir le double mérite, & d’oser dire la vérité, & de sçavoir la bien dire. Un autre a avancé que raison assaisonnée pourroit être la devise de cet Ouvrage. Et tous sont convenus que ce livre faisoit autant d’honneur à l’esprit qu’aux mœurs & aux sentimens de l’Auteur.

L’objet de cet Ouvrage exigeoit que la théorie des principes y fût fortifiée par l’expérience, c’est-à-dire, par un grand nombre de citations & [xl]d’autorités les plus persuasives. Vous en critiquez la compilation & la prolixité : cependant, comme l’a observé un sçavant Journaliste, M. de Querlon, elles y sont toutes bien choisies, & employées de la maniere la plus intéressante. Elles y servent autant à orner qu’à soutenir la cause de l’Auteur :

… …Decus & tutamen in armis.

Aussi, dit ce même Journaliste, ce livre sera toujours mis au nombre de ces Ouvrages solides, qui sont souvent reproduits, parce que le besoin de les opposer aux abus qu’ils combattent, renaîtra toujours.

Les Approbations motivées des Censeurs que cet Ouvrage a eus successivement, & les suffrages honorables qu’il a reçus d’un grand nombre de personnes constituées en dignité, & des Gens de Lettres les plus estimables, établissent la bonté de ce Livre, que M. Gresset jugea devoir être précieux à la raison, comme l’énonce la Lettre qu’il écrivit à M. Desprez de Boissy, & qui est rapportée au commencement du deuxieme volume.

Un Ouvrage parvenu à six éditions, [xlj]& comblé de tant d’éloges, méritera toujours de la considération. Et ces éloges paroissent émanés du sentiment des Lecteurs ; ce qui prouve l’énergie de l’Ouvrage. Ce livre a été également bien accueilli dans les Pays étrangers où il a pénétré ; & même les Lettres y ont été traduites en Latin & en Italien. L’Auteur de la Gazette d’Utrecht, en annonçant la sixieme édition dans la Gazette du 11 Avril 1777, a dit que M. Desprez de Boissy avoit, dans cet Ouvrage, donné des preuves de son bon goût, de son érudition, & de la bonté de son ame, & que ce livre a été reçu avec un applaudissement universel.

J’ai été témoin de l’accueil qu’on lui a fait à Orléans ; on s’empressa de l’y annoncer dans la Feuille périodique de l’Orléanois du 18 Avril 1777 ; & on y loue M. Desprez de Boissy, d’avoir profité de tout incident pour jeter des principes de mœurs pour les professions qu’il importe le plus à la société de voir bien remplies. Et c’est peut-être ces objets qui vous ont paru des digressions inutiles : mais l’Auteur a eu l’art de les faire dépendre de son sujet. [xlij]La variété qu’il y a mise les rend agréables ; & je présume qu’il vous diroit modestement, comme Pline le jeune, Ipsâ varietate tentavimus efficecere ut alia aliis, quœdam fartassè omnibus placeant. Pline, lib. 4, ep. 14.

Je crois, Messieurs, que l’exposé que je viens de faire, suffira pour réfuter & détruire les idées défavorables que vous avez essayé de donner de cet Ouvrage. Elles se ressentent de l’opinion où vous êtes, qu’on doit passer bien tristement son Carnaval, quand on ne ya ni à la Comédie, ni au Bal. Il paroît qu’en parcourant le Livre de M. de Boissy, vous n’y avez été occupés que des coups qui y sont portés à l’idole favorite de notre siecle. Le poids & le grand nombre des autorités vous ont ébloui, de maniere que vous n’y avez pas apperçu tout ce qui y est propre à l’Auteur. Voilà vraisemblablement ce qui vous l’a fait réduire à un si petit nombre de pages. Je suis persuadé qu’une seconde lecture faite avec moins d’émotion, vous en feroit porter un autre jugement. Vous y verriez que si M. de Boissy y condamne le [xliij]fol amour, il y fait l’éloge de l’amour honnête & légitime ; qu’il n’est pas plus sévere sur les danses lascives, que ne l’étoient Horace & Ovide sur celles de leur temps : qu’enfin il est d’accord avec Tite-Live & Tacite, sur les suites funestes de la fureur épidémique des Spectacles. Je ne discuterai pas ici la valeur morale de la réponse équivoque de M. Bossuet à Louis XIV, ni celle de la Lettre de Benoît XIV à M. de Voltaire, sur la Tragédie de Mahomet. M. Desprez de Boissy n’a pas omis d’en parler. Je finis, en assurant que je ne mets d’autre intérêt à soutenir ce Livre, que celui que les Gens de Lettres prennent aux bons Ouvrages. Il faut bien que celui-ci soit de ce nombre, puisque dans les Colleges on le donne en prix aux jeunes gens, comme un Livre aussi intéressant pour la Littérature que pour la Morale. Il est en effet très-propre à les prévenir contre des écueils où l’on ne voit que trop souvent échouer les meilleures éducations. J’espere, Messieurs, que, par égard pour ces réflexions, vous voudrez bien insérer dans une de vos Feuilles la présente Lettre, que j’ai [xliv]l’honneur de vous faire parvenir par un de mes amis de Paris.

J’ai celui d’être, très-parfaitement,

Messieurs,

Votre très-humble &
très obéissant serviteur
Le Chevalierde Leschar.

A Orléans, ce 21 Février 1778.

Nota. Cette Lettre de M. le Chevalier de Leschar fut insérée dans la Feuille du Vendredi 27 Février 1778, du Journal de Paris. Elle y fut admise d’autant plus facilement, que les Auteurs de ce Journal avoient déjà reconnu les torts du Rédacteur de la Notice dont il s’agit. Et nous sçavons que le 19 Février, M. Desprez de Boissy en avoit reçu une Lettre d’excuse bien motivée. Peut-être auroit-on dû garder le silence sur une Critique aussi futile, & incapable d’altérer le jugement favorable que le Public & les bons Journalistes, qui en sont les interpretes, ont toujours porté du Livre de M. Desprez de Boissy. Mais des gens de mérite ont pensé, que pour l’honneur de la vérité & des mœurs, il étoit nécessaire qu’il y eût au moins dans le Journal de Paris, cette réclamation, contre les fausses idées de la Notice en question.

[xlv]Voici une autre Lettre, dont M. le Chevalier de Leschar nous honora sur le même objet.

LETTRE
de M. le Chevalier de LESCHAR.

A Orléans, ce 10 Octobre 1778.

J’ai l’honneur, Monsieur, de vous envoyer un Exemplaire de deux petites Pieces fugitives, qui m’ont paru capables de fortifier mes deux Lettres pour la défense de la sixieme Edition de l’Ouvrage de M. Desprez de Boissy. Les réflexions qu’elles m’ont donné lieu de faire, m’ont mis dans le cas de commencer par la Piece qui est la moins ancienne. C’est un petit Poëme allégorique, en Vers latins, sur les Spectacles. Il remporta en 1772 le troisieme Prix de l’Académie de Rouen. Son Auteur, nommé Louis-Nicolas Gueroult, avoit été couronné à la même Académie, les deux années précédentes. Il mourut à Rouen dans la fleur de son âge, vers la fin de l’année [xlvj]1774 ; & il y fut universellement regretté, comme l’énonce son Eloge inséré dans le Recueil des Mémoires de cette Société Littéraire : Suîque Religioni, Litteris & amicitiæ desiderium fecit.

La Piece dont il s’agit est remplie de beautés d’expressions & d’images. Elle avoit eu pour Devise ce Vers d’Ovide contre le Théatre :

Iste locus casti damna Pudoris habet :

Et ce Vers y étoit rendu en François par les deux qui suivent :

Fuis ce lieu dangereux, innocente Pudeur,
Fuis ces rochers couverts des débris de l’Honneur.

Voilà le conseil qu’Ovide donnoit à ceux qui vouloient conserver leur vertu. Le Théatre lui paroissoit un écueil où la sagesse ne s’exposoit jamais impunément.

Si donc les Comédiens ont été tolérés sous le regne d’Auguste, il ne faut en rien conclure en faveur de leur profession, comme on l’a fait dans la Notice qui a été l’objet de ma Lettre du 21 Février 1778, aux Journalistes de Paris.

[xlvij]« M. Desprez de Boissy, est-il dit dans cette Notice, soutient que les Comédiens n’ont jamais été tolérés dans les beaux jours des Empires ; cependant ils ont été tolérés dans les siecles d’Auguste & de Louis XIV ».

Comme j’ai omis de relever cet endroit, je vais y suppléer ici par cette réflexion : Est-ce relativement aux Mœurs que ces deux Regnes doivent passer pour l’époque des beaux jours de ces deux Empires ? Bornons cette question à ce qui concerne le Peuple ancien. Il est certain que le bel âge de l’Histoire Romaine, est celui qui précéda le temps où cette Nation eut la foiblesse de se livrer au luxe Asiatique. Or, avant cet événement, les Comédiens ou Histrions n’y étoient pas tolérés : & depuis que par la suite ils y furent admis, combien de fois n’attirerent-ils pas contre eux des actes de sévérité de la part du Gouvernement ! M. de Boissy en a rapporté une suite de preuves ; & ses principes sur cet objet ont été loués par les Ecrivains périodiques, qui ont rendu compte de sa sixieme Edition. Voici une réflexion judicieuse que je me rappelle avoir [xlviij]été faite dans le Mercure du mois de Juillet 1777, page 78 :

« M. Desprez de Boissy, y est-il dit, ne cherche dans son Ouvrage, qu’à rétablir la pureté des mœurs, le vrai fondement de la prospérité des Empires. Il ramene tout à cet objet important.

« On ne peut pas se dissimuler que l’amour effréné des Spectacles ne fût une des principales causes de la perte de plusieurs florissantes Républiques de la Grece ; & que Rome ne resta vertueuse que tant qu’elle ne se livra pas à ce genre de plaisir, si propre à faire naître l’amour du merveilleux, & à dégoûter de la modeste simplicité, cette compagne inséparable des bonnes mœurs. Aussi Caton, le plus sage des Romains, crut devoir s’opposer fortement à l’établissement d’un Théatre fixé, & prédire que ce seroit pour Rome une Carthage plus redoutable que celle qu’on venoit de détruire. Les événemens ne prouverent que trop combien cette prédiction étoit pleine de sagesse ».

C’est toujours aux dépens des Mœurs, [xlix]que les Comédiens ont été tolérés chez toutes les Nations qui les ont admis ; & c’est de-là que dérive l’infamie qui a toujours été justement attachée à leur profession. Un Acteur de la Comédie Françoise, nommé Molé, s’en est plaint dans le Discours qu’il prononça le 4 Avril 1778, à l’occasion de la clôture de l’Année dramatique2 ; mais sa plainte n’est pas mieux fondée que la louange qu’il a donnée au Théatre François, en disant qu’il est tout-à-la-fois l’école du génie, du goût, de l’honneur & de la vertu. Hélas ! dans son état actuel, est-il même une école du génie & du goût ? La plupart de ceux qui le fréquentent, ne cessent de se plaindre de sa décadence à cet égard. Mais quant à l’honneur & à la vertu, c’est certainement au Théatre qu’on apprend à les perdre, comme va le prouver le petit Poëme qui suit.

Le Poëte y expose d’abord les principes qui doivent détourner de la fréquentation des Spectacles. Et ensuite, au lieu de toutes les fictions scandaleuses [l]que présentent presque tous les Drames, il propose d’autres objets bien capables d’émouvoir & d’amuser utilement des ames honnêtes ; tels sont, par exemple, le spectacle de la nature, l’histoire des Nations, & le tableau de la scene du monde où l’on vit.

Il en a résulté des descriptions intéressantes qui font l’ornement de ce petit Poëme.

L’Académie qui le couronna, jugea que son jeune Auteur étoit déjà bien exercé dans le talent des Commire, des La Rue, & des Santeuil.

CARMEN ALLEGORICUM.
DE SPECTACULIS.

Vos, quibus arrident mollis Spectacula Scenæ,
Linquite fallaces, scelerum irritamina, pompas ;
Verbaque supremi non præteritura Tonantis,
Terribilesque pavete minas : quicumque periclum
Stultus amat, propriâ fidens virtute, peribit.
 Impia gens ! vestram delapsa oracula Cœlo
Non meruêre fidem, nec vos Divina moratur
Vox malè præcipites. Dùm fas est, sistite cursus,
Sistite. Vana loquor, Zephyris dant vela, ruuntque
Per scopulos, per aperta maris discrimina, quassis
[lj]Jam tatibus periêre ; natat toto æquore turba
Naufraga, pellaci fractus Pudor occubat undâ.
 Ah ! Juvenes, quos tangit adhuc pia cura salutis,
Parcite, prudentes, hùc tendere : non benè ripæ
Creditur. Ipsa etiam quæ spondent littora portum,
Semina mortis alunt, multorumque ossibus albent.
Sardoa tacitus latet insidiator in herba,
Atque arrectus hians incautos enecat anguis.
 O mores nimiùm inversi, fœcundaque culpæ
Sæcula ! quæ simplex olim peccare vetabat
Fabula, degeneri jam splendet adultera fuco.
Hinc peccare docet gemebundo enervis amore
Melpomene, risumque soror lasciva procacem
Dùm serit, (heu !) mores sic castigare superbit.
Quid sensus tumidos, quos tu, natura, repellis ;
Quid spurcos lusus, quid turpia dicta, quid artes
Eloquar infandas, cum se famosa videndam
Obtulit, atque altâ procedit fronte Voluptas,
Quam nunc flere putes, & languidulo singultu
Ingemere ; at magnum glomerans Pœana repentè
Decantat sua furta hilaris, sua gaudia pangit,
Edomitos sine Marte viros, celebresque ruinas,
Et malè sopitos animorum eventilat ignes.
Intùs enim se inspirat agens, captivaque versans
Mulcet corda, simul gestitque illudere captis;
Nec requies, fractis quin viribus ossa liquescant
Blanditìm resoluta, gravique sepulta sub umbra
Mens jaceat. Ratio vix errabunda recurrit,
Et densas tremulâ face tentat rumpere nubes ;
Nequicquam fugit in tenues evanida fumos.
 Quis posthàc Scenarum ausit se ferre patronum ?
Quanquam si tanti facitis Spectacula, Cœlum
[lij]Suspicite, & superis immixtos orbibus orbes.
Scilicet Autorem grandi enarrare videntur
Eloquio, & rerum suadent celebrare Potentem,
Quem tempestates, quem voce tonitrua magnâ
Conclamant, cui terra tremens famulatur & æther.
Cernite magnifico miracula splendida luxu.
Proh mihi ! proh quali se majestate tuendum
Præbet inaccesso, condens se lumine Numen,
Sole tabernaclum dùm ponit, & ardua mundi
Culmina metitur Sponsus, sua regna, superbus !
Ut jubet, en tacitis aura innascitur auris,
En velum nox pulsa legit ; victa ipsa recedunt
Sidera, vicinum pallore fatentia Regem.
Nempè Gigantæo surrexit in æthera gressu
Arduus. Hinc quondàm rudis & malè credula Vatum
Gens cecinit rapido alipedes per inania curru
Spargere Phæbeos elatis naribus ignes.
Quid moror ? E solio rivales obruit umbras
Flammeus, & tremebundum agmen sub Tartara victor
Trudit præcipitans ; jam totum amplexus Olympum
Depressas nubes stans contemplatur, & ima
Terrarum, tractusque maris, seque optimus orbi
Dividit infundens radiorum aspergine vitas.
Cernitis ? Albentem tectus caligine vultum
Sol labris guttatìm haurit sitientibus undas ;
Mox vectigali labentia flumina nimbo
Rimosisque optata feret solatia terris.
Quantus adest tandem emenso cùm labitur axe
Occiduus ! Blando sive aëra lumine plenus
Irradiat, seu tarda vibrans incendia densos
Vincere amat nimbos ; flammarum exæstuat æquor.
Aut cùm parva (magis quod amem pinxisse) fugacem
Ipse repercussos aurata cacumina colles
[liij]Extruit, & lentis descendens passibus hæret
Pallidulus paulatìm, alio redivivus in Orbe,
Vultis at alterno tollant quæ pectora sensu,
Magnos eventus, magna infortunia, Reges
Ite catenatos : Phedræ indoluisse querelis
Nec pudet, & vanis venerari fletibus umbram
Cæsaream. Heu ! non re, solo sed carmine grandes
Quæritis Heroas. Veteres evolvite fastos,
Religionis opus ; vastum aspectate Gigantem
Prostratum fundâ Pastoris, & ore minaci
Victum mandere humum. Matrem spectare virili
Mente assurgentem, frustrà infrendente Tyranno,
Sexum ultrá, & dulces hortantem ad funera natos.
Vos moveant flammis data præda voracibus, artus
Vix benè maturi, meliori pectora flammâ,
Dùm sacer urit amor. Moveat Virtutis imago :
Nunc fratrum puer invidiâ, nunc crimine formæ
Damnatus ; mentem ecce, Deo inspirante, catenas
Permutat solio, servataque règna Canopi
Cernit adoratus, seque uno Rege minorem.
Jamque ruunt proni, fatis urgentibus, hostes :
Ut videt ante pedes miserans ! ad nomina Patris
Ut micat ô pietas ! ut in oscula pendet amoris
Impatiens ! scelus ah ! lacrymis abstergere vellet
Immemor irarum fratresque agnoscere frater.
 Sunt quoque sinceris naturæ è fontibus haustæ
Quæ, fessas valeant Spectacula solvere mentes,
Nec vitiare simul ; quippè ultrò Numen amicum
Hæc avidis offert mortalibus. Ordine certo
Dædala multiplices tellus agit undique Scenas ;
Vos, ô vividulis gemmantiá floribus arva,
Vos, & maternâ crescentes arbore fructus
[liv]Pratave, quis tenero ridentia gramine vidit
Frigidus ? O quæ se facies gratissima pandit,
Cùm vix nata seges, lenè impellentibus Euris,
Undat agris ; aut cùm respondet adulta colono.
Hîc nemora, hîc valles & amæna vireta renident.
 At procul en Fluvii propriâ grassantur aquarum
Majestate graves, atque auxiliaribus aucti
Fluctibus advectant in littora tuta carinas.
Hinc vastæ rupes, annosaque procerarum
Brachia sylvarum surgunt. Stant vertice móntes
Aërio, affectantque propinquum attingere Cœlum.
 Undarum, Zephyri mox, subsidente tumultu,
Cœruleum placido crispabunt flamine marmor.
Quam juvat his, veluti gradibus consurgere ad ipsum
Artificem tantorum operum, summumque Parentem,
Maxima ludentis dantem spectacula dextræ !
O fortunatam, si carmine mota Juventus,
Audeat everso se totam opponere sæclo !
Me vatem spes illa beat ; proclivior ætas
Sit licèt in vetitum, rupto licèt aggere torrens
Irruat effusis latè expatiatus habenis ;
(Auxiliante Deo), stabit latrantibus undis
Altior, inconcussa, minasque eludet inanes.

L’autre petite Piece, Monsieur, que je souhaiterois voir reproduite, fut imprimée en 1694. C’est une Epître en Vers François, qui fut adressée au grand Racine, après son renoncement à la carriere dramatique. Voici quelques réflexions qu’elle m’a donné lieu de faire.

[lv]On ne cesse de répéter que les Spectacles sont utiles, & qu’il ne s’agit que d’en réformer les vices essentiels qu’on est dans le cas de leur reprocher. « Mais », comme il fut observé dans le Journal Chrétien du mois d’Avril 1758, où l’Ouvrage de M. Desprez de Boissy fut annoncé avec éloge, « quelle réforme ne faudroit-il pas faire dans nos Spectacles, pour que la possibilité de leur utilité ne fût pas un paradoxe ! Réforme dans les Auteurs, pour qu’on n’y vît point les vices réels colorés en beau, le mérite solide tourné en ridicule, le crime impuni, & la vertu humiliée, & sans récompense ; Réforme dans ceux qui représentent, pour que le rôle qu’ils jouent dans la Société, ne ridiculisât, ne dégradât, n’avilît jamais les personnages d’hommes vertueux, d’honnêtes femmes, qu’ils exécuteroient sur la scene ; Réforme dans la Musique molle & efféminée, dans les habillemens & les parures immodestes ; dans les attitudes indécentes & lascives des Musiciens & des Mimes qui y occuperoient les oreilles & les yeux ; Réforme dans les compagnies [lvj]qui s’y rendroient, pour n’y pas laisser subsister ce mélange indécent & odieux de femmes respectables, du moins par quelque endroit, & de prostituées qui y vont afficher leur publicité, & étaler aux yeux les fruits de leurs désordres ; Réforme dans les dispositions des Particuliers qui iroient y chercher des leçons de décence, d’honnêteté & de vertu, & non des exemples, des occasions & des préceptes de licence & d’effronterie : Et ces Réformes étant faites dans toute la rigueur qu’exigent les abus actuels, encore faudroit-il craindre les dangers, que courent même dans le lieu saint, ceux qui y ont le regard curieux & l’esprit dissipé ; curiosité & dissipation qui sembleroient bien autorisées dans les assemblées profanes des Théatres ».

Que toutes ces Réformes sont bien éloignées d’être dans la classe des possibles ! On peut en juger par le caractere de tous ces nouveaux Spectacles, plus licencieux les uns que les autres, si multipliés à Paris, & dont quelques-uns se prolongent pendant tout le cours de la nuit. Voilà ce qu’a [lvij]produit l’établissement des Waux-halls. Le Parlement de Bordeaux en prévoyoit les dangers, lorsque, par son Arrêt du 20 Septembre 1769, il proscrivit le Waux-hall dont M. le Maréchal de Richelieu avoit toléré la construction sur le glacis du Château Trompette. En effet, que ne devoit-on pas craindre de ce genre de Spectacle ! Un de ses Amateurs, enivré de tout ce qui y est offert à la corruption des sens, en a fait, d’après nature, le portrait dans les Vers suivans, qui furent insérés dans le Mercure du mois d’Octobre 1769.

Vieillards, Maris jaloux, Philosophes grondeurs,
Vous tous, tristes suppôts de la mélancolie,
 Venez dissiper vos humeurs
 Dans le Palais de la Folie.
 Le Goût, par les mains de Torré,
Vient de construire un Temple aux Graces,
 Et l’Amour qui l’a décoré,
Y conduit les plaisirs & les jeux sur ses traces,
 C’est-là que le cœur enchanté
Du Spectacle nouveau que le François admire,
 S’émeut, éprouve ce délire
Qui fait naître la volupté.
 C’est dans ce lieu que Polymnie,
 Par de doux & tendres accens,
 Excite dans l’ame attendrie,
[viij]Ces desirs, ces feux ravissans,
 Qui font le bonheur de la vie
 Et les délices des amans.
De vingt archets sçavans la cadence sonore,
Par des sons, tantôt lents, tantôt précipités,
Guide les pas légers de cent jeunes beautés,
 Les rivales de Terpsicore.
 Dans ce charmant & magique Palais,
 Tous les agrémens ont leurs places :
 La Coquette y trouve des glaces,
 Où sa vanité vient exprès
 D’un coup-d’œil sourire à ses graces,
 Et s’applaudir de ses attraits.
Celle dont les appas ont besoin d’artifice,
Ou qu’une ride, hélas ! avertit du retour,
Y vient montrer encor, graces au demi-jour,
Tout l’éclat du bel âge, & l’air presque novice.
 Combien d’Agnès viennent adroitement,
Malgré l’œil vigilant d’une duegne austere,
Y prendre un billet doux des mains de leur amant !
Le tumulte souvent est ami du mystere.
 Enfin la douce égalité
Confond tous les états, rend la scene commune,
Sans égard pour le nom, le rang, ni la fortune.
Les éloges flatteurs y sont pour la beauté.
 Tendre amour ! toi qu’on y révere,
 Dieu du plaisir, & Pere du bonheur,
Viens régner chez Torré, c’est-là ton sanctuaire.
 Combien d’encens y brûle en ton honneur !
 Quel autre lieu plus digne de ton trône,
 Que ce Sallon magnifique, enchanté,
 Dont la richesse nous étonne,
 Et qui semble être fait pour la Félicité !
[lix]Quittes Paphos, abandonne Gythere ;
Viens au Waux-hall, déposes tous tes traits.
 Qu’il soit dit par toute la Terre :
L’Amour enfin renonce à son humeur légere ;
 Il s’est fixé chez les Français.

On a dans le Journal Helvétique du mois de Février 1744, une Lettre sur les dangers des Bals. On y trouve cette réflexion très-sensée : « Les Jardiniers entent de bons fruits sur des sauvageons ; il arrive tout le contraire dans le monde : on ente des usages défectueux, des habitudes dangereuses, des mœurs corrompues sur d’excellens naturels ». L’expérience n’apprend qu’à un trop grand nombre la vérité de cette pensée ; & ils ne peuvent la désavouer, s’ils écoutent le Juge intérieur, c’est-à-dire, la conscience, dont il a été donné une idée dans une petite Piece de Vers, insérée dans ce même Journ. Helv. que je viens de citer. En voici quelques Vers :

Il est chez les Mortels un Maître intérieur,
 Qui parle à notre Intelligence ;
 Seul infaillible Directeur,
 Quand l’Homme l’écoute en silence.
Nul ne peut éluder la force & l’évidence
 Des Loix qu’il grave en notre cœur.
[lx]Le Chrétien, le Gentil respecte sa puissance ;
 Et pour acquérir le bonheur,
 Ils sentent quelle est l’influence
 De ce fidele conducteur.
Cet oracle sacré s’explique avec candeur.
Heureux qui met en lui toute sa confiance,
 Et qui sur le monde enchanteur,
 Sçait lui donner la préférence !
 Il nous montre la différence
 De la vérité, de l’erreur,
 Et du crime, & de l’innocence.
Il confond les discours d’un lâche séducteur,
 Dont la criminelle indulgence
 Veut immoler la conscience
 A la fortune, au faux honneur.
 Loin le perfide adulateur,
 Qui sur nos défauts qu’il encense,
 Ose mettre un voile trompeur !
Ha ! que l’homme, au milieu d’une extrême ignorance,
Jouer le plus souvent d’une fausse lueur,
 Et trop enclin à la licence,
 A besoin de la vigilance
 D’un sage & sévere Censeur,
 Qui pese tout à la balance !
Au Roi, comme au Berger, il offre le miroir ;
Et chacun, tel qu’il est, sans ombre, peut s’y voir.
Il est du Créateur l’interprete fidele ;
 Et de la raison qui chancele,
 Sa lumiere éclaire les pas.
 Heureux le Mortel ici-bas,
 Qui le suit quand sa voix l’appelle !

Le grand Racine eut le bonheur de [lxj]se rendre à cette voix, lorsqu’à l’âge de 38 ans, il se repentit d’avoir travaillé pour le Théatre. Voici l’Epître en Vers François, qui lui fut adressée à cette occasion en 1694, & qui est intéressante par les principes qu’elle contient sur la condamnation des Spectacles.

Son début sembleroit annoncer que le Théatre fut à jamais proscrit. Au reste, cette proscription a toujours existé de droit, & elle eut alors lieu de fait pour tous ceux qui réfléchirent utilement sur le repentir de Jean Racine. Cet exemple édifiant, & d’autres de cette espece, seront toujours pour quelques-uns une prédication efficace.

Il est aussi dit dans les premiers Vers de cette Epître, que la Comédie expira sous le poids des Ecrits qui parurent contre le Livre du P. Caffaro. Il n’est pas douteux que cette victoire eut lieu pour ceux qui ne fermerent pas volontairement les oreilles à la voix de l’Eglise. Et comme elle ne s’éleve jamais sans produire cet effet à l’égard de quelques-uns ; voilà pourquoi les bons Evêques profitent de toute occasion pour condamner les [lxij]Théatres, & en détourner ceux qui ont du goût pour cette pernicieuse Ecole. C’est aux lumieres & au zele de pareils Prélats qu’il faut s’en rapporter sur ce point de morale, & non au relâchement scandaleux de quelques Ministres Ecclésiastiques. Mais occupons-nous du repentir de Jean Racine, célébré dans l’Epître suivante.

ÉPITRE
Sur la Condamnation du Théatre.

Le Théatre est proscrit, Racine, il va cesser ;
L’Eglise, sur ce point, commence à prononcer
Contre le Théatin3, & son hardi volume.
Je vois de toutes parts son zele qui s’aliume.
Le Prélat4 a fait bruit ; & la chaire a tonné.
Sous le poids des écrits, dont il est condamné,
Déjà plus d’un Docteur a fait gémir la presse.
En vain, pour l’appuyer, la Volupté s’empresse ;
La Comédie expire, & son vain défenseur
Ne sert qu’à réveiller le courroux du Censeur.
 Et qui peut, parmi nous, approuver, une Scene
Où regne avec éclat l’impiété payenne ?
Où l’on voit chaque jour les Démons encensés,
Rétablir, par nos mains, leurs autels renversés ?
Quelle école, en ces lieux, pour la foible jeunesse,
Que celle, où l’on enseigne à sentir la tendresse ;
[lxiij]Où, pour toucher d’exemple, & suborner un cœur,
Par les yeux d’une femme on enchaîne un vainqueur,
Où l’on fait aux héros un devoir ridicule
De se soumettre au Dieu qui fait filer Hercule !
Aux payens, il est vrai, l’on pardonne aisément
Qu’un héros courageux devienne un lâche amant.
D’une Vénus infame adorateurs fideles,
Leurs flammes n’étoient point honteuses, crimineiles ;
L’amour le plus indigne, & le plus vicieux
Avoit, pour s’excuser, l’exemple de leurs Dieux.
Mais nous, que l’Evangile instruit de ses maximes,
Nous verra-t-on ainsi diviniser les crimes ?
En donner au public des préceptes pompeux,
Consacrer à l’amour des hymnes & des jeux ;
Sur la terre & le ciel lui donner la victoire,
Et charmés de nos fers, applaudir à sa gloire ?
Cet amour, nous dit-on, que l’on peint si puissant,
Dans ses plus grands transports n’a rien que d’innocent ;
Du Théatre, aujourd’hui, les douces impostures
N’en font aux spectateurs que de sages peintures ;
Par l’austere devoir le crime est combattu ;
Et l’on y voit toujours triompher la vertu.
Racine, c’est ainsi que tes doctes ouvrages
N’offrirent de ton cœur que de nobles images.
L’amour, dans tes écrits, honnête, généreux,
Dès qu’il fut déréglé se trouva malheureux.
Mais toi-même, bientôt, en te rendant justice,
N’as-tu pas du Démon reconnu l’artifice,
Qui pour mieux préparer son funeste poison,
Sçait donner à l’erreur un faux air de raison ;
Content que l’on affecte un dehors de sagesse,
Plonge insensiblement les cœurs dans la mollesse,
[lxiv]Et fait du fol amour de si charmants portraits,
Qu’on cesse d’éviter & de craindre ses traits ?
Tu voulus dans les vers d’Esther & d’Athalie,
Donner un nouveau lustre à la Scene avilie ;
Et par toi, dans Saint-Cyr, le Théatre ennobli,
Offre du vrai sublime un modele accompli.
 On ne voit pas régner, dans ce nouveau tragique,
Tout le faux merveilleux de la vertu stoïque.
Tes héros ne sont pas de ces audacieux
Qui ravagent la terre, & menacent les cieux.
Ici, l’amour, masqué d’une sage apparence,
Ne tend point en secret de piege à l’innocence ;
De plus grands intérêts, de plus beaux sentimens
N’excitent dans l’esprit que d’heureux mouvemens.
On y voit, dès l’abord, s’emparer de la Scene
Du véritable Dieu la grandeur souveraine ;
De sa gloire invisible on sent la majesté ;
On y craint sa justice, on chérit sa bonté.
Mon ame, qui se sent de sa grandeur premiere,
Vole vers cet objet, s’y livre toute entiere ;
Et goûtant, à longs traits, l’aimable vérité,
Conçoit pour tout le reste une illustre fierté.
 Mieux que dans les écrits du sçavant paganisme,
Tu m’y fais admirer le parfait héroïsme.
Une vertu sublime, où n’entre point l’orgueil,
De la vertu payenne inévitable écueil,
Un courage indompté, conduit par la sagesse ;
Nul mélange honteux de force & de foiblesse.
Si de la belle Esther un Prince est enchanté,
C’est sa vertu qu’il vante, & non pas sa beauté.
Rien du profane amour n’y ressent la licence ;
Tout respire en Esther la paix & l’innocence.
[lxv]Quel plaisir d’écouter tes aimables Acteurs,
Des plus hautes vertus nouveaux Prédicateurs !
Des poëmes si beaux, chaque fois qu’on les joue,
Exercent sur nos cœurs les droits de Bourdaloue :
Celui qui de son Dieu tendoit à s’éloigner,
S’y sent, par le plaisir, doucement ramener.
Et quand, des saints écrits magnifique interprete,
Tu prends entre tes mains la harpe du Prophete ;
Est-il quelque démon, dans l’ame des méchans,
Qui puisse résister à des sons si touchans ?
 C’est-là que la vertu peut tenir son école.
L’Acteur innocemment y peut jouer son rôle.
Là, mettant à profit les heures du loisir,
Le parterre chrétien s’instruit avec plaisir.
C’est dans ces vers sacrés, mêlés de symphonie,
Qu’il sied bien aux Auteurs d’exercer leur génie.
S’ils ont de leurs talens autrement disposé,
C’est un présent du Ciel dont ils ont abusé.
Pour donner à son culte un air plus magnifique,
Dieu sans doute inspira les vers & la musique.
Faut-il que pour la Fable il se soit consumé,
Tout ce beau feu d’esprit parmi nous allumé !
Mensonges séducteurs, pompeuses bagatelles,
Méritiez-vous d’user nos plumes les plus belles ?
Falloit-il, pour chanter l’amour, & ses erreurs,
Profaner d’un Lully les divines fureurs ?
 Loin de nous l’appareil de tous ces vains spectacles,
Qui doivent leur éclat aux fabuleux miracles,
Et dont tout l’art consiste à sçavoir ranimer
D’aveugles passions qu’il nous faut réprimer !
Gardons-nous d’écouter d’amoureuses chimeres ;
D’honorer de nos pleurs des maux imaginaires,
[lxvj]Ou, s’il est à pleurer certaine volupté,
Pleurons des saints Héros la mort, l’adversité.
Qu’on vienne, à ton exemple, en de sçavantes veilles,
Des volumes sacrés étaler les merveilles.
De Joseph, dans les fers, partageons les douleurs ;
Pour Jonathas mourant laissons couler nos pleurs ;
Que du ferme Abraham l’auguste sacrifice
Prépare des dangers dont notre cœur frémisse.
Allons, avec Jephté, soupirer à l’autel
Où sa fille innocente attend le coup mortel.
Dieu qui verra nos cœurs touchés par ces images,
Jusque dans nos plaisirs recevra nos hommages.
Mais, qu’il rentre à jamais dans l’éternelle nuit,
Ce fantôme d’amour, que la Scene a produit !
Qui sçait presque toujours allumer dans nos veines
Le feu dont il brûla les Phedres, les Chimenes.
Malheur à notre esprit, s’il goûte des plaisirs
Qui peuvent contre Dieu révolter nos desirs !
Mais je le vois tomber ce dangereux Théatre,
Qu’anima si long-temps un génie idolâtre.
Ses Poëtes rampans, & ses mauvais Acteurs
Rebutent chaque jour les doctes Spectateurs.
Pour charmer dans ses jeux, l’esprit avec l’oreille,
Il n’a plus son Moliere ; il a perdu Corneille.
Et lorsque par toi seul soutenu, rassuré,
Il voit monter sa gloire au suprême degré ;
Tu disparois, tu veux faire un plus noble usage
Des talens que le Ciel t’a donnés en partage.
Racine, c’en est fait : Tout son lustre a passé,
Depuis qu’à l’embellir ta muse a renoncé.
Et ta sage retraite est un coup qui l’étonne
Plus que tous les Censeurs que lui fait la Sorbonne.

P. BARDOU, Prieur de la Vous.

[lxvij]Je crois, Monsieur, que si M. Desprez de Boissy avoit connu cette Piece, il l’auroit comprise dans le nombre des preuves qui forment la seconde partie de son premier Volume.

Je suis également persuadé, que s’il avoit eu connoissance d’un excellent Ouvrage, dont il n’a annoncé que le titre à la page 458 de son second Volume, il en auroit donné un extrait. Ce bon Ouvrage a pour Auteur M. l’Abbé de la Tour, Secrétaire Perpétuel de l’Académie des Belles-Lettres de Montauban. Il est divisé en dix-huit Livres qui forment neuf Volumes in-12, imprimés à Avignon, qui parurent successivement en 1763, 1765, 1766, 1768, 1772 & 1774, sous le titre de Réflexions morales, politiques, historiques & littéraires sur le Théatre.

M. de la Tour y a fait ses preuves de sçavant & ingénieux Littérateur. Il y a prévu deux objections qu’il auroit peut-être pu éprouver de la part de quelques Partisans passionnés des Théatres ; & les réponses qu’il y a faites, peuvent également militer en faveur de l’Ouvrage de M. Desprez de Boissy.

[lxviij]« On m’objectera peut-être, dit M. de la Tour, que je parle du Théatre, sans connoissance, puisque je ne l’ai jamais fréquenté. Il est vrai, répond-il ; & je m’en félicite que je n’ai jamais vu que des Pieces de College. Mais, qu’importe ; on peut avoir des relations bien fidelles d’un Pays qu’on n’a jamais habité ; on peut juger des mœurs par les Naturels avec qui l’on vit ailleurs ; de ses productions par les fruits & par les marchandises qu’on en apporte. Or, le commerce de la vie nous lie si fort avec ceux qui fréquentent les Théatres, qu’on peut facilement en juger sans s’y méprendre ».

M. de la Tour a aussi prévu qu’on pourroit peut-être lui dire : « Il est inutile & superflu de vous tant échauffer contre la Comédie ; superflu, parce que tout le monde sçait ce que vous avez à dire. On connoît par expérience, & dans le fond on est persuadé qu’on ne peut en conscience y aller. Inutile, parce que, malgré vos discours & ceux de tous les Moralistes, malgré cette connoissance & cette persuasion, on ne continuera pas moins d’y [lxix]aller. Cela peut être, répond M. de la Tour ; mais, ne doit-on ni parler, ni écrire contre les vices, parce que tout le monde connoît, & est persuadé que l’impureté, par exemple, l’usure & la médisance sont défendues ; & parce que, malgré cette connoissance & cette persuasion, il y aura toujours des libertins, des usuriers & des médisans ? On peut au moins espérer d’être utile à quelqu’un ; & d’ailleurs, on maintient la possession de la vertu contre la prescription du vice ».

M. de la Tour ne s’est pas borné à ce que la Morale chrétienne prononce contre les Théatres ; il les a aussi envisagés du côté du bon ordre & du bien de l’Etat. Cet habile Académicien soutient avec raison, que, quoique le Gouvernement tolere les Spectacles, la bonne Politique, toujours d’accord avec la Religion & les Mœurs, ne leur est pas plus favorable ; & il prouve qu’il n’est aucun ordre de Citoyens, à qui la fréquentation des Théatres ne soit nuisible, étant pour tous un moyen de corruption.

M. de la Tour commence par exposer les motifs & les autorités nombreuses [lxx]qui interdisent aux Ministres Ecclésiastiques l’usage des Spectacles. La licence de notre siecle a exigé mal-heureusement sur ce premier objet un grand détail ; & conséquemment, il démontre que rien ne seroit plus irrégulier & plus dangereux, que de souffrir que les jeunes gens destinés à cet état s’exerçassent à des jeux scéniques ; & qu’il n’est aucun prétexte qu’on pût alléguer pour le tolérer.

M. de la Tour prouve également qu’on a toujours exigé de la Magistrature la même privation. Il rappelle à cet égard l’excellent Traité des Parlemens par la Rocheflavin, dont le Livre huitieme traite des Mœurs & de la Décence des Magistrats. Par nos Mercuriales, y est-il dit, chap. 74 : Il est prohibé aux Sieurs de la Cour d’aller voir & écouter les Batteleurs & Comédiens, afin que les Magistrats souverains n’aillent point s’avilir ni se profaner parmi le peuple indiscret & irrespectueux.

A Dieu ne plaise5, est-il dit dans une Loi, qu’un Magistrat, devenu esclave [lxxj]des Spectacles, y donne un temps qu’il doit aux affaires sérieuses dont il est chargé.

Comment, dit Libanius, Auteur payen, concilier le titre de conservateurs de la Justice que prennent les Magistrats, lorsqu’on les voit aller aux Spectacles, au lieu d’employer leur loisir à pourvoir aux besoins de ceux qui sont dans l’infortune6 ?

Que de vertus en effet n’exige pas cette profession ! Il s’en faut peu, dit la Bruyere, que la Religion & la Justice n’aillent de pair dans la République, & que la Magistrature ne consacre les hommes comme la Prêtrise. Un homme de robe ne sçauroit guere danser au Bal, & paroître au Théatre, sans consentir à son propre avilissement. Il est étrange qu’il ait fallu des loix pour régler son extérieur, & le contraindre ainsi à être grave & respecté.

« Les Magistrats, en effet, dit M. de la Tour, sont appellés les Prêtres de la Justice, Justitiæ Antistites. Aussi le [lxxij]Préfet du Prétoire envoyant S. Ambroise à Milan, en qualité de Gouverneur, ne lui recommanda que de s’y conduire en Evêque. Et lorsque ce Saint fut élu Archevêque de Milan, l’Empereur se félicita de ce qu’on avoit jugé digne du Sacerdoce quelqu’un de ses Juges : Electos à se Judices ad Sacerdotium postulari ».

M. de la Tour n’est pas moins en force pour soutenir que le bien du Gouvernement exige que les Militaires ne se livrent pas à la fréquentation des Spectacles. Il expose que tous nos jeux scéniques ne peuvent qu’amollir le courage. « N’est ce pas, dit-il, d’après Justin, un des moyens que Cyrus employa utilement pour corrompre les Lydiens, qu’on avoit eu tant de peine à vaincre7 ? Alexandre, Turenne, Charles XII ne crurent point que les jeux de Théatre pussent jamais être un besoin pour des Militaires ». Leur profession ne cesseroit-elle pas en effet d’être honorable, [lxxiij]si elle les obligeoit de mener une vie licencieuse, ou d’être moins vertueux ? L’opinion de Cicéron, qui attribuoit à la Robe la supériorité sur les Armes, Cedant arma togæ, ne seroit plus alors un problême.

Quant aux femmes, M. de la Tour soutient & démontre qu’elles sont très-déplacées dans les Salles des Spectacles. « Les Grecs, dit-il, connoissant le danger des représentations dramatiques, ne voulurent pas y exposer la vertu d’un sexe fragile, dont la modestie doit être le principal ornement. Ce ne fut chez les Romains que la corruption qui ouvrit aux femmes les portes des Spectacles, & qui les y fit venir en foule. Et même alors, un reste de décence leur y fit assigner des places distinguées, & une entrée différente, afin d’y éviter la confusion des deux sexes. Mais pour nous, moins sages que les Grecs, malgré la sainteté de la Religion que nous professons, nous ouvrons aux femmes, dès l’âge le plus tendre, nos Spectacles, qu’on devroit leur interdire dans l’âge le plus avancé, & pour leur intérêt, [lxxiv]& pour le nôtre. Nous n’élevons aucune barriere entre elles & la mauvaise compagnie, qui toujours s’y rassemble ; nous les laissons pêle-mêle avec le premier venu, que le libertinage y amene. Nous les y engageons ; nous leur élevons des Théatres dans les Maisons ; nous leur laissons apprendre les arts empoisonnés qui y séduisent. Nous les louons de leurs succès, ou plutôt de nos défaites ».

« C’est aux Théatres de Société, devenus aujourd’hui si communs, qu’il faut, dit M. de la Tour, attribuer cette éducation molle, licencieuse & frivole, qu’on donne actuellement à nos jeunes gens, & qui ne tend qu’à leur inspirer le goût des Spectacles publics, que la plupart des parens n’hésitent pas de leur permettre. Cependant, un célebre Orateur payen, Ælius Aristide (mort vers l’an 189 de l’Ere Chrétienne), disoit, dans un Discours contre la Comédie : Il s’en faut de beaucoup que le Spectacle soit utile à la jeunesse. Il faut au contraire l’abolir, [lxxv]pour la sûreté des Mœurs8. Aristote9 & Platon10 étoient du même avis. Pétronne même, tout voluptueux qu’il étoit, compare l’amour des Théatres à l’ivresse ; & il assure qu’il fait le même ravage que l’ivrognerie, & que l’on doit avec un soin égal, éviter l’un & l’autre11 ». Monsieur l’Abbé de la Tour pense avec raison qu’il n’y a rien de plus préjudiciable, que d’exercer les jeunes gens à des représentations théatrales. « Tous ces exercices, dit-il, ne peuvent que leur apprendre à entendre & à parler le langage des passions. Madame de Maintenon ne tarda pas à l’éprouver à l’égard de [lxxvj]quelques Tragédies de Racine qu’elle avoit fait représenter par les jeunes Demoiselles de la Maison de S. Cyr. Nos petites filles, écrivit-elle à ce Poëte, ont si bien joué Andromaque, qu’elles ne le joueront plus, ni aucunes de vos Pieces. Elle engagea ensuite Racine à composer Athalie & Esther ; mais la pureté de ces Drames n’empêcha pas que des personnes respectables ne désapprouvassent les représentations qui en furent faites à la Maison de S. Cyr ; & l’on en fit sentir à Madame de Maintenon les inconvéniens. On lui fit appercevoir que ces jeunes Actrices s’attachoient à plaire ; qu’elles s’applaudissoient de leurs succès & de leurs conquêtes ; qu’elles allumoient dans les cœurs les feux les plus vifs ; & qu’enfin, des Spectateurs plus attentifs à leurs graces qu’à la morale de ces Pieces, y formerent des passions qu’il fallut terminer par des mariages. Or, celles que font naître les Actrices des Spectacles publics & des Théatres de Société, se terminent-elles toujours aussi légitimement » ?

[lxxvij]Je vous envoie cette Notice, Monsieur, comme une justification de plus des principes que M. Desprez de Boissy a si heureusement soutenus. Vous devez présumer que dans neuf Volumes in-12, M. de la Tour a épuisé la matiere ; mais je dois ajouter qu’il l’a traitée ingénieusement. On en soutient la lecture avec un tel intérêt, qu’on voit arriver trop tôt la fin de cet Ouvrage, qu’on pourroit appeller Histrio-Mastix, c’est-à-dire, le Fouet des Comédiens ; c’est le titre que Guillaume Prynne, Anglois, donna à celui qu’il publia sur le même sujet à Londres, vers Noël de l’année 1632. Enfin, la franchise & le zele qui regnent dans l’Ouvrage de M. de la Tour, pouvoient le mettre dans le cas d’être produit sous le titre d’une petite brochure assez récente, de 62 pages in-8°, intitulée : La Vérité sur la Comédie, les Bals, & autres Spectacles, avec cette Epigraphe : Sustinete me, & ego loquar ; & post mea, si videbitur, verba ridete, (Job. 21). La Vérité ne sera jamais annoncée, sans quelques triomphes sur les efforts du vice. Il y avoit, par exemple, plus de cent ans que les [lxxviij]Magistrats d’Utrecht avoient défendu les Théatres de Société, par une Ordonnance du 5 Avril 1671. Les Amateurs de ces jeux étoient parvenus à faire tomber en désuétude cette sage loi ; & l’on vit s’élever dans cette Ville une multitude de Théatres domestiques. Les gens vertueux ne cesserent d’en représenter les dangers ; & ils furent enfin écoutés. Les Magistrats proscrivirent tous ces Théatres, par une Ordonnance bien motivée, du 21 Avril 1777, dont M. Desprez de Boissy a rapporté un Extrait, page 563 de son 2e Volume. Il a aussi cité quelques autres exemples d’actes de vigueur contre les Théatres, pages 227 & 240 de son 2e Volume. En voici un qu’on pourroit y joindre, & qui fait honneur à la mémoire de l’illustre Cardinal Quirini, Evêque de Brescia (mort le 6 Janvier 1755). On sçait que ce Prélat, Associé-Honoraire de l’Académie des Inscriptions & Belles-Lettres de Paris, a été aussi célebre dans la Littérature, que respectable par sa piété dans le Ministere Ecclésiastique. Aussi, lorsqu’il alla remercier, en 1727, Benoît XIII, de [lxxix]sa promotion au Cardinalat, le Souverain Pontife l’interrompit pour lui dire : Nous ne desirons point de compliment de votre part ; c’est à Nous à vous remercier de Nous avoir mis, par votre mérite, dans le cas de vous faire Cardinal. Il fut fait Evêque de Brescia en 1728. Il instruisit souvent de sa propre bouche ses Diocésains, & il entreprit de finir l’Eglise Cathédrale, qui étoit commencée depuis cent vingt-cinq ans. Comme il s’en occupoit encore en 1739, il eut le chagrin de voir la Jeunesse de la Ville de Brescia entreprendre de bâtir un grand Théatre. Le Prélat fut affligé d’un pareil projet, si opposé au culte de Dieu. M. le Beau, Secrétaire Perpétuel de l’Académie des Inscriptions & Belles-Lettres, n’oublia point ce trait dans l’éloge qu’il sit de ce Cardinal, dans l’Assemblée publique de la S. Martin de l’année 1755. « Le Cardinal Quirini, dit-il, s’arma du même zele dont S. Ambroise s’étoit autrefois enflammé contre l’Autel de la Victoire. Il fit à la Messe du jour de Pâque un Discours, où il y avoit un parallele foudroyant de [lxxx]l’Eglise & du Théatre ; & son éloquence, qui n’avoit jamais été si forte, ni si vive, fit tomber le projet du Théatre ».

On a de ce vénérable Cardinal une Lettre Pastorale, du 16 Janvier 1753, où il exhorte ses Coopérateurs dans le saint Ministere, à concourir avec lui pour détourner son Peuple de la fréquentation des Spectacles, dont le Carnaval rappelloit chaque année l’usage. Il fit en même temps imprimer la Traduction qu’il avoit faite en Vers latins, de la belle Ode françoise que M. Arcere, Secrétaire Perpétuel de l’Académie de la Rochelle a donnée sur les dangers des Spectacles, & que M. Desprez de Boissy a reproduite dans son 1er Volume. Cette Ode fut aussi traduite en Vers Italiens, par un Poëte de Rome. Le Cardinal Quirini recommanda la lecture de ce Poëme, dont il faisoit avec raison le plus grand cas12. Il exhortoit aussi à lire souvent [lxxxj]le petit Ecrit de François del Monaco, contre les Spectacles ; il l’appelloit un Livre d’or, aurea al certo e quest opera. Ainsi l’on doit sçavoir gré à M. Desprez de Boissy de l’avoir inséré dans son Ier Volume. Enfin, dans la même Lettre Pastorale, le Cardinal Querini fait connoître qu’il avoit toujours refusé d’assister aux représentations dramatiques qui se faisoient dans les Colleges. Il ne voulut pas même en excepter une où l’un de ses Neveux étoit Acteur13. Il les croyoit n’être propres qu’à inspirer le goût des Spectacles ; en effet, elles ont par-tout précédé le Théatre public, & l’ont fait desirer.

Le célebre Marquis Scipion Maffei, qui étoit contemporain du Cardinal Querini, & qui est aussi mort en 1755, avoit pris avec assez d’ardeur la défense [lxxxij]des Spectacles ; mais c’étoit chez lui une foiblesse d’amour-propre. Il avoit été le réformateur du Théatre à Vérone, sa Patrie ; il l’avoit rendu plus régulier du côté de l’art ; & d’ailleurs, par sa Tragédie de Mérope, il avoit appris à Voltaire qu’on pouvoit faire mieux que lui14. Ebloui de ses [lxxxiij]succès, il crut & soutint que le Théatre étoit une école de vertu ; & il ne s’apperçut pas que cette idée ridicule étoit continuellement contredite par la conduite & les mœurs de la plupart [lxxxiv]des Amateurs des Spectacles ; que les siecles où la Comédie a été la plus florissante, ont toujours été les plus licencieux ; qu’enfin le Théatre avoit toujours fait par-tout époque dans les Annales du vice. Aussi, l’opinion du Marquis Maffei fut-elle supérieurement combattue. Mais dans le nombre de [lxxxv]ses Ouvrages, dont le Catalogue, comme l’a dit M. le Beau, sembleroit être celui d’une Bibliotheque, il y en a un qui parvint à détruire à Vérone une mauvaise coutume qui étoit très-accréditée ; la mode y avoit fait du point d’honneur une science de chicane. Les Duellistes avoient un Code, & des Jurisconsultes pour l’interpréter ; on les consultoit pour se couper la gorge dans les regles. Le Marquis Maffei essaya de guérir cette frénésie ; il fit, en 1710, un Livre intitulé : La Scienza cavalesca, in-4°. dont il y a eu six Editions, où, après de sçavantes recherches sur les usages des anciens, pour terminer les différends des Particuliers, il fit voir que toute cette prétendue science d’honneur, & le Duel en lui-même, sont opposés à la Religion, au bon sens & à l’intérêt de la vie civile. On lui opposa quelques Ecrits ; mais, dit M. le Beau, dans l’Eloge de cet Académicien, « Maffei & la Raison furent seuls écoutés ; & le Duel, qui avoit marché la tête levée, tant qu’il n’avoit été que criminel, n’osa presque plus se montrer, dès qu’il fut devenu ridicule ». [lxxxvj]Qu’on écoute de même la Raison sur les dangers du Théatre ; il ne paroîtra plus qu’une école de tous les vices, comme l’a démontré M. Desprez de Boissy.

Les éloges que son Ouvrage a reçus, sont une preuve que ce qui est conforme à la raison, plaît à tous ceux qui aiment la vérité, Veritatis enim amator suave clamat esse quod verum est15. Voilà ce qui a attiré à cet Ouvrage un accueil si favorable, jusque dans les Pays étrangers où il a pénétré. Un Sçavant d’Italie, M. Rulfo, Grand-Vicaire de Novarre, & Professeur en Théologie, a composé sur la même matiere un très-bon Traité Latin, intitulé : Theatrum modernum. Il fut imprimé à Milan en 1770, en un Volume in-8°, de 416 pages, dont il se trouve des Exemplaires à Paris, chez Ruault, rue de la Harpe, qui les sit annoncer dans le N° 22 du Catalogue Hebdomadaire de la Librairie, de l’année 1778. M. Desprez de Boissy en a donné une Notice, page 242 de son 2e Volume ; mais il n’a point parlé des louanges dont M. Rulfo avoit comblé son Ouvrage. Elles ont [lxxxvij]été d’autant plus sinceres, que M. Rulfo ignoroit le nom de l’Auteur, qui en effet ne commença d’être nommé sur le Frontispice du Livre qu’à la cinquieme Edition ; & M. Rulfo n’en connoissoit alors qu’une des précédentes. Voici ce qu’il en dit, page 120, après avoir parlé du fameux Traité de M. le Prince de Conti sur la Comédie.

« Inclyto Principi Borbonio Contio, accedere jure optimo potest clarissimi alterius viri suffragium, qui eandem in caussam ætate hâc nostrâ verè pretiosam ac recentem navavit operam, & præcipuam quandam exprompsit eruditionem peculiari libro, cui titulus : Lettre de M. Desp. de B…, sur les Spectacles, &c. Illius authorem non novimus : quisquis verò ille est, vir certè eruditissimus est ; cujus doctrinæ copiam atque orationis profunditatem, puritatem, elegantiam demiratus, temperare non valeo quin aliquam ejus partem amico Lectori communicem. Præcipuas igitur hujus partes e gallico idiomate in latinum translatas accipe. Quidquid de nativo linguæ splendore illi periisse perspexeris ignosce, mihique imputa. Si quid oneris testimoniorum longitudo produxerit, sententiarum copia, elegantia, nobilitas eo te pondere sublevabit, teque relucenti eruditione captum facilè recreabit ».

Cet éloge énergique est à joindre [lxxxviij]à ceux dont j’ai parlé dans ma Lettre du 21 Février dernier, & que j’ai dit être émanés du sentiment des Lecteurs.

J’ai l’honneur d’être, &c.

Le Chevalierde Leschar.

Le 10 Octobre 1778.

Les Lettres dont M. le Chevalier de Leschar nous a honoré, paroîtront sans doute avoir mérité que nous les fissions connoître. On nous a conseillé de les joindre à notre Avertissement. Elles sont en effet relatives à l’historique des Éditions de l’Ouvrage de M. Desprez de Boissy. On y trouve des preuves de l’accueil qui a été fait à la sixieme Édition. Il est vrai qu’elle a attiré à M. Desprez de Boissy les suffrages les plus honorables, dont quelques-uns sont parvenus à notre connoissance.

Plusieurs Prélats, outre ceux [lxxxix]que nous avons ci-devant nommés, lui ont fait l’honneur de lui manifester le gré qu’ils lui sçavoient, d’avoir rendu ce Livre encore plus intéressant. Les uns l’ont honoré de leur approbation, verbalement, comme M. le Cardinal de Luynes, Archevêque de Sens, M. de Rosset de Ceilhes de Fleury, Archevêque de Cambrai, M. de Rosset de Rocozel de Fleury, Evêque de Chartres, M. de Bourdeille, Evêque de Soissons, M. de Jouffroi de Goussans, Evêque du Mans, M. Duplessis d’Argentré, Evêque de Séez, M. de Laulanhier, Evêque d’Egée, &c. Et quelques autres Prélats l’ont honoré de Lettres, qui expriment l’intérêt qu’ils prennent à cet Ouvrage. Nous pouvons citer dans ce nombre [xc]M. le Clerc de Juigné de Neuchelles, Evêque de Châlons-sur-Marne, M. Dutillet, Evêque d’Orange, M. de Partz de Pressy, Evêque de Boulogne-sur-Mer, M. de Lauzieres-Themines, Evêque de Blois, M. d’Apchon, Archevêque d’Auch, M. Tinseau, Evêque de Nevers, M. Fretat de Sarra, Evêque de Nantes, M. de Castellane, Evêque de Lavaur, M. de Becdelievre, Evêque de Nîmes, M. de Crussol d’Uzès, Evêque de la Rochelle, M. de Malide, Evêque de Montpellier, &c.

Nous regrettons de n’avoir pu rendre publics tous ces respectables témoignages dont notre Auteur a été honoré. Au reste, nous pouvons assurer qu’ils sont tous équivalens à ceux dont on nous [xcj]a procuré les Extraits qui suivent.

Extrait d’une Lettre de M. Tinseau, Evêque de Nevers ; elle est du 23 Avril 1777.

Votre Ouvrage, Monsieur sur les Spectacles, ne pouvoit paroître plus à propos pour éclairer des préjugés qui acquierent tous les jours de nouvelles forces, & font de nouveaux ravages. Nous en sommes venus au point que les sages du paganisme reprochoient à des infideles, panem & circenses. Le Théatre & les Spectacles les plus dangereux font, je ne dis pas l’amusement, mais l’occupation ordinaire d’un peuple qui prétend encore au nom de Chrétien. Il n’est point de voile qu’on n’aie imaginé pour en couvrir l’indécence. Et les prétendues corrections deviennent plus funestes que les défauts mêmes dont on prétend purger le Théatre. Vous avez, Monsieur, pleinement dévoilé ce mystere d’iniquité qu’on s’efforce de travestir…. Je me ferai un devoir & un plaisir de faire connoître un Livre [xcij]aussi solide & aussi nécessaire pour les mœurs.

Recevez, je vous prie, mes remercîmens avec ceux du Public vertueux, &c.

Extrait d’une Lettre de M. d’Apchon, Archevêque d’Auch ; elle est du 3 Juin 1777.

J’ai lu, Monsieur, avec un vrai plaisir votre excellent Ouvrage sur les Spectacles. Il doit être d’une grande utilité pour les mœurs. Bien des gens attribuent à des principes trop austeres & outrés, tout ce que les Ministres de la Religion ont dit de tout temps sur le danger des Spectacles. Il faut espérer que les mêmes principes établis par un homme du monde, qui montre une grande connoissance des Théatres, & qui appuie ces principes sur le témoignage des Philosophes de tous les temps, & même sur celui des Auteurs les plus intéressés à accréditer les Spectacles, feront une impression salutaire sur les jeunes gens, & pourront les préserver de la séduction des partisans des Théatres. Il seroit bien à desirer qu’ils [xciij]leur fissent aussi connoître les dangers de toute espece qu’entraînent les Théatres de Société, peut-être plus pernicieux que les Théatres publics ; & cependant devenus si communs, &c.

Extrait d’une Lettre de M. de Lauzieres-Thémines, Evêque de Blois ; elle est duDécembre 1777.

Il y a long-temps, Monsieur, que je connois votre Ouvrage sur les Spectacles. J’ai relu avec un très-grand plaisir sa sixieme Edition…. Quoique l’on dise que dans ce siecle tout est exemple & autorité en faveur des Spectacles, on verra dans votre Ouvrage, que la raison, la Religion & l’expérience vont toujours contre eux ; & que toute illusion à part, l’art d’épurer le Théatre est celui de mieux préparer le poison, &c.

Extrait d’une Lettre de M. de Partz de Pressy, Evêque de Boulogne-sur-Mer ; elle est du 22 Juillet 1778.

J’ai lu, Monsieur, avec la plus grande satisfaction votre Ouvrage sur les Spectacles. Mes sentimens à son égard sont les mêmes que ceux de [xciv]feu M. l’Evêque d’Amiens, & de M. le Cardinal de Frankemberg, Archevêque de Malines. J’applaudis aux éloges & à toutes les marques éclatantes d’approbation que lui ont donné tant de personnes distinguées par leur sçavoir & par leurs vertus. Je desire fort que sa sixieme Edition soit suivie encore de plusieurs autres. Et pour y contribuer en quelque sorte, mon dessein est d’en faire venir un nombre d’Exemplaires pour être distribués en Prix aux Ecoliers du College de cette Ville, comme cela se pratique dans l’Université de Paris. Puisse cette attention de ma part augmenter dans mes Diocésains l’éloignement qu’ils doivent avoir des Spectacles, & que j’ai tâché de leur inspirer dans plusieurs de mes Mandemens, & particulierement dans ceux pour le Carême des années 1774 & 1778. J’y ai recommandé à tous mes Coopérateurs dans le saint Ministere, de se conformer sur ce point de morale aux maximes du sçavant Bossuet, qui également éloigné du rigorisme & du relâchement, a démontré que les Ministres Ecclésiastiques, dans la conduite des Personnes qui s’adressent [xcv]à eux, ne doivent point tolérer la fréquentation des Théatres, où la vertu sera toujours ridicule, la corruption toujours excusée, & la pudeur offensée, ou toujours dans la crainte de l’être, &c. &c.

Un Militaire respectable (M. du Coudray)16, que Mars & Apollon avoient également couronné de lauriers, & dont la mémoire est précieuse à la Ville d’Orléans, [xcvj]écrivit à notre Auteur, sans le connoître, le 10 Avril 1777, une Lettre dont voici un extrait :

Il n’y a point d’homme en place, Monsieur, qui ne doive vous tenir compte de votre excellent Ouvrage sur les Spectacles, comme d’un bienfait public. Et la multiplicité des Editions en est une preuve plus décisive encore, que les justes témoignages qu’il vous a mérités. Il n’y a que la vertu la plus pure qui ait pu vous soutenir dans un travail aussi heureux & aussi complet. Je ne sçais lequel je dois plus admirer, ou l’étendue de vos connoissances, ou le noble emploi que vous en faites. Il falloit un grand fonds de littérature pour combattre aussi victorieusement la Littérature [xcvij]elle-même, dans la partie qui semble lui être la plus chere ; mais qui est la plus dangereuse pour les mœurs, &c.

Enfin, cette sixieme Edition a aussi attiré à notre Auteur l’honneur d’être associé à plusieurs Académies. Cette faveur lui a été d’autant plus sensible, que les motifs qui la lui ont procurée, tournent à l’avantage des mœurs.

M. Saignette, second Secrétaire perpétuel de l’Académie des Belles-Lettres de la Rochelle, annonçant à M. Desprez de Boissy sa nomination, lui fit l’honneur de lui mander par sa Lettre du 12 Juillet 1778 :

« J’ai à me féliciter, Monsieur, de compter au nombre de mes fonctions celle d’expédier les Lettres d’un nouveau Confrere, avantageusement connu dans la Littérature. Un Ouvrage plein de recherches, élégamment écrit, & dont la [xcviij]Conservation des Mœurs est le but : Voilà votre titre, & ce qui a décidé tous les suffrages de notre Académie en votre faveur ».

Nous devons encore déclarer ici que notre Auteur avoit refusé de nous laisser rapporter des suffrages aussi honorables ; mais nous avons cédé aux instances que des Personnes respectables nous ont faites pour que nous les donnions. Elles nous ont représenté qu’il en résulteroit un motif d’encouragement pour les défenseurs des mœurs. Les succès de cet Ouvrage sont une ratification du jugement que les Censeurs en ont porté successivement dans les Approbations qui suivent.

APPROBATION des précédentes Éditions.

J’ai lu, par ordre de Monseigneur le Vice-Chancelier, les Lettres de M. Desprez de [xcvix]Boissy, sur les Spectacles ; avec une Histoire des Ouvrages pour & contre les Théatres publics ; & n’y ai rien trouvé qui en empêche la réimpression. On ne peut que louer l’érudition de l’Auteur, la solidité de ses raisonnemens, les agrémens de son style, enfin ses vues & son zele pour la régularité des mœurs, dans un siecle fécond en Ouvrages où l’on paroît si peu la respecter. A Paris, le 14 Août 1768.

BONAMI, de l’Académie des Inscriptions & Belles-Lettres.

Derniere APPROBATION.

J’ai lu, par ordre de Monseigneur le Garde des Sceaux, un Ouvrage imprimé, qui a pour titre : Lettres sur les Spectacles ; avec une Histoire des Ouvrages pour & contre les Théatres, par M. Desprez de Boissy. Les solides principes qu’on y trouve développés avec tant d’énergie, sur une matiere que les préjugés vulgaires rendent aujourd’hui si épineuse & si difficile à traiter : les conséquences qui en résultent, pour l’intérêt des mœurs, pour la tranquillité même de l’Etat & le bien de la Société, m’ont paru des plus péremptoires contre les raisonnemens spécieux des plus outrés défenseurs des Spectacles ; & je crois que cette Edition, enrichie des nouvelles autorités que l’Auteur a recueillies avec soin pour compléter ses preuves, lui méritera avec bien plus de titres encore les suffrages éclatans que le Public s’est empressé de lui accorder jusqu’ici. Donné à Paris, ce 27 Mars 1776.

LOURDET, Professeur Royal.

[c] PRIVILEGE DU ROI.

Louis, par la grace de Dieu, Roi de France & de Navarre : A nos aimés & féaux Conseillers, &c. Salut. Notre aimé le Sieur Desprez de Boissy Nous a fait exposer qu’il desireroit faire réimprimer & donner au Public un Ouvrage, qui a pour titre : Lettres sur les Spectacles, avec une Histoire des Ouvrages pour & contre les Théatres ; s’il Nous plaisoit lui accorder nos Lettres de Privilege pour ce nécessaires. A ces causes, voulant favorablement traiter l’Exposant, Nous lui avons permis & permettons par ces Présentes, de faire réimprimer ledit Ouvrage, &c. Faisons défenses à tous Imprimeurs, Libraires, & autres personnes, &c. à peine de confiscation des exemplaires contrefaits, de trois mille livres d’amende contre chacun des contrevenans, dont un tiers à Nous, un tiers à l’Hôtel-Dieu de Paris, & l’autre tiers audit Exposant, où à celui qui aura droit de lui, & de tous dépens, dommages & intérêts ; à la charge que ces Présentes seront enregistrées, &c. qu’avant de l’exposer en vente, le manuscrit qui aura servi de copie à l’impression dudit Ouvrage, sera remis dans le même état où l’Approbation y aura été donnée, ès mains de notre très-cher & féal Chevalier, Garde des Sceaux de France, le Sieur Hue de Miromenil, &c. le tout à peine de nullité des Présentes ; du contenu desquelles vous mandons & enjoignons de faire jouir ledit Exposant, &c. Voulons que la copie des Présentes, qui sera imprimée tout au long, au commencement ou à la fin dudit Ouvrage, soit tenue pour duement signifiée, &c. Commandons au premier, notre Huissier ou Sergent, sur ce requis, de faire pour l’exécution d’icelles, tous actes requis & nécessaires, &c. Car tel est notre plaisir. Donné à Paris, le premier jour de Mai, l’an de grace mil sept cent soixante-seize, & de notre Regne le deuxieme. Par le Roi, en son Conseil. Signé, LE BEGUE.

Registré sur le Registre XX de la Chambre Royale & Syndicale des Libraires & Imprimeurs de Paris, N°. 621, Fol. 149, conformément au Réglement de 1723 ; Qui fait défenses, &c. A Paris, ce 14 Mai 1776.

Signé, Lambert, Adjoint.

{p. 1}

LETTRES
SUR
LES SPECTACLES. §

Evitez cette Ecole où l’on instruit les cœurs
A flatter la licence, à mépriser les mœurs,
A tolérer le vice, & non le ridicule,
A couronner l’excès, à siffler le scrupule ;
A ne connoître enfin, esclaves factieux,
Que leurs penchans pour loix, & leurs plaisirs pour Dieux.

M. le Card. de Bernis.

PREMIERE LETTRE
a M. le Chevalier de **. §

Vous me paroissez bien prévenu, Monsieur, contre mon peu de goût pour ce qu’on appelle commerce de Galanterie. Vous regardez mes sentimens à cet égard comme une suite de mes préjugés contre les Spectacles. Vous ne voudriez pas que le Théatre me parût une école, où les cœurs les {p. 2}plus indifférens apprennent à devenir sensibles, & à ne connoître que trop la passion sur laquelle vous me reprochez d’être si réservé. Vous pensez que je m’attire un ridicule, en me privant de ce qui fait, selon vous, l’amusement & le plaisir des honnêtes gens. Exister sans aimer, vous paroît impossible. Vous avez raison :

On n’a reçu du Ciel un cœur que pour aimer.

Desp.

Mais, quoique l’amour soit la vie du cœur, il me semble que c’est de tous les sentimens de l’ame celui dont on doit le moins se faire un jeu. Lorsque ce sentiment n’a d’autre objet que ce qui peut flatter les sens, on perd souvent de vue ce que Ciceron renferme sous l’idée de l’honnête, c’est-à-dire, les principes qui doivent assujettir notre conduite à la raison.

Selon cet ancien Moraliste, qu’on ne peut accuser de rigorisme, on ne doit se prêter aux objets sensibles qu’avec une extrême réserve. En effet, les impressions qu’ils font sur nos organes agissent assez souvent sur notre cœur avec une telle violence, que nous en sommes tyrannisés.

{p. 3}Vous savez, Monsieur, à quels excès se portent ceux qui font consister leur bonheur à réunir le plus d’honneurs & le plus de richesses qu’il est possible. Je suis de moitié avec vous dans le mépris que vous avez pour ces gens qui, s’aimant eux seuls, s’abandonnent aux passions que nous ne pouvons satisfaire qu’aux dépens de nos concitoyens ; car un ambitieux, un avare heureux, s’il en peut être, ne le sont qu’en possédant ce qui pourroit faire le partage & la félicité de plusieurs familles. Vous réprouvez donc avec raison ces passions qui portent un caractere si nuisible à la société. Mais ce qui s’appelle la tendre passion, vous paroît être celle de l’humanité ; & en conséquence, vous ne sauriez me pardonner de ne pas en suivre les attraits. Vous m’adressez cette maxime du Sage : Ne soyez ni trop juste, ni plus sage qu’il convient17. La connoissance que j’ai de votre zele pour mon bonheur ne me permet pas d’être indifférent {p. 4}à vos conseils. Je les attribue à cette noble inclination qui vous porte à souhaiter & à communiquer à vos amis tout ce qui leur est avantageux.

Vous voudriez donc me rassurer sur les risques qui me semblent être attachés à la galanterie, & me persuader de la grande utilité des Spectacles : mais j’ai à vous opposer d’anciens préjugés, d’autant plus difficiles à détruire, que je les crois très-équivalens à des raisons homologuées au tribunal de la prudence. Souffrez que je vous les expose. Ce n’est pas un discours moral que je prétends vous adresser ; j’ai seulement intention de vous faire confidence des principes qui me dirigent sur ces objets. Je vais d’abord vous exposer en peu de mots ce que je pense sur cette tendre & volage passion, dont le terme de galanterie nous présente l’idée.

L’amour, qui se rapporte à l’union des deux sexes, a donné lieu à beaucoup d’événemens dont le récit ne seroit pas à son avantage18. C’est lui {p. 5}qui a forcé Médée, fille d’Ætès, Roi de Colchide, à égorger aux yeux de Jason les enfans qu’elle avoit eus de lui. Que n’a-t-on pas à craindre quand il s’empare de ceux qui, par leurs dignités éminentes, ont le plus d’influence sur le sort des hommes ! Les mœurs du peuple sont bientôt ravagées par le torrent des scandales qui tombent d’un si haut degré d’élévation.

Cette passion, dit-on, est inévitable. Les deux sexes semblent se faire une priere réciproque pour s’unir l’un à l’autre19. Je conviens que cet attrait, qui depuis la dégradation de l’homme a dégénéré en une révolte des sens contre l’esprit20, est si inséparable de notre être, que la sagesse ne consiste point à ne pas en ressentir l’impression, mais à l’assujettir à la retenue qu’exige le devoir21.

{p. 6}Plus on est assuré du pouvoir impérieux de cette passion, plus on est obligé de la contredire, ou de ne s’y prêter que selon les regles établies par la Religion & par les Loix, en ne se permettant qu’une alliance légitime22, dont on peut dire avec M. Gresset :

… L’union de deux cœurs vertueux,
L’un pour l’autre formés, & l’un par l’autre heureux,
Peut adoucir les maux, peut embellir la vie.

Si la raison n’oppose point de digues à l’impétuosité de ce penchant, il n’est point d’excès où l’on ne puisse être entraîné ; & si l’on n’est pas en garde contre les attraits qui peuvent nous séduire, ou l’on se prépare des tourmens inévitables par la contrainte dans laquelle le devoir nous retiendra, ou l’on s’expose à se satisfaire jusqu’au point de ne respecter aucunes Loix. Ces mésalliances indécentes dont il résulte quelquefois un {p. 7}contraste humiliant de condition, souvent une extrême indigence, & ces unions clandestines, où les droits sacrés de l’hymen se trouvent violés, ne sont que les suites de l’imprudence avec laquelle on s’est livré aux objets séducteurs.

Je sçais que si je communiquois mes idées sur cette passion que l’on croit ennoblir en l’appellant le foible des grands cœurs & des Héros, je m’exposerois à être taxé de misanthropie. On me jetteroit dans la classe de ces Censeurs de mauvaise humeur, qui, s’aimant eux seuls sans rivaux, critiquent tout ce qui n’est pas assorti à leur goût, & condamnent les plaisirs dont ils ne veulent point faire usage.

Je suis trop ami du genre humain, pour ne pas redouter les effets de ce caractere chagrin qui fait le plus d’ennemis dans la société. Il y a plus de sûreté à recevoir des leçons qu’à vouloir en donner23. Je m’instruis donc par les écarts de ceux qui abusent de l’inclination que la nature nous inspire {p. 8}pour le sexe : ils me confirment qu’il n’est pas prudent de se faire un amusement de la passion de l’amour :

… Ce n’est point à Cythere
… … … … …
Qu’il faut chercher & les jeux & les ris.

Rouss. liv. I, ép. II.

On peut en juger par les plaintes qui échappent quelquefois à ceux dont la vertu a été y faire naufrage. Quinault les a assez heureusement exprimées dans quelques-uns de ses Poëmes. Ce sont comme autant de maximes dont je me suis fait sur cet objet une espece de code. Quelle idée, par exemple, peut-on se former de notre prétendue belle & héroïque passion, lorsque, d’après le sentiment, on nous dit :

Gardons-nous de souffrir que l’amour nous engage
 Dans ses trompeurs enchantemens :
 Gardons-nous des embarquemens
Où le repos du cœur fait un fatal naufrage.

Phaëton, Act. I, Sc. V.

 Ah ! qu’il est dangereux
De s’engager sur la vaine assurance
 Des sermens amoureux !

Act. II, Sc. II.

{p. 9} Quel tourment ne fait point souffrir
Un malheureux amour qu’on ne peut éteindre,
 Et que l’on n’ose découvrir !

Persée. Act. 2, Sc. 5.

Plus on connoît l’amour, & plus on le déteste.
  Détruisons son pouvoir funeste.
 Rompons ses nœuds, déchirons son bandeau,
 Brûlons ses traits, éteignons son flambeau.

Armide, Act. 3, Sc. 4.

Redoublons nos soins, gardons-nous
  Des périls agréables.
 Les enchantemens les plus doux
  Sont les plus redoutables.

Act. 4, Sc. 1.

 Ce que l’amour a de charmant
N’est qu’une illusion qui ne laisse après elle
 Qu’une honte éternelle.

Sc. 3.

Fuyons les douceurs dangereuses
Des illusions amoureuses.
On s’égare quand on les suit ;
Heureux qui n’en est pas séduit.

Sc. 5.

 Dans l’empire amoureux
Le devoir n’a point de puissance.

Athis, Act. 3, Sc. 2.

L’amour trouble tout le monde :
C’est la source de nos pleurs ;
C’est un feu brûlant dans l’onde,
C’est l’écueil des plus grands cœurs.

Act. 4, Sc. 5.

Le chagrin suit toujours les cœurs que l’amour blesse.
… … … … …
{p. 10} Dans les beaux jours le doux zéphyre
  Fait moins naître de fleurs
Que le cruel amour, dans son funeste empire
  Ne fait verser de pleurs.

Isis, Act. 3, Sc. 7.

Que résulte-t-il, Monsieur, de ces belles pensées ? Elles font connoître le fol amour.

Nunc scio quid sit amor.

Virg. Egl. 8.

J’en conclus qu’il faut sérieusement réfléchir avant que d’aimer, de peur que le cœur ne subjugue la raison, en lui déclarant qu’il ne peut échapper au feu qui le consume.

Me tamen urit amor ; quis enim modus adsit amori !

Virg. Egl. 2.

Un pas hors du devoir peut nous mener bien loin.

Corn.

La Fontaine nous dit que.

Lorsque l’amour prend le fatal moment,
Devoir & tout & rien c’est même chose.

Comment, en effet, comme le dit un Poëte comique, gouverner par la prudence cette folle passion, qui n’admet aucune mesure dans ses écarts ? Vous n’y gagneriez pas plus {p. 11}que si vous vous proposiez d’extravaguer avec sagesse24.

Je pousse peut-être la pusillanimité jusqu’à l’excès ; mais elle fait ma sûreté. Ovide nous avertit que l’amour s’empare des cœurs qui ne pensent pas à s’en défendre25. La connoissance du péril ne m’enhardit pas. Craindre tout & ne rien hazarder me paroît le plus sûr. C’est pourquoi, aussi craintif qu’un Pilote sur une route qu’il n’a pas encore pratiquée, je me donne bien de garde d’approcher de trop près des écueils signalés par des naufrages.

Nous arrivons novices à chaque âge de notre vie. Je crois qu’il n’est qu’un moyen de remédier à cet inconvénient, c’est de s’en rapporter à ceux qui ont fait part de leur expérience {p. 12}à la postérité. Le Comte de Bussy26 mérite à cet égard notre reconnoissance. Cet ingénieux Courtisan, dont le nom est si célebre dans les Fastes de la Galanterie, nous dit que la passion de l’amour est la plus dangereuse de toutes les foiblesses, & qu’on revient plus aisément des sottises de l’esprit que de celles du cœur. En effet, Monsieur, le cœur s’attache, au lieu que l’esprit ne s’occupe point toujours des mêmes idées. Il réfléchit, & peut appercevoir ses extravagances ; mais lorsque le cœur est enflammé par l’enchantement des sens, la raison ne tarde pas à être séduite, & l’esprit trouve son poison dans ce qui charme le cœur. Or, selon Ciceron27, un pareil trouble est {p. 13}un désordre honteux ; & je ne le trouve pas moins funeste qu’humiliant. Dès que la galanterie exclut de son commerce la prudence & la raison, elle doit être plus propre à former un engagement indécent, qu’à produire un mariage heureux

Où l’honneur ait son lustre, où la vertu préside.

Corn.

Voilà ce qui donne lieu à mes préjugés contre ce qui excite la passion de l’amour. Vous comprenez que ces préjugés doivent beaucoup influer sur la prévention que vous me reprochez d’avoir contre les Spectacles, & dont je vais vous entretenir. Peut-être goûterez-vous les motifs qui m’ont déterminé à ne point les fréquenter.

On m’a prévenu dès mon enfance contre les dangers des Théatres. On m’a dit qu’ils n’étoient propres qu’à allumer, fomenter, & nourrir les passions. Mais cette leçon m’a paru fort contredite dans la pratique, & même par plusieurs de ceux qui par état devoient le moins se permettre les Spectacles. Il est vrai qu’en fait de morale pratique, l’exemple du plus grand {p. 14}nombre est une autorité assez équivoque. Cependant j’ai cru devoir examiner si mes idées, qu’on traitoit de préjugés inspirés par des Précepteurs, étoient fondées sur de bons principes. Je n’ai pas pensé pour cela qu’il fallût commencer par aller aux Spectacles ; j’aurois offensé la prudence : ç’auroit été juger avant les informations. On me dit qu’il y a dans cette riviere un tel endroit où l’on court risque de se noyer. Je n’y vais pas pour l’éprouver ; mais j’emploie les moyens usités pour m’en assurer.

C’est ce que j’ai fait par rapport aux Spectacles. J’ai été aux enquêtes. Je ne me suis pas adressé à ceux qui fréquentent les Théatres ; je les ai réservés en preuve de ce que j’apprendrois à ce sujet. De plus, leur partialité me rendoit suspect le bon témoignage qu’ils auroient pu m’en donner. J’ai consulté ceux qui ne les fréquentoient plus : ce qu’ils m’en ont dit m’a fait conjecturer que le Théatre, quelque idée que l’on s’en forme en spéculation, est l’école & l’exercice des passions, puisque son objet est de les exciter ; & que c’est {p. 15}de cet effet que dépend le succès de toute Piece dramatique. J’ai poussé plus loin ma conjecture ; j’ai pensé qu’il étoit impossible d’y avoir aucun plaisir, si l’on n’étoit animé de quelque passion, ou si l’on n’étoit disposé à en recevoir les impressions.

Si je me préviens contre les Spectacles, parce que les passions y sont excitées, il ne s’ensuit pas que je sois du nombre de ces Stoïciens outrés qui proscrivoient les passions, même les plus innocentes. Je sçais que ce seroit détruire l’homme que de vouloir ôter à l’ame les sentimens du plaisir & de la douleur, à quoi se réduisent toutes les passions. Mais, pour faire un bon usage de ces passions, il faut qu’elles se rapportent toujours à des objets légitimes ; & lorsque, pour une fin honnête, on veut les exciter dans les autres, on doit le faire d’une maniere qui ne soit ni vicieuse, ni dangereuse. C’est ce que l’éloquence nous enseigne ; elle veut qu’on ne remue l’ame qu’afin de la faire agir pour le plus grand bien ; au lieu que l’art du Théatre ne remue l’ame que pour lui faire goûter les sensations de {p. 16}la volupté. Démosthene tonnoit pour faire déclarer la guerre à Philippe ; Ciceron, pour faire chasser Catilina & Marc-Antoine. Sophocle & Euripide employerent quelquefois leur art à de pareils objets. Mais Corneille, Racine, Moliere & presque tous nos Poëtes modernes semblent ne s’être occupés, dans leurs Drames, qu’à mettre en œuvre le Poëme d’Ovide sur l’art d’aimer.

Voilà ce qui fonde mes préjugés contre les Spectacles. Le Théatre n’offre presque toujours que des passions folles ou criminelles ; & les plus légitimes y deviennent repréhensibles & dangereuses par la maniere dont elles sont présentées. C’est relativement à ce principe que j’ai cru ne pouvoir me permettre d’aller aux Spectacles, quelque intention que je puisse avoir.

En effet, qui sont ceux qui croient les fréquenter avec le plus de droit, & avec les dispositions les plus innocentes ? Ce sont ceux qui prétendent y aller pour juger du mérite de la Piece. Ils ne sont pas en grand nombre, parce que cette vue suppose du {p. 17}goût & des connoissances ; mais cette intention ne garantit pas des mauvais effets des passions qui triomphent le plus sur le Théatre. C’est toujours le cœur qui prend le plus de part au Spectacle : il en est même, pour cette raison, le premier juge, puisque ce n’est que relativement à l’émotion qu’il y éprouve, qu’on applaudit plus ou moins à la représentation28. Si l’on se sent fortement ému par le vif intérêt que l’on prend à l’action, si l’on se croit transporté sur le lieu de la scene, & comme dans la situation du personnage qui nous attache le plus ; si on l’entend parler, & si on le voit agir, comme on parleroit & comme on agiroit soi-même, étant animé de la même passion : alors le cœur prononce que le Poëte & les Acteurs ont bien réussi à intéresser les Spectateurs. La nature, dira-t-on, est bien exprimée. Mais un bon juge de Spectacles ne s’en tient pas seulement à ce que lui suggere le sentiment ; il a un jugement de plus à porter en Littérateur.

{p. 18}Il est vrai que dans le fonds nos Drames ne sont que des bagatelles qu’on est convenu de rendre difficiles, nugæ difficiles. Et je suis toujours surpris que les Poëtes qui se sont livrés à cette carriere, s’y fixent avec tant de constance. Je mets à part les considérations morales ; que de contradictions humiliantes n’ont-ils pas à essuyer, non seulement de la part du Public, mais encore de celle des Acteurs ? car, comme l’a dit un Poëte29,

Sous la verge du Comédien,
Esclave, la Muse se range.

Voici à ce sujet une idée ingénieuse d’un Auteur30, dont on connoît le talent pour les productions {p. 19}moitié ironiques & moitié sérieuses, desquelles, après toute discution, il ne résulte que de l’esprit & de la gaieté. Tel est le genre de la Lettre qu’il a placée en forme de Préface à la tête de sa Comédie, le Barbier de Séville, qui fut représentée le 23 Février 1775, & qui a été ensuite imprimée. « Les Ouvrages de Théatre, (dit-il dans cette Lettre) sont comme les enfans des hommes, conçus avec {p. 20}volupté, menés à terme avec fatigue, enfantés avec douleur, & vivant rarement assez pour payer les parens de leurs soins : ils coûtent plus de chagrins qu’ils ne donnent de plaisirs. Suivez-les dans leur carriere ; à peine ils voient le jour, que, sous prétexte d’enflure, on leur applique les Censeurs ; plusieurs en sont restés en chartre. Au lieu de jouer doucement avec eux, le cruel Parterre les rudoie & les fait tomber. Souvent, en les berçant, le Comédien les estropie. Les perdez-vous un instant de vue, on les retrouve, hélas ! traînant par-tout, mais dépenaillés, défigurés, rongés d’extraits & couverts de critiques. Echappés à tant de maux, s’ils brillent un moment dans le monde, le plus grand de tous les atteint, le mortel oubli les tue ; ils meurent ; & replongés au néant, les voilà perdus à jamais dans l’immensité des Livres…. Et souvent que de caprices n’y a-t-il pas dans les jugemens ! combien de fois n’a-t-on pas vu l’invraisemblance du Roman, l’énormité des faits, l’enflure des {p. 21}caracteres, le gigantesque des idées & la bouffissure du langage, loin d’être imputés à reproche, assurer le triomphe d’un Drame » !

C’est une preuve que la multitude ne juge point les Pieces d’après les regles de l’art. Un Spectateur éclairé ne s’en écarte pas. Il examine si le Poëte a été fidele à l’unité d’action, qui consiste, pour la Comédie, dans l’unité d’intrigue ou d’obstacle au dessein des principaux Acteurs ; & pour la Tragédie, dans l’unité du péril, soit que le Héros y succombe, soit qu’il en sorte victorieux ; si l’action est complette & achevée, c’est-à-dire, si dans l’événement qui la termine, le Spectateur se trouve parfaitement instruit des sentimens de tous ceux qui y ont quelque part, ou du sort du principal Personnage. Il faut examiner, dans la Tragédie, si le Héros qu’on a vu dans le péril en est sorti, ou comment il y a succombé ; & dans la Comédie, si les oppositions à l’intrigue ont été levées ; si dans l’une ou dans l’autre le dénouement s’opere par quelque événement, & non simplement par la volonté du {p. 22}Poëte ; si le nœud de l’action est formé d’une suite de ce qui s’est passé hors du Théatre, avec le commencement de l’action qui s’y passe ; si l’action a une juste étendue, soit pour le temps, soit pour le lieu, ce qui constitue les deux autres unités, c’est-à-dire, si elle ne passe point la durée de vingt-quatre heures, & si elle paroît se passer dans le même lieu ; s’il n’a point paru ou disparu quelque Acteur, sans qu’on ait sçu pourquoi ; si les sentences ou les pensées morales ne sont pas trop multipliées & comme détachées du tissu de la Piece ; si les mœurs des Personnages se trouvent bien exprimées, & ont été annoncées à propos ; si les caracteres sont bien soutenus, & si toutes les parties de l’action sont traitées selon le vraisemblable ou selon le nécessaire, c’est-à-dire, comme elles ont pu ou dû se passer. Et dans ce jugement il ne faut point perdre de vue les définitions de chaque genre ; sçavoir, que la Tragédie est l’imitation d’une action sérieuse & triste, pour nous attendrir sur le malheur des gens de bien ; & que la Comédie est l’imitation d’une {p. 23}action ridicule, pour nous divertir aux dépens des méchans & des sots.

Il reste ensuite à juger la Poésie, c’est-à-dire, le choix des pensées, leur disposition, la maniere dont elles sont énoncées, la valeur des rimes, le méchanisme du vers. Il faut enfin décider sur la dignité du dialogue dans la Tragédie & dans la Comédie, sur ce que les Latins appellent Vis comica, c’est-à-dire, le sel Attique.

On conviendra aisément qu’il n’y a pas beaucoup de Spectateurs qui soient capables de s’occuper de tant d’objets, & qui puissent par conséquent se glorifier de n’aller aux Spectacles que pour les juger. Mais quand j’aurois assez de mérite pour pouvoir en porter mon jugement, devrois-je y aller ? J’ai fait réflexion que je devois m’en dispenser, parce qu’il faut que l’ame y sorte de son assiette pour se livrer à la passion qu’on voit représenter.

Il n’en est pas de même du jugement que l’on porte d’une Piece imprimée. Le Lecteur est privé de la partie la plus touchante, qui est celle de la déclamation. On sçait ce qu’on {p. 24}doit, à cet égard, attendre de nos Acteurs, dont on n’a coutume de n’admettre les talens, qu’après avoir éprouvé l’énergie & les graces de leur jeu. La déclamation, dans de pareils Acteurs, est un langage des plus éloquens. Par elle les cœurs peuvent se parler immédiatement sans le secours des mots ; & un geste seul peut prononcer dans toute sa force un sentiment passionné que le Poëte n’auroit que foiblement exprimé.

La déclamation théatrale n’est pas une seche répétition où la mémoire fait tout : c’est une nouvelle composition ; la richesse & la diversité des expressions qu’elle fournit sont étonnantes.

Roscius soutenoit à Ciceron, que l’éloquence ne peut pas avoir plus d’expressions différentes pour exprimer une même chose, que l’art du Théatre offre de différens mouvemens pour la faire sentir. Ce fut apparemment pour le prouver, qu’il fit un Traité de la comparaison de l’art du Théatre avec l’éloquence. Ce Traité n’est pas venu jusqu’à nous. Au reste, ce fameux Comédien avoit {p. 25}beaucoup de prétentions sur sa these, par la perfection où il avoit porté son art. Elle étoit telle que Ciceron dit que le nom de Roscius étoit attribué à tous ceux qui excelloient dans quelque genre31.

Ce fut encore plus par l’habileté des Acteurs, que par le mérite des Drames, que le Théatre des Romains attiroit tant de Spectateurs. Quintilien dit que les Comédiens embellissoient les pieces des plus mauvais Poëtes avec tant de succès, que celles qu’on n’auroit pas voulu placer dans une bibliotheque, étoient jouées avec applaudissemens.

Il n’est en effet point de Drame, quelque parfait qu’il puisse être, qui ne soit dépendant du jeu des Acteurs. Despréaux l’a dit à Jean Racine dans une Epître qu’il lui a adressée.

Que tu sçais bien, Racine, à l’aide d’un Acteur,
Emouvoir, étonner, ravir un Spectateur.
Jamais Iphigénie en Aulide immolée
Ne coûta tant de pleurs à la Grece assemblée,
{p. 26}Que dans l’heureux spectacle à nos yeux étalé,
N’en a fait, sous son nom, verser la Chammeslé32.

Ce n’est pas d’une Piece lue, mais c’est d’une Piece déclamée sur notre Théatre, que Louis Racine a dit dans son Epître à M. de Valincourt :

Là, de nos voluptés l’image la plus vive
Frappe, enleve les sens, tient une ame captive :
Le jeu des passions saisit le Spectateur ;
Il aime, il hait, il pleure, & lui-même est Acteur.

La passion ne peut donc être parfaitement excitée que par le jeu de la représentation. Cela est si vrai, que le Sénat de Melpomene & de Thalie ne se chargera pas d’une Piece sur la simple lecture : il faut qu’elle soit déclamée dans ce Sanhédrin, où l’on juge si elle peut être exposée au Public ou non, c’est-à-dire, si l’on a lieu d’espérer que les Spectateurs se sentiront fortement affectés des sentimens passionnés que le Poëte s’est proposé d’exciter. Voilà l’objet de toutes les Pieces dramatiques. Et c’est ce qui en rend même la lecture souvent pernicieuse. Vous sçavez ce que Quintilien pensoit de ces sortes {p. 27}de productions. Il vouloit qu’on ne hazardât d’en permettre la lecture aux jeunes gens que quand leurs mœurs seroient en sûreté33. Il seroit à souhaiter que ce célebre Rhéteur nous eût appris en même temps à quel âge il les croyoit hors de danger : mais en attendant la solution du problême, je crois que les mœurs ne peuvent jamais être en sûreté aux Spectacles ; les risques qu’elles y courent sont plus certains que les avantages qu’elles en retirent. La corruption s’y communique par plus d’un moyen. Tous les Spectateurs ne sont pas attirés par le seul objet de la Piece. Le nombre de ceux qui pensent n’est pas si grand.

Combien de gens qui ne fréquentent les Théatres que pour se réjouir du coup d’œil éblouissant des femmes que la coutume y conduit, afin d’y disputer entr’elles à qui l’emportera sur la richesse des pierreries, sur le luxe des habits, sur les graces, sur la beauté, sur l’adresse à suppléer aux {p. 28}agrémens que la nature a refusés, enfin sur le nombre des adorateurs !

Et combien d’autres ne sont excités à aller au Spectacle que pour y admirer ces Actrices qui possedent ce qu’on appelle l’accent du cœur ! Les talens de leur profession relevent tellement les graces de leur sexe, qu’elles semblent être des Divinités, qui intéressent d’autant plus, qu’on a plus de discernement pour juger le mérite de leur jeu. Leurs riches & pompeux ajustemens, plus ou moins indécens, suivant que l’exige la scene, donnent encore un tel pouvoir à leurs charmes, qu’on ne peut guere les considérer sans être tenté d’exprimer par ces vers d’Ovide les violens sentimens qu’elles inspirent :

Auferimur cultu : gemmis auroque teguntur.
… … … … …
Decipit hâc oculos ægide dives amor.

Je comprends, Monsieur, quelle doit être l’influence & la tyrannie de tous leurs attraits sur le cœur des Spectateurs, scintillas libidinum conflabellant, & combien par conséquent elles doivent faire de martyrs ; parce {p. 29}qu’à l’exception des Courtisans de la premiere volée & de quelques favoris de Plutus, il faut se contenter d’admirer en secret leurs appas séducteurs, sans espoir de satisfaire la coupable passion dont on brûle pour elles.

Non omnia possumus omnes.

Virg. Egl. 8.

Si pour quelques-uns ce n’est que l’impression du moment, combien d’autres vont chercher ailleurs à se dépiquer, c’est-à-dire, à propager l’émotion de leurs sens !

Illi suum animum aliò conferunt.

Terent. Heaut. act. 2, Sc. 4.

Or ces effets sont-ils bien capables de détruire mes préjugés contre les Spectacles ?

Il est vrai qu’il y en a qui voudroient faire croire qu’ils n’y vont que pour se délasser de leurs occupations, & qu’ils en sortent sans y avoir ressenti aucunes mauvaises impressions.

Je conviens que si l’on n’avoit aucun reproche à faire à nos jeux de Théatre, les Citoyens occupés y {p. 30}auroient plus de droit que cette foule de Spectateurs, qui n’y vont que pour se délivrer du dégoût que leur cause leur désœuvrement. Mais je ne crois pas que des gens occupés puissent y trouver un délassement convenable & même physique. Il ne leur faut pas de ces plaisirs tumultueux qui ébranlent l’esprit & le cœur, en inspirant des pensées & des sentimens capables de dégoûter de toute occupation sérieuse. D’ailleurs, je n’ai jamais pu concevoir qu’on puisse se délasser en allant se renfermer pendant trois ou quatre heures dans une salle dont l’air, par les haleines & le désagréable luminaire, ne peut être que préjudiciable à la santé, & par conséquent peu propre à affecter utilement des organes fatigués du travail.

Au reste, j’ai pensé que le temps que je sacrifierois aux Spectacles, pourroit être beaucoup mieux employé en le destinant à la compagnie de quelques amis, avec lesquels on multiplie, pour ainsi dire, son être, en se communiquant réciproquement tout ce qui peut intéresser de louables affections.

{p. 31}Une lecture, une promenade sont assurément très-capables de délasser, ainsi que quelques jeux d’usage. Et si l’on veut des plaisirs délicieux, ne peut-on pas s’en procurer en fréquentant ces sociétés choisies, où l’on a le spectacle de tous les talens & de toutes les vertus, & où l’on rencontre des femmes qui ont l’avantage de plaire & même de charmer par leur mérite ; mais qui sçavent en même temps inspirer tout le respect qui est dû à leur sexe ? Ces compagnies sont à cet égard aussi séveres que l’étoient les anciens Germains, chez qui, selon Tacite34, on ne plaisantoit point sur les vices ; on ignoroit ce que c’étoit que de mener sourdement une intrigue amoureuse : toute licence y étoit en horreur, & ne s’excusoit point en disant : Tel est le siecle ; & par ce moyen la vertu des femmes étoit à l’abri de toute occasion. J’aime ces sociétés où ces bonnes mœurs de {p. 32}nos anciens Germains sont encore de mode. On n’y manque point de tous les amusemens que la décence peut permettre ; on y jouit au moins de quelque avantage réel ; au lieu que les Spectacles ne nous fournissent que des plaisirs & des idées chimériques dont il résulte mille désordres. Je trouve qu’il n’y a rien de plus dangereux pour les mœurs que d’aller voir ce qu’on ne veut pas être ; car on se conforme aisément à ce qu’on regarde avec plaisir, puisque c’est le plaisir qui dispose du cœur.

Or, quel est l’objet de ce prétendu délassement qu’on va chercher aux Spectacles ? C’est d’y sentir son ame se livrer à l’illusion des passions qui y sont représentées. Il faut y éprouver ce plaisir, ou s’y ennuyer, à moins qu’on n’y assiste que comme des automates.

J’avoue que la plupart prétendent n’y ressentir aucune mauvaise impression. Mais quelle est la cause de leur insensibilité ? N’est-ce point parce que leurs passions sont déjà en mouvement avant qu’ils y entrent, & qu’elles se trouvent à l’unisson de celles {p. 33}que l’on représente35 ? Est-il étonnant qu’étant habitués à mener une vie molle & voluptueuse, ou à s’amuser de tout ce qui en est l’expression, ils ne se sentent pas offensés de ce que le Spectacle offre de contagieux ? Mais le plaisir qu’ils y goûtent est une preuve qu’ils en éprouvent réellement toutes les mauvaises impressions.

Leur insensibilité à cet égard seroit même un reproche fort humiliant pour le Poëte & les Acteurs ; puisque les succès de leur art ne sont parfaits que lorsque les Spectateurs paroissent devenir autant d’Acteurs qui annoncent dans leurs yeux que l’action représentée se passe dans leur ame.

Les amateurs des Spectacles ne sont donc satisfaits, ou mécontens, que selon qu’ils y rencontrent plus ou moins ce qu’ils y vont chercher, & ce qu’ils n’y trouvent que trop, c’est-à-dire, {p. 34}l’agitation de l’esprit & du cœur : disposition indigne d’un véritable Philosophe36, & encore plus d’un Chrétien. Pourquoi ne le dirois-je pas ? Je connois, Monsieur, votre respect pour la Religion. Vous m’avez dit assez souvent que vous la regardiez comme le premier lien qui doit unir les hommes, comme le meilleur garant que nous puissions avoir de notre probité, & comme étant seule capable de faire des citoyens, de former de grands hommes, & de conserver la gloire & le bonheur d’un Etat. Vous méprisez la superstition, mais vous respectez la piété. Ceux qui attaquent la Religion, ne vous prouvent point la supériorité de leur esprit, mais le déréglement de leur cœur : & vous dites avec la Bruyere : « Je voudrois voir un homme sobre, modeste, chaste, équitable, révoquer en doute la vérité de la Religion Chrétienne ; il parleroit du moins sans intérêt : mais cet homme ne se trouve point. »

{p. 35}Une dame de beaucoup d’esprit, (la Marquise de Lambert)37 nous a laissé quelques Ecrits d’un style agréable & d’une morale utile ; c’est ainsi que M. de Voltaire les caractérise38. On y trouve les avis qu’elle adressa à son fils & à sa fille, pour leur apprendre le monde & les bienséances. C’est un genre de connoissance qu’elle sçavoit être négligé dans les éducations, sur-tout dans celles des garçons, où l’ordre observé dans les études n’a pour objet que la science de l’esprit. Elle voulut donc y suppléer par ses avis, afin que ses enfans pussent un jour faire toute sa gloire, & la mettre dans le cas de dire d’eux : voilà ma parure & mes ornemens, comme la mere de Phocion le disoit à une dame grecque qui lui montroit ses pierreries. La Marquise de Lambert n’étoit pas ce qu’on appelle dévote ; mais elle connoissoit tout le prix de la Religion. Rien, Monsieur, ne m’a tant touché que le ton intéressant de ses instructions {p. 36}maternelles. Elles nous prouvent, comme l’a dit Arioste, que les femmes sont capables de nous instruire.

Le donne son venute in eccellenza
Di ciascun’ arte ove hanno posto cura.

« Voici, dit cette dame à son fils, quelques préceptes qui regardent les mœurs : lisez-les sans peine. Ce ne sont point des leçons seches qui sentent l’autorité d’une mere ; ce sont des avis que vous donne une amie, & qui partent du cœur. Comme je ne souhaite rien tant que de vous voir parfaitement honnête homme, voyons quels en sont les devoirs, pour connoître nos obligations. Je m’instruis moi-même par ces réflexions : peut-être serai-je assez heureuse pour changer un jour mes préceptes en exemple. Celle qui exhorte, doit marcher la premiere…. Il ne suffit pas, mon fils, d’avoir l’honneur de la valeur, il faut aussi avoir l’honneur de la probité… n’étendez point le droit de l’épée, il ne vous dispense pas des autres devoirs… sçachez qu’au dessus de tous les devoirs {p. 37}est le culte que vous devez à l’Être suprême. La Religion est un commerce établi entre Dieu & les hommes, par les graces de Dieu aux hommes, & par le culte des hommes à Dieu… les vertus morales sont en danger sans les chrétiennes…. Je ne vous demande point une piété remplie de foiblesse & de superstition. Je demande seulement que l’amour de l’ordre soumette à Dieu vos lumieres & vos sentimens, & que le même amour de l’ordre se répande sur votre conduite ; il vous donnera la justice, & la justice assure toutes les vertus…. Vous arrivez dans le monde ; venez-y avec des principes ; vous ne sçauriez trop vous fortifier contre ce qui vous attend. Apportez-y toute votre religion… nourrissez-la dans votre cœur par des sentimens ; soutenez-la dans votre esprit par des réflexions & par des lectures convenables…. Rien n’est plus heureux & plus nécessaire que de conserver un sentiment qui nous fait aimer & espérer, qui nous donne un avenir agréable, qui accorde {p. 38}tous les temps, qui assure tous les devoirs, qui répond de nous à nous-mêmes, & qui est notre garant envers les autres. De quel secours la Religion ne nous sera-t-elle pas contre les disgraces qui nous menacent ? Car un certain nombre de malheurs nous est destiné. Un Ancien disoit qu’il s’enveloppoit du manteau de sa vertu. Enveloppez-vous de celui de votre religion ; elle vous sera d’un grand secours contre les foiblesses de la jeunesse, & un asyle assuré dans un âge plus avancé…. La dévotion est un sentiment décent dans les femmes, & convenable à tous les sexes…. Faites réflexion aux funestes suites des passions. Vous ne trouverez que trop d’exemples pour vous instruire. Mais souvent nous en sommes désabusés, sans en être guéris. Supputez, par exemple, s’il est possible, les maux que l’amour fait faire. Il surprend la raison ; il jette le trouble dans l’ame & dans les sens ; il enleve la fleur de l’innocence ; il étonne la vertu ; il ternit la réputation, la honte étant presque {p. 39}toujours à la suite de l’amour. Rien ne vous avilit tant, & ne vous met au dessous de vous-même que les passions ; elles vous dégradent. Il est bien plus fâcheux d’avoir besoin de son courage pour soutenir un malheur, que pour l’éviter. Prenez donc une conduite qui vous réponde de vous à vous-même. Fuyez les Spectacles, c’est-à-dire, ces représentations passionnées où la poésie, la musique & la danse sont employées à former tout le train de la volupté ».

Je sçais, Monsieur, qu’on dit, comme on le disoit du temps de Madame la Marquise de Lambert, que les vices ne sont représentés sur nos Théatres que pour y paroître plus hideux : je n’en crois rien. On a grand soin de soustraire au Spectateur tout ce qui pourroit le blesser. Ainsi les vices sont toujours en masque sur la scene. On se croit obligé de les représenter avec une certaine convenance qui dépend des modes, des usages & du goût du temps. Enfin toute l’adresse de l’Auteur est de rendre aimable ce qui doit déplaire.

{p. 40}Tout y sera voilé, mais de gaze, & si bien,
 Que je crois qu’on ne perdra rien.
Qui pense finement & s’exprime avec grace,
 Fait tout passer, car tout passe.
 Je l’ai cent fois éprouvé :
 Quand le mot est bien trouvé,
Le sexe en sa faveur, à la chose pardonne :
Ce n’est plus elle alors, c’est elle encor pourtant :
 Vous ne faites rougir personne,
 Et tout le monde vous entend.

Mais, si pour nous rendre meilleurs, il faut nous représenter les vices, de quoi nous serviroit d’être plus cultivés que les Scythes ? Nous penserions moins parfaitement que ces Barbares. Ils croyoient, dit un Ancien, qu’il étoit plus avantageux d’ignorer les vices, que de connoître les vertus39.

Je me rappelle à ce sujet une pensée ingénieuse de ce célebre Poëte40, qui illustra ses talens en les consacrant à la Religion, & qui répondit si parfaitement {p. 41}aux derniers sentimens d’un pere dont le plus grand regret a été de ne devoir l’immortalité de son nom qu’à ces Ouvrages que le Théatre François s’estime si heureux de posséder. Cet Académicien, dont les productions sont si intéressantes, compare les Poëtes dramatiques à des Médecins qui donnent par insertion la petite vérole pour la guérir plus efficacement ; de même, dit-il, les Poëtes dramatiques donnent par insertion les maladies de l’ame pour les guérir ensuite.

Mais, Monsieur, si l’inoculation de la petite vérole se pratique assez heureusement, je suis encore à apprendre les bons effets de l’insertion des vices.

J’entends souvent dire que les intrigues amoureuses qui se représentent sur le Théatre, ne peuvent être nuisibles, dès qu’elles se terminent par une alliance, qu’on voudroit faire servir de modele à tous les mariages. Quel modele !

Un Hymen qui succede à ces folles amours,
Après quelques douceurs a bien de mauvais jours.

{p. 42}D’ailleurs, la plupart de ces intrigues se traitent sur la scene sans aucune bienséance. Le Poëte, il est vrai, doit prescrire des bornes à la passion de ses personnages ; il n’a besoin que d’un trait de plume : mais est-il le maître d’en imposer aux Spectateurs ? Ceux-ci reçoivent l’impression de l’amour ; en suivent-ils la regle, qui consiste à n’avoir pour objet que le mariage ? C’est ce que peut concevoir l’esprit ; mais le cœur est affecté, & ne s’occupe que de l’impression qui l’a agité. Voilà ce qui fait assez ordinairement courir du Spectacle au temple de la Divinité qu’on s’est choisie.

Qu’il y ait des personnes qui ne se livrent point à ces excès, & qui mettent des bornes à leurs passions ; il me suffit d’en connoître qui ne doivent qu’à la fréquentation des Spectacles l’origine & la continuation de leurs désordres.

Je regarde le Théatre comme le berceau des passions. On se trouve au sortir du College dans un monde où les bons principes qui nous ont été inspirés, ne sont pas fort accueillis. {p. 43}On croit devoir se procurer une nouvelle éducation. On se regarde comme des lames d’acier qui, au sortir de la trempe, ne paroissent guere être propres à l’usage auquel elles sont destinées. On s’imagine qu’en fréquentant les Spectacles, on se polira, & que l’on apprendra les belles manieres & les grands sentimens : mais y réussit-on ? C’est une question que nos yeux peuvent décider. Vous sçavez qu’en morale, comme en physique, l’expérience est utile. J’ai considéré de près les disciples de nos Théatres, & je me suis attaché à ceux qui avoient commencé à fréquenter les Spectacles avec les dispositions les plus éloignées du vice. J’ai vu pour l’ordinaire leurs vertus disparoître, leurs mœurs se corrompre, leurs manieres décentes & naturelles se métamorphoser en affectations ridicules, en frivoles complimens, en jargon théatral, qui les annoncent pour des petits-maîtres, que M. de Voltaire appelle avec raison, l’espece la plus ridicule qui rampe avec orgueil sur la surface de la terre. Et, s’ils sont sinceres, ils peuvent dire avec vérité : {p. 44}J’ai vu & j’ai été vaincu, Vidi & perii.

Et combien de femmes dont on peut dire avec Martial. Elle y est entrée Pénélope, & elle en est sortie Hélene : Penelope venit, abît Helene. Lib. 1, Ep. 63.

Ce n’est donc pas en fréquentant les Spectacles qu’on peut apprendre à mettre dans ses vertus une certaine noblesse, dans ses mœurs une certaine régularité, dans ses manieres une politesse aisée & naturelle. Les mauvais effets que j’en vois résulter ne me donnent pas la présomption de croire que je sçaurai résister à des charmes si puissans. Les exemples trop communs de ceux qui s’y laissent séduire, accréditent dans mon esprit ce qu’en ont pensé, non des Casuistes, mais des Courtisans, des hommes d’un génie supérieur, qui ont fait part au Public de ce qu’ils avoient éprouvé ; tels sont entr’autres, un Duc de la Rochefoucault, un la Bruyere, un Racine, un Bussy Rabutin ; personnages qui passent assurément pour avoir connu le monde & le cœur de l’homme.

{p. 45}Ils ont écrit qu’il est impossible d’aimer nos Théatres, si l’on n’a jamais eu d’amour, ni d’autre passion.

« Tous les grands divertissemens, dit M. le Duc de la Rochefoucault41, sont dangereux pour la vertu ; mais, entre tous ceux qu’on a inventés, il n’y en a pas qui soient plus à craindre que ceux des Théatres. C’est une peinture si naturelle & si délicate des passions, qu’elle les anime & les fait naître dans notre cœur, & sur-tout celle de l’amour, principalement lorsqu’on se représente qu’il est chaste & fort honnête ; car plus il paroît innocent aux ames innocentes, & plus elles sont capables d’en être touchées : on se fait en même temps une conscience fondée sur l’honnêteté de ces sentimens ; & on s’imagine que ce n’est pas blesser la pureté, que d’aimer {p. 46}d’un amour si sage. Ainsi on sort du Spectacle le cœur si rempli de toutes les douceurs de l’amour, & l’esprit si persuadé de son innocence, qu’on est tout préparé à recevoir ses premieres impressions, ou plutôt à chercher l’occasion de les faire naître dans le cœur de quelqu’un, pour recevoir les mêmes plaisirs & les mêmes sacrifices que l’on a vu si bien représentés sur le Théatre ».

Qu’on préconise tant qu’on voudra la décence de notre Théatre ! Les meilleures Pieces peuvent bien donner quelques leçons de vertu ; mais elles laissent en même temps l’impression de quelque vice.

Je n’y comprends pas Athalie & Esther. Ces deux pieces sont des chefs-d’œuvre capables d’affecter utilement l’esprit & le cœur. La fiction y a si peu de part, que ce n’est presque que l’histoire même enrichie des ornemens de la Poésie. Et ce caractere de vérité les rend infiniment plus touchantes. On n’y trouve point de passions frivoles, peintes de façon à en faire goûter le plaisir. L’art n’y est {p. 47}employé que pour inspirer de l’horreur pour le crime, & de l’amour pour la vertu.

Mais ces deux Pieces se trouvent comme dénaturées, lorsqu’elles sont représentées par des Acteurs qui sont habituellement les organes de la volupté. Ce qu’il y a de plus pur se corrompt par leur jeu, & devient nuisible. Or, si des drames aussi intéressans ne peuvent se voir sans risque sur un Théatre, qui est le trône des vices, que n’a-t-on pas à craindre de cette multitude de Pieces où la raison n’est pas moins offensée que la pudeur42 ? Et même dans celles qu’on nous donne pour les plus pures, & qu’on qualifie de saintes, ne s’y rencontre-t-il pas toujours quelque personnage d’un caractere vicieux, dont les plus mauvais sentimens se trouvent pour l’ordinaire exprimés d’une maniere qui les rend contagieux ?

Nous ne sommes pas si scrupuleux qu’on l’étoit à Athenes du temps d’Euripide, où l’on ne toléroit sur le {p. 48}Théatre aucun mauvais propos qui pût alarmer la vertu, pas même sous prétexte d’y faire parler les personnages selon leur caractere. On sçait qu’Euripide ayant fait dire à Bellérophon : Les richesses font le souverain bonheur du genre humain, & c’est avec raison qu’elles excitent l’admiration des dieux & des hommes, tous les Spectateurs se souleverent ; & ce Poëte auroit été aussi-tôt chassé de la Ville, s’il n’avoit représenté qu’à la fin de la Piece, on verroit périr misérablement le Panégyriste des richesses. Combien sur notre Théatre ne hazarde-t-on point de discours infiniment plus pernicieux ! Le Poëte s’y croit autorisé, sous prétexte de soutenir le caractere des personnages, & de donner du relief à la vertu de son héros.

Mais quelle est la vertu de ces héros de Théatre ? quel en est l’objet ? en quoi paroît-elle consister ? C’est le plus souvent à triompher de ce qui s’oppose à une conquête amoureuse, à s’exposer au plus grand péril pour la mériter, à se livrer tour à tour à ce que peut suggérer un amour violent, & à ce que proscrit le devoir. Et lorsque {p. 49}l’obstacle ne cede point à la passion, le héros, réduit au desespoir, se porte aux dernieres fureurs ; ce qui donne lieu à quelque catastrophe qui amene le dénouement de la Piece.

Tel est le Spectacle qu’on donne le plus fréquemment sur notre Théatre, où l’amour a été érigé en qualité héroïque qui doit dominer dans tous les Ouvrages dramatiques. C’est une opinion que les partisans du Théatre des Grecs traitent d’hétérodoxe, & que les Philosophes censurent avec raison. Mais elle est trop analogue au caractere de la Nation, pour qu’on puisse en espérer la réforme. L’amour regne jusques dans nos plus graves Tragédies, avec une telle indiscrétion, que le Pere Rapin les appelle des Comédies un peu rehaussées.

M. de Voltaire se plaint aussi de ce désordre dans la Dissertation qui précede sa Tragédie de Sémiramis. « D’environ quatre cents Tragédies, nous dit-il, qu’on a données au Théatre depuis qu’il est en possession de quelque gloire en France, il n’y en a pas dix ou douze qui ne soient fondées sur une intrigue d’amour. C’est {p. 50}presque toujours la même Piece, le même nœud formé par une jalousie & une rupture, & dénoué par un mariage…. C’est une coquetterie perpétuelle. Les femmes, dit-il ailleurs, qui parent nos Spectacles, ne veulent point souffrir qu’on leur parle d’autre chose que d’amour ».

Mais, quand notre Théatre deviendroit plus réservé à l’égard de cette passion, n’est-il pas encore pernicieux pour les autres sentimens du cœur ? Il faut en juger par nos Pieces où il n’y a point d’amour, c’est-à-dire, où il n’entre point de ces discours tendres & passionnés,

Que dicte la mollesse aux Amans ordinaires.

VOLT.

Quels sont les héros de ces Tragédies ? Un usurpateur, un tyran, un fanatique, un rebelle, à qui on ne fait respirer que les sentimens les plus violens d’ambition, de vengeance, de colere, de cruauté & de perfidie. Et le Poëte ne doit-il pas, selon les regles de l’art, donner à ces caracteres, poussés à leur plus haut point, un air de noblesse & d’élévation qui {p. 51}les embellisse, & les présente comme des effets de la grandeur d’ame ? Aussi ces passions ne paroissent-elles jamais aussi hideuses qu’elles le devroient paroître.

On ne s’occupe que de ce que le Spectacle offre de plus flatteur, & l’on n’apperçoit pas tout ce qu’il contient de vicieux. Ce que l’esprit y trouve de plus admirable, est assez souvent ce que le cœur doit le moins approuver. Telles sont ces pensées énergiques & éblouissantes, qui donnent aux sentimens les plus passionnés un faux brillant qui séduit & attire des applaudissemens à ce qui n’est que le transport d’une ambition excessive ou d’un amour violent ; passions si honorées sur le Théatre, qu’on y entend souvent annoncer avec pompe ce que Messala dit à Titus :

Eh bien, l’ambition, l’amour & ses fureurs
Sont-ce des passions indignes des grands cœurs ?

Nos Pieces de Théatre peuvent-elles donc sérieusement nous être données pour des leçons de vertu, de raison & de bienséance ? Tout le {p. 52}mystere dramatique nous a été révélé par Houdart de la Mothe43. Ce Poëte, qui, après Quinault, passe pour avoir le mieux saisi le véritable esprit de l’Opéra, nous a fait cet aveu dans son Discours sur la Tragédie de Romulus, qui fut représentée pour la premiere fois en 1722. « Nous ne nous proposons pas, dit-il, d’éclairer l’esprit sur le vice & la vertu, en les peignant de leurs vraies couleurs. Nous ne songeons qu’à émouvoir les passions par le mélange de l’un & de l’autre ; & les hommages que nous rendons quelquefois à la raison, ne détruisent pas l’effet des passions que nous avons flattées. Nous instruisons un moment, mais nous avons long-temps séduit ; & quelque forte que soit la leçon de morale que puisse présenter la catastrophe qui termine la Piece, le remede est trop foible, & vient trop tard ».

Faut-il, Monsieur, après cet aveu, s’étonner des mauvais effets que l’on voit résulter dé toutes nos Pieces dramatiques, sur-tout lorsqu’elles sont {p. 53}représentées par des Acteurs dont les efforts ont pour objet celui de charmer tous les Spectateurs, & de mériter, s’il étoit possible, les éloges ridicules que les Romains accorderent à un fameux Comédien ? Ils mirent sur son tombeau une épitaphe qui invitoit les passans à rendre leurs hommages à ce qui renfermoit, selon les expressions de Martial, toutes les graces, tous les amours, toutes les voluptés, la gloire du Théatre & les délices de Rome44. N’est-ce pas un excès de folie qu’on a vu renouveller de nos jours dans une Epître impie, adressee par M. de Voltaire, aux manes de la le Couvreur ? Cette Actrice, qui mourut en 1730, ne voulut donner aucun acte de repentir des scandales de sa profession. Son corps fut privé de la sépulture chrétienne, & enterré sur {p. 54}le bord de la Seine. Ce fut à cette occasion que M. de Voltaire lui adressa cette Epître, où il dit :

 Ils privent de la sépulture
Celle qui dans la Grece auroit eu des autels.
… … … … …
Non, ces bords désormais ne seront plus profanes ;
Ils contiennent ta cendre ; & ce triste tombeau
Honoré par nos chants, consacré par tes manes,
 Est pour nous un temple nouveau.
Voilà mon Saint Denys : oui, c’est-là que j’adore
Tes talens, ton esprit, tes graces, tes appas.
Je les aimai vivans, je les encense encore,
 Malgré les horreurs du trépas,
 Malgré l’erreur & les ingrats,
Que seuls de ce tombeau l’opprobre déshonore.

Une pareille frénésie ne prouve-t-elle pas que rien n’est plus dangereux que toutes nos représentations théatrales ; & l’on peut leur appliquer ce qu’un Auteur a dit de toutes les fictions romanesques : « Elles mettent du faux dans l’esprit ; elles échauffent l’imagination, affoiblissent la pudeur, mettent le désordre dans le cœur ; &, pour peu qu’on ait de la disposition à la tendresse, on en hâte & on en précipite le penchant ; on augmente le {p. 55}charme & l’illusion de l’amour ; qui est d’autant plus dangereux, qu’il est plus adouci & plus modeste ».

Le péril le plus à craindre
Est celui qu’on ne craint pas.

Rousseau.

Comme l’on ne représente sur le Théatre que des galanteries & des aventures extraordinaires, & que les discours des personnages qu’on y fait parler sont assez éloignés de ceux dont on use dans la vie commune, je ne suis point surpris qu’on en remporte une disposition d’esprit romanesque, & même licencieuse. Les femmes sont extrêmement flattées des adorations qu’on y rend à leur sexe ; elles s’habituent à être traitées en Nymphes & en Déesses. Qu’en arrive-t-il ? Elles dédaignent de s’abaisser jusqu’à s’occuper des soins de leurs maisons ; elles abandonnent à la Bourgeoisie ces connoissances de détail que les mœurs anciennes réservoient aux meres de famille ; elles préferent d’exercer tous ces talens séducteurs dont Saluste fait un sujet de honte à Sempronia, comme de sçavoir danser & chanter mieux {p. 56}qu’il ne convient à une honnête femme45. Les jours ne leur paroissent pas assez longs pour orner & embellir leur personne, afin de s’attirer le plus d’hommages & le plus d’encens. La gloire d’avoir une cour qu’elles se flattent ne devoir qu’à leurs charmes, est le seul objet dont elles s’amusent ; & les maris sont négligés, oubliés & assez souvent méprisés, parce qu’il n’est ni de la décence, ni d’usage qu’ils aient pour elles toutes ces fades & ridicules complaisances que nos petits maîtres ont pour les héroïnes de coulisses, & pour ces femmes qu’une affaire de cœur n’effarouche point.

Les écarts amoureux de nos jeunes gens, & toutes leurs autres folies, ne sont aussi que des imitations de ce qu’ils ont vu sur les Théatres, où il est d’usage de découvrir aux Spectateurs ce qui dans le monde ne s’opere que mystérieusement.

Qu’ai-je donc besoin d’aller m’exciter {p. 57}à ce que je dois éviter, ou d’aller apprendre des mysteres que je dois ignorer ? Je pense que c’est-là un motif suffisant pour détourner de la fréquentation des Spectacles. Vous sçavez ce que dit à ce sujet l’Empereur Justinien. Il ne pouvoit regarder comme un divertissement ces jeux dont il résulte tant de mauvais effets46.

Tous les Sages de l’antiquité n’en ont pas eu une meilleure opinion. L’on sçait que le célebre Législateur d’Athenes s’opposa fortement à leur établissement. Il disoit que si on les toléroit, on les verroit bientôt contredire les Loix, & corrompre les mœurs ; conjecture qui n’eut que trop son effet par la suite. Plutarque attribue la corruption & la perte d’Athenes à leur passion, ou plutôt à leur fureur pour les Spectacles.

Le Gouvernement de Lacédémone étoit plus sage. On n’y représentoit ni Tragédies ni Comédies ; « parce que, dit un Auteur, ils ne vouloient {p. 58}point, même par amusement, se permettre les moindres propos contre les bonnes Loix47 ». Vous voyez, Monsieur, que ce n’est pas être si rigoriste que de désapprouver ce qui a offensé tant de Philosophes.

Je suis étonné que M. de Voltaire, qui est appellé par ses clients, le Poëte Philosophe, ne regarde la condamnation des Spectacles, que comme une suite des disputes qui agitent depuis plus d’un siecle le Clergé de France, & le divisent en deux partis assez renommés. Si l’on en croit ce grand Poëte, il ne faut attribuer les déclamations contre les Spectacles, qu’au faux zele de l’un de ces deux partis, qui, mécontent des Cardinaux de Richelieu & de Mazarin, voulut s’en venger, en anathématisant des plaisirs innocens. Il suffit, dit-il, d’être novateur, pour être austere48.

{p. 59}Si cet Académicien n’a point d’autre raison pour défendre ce qu’il a intérêt de soutenir, je doute qu’il se flatte sérieusement du succès de sa cause. Qu’on attache l’idée que l’on jugera à propos à ce parti dont le nom paroît si fort annoncer l’austérité ; il faut avouer qu’en condamnant les Spectacles, il ne soutient à ce sujet que la doctrine qui est annoncée par les plus réguliers du parti qui lui est opposé. Avant la naissance de leurs disputes, les Chaires chrétiennes n’étoient pas plus favorables à ces sortes de divertissemens.

Les Luthériens & les Calvinistes, auxquels notre Poëte Historien reproche aussi de s’être déclarés avec éclat contre les Spectacles sous Léon X, n’innoverent pas en cela dans la doctrine ; ils ne firent que soutenir une ancienne pratique de la discipline de l’Eglise catholique.

Vous sçavez, Monsieur, qu’il y a encore des Protestans qui les proscrivent très-sévérement. La République de Geneve ne tolere aucun Spectacle. Les Comédiens, qui oseroient aller s’y établir, en seroient {p. 60}chassés comme corrupteurs. Et le Poëte le plus célebre ne pourroit se flatter d’y en introduire l’usage. Tous les Citoyens de cette République étant occupés, on n’y redoute point, comme dans d’autres Etats, les désordres de l’oisiveté. L’on craindroit que les Spectacles n’y diminuassent le goût du travail, & n’y introduisissent la licence. En effet Tacite attribue une des causes de la pureté des mœurs des Germains à leur opposition pour les Spectacles, qui rendent le vice aimable, & réveillent les passions49. Il n’est donc pas étonnant que les Spectacles ne puissent se concilier avec les grands principes de la Religion chrétienne.

Le prétendu Poëte Philosophe ne rend point sa cause meilleure, en citant des Prélats & des Docteurs, qui ont eu la foiblesse de favoriser le Théatre par leur présence, par leurs suffrages, & même par leurs compositions. L’on sçait que, si l’on veut bien profiter de leur exemple, pour {p. 61}autoriser ce que l’on souhaiteroit être permis, on les en blâme assez intérieurement. D’ailleurs, s’il y a de grands exemples pour les Spectacles, comme le dit un jour M. Bossuet50 à {p. 62}Louis XIV, il y a des raisons invincibles contre.

Et, s’il étoit possible qu’il y eût quelques Evêques ou quelques Docteurs qui parussent penser autrement que ce grand Evêque, on pourroit bien les défier de déposer leur avis dans un Ecrit muni de leur signature. Un Ecclésiastique de distinction, dont la mémoire est respectable par la piété avec laquelle il vécut à la Cour, & par la retraite austere qui termina sa vie51, proposa un jour à une auguste & vertueuse Princesse52 de faire ce défi à quelques Prélats qui avoient paru reconnoître la prétendue innocence {p. 63}des Spectacles. Mais cette Princesse regarda le défi comme indécent à leur proposer, présumant avec justice, que ces mêmes Prélats, consultés sérieusement, auroient été plus séveres.

Il ne faut donc pas sur ce point s’en laisser imposer par l’exemple de ces Ecclésiastiques dont la conduite est si équivoque, que M. de Voltaire les appelle des êtres indéfinissables. Leur foiblesse n’est pas une autorité : Canone regitur Ecclesia, non exemplo. C’est la réponse que fit à ce sujet un ancien Evêque de Noyon53 à Louis XIV. Et ce Monarque en fut d’autant plus satisfait, qu’on sçait combien il étoit jaloux que le Clergé de son Royaume ne dégénérât pas de la grande réputation où il avoit toujours été, tant par rapport à la science, que par rapport aux bonnes mœurs.

Pourquoi ne pas convenir que le goût des Spectacles se rencontre toujours avec la licence, ou avec la pente {p. 64}que l’on a à la tolerer, ou avec la foiblesse que l’on a de ne pas résister au torrent de la coutume ?

Le grand monde est léger, inappliqué, volage ;
Sa voix trouble, & séduit : est-on seul ? on est sage.

J’admets bien cette maxime :

Il faut des hochets pour tout âge.

Mais si les Spectacles sont de ces plaisirs dont l’innocence n’est point équivoque, pourquoi donc ces personnes, qui doivent à leurs années, ou à d’autres motifs, un goût pour la vie sérieuse, n’osent-elles plus continuer de s’y montrer ? N’est-ce point parce qu’en y allant, elles croiroient se permettre ce qui n’est qu’une suite des folles passions de la jeunesse, & par-là s’attirer un ridicule qui donneroit lieu de leur adresser ce que Martial dit à Caton : « Pourquoi venez-vous en ces lieux profaner votre sagesse54 » ? Or, peut-il être quelque âge où il soit permis d’entretenir & d’exciter nos passions ? On {p. 65}nous exerce dès notre enfance à les contredire & à les combattre.

Ne doit-on exiger que des personnes âgées la régularité & l’assujettissement des passions à la raison ? N’est on pas forcé d’admirer ces jeunes gens d’un naturel heureux, qui n’emploient la vigueur de l’âge qu’à remplir tout devoir avec plus de force, & qui, possédant en même temps toute la prudence de la vieillesse, s’interdisent ce qu’ils seroient un jour obligés de quitter ? On les loue intérieurement de leur sagesse, lors même qu’on semble les condamner : Eamdem virtutem admirantes cui irascuntur. Tacit. lib. 1, Histor.

On admire les effets d’une bonne éducation55, & l’on prévoit que ces jeunes gens recueilleront les fruits de leur retenue, lorsque dans un âge avancé, la bienséance n’aura pas à exiger d’eux la privation d’un plaisir dont on quitte avec peine {p. 66}l’habitude56. Ainsi ce que le poids des années exige de la vieillesse, la prudence le demande des autres âges. Il n’en est aucun où l’on puisse sans danger se livrer à toutes les productions que la fiction enfante pour le Théatre.

Ce n’est pas, Monsieur, que je me prévienne contre tout ce qui est fiction. Je sçais qu’il y a des Ouvrages de ce genre, qui doivent être regardés comme des chefs-d’œuvre capables d’instruire & de plaire. Tels sont les Poëmes épiques, les Odes de Rousseau, les Fables de la Fontaine, & quelques autres productions semblables. Ce seroit renoncer à une source de plaisirs honnêtes, que de rejetter ces Ouvrages de génie. Mais les inconvéniens inséparables des représentations des meilleures Pieces sur nos Théatres publics, me rendent un peu austere pour l’Art dramatique.

« L’histoire de cet Art est beaucoup plus la liste des fautes célebres {p. 67}& des regrets tardifs, que celle des succès sans honte, & de la gloire sans remords ». C’est l’idée que nous en donne M. Gresset, qui, après avoir apprécié dans sa raison ce phosphore qu’on nomme l’esprit, ce rien, qu’on appelle la renommée, & avoir écouté la voix solitaire du devoir, annonça par une Lettre imprimée en 175957, sa retraite du service de Melpomene & de Thalie, & son repentir d’y avoir acquis de la célébrité. Ne dois-je pas en conclure avec Louis Racine :

Ainsi, quoiqu’à mes yeux le Théatre ait des charmes,
Je fuis, & ne veux point me préparer des larmes

Je conviens que les Poëtes dramatiques qui ont travaillé avec le plus de succès, ont mérité leur réputation. J’admire la fécondité de leur génie ; mais je pense qu’il auroit été à souhaiter qu’ils l’eussent employée à des productions plus utiles, & dont le mérite ne consistât pas à nous faire perdre la tranquillité de l’ame.

Telle est notre foiblesse. Un Auteur {p. 68}nous dit que nous sommes presque tous comme des enfans qui ne haïssent rien tant que la tranquillité ; c’est ce qui fait que la Poésie dramatique cherche à nous amuser, en nous arrachant à cette tranquillité qui fait notre ennui. Elle y réussit dans la Tragédie, en nous ébranlant par la terreur ou par la pitié ; & dans la Comédie, en excitant nos ris ; mais de maniere que dans l’une & dans l’autre les Spectateurs éprouvent les passions qu’on leur représente : c’est ce succès que je redoute infiniment.

Les Poëtes dramatiques prétendent nous instruire, en nous exposant le jeu des passions ; mais ils ne nous représentent que ce que nous avons assez souvent sous les yeux. Tous les chefs-d’œuvre du Théatre ne nous offrent que des copies. Nous voyons les originaux dans le spectacle que nous donne la conduite de nos Concitoyens. Qu’ai-je donc besoin d’aller chercher des fictions ? Nous nous suffisons les uns aux autres, satis magnum alter alteri Theatrum sumus ; c’est ce que nous dit Rousseau, dans une de ses meilleures Epigrammes :

{p. 69}Ce monde-ci n’est qu’une œuvre comique,
Où chacun fait des rôles différens.
Là, sur la scene, en habit dramatique,
Brillent Prélats, Ministres, Conquérans.
Pour nous, vil Peuple, assis aux derniers rangs,
Troupe futile, & des Grands rebutée,
Par nous d’en bas la Piece est écoutée :
Mais nous payons, utiles Spectateurs ;
Et quand la farce est mal représentée,
Pour notre argent nous sifflons les Acteurs.

Le bal même n’est qu’une copie de ce qui se passe dans le monde. Un Auteur l’a fort bien dit depuis peu :

Ce monde-ci n’est qu’un grand bal,
Où chacun cherche à se connoître.
On paroît ce qu’on devroit être,
Et l’on cache l’original :
Thersite est souvent sous un casque.
L’air dévot cache des Phrinés.
Plusieurs s’en vont avec leurs masques,
Sans avoir été devinés.

Presque tous les hommes sont dominés par quelque passion ou par quelque foiblesse, dont l’excès est souvent le principe d’un ridicule qui les caractérise. Il n’est point de Ville, ni même de quartier qui n’en offre plusieurs exemples. En observer les effets, n’est {p. 70}point hors de propos. Les fautes d’autrui sont les miroirs de nos défauts ; & c’est une sorte d’instruction que l’on peut étendre, sans avoir recours à la fiction. Si le théatre du monde, dans la sphere duquel je me trouve, ne m’offre point assez de ces objets, j’ai recours à l’Histoire.

C’est un Théatre, un spectacle nouveau,
Où tous les morts sortant de leur tombeau,
Viennent encor sur une scene illustre,
Se présenter à nous dans leur vrai lustre,
Et du Public dépouillé d’intérêt,
Humbles Acteurs, attendre leur arrêt.
Là, retraçant leurs foiblesses passées,
Leurs actions, leurs discours, leurs pensées,
A chaque état ils reviennent dicter
Ce qu’il faut fuir, ce qu’il faut imiter.

Rouss. liv. 2, ep. 6.

Ce Spectacle n’est-il pas préférable à celui de toutes nos Pieces de Théatre, qui n’ont pour objet, ou que d’inspirer une fausse grandeur d’ame, ou que d’augmenter l’attrait naturel que nous avons pour la volupté ?

On sçait que les anciennes Tragédies des Grecs étoient assez graves, puisque chez cette Nation il fut un temps où elles influoient beaucoup {p. 71}sur le Gouvernement politique. Cependant Platon en prévit les désordres. Il les réprouvoit comme des jeux qui tendoient à faire des hommes passionnés, & à fortifier le libido sentiendi, c’est-à-dire, les agréables impostures de cette partie animale & déréglée, qui est la source de toutes nos foiblesses58. Combien ne devons-nous pas, à plus forte raison, nous prévenir contre nos Tragédies, où il n’est question, selon M. de Voltaire, que de violentes passions & de sottises héroïques, consacrées par de vieilles erreurs de fables ou d’histoire ?

Pouvons-nous avoir une meilleure idée de nos Comédies ? Il est vrai que le grand Corneille croyoit que le genre comique étoit plus utile pour les mœurs que la Tragédie. Mais, que {p. 72}cette opinion, soit vraie ou fausse, je doute que la Comédie soit fort utile dans un pays, où, selon M. de Voltaire, la dissipation, le goût des riens, la passion pour l’intrigue sont les grandes divinités.

Les Poëtes se croient obligés de se conformer au goût de la Nation Or, quelles leçons peuvent recevoir les mœurs sur un Théatre où ce qu’il y a de plus licencieux est accueilli, pourvu que par la maniere dont on l’exprime, on laisse à l’esprit le plaisir de s’en occuper plus long-temps ? Nos Acteurs ne sont pas plus réservés que l’étoient ceux des Romains. Vous sçavez, Monsieur, que Ciceron nous donne à entendre qu’on vouloit, de son temps, que les Comédiens fussent aussi exacts que les Orateurs, à ne rien exposer qui pût offenser les bienséances. « Gardons-nous59, dit-il, de {p. 73}tout ce qui choque les oreilles & les yeux. En quelque état que nous soyons, debout ou marchant, assis ou à table, que la bienséance s’annonce toujours sur notre visage, dans nos yeux & dans nos gestes. Evitons également sur cela tout ce qui paroît efféminé & qui tiendroit de la mollesse, ainsi que tout ce qui est rude & grossier ; & ne disons pas que c’est aux Orateurs et aux Comédiens à observer ces sortes de bienséances, & que nous n’avons que faire de nous y assujettir ».

Cependant, quelque réservés que dussent être alors les Comédiens, Ciceron regardoit les Spectacles comme un divertissement obscene, dangereux & presque toujours funeste60.

Ce n’est donc pas en fréquentant nos Spectacles, qu’on réformera ses mœurs. On n’y va pas pour se réformer. Aussi, pour l’ordinaire, y est-on lynx pour appercevoir les vices & les ridicules que l’on n’a pas, & taupe à {p. 74}l’égard de tout ce qui pourroit représenter ceux que l’on a :

L’avare des premiers rit du tableau fidele
D’un avare souvent tracé sur son modele,
Et mille fois un fat finement exprimé,
Méconnût le portrait sur lui-même formé.

Desp.

Bayle, cet Ecrivain dont les Ouvrages seroient utiles, si, pour leur donner plus de cours, il n’y avoit souillé l’érudition par l’indécence & par l’impiété : cet Auteur, dis-je, trop fameux, & qui est si cher à tous ces libertins dont le cœur est comme dissous dans la corruption, a avancé dans un des volumes de sa République des Lettres, au mois de Mai 1684, qu’il ne croyoit nullement que la Comédie fût propre à corriger les crimes & les vices de la galanterie criminelle, de l’envie, de la fourberie, de l’avarice, de la vanité, & d’autres choses semblables. Il ne croit pas que Moliere ait fait beaucoup de mal à ces désordres ; & l’on peut même assurer, dit-il, qu’il n’y a rien de plus propre à inspirer la coquetterie que les Pieces de ce Comique, parce, qu’on y {p. 75}tourne continuellement en ridicule les soins que les peres & meres prennent de s’opposer aux engagemens amoureux de leurs enfans. Il se moque, avec raison, de ces personnes qui disent fort sérieusement que Moliere a plus corrigé de défauts à la Cour, lui seul, que tous les Prédicateurs ensemble. Il croit que l’on ne se trompe pas, pourvu « qu’on ne parle que de certaines qualités qui ne sont pas tant un crime qu’un faux goût & qu’un sot entêtement, comme vous diriez l’humeur des prudes, des précieuses, de ceux qui outrent les modes, qui s’érigent en Marquis, qui parlent incessamment de leur noblesse, qui ont toujours quelque Poëme de leur façon à montrer ». Voilà les désordres dont il pense que les Comédies de Moliere ont pu arrêter le cours.

Si le Théatre s’est encore épuré depuis Moliere, c’est que nos mœurs sont devenues plus polies. Je conviens que sur notre Théatre on veut à présent des expressions moins grossieres ; mais en revanche l’esprit de corruption n’y est-il pas ordinairement {p. 76}répandu d’une maniere infiniment plus piquante61 ? Le Poëte sçait que ce n’est pas tant un voile qu’on exige, qu’une gaze légere qui laisse le plaisir d’appercevoir & de sentir ce qui, présenté trop à découvert, choqueroit le goût de notre siecle. J’ai pour garant de mon opinion un Auteur nullement suspect.

Le fameux Riccoboni62, après être convenu que, dès la premiere année qu’il monta sur le Théatre, il ne cessa de l’envisager du mauvais côté, déclare, qu’après une épreuve de plus de cinquante années, il ne pouvoit s’empêcher d’avouer que rien ne seroit plus utile que la suppression entiere des Spectacles.

« Je crois, dit-il, que c’étoit précisément à un homme tel que moi qu’il convenoit d’écrire sur cette matiere. Et cela, par la même raison que celui qui s’est trouvé au milieu de la contagion, & qui a eu le bonheur de s’en sauver, est plus en état d’en faire une description {p. 77}exacte…. Je l’avoue donc avec sincérité, je sens dans toute son étendue le grand bien que produiroit la suppression entiere du Théatre ; & je conviens sans peine de tout ce que tant de personnes graves, & d’un génie supérieur ont écrit sur cet objet63 ».

Le Théatre, selon lui, étoit dans son commencement le triomphe du libertinage & de l’impiété ; & il est depuis sa correction l’école des mauvaises mœurs & de la corruption.

C’est relativement à ce sentiment qu’il a proposé son plan de la réformation du Théatre pour la Tragédie & la Comédie. Il ne prétend pas y pouvoir comprendre l’Opéra. Il pense que ce Spectacle est si dangereux dans toutes ses parties, qu’il mériteroit plutôt d’être supprimé que d’être réformé. La musique & la danse, qui en sont l’ame, lui paroissent être des écueils où la modestie & la pudeur échouent presque toujours.

Je vous avoue, Monsieur, que le {p. 78}témoignage d’un si grand Praticien m’a fort prévenu contre ce Spectacle. Je l’ai considéré en Philosophe ; & il m’a paru qu’il n’y en avoit point où les sens pussent être plus fortement frappés ; puisque, comme le dit la Bruyere, son caractere est de tenir les esprits, les yeux & les oreilles dans un égal enchantement.

La fiction lui appartient encore plus qu’à tout autre Spectacle. Aussi y emploie-t-on tous les ressorts, toutes les machines & toutes les décorations qui peuvent le plus l’augmenter & l’embellir, afin que le merveilleux, qu’on s’attache à y faire briller, puisse soutenir les Spectateurs dans la douce & charmante illusion qu’ils viennent y chercher, & dont le souvenir répete à leurs cœurs séduits :

Il faut se rendre dans ce palais magique,
Où les beaux vers, la danse, la musique,
L’art de tromper les yeux par les couleurs,
L’art plus heureux de séduire les cœurs,
De cent plaisirs font un plaisir unique.

Volt.

Vous avez, sans doute, remarqué dans le Poëme de la Henriade la belle description du Temple de l’Amour, {p. 79}où M. de Voltaire a cru devoir, à l’imitation de Virgile, faire chanceler la vertu de son Héros. Ne pourroit-on pas appliquer plusieurs vers de cette belle description à notre Théatre lyrique, qui mérite bien d’être appellé le Temple de l’Amour, sacrarium Veneris, & ars omnium turpitudinum ?

… On entend le bruit de concerts enchanteurs,
Dont la molle harmonie inspire les langueurs :
Les voix de mille amans, les chants de leurs maîtresses,
Qui célebrent leur honte, & vantent leurs foiblesses.
… … … … …
… … … … …
Par des liens secrets on s’y sent arrêter ;
On s’y plaît, on s’y trouble ; on ne peut les quitter.
… … … … …
On y boit à longs traits l’oubli de ses devoirs.
… … … … …
Tout y paroît changé, tous les cœurs y soupirent ;
Tous sont empoisonnés du charme qu’ils respirent.
Tout y parle d’amour.

Henr. Chant. 9.

Un grand Evêque de France64 voulut un jour éprouver quel pouvoit être l’effet de ce jeu d’instrumens, que l’on appelle le premier coup {p. 80}d’archet. Il fit venir chez lui les meilleurs Musiciens, & leur dit d’exécuter ce que tout le Public regarde, avec justice, comme un chef-d’œuvre de la musique instrumentale. Le premier essai fut suffisant pour l’ébranler, de maniere qu’il congédia sur le champ ces habiles Artistes. Et, par ce prélude, il jugea des funestes impressions de tout le Spectacle de l’Opéra.

En effet, on n’y entend retentir que des airs efféminés & lascifs de ce genre de musique, auquel Quintilien reproche de contribuer à éteindre & à étouffer en nous ce qui peut nous rester encore de force & de vertu65.

Mais, quoique tout bon Philosophe doive gémir sur le goût de corruption qui exerce son empire sur les Sciences & sur les Arts, il ne faut pas pour cela nous rejetter dans la barbarie d’où les Lettres nous ont tirés. On leur doit les plus grands avantages66. Un Peuple ne date, pour ainsi {p. 81}dire, son existence, que du temps où le flambeau des Sciences a commencé à l’éclairer ; il seroit seulement fort à souhaiter que l’éclat de ce flambeau ne fût jamais obscurci par l’impiété & par la corruption, & que l’on fût aussi scrupuleux à cet égard, que l’étoit le célebre Erasme : ses paroles à ce sujet sont remarquables67.

Il ne faut donc pas imputer à la Musique les abus que l’on en fait. C’est un art agréable ; & même ses triomphes sur nos organes sont quelquefois salutaires. Vous sçavez, Monsieur, que pour certaines maladies l’on a recours à l’agitation qu’elle a le pouvoir de causer dans notre cerveau.

Je ne voudrois pas proscrire un art pour lequel la nature nous a donné un penchant dont nous devons lui sçavoir gré68. Je m’intéresse au contraire à sa perfection. L’harmonie des {p. 82}sons me plaît & me délasse infiniment : c’est même un motif qui excite ma mauvaise humeur contre le dangereux de toutes nos Pieces d’Opéra, que la Bruyere regardoit fort judicieusement, moins comme des Poëmes, que comme des vers rassemblés. L’asservissement de la Poésie à la Musique y rend nécessaires les fautes les plus ridicules ; ce qui déplaisoit tant à cet Auteur, que tous les charmes de ce Spectacle, plus propres à flatter les yeux & les oreilles qu’à plaire à l’esprit, ne pouvoient l’empêcher de s’y ennuyer. Mais c’est le moindre défaut de ces Drames, qui ont le plus ordinairement pour objet la représentation d’une action merveilleuse. Ils sont composés, de maniere qu’il n’en est presque pas dont les vers n’expriment ces lieux communs de morale lubrique dont parle Boileau.

C’est ce qui fait le principal mérite du Théatre de Quinault ; car vous sçavez, Monsieur, qu’il ne doit pas sa réputation aux belles Sentences dont je lui ai fait tant d’honneur. La morale licencieuse, qui regne dans ses Ouvrages, est tellement uniforme, {p. 83}que les vers que je vous ai cités, sont presque les seuls que l’on doive retenir ; mais ils se trouvent dispersés & perdus parmi tant d’autres si passionnés, que si on les lisoit dans les Œuvres mêmes, ils ne seroient point capables de produire l’effet pour lequel je les ai employés. Si c’est à ce prix qu’on obtient des brevets de Poëte des Graces dans le Temple du Goût, il faut renoncer au titre ; & dût-on n’être qualifié que de Poëte de la Raison, il vaut mieux dire avec Louis Racine :

Ah ! périsse notre art, que nos lyres se taisent,
Si les sons de l’amour sont les seuls qui nous plaisent !
Ce feu toujours couvert d’une trompeuse cendre,
S’allume au moindre souffle, & cherche à se répandre.
Gardons-nous d’irriter ce perfide ennemi :
Dans le cœur le plus froid il ne dort qu’à demi.

Riccoboni a donc eu raison d’exclure l’Opéra de son plan de réformation. Mais ce qu’il propose pour la réforme de la Tragédie & de la Comédie, est trop peu favorable à la licence des mœurs, pour faire espérer qu’on en fasse jamais usage69.

{p. 84}Le célebre Mariana70 prouve, dans un de ses Ouvrages, que les Spectacles devroient être abolis ; &, desespérant d’en obtenir la suppression totale, il réclama l’autorité du Gouvernement, pour avoir de bonnes Loix qui en proscrivissent la licence ; mais il comprenoit qu’il seroit difficile d’en soutenir l’exécution, & que le Théatre seroit désert, si la volupté cessoit d’y régner71.

M. de Beaumarchais a dit72 que l’hypocrisie de la décence de notre siecle est poussée presque aussi loin que le relâchement des mœurs. Il a raison d’appeller hypocrisie cette décence qui, dans les Poëtes dramatiques, ne se borne qu’à exprimer ingénieusement les idées licencieuses. Néanmoins il y a des gens qui prétendent que le jeu de la scene en devient plus insipide.

{p. 85}M. le Baron de Bielfeld ne s’est pas fait une peine d’en faire l’aveu dans un Ouvrage qu’il a donné en 1768, sous le titre de l’Erudition universelle. Il y dit, page 375 du tome III : « Le Théatre François perd aujourd’hui un peu de son feu & de son sublime, par une circonspection mal entendue dans la décence, & une délicatesse outrée dans la modestie des mœurs, qui congele les bons mots & les traits les plus chauds de la scene, & glace les nouvelles productions des Auteurs dramatiques ».

Il ne faut pas être surpris, si les Acteurs de notre Théatre Italien n’ont point déféré aux projets de réformation proposés par leur ancien confrere Riccoboni. Leur fortune auroit été compromise. Ils sçavent que, pour attirer le Public, il faut flatter la corruption du cœur. Et, en effet, pourquoi leur Théatre est-il si fréquenté ? N’est-ce point parce que la bouffonnerie qui en fait le caractere dominant, y donne lieu à une plus grande licence ?

Cet Ambigu-comique indéfinissable, qui, pour quelques cannevas en patois {p. 86}Vénitien ou Bergamasque, traîne encore ici le nom de Théatre Italien73, pourroit être comparé au Spectacle des Mimes des Anciens : &, à ce sujet, je me rappelle un trait de Valere-Maxime. Cet Historien nous dit que les anciens habitans de la ville de Marseille, que l’on sçait avoir été une illustre Colonie grecque, ne vouloient point admettre cette sorte de Spectacle qui, n’exposant aux yeux que des objets obscenes & des gestes indécens, ne pouvoit qu’introduire un mauvais goût, & que corrompre les mœurs74.

Il me semble que le jeu de nos Comédiens Italiens tient beaucoup de ce Spectacle. Autre trait de ressemblance. Ces Mimes des Anciens avoient un Acteur, qu’on appelloit Planipes chez les Romains, parce qu’il marchoit sans brodequins ; &, selon un passage d’Apulée, il étoit vêtu d’un habit formé de différentes {p. 87}pieces, centunculo vestitus ; ce qui convient à cet Arlequin des Italiens, le plus intéressant de leurs Acteurs. On sçait que son mérite consiste à exciter les ris par ses propos, par ses gestes, & par ses mouvemens indécens & ridicules ; de maniere qu’on en peut dire ce que Ciceron dit d’un pareil Acteur : Ore, vultu, motibus, voce, denique corpore ridetur ipso. C’est par ce ton excessif de bouffonnerie, que le Théatre Italien plaît à tant de personnes. Tout le monde ne se fait pas un divertissement d’aller verser des larmes sur des malheureux en peinture. Aussi les Comédiens François, qui ont la liberté de satisfaire les différens goûts du Public, ne manquent point de terminer le Spectacle d’une Tragédie par celui d’une Piece comique ou bouffonne.

« On vient, dit un respectable Académicien75, de jouer Polyeucte : le Théatre change ; on joue l’Ecole des Maris. En est-ce une d’amour conjugal ? Et cette satyre du mariage {p. 88}achevera-t-elle les beaux sentimens que la vertu de Pauline auroit commencé d’inspirer ? On vient de représenter Athalie. J’ai vu la maison du Seigneur, les Livres de la Loi, les cérémonies du sacre des Rois de Juda. J’ai la tête remplie de nouvelles Prophéties des grandeurs & de la puissance de Dieu ; tout cela m’a pénétré d’une terreur religieuse & d’un respect profond pour le Roi des Rois. Les violons jouent, George Dandin paroît ; & dans le même lieu où étoit le Temple de Jérusalem, je vois le rendez-vous nocturne d’un jeune homme avec une femme mariée…. Je voudrois sçavoir si les effets de ces différens contrastes peuvent jamais tourner au profit de la Religion & des mœurs ». On est donc exposé à acheter trop cher le plaisir du Spectacle, comme Quintilien le disoit des Comédies d’Aristophane76.

Ciceron, dont les Œuvres philosophiques sont si propres à former l’honnête {p. 89}homme, pensoit aussi sévérement à ce sujet. « O la belle Ecole, s’écrie-t-il, que la Comédie & la Tragédie ! Si l’on en ôtoit tout ce qu’elle offre de vicieux, il n’y auroit plus de Spectateurs77 ».

Aussi M. de Voltaire nous dit-il, « que bien en prit au grand Corneille de ne s’être point borné dans son Polyeucte, à faire casser les statues de Jupiter par les Néophytes. Il nous avoue aussi que tous ceux qui vont aux Spectacles l’avoient assuré que si Zaïre n’avoit été que convertie, elle auroit peu intéressé ; mais elle est amoureuse de la meilleure foi du monde : voilà ce qui a fait sa fortune. Telle est la corruption du genre humain » :

De Polyeucte la belle ame
Auroit foiblement attendri,
Et les vers chrétiens qu’il déclame
Seroient tombés dans le décri,
N’eût été l’amour de sa femme
Pour ce Payen son favori,
Qui méritoit bien mieux sa flamme
 Que son bon dévot de mari.

Œuvres de M. De Volt. préf. de Zaïre.

{p. 90}J’applaudis, en cette occasion, à la bonne foi de cet Auteur. C’est nous apprendre, par son propre exemple, à n’user d’aucune politique dans la littérature, & à dire toute vérité.

Les Spectateurs exigent donc qu’on parle à leurs passions plus qu’à leur raison. « Le Théatre, dit M. de Fontenelle78, n’est pas ennemi de ce qui est vicieux. On y embellit les vices, en leur donnant un air de noblesse & d’élévation. L’ambition est noble, quand elle porte ses prétentions bien haut ; la cruauté l’est {p. 91}en quelque sorte, quand elle est soutenue d’une grande fermeté ; la perfidie l’est aussi, quand elle est accompagnée d’une extrême habileté. Les Anciens n’ont presque pas mis d’amour dans leurs Drames ; & quelques-uns les louent de n’avoir pas avili leur Théatre par de si petits sentimens. Pour moi, je pense qu’ils n’ont pas connu ce que l’amour leur pouvoit produire ; & qu’ils ne possédoient pas la science du cœur…. Aucune autre passion ne peut avoir par elle-même autant d’agrément sur la scene. La disposition des Spectateurs y contribue. N’y a-t-il pas plus d’amour au monde que d’ambition ou de vengeance ? Tout ce qui est régulier & sage auroit je ne sçais quoi de froid sur le Théatre, & pourroit même donner prise au ridicule. Les caracteres qui flattent le plus sont ceux où la force l’emporte sur la raison, & le courage sur la prudence. Ladislas, par exemple, dans Venceslas, paroît aimable, tout fougueux, tout impétueux, & tout violent qu’il est ». {p. 92}Vous sçavez que le terrible Abramane, dans Zoroastre, plaît davantage par sa fureur, par sa haine & par sa rage, que le caractere de Zoroastre qui n’a que la vertu pour briller : C’est ce que nous dit un célebre Journaliste, sans doute, d’après le jugement du Public. De même un Caton, une Sophonisbe, un Ajax réduits au désespoir, & n’ayant pas la force de se soutenir dans le malheur79, se donnent-ils la mort ? Ils paroissent, dit M. de Fontenelle, mourir noblement, en faisant eux-mêmes leur destinée, suivant cette maxime que M. de Voltaire met dans la bouche de Mérope :

Quand on a tout perdu, quand on n’a plus d’espoir,
La vie est un opprobre, & la mort un devoir.

Croyez-vous qu’il n’y ait pas autant d’inconvéniens à exposer de semblables Héros à notre admiration80, qu’il y en auroit à ne point soustraire {p. 93}à la vue des Spectateurs une Médée égorgeant elle-même ses propres enfans81 ? N’est-ce point nous accoutumer à prendre souvent le change en fait de grandeur d’ame ? Pour moi, je pense que ces hommes tourmentés par la fievre de l’ambition, ou par la soif de la vengeance, n’en peuvent devenir que plus animés dans leurs passions, lorsqu’ils entendent dire à un Abramane (ce qui ne se passe que trop réellement dans le cœur de tout ambitieux) :

Osons achever de grands crimes,
J’en attends un prix glorieux.
Leur nom change, s’ils sont heureux.
Tous les succès sont légitimes.

Cependant ce sont-là, comme vous sçavez, les caracteres les plus féconds pour des Tragédies. Ou bien, si l’on expose des vertus sur la Scene, l’usage est d’en présenter les excès, sous prétexte de donner de la vigueur & de la chaleur aux caracteres : & pour lors ce ne sont plus que des vices ; puisque les vertus finissent où commencent les excès.

{p. 94}M. de Montesquieu nous dit que si nos mœurs ne sont pas pures, c’est que chez nous l’honneur (ce sophiste, qui justifie tous les vices) nous donne pour quelque chose de noble la galanterie, lorsqu’elle est unie à l’idée de conquête : or ce faux préjugé n’acquiert-il pas encore tout un autre empire sur notre Théatre par les heureux succès dont le vice y est si souvent couronné ? C’est ce qui arrive dans toutes ces Comédies où l’on voit les intrigues des amans les plus indiscrets & les plus téméraires, terminées par le mariage : dénouement qui tend à inspirer que, pour être heureux dans sa passion, il faut tout hazarder. C’est donc avec raison que Ciceron se moque d’une pareille Ecole ; & l’on pourroit douter qu’il eût adopté la devise Castigat ridendo Mores.

Comment en effet pourroit-on attribuer aux Spectacles la gloire de corriger les mœurs ? « Je n’ai jamais entendu, dit M. de Fontenelle à ce sujet, la purgation des passions par le moyen des passions mêmes ». Ne seroit-ce point, Monsieur, dans l’ordre {p. 95}moral un phénomene fort singulier ? Je voudrois au moins qu’on me citât quelqu’un qui se fût purgé par cette voie-là, c’est-à-dire, que le Théatre eût rendu meilleur.

Séneque n’étoit pas moins incrédule à cet égard. Il vous paroîtroit même un peu trop sévere. Il pensoit que personne ne pouvoit jamais assister à aucun Spectacle, sans s’y corrompre82. Mais je laisse ce Philosophe pour consulter Ovide.

Ce célebre Poëte, que Quintilien a caractérisé d’une maniere si énergique en peu de mots83, pouvoit connoître ce qui étoit le plus capable de séduire le cœur. Vous sçavez qu’il déclare qu’il n’y a rien de plus funeste pour la pureté des mœurs que les Spectacles ; & c’est en quoi je trouve qu’il mérite d’être loué, laudandus {p. 96}tamen in partibus. Le Théatre, dit-il, est l’écueil de la pudeur :

Ille locus casti damna pudoris habet.
… … … … …
Respiciunt, oculisque notant sibi quisque puellam
Quæ vult, & tacito pectore multa movent.
… … … … …
Elige cui dicas : tu mihi sola places.

Ces vers font bien le portrait de nos jeunes coureurs de Spectacles, qui ne sont presque occupés qu’à y rencontrer leurs Dulcinées, ou qu’à s’en choisir une à qui ils puissent dire avec succès : vous êtes la seule qui me plaisez. Or est-il facile de sauver sa vertu au milieu de ce tourbillon ? Aussi, que de jeunes sujets en qui l’on avoit admiré les germes des talens les plus intéressans pour la Patrie, ne sont devenus des Citoyens inutiles ou dangereux, immolés à l’oisiveté ou au libertinage, que pour avoir été respirer imprudemment aux Théatres cet air de frivolité & de corruption qui pervertit le jugement, & fait perdre le goût de toute application !

Croyez-vous qu’Ovide eût été plus indulgent pour les Spectacles de notre temps ? Nous avons avec raison, {p. 97}rejetté ces jeux sanglans de l’amphithéatre, qui étoient si contraires à l’humanité : mais nos jeux scéniques sont-ils beaucoup moins dangereux que ne l’étoient ceux du temps d’Ovide ?

Je sçais quelle étoit l’impureté du Théatre des Anciens, & par conséquent quelle horreur nous devons en avoir. Mais s’il falloit ne le juger que par les effets qu’il devoit produire sur les Spectateurs, peut-être ne paroîtroit-il plus si éloigné du nôtre. La réformation dont nous nous prévalons si fort, ne tombe presque que sur des obscénités qui étoient comme honorées dans la Religion payenne, & entroient même souvent dans le culte public. Elles pouvoient donc ne point faire sur le Peuple autant d’impressions qu’on voudroit le faire croire.

Je fais cette observation pour répondre à un Ecrit imprimé, dans lequel, pour soutenir la prétendue pureté de nos Spectacles, l’on m’a objecté la différence qu’il y avoit à cet égard entre nos Pieces d’aujourd’hui & celles des Anciens.

{p. 98}On n’y a pas omis de les comparer aussi avec les farces grossieres qui amusoient nos peres. Je pourrois répondre également par rapport à ces dernieres, qu’elles pouvoient ne point faire sur les Spectateurs les mêmes impressions qu’elles feroient présentement sur nous. Une Nation varie dans son langage, dans le goût de ses plaisirs, comme dans la maniere de s’habiller.

Vous sçavez, par exemple, que dans les neuf premiers siecles de notre Monarchie, les femmes portoient des robes si haut montées, que leur gorge étoit entiérement couverte. Ce ne fut que sous Charles VI, qu’elles commencerent à découvrir leurs bras & leurs épaules. Or, de même que les femmes qui se prêtent avec réserve à l’usage présent, ne passent point pour immodestes, ne doit-on pas aussi présumer que, dans nos siecles d’ignorance l’on ne se choquoit pas de la plupart de ces farces, qui nous paroissent aujourd’hui si monstrueuses ? Mais n’est-ce pas humilier la Nation, que de nous les rappeller encore ? Les progrès {p. 99}que nous avons faits dans l’art dramatique, doivent les faire oublier.

Il ne faut donc plus comparer le Théatre François qu’avec celui des Grecs & des Romains. On sçait le jugement qu’on en doit porter comme Littérateur. Un Poëte de l’antiquité a dit que le temps qui s’écoule, nous ravit toujours quelque avantage ; & que le temps qui succede, nous en apporte d’autres :

Multa ferunt anni venientes commoda secum ;
Multa recedentes adimunt….

Il n’est pas douteux que dans quelques sciences nous avons fait des acquisitions ; mais, quoique nos Poëtes aient tout essayé, comme Horace le disoit de ceux de Rome,

Nil intentatum nostri liquere Poëtæ ;

nous ne pouvons refuser de laisser encore aux Anciens, du moins aux Grecs, la supériorité dans l’Art dramatique. Au reste, il n’est ici question que de ses effets sur le cœur. Or, notre Théatre, pour être purgé de ce qui ne pouvoit être supporté que dans la corruption du Paganisme, en est-il beaucoup moins à craindre ? Il {p. 100}me semble que la force des agens qui y sont employés, est assez bien proportionnée à l’inertie ou à la résistance des Spectateurs qu’il s’agit d’émouvoir. N’y représente-t-on pas toujours les passions les plus vives ? Et si les personnages qui en sont animés, ne touchent plus de si près au moment de se satisfaire, le jeu ne laisse-t-il pas assez entrevoir ce qui ne doit plus se passer que derriere la toile ? Notre Théatre est donc réellement toujours aussi dangereux84.

En effet, pour en revenir pleinement satisfait, ne faut-il pas encore y porter un cœur exercé dans la milice des passions85 ? C’est un préalable toujours nécessaire pour bien {p. 101}juger du jeu d’une Piece, parce que l’esprit connoît mal les passions que le cœur n’a point senties. Ainsi je crois que celui qui iroit aux Spectacles avec une humeur philosophique, c’est-à-dire, avec une intention de s’y défendre contre les charmes de l’illusion & de la commotion, seroit souvent dans le cas de s’y ennuyer, & de désapprouver ce qui seroit le plus universellement applaudi.

Les rôles d’Amélite & de sa rivale, par exemple, dans Zoroastre, ne plairoient pas à ce Philosophe. Cependant, comme le dit un de nos fameux Aristarques, qui, en cette occasion, fait la fonction d’Historien, ils ont charmé par le feu de leurs passions, & ont procuré aux Spectateurs les sensations les plus agréables. « On a été, dit cet Ecrivain, jusqu’à les plaindre toutes deux, parce que toutes deux sont malheureuses, l’une en faisant des crimes, l’autre en les souffrant, & que toutes deux y sont forcées par leur passion ».

L’exemple que je viens de citer est une Piece d’Opéra. Mais on sçait qu’une Tragédie chantée ne differe {p. 102}d’une Tragédie déclamée, que par une plus grande rapidité dans sa marche, & par une plus parfaite concision dans son langage. Le plaisir du Spectateur ne consiste toujours dans l’une ou dans l’autre, qu’à éprouver une continuité vive de passions qui l’empêche de sentir que ce qu’on lui expose n’est qu’une fiction.

Je ne doute point que les Spectacles ne pussent peut-être me flatter par certains objets ; mais

Il ne faut pas tout voir, tout sentir, tout entendre.
… … … … …
 L’occasion fait un cœur différent.

D’ailleurs, quand je me proposerois de ne m’y occuper que des beaux sentimens que la Piece peut contenir, ne sont-ils pas souvent débités en pure perte sur le Théatre ? Le bon y est toujours trop mêlé, trop confondu avec le mauvais, pour qu’on puisse être assuré d’en faire la séparation, & de profiter de l’un sans ressentir l’impression de l’autre.

De plus Riccoboni, cet homme si expert & si distingué dans son art, nous assure « que les sentimens qui seroient les plus corrects sur le papier, {p. 103}changent de nature, en passant par la bouche des Acteurs, & deviennent criminels par les idées corrompues qu’ils font naître dans l’esprit du Spectateur même le plus indifférent ». Je ne crois donc pas qu’il soit prudent de se permettre des Spectacles, où il n’y a de triomphes assurés que pour le vice.

Houdart de la Motte, dans son Ode sur la fuite de soi-même, cherche un homme, comme Diogene en cherchoit un. En voici les trois premieres strophes :

 Je suis la Raison qui me mene,
Et son flambeau même à la main ;
Tel que l’antique Diogene,
Je cherche un homme, mais en vain ;
Un homme qui, digne de l’être,
Ne s’attache qu’à se connoître,
Et qui sçache vivre avec lui ;
Un homme de qui l’ame nue
Ne soit pas à sa propre vue
La plus triste source d’ennui.
 Le chercherai-je à ces Théatres,
Vive école des passions,
Qui charment les cœurs idolatres
De leurs vaines illusions ;
Où, par des aventures feintes,
On nous fait à de fausses plaintes
{p. 104}Prendre une véritable part ;
Où, dérober l’homme à lui-même,
Fut toujours le talent suprême
Et la perfection de l’art ?
 Le chercherai-je dans ces fêtes
Que là folle Joie inventa,
Dont, pour ses coupables conquêtes
De tout temps l’Amour profita ;
Où de puériles Protées,
Sous mille formes empruntées,
Charment burlesquement les yeux,
Et, fiers de leur extravagance,
Semblent disputer en cadence
A qui s’avilira le mieux ?

Non, dit ailleurs le même Poëte ; ce n’est point pour des hommes tels que ceux que Diogene cherchoit, que sont faits des Spectacles où nous mettons les préjugés à la place des vertus ; où, dans les personnages intéressans, nous faisons presque aimer les foiblesses par l’éclat des vertus que nous y joignons ; où, dans les personnages odieux, nous affoiblissons l’horreur du vice par de grands motifs qui les élevent, ou par de grands malheurs qui les excusent. Ce n’est pas encore une fois à de pareils Spectacles que Diogene auroit cherché son homme.

{p. 105}Néanmoins je sçais qu’on y rencontre quelquefois des personnes dont la gravité pourroit donner lieu de croire qu’elle n’y vont que pour se délasser d’une longue ou pénible application, ou pour dissiper un ennui vaporeux qui leur noircit les objets les plus rians ; & il me semble leur entendre dire :

Je puis du moins admettre une folie
Qui sert de cure à ma mélancolie.

Rouss. Ep. à Th.

Mais ces personnes refuseroient-elles d’avouer que si le remede dont elles usent n’altere point leur vertu, il n’en est pas moins pour le plus grand nombre un poison funeste ? Elles désapprouvent sans doute tout ce que le Spectacle offre de licencieux. Cependant leur présence est censée en faire l’apologie : on la cite comme une autorité décisive ; & parmi ceux qui ont la foiblesse de céder aux influences de cette autorité, combien en est-il qui, au lieu d’imiter le discernement de ces graves Spectateurs, ouvrent leur cœur à toute la contagion du Spectacle, & adoptent ce que Corneille fait dire à {p. 106}Cornelie, ou ce que Moliere met dans la bouche d’Orgon ?

O Ciel ! que de vertus vous me faites haïr !

Corn. Pomp.

***
C’en est fait, je renonce à tous les gens de bien ;
J’en aurai désormais une horreur effroyable.

Mol. Tart.

Est-ce donc nous donner une bonne caution de la pureté de nos Théatres, que de citer les personnes graves qu’on y rencontre ? Cette autorité peut-elle balancer celle de nos respectables Citoyens qui occupent les hautes places de la Judicature, & qui en ont les mœurs ? Pourquoi ces sages Magistrats ne vont-ils pas à nos Spectacles ? N’est-ce point parce qu’il y a quelque incompatibilité entre leur fréquentation & la pratique de la vertu ? M. de Voltaire a bien senti cette conséquence si défavorable à nos jeux de Théatre ; &, pour l’affoiblir, il a eu recours au ridicule. « Il y aura toujours, dit-il, dans notre Nation, de ces ames qui tiendront du Goth & du Vandale…. Un Magistrat qui, parce qu’il a acheté cher un Office de Judicature, ose penser qu’il ne lui convient pas d’aller voir représenter {p. 107}Cinna, montre beaucoup de gravité, & bien peu de goût ». Croira-t-on jamais que M. de Voltaire86 ait pensé qu’il y a des Juges qui prennent pour tarif de leur gravité la finance de leurs Offices ? Au reste, quelque fausse que soit son idée burlesque & satyrique, elle constate au moins la régularité de nos sages Magistrats. Je suis persuadé, Monsieur, que vous ne vous offensez pas de la gravité de leur conduite. Vous sçavez que l’état de Judicature est une espece de Sacerdoce, dont le caractere exige toutes les vertus, & exclut tous les vices. Ainsi l’on pourroit y appliquer ce que Ciceron dit de la Philosophie : Dux vitæ, virtutis indagatrix, expultrixque vitiorum. C’est en effet ne pas trop exiger de tous ceux qui dans un degré plus ou moins éminent, partagent l’auguste fonction de décider de la fortune, de l’honneur & de la vie des Citoyens, & qui, à cet égard, ont l’honneur d’être les organes du Souverain, radiis Regis coruscant. Quelle vertu les anciens Romains n’exigeoient-ils {p. 108}pas des Juges ! En voici tous les devoirs contenus dans cette loi que Ciceron a paraphrasée : Is Ordo vitio careto, cœteris specimen esto : Que l’Ordre de la Magistrature soit sans reproche, et qu’il serve de modele à tous les Citoyens. « Que cette Loi, dit Ciceron, est belle & d’une grande portée87 ! Car, dès qu’elle exige une exemption de tous vices, aucun vicieux n’osera donc se présenter pour être reçu dans cet Ordre. Et si cette Loi exige aussi que chaque membre soit le modele des Citoyens, nous avons tout gagné. Car, comme une Ville entiere se laisse corrompre par les dissolutions & les vices de ses Chefs & de ses Juges ; de même elle est corrigée & réformée par leur régularité. Je conviens que cela est difficile dans la pratique ; mais si nous n’y reconnoissons pas les hommes d’à présent, une sage éducation, & l’exactitude à en {p. 109}suivre les principes, pourront en préparer pour l’avenir ». Ce même Orateur, dont tout le monde admire l’éloquence, mais dont la sagesse a peu d’imitateurs, cujus omnes mirantur linguam, pectus non ita, dit que, « pour corrompre ou réformer les mœurs de toute une Ville, il ne faut que-très-peu de personnes ; mais de celles qui sont élevées au dessus des autres par leur naissance, ou par leurs charges ».

On a beaucoup écrit sur les fonctions essentielles des Parlemens de France88, que M de Montesquieu {p. 110}appelle89 « tantôt des canaux moyens par où coule la puissance du Souverain, {p. 111}tantôt des corps politiques, chargés d’un pouvoir intermédiaire subordonné & dépendant, qui doivent annoncer les Loix lorsqu’elles sont faites ; veiller à ce qu’elles ne restent pas ensevelies dans la poussiere ; user de la confiance que le Peuple a en eux, pour l’éclairer dans les temps difficiles ; le soutenir dans ses devoirs ; porter ses prieres & doléances au Monarque ; représentations auxquelles nos Rois, dont le pouvoir paroît sans bornes, se soumettent presque toujours ; de même que la mer qui semble vouloir couvrir toute la terre, est arrêtée par les herbes & les moindres graviers qui se trouvent sur le rivage ».

On a, dis-je, beaucoup écrit sur les fonctions essentielles de nos Parlemens, relativement au Droit public & aux intérêts respectifs du Roi & de la Nation. Chacun en a parlé, suivant l’intérêt qu’il avoit à adopter une opinion plutôt qu’une autre. C’est une question qui restera toujours abandonnée à la dispute :

Non nostrûm inter vos tantas componere lites.

Virg. Egl. 3.

{p. 112}Quoi qu’il en soit, ces Cours souveraines jouiront toujours de la plus grande vénération, & même de la plus grande influence sur le Gouvernement pour le bien public, tant que les mœurs de leurs Chefs & de leurs Membres les mettront dans le cas de se reconnoître dans ce beau portrait que Mézerai a fait du Parlement de Paris sous Charles VIII90. « Cette grande Compagnie étoit comme un sanctuaire de toutes sortes de vertus, de tempérance, de continence, de modestie, de zele pour le bien de l’Etat & du Public. Sa religion se laissoit rarement surprendre, & jamais corrompre. On ne lui demandoit point d’injustices, parce qu’on le connoissoit incapable d’en commettre. Ses Arrêts étoient reçus comme des oracles, d’autant qu’on sçavoit que ni l’intérêt, ni les parentés, ni la faveur, quelle qu’elle fût, n’y pouvoient rien. Les mœurs innocentes de ces Magistrats, & leur extérieur même, servoient de loi & d’exemple. La gravité de leur profession {p. 113}les éloignoit des vanités du grand monde, du luxe, des jeux, de la chasse, de la danse, & encore bien plus de la dissolution & de la débauche. Ils trouvoient leur plaisir & leur gloire à exercer dignement leurs charges. Un grand fonds d’honneur, d’intégrité & de suffisance faisoit leur principale richesse, & la frugalité leur plus certain revenu. N’aimant point le faste & la dépense, ils n’avoient point d’avidité pour les grands biens ; & ils croyoient leur fortune juste & honorable, quand elle étoit médiocre & juste. Ainsi, se rendant vénérables par eux-mêmes, ils étoient en vénération à tout le monde. Et on les respectoit à la Cour ; parce que, n’y ayant aucunes prétentions, ils n’y alloient jamais, s’ils n’étoient mandés par les ordres du Roi, & pour son service ».

L’intégrité de toutes ces vertus a pu par la suite éprouver quelque altération : néanmoins cette auguste Cour réunie dans son sanctuaire, n’en a pas été plus favorable à nos Théatres. Elle leur refusa sous Henri III un établissement {p. 114}légal : « Le luxe, dit Mézerai, appella du fonds de l’Italie, une bande de Comédiens surnommés Li Gelosi, dont les Pieces, toutes d’intrigues, d’amourettes & d’inventions agréables pour exciter & chatouiller les passions, étoient de pernicieuses leçons d’impudicité. Ils obtinrent des Lettres-Patentes pour leur établissement, comme si ç’eût été quelque célebre compagnie. Le Parlement les rebuta, comme personnes que les bonnes mœurs, les SS. Canons & les Peres de l’Eglise avoient toujours réputées infames, & leur défendit de jouer, ni de plus obtenir de semblables Lettres, sous peine de 10000 livres d’amende applicable aux pauvres ».

Ce fut sans succès qu’un Avocat91 osa, en 1761, dégrader son ministere, jusqu’à vouloir, dans une Consultation imprimée, innocenter la profession de Comédien, & la faire relever de toutes les flétrissures dont elle avoit été tant de fois frappée. Le Parlement prononça contre cette {p. 115}Consultation & contre l’Auteur, un Arrêt qu’on avoit lieu d’attendre de son zele pour les bonnes mœurs92. Il fut précédé du vœu unanime de l’Ordre des Avocats, qui s’empresserent de rejetter de leur sein un confrere qui s’étoit si fort écarté du respect que ce premier Barreau du Royaume a toujours eu pour les loix de la Religion & de l’Etat.

Il est bien intéressant que cet Ordre soutienne le caractere d’une profession qui exige les plus grandes qualités. Il ne suffit pas d’y apporter de la pénétration, de la sagacité & de l’éloquence ; il faut y joindre un amour héroïque pour la sagesse, la vertu & l’humanité. L’objet de ceux qui embrassent cet état, doit être de servir d’organe à la vérité, & de soutien à l’innocence. Ces titres ne devroient jamais être séparés de celui d’Avocat ; & c’est s’en rendre indigne, comme l’a dit M. l’Abbé d’Espagnac93, « que de mettre un impôt {p. 116}sur ses succès, de peser au poids de l’or les injures comme les louanges, marchander impudemment la diffamation de ses cliens ; de s’abandonner au délire d’une éloquence vénale ; de consacrer dans des libelles insultans le déshonneur d’une famille, l’opprobre des mœurs : ces détails scandaleux qui avilissent une cause, sans la défendre ; & sur-tout ces railleries ameres, qui rendent au moins ridicules ceux qu’on ne peut rendre criminels ».

Si le Maréchal de Catinat s’étoit ainsi comporté dans les années qu’il passa dans la milice du Barreau, elles auroient été passées sous silence dans les éloges qui ont été faits de ce grand homme ; mais il s’y conduisit {p. 117}de maniere à s’attirer toute la considération que mérite cette profession, quand elle est exercée avec la décence qu’elle exige. « C’est pour lors en effet, comme l’a dit un estimable Militaire94, qu’il n’est pas d’emploi plus noble & plus attrayant. Celui de Magistrat, ou, pour parler avec plus de justesse, celui de Juge, que dans l’ordre des conditions on est accoutumé de placer au dessus, n’exige pas autant de talens ; & il doit agiter souvent la conscience de celui qui l’exerce. L’Avocat habile & vertueux ne connoît point les remords ; il n’embrasse que de bonnes causes. Une seule circonstance peut porter dans son ame l’amertume & le dégoût de son état : c’est quand il y voit, malgré ses efforts, l’innocence opprimée, & la justice violée par l’iniquité des Juges ». Catinat éprouva ce malheur. Il plaidoit un jour une {p. 118}cause qu’il croyoit juste. Il la perdit ; & son cœur en fut si serré de tristesse, qu’il sortit à l’âge de vingt-trois ans du Barreau, pour n’y rentrer jamais. La Magistrature eût peut-être trouvé en lui un Lhopital, un Daguesseau. Catinat, à l’âge de vingt ans, auroit sans doute été le premier à demander l’exclusion d’un confrere qui auroit osé être le patron des Comédiens. La témérité de M. Huerne de la Motte à cet égard, donna occasion au Parlement de reconnoître tout ce qu’on avoit à craindre du goût excessif de notre siecle pour les Théatres. Et afin de nous préparer, à cet égard une postérité moins passionnée, il a ordonné que dans les Colleges, il ne sera, en aucun cas, représenté aucune Tragédie ou Comédie95. Les amateurs des Spectacles s’autorisoient de ces sortes de représentations. Cependant ils ne s’appuyoient que sur un abus dont les bons Instituteurs de la jeunesse desiroient la réforme. Ces Drames étoient, à la vérité, ordinairement {p. 119}assez purs ; mais ce qui avoit été toléré par des motifs illusoires, introduisit plusieurs licences ; & d’ailleurs on habituoit les jeunes gens à avoir moins d’horreur des Théatres publics. Enfin cette coutume, qui s’étoit établie contre les sages Statuts de l’Université, étoit une vieille erreur à détruire96.

Est-il donc étonnant que nos respectables Magistrats s’interdisent les Spectacles, comme un plaisir incompatible avec la sagesse ? Or, ne devons-nous pas aussi soutenir l’honneur de notre vertu ? S’ils paroissent singuliers en se privant des Spectacles ; c’est parce qu’ils sont plus exacts à observer ce qui est d’une obligation universelle. Ils croient que leur exemple seroit encore plus pernicieux que leur faute97, s’ils usoient d’une licence qui n’est tolérée que parce qu’il y auroit des inconvéniens à la supprimer. Aufer meretrices de rebus humanis, turbaveris omnia libidinibus98.

{p. 120}C’est-là le motif qui engage même le Chef de l’Eglise à souffrir dans ses Etats l’usage des Spectacles. Comme cet abus existoit avant que la Souveraineté temporelle fût unie à la Puissance spirituelle ; les Papes, pour maintenir la tranquillité dans l’ordre civil & politique, tolerent ce qu’ils souhaiteroient pouvoir supprimer.

« Ce n’est point par négligence, ni par relâchement, disoit le Pape Gelase, que mes prédécesseurs ont usé de tolérance à l’égard de ce scandale que j’espere abolir. Je suis persuadé qu’ils ont fait les plus sinceres tentatives pour le détruire, & que leurs bonnes intentions furent alors toujours traversées99 ».

Il n’est pas douteux que les souverains Pontifes qui sçavent qu’ils sont faits pour édifier l’Eglise, & non pour plaire aux hommes, ont toujours réprouvé les Spectacles ; mais que peuvent-ils contre le torrent qui s’y porte ? Les armes des Pasteurs de l’Eglise, {p. 121}dit un Auteur, sont la parole, la patience, l’humilité, la douceur, la priere, la souffrance & le bon exemple ; & ils ne doivent employer les voies de rigueur que quand il reste peu de gens scandaleux & opiniâtres100. Voilà pourquoi les Papes n’ont décerné contre les Spectacles que des décrets qui pussent les rendre moins contagieux, & en préparer l’abolition.

Innocent XI défendit aux femmes de monter sur le Théatre. Innocent XII rejetta la Requête que les Comédiens de France lui firent présenter en 1696, pour être relevés de la rigueur des Canons à leur égard. Il les renvoya à l’Archevêque de Paris, pour qu’ils fussent traités suivant le Droit, ut provideat eis de jure. Clément XI en usa de même en 1701, sur la nouvelle Requête qu’ils oserent lui adresser à l’occasion du Jubilé, auquel ils prétendoient pouvoir participer, sans renoncer à leur profession101. {p. 122}Benoît XIV donna le premier Janvier 1748, une déclaration authentique, par laquelle il protesta qu’il ne toléroit les Spectacles qu’à regret. Aussi diminua-t-il à Rome le nombre des Théatres102. Et après les avoir précédemment combattus dans plusieurs de ses Ouvrages, dont la collection est précieuse, il engagea le célebre Pere Concina, Dominicain, à composer sur les Spectacles le Traité Latin que ce Religieux fit imprimer à Rome en 1752. C’est avec le même zele que Clément XIII renouvella en 1759 la défense faite aux Ecclésiastiques d’assister aux représentations qui se font sur des Théatres publics103.

Au reste, ce n’est que dans les derniers jours qui précedent le Carême, que les Théatres sont ouverts à Rome104.

{p. 123}On ne connoît point dans l’Italie l’usage des Spectacles pendant toute l’année. Les troupes de Comédiens y sont ambulantes, & restent plus ou moins dans les Etats qui les admettent. C’est sans doute par cette raison qu’on n’y publie pas les peines prononcées par l’Eglise105 contre leur état ; mais elles n’y sont pas moins connues. Ainsi, comme il a été judicieusement observé dans un Ouvrage moderne de Jurisprudence106 : « La distinction que quelques personnes font entre les Comédiens François & les Italiens, est regardée avec dérision parmi les gens sensés & instruits. Il faut au contraire se renfermer dans ce principe incontestable, qu’où les Loix du Royaume & de l’Eglise ne distinguent point, il ne faut pas distinguer ».

Lorsque Louis XIV fut guéri de l’opération de la fistule, tous les Corps s’empresserent à en témoigner leur {p. 124}joie, en faisant chanter un Te Deum, ou une Messe en action de grace. Les Comédiens Italiens voulurent aussi s’acquitter de ce devoir ; mais ils comprirent la difficulté qu’ils auroient à en obtenir la permission de M. l’Archevêque de Paris, qui étoit alors M. de Harlai : néanmoins ils essayerent de le surprendre : ils firent demander la permission, sous le nom de Gentilshommes Italiens. Elle leur fut accordée. Ils firent les plus grands préparatifs dans l’Eglise des Grands Augustins ; & lorsqu’il fut question d’annoncer la fête, ils prirent leur véritable nom, & celui de leur profession. Mais M. l’Archevêque, instruit de la surprise qui lui avoit été faite, empêcha l’exécution. Cette anecdote se trouve rapportée à la page 109 d’un Ecrit qui parut sur la fin du dernier siecle, sous le titre de Sentimens pour servir de décision sur la Comédie & les Comédiens, Paris, 1694.

On sçait que les plus grandes licences étant passées en coutume, on s’habitue non seulement à ne plus s’en offenser, mais même à en faire l’apologie ; & pour lors, quoique {p. 125}toujours réprouvées, elles parviennent à forcer l’autorité publique de les tolérer107.

Tels ont été les progrès de l’établissement des Spectacles chez les anciens, comme chez les modernes.

Ovide, devenu sensé dans le cours de ses disgraces, avoit représenté à Auguste, que le moyen le plus capable de réformer les mœurs de Rome, étoit d’y détruire tous les Théatres108. Marc-Aurele voulut exécuter cet avis ; mais il ne put y parvenir, puisque, pour avoir seulement modéré la licence des Comédiens, avoir réduit leurs gages, & le nombre de leurs jeux, toute la multitude des désœuvrés se répandit en murmures, & lui {p. 126}reprocha de vouloir rendre Philosophes tous les Sujets de l’Empire109.

Théodoric, Roi d’Italie, éprouva en pareil cas la même résistance. Il étoit persuadé que la fréquentation des Spectacles étoit incompatible avec la gravité des bonnes mœurs ; que les propos licencieux s’y trouvoient toujours excusés : néanmoins il se vit forcé de condescendre à la folie de la multitude, afin d’en contenir les accès110.

Cosme III, grand Duc de Toscane111, qui, dans sa jeunesse, avoit été grand partisan des représentations {p. 127}dramatiques, en reconnut le danger. Il voulut ensuite les proscrire ; mais ce fut sans succès. Il se contenta d’adopter le réglement du Pape Innocent XI112.

On croiroit que S. Louis eut à cet égard plus d’autorité, puisque, suivant quelques Auteurs, il chassa de son Royaume tous les Comédiens. C’est un fait qui seroit à discuter. Y avoit-il alors des Théatres publics ? Les Alains, les Sueves, les Vandales, les Goths & les Francs, à qui l’art dramatique étoit inconnu, en avoient fait cesser l’usage dans les pays qu’ils avoient conquis. Il n’est pas douteux que les prétendus Comédiens qu’on dit avoir été chassés par S. Louis, étoient de ces Poëtes Provençaux qui alloient de château en château réciter des especes d’Héroïdes au son de quelques instrumens. Mais, dira-t-on, si ce Monarque fut si sévere à leur égard, n’y a-t-il pas à présumer, que s’il eût vécu dans notre siecle, il ne l’auroit pas moins été pour nos {p. 128}Théatres ? Le respect pour l’autorité publique qui les tolere, doit nous tenir dans l’incertitude sur la conduite que ce Prince auroit tenue sur cet objet.

On connoît les changemens arrivés dans nos mœurs depuis que les grands Seigneurs, devenus oisifs dans leurs terres par la privation de l’exercice de la justice & des autres privileges de l’ancien droit féodal, commencerent à être attachés à la Cour & à la Capitale, autant par le plaisir que par l’intérêt & l’ambition.

Du temps de S. Louis, ces Seigneurs ne quittoient point leurs terres, où ils vivoient en bons peres de familles, & ils jouissoient de presque tous les droits de la Souveraineté. Ainsi, lorsque l’on dit que ce saint Roi chassa de son Royaume tous les Comédiens, qu’on appelloit en ce temps les Auteurs de la Science gaie, les Troubadours ou les Trouveres, il faut entendre qu’il ne les chassa que des Provinces & des Villes de son domaine ; puisque, entre autres exemples, Alphonse, Comte de Toulouse, son frere, les souffroit à sa Cour.

{p. 129}Il en fut de même lorsque S. Louis voulut abolir la pratique barbare des épreuves & des combats judiciaires, où il suffisoit de succomber & d’être vaincu pour être déclaré incontestablement criminel ou usurpateur, & quelquefois même pour faire décider des questions de discipline ecclésiastique. Ce saint Roi ne put détruire cet usage monstrueux que dans les Tribunaux de ses Domaines. Il ne sui fut pas possible de le supprimer par tout le Royaume, parce que la France se trouvoit alors divisée en une infinité de Seigneuries qui ne reconnoissoient qu’une dépendance féodale. Mais cela ne regarde point le sujet de cette Lettre.

Je crois, Monsieur, avoir assez justifié mes idées sur les Spectacles. Elles sont soutenues d’autorités si peu suspectes, que vous me reprocheriez peut-être présentement un ridicule, si j’avois la foiblesse de m’en écarter. D’ailleurs, re vincimus ipsâ. Ces idées sont fondées sur les principes de la plus exacte philosophie, puisqu’elles ne désapprouvent que ce que la Religion condamne.

{p. 130}Je conviens que c’est une autorité fort peu respectée par tous ces beaux esprits licencieux, que Rousseau appelle des Ecumeurs de dogmes arbitraires ; mais

Pour moi, qu’en santé même un autre monde étonne,
Qui crois l’ame immortelle, & que c’est Dieu qui tonne ;

Desp.

il me semble que la Religion, qui fixe notre foi, doit aussi régler nos mœurs.

C’est pourquoi, dût-on me compter parmi ces gens qui tiennent du Goth & du Vandale, je ne sçaurois regarder le Spectacle de la Tragédie comme l’Ecole de la grandeur d’ame, ni celui de la Comédie, comme l’Ecole de la vie civile. Ce sont de ces plaisirs qu’il faut fuir quand on craint l’inquiétude :

Curam horrescenti non est quærenda voluptas.

Et je ne pense pas que, pour soutenir cette maxime, on puisse, tout bien pesé, me déclarer ennemi de la Patrie.

C’est une qualification odieuse que M. de Voltaire applique aux Censeurs {p. 131}des Spectacles, sous prétexte qu’ils s’opposent à l’aumône qui en résulte pour les pauvres. Mais ne peut-on pas assister les indigens, sans aller à la Comédie ? Et quant à ceux qui y vont, doit-on leur sçavoir gré de leur aumône ? La taxe qu’on exige d’eux pour cet objet, a pour origine une imposition de 800 livres parisis que les Acteurs de la Passion furent obligés de payer, par un Arrêt du Parlement de 1541, pour que les pauvres fussent indemnisés de l’extrême diminution que l’établissement des Spectacles avoit occasionnée dans les aumônes. Il y eut autrefois, dit un Jurisconsulte ; un pareil réglement de fait dans la Hollande, afin que la tolérance dont on usoit pour les Théatres, devînt au moins profitable au fisc par l’espece d’amende qu’on retiroit des Spectateurs113. L’imputation {p. 132}de M. de Voltaire est une espece de fanatisme que je serois en droit de dénoncer au tribunal de la Raison. Philosophia non tollit affectus. On peut être bon Patriote, sans cesser d’être Philosophe, pourvu qu’on prenne ce dernier mot dans son véritable sens ; car vous sçavez combien on en abuse aujourd’hui. Ce ne sera plus un nom honorable, s’il continue d’être usurpé & comme profané par ces incrédules, qui s’efforcent d’ébranler tous les fondemens du raisonnement humain, dans l’espérance de pouvoir contester avec plus de succès les preuves de la Religion.

« Avec quelle violence », dit un illustre Prélat114, « le torrent de l’impiété s’est-il débordé de nos jours sur la République des Lettres ! Il n’est presque aucune de ses parties qui ait été à l’abri de cette inondation ; Physique, Métaphysique, Théologie même, qui le croiroit ! Etude des mœurs, du commerce, de la {p. 133}politique, de la législation ; Grammaire, Histoire, Eloquence, Poésie ; tout est en proie à une fausse Philosophie, armée contre le Christianisme. Les Théatres, ces Écoles du vice tant de fois proscrites par l’Église, mais qui trop souvent forment ou supposent les mœurs publiques d’une Nation, les Théatres ont retenti des maximes de l’incrédulité.

Elles ont été tantôt fortement inculquées, tantôt couvertes d’un voile transparent, d’autres fois insérées hors de propos, & comme sans dessein, dans des livres de toute espece. Les conversations, fideles échos des lectures ordinaires, redisent en mille endroits ce qui s’écrit avec tant de licence. On avale avidement dans le monde le poison mortel qui s’y distribue. Des jeunes gens sans lumiere & sans expérience se figurent que le ton libre & hardi sur la Religion est le ton du bel esprit & de la raison. Ils prennent cet exemple sur des hommes dont le cœur ni le jugement n’ont pu {p. 134}être rectifiés par la maturité de l’âge. Des femmes même prétendent à la gloire de secouer le joug des préjugés & de la superstition. Quelques Auteurs dont les talens & les connoissances n’égalent pas la présomption, se sont dressé de leurs propres mains un tribunal, d’où ils sont écoutés par une foule d’ignorans prosélytes, comme les organes de la vérité. C’est de ce tribunal qu’émanent les arrêts qui érigent en Philosophes les plus frivoles & les plus minces esprits, s’ils ont une teinture d’incrédulité ; & qui bannissent du regne philosophique les génies les plus éclairés, s’ils ont du zele pour la foi chrétienne. Le nom de Philosophe, vénérable dans son origine, mais usurpé sans pudeur, & scandaleusement profané, est le signal qui rassemble aujourd’hui tous les ennemis du Christianisme. Ils ont sans cesse ce nom à la bouche ; ils le prodiguent jusqu’au dégoût & jusqu’au ridicule dans leurs Ecrits ; & s’ils n’ont pu réussir à justifier qu’il leur est dû, ils sont au moins parvenus à rendre aussi {p. 135}odieuse que méprisable la vanité de le prendre, & l’affectation inouie de le répéter ».

Mais, dit un autre Prélat115, « qu’ils sçachent que la véritable philosophie n’a d’autre but que d’éclairer l’homme, afin de le rendre meilleur. Elle ne cherche point à lui faire illusion ; elle met sous ses yeux les vérités les plus séveres ; elle lui développe la perfection de son être ; elle l’éleve au dessus de la matiere & des sens ; elle lui enseigne à maîtriser ses passions, afin qu’il évite d’en être esclave ; elle met à ses pieds ce néant, qu’on appelle grandeur ; elle lui compose un bonheur qui ne dépend ni des faveurs de la fortune, ni de ses revers ; elle lui découvre toute la beauté de la vertu ; & elle lui apprend à ne craindre que le vice & l’infamie. Or, doit-on appeller philosophie, ce systême réfléchi d’incrédulité qui prétend rendre à l’homme sa liberté, en ne lui donnant {p. 136}d’autre guide, d’autre loi que ses passions ? qui méconnoît & exagere alternativement les droits de la raison ; qui tantôt la place à côté de l’intelligence divine, lorsqu’il est question de discuter les dogmes de la Religion, afin de les combattre & de les rejetter, & tantôt ravale l’homme jusqu’au rang des brutes pour le livrer tout entier aux penchans corrompus de son cœur ; qui attaque tous les principes reçus, tarit jusqu’au fond du cœur tous les sentimens honnêtes, brise tous les liens intérieurs qui attachent l’homme à ses devoirs, & coupe la racine de la subordination & des Loix…. Oui, si le vice est monté à son comble, si la corruption a pénétré dans tous les états, dans toutes les conditions ; si tous les principes s’anéantissent ; si tous les sentimens se dégradent ; si l’on pleure sur la ruine de l’honneur & de l’esprit patriotique : n’en cherchons pas d’autre cause que ce systême d’irreligion, qui semble prévaloir parmi nous. Et quel autre effet pourrions-nous attendre de {p. 137}cette funeste philosophie de nos jours ? Point de différence, selon elle, entre le bien & le mal, entre le vice & la vertu : la justice, la probité, la bonne foi ne sont à ses yeux que des conventions humaines. Et tandis que, sous un air de modération, elle tolere les Religions les plus bizarres, elle déclare une guerre implacable à la Religion chrétienne, la seule vraie, la seule digne de Dieu. La foi n’est à ses yeux qu’une stupide crédulité ; la piété, un enthousiasme ; la crainte des Jugemens de Dieu, une foiblesse ; l’espérance chrétienne, une superstition ».

Mais, que fais-je, Monsieur ? Je vous rappelle des réflexions que vous avez lues avec le plus grand intérêt dans leurs sources. Vous en avez conclu, que rien ne rend l’homme plus véritablement grand que la crainte de Dieu : vérité dont le développement fut le sujet du Prix proposé en 1709 par l’Académie des Jeux floraux. Houdart de la Motte remporta ce Prix par un Discours116 dont l’éloquence {p. 138}prouve que le Poëte & l’Orateur se touchent de près, finitimus Oratori Poëta. « Nous voulons, dit ce Poëte Orateur, être grands, & nous le sommes en effet ; mais nous nous avilissons, en cherchant notre grandeur où elle n’est pas. L’insensé, qui ne craint pas Dieu, est le jouet éternel de tout ce qui l’environne ; au lieu que le sage, qui le craint, exerce une espece d’empire sur toute la nature & sur soi-même. Mais cette crainte, qui nous rend grands, n’est point cette crainte désespérante qui est le partage des impies ; c’est cette crainte amoureuse, qui regarde Dieu plutôt comme un Pere, que comme un Maître, qui nous fait vouloir une même chose avec lui, & qui donne aussi à notre obéissance le goût de la liberté & du choix. Ceux qui craignent Dieu dans ce sens, ne connoissent d’autre joug que la Justice ; & loin de dépendre d’aucune créature, ils partagent en quelque {p. 139}sorte la puissance du Créateur, par une complaisance universelle en ses décrets, & par le concours d’une volonté toujours conforme à la sienne…. S’ils obéissent aux loix humaines, ce n’est qu’autant que Dieu les a adoptées. Ils ne s’informent point de ce que l’on punit, mais de ce qui est juste. S’ils sont sujets fideles, ce n’est pas pour éviter la vengeance des Souverains ; s’ils sont Rois bienfaisans, ce n’est pas pour prévenir la révolte des Peuples ; s’ils sont Juges équitables, leur justice n’est point la crainte du reproche ; s’ils sont soldats intrépides, leur valeur n’est point la crainte du mépris ; la crainte de Dieu ferme leur cœur à toute autre crainte ; & supérieurs au respect humain, ils ne dépendent que de leur devoir.

Ce ne seroit pas assez, que ceux qui craignent Dieu, ne fussent grands que du côté de l’indépendance ; ils le sont encore du côté des lumieres. A quoi se réduisent toutes les sciences humaines, j’en atteste les Sçavans mêmes ? à l’utilité & à l’agrément de la vie présente, {p. 140}ou même à la simple curiosité. S’ils sçavent tout ce qu’on a pensé, en ignorent-ils moins ce qu’on a dû penser ? La crainte de Dieu nous fait sentir qu’il y a une science supérieure dont l’étude se réduit à deux choses ; à discerner la volonté de Dieu sur les hommes ; à vaincre en lui-même les obstacles que la cupidité y renouvelle à chaque instant. Eh ! quel maître avons-nous pour cette science ? C’est Dieu lui-même qui s’est fait notre maître : il nous a redonné les loix qu’il avoit gravées dans nos cœurs en les formant, & que la révolte en avoit effacées. Mais parce qu’il auroit été inutile de nous apprendre sa volonté, s’il nous eût abandonné à nos foiblesses, il nous a promis en même temps de nous aider à l’accomplir. Le secours est infaillible, & toujours aussi prompt que nos souhaits. Ecoutons ce que dit le Sage : Craignez Dieu, & observez ses loix : c’est en cela que consiste tout l’homme117. {p. 141}Hors delà point de sagesse, ni de véritable magnanimité. Les vertus humaines produisent quelquefois les grandes actions ; la seule crainte de Dieu forme les grands sentimens.

L’instabilité, l’agitation de tout ce qui l’environne ne sçauroit ébranler un homme qui craint Dieu : tout change, & il ne change pas. Toujours juste, toujours égal, les succès ne lui cachent point son impuissance naturelle ; les revers ne lui font rien perdre de sa dignité. Généreux jusqu’à se sacrifier pour les autres ; désintéressé jusqu’à se trouver trop payé par le plaisir de le faire ; capable de louer ses ennemis, & de se condamner lui-même ; zélé pour la justice ; indifférent pour la gloire, exempt enfin, ou du moins vainqueur des passions que les hommes honorent : Voilà le héros que la crainte de Dieu produit ».

C’est d’après ces principes, Monsieur, que je vous ai si souvent entendu dire que les Héros & les Sçavans dont la grandeur & les lumieres ne sont point fondées sur la crainte magnanime de Dieu, ne sont que des {p. 142}ambitieux qui s’arrogent le nom de grands, & qui, en cherchant la grandeur où elle n’est pas, s’avilissent & se dégradent. Ils vous paroissent d’autant plus méprisables, que leur avilissement est leur propre ouvrage ; puisque rien ne peut nous dégrader que nous-mêmes. Un faux Philosophe n’est à vos yeux qu’un animal glorieux, vil esclave de la renommée118 : c’est ainsi qu’un Ancien appelloit un Socrate, un Cratès, un Antistene, & les autres Philosophes du Paganisme.

Qu’étoit l’homme en effet, qu’erreur, illusion,
Avant le jour heureux de la Religion ?

On peut en juger par l’état déplorable des Nations où la Philosophie étoit le plus cultivée. Les femmes étoient communes par les loix de Lycurgue. Platon défendoit de s’enivrer, excepté aux fêtes de Bacchus. Aristote interdisoit les images déshonnêtes, excepté celles des Dieux. Solon établit à Athenes le Temple de l’Amour impudique. Toute la Grece, dit Bossuet, étoit pleine de Temples consacrés à {p. 143}ce Dieu, & l’Amour conjugal n’en avoit pas un.

Toute lumiere alors n’étoit qu’obscurité ;

& cette foible lumiere auroit été entiérement éteinte, si le Christianisme n’étoit venu la fortifier, l’épurer, l’étendre, mettre à la portée des esprits les plus grossiers, & ce que les Philosophes ignoroient & ce qu’ils n’osoient enseigner ; puisqu’ils avoient la lâcheté d’adorer dans les Temples les Dieux dont ils se moquoient dans leurs écoles & dans leurs écrits. Mais, si

Tout étoit adoré dans le siecle payen ;
Par un excès contraire on n’adore plus rien.

Rac. Poëm. de la Relig.

Qu’en est-il résulté pour les mœurs ? Je vous invite à lire la peinture énergique qui en est faite dans la Satyre que M. Gilbert a adressée en 1775 à M. Fréron, & qui est intitulée : le dix-huitieme Siecle. En voici quelques pensées :

 Par l’erreur & l’orgueil nommé Philosophie,
Un monstre, chaque jour, croît & se fortifie,
Qui, d’honneurs usurpés, parmi nous revêtu,
Etouffe les talens & détruit la vertu,
{p. 144}C’est, en nous dégradant, qu’il brigue nos louanges ;
Précipité par lui du Ciel dépeuplé d’Anges,
Dieu n’est plus ; l’ame expire ; & Roi des animaux,
L’homme voit ses sujets devenir ses égaux :
Ce monstre toutefois n’a point un air farouche,
Et le nom des vertus est toujours dans sa bouche.
… … … … …
 Eh ! quel temps fut jamais en vices plus fertile ;
Quel siecle d’ignorance, en vertus plus stérile,
Que cet âge nommé siecle de la Raison ?
… … … … …
… … nos modestes aïeux
Parloient moins des vertus, & les cultivoient mieux.
Quels demi-Dieux enfin nos jours ont-ils vu naître ?
Ces François si vantés, peux-tu les reconnoître ?
Jadis peuple héros, peuple femme en nos jours,
La vertu qu’ils avoient n’est plus qu’en leur discours.
 Suis les pas de nos Grands : énervés de molesse,
Ils se traînent à peine, en leur vieille jeunesse :
… … … … …
 Destinés en naissant aux combats, aux alarmes,
Formés dans un serrail au dur métier des armes ;
Qu’ils promettent d’exploits tous ces héros futurs !
L’un sçait, armé du fouet, conduire dans nos murs
Son char prompt & léger qu’un seul coursier promene ;
L’autre, noble Histrion, délirer sur la scene :
… … … … …
 La plupart, indigens au milieu des richesses,
Dégradent leur naissance, à force de bassesses.
… … … … …
 Plus de foi ; plus d’honneur. L’hymen n’est qu’une mode,
Un lien de fortune, un veuvage commode
Où, chaque époux brûlé de contraires desirs,
Vit, sous le même nom, libre dans ses plaisirs.
{p. 145} Vois-tu parmi ces Grands leurs compagnes hardies
Imiter leurs excès, par eux-même applaudies ;
Dans un corps délicat porter un cœur d’airain ;
Mêlant l’orgueil au vice, au faste l’impudence,
Des plus viles Phrinés emprunter la licence.
… … … … …
 Enfin, dans les hauts rangs je cherche des vertus ;
J’y cherche un cœur honnête, & je n’en trouve plus.
… … … … …
 Mais la corruption, à son comble portée,
Dans le cercle des Grands ne s’est point arrêtée ;
Elle infecte l’Empire, & les mêmes travers
Regnent également dans tous les rangs divers.
… … … … …
 Hé ! quel frein contiendroit un vulgaire indocile
Qui sçait, grace aux Docteurs du moderne Evangile,
Qu’en vain le pauvre espere en un Dieu qui n’est pas ;
Que l’homme tout entier est promis au trépas ?
… … … … …
 C’est en vain que, fidele à sa vertu premiere,
Louis instruit aux mœurs la Monarchie entiere ;
La Monarchie entiere est en proie aux Laïs,
Idoles d’un moment, qui perdent leur pays ;
Et la Religion, mere désespérée,
Par ses propres enfans sans cesse déchirée,
Dans ses temples déserts pleurant leurs attentats,
Le pardon sur la bouche, en vain leur tend les bras ;
Son culte est avili ; ses loix sont profanées.
… … … … …
 Voilà donc, cher ami, cet âge si vanté,
Ce siecle heureux des mœurs & de l’humanité :
A peine des vertus l’apparence nous reste.
… … … … …
Et la chûte des Arts suit la perte des mœurs.
… … … … …
{p. 146} De nos Peres fameux les ombres insultées ;
Comme un joug importun, les regles rejettées,
Les genres opposés bizarrement unis ;
La nature, le vrai de nos Livres bannis ;
Un desir forcené d’inventer & d’instruire ;
D’ignorans Ecrivains, jamais las de produire ;
Des brigues ; des partis l’un à l’autre odieux ;
Le Parnasse idolâtre adorant de faux Dieux ;
Tout me dit que des Arts la splendeur est ternie.

Voilà où conduit le mépris de la Révélation. L’homme, réduit à la seule lumiere de la Raison, ne sçauroit être éclairé que très-imparfaitement. La Raison, dit Locke119, est la Révélation naturelle ; & la Révélation est la Raison augmentée par un nouveau fonds de découvertes émanées immédiatement de Dieu.

C’est à ce double flambeau que vous devez, Monsieur, la justesse de votre esprit & la droiture de votre cœur, dont j’espere éprouver les effets dans le jugement que vous porterez de cette Lettre. Hæc dixi, non quòd de ardore mentis tuæ quidquam dubitem ; sed quò currentem impellam, & acriter dimicanti fervorem fervori augeam.

Je suis, &c.

{p. 149}

AVERTISSEMENT
DE
M. LE CHEVALIER DE ***, A qui la Lettre de M. Desprez de Boissy, sur les Spectacles, avoit été adressée. §

M. de Campigneulles, Membre de plusieurs Académies des Sciences & des Belles-Lettres, que je n’ai pas l’honneur de connoître, a jugé à propos de répondre pour moi120à la Lettre que M. Desprez de Boissy m’avoit écrite sur les Spectacles. Comme cette réponse, qui a été imprimée, m’y fait soutenir des principes dont j’avois reconnu l’erreur, je me suis vu obligé d’en faire mes plaintes à M. de Campigneulles. C’est l’objet de cette Lettre que j’adresse à cet Académicien, & que je n’ai pu me dispenser de rendre publique. {p. 150}Plusieurs personnes de mérite, à qui elle a été communiquée, ont pensé qu’elle pourroit servir de seconde Partie à l’Ouvrage de M. Desprez de Boissy. Pourquoi hésiterois-je à soutenir des principes qui tendent à rendre meilleurs les Citoyens, & que l’on n’attaqueroit point publiquement, si on avoit pour la Religion autant de zele que Stobée121nous dit qu’on en exigeoit à Athenes pour, la défense des Autels, & l’observation du Rit national ?

{p. 151}

LETTRE
DE M. LE CHEVALIER DE ***
A M. de CAMPIGNEULLES,
Membre de plusieurs Académies des Sciences
& Belles-Lettres ;
Au sujet de la Lettre de M. Desprez de Boissy ; sur les Spectacles. §

DEUXIEME LETTRE.

Je suis fort surpris, Monsieur, que de votre noble office vous vous soyez chargé de répondre122 pour moi à la Lettre que M. Desprez de Boissy m’a écrite sur les Spectacles. Vous êtes si fort éloigné du point de vue dans lequel j’ai considéré cette Lettre, & {p. 152}des impressions qu’elle a faites sur moi, que je me crois obligé de donner un désaveu public à votre Réponse.

La Lettre que vous critiquez, est un Ouvrage philosophique qui ne m’a jamais paru capable d’offenser personne. Son objet est de prouver l’évidence du danger de nos Spectacles pour les mœurs, & sur-tout pour les jeunes gens. Et il m’a semblé qu’il étoit fort propre à fournir des armes défensives à ceux qui, étant dans de bons principes, sont souvent exposés à lutter contre ces tourbillons d’esprits follets, pour qui le langage de la Religion est trop sublime.

Quoi que vous en disiez, Monsieur, la these que M. de B*** soutient, est trop bien établie par l’expérience. Et s’il n’a pas jugé à propos de fréquenter nos Spectacles, pour y faire l’épreuve à laquelle je l’avois plus d’une fois excité, & que vous lui reprochez de ne pas avoir faite ; je n’ai pu que l’applaudir, dès que j’ai sçu la sagesse de ses procédés123, pour se faire sur {p. 153}ce point une regle de conduite.

On diroit que vous auriez adopté le systême de ce Livre pernicieux124 qui réduit l’homme à la seule faculté de sentir. Vous prétendez que M. de B*** ne pouvoit être en état de bien prouver la thèse qu’il soutient, que par les sensations qu’il auroit éprouvées, en fréquentant les Spectacles ; parce que l’on ne voit jamais bien par les yeux des autres.

Il s’ensuivroit donc aussi, que pour avoir une juste idée de ces lieux consacrés au plus honteux libertinage, & pouvoir en persuader le danger aux autres, il faudroit les avoir fréquentés. A combien d’inconvéniens ne serions-nous pas exposés, s’il falloit, comme vous le dites, n’acquérir la sagesse, qu’en se livrant aux écueils où l’on sçait qu’elle échoue presque toujours ? Vous entendez mal ce vers de Corneille que vous citez :

A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.

Cette maxime est fort belle, lorsqu’on l’applique aux efforts que l’on {p. 154}est dans le cas de faire pour remplir mieux son devoir, & non à la témérité de ceux qui se permettent tout ce qui peut irriter les passions. Et assurément Corneille n’a pas eu l’intention de contredire, comme vous le faites indécemment, cette maxime : Qui amat periculum, in illo peribit125 : Qui aime le péril, y périra. Un homme sensé ne peut compter sur sa vertu que dans les périls où l’imprudence ne l’a pas conduit.

Vous reprochez à M. de B*** de donner sa décision sur une matiere qu’il ne connoît pas : mais le ton dogmatique n’est point ce qui domine dans sa Lettre. On n’y trouve que les motifs & les principes qui ont déterminé son sentiment ; & il m’a paru qu’ils étoient fondés sur la connoissance de la nature, du but & des effets de nos Théatres. L’exposition que M. de B*** fait des regles de l’Art dramatique prouve bien qu’il connoît la matiere qu’il traite126.

Mais je vous accorde qu’il eût {p. 155}ajouté sa propre expérience aux preuves que la raison, la connoissance de l’art, & le récit des autres lui ont fournies, n’auroit-on pas encore eu l’injustice de lui reprocher de juger du cœur des autres par la sensibilité du sien ?

Je ne trouve rien de plus décisif que les autorités qu’il rapporte de Bussy-Rabutin, de Lamotte, du Duc de la Rochefoucault, de la Bruyere, de Fontenelle, de Riccoboni127. Et lorsque j’y ai vu les aveux de M. de Voltaire sur les pieces128 qui, après Athalie & Esther, passent pour les plus chrétiennes, il m’a semblé que, vouloir se charger de faire l’apologie des Spectacles au tribunal de la Raison, c’étoit s’exposer à s’y faire siffler.

Quelque partisan que vous m’ayez supposé des Spectacles, je n’en ai pas moins approuvé la Lettre de M. de B***. J’ai reconnu l’erreur où j’étois en voulant engager cet ami à changer de sentiment ; & j’ai eu la satisfaction {p. 156}de voir le Public ratifier le jugement que j’avois porté de cet Ouvrage. Tous les Journalistes129 l’ont annoncé avantageusement. Il est vrai que M. de Boissy, l’ancien Auteur du Mercure, a un peu critiqué l’austérité de la morale, mais de maniere à faire sentir l’intérêt personnel qu’il avoit à la querelle…. Nous laissons à d’autres, dit-il, le soin de faire l’apologie de la Comédie, de peur qu’en nous recusant, on ne nous replique : M. Josse, vous êtes Orfevre. Mercure de Mars 1756.

M. Fréron s’est chargé de faire cette apologie dans son Année Littéraire130. {p. 157}Mais quelle distraction n’a-t-on pas à lui reprocher ! L’intérêt qu’il a mis au soutien de cette mauvaise cause, l’a séduit, de maniere qu’il a cru pouvoir appuyer son opinion par l’autorité de S. Thomas & de S. Antonin. Il en a fait des Apologistes du Théatre, en abusant de certains passages dont on avoit mille fois exposé le véritable sens.

Cet écart dans un Journaliste aussi accrédité, devient plus dangereux ; il fortifie l’ignorance que la multitude se plaît à conserver sur cette matiere, & qui conduit au libertinage :

Du vieux Zénon l’antique confrérie
Disoit tout vice être issu d’ânerie.

Rouss. lib. 1, ep. 3.

C’est relativement à de pareilles distractions de M. Fréron, qu’il parut, il y a plusieurs années, un petit Ecrit intitulé : Lettre de M. D…, Licencié en Droit, à M. Fréron, Directeur de l’Année Littéraire & du Journal étranger. Voici quelques-unes des regles qui y sont données, sur le devoir des {p. 158}Journalistes. Il est bon de les faire connoître dans un temps où les Journaux littéraires se sont si fort multipliés. « La critique, dit M. de Querlon, cet art si nécessaire & si utile, ne doit avoir pour fondement & pour principe que l’amour des Lettres, & le goût du vrai. Or, suivant cette maxime, un Journaliste qui sçait respecter ses Lecteurs, ne prostitue point sa plume pour accréditer des principes faux & dangereux. Il n’affecte point de déprécier des Ecrits dont le plus grand défaut est de contredire son goût & ses idées propres. Il cite avec exactitude ; il ne déguise & n’altere rien. Il ne se pare point des expressions d’autrui ; il se garde bien de rapporter de longs textes, sans les distinguer, & sans avertir que c’est un autre qui parle ; il ne produit point du ridicule où il n’y en a pas ; & quand il y en auroit, il ne le montre que quand l’intérêt du goût ou de la raison l’exige nécessairement ».

Si M. Fréron ne s’étoit pas écarté de ces regles, il auroit évité de séduire ses Lecteurs, en donnant pour une {p. 159}autorité favorable aux Spectacles, la licence de quelques Ecclésiastiques, qui, par leurs mœurs, appartiennent plus au siecle corrompu qu’à la Religion. C’est un abus que ce corps respectable des Ministres sacrés a condamné dans tous les temps. Enfin, M. Fréron ne se seroit point permis d’attribuer, contre toute vraisemblance, à M. Bossuet la foiblesse d’avoir soutenu par une réponse équivoque & par sa présence, l’innocence des Spectacles. Et vous, Monsieur, dans la réponse que vous avez faite indiscrétement pour moi à la Lettre de M. de Boissy, vous allez jusqu’à avancer que cet illustre Prélat a fait un Ecrit en faveur de la Comédie. Qui croiroit, qu’au lieu d’aller chercher la lumiere dans les admirables Ecrits de ce grand homme, on n’auroit pas honte d’en faire l’Apologiste de la licence !

Telles sont les suites des fausses allégations qu’on se permet dans la Littérature. Il en est comme de la calomnie ; il en reste toujours quelques traces ineffaçables. Et c’est pour cette raison qu’un fameux délateur {p. 160}disoit aux courtisans de Philippe, Roi de Macédoine :

 Messieurs, … …
… … … … …
Quelque grossier qu’un mensonge puisse être.
Ne craignez rien, calomniez toujours.
Quand l’accusé confondroit vos discours,
La plaie est faite ; & quoiqu’il en guérisse,
On en verra du moins la cicatrice.

Rouss.

Oui, Monsieur, l’imposture ne fait que trop de prosélytes. Et la calomnie n’a malheureusement que trop son effet, lorsqu’elle rencontre des gens intéressés à la croire légérement.

On a souvent relevé les imputations que l’on a faites à S. Thomas & à S. Antonin. Cependant ceux qui cherchent à se séduire eux-mêmes dans leurs passions, les réclament toujours en leur faveur. Il en sera de même de ce que l’on attribue à M. Bossuet ; on ne cessera de l’entendre répéter par ceux qui, en proie à leurs mauvais desirs, saisissent sans la moindre réflexion tout ce qui peut être favorable à leurs penchans. Mais, pour rendre moins contagieux les Auteurs qui osent reproduire ces impostures, {p. 161}on doit, non répéter tout ce qui a été écrit à ce sujet, mais leur donner un démenti public, & se contenter d’annoncer de nouveau les Ouvrages qui ont détruit ces fausses imputations131.

Qu’on lise les Discours du P. le Brun, l’Ouvrage de M. le Prince de Conti, les Réflexions de M. Nicole sur la Comédie, & celles que M. Bossuet a faites, non, comme vous le prétendez faussement, pour la justifier, mais pour la réprouver ; on verra tomber les fausses idées que les partisans des Spectacles donnent sur la doctrine de quelques illustres personnages.

On y apprend que parmi les Ecrivains Ecclésiastiques des douze premiers siecles, l’on n’en peut citer aucun qui se soit exprimé d’une maniere équivoque sur cette matiere. Et si depuis l’établissement de la méthode scholastique, l’on croit trouver quelques Théologiens qui paroissent avoir été favorables aux Spectacles, {p. 162}on se trompe, faute de connoître le langage ou plutôt la méthode des Scholastiques ; & pour en bien juger, voici un principe qu’il faut sçavoir.

Ces Théologiens ne se contentent pas de résoudre les cas par rapport aux circonstances qui les accompagnent ordinairement ; ils vont au-devant des objections qu’on pourroit leur opposer. Ils examinent quelquefois les difficultés par rapport à plusieurs suppositions abstraites & métaphysiques.

Il suit delà qu’ils approuvent en certaines hypotheses ce qu’ils condamnent dans la pratique commune. Or, on est souvent induit en erreur, lorsqu’on ne sçait pas, ou plutôt lorsqu’on ne veut point distinguer les décisions absolues d’avec celles qui ne se rapportent qu’à des suppositions métaphysiques.

Saint Thomas, par exemple, pose pour principe, que tout ce qu’on fait devant être réglé par la raison ; les mots pour rire & tous autres jeux deviennent condamnables ; 1°. lorsque dans les jeux on mêle des actions ou des paroles déshonnêtes, ou nuisibles {p. 163}à la réputation du prochain ; 2°. lorsque le jeu étant de soi-même indifférent, il se trouve joint à des circonstances qui le rendent mauvais, comme si l’on vouloit jouer des jeux que l’Eglise auroit défendus132.

Je ne crois pas que jusqu’à présent vous soyez fondé à réclamer ce saint Docteur en faveur des Spectacles, puisque vous convenez qu’ils sont défendus par l’Eglise. Il est vrai que vous pensez que cette défense ne devroit plus avoir lieu présentement, eu égard à la prétendue perfection de nos Théatres. Mais, pour être purgés {p. 164}de termes obscenes & grossiers, ils n’en sont pas moins dangereux ; & il faut n’avoir de chaste que les oreilles pour les trouver aussi purs qu’on le prétend. « Il est faux, dit M. Bossuet, que les Peres n’aient blâmé dans les Spectacles que l’idolâtrie & les impudicités manifestes. Ils y ont blâmé l’inutilité, la dissipation, la commotion de l’esprit, les passions excitées, le desir de voir & d’être vu, les choses honnêtes qui enveloppent le mal, le jeu des passions, & l’expression contagieuse des vices ». Chaque siecle a eu sa maniere de couvrir les idées propres à flatter la volupté. Nous en avons une preuve dans Duchesne133. On y voit que dans les Spectacles des anciens temps de notre Monarchie, on ne se proposoit d’exciter les passions qu’avec les égards qu’exigeoit le goût de ce que nous appellons communément les honnêtes gens, c’est-à-dire, des personnes de la Cour & de la Capitale.

{p. 165}Je passe à l’endroit de S. Thomas dont les partisans du Théatre ont le plus souvent fait usage. Ce grand Théologien se fait cette objection : « Si l’excès dans le jeu est un péché, les Histrions, dont toute la vie se rapporte au jeu, seront donc dans un état de péché ; & il faudra (remarquez la conséquence) condamner de même ceux qui se servent de leur ministere, ou qui leur donnent quelque secours. Cependant S. Paphnuce eut révélation qu’un Joueur de flûte jouiroit avec lui du même degré de gloire dans le Ciel ».

Le P. le Brun, que les seuls préjugés ne dirigeoient pas, mais qui étoit versé dans la connoissance de l’Antiquité, remarque que, pour bien entendre la réponse à cette objection, il faut observer qu’il n’étoit pas question de Spectacles tels que les nôtres, du temps de S. Thomas ; que ce Saint entendoit par Histrions, ceux qui n’avoient d’autre emploi que de divertir quelquefois les hommes, ou par la récitation de quelques contes agréables, ou par des instrumens, comme faisoit le Joueur de flûte dont il parle.

{p. 166}Ces Histrions pouvoient être ce qu’on appelloit Troubadours ou Chanteurs ; & parmi eux, les Poëtes Provençaux étoient les plus estimés134. Les Princes & les grands Seigneurs les faisoient venir à leur Cour, pour s’en amuser. Deux ou trois de ces Poëtes s’associoient quelquefois, & alloient de château en château s’offrir à réciter, au son de quelque instrument135, les Pieces qu’ils avoient composées. Elles avoient pour objet, tantôt de récréer par des plaisanteries, tantôt de louer les exploits des Princes ou des Seigneurs qui les avoient mandés, comme on le voit dans l’Histoire de Louis VIII, pere de S. Louis. Ces Histrions n’avoient point de théatres publics. Il en étoit d’eux, {p. 167}comme de ces Comédiens dont parle Pline le Jeune, que l’on faisoit venir pour être récréé pendant le repas par quelques récits amusans ou instructifs136 ; & ceux-là n’étoient point regardés infames à Rome, comme l’étoient ceux qui montoient sur des théatres publics, & comme le sont nos Comédiens.

Cela posé, comment S. Thomas répond-il à l’objection qu’il s’est faite ? Il décide que le divertissement étant quelquefois nécessaire, il n’est pas défendu qu’il y ait des hommes qui puissent nous divertir en jouant de quelque instrument, ou en nous récitant divers contes agréables ; & qu’ainsi ils ne peuvent être en état de péché : mais voici les conditions : « Pourvu, dit-il, qu’ils ne disent & ne fassent rien d’illicite ; que le jeu soit modéré ; qu’il ne dérange pas les affaires, & qu’il ne se rencontre point dans des temps défendus137 ».

{p. 168}On voit que par cette décision, S. Thomas laisse le cas dans la supposition métaphysique, qui n’est pas certainement celle où se trouvent nos Spectacles138, qui sont de la nature de ceux que ce saint Docteur a condamnés, parce qu’ils excitent aux vices les Spectateurs. Il n’est pas question ici de l’Art dramatique considéré en lui-même. M. de B*** déclare assez dans sa Lettre, le jugement qu’on en doit porter comme Littérateur. Mais quant à l’effet moral de la représentation de nos Drames, quelle différence entre notre Théatre & celui des anciens Grecs ! Tout, jusqu’aux jeux scéniques, dans les beaux jours d’Athenes, se rapportoit à l’utilité publique. Les Poëtes dramatiques & les Acteurs étoient considérés comme des hommes d’Etat, des Philosophes, des Censeurs même {p. 169}chargés d’instruire & de réformer le Peuple, en rendant presque toujours leurs Drames relatifs ou à la Religion, ou au bien de la Patrie, ou à l’histoire de la Nation ; & on ne leur laissoit rien avancer qui pût offenser le goût de l’ordre, l’amour de la vertu, ni l’intérêt des mœurs publiques & particulieres. Les femmes ne montoient point sur le Théatre. Or quel contraste n’apperçoit-on pas dans nos Spectacles du côté des Poëtes qui en font une école où l’on présente presque toujours les vices colorés en beau, & la vertu rendue ridicule ; du côté des Acteurs, dont la vie scandaleuse n’inspire que la volupté ; du côté des Spectateurs, qui n’aiment presque tous à y goûter que des pensées libertines, & qu’un jeu indécent, incitativum ad lasciviam ? ce qui a donné lieu à M. Fréron de dire que la plupart des femmes qui vont à la Comédie, y entrent Hélene plutôt que Pénélope, c’est-à-dire, qu’elles y entrent toutes corrompues139.

{p. 170}Est-ce là ce qu’on prétend faire appeller par S. Antonin, Comédie de bonnes mœurs ? Je profite, Monsieur, de l’aveu que vous faites, que si les Comédiens ne jouoient que des Pieces telles que souhaiteroient les honnêtes gens, leur salle seroit souvent déserte ; & qu’avec d’excellentes Pieces, les meilleurs Comédiens mourroient de faim. Or Saint Antonin décide formellement que si les Histrions représentent quelquefois des Pieces honnêtes, & quelquefois des déshonnêtes, on doit les abandonner & n’assister à aucune de leurs représentations140. Ces Histrions sont pour lors dans le cas de ceux dont S. Thomas déclare le gain aussi illicite que celui des femmes prostituées141, & auquel par conséquent il n’est point permis de contribuer. Mais n’est-ce point parler à un homme qui dort, que d’entrer avec vous dans ces discussions, {p. 171}dès que vous vous dites142 engagé dans les délires de l’amour & de la Poésie ? Cum dormiente loquitur, qui enarrat stulto sapientiam. Eccles. c. 22, ℣. 9.

Je crois encore que vous rêvez, quand vous citez S. Charles Borromée, comme une autorité favorable aux Spectacles. C’est un reproche qu’on a à faire à tous les Apologistes du Théatre. Ils ne s’autorisent que trop souvent d’Auteurs graves ; mais ils ne citent jamais, ou s’ils citent quelquefois, ils sont toujours infideles, soit parce qu’ils tronquent les passages, soit parce qu’ils les interpretent mal, soit parce qu’ils ont la mauvaise foi de taire ce qui pourroit découvrir l’esprit des Auteurs dont ils font usage. « Les personnages, disent-ils, les plus recommandables, ont regardé le Théatre, comme étroitement lié à l’ordre public. S. Charles Borromée corrigeoit de sa propre main des Pieces destinées à la déclamation. Richelieu s’occupa de réformer la {p. 172}Scene ; Fénélon avoit les mêmes vues ; M. Languet, Archevêque de Sens, dans son Discours pour la réception de M. de la Chaussée à l’Académie Françoise, dit à ce Poëte dramatique : Je puis donner, non aux Spectacles, que je ne puis approuver, mais à des Pieces aussi sages que les vôtres, une certaine mesure de louanges. Le sacré & le profane, le sérieux & le comique, la chaire & le théatre doivent se liguer pour rendre le vice odieux : ainsi disent nos Apologistes des Spectacles, les Saints, les Politiques & les Sages ont cru que le Théatre méritoit une attention particuliere du Gouvernement ».

M. l’Abbé Gros de Besplas a fait usage de ces autorités dans un Ouvrage143 dont il a paru en 1774 une seconde édition : mais nous sommes persuadés qu’il n’a pas prétendu leur attribuer plus de valeur qu’elles ne méritent.

Le Cardinal de Richelieu toléroit, {p. 173}par des considérations politiques, ce qu’il devoit désapprouver comme Ministre ecclésiastique. Le sentiment de M. de Fénélon ne doit être regardé que comme une foiblesse de Littérateur. Et cette mesure de louanges que M. Languet accorda à M. de la Chaussée, manifeste l’embarras où il étoit de concilier le devoir ecclésiastique avec l’étiquette de la cérémonie du moment. Il me semble que prétendre tirer avantage de cette anecdote littéraire pour le Théatre, c’est manquer aux égards qu’on doit à la bonne idée que l’on avoit des mœurs canoniques de ce Prélat.

Quant à S. Charles Borromée, M. Dacier, dans un de ses Mémoires académiques, a assuré qu’on n’avoit encore pu fournir aucune preuve, que cet illustre Cardinal eût jamais employé aucun moment à corriger des Pieces de Théatre. Combien en effet n’étoit-il pas éloigné d’approuver les Spectacles ! on peut en juger par ses Ordonnances pastorales, qui se trouvent dans les Actes des Conciles de Milan. « Nous avons, dit-il, jugé à propos d’exhorter les Princes & les Magistrats {p. 174}de chasser de leurs Provinces les Comédiens, les Farceurs, les Bateleurs, & autres gens semblables de mauvaise vie, & de défendre aux Hôtelliers & à tous autres, sous de grieves peines, de les recevoir chez eux ». Il ordonna aux Prédicateurs de reprendre avec force ceux qui suivent les Spectacles, & de ne pas cesser de représenter aux Peuples, combien ils doivent les avoir en horreur144. Enfin, en 1662, on fit imprimer à Toulouse un Livre que S. Charles avoit fait composer pour prouver que les Spectacles dramatiques sont mauvais, à cause des circonstances {p. 175}qui les accompagnent, & de leurs effets. Ce vénérable Cardinal rappella sur cet objet les principes de l’Eglise, que les abus avoient fait oublier ; mais il se conduisit avec la prudence d’un Pontife éclairé.

On sçait que l’Eglise est souvent obligée de tolérer des abus dont la suppression pourroit causer de plus grands désordres, ou qu’elle ne peut détruire sans le concours de la Puissance séculiere145. Et alors les Ministres de la Religion ne peuvent que les déclarer mauvais, en détourner les Fideles par tous les moyens possibles, & proposer les tempéramens qui peuvent les rendre moins contagieux. C’est ce que fit S. Charles. Les désordres de son Diocese étoient extrêmes, & la réforme ne pouvoit s’en faire que par degrés. Il obtint du Gouverneur de Milan un ordre qui défendit de représenter aucune Piece qui n’eût été examinée, & trouvée conforme à la Morale chrétienne. Mais, comme le dit l’Historien de sa vie, cette loi parut si sévere aux Comédiens, {p. 176}qu’ils aimerent mieux quitter la Ville. Et quand il seroit vrai que S. Charles eût corrigé des Pieces destinées à la déclamation, on doit supposer que l’examen en étoit si sévere, qu’il ne pouvoit tendre qu’à la destruction des Spectacles. C’est du moins l’effet qui en résulteroit, si l’on donnoit des Censeurs aussi scrupuleux à nos Théatres ; de même qu’il n’y auroit plus de Spectateurs, s’il falloit n’aller aux Spectacles qu’aux conditions où S. François de Sales en permettoit l’usage.

Il y a des gens qui ont de faux préjugés à l’égard de ce saint Evêque. Ils le supposent si complaisant, qu’ils le feroient presque le Patron des Casuistes relâchés ; & cette opinion les porte à faire de S. Charles Borromée le Patron des Casuistes rigoristes. Néanmoins ces deux Saints ne different que dans la maniere dont ils ont annoncé la doctrine de l’Eglise ; & dans le fonds, ils sont tous deux aussi rigides. S. François de Sales ne l’est-il pas assez lorsque pour le choix d’un Confesseur, il veut qu’on en choisisse, non un entre mille, comme l’avoit {p. 177}dit Avila, mais un entre dix mille ? Il permet, dit-on, d’aller aux bals & autres divertissemens dangereux : mais comment les permet-il ? c’est en exigeant des dispositions qu’on ne pourroit essayer de garder avec fidélité, sans renoncer à tous ces plaisirs. Il compare ces divertissemens aux champignons, dont les meilleurs ne sont pas salubres. « Toutes ces assemblées, dit-il, attirent ordinairement les vices & les péchés qui regnent en une Ville, les jalousies, les bouffonneries, les railleries, les querelles, les folles amours, parce que leur appareil, leur tumulte, & la liberté qui y dominent, échauffent l’imagination, agitent les sens & occupent le cœur au plaisir. Si le serpent vient souffler aux oreilles une parole sensuelle, ou quelque cajollerie, si l’on est surpris des regards de quelque basilic, les cœurs sont tout disposés à en recevoir le venin. Ces ridicules divertissemens dissipent & affoiblissent les forces de la volonté pour le bien, & réveillent en l’ame mille sortes de mauvaises dispositions. C’est pourquoi l’on ne {p. 178}doit jamais se les permettre, dans la nécessité même, qu’avec de grandes précautions, & sans avoir ensuite recours à quelques considérations saintes & fort vives, qui préviennent les dangereuses impressions que les plaisirs pourroient faire sur l’esprit ; & voici celles que je vous conseille : En même temps que vous étiez à ces divertissemens, que je suppose avoir été bien réglés dans toutes leurs circonstances pour la bonne intention, pour la modestie, pour la dignité & la bienséance, pensez, dis-je, qu’en même temps que vous y étiez, plusieurs ames brûloient dans l’enfer pour des péchés commis dans ces divertissemens, ou par leurs mauvaises suites. Plusieurs Religieux & personnes de piété étoient à la même heure devant Dieu, chantoient ses louanges, & contemploient sa divine bonté. Plusieurs personnes, dans ce même temps, sont mortes dans une grande angoisse ; mille & milliers d’hommes & de femmes ont souffert les douleurs des maladies les plus violentes en leurs maisons & {p. 179}dans les Hôpitaux : hélas ! ils n’ont eu nul repos ; & vous n’avez eu nulle compassion d’eux : ne pensez-vous pas qu’un jour vous gémirez comme eux, tandis que les autres seront à ces mêmes divertissemens. Notre Seigneur, la sainte Vierge, les Anges & les Saints vous voyoient à ces divertissemens. Ah ! que vous leur avez déplu en cet état ! Enfin, tandis que vous étiez là, le temps s’est écoulé, la mort s’est approchée. Considérez qu’elle vous appelle à ce passage affreux du temps à l’éternité, mais à l’éternité des biens ou des peines. Voilà les considérations que je vous suggere ; mais Dieu vous en fera naître d’autres plus fortes, si vous avez sa crainte146 ».

Croyez-vous, Monsieur, que ce soit là permettre ces divertissemens ? N’est-il pas évident que ce saint Evêque cache son zele sous une indulgence apparente, qui en même temps inspire le plus grand mépris du monde corrompu, & l’aversion la plus héroïque de ses maximes & de ses Théatres ? {p. 180}Consequentia ista adeò luculenta ut nullâ valeat tergiversatione eludi.

Quelle vraisemblance y a-t-il à attribuer à des personnages dont la sainteté est si bien établie, des opinions que les PP. Gusman & Mariana147 déclarent n’avoir jamais été soutenues que par ceux qui appellent bon ce qui est mauvais, & mauvais ce qui est bon ? Et quand même on trouveroit dans des siecles d’ignorance quelques Auteurs respectables à qui l’on pourroit reprocher d’avoir eu trop de complaisance pour certains abus, leur autorité ne feroit point loi ; & par conséquent l’exemple des Ecclésiastiques qu’on dit rencontrer aux Spectacles, ne doit pas en imposer148. C’est un scandale humiliant pour les Etats catholiques, {p. 181}puisque les Protestans se piquent à cet égard d’une grande régularité. Si, dit un Auteur Luthérien, cité dans un Ouvrage du P. Concina, quelques Princes Evangéliques tolerent dans leurs Cours ces sortes de divertissemens, on ne pourra pas du moins reprocher à nos Ministres de se les permettre. Ils sçavent trop ce que la sainteté de leur caractere exige, & quelle influence leur conduite a sur les Laïques. Quòd si tamen in Aulis Evangelicorum Principum hæc gaudia admittuntur, haud facilè Clericis & verbi Dei Ministris jure dedecus hoc poterit objici. Optimè enim intelligunt quid deceat venerandum hunc ordinem, quantumque suo exemplo proficiat vel noceat149. Au reste, suivant l’observation du P. Concina, que les Hérétiques ne se prévalent pas des mauvaises mœurs de ceux qui ne professent que de bouche notre Religion : la sainteté de notre Doctrine, & la pureté de notre Morale {p. 182}n’en sont pas moins inaltérables. C’est de Dieu & non des hommes que l’Eglise a reçu ses Loix : ainsi elle ne dépend point des exemples150. Rien n’est plus satisfaisant que les réponses Iaconiques & énergiques que M. Bossuet & un Evêque de Noyon firent à ce sujet à Louis XIV. M. de B*** a fait usage de ces anecdotes151, pour réfuter ce que vous répétez d’après M. de Voltaire, au sujet du banc que les Evêques avoient à Versailles sous Louis XIV dans la salle de la Comédie. {p. 183}Ce prétendu banc ne subsiste plus : c’étoit donc un abus, qui n’auroit pas été tolérable, nonobstant la différence qu’on prétend mettre entre les Spectacles de la Ville & ceux de la Cour.

Je conviens que ceux-ci ne sont que des représentations domestiques, qu’on regarde comme d’étiquette. La présence de la majesté du Monarque doit y tenir en respect tous les Spectateurs, & attirer tous leurs regards. Mais, quoi qu’il en soit, les Acteurs, pour servir à ces amusemens de Cour, ne peuvent en rien conclure en faveur de leur profession envers le Public. Elle n’en paroît pas moins odieuse aux personnes vertueuses de la Cour. M. l’Abbé Clément152 nous a conservé à cet égard un illustre témoignage. Cet Orateur, dont l’éloquence a toujours été consacrée au saint Ministere, rapporte dans un de ses Ouvrages153 un trait qui caractérisera à la postérité la vertu de Madame Anne-Henriette de France, {p. 184}morte à Versailles le 10 Février 1752. « Cette excellente Princesse disoit un jour à une personne qu’elle honoroit de quelque confiance, qu’elle ne concevoit pas comment on pouvoit goûter quelque plaisir aux représentations du Théatre ; que pour elle c’étoit un vrai supplice. La personne à qui elle parloit ainsi, ne put s’empêcher d’en marquer de l’étonnement, & prit la liberté de lui en demander la raison. Je vous avoue, répondit la Princesse, que quelque gaie que je sois en allant à la Comédie, si-tôt que je vois les premiers Acteurs paroître sur la Scene, je tombe tout-à-coup dans la plus profonde tristesse : voilà, me dis-je à moi-même, des hommes qui se damnent de propos délibéré pour me divertir. Cette réflexion m’occupe & m’absorbe toute entiere pendant le Spectacle. Quel plaisir pourrois-je y goûter ? »

Cette Princesse n’ignoroit pas tous les grands & frêles raisonnemens des Apologistes du Théatre ; mais elle sçavoit que toutes leurs vaines prétentions étant approfondies, paroissent puériles & dépourvues de sens. « Les sophismes, {p. 185}comme le dit M. Gresset154, les noms sacrés & vénérables dont on abuse pour justifier la composition des Ouvrages dramatiques & le danger des Spectacles ; les textes prétendus favorables, les anecdotes fabriquées ; tout cela n’est que du bruit, & un bruit bien foible pour ceux qui ne refusent point d’écouter les réclamations de la Religion, & qui reconnoissent que lorsqu’on est réduit à disputer avec la conscience, on a toujours tort.

Tous les suffrages de l’opinion, de la bienséance & de la vertu purement humaine, fussent-ils réunis en faveur de nos Théatres publics, on aura toujours à leur opposer la Loi de Dieu qui les défend ». On ne pourra jamais acquérir de prescription contre cette Loi. Les partisans des Spectacles manqueront toujours de la condition la plus essentielle, c’est-à-dire, de la possession de bonne foi. Comment en effet pourroient-ils {p. 186}l’avoir ? La raison, indépendamment de la perfection qu’exige le Christianisme, a-t-elle jamais cessé de protester contre cette sorte d’amusement, dont l’effet est de nuire aux mœurs, en donnant sur plusieurs crimes des idées opposées à celles que donnent la raison & la Religion ? « Il est, par exemple, dit l’Abbé des Fontaines, défendu sur le Théatre d’ensanglanter la Scene, même en le faisant suivant les regles de la justice & de l’honneur ; & il est permis néanmoins de s’ôter la vie à soi-même ; ce qui hors du Théatre feroit horreur. La raison nous dit que c’est une vraie foiblesse de ne pouvoir survivre à son malheur, & qu’il est bien plus noble de braver la fortune, & de ne jamais s’abandonner, lorsqu’elle nous abandonne. D’ailleurs notre Religion nous représente cette action de désespoir, comme le plus grand & le plus funeste des péchés qu’un Chrétien puisse commettre. Comment oublie-t-on ainsi la Morale & la Religion au Théatre ? De même que la lecture des Romans rend l’esprit {p. 187}romanesque, l’assiduité au Théatre rend aussi l’ame tragique. Parmi les Spectateurs il se peut trouver un malheureux, réduit au désespoir, ou qui sera au premier jour dans cette affreuse situation ; l’exemple de tant de Héros qu’il a vu se délivrer de la vie, se retracera dans son imagination, & le portera peut-être à cette fatale extrémité. Enfin nos Loix ont attaché des peines infamantes à une action que nous osons regarder comme très-belle & très-glorieuse sur le Théatre155. »

L’Abbé des Fontaines sçavoit assez respecter la Religion, pour ne pas comparer, comme l’a fait un Auteur156, la parole de Dieu avec la parole empoisonnée du Théatre, ni pour juger des effets de l’une par ceux de l’autre. L’émotion causée par un bon Sermon ne s’opere que par l’Esprit divin, dont le Prédicateur est l’organe, quelle que soit la durée de cette émotion ; au lieu que rien n’est plus naturel que les impressions des {p. 188}Représentations dramatiques ; elles sont même inévitables, mais pour le mal. Et si le Drame contient quelques bonnes pensées morales, c’est d’elles que l’Auteur que je viens de citer, devoit dire, que leurs impressions ne laissent pas plus de traces dans l’ame qu’un vaisseau en fendant la mer ; parce qu’elles sont déplacées sur des Théatres, où il n’y a de victoires assurées que pour le vice. Ses attraits y sont toujours efficaces, parce qu’en général le cœur de l’homme est fort combustible par sa nature, & tout disposé à s’enflammer à la moindre étincelle des passions, dont il possede tous les germes.

M. Fréron ne s’est pas montré bon connoisseur en Ouvrages de Casuistes, lorsqu’il a donné pour un Ecrit judicieux & raisonnable, fait par un habile Casuiste & un célebre Directeur de conscience, la Lettre que le P. Caffaro fit pour prouver qu’il étoit permis, non seulement de composer des Pieces de Théatres, mais de les jouer, & d’y assister. M. Fréron en auroit sans doute porté un autre jugement, s’il avoit eu connoissance de la {p. 189}rétractation157. Il est vrai que l’Ecrit qu’il donne pour une autorité recevable, est fort peu imposant par lui-même : mais combien de gens qui, faute de raison & de lumieres, s’autoriseront, d’après ce Journaliste, de cette Lettre désavouée ; production indiscrete d’un jeune homme qui n’avoit presque aucune idée de nos Spectacles, qui n’avoit pas seulement lu Moliere, qui s’étoit laissé séduire par de faux exposés ; qui confondoit les usages d’un temps avec ceux d’un autre ; qui ignoroit enfin l’esprit des Auteurs dont il avoit fait usage pour s’autoriser dans son illusion ! Voilà les Casuistes dont on veut se prévaloir, quand on s’oublie jusqu’à traiter de divines & de justes idoles du Public158, des créatures dont la profession est incompatible avec les bonnes mœurs. S’il en étoit de la question des Spectacles, comme de ces points de Doctrine sur lesquels on voit les Théologiens disputer ouvertement pour & contre, & chaque parti s’applaudir d’un {p. 190}triomphe indécis, le P. Caffaro se seroit-il cru obligé de donner la rétractation la plus authentique de la Lettre dont on ose s’autoriser ? Mais est-il facile de détromper des gens qui, à force de s’être figuré que ce qui flatte leur goût pour la volupté est permis, s’en sont fait une espece de conviction ? L’on sçait que l’ignorance de l’esprit de l’homme, comme le dit un grand génie de l’antiquité, n’est jamais plus présomptueuse, ni ne prétend jamais mieux philosopher & raisonner que quand on veut lui interdire l’usage de quelque divertissement ou de quelque plaisir dont elle est en possession159.

On voit quelquefois la vérité recevoir des hommages de ceux même qui n’en sont pas les fideles disciples. On en a un exemple dans la Lettre que M. Jean-Jacques Rousseau de Geneve a adressée à M. Dalembert, pour réfuter les ridicules reproches que les Auteurs Encyclopédistes avoient faits à la République de Geneve, sur ce {p. 191}qu’elle n’a pas de Théatres publics. Je conviens que le caractere de cet Auteur est de paroître plein du langage philosophique, sans être véritablement Philosophe ; qu’il est livré aux paradoxes d’opinions & de conduite ; qu’en même temps qu’il peint la beauté des vertus, il l’éteint dans l’ame de ses Lecteurs. C’est ce dernier effet que sa Lettre à M. Dalembert paroît avoir produit sur vous, Monsieur, puisque vous rejettez tout ce qu’elle contient de vrai à l’égard de l’état de Comédien, de la morale qui se débite sur le Théatre, & de ses funestes impressions sur les Spectateurs. Mais quoique cet Ecrivain insinue dans cet Ouvrage le poison de la volupté, en paroissant le proscrire, quoiqu’il y soit dangereux sur quelques points très-importans de Doctrine & de Morale ; néanmoins les vérités qui lui sont échappées, n’en sont pas moins respectables ; elles doivent être recueillies comme de l’or que les honnêtes gens ont droit de réclamer. On sçait combien est pernicieux le plan d’éducation que ce même Auteur a donné sous le titre {p. 192}d’Emile160. Loin de s’accorder avec le Christianisme, il n’est pas même propre à former des Citoyens & des hommes. Cependant faut-il rejetter cet hommage admirable qui y est rendu à l’authenticité de l’Evangile ? « J’avoue, dit-il, que la majesté de l’Ecriture m’étonne ; la sainteté de l’Evangile parle à mon cœur. Voyez les Livres des Philosophes avec toute leur pompe ; qu’ils sont petits près de celui-là ! Se peut-il qu’un Livre à la fois si sublime & si simple, soit l’ouvrage des hommes ? Se peut-il que celui dont il fait l’histoire ne soit qu’un homme lui-même ? Est-ce là le ton d’un Enthousiaste, ou d’un ambitieux Sectaire ? Quelle douceur, quelle pureté dans ses mœurs ! quelle grace touchante dans ses instructions ! quelle élévation dans ses maximes ! quelle profonde sagesse dans ses discours ! quelle présence d’esprit, quelle finesse, & quelle justesse dans ses réponses ! {p. 193}quel empire sur ses passions ! Où est l’homme, où est le sage qui sçait agir, souffrir & mourir sans foiblesse & sans ostentation ? Oui, si la vie & la mort de Socrate sont d’un Sage, la vie & la mort de Jesus sont d’un Dieu. Dirons-nous que l’Histoire de l’Evangile est inventée à plaisir ?…. Ce n’est pas ainsi qu’on invente ; & les faits de Socrate dont personne ne doute, sont moins attestés que ceux de Jesus-Christ…. Il seroit plus inconcevable que plusieurs hommes d’accord eussent fabriqué ce Livre, qu’il ne l’est qu’un seul en ait fourni le sujet. Jamais les Auteurs Juifs n’eussent trouvé ce ton, ni cette morale. Et l’Evangile a des caracteres si grands, si frappans, si parfaitement inimitables, que l’inventeur en seroit plus étonnant que le Héros ». Ce témoignage, Monsieur, doit certainement faire autorité, quoique l’Auteur ait refusé de se soumettre à la doctrine de ce saint Evangile, & qu’après en avoir bien établi les augustes caracteres, il en rejette la révélation divine, & se dit ami de toute Religion où l’on sert l’Etre éternel, selon {p. 194}la raison qu’il nous a donnée. Tels sont ces beaux esprits du temps : ils se piquent de raisonner en Philosophes, & vivent en insensés. Ils sont souvent en contradiction avec eux-mêmes ; & ils n’ont que quelques momens lucides où ils parlent le langage de la vérité ; mais ce n’est que de la plénitude de l’esprit ou de l’imagination, & non de l’abondance du cœur. C’est dans de pareils momens que M. Jean-Jacques Rousseau a dit avoir reconnu, qu’on ne pouvoit être vertueux sans Religion ; & il a porté un aussi bon jugement sur les Théatres publics.

Il parle d’après sa propre expérience, & en observateur sensé des influences des Spectacles sur les mœurs. Ainsi vous ne pouvez point dire qu’il est l’écho de ce qu’on appelle indécemment déclamations de Prêtres.

Il ne pense pas comme ces modernes Aristipes, dont vous paroissez avoir adopté l’Ecole, que des Spectacles & des mœurs puissent jamais être choses compatibles. Il nie que les Représentations théatrales soient nécessaires pour former le goût des Citoyens, & leur donner une finesse de tact, & une délicatesse de {p. 195}sentiment161, ou qu’elles puissent jamais être utiles aux mœurs, quand même l’on y verroit toujours le vice puni, & la vertu récompensée. Et afin qu’on ne me soupçonne pas d’exagérer, je vais le faire parler lui-même. Ouvrez donc vos oreilles : Erigant aures obtusas qui compressis labiis mussitant nostram sententiam non esse certam.

« Demander si les Spectacles sont bons ou mauvais, il suffit pour décider la question, de sçavoir que leur objet principal a toujours été d’amuser le Peuple. Voilà d’où naît la diversité des Spectacles, selon les goûts des diverses Nations. Un peuple intrépide, grave & cruel, veut des fêtes meurtrieres & périlleuses, où brillent la valeur & le sang froid. Un peuple féroce & bouillant veut du sang, des combats, des passions atroces. Un peuple voluptueux veut de la musique & des danses. Un peuple galant veut de l’amour & de la politesse. Un peuple badin veut de la plaisanterie & du ridicule. Trahit sua quemque voluptas. Il faut, pour {p. 196}leur plaire, des Spectacles, non qui moderent leurs penchans, mais qui les favorisent & les fortifient…. Il n’y a que la raison qui ne soit bonne à rien sur la Scene.

« Une bonne conscience éteint le goût des plaisirs frivoles ; c’est le mécontentement de soi-même ; c’est le poids de l’oisiveté ; c’est l’oubli des goûts simples & naturels qui établissent la prétendue nécessité des Spectacles…. Attacher incessamment son cœur sur la Scene, c’est annoncer qu’il étoit mal à son aise au dedans de nous. L’on croit s’assembler au Spectacle ; & c’est là que chacun s’isole ; c’est là qu’on va oublier ses amis, ses voisins, ses proches, pour s’intéresser à des fables, pour pleurer les malheurs des morts, ou rire aux dépens des vivans, de maniere qu’on pourroit dire de ceux qui les fréquentent : N’ont-ils donc ni femmes, ni enfans, ni amis, comme répondit un Barbare à qui l’on vantoit les Jeux publics de Rome ? …. Le Théatre purge les passions qu’on n’a pas, & fomente celles qu’on a…. J’entends dire {p. 197}que la Tragédie mene à la pitié par la terreur. Soit ; mais quelle est cette pitié ? une émotion passagere & vaine, qui ne dure pas plus que l’illusion qui l’a produite ; un reste de sentiment naturel, étouffé bientôt par les passions ; une pitié stérile qui se repaît de quelques larmes, & n’a jamais produit le moindre acte d’humanité…. On s’attendrit plus volontiers à des maux feints qu’à des maux véritables. Les imitations du Théatre n’exigent que des pleurs ; au lieu que les objets imités exigeroient de nous des soins, du soulagement, des consolations dont on veut s’exempter.

« Le Poëte qui sçait l’art de réussir, cherchant à plaire au peuple & aux hommes vulgaires, se garde bien de leur offrir la sublime image d’un cœur maître de lui, qui n’écoute que la voix de la sagesse ; mais il charme les Spectateurs par des caracteres toujours en contradiction, qui veulent & ne veulent pas, qui font retentir le Théatre de cris & de gémissemens qui nous forcent à les plaindre, lors même qu’ils font leur {p. 198}devoir, & à penser que c’est une triste chose que la vertu, puisqu’elle rend ses amis si misérables.

« Cette habitude de soumettre à leurs passions les gens qu’on nous fait aimer, altere & change tellement nos jugemens sur les choses louables, que nous nous accoutumons à honorer la foiblesse d’ame sous le nom de sensibilité, & à traiter d’hommes durs & sans sentiment ceux en qui la sévérité du devoir l’emporte en toutes occasions sur les affections naturelles. Au contraire nous estimons comme gens d’un bon naturel ceux qui vivement affectés de tout, sont l’éternel jouet des événemens ; ceux qui pleurent, comme des femmes, la perte de ce qui leur fut cher ; ceux qu’une amitié désordonnée rend injustes pour servir leurs amis ; ceux qui ne connoissent d’autre regle que l’invincible penchant de leur cœur ; ceux qui, toujours loués du sexe qui les subjugue, & qu’ils imitent, n’ont d’autres vertus que leur passion, ni d’autre mérite que leur foiblesse. Ainsi l’égalité, la constance, l’amour {p. 199}de la justice, l’empire de la raison, deviennent insensiblement des qualités haïssables des vices que l’on décrie. Les hommes se font honorer par tout ce qui les rend dignes de mépris ; & ce renversement des vaines opinions est l’infaillible effet des leçons qu’on va prendre au Théatre ».

« De quelque sens qu’on envisage le Théatre dans le tragique ou le comique, on voit toujours que devenant de jour en jour plus sensibles par amusement & par jeu, à l’amour, à la colere, & à toutes les autres passions, nous perdons toute force pour leur résister, quand elles nous assaillent tout de bon ; & que le Théatre animant & surmontant en nous les dispositions qu’il faudroit contenir & réprimer, il fait dominer ce qui devoit obéir ; loin de nous rendre meilleurs & plus heureux, il nous rend pires & plus malheureux encore, & nous fait payer aux dépens de nous-mêmes le soin qu’on y prend de nous plaire & de nous flatter.

« Presque tous les Drames ont pour effet d’étendre l’empire du sexe, de {p. 200}rendre des femmes & de jeunes filles les précepteurs du Public, & de leur donner sur les Spectateurs le même pouvoir qu’elles ont sur leurs amans. Or, pense-t-on que cet ordre soit sans inconvénient, & qu’en augmentant avec tant de soin l’ascendant des femmes, les hommes seront mieux gouvernés ?

« La même cause qui donne dans nos Pieces tragiques & comiques l’ascendant aux femmes sur les hommes, le donne encore aux jeunes gens sur les vieillards ; & c’est un autre renversement des rapports naturels qui n’est pas moins repréhensible, puisque l’intérêt y est toujours pour les amans. Il s’ensuit que les personnes avancées en âge n’y peuvent jamais faire que des rôles en sous-ordre : ou pour former ce nœud de l’intrigue, ils servent d’obstacles aux vœux des jeunes amans ; & alors ils sont haïssables : ou ils sont amoureux eux-mêmes ; & alors ils sont ridicules, turpe senex miles. On en fait dans la Tragédie des tyrans, des usurpateurs ; dans la Comédie, des jaloux, des usuriers, des peres insupportables, que tout le {p. 201}monde conspire à tromper. Voilà sous quel honorable aspect on montre la vieillesse au Théatre. Voilà quel respect on inspire aux jeunes gens, pour l’âge de la sagesse, de l’expérience & de l’autorité. Qui peut douter que l’habitude de voir dans les vieillards des personnages odieux au Théatre, n’aide à les faire rebuter dans la société, & qu’en s’accoutumant à confondre ceux qu’on voit dans le monde avec les Radoteurs & les Gérontes de la Comédie, on ne les méprise tous également ?

« La Tragédie, disent les partisans du Théatre, prétend que toutes les passions dont elle fait le tableau, nous émeuvent ; mais elle ne veut pas toujours que notre affection soit la même que celle d’un personnage tourmenté par une passion. Le plus souvent au contraire, son but est d’exciter en nous des sentimens opposés à ceux qu’elle prête à ses Personnages. Ils disent encore que si les Auteurs abusent du pouvoir d’émouvoir les cœurs, pour mal placer l’intérêt, cette faute doit être attribuée à l’ignorance & à la dépravation des Artistes, & non point à l’art. Ils disent enfin que {p. 202}la peinture fidelle des passions & des peines qui les accompagnent suffit seule pour les faire éviter avec tout le soin dont nous sommes capables. Il ne faut, pour sentir la mauvaise foi de toutes ces réponses, que consulter l’état de son cœur à la fin d’une Tragédie. L’émotion, le trouble & l’attendrissement qu’on sent en soi-même, & qui se prolongent après la Piece, annoncent-ils une disposition bien prochaine à surmonter & régler nos passions ? Les impressions vives & touchantes dont nous prenons l’habitude, & qui reviennent si souvent, sont-elles bien propres à modérer nos sentimens au besoin ? Pourquoi l’image des peines qui naissent des passions effaceroit-elle celle des transports de joie & de plaisir qu’on en voit naître, & que les Auteurs ont soin d’embellir encore pour rendre leurs Pieces plus agréables ? Ne sçait-on pas que toutes les passions sont sœurs ; qu’une seule suffit pour en exciter mille ; & que les combattre l’une par l’autre, n’est qu’un moyen de rendre le cœur sensible à toutes ? Les dangers que peut produire le tableau d’une passion contagieuse, {p. 203}répondent les Apologistes de la Scene, sont prévenus par la maniere de le présenter : l’amour qu’on expose au Théatre, y est rendu légitime, son but est honnête ; souvent il est sacrifié au devoir & à la vertu ; & dès qu’il est coupable, il est puni. Fort bien : mais n’est-il pas plaisant qu’on prétende ainsi régler après coup les mouvemens du cœur sur les préceptes de la raison, & qu’il faille attendre les événemens, pour sçavoir quelle impression l’on doit recevoir des situations qui les amenent ?

« Le mal qu’on reproche au Théatre n’est pas seulement d’inspirer des passions criminelles, mais de disposer l’ame à des sentimens trop tendres qu’on satisfait ensuite aux dépens de la vertu. Les douces émotions qu’on y ressent, n’ont point par elles-mêmes un objet déterminé, mais elles en font naître le besoin ; elles ne donnent peut-être pas précisément de l’amour, mais elles préparent à en sentir ; elles ne choisissent peut-être pas dans le moment la personne qu’on doit aimer, mais elles forcent à faire ce choix.

{p. 204}« Quand il feroit vrai qu’on ne peint au Théatre que des passions légitimes, s’ensuit-il delà que les impressions en sont plus foibles ; que les effets en sont moins dangereux ? Comme si les vives images d’une tendresse innocente étoient moins douces, moins séduisantes, moins capables d’échauffer un cœur sensible, que celle d’un amour criminel à qui l’horreur du vice sert au moins de contre-poison. Mais si l’idée de l’innocence embellit quelques instans le sentiment qu’elle accompagne ; bientôt les circonstances s’effacent de la mémoire, tandis que l’impression d’une passion si douce reste gravée au fond du cœur. Quand le Patricien Manilius fut chassé du Sénat de Rome, pour avoir donné un baiser à sa femme en présence de sa fille ; à considérer cette action en elle-même, qu’avoit-elle de repréhensible ? Rien sans doute ; elle annonçoit même un sentiment louable : mais les chastes feux de la mere en pouvoient inspirer d’impurs à la fille. C’étoit donc d’une action fort honnête faire un exemple de corruption. {p. 205}Voilà les effets des amours prétendus permis du Théatre.

« On prétend nous guérir de l’amour par la peinture de ses foiblesses. Je ne sçais là-dessus comment les Auteurs s’y prennent ; mais je vois que les Spectateurs sont toujours du parti de l’amant foible, & que souvent ils sont fâchés qu’il ne le soit pas davantage. Je demande, si c’est un grand moyen d’éviter de lui ressembler ?

« On dit enfin que dans les bonnes Pieces dramatiques, le crime est toujours puni, & la vertu toujours récompensée. Je réponds, que quand cela seroit, la plupart des actions tragiques n’étant que de pures fables, des événemens qu’on sçait être de l’invention du Poëte, ne font pas une grande impression sur les Spectateurs…. Je réponds encore que ces punitions & ces récompenses s’operent toujours par des moyens si extraordinaires, qu’on n’attend rien de pareil dans le cours naturel des choses humaines. Enfin je réponds en niant le fait : Il n’est, ni ne peut être généralement vrai ; car cet {p. 206}objet n’étant pas celui sur lequel les Auteurs dirigent leurs Pieces, ils doivent rarement l’atteindre ; & souvent il seroit un obstacle au succès. Vice ou vertu, qu’importe, pourvu qu’on en impose par un air de grandeur. Aussi la Scene Françoise n’est-elle pas moins le triomphe des grands scélérats, que des plus illustres Héros ; témoins, Catilina, Mahomet, Atrée, &c.

« Quel jugement porterons-nous d’une Tragédie, où, quoique les criminels soient punis, ils nous sont présentés sous un aspect si favorable, que tout l’intérêt est pour eux ? où Caton, le plus grand des Romains, fait le rôle d’un pédant ; où Ciceron, le sauveur de la République, Ciceron, de tous ceux qui porterent le nom de peres de la Patrie, le premier qui en fut honoré, & le seul qui le mérita, est montré comme un vil Rhéteur, un lâche ; tandis que l’infame Catilina, couvert de crimes qu’on n’oseroit nommer, prêt d’égorger tous ses Magistrats, & de réduire sa Patrie en cendres, fait le rôle d’un grand homme, {p. 207}& réunit par ses talens, sa fermeté & son courage, toute l’estime des Spectateurs. Qu’il eût, si l’on veut, une ame assez forte, en étoit-il moins un scélérat détestable, & falloit-il donner aux forfaits d’un brigand, le coloris des exploits d’un Héros ? A quoi donc aboutit la morale d’une pareille Piece, si ce n’est à encourager des Catilina, & à donner aux méchans habiles le prix de l’estime publique due aux gens de bien ? Mais tel est le goût qu’il faut flatter sur la Scene ; telles sont les mœurs d’un siecle instruit. Le sçavoir, l’esprit, le courage ont seuls notre admiration ; & toi douce & modeste vertu, tu restes toujours sans honneurs ! Aveugles que nous sommes au milieu de tant de lumieres ! victimes de nos applaudissemens insensés ; n’apprendrons-nous jamais combien mérite de mépris & de haine tout homme qui, pour le malheur du genre humain, abuse du génie & des talens que lui donna la nature !

« Atrée & Mahomet n’ont pas même la foible ressource du dénouement. {p. 208}Le monstre qui sert de Héros, dans chacune de ces deux Pieces, acheve paisiblement ses forfaits, en jouit ; & l’un des deux le dit en propres termes au dernier vers de la Tragédie :

Et je jouis enfin du prix de mes forfaits.

« Je veux bien supposer que les Spectateurs renvoyés avec cette belle maxime, n’en concluront pas que le crime a donc un prix de plaisir & de jouissance ; mais je demande enfin de quoi leur aura profité la Piece où cette maxime est mise en exemple.

« Mahomet, aux yeux des Spectateurs, diminue par sa grandeur d’ame l’atrocité de ses crimes. Et une pareille Piece, jouée devant des gens en état de choisir, peut faire plus de Mahomets que de Zopires. Ce qu’il y a du moins de bien sûr, c’est que de pareils exemples ne sont guere encourageans pour la vertu.

« Qu’apprend-on dans Phedre & dans Œdipe, sinon que l’homme n’est pas libre, & que le Ciel punit des crimes qu’il lui fait commettre ? {p. 209}Qu’apprend-on dans Médée, si ce n’est jusqu’où la fureur de la jalousie peut rendre une mere cruelle & dénaturée ? Suivez la plupart des Pieces du Théatre François, vous trouverez presque dans toutes des monstres abominables, & des actions atroces, utiles, si l’on veut, à donner de l’intérêt aux Pieces, mais dangereuses certainement, en ce qu’elles accoutument les yeux du peuple à des horreurs qu’il ne devroit pas même connoître, & à des forfaits qu’il ne devroit pas supposer possibles. Il n’est pas même vrai que le meurtre & le parricide y soient toujours odieux. A la faveur de je ne sçais quelles commodes suppositions, on les rend permis ou pardonnables. On a peine à ne pas excuser Phedre incestueuse, & versant le sang innocent. Syphax empoisonnant sa femme, le jeune Horace poignardant sa sœur, Agamemnon immolant sa fille, Oreste égorgeant sa mere, ne laissent pas d’être des personnages intéressans…. L’un tue son pere, épouse sa mere, & se trouve le frere de ses enfans ; {p. 210}un autre force son fils d’égorger son pere ; un troisieme fait boire à son pere le sang de son fils. On frissonne à la seule idée des horreurs dont on pare la Scene Françoise…. Je le soutiens, & j’en atteste l’effroi des Lecteurs ; les massacres des Gladiateurs n’étoient pas si barbares que ces affreux Spectacles. On voyoit couler du sang, il est vrai ; mais on ne souilloit pas son imagination de crimes qui font frémir la nature ».

« Ajoutez que le Poëte, pour faire parler chacun selon son caractere, est forcé de mettre dans la bouche des méchans leurs maximes & leurs principes, revêtus de tout l’éclat des beaux vers, & débités d’un ton imposant & sententieux pour l’instruction du Parterre.

« Dans quelle disposition d’esprit le Spectateur voit-il commencer la Bérénice de Racine ? Dans un sentiment de mépris pour la foiblesse d’un Empereur & d’un Romain qui balance comme le dernier des hommes, entre sa maîtresse & son devoir ; qui flottant incessamment dans une déshonorante incertitude, avilit par des {p. 211}plaintes efféminées ce caractere presque divin que lui donne l’Histoire ; qui fait chercher dans un vil soupirant de ruelle, Titus, le bienfaiteur du monde & les délices du genre humain. Qu’en pense le même Spectateur après la représentation ? Il finit par plaindre cet homme sensible qu’il méprisoit ; par s’intéresser à cette même passion dont il lui faisoit un crime ; par murmurer en secret du sacrifice qu’il est forcé d’en faire aux Loix de la Patrie. Voilà ce que j’ai éprouvé & ce que j’ai vu éprouver à tous les Spectateurs. Nous aurions tous voulu que Titus se laissât vaincre, même au risque de l’en moins estimer. Ne voilà-t-il pas une Tragédie qui a bien rempli son objet, & qui a bien appris aux Spectateurs a surmonter les foiblesses de l’amour ?

« L’événement dément ces vœux secrets : mais qu’importe ? Le dénouement ne dément point l’effet de la-Piece. Bérénice part sans le congé du Parterre. Titus la renvoie : invitus, invitam ; & l’on peut ajouter invito Spectatore. Titus a beau rester Romain : {p. 212}il est seul de son parti ; tous les Spectateurs ont épousé Bérénice.

« Que l’on consulte de même l’expérience sur les effets de la représentation de Zaïre. Il n’est guere de Piece où les suites funestes de l’amour soient représentées plus fortement que dans Zaïre. Il en coûte la vie aux deux Amans ; & il en coûte bien plus que la vie à Orosman, puisqu’il ne se donne la mort que pour se délivrer du plus cruel sentiment qui puisse entrer dans le cœur humain, le remords d’avoir poignardé sa maîtresse. Voilà donc des leçons très-énergiques. Je serois curieux de trouver quelqu’un, homme ou femme, qui osât se vanter d’être sorti d’une représentation de Zaïre, bien prémuni contre l’amour. Pour moi j’ai toujours cru entendre chaque Spectateur dire en son cœur à la fin de la Tragédie : Ah ! qu’on me donne une Zaïre, je ferai bien en sorte de ne la pas tuer.

« L’art du Théatre ne consiste plus qu’à donner une nouvelle énergie & un nouveau coloris à la passion de l’amour. On ne voit plus réussir {p. 213}que des Romans sous le nom de Pieces dramatiques. On y présente l’amour comme le regne des femmes ; c’est pourquoi, comme je l’ai déjà dit, l’effet naturel de ces Pieces est d’étendre l’empire du sexe, & de donner des femmes pour les précepteurs du Public. Delà les jeunes gens que les parens ont l’indiscrétion d’envoyer à cette mauvaise école, remarquent que le seul moyen de se former dans le monde, est de chercher une maîtresse, c’est-à-dire, une femme sans honneur.

« Si dans la Comédie on donne un appareil plus simple à la Scene, & si l’on rapproche le ton du Théatre de celui du monde ; on ne corrige point pour cela les mœurs : on les peint ; & un laid visage ne paroît point laid à celui qui le porte. Que si l’on veut les corriger par leur charge, on quitte la vraisemblance de la nature ; & le tableau ne fait plus d’effet. La charge ne rend pas les objets haïssables, elle ne les rend que ridicules. Comœdiâ deteriores, Tragœdiâ meliores quàm nunc sunt imitari conantur, nous dit Aristote. {p. 214}Ne voilà-t-il pas une imitation bien entendue, qui se propose pour objet ce qui n’est point, & laisse entre le défaut & l’excès, ce qui est comme une chose inutile ?

« Rien n’est plus ordinaire que de voir sur le Théatre la malice triompher de la simplicité ; ce qui, pour n’être que trop vrai dans le monde, n’en vaut pas mieux à mettre sur la scene avec une espece d’approbation ; comme pour exciter les amis perfides à punir sous le nom de sottise, la candeur des honnêtes gens :

Dat veniam corvis, vexat censura columbas.

« Les Poëtes dramatiques sont des gens qui, tout au plus, raillent quelquefois les vices, sans jamais faire aimer la vertu : ils sont de ces gens, disoit un Auteur, qui sçavent bien moucher la lampe, mais qui n’y mettent jamais d’huile.

« La Tragédie, telle qu’elle existe, est si loin de nous, nous représente des êtres si gigantesques, peut-être si boursoufflés, si chimériques, que l’exemple de leurs vices pourroit être moins contagieux. Mais il n’en est pas ainsi de la Comédie, dont les mœurs {p. 215}ont avec les nôtres un rapport plus immédiat, & dont les personnages ressemblent mieux à des hommes. Tout en est mauvais, pernicieux ; tout tire à conséquence pour les Spectacles ; & le plaisir même du comique étant fondé sur un vice du cœur humain, c’est une suite de ce principe, que plus la Comédie est agréable & parfaite, plus son effet est funeste aux mœurs.

« Prenons le Théatre comique dans sa perfection. On convient, & on le sentira chaque jour davantage, que Moliere est le plus parfait Auteur comique dont les ouvrages nous soient connus. Mais qui peut disconvenir aussi que le Théatre de ce même Moliere, dont je suis plus l’admirateur que personne, ne soit une école de vices & de mauvaises mœurs, plus dangereuse que les livres même où l’on fait profession de les enseigner ? Son plus grand soin est de tourner la bonté & la simplicité en ridicule, & de mettre la ruse & le mensonge du parti pour lequel on prend intérêt. Ses honnêtes gens ne sont que des gens qui parlent ; ses vicieux sont {p. 216}des gens qui agissent, & que les plus brillans succès favorisent le plus souvent : enfin l’honneur des applaudissemens, rarement pour le plus estimable, est presque toujours pour le plus adroit. Il tourne en dérision les respectables droits des peres sur leurs enfans, des maris sur leurs femmes, des maîtres sur leurs serviteurs. Il fait rire, il est vrai, & n’en devient que plus coupable, en forçant, par un charme invincible, les Sages mêmes de se prêter à des railleries qui devroient attirer leur indignation. J’entends dire qu’il attaque les vices : mais je voudrois bien que l’on comparât ceux qu’il attaque avec ceux qu’il favorise. Quel est le plus blâmable, d’un Bourgeois sans esprit & vain, qui fait sottement le Gentilhomme, ou du Gentilhomme frippon qui le dupe ? Dans la Piece dont je parle, ce dernier n’est-il pas l’honnête-homme ? N’a-t-il pas pour lui l’intérêt ; & le Public n’applaudit-il pas à tous les tours qu’il fait à l’autre ? Quel est le plus criminel, d’un Paysan assez fou pour épouser une {p. 217}Demoiselle, ou d’une femme qui cherche à déshonorer son époux ? Que penser d’une Piece où le Parterre applaudit à l’infidélité, au mensonge, à l’impudence de celle-ci, & rit de la bêtise du Manan puni ? C’est un grand vice d’être avare & de prêter à usure ; mais n’en est-ce pas un plus grand encore à un fils de voler son pere, de lui manquer de respect, de lui faire mille insultans reproches ; & quand ce pere irrité lui donne sa malédiction, de répondre d’un air goguenard, qu’il n’a que faire de ses dons ? Si la plaisanterie est excellente, en est-elle moins punissable ? & la Piece où l’on fait aimer le fils insolent qui l’a faite, en est-elle moins une école de mauvaises mœurs ? Le Misantrope est la Piece où l’on joue le plus le ridicule de la vertu. Alceste dans cette Piece est un homme droit, sincere, estimable, un véritable homme de bien ; l’Auteur lui donne un personnage ridicule : cependant c’est la Piece qui contient la meilleure & la plus saine morale. Sur celle-là jugeons des autres, & convenons {p. 218}que l’intention de l’Auteur étant de plaire à des esprits corrompus ; ou sa morale porte au mal, ou le faux bien qu’elle prêche est plus dangereux que le mal même, en ce qu’il fait préférer l’usage & les maximes du monde à l’exacte probité ; en ce qu’il fait consister la sagesse dans un certain milieu entre le vice & la vertu ; en ce qu’au grand soulagement des Spectateurs, il leur persuade que pour être honnête homme, il suffit de n’être pas un franc scélérat.

« J’aurois trop d’avantage si je voulois passer de l’examen de Moliere à celui de ses successeurs, qui n’ayant ni son génie, ni sa probité, n’en ont que mieux suivi ses vues intéressées, en s’attachant à flatter une jeunesse débauchée & des femmes sans mœurs…. Regnard plus modeste, n’en est pas moins dangereux. C’est une chose incroyable qu’avec l’agrément de la Police, on joue publiquement au milieu de Paris une Comédie, où dans l’appartement d’un oncle, qu’on vient de voir expirer, son neveu, l’honnête-homme de {p. 219}la Piece, s’occupe, avec son digne cortege, de soins que les Loix paient de la corde… ; faux acte, supposition, vol, fourberie, mensonge, inhumanité ; tout y est, & tout y est applaudi…. Belle instruction pour des jeunes gens, nescii auræ fallacis, qu’on envoie à cette école, où les hommes faits ont bien de la peine à se défendre de la séduction du vice !

« Tous nos penchans y sont favorisés, & ceux qui nous dominent, y reçoivent un nouvel ascendant. Les continuelles émotions qu’on y ressent nous enivrent, nous affoiblissent, nous rendent plus incapables de résister à nos passions, détruisent l’amour du travail, découragent l’industrie, inspirent le goût de subsister sans rien faire. On y apprend à ne couvrir que d’un vernis de procédé la laideur du vice, à tourner la sagesse en ridicule, à substituer un jargon de Théatre à la pratique des vertus, à mettre toute la morale en Métaphysique, à travestir les Citoyens en beaux esprits, les meres de famille en petites {p. 220}maîtresses, les filles en amoureuses de Comédies.

« Enfin, quelle idée peut-on se former des Spectacles, si l’on en juge par le caractere des personnes qu’on s’y propose principalement d’y amuser, & qui abondent dans les grandes villes ? Ce sont des gens intriguans, désœuvrés, sans religion, sans principes, dont l’imagination dépravée par l’oisiveté, la fainéantise & l’amour du plaisir, n’engendre que des monstres, & n’inspire que des forfaits. Ce sont des personnes qu’il faut empêcher de mal faire : d’où l’on conclut que deux heures par jour dérobées à l’activité du vice, sauvent la douzieme partie des crimes qui se commettroient. Et tout ce que les Spectacles vus ou à voir causent d’entretiens dans les Cafés & autres refuges de fainéans & libertins, est encore autant de gagné pour les peres de familles, soit sur l’honneur de leurs filles ou de leurs femmes, soit sur leur bourse ou sur celle de leurs fils. Or sied-il bien à des personnes vertueuses d’aller se confondre avec ces gens oisifs & {p. 221}corrompus, à qui il n’est pas bon de laisser le choix de leurs amusemens, de peur qu’ils ne les imaginent conformes à leurs inclinations vicieuses, & ne deviennent aussi malfaisans dans leurs plaisirs que dans leurs affaires ? »

Quel cri contre les Spectacles ! & quelle force ne doit-il pas avoir quand on en connoît l’Auteur ! Ce cri est parti d’un homme fort connoisseur dans le genre Dramatique, grand admirateur de Racine, de Moliere & des autres Héros de la Scene, d’un homme enfin qui ne peut passer pour un émissaire de ce que dans le monde on appelle Dévots, Enthousiastes, Etres superstitieux, Esprits qui ne pensent point, & gens sans conséquence162. Ce cri est le {p. 222}vrai armé de tous les traits de l’Eloquence ; c’est la Patrie qui venge les bonnes mœurs sacrifiées aux licences de la Scene ; c’est la Philosophie qui emprunte la Littérature d’Athenes, pour foudroyer Sophocle, Euripide, Aristophane, & tous leurs descendans ; c’est enfin un coup formidable, qui ressemble à l’attaque brusque & impétueuse de ces Guerriers d’Homere, qui terrassoient quiconque osoit paroître sur le champ de bataille.

Qui pourroit donc, Monsieur, fût-il un Démosthene, se charger présentement de faire l’apologie de nos Théatres, & de soutenir, comme vous l’avez fait, que la vertu n’y court pas plus de risques que dans la fréquentation du monde ? Tout est capable dans le monde, dit-on, d’exciter les passions. Quelle conséquence faut-il en tirer ? Tout est plein d’inévitables dangers, même à l’Eglise ; donc il faut en augmenter le nombre. La conséquence est belle ! On sçait bien qu’il y a par-tout mélange de bien & de mal, mais à divers degrés. On abuse de tout, il est vrai ; mais on sçait la regle : quand {p. 223}le bien surpasse le mal, la chose doit être admise malgré ses inconvéniens ; & quand le mal surpasse le bien, on doit la rejetter même avec ses avantages. C’est lorsqu’on a la volonté d’observer cette regle, dont la raison nous fait un devoir, qu’on peut admettre la pensée de M. Crébillon, que vous citez :

Pour être vertueux, on n’a qu’à le vouloit.

Mais rien n’est plus capable de nous ôter cette volonté d’être vertueux, que tout l’ensemble du Spectacle.

Un de nos Poëtes Tragiques, dont les talens sont connus, a entrepris163 de défendre nos Théatres contre l’attaque de M. Jean-Jacques Rousseau. Il s’appuie sur les lieux communs ordinaires, c’est-à-dire, sur les beaux sentimens, les pensées éblouissantes, en un mot, sur la meilleure face de plusieurs de nos Drames. Mais les Partisans des Théatres ne sont-ils pas dans le cas de lui reprocher de s’être chargé de leur cause ? 1°. Parce que, comme {p. 224}le pensoit M. de Boissy, l’ancien Auteur du Mercure, les Poëtes Dramatiques ont besoin de Lettres de créance pour être reçus à faire l’apologie de nos Spectacles, & que de droit ils sont récusables. 2°. Parce qu’il lui est échappé des aveux qui ruinent la cause qu’il défend, ne seroit-ce que celui-ci. Il convient que si un Poëte veut gagner la faveur du Public, il doit ménager & flatter les passions nationales, comme étoit chez les Romains l’amour de la domination, & à Carthage l’amour du gain ; comme seroit l’amour de la piraterie à Tunis, & parmi nous l’amour de la galanterie, & cette ancienne fureur des Duels, que M. Marmontel appelle, un usage établi & une opinion adhérente au principe fondamental de la Monarchie, que Corneille a eu raison de flatter dans le Cid. Mais ignore-t-il que nos Rois ont proscrit ce prétendu usage qui avoit pour origine la barbarie des anciens Peuples de la Scandinavie, & qui s’étoit introduit avec les Visigoths, dans l’Italie, & ensuite dans tous les Etats de l’Europe ? « Quel usage plus ridicule, dit M. Jean-Jacques Rousseau, que celui qui présente {p. 225}l’opinion la plus extravagante & la plus barbare qui jamais entra dans l’esprit humain ; sçavoir, que tous les devoirs de la société sont supplées par la bravoure ; qu’un homme n’est plus fourbe, frippon, calomniateur ; qu’il est civil, humain, poli, quand il sçait se battre ; que le mensonge se change en vérité, que le vol devient légitime, la perfidie honnête, l’infidélité louable, si-tôt qu’on soutient tout cela le fer à la main ; qu’un affront est toujours bien réparé par un coup d’épée, & qu’on n’a jamais tort avec un homme, pourvu qu’on le tue !… Telle est la force de certains préjugés, qui tout opposés qu’ils sont à la raison, se soutiennent toujours, & que les Rois, armés de toute la force publique, ne peuvent détruire, parce que l’opinion, reine du monde, n’est point soumise au pouvoir des Rois qui en sont eux-mêmes esclaves…. N’est-ce pas un concert bien entendu entre l’esprit de la Scene & celui des Loix, qu’on aille applaudir au Théatre ce même Cid, qu’on iroit voir pendre à la Greve, si la force des {p. 226}loix ne se trouvoit souvent inférieure à celle des vices qu’elles répriment » ?

Vous sçavez, Monsieur, que la France avoit porté à un tel excès la fureur des Duels, que Henri III, Henri IV & Louis XIII ne purent parvenir à la détruire, avec toute la sévérité de leurs Edits. Et pour lors, peut-être auroit-il autant valu laisser subsister ce désordre, que d’y pourvoir par des loix qu’on auroit prévu ne pouvoir être observées ; car sans remédier au mal, c’est encore avilir les loix.

Enfin Louis XIV donna pour l’abolition des Duels, les Edits de Juin 1643, Septembre 1651, & Août 1679164. Il fit l’établissement d’un Tribunal pour juger les querelles de la Noblesse, & il en destina les fonctions à d’anciens Militaires, chargés de titres d’honneurs, qui ont blanchi sous les lauriers, & qui ont acquis, au prix de leur sang, le droit d’apprendre aux autres quand le devoir veut qu’on en répande.

Le projet de cet établissement avoit été donné par le Comte de la Noue, dont Henri IV fit ce bel éloge, en {p. 227}disant que c’étoit un grand homme de guerre, & encore plus un grand homme de bien165.

« La cause de la fureur des Duels (dit ce Héros, loué par un Roi connoisseur en courage) gît en nos erreurs & folies, & en un faux honneur. Si la Noblesse continue de marcher ainsi égarée, tant en paroles qu’en faire, elle ira toujours profanant la vertu & les armes en se consumant. Il seroit bon que le Roi, les Princes & les Seigneurs blâmassent en public ceux qui auront ainsi ensanglanté leurs armes, & montrassent qu’ils les abhorrent comme gens qui n’ont autre plaisir que de s’exhaler par la mort d’autrui. Il seroit besoin que Sa Majesté fît assembler les Maréchaux de France & les plus vieux Capitaines, pour faire de bonnes Ordonnances sur ce fait. Faudroit aussi être soigneux qu’elles fussent bien observées à la Cour, à Paris, & aux lieux où il y a Corps de gens de guerre. Il n’y a pas de doute que les bons exemples {p. 228}& les punitions montreroient comme on doit se gouverner au vrai point de l’honneur. C’est aux guerres qu’on doit montrer sa valeur & hazarder libéralement sa vie. Les gens d’honneur doivent servir généreusement leur Patrie ; & ceux qui exposent leur vie tous les jours pour elle, ne doivent pas à son service être chiches des biens de fortune. Pour moi, tandis que j’aurai une goutte de sang & un arpent de terre, je l’emploierai pour la défense de l’Etat auquel Dieu m’a fait naître. Garde son argent quiconque l’estimera plus que son honneur, comme le font ceux qui semblent n’être nés que pour l’oppression du Peuple, & pour s’enrichir aux dépens de l’Etat. Mais quant à ceux qui vont précipitant leur valeur dans les querelles personnelles, ils font croire qu’ils ne l’estiment pas de grand prix ».

Tels étoient les sentimens de ce brave Officier, que son courage, dit M. de Thou166, son habileté consommée {p. 229}dans la guerre, & sa prudence faisoient aller de pair avec les plus grands Capitaines de son siecle ; mais qui l’emportoit sur la plupart d’entr’eux par l’innocence de ses mœurs, par sa modération, par sa droiture & par son équité. Il sçavoit qu’il devoit à Dieu fidélité & service, & qu’en acceptant un duel, on combattoit de front le commandement de Jesus-Christ. « Quelle fureur, dit un Auteur célebre, & quel désespoir que celui d’un Duelliste, qui va de sang froid se livrer à son Juge, chercher son Bourreau, & se jetter dans la prison éternelle, en se faisant tuer, ou par l’engagement d’un faux honneur, ou par une sotte vanité, ou en suivant le torrent d’une coutume détestable, ou même dans le moment actuel d’une haine mortelle, & le cœur tout occupé & tout enflammé du desir & du dernier effet de la vengeance ! Le Comte de Sales167, attaqué par un faux brave, dont il avoit repris les blasphêmes, lui répondit qu’après {p. 230}avoir osé défendre la cause de Dieu, il ne devoit pas la trahir pour les maximes d’un honneur mal entendu. »

Je n’hésite pas, Monsieur, à rapporter ici les conseils que Madame la Duchesse de Liancourt donnoit sur cet objet à la Princesse de Marcillac sa petite-fille, relativement à l’éducation de ses fils.

Cette illustre Dame, dont il est parlé dans le Dictionnaire de Moreri168, s’appelloit en son nom Jeanne de Schomberg. Elle étoit fille du Maréchal de Schomberg ; elle eut de la piété dès sa plus tendre jeunesse, & n’aima pas moins avec ardeur les Belles-Lettres, les Beaux-Arts & les Sciences les plus abstraites. L’extrême facilité de son esprit lui donna le moyen d’en apprendre les principes, comme en se jouant, & d’en tirer par les réflexions, ce qu’elle ne s’étoit donné ni le temps ni la liberté d’en apprendre. Son pere, qui étoit autant homme de cabinet qu’homme de guerre, la dressa dès sa premiere jeunesse aux affaires domestiques, lui donna même connoissance {p. 231}des plus grandes affaires, & lui faisoit lire souvent des négociations & des traités, lui dictoit des dépêches, & lui en faisoit même faire pour l’exercer. Elle joignoit à ces qualités, une adresse singuliere de la main pour les ouvrages les plus difficiles, beaucoup de talent pour la peinture, pour les langues, & une facilité singuliere pour la poésie françoise. Elle épousa à l’âge de vingt-ans, Roger Duplessis, Duc de Liancourt, qui n’en avoit que vingt-deux ; & ils ont demeuré ensemble cinquante-quatre ans dans la plus parfaite union. Elle mourut le 14 Juin 1674, à la Roche-Guyon, & son mari décéda le premier Août de la même année. Je suis entré dans ce détail pour donner plus de poids à ce que je vais vous rapporter des conseils de cette Dame : ils se trouvent dans un ouvrage qu’elle avoit fait, & qui fut donné au Public en 1698169.

{p. 232}Voici ce qu’elle prescrivit à la Princesse de Marsillac, sa petite-fille : « Faites bien vos efforts en demandant l’aide de Dieu pour persuader vos fils de ne jamais se permettre aucun duel. Souvenez-vous que c’est une chose si difficile à persuader à la jeunesse, qu’il en faut jetter les fondemens de bonne heure dans leur esprit. Je sçais bien que les femmes sont bien moins propres que les hommes à les détromper là-dessus ; mais la raison persuade toujours les gens raisonnables, de quelque part qu’elle vienne ; & elle a toujours son effet, quand il plaît à Dieu de donner autant de force que de connoissance à ceux qui l’écoutent ; & j’ai éprouvé en la personne de mon fils170, le pouvoir qu’elle a sur un esprit bien fait ; car il avoit reçu cette instruction de moi, avec une telle impression, que pour s’en souvenir toujours {p. 233}& pour s’engager à la suivre, il en avoit écrit de sa main la résolution que je vous ai montrée, & que je garde pour ma consolation.

« Mais pour avoir lieu de dissuader ses amis là-dessus, sans qu’ils puissent croire que c’est pour se tirer de la mêlée, il faut qu’ils sçachent que celui qui les conseille est résolu de ne se battre jamais en duel, & que c’est une résolution qu’il ne prend pas sur le champ, dans la considération d’un péril prochain ; c’est pourquoi il faut s’en expliquer de bonne heure, hardiment & hors de l’occasion, & déclarer que si quelqu’un l’appelle, ce sera à dire qu’il ne se veut pas battre, parce que, sçachant sa résolution, il ne s’amuseroit pas à faire du bruit par un appel inutile. Tout ce qui décrie le courage des gens, est quand ils usent de finesse là-dessus, qu’ils se font arrêter, & qu’ils n’ont pas la force de dire ce qu’ils doivent & ce qu’ils veulent faire.

« Mais afin que vos fils fassent avec plus d’honneur & de liberté la profession de refuser les Duels, il faut {p. 234}qu’ils vivent également sous la loi de Dieu dans les autres choses ; car un homme qui seroit vicieux, donneroit sujet de ne pas attribuer ce refus des Duels à la crainte de Dieu.

« Et pour porter vos fils à prendre cette résolution contre les Duels, il faut les envoyer de bonne heure à la guerre ; & nous en avons usé ainsi pour votre pere : car quand ils auront montré leur courage en ces lieux-là, ils auront plus de hardiesse à refuser les combats particuliers.

« La seule regle de ce qu’on doit au monde, est ce qu’on doit à Dieu ; & la droite raison consiste à tirer de ce premier & unique devoir, l’idée de la véritable grandeur, du vrai courage, de la valeur, de l’amitié, de la fidélité, de la libéralité, de la fermeté & de toutes les vertus dont les gens de qualité doivent le plus se piquer.

« Tout homme de condition intimement pénétré de ce principe, est courageux, parce que ne craignant que Dieu, il ne craint ni la mort, ni tous les maux de la vie en faisant son devoir.

{p. 235}« Il est généreux, parce qu’il ne fait jamais de bassesse pour les éviter.

« Il est fort, n’étant ému ni de promesses, ni de menaces.

« Il est ferme, parce que se gouvernant par les loix immuables de la souveraine raison, il ne change ni par les avis contraires, ni par les occasions, ni par les différens états où il se trouve.

« Il respecte ses supérieurs, parce qu’il les considere comme ayant la puissance de Dieu en eux ; & ainsi il leur obéit toujours en ce qui n’est point contre Dieu, sans murmure, sans plainte & sans bassesse.

« Il est doux, civil & de facile accès ; parce qu’aimant son prochain pour l’amour de Dieu, il le veut satisfaire en tout ce qui est raisonnable & possible.

« Il n’est pas envieux, parce qu’aimant & ne desirant fortement que Dieu, il n’est point fâché que les autres obtiennent les biens passagers de ce monde, pour lesquels il n’a point d’avidité ; ni ceux de l’autre, auxquels il aspire ; parce qu’étant infinis, sa part ne sera point diminuée {p. 236}par celle qui en sera faite aux autres.

« Il ne trahit jamais personne ; parce qu’aimant les autres comme lui-même, il les traite comme il voudroit être traité.

« Il dompte sa colere, son chagrin, ses aversions ; & ainsi il n’est jamais bizarre & fâcheux à personne.

« Il ne desire rien fortement de ce que les hommes peuvent donner ; & ainsi il ne leur est jamais importun.

« Il aime la justice plus que son plaisir & sa vanité ; c’est pourquoi il ne fait tort à personne, pour contenter ces deux sources de l’injustice.

« Il ne choisit jamais que des amis vertueux, & les sert avec soin, constance & fidélité en tout ce qui n’est point contre Dieu ; parce que n’étant point intéressé, il ne craint point d’employer son crédit pour eux, ni même de hazarder sa fortune, quand il est absolument nécessaire.

« Si quelqu’un de ses amis déchoit de sa vertu, & que cela paroisse en quelque occasion, il l’en avertit {p. 237}avec fermeté, au lieu de le flatter & de le servir dans ses passions, & ne craint ni son reproche, ni son changement, parce qu’il l’aime en effet, & qu’il ne veut point acheter la satisfaction de lui plaire, & d’avoir sa confiance aux dépens de sa vertu, qui est le fondement de son amitié.

« Enfin il ne fait point gloire de se venger & de ne pardonner jamais les offenses, comme font d’ordinaire les vains, les brutaux ou les foibles. Au contraire, il pardonne aisément dans son cœur toutes les offenses qu’on lui fait, & n’en poursuit jamais la réparation, que quand elles vont à de fâcheuses conséquences.

« Alors même il ne se sert pour cela que des voies légitimes & raisonnables, & prend bien garde que la haine ou la vanité, plutôt que la raison, n’emploie sa force & sa vigueur pour soutenir son honneur & son droit ».

Ne conviendrez-vous pas, Monsieur, que si notre Noblesse n’offroit au service de l’Etat que des sujets élevés {p. 238}dans ces principes, la Patrie y trouveroit sa gloire & sa force ?

Si toutes les meres de famille se proposoient pour modeles une Duchesse de Liancourt, une Marquise de Lambert171, une Madame de Guerchois172, on ne pourroit pas mettre de bornes au respect & à la reconnoissance qu’on leur devroit ; & si l’on en étoit surpris, comme l’étoit un Ambassadeur de Perse, qui demandoit à la femme de Léonidas, pourquoi on honoroit toutes les femmes à Lacédémone : la réponse qu’elle fit, seroit la nôtre ; c’est, répondit-elle, que nos femmes sçavent former les hommes.

Ce que Madame la Duchesse de Liancourt exigea & obtint de son fils, le Marquis de Liancourt, sur l’article du Duel, est conforme non seulement {p. 239}à la Religion, mais même à l’honneur bien entendu.

La valeur est une vertu ; mais il ne faut pas confondre l’abus du courage avec le courage même. Il est de l’intérêt de l’Etat qu’on ne se livre pas à de fausses idées sur cet objet. « Il arrive, dit l’illustre Philippe de Mornai, que par la témérité si familiere à notre Nation, les meilleurs de notre Noblesse se trouvent cueillis tout verds, & se perdent avant que de connoître où le devoir les appelle, c’est-à-dire, avant que de sçavoir éviter le péril sans reproche, ou le défier avec louange173 ». M. de Mornai vouloit qu’on imitât les Grecs & les Romains, chez qui dans les beaux siecles de leur Empire, le courage ne consistoit pas seulement à braver les périls pour la gloire & la défense de la Patrie ; mais encore à oser être vertueux, & en soutenir constamment le caractere contre le torrent du plus grand nombre ; Heroem enim non una virtus efficit, sed multiplex. On sçait {p. 240}que les Héros dont les talens se trouvent relevés par le coloris de la vertu, sont placés au Temple de Mémoire dans un degré supérieur. L’Historien Paterculus, en louant la grandeur de César dans ses projets, sa rapidité dans la maniere de faire la guerre, & sa hardiesse intrépide à affronter les dangers, les compare à Alexandre le Grand ; mais, dit-il, Alexandre encore sobre & maître de sa colere174. Si le même Historien nous dit que Pompée étoit un Général très-habile dans la guerre, il releve son mérite, en assurant qu’il avoit des mœurs très-pures, une probité irreprochable ; qu’il étoit citoyen très-modéré, ami constant, facile à pardonner les injures, de bonne foi, lorsqu’il se réconcilioit, & n’exigeant point les satisfactions à la rigueur175. Mais si le Paganisme a eu d’aussi {p. 241}beaux modeles en ce genre, le Christianisme en a formé de plus parfaits. Chaque siecle a eu les siens, dont on peut dire, comme de Scipion l’Emilien176, qui réunissoit les mœurs de Caton d’Utique177 avec les vertus militaires. Ils sont recommandables par toutes les qualités qui peuvent illustrer la Robe & l’Epée. On ne voit rien que de louable dans leurs actions, leurs discours & leurs sentimens. Ils ne font rien de vertueux, pour le paroître, mais parce qu’ils ne doivent pas faire autrement ; ils ne trouvent rien de raisonnable, que ce qui est juste ; ils entremêlent le repos & l’action ; ils mettent à profit les vuides que leur laissent leurs emplois. Ils partagent leur temps entre les {p. 242}armes & les livres, entre les travaux militaires & les devoirs d’une société honnête.

C’est la réunion de toutes ces vertus que M. de Guibert s’est proposé de louer dans l’Eloge qu’il a fait du Maréchal de Catinat, & qui a remporté en 1775 le premier accessit du prix d’Eloquence. L’Académie Françoise a déclaré qu’elle y avoit trouvé de si grandes beautés, qu’elle regrettoit de n’avoir qu’un prix à donner. Le Public178 a partagé les regrets de cette Académie, & a pensé qu’elle pouvoit se les épargner, sans en causer de bien vifs ailleurs. On a du même Auteur un Essai général de Tactique militaire, qu’il a donné en 1773, & dont le Discours préliminaire est très-intéressant. Il porte l’empreinte d’un génie clairvoyant & d’une ame noble, qui, pénétrée de l’amour du bien public, voudroit rallumer le feu sacré des vertus patriotiques, prêt à s’éteindre. Rien n’est plus capable d’échauffer & de faire palpiter le cœur des vrais Citoyens, que l’éloge que M. de Guibert {p. 243}a fait du Maréchal de Catinat, qu’il a énergiquement caractérisé par ce seul mot, Catinat fut un sage.

L’épigraphe de l’Eloge est tirée d’une Ode qu’Horace adressa au Consul Lollius179, où il lui donne des louanges qu’il cessa de mériter. Elles prouvent au moins que les Payens connoissoient les qualités que doivent avoir ceux qui ont l’honneur d’avoir part au gouvernement de l’Etat. En effet, dans une Monarchie, quelle vertu ne doit-on pas exiger des Ministres dont le caractere est d’être les images du Roi ! Quelle probité ne doit-on pas aussi exiger de ceux qui, étant honorés de leur confiance, sont chargés de les éclairer avec fidélité sur le détail des faits, & de préparer avec un discernement lumineux & équitable tout ce qui peut produire dans chaque genre la meilleure administration !

On déclamera toujours contre eux, {p. 244}parce qu’il y aura toujours des envieux, des mécontens & des gens désœuvrés. Mais qu’est-ce qui donne lieu à leurs déclamations ? c’est lorsqu’on ne peut pas dire de chacun de ceux qui sont employés au ministere, ce qu’Horace disoit de Lollius180 : « Il a un esprit éclairé dans les affaires, une ame toujours égale dans l’une & l’autre fortune ; il punit avec sévérité l’avarice & la mauvaise foi ; il est insensible aux charmes de l’argent qui attire tout à lui ; il préfere toujours l’honnête à l’utile ; il rejette avec chaleur les présens des coupables ; il poursuit les corrupteurs ; il est enfin persuadé que le nom d’heureux n’appartient pas à l’homme qui possede beaucoup ; mais qu’il n’est dû qu’à celui qui fait un bon usage des présens du Ciel, qui sçait souffrir la dure pauvreté, qui craint le crime plus que la mort ; mais qui ne craint plus de mourir, dès qu’il s’agit de sauver ses amis ou sa Patrie ».

{p. 245}Toutes ces vertus se sont trouvées dans le Héros dont M. de Guibert a fait l’éloge. En voici quelques traits : « La Guerre, dit-il, fit la grandeur de Catinat ; & il aima la paix. Il fut juste, compatissant, éclairé. Aucun de ses semblables n’a gémi sous le poids de sa gloire. Il ne faisoit consister les récompenses que dans l’honneur, & non dans l’argent. Qu’ont en effet besoin les Militaires de s’environner de luxe ? Le luxe les confond avec les autres professions ; & une pauvreté noble les distingue {p. 246}d’elles. Il reçut avec transport le bâton de Maréchal de France, parce qu’il lui étoit donné par les acclamations de son armée, & au milieu de ses victoires. Il refusa le Cordon bleu qu’on lui offrit quelques années après ; parce que ne rendant plus de services à l’Etat, il ne se croyoit plus en droit de recevoir de lui. Sa famille lui représentant que cette illustration étoit importante pour elle ; que le Public croiroit qu’il ne pouvoit pas faire les preuves de Noblesse requises : Si je vous fais tort, répondit-il, rayez-moi de votre généalogie. La justesse de ses vues, la sûreté de ses démarches, la maturité de ses réflexions lui avoient fait donner par les soldats un nom qui le peignoit avec cette énergie soldatesque, près de laquelle tous les éloges académiques sont froids. Ils l’appelloient le Pere la Pensée. Il ne voulut jamais recevoir de traitement au delà de ses appointemens. Un jour il prit congé du Roi, pour retourner à l’armée. Louis XIV lui dit : Vous faites trop bien mes affaires, pour que je ne vous parle pas {p. 247}des vôtres ; en quel état sont-elles ? Il répondit : Sire, graces à vos bontés, j’ai tout ce qu’il me faut. Néanmoins il n’avoit que deux mille écus de gratification annuelle au-delà de ses appointemens de Lieutenant-Général. Voilà, reprit le Roi, le premier homme de mon Royaume qui me tient ce langage. Ce Monarque lui demandant pourquoi il ne venoit pas aux voyages de Marli : Sire, répondit-il, la Cour y est déjà assez nombreuse, & Votre Majesté n’a pas besoin de voir ses fideles serviteurs, pour se ressouvenir d’eux. Il respecta & fit toujours respecter la Religion pendant sa vie ; il sçavoit qu’Homere a dit que la Religion étoit la chaîne qui lioit le Ciel à la terre. Il ne fut jamais agité par les passions ; il ne connut point la foiblesse de l’amour, c’est-à-dire, cette sensibilité funeste qui bouleverse, qui égare, qui entraîne, qui met sans cesse les penchans en opposition avec les principes. Ses plaisirs étoient la compagnie des hommes éclairés & vertueux de son siecle ; Fénélon, Vauban, la Rochefoucault, Beauvilliers, Liancourt, &c. »

{p. 248}On ne sçauroit s’occuper des hautes qualités d’un Catinat, sans plaindre notre siecle d’être aussi peu pourvu de sujets de cette trempe. C’est un regret qui a suggéré à M. Guibert les réflexions les plus solides qui émanent d’une vraie philosophie. En voici quelques-unes.

« Dans la situation où nous sommes, ce sont de grandes vertus qu’il nous faut, plutôt que de grands talens. De grands talens jetteroient un éclat passager ; ils pourront nous redonner quelques succès, & pallier nos maux ; mais de grandes vertus, & sur-tout des vertus austeres peuvent seules régénérer notre Nation…. Oui, ce sont des vertus que j’appelle au secours de mon pays ; ce sont celles de Catinat que j’évoque de sa tombe, & dont je voudrois entourer le berceau de nos enfans : c’est sur-tout son dévouement au bien public, son indifférence pour la fortune, son désintéressement. Il ne faudroit qu’une génération imbue de ces principes, pour réparer tous nos maux…. L’Etat est accablé de dettes ; le {p. 249}Peuple gémit sous le poids des impôts. Eh ! malheureux que nous sommes, ces maux sont notre ouvrage. C’est nous autres. Courtisans, devroient-ils dire, qui assiégeons le Trône. C’est nous qui fomentons les abus ; c’est nous qui en sommes les complices. Que peut le Souverain le plus heureusement né, au milieu de cet esprit universel de déprédation & d’avidité ? On abuse de tous ses mouvemens ; on trompe ses vertus ; on égare sa bienfaisance. A peine peut-il suffire à repomper par les oppressions du fisc l’or que nos complots lui arrachent. Il passe sa vie à faire des malheureux au loin, & des ingrats autour de lui. Ayez le désintéressement & la noble économie de Catinat, hommes principaux de tous les Ordres, qui entourez le Trône, & qui vivez de ses faveurs ; rendez des richesses à l’Etat, d’abord en exigeant moins de lui, & ensuite en attachant plus de prix à l’honneur181 ».

{p. 250}Peut-être, Monsieur, me reprocherez-vous de vous entretenir trop long-temps d’un Personnage dont la conduite étoit si peu compatible avec {p. 251}les Spectacles, auxquels vous prenez tant d’intérêt. Quelle réforme en effet n’y auroit-il pas à faire dans le caractere de notre Nation, pour que le Théatre pût servir d’amusement à des ames vertueuses !

Les gens sages de toutes les professions s’interdisent la fréquentation des Théatres, parce qu’ils sçavent qu’ils seroient déplacés dans cette foule de Spectateurs dont le P. Porée a fait le véritable portrait dans son Discours latin sur les Spectacles182.

« Quel est, dit-il, le plus grand nombre des amateurs du Théatre ?

« Des curieux premiérement, esprits légers, vrais papillons voltigeans {p. 252}çà & là, sans sçavoir où, faits, ce semble, pour être Spectateurs de toutes choses, excepté d’eux-mêmes.

« Qui ensuite ? Des oisifs de toute espece, des paresseux de profession, dont l’unique affaire est de ne rien faire ; l’unique soin, celui de n’en point prendre ; l’unique occupation, celle de tromper leur ennui ; passant de la table aux cercles ou au jeu, & delà aux Spectacles, pour y assister sans goût, sans discernement, sans fruit ; fort satisfaits au reste d’avoir rempli le vuide d’un temps qui leur pesoit.

« Qui encore ? Des gens plongés dans des emplois laborieux, accablés d’affaires, soit publiques, soit particulieres ; agités par les flots tumultueux de mille soucis, emportés par le tourbillon de la fortune. {p. 253}Ils courent au Théatre, comme vers un port ; ils y respirent quelques momens à la vue des naufrages étrangers ; puis ils se replongent aussi-tôt dans leurs travaux orageux, & courent se livrer à leurs écueils ordinaires.

« Quels autres Spectateurs ? Des hommes fatigués de querelles domestiques, qui ne se trouvent nulle part plus mal que chez eux, où ils essuient les travers & les caprices d’une maison mal composée. Ils se réfugient au Théatre public, qui les distrait, pour se dérober aux scenes secretes qui les chagrinent.

« Quels autres enfin ? Des hommes qu’il est impossible de définir. Ils ont tous les caracteres, & n’en ont aucun. Ils ne sont ni bons, ni mauvais, ni légers, ni graves, ni oisifs, ni occupés ; esclaves de la {p. 254}coutume, qui est leur suprême loi, ils vivent sur l’exemple d’autrui ; ils pensent par l’esprit d’autrui. C’est la coutume qui les mene au Théatre, comme au Temple, à la Comédie, comme au Sermon, avec une pareille déférence aux égards, c’est-à-dire, une égale indifférence.

« Se persuadera-t-on que de pareils Spectateurs s’embarrassent fort si l’école des Spectacles est réguliere, ou ne l’est pas ? Ils n’y vont que pour s’amuser ou se délasser. Voilà pourtant la partie la plus saine, ou plutôt la moins mauvaise des Spectateurs. N’en est-il point d’autres ? & les voit-on en petit nombre, qui cherchent dans la Scene toute autre chose que la Scene même ?

« A quel dessein y voit-on voler tant de jeunes gens des deux sexes ; les uns presque perdus par l’indulgence cruelle des peres ; les autres, déjà instruites par une mere {p. 255}dans l’art funeste de trop plaire : tant de jeunes gens qui suivent les drapeaux du dieu de la Galanterie ; tant de personnes que l’hymen courroucé, où l’avarice, où l’ambition ont trop malheureusement unies ? Que vont-ils chercher tous au Théatre ? Des leçons pour apprendre les subtilités du vice, ou des exemples pour s’affermir dans le crime ; des alimens de passions pour en repaître leurs yeux, ou des peintures fabuleuses pour retracer à l’imagination de trop coupables vérités ».

Voilà les Spectateurs à qui les Poëtes & les Comédiens sont obligés de plaire dans une Nation caractérisée par le goût de la frivolité & du plaisir. Est-il donc surprenant que l’Auteur compose licencieusement, & que l’Acteur y conforme son jeu ? Les gens sages n’auroient dans cette foule de Spectateurs aucune autorité pour contraindre les Poëtes de ne point peindre les vices avec tout le cortege des {p. 256}graces, avec tous les pieges des sentimens délicats ; & avec tout le venin de l’enchantement, ils n’y auroient pas le droit de défendre aux Acteurs de faire rougir un front vertueux : enfin ils entreprendroient inutilement de tirer l’Art dramatique, innocent en lui-même, de la cruelle nécessité où on l’a réduit d’être coupable des crimes d’autrui, & de la perte des cœurs.

Nos Théatres sont la source, non seulement de la licence des mœurs, mais encore de ce prétendu bel esprit, dont la contagion a dégradé tous les genres de Littérature, & qui du Théatre commence à gagner les Chaires ; & des Romans, a passé dans les Traités de dévotion183.

{p. 257}Les Spectacles n’ont eu jusqu’à présent pour défenseurs que ceux qui en sont partisans, soit par affection, soit par intérêt. Je voudrois qu’on me citât de bons Philosophes (reconnus pour tels), qui, après avoir balancé le pour & le contre, se déclarassent en leur faveur. Mais il faudroit (ce qui seroit un grand phénomene) qu’ils convinssent d’admettre dans un Etat policé & chrétien, la nécessité de renforcer des vices dont l’honnêteté payenne auroit eu honte, & qui ne cessent point d’être vices, pour être qualifiés de passions nationales & constitutives, qui vivifient le monde moral ; n’en déplaise à nos Raisonneurs à petite cervelle. Passez-moi cette expression ; elle est d’un de nos plus célebres {p. 258}Poëtes : & peut-elle être mieux appliquée qu’à tous ces ingénieux Pigmées, qui, tout bouffis & fiers de leur corruption, veulent, sans craindre Dieu ni respecter les hommes, élever sur les ruines de la Religion un trône à cette Philosophie insensée dont les principes dégradent l’homme, avilissent son être, bornent ses espérances, & réduisent son bonheur à l’esclavage de la volupté, dont l’empire, comme le dit Ciceron, doit nécessairement miner sourdement toutes les vertus, & les écraser184 ? Est-il étonnant que depuis le temps que ces Sophistes185 nous prêchent que le feu des passions est le moteur unique & universel, & le germe productif de tout sentiment, on ait vu paroître un Livre186 où l’on {p. 259}a réduit en maximes toutes les conséquences qui résultent de ce monstrueux principe ? Il sied à de pareils gens, qui travestissent les vices en vertus, & qui soutiennent que les hommes senses ne peuvent jamais être que des hommes médiocres, & que les plaisirs physiques du genre le plus lascif devroient être la seule récompense des actions utiles à l’Etat ; il sied à de pareils gens, qui, suivant l’expression d’un Ancien, ensevelissent dans la boue ce souffle divin qui anime leurs corps, & qui est comme une portion de la Divinité187 ; il leur sied, dis-je, d’être zélés défenseurs du Théatre, où la volupté qui fait leur béatitude, est si fort excitée.

Mais qu’ils ne prétendent pas que ceux qui réprouvent les Jeux Sceniques, comme nuisibles aux bonnes mœurs, cessent d’être de vrais François, & d’être animés de l’amour des Arts188. L’Académie des Jeux Floraux {p. 260}de Toulouse, n’offensa ni la Patrie ni les Muses, lorsqu’elle proposa pour sujet du prix de Poésie de l’année 1748, le Danger des Spectacles189. On ne peut que lui sçavoir gré d’avoir prévenu les Citoyens contre les abus qui obscurcissent l’honneur des Belles-Lettres, & dont les funestes effets donneroient lieu de croire que le rétablissement des Sciences & des Arts a contribué à corrompre plus qu’à épurer les mœurs. Mais il ne faut pas imputer aux Sciences ce qu’on ne doit attribuer qu’à la corruption de ceux qui les éloignent de leur fin légitime. Elles ne doivent avoir pour objet que de procurer aux hommes leur bien moral & physique, & de leur faire mieux connoître l’Auteur de toutes choses, en l’annonçant comme la source de toutes les vérités. C’est aux Académies littéraires à s’élever contre tout ce qui tend à décréditer la Littérature. Elles y sont obligées par le caractere de leur établissement. « Ces Compagnies, dit {p. 261}M. Rousseau de Geneve190, doivent se regarder comme chargées, non seulement du dépôt des connoissances humaines, mais encore du dépôt sacré des mœurs. Il en résulte qu’il faut qu’elles aient l’attention d’en maintenir chez elles toute la pureté, & de l’exiger des Membres qu’elles reçoivent. Elles serviront de frein aux Gens de Lettres, si l’on ne peut mériter d’y être admis que par des Ouvrages utiles & des mœurs irreprochables. Celles de ces Compagnies, qui, pour le prix dont elles honorent le mérite littéraire, font un choix de sujets propres à ranimer l’amour de la vertu dans le cœur des Citoyens, montrent que cet amour regne parmi elles ; & elles donneront au Peuple le plaisir si rare & si doux de voir des Sociétés sçavantes se dévouer à verser sur le genre humain, non seulement des lumieres agréables, mais {p. 262}aussi des instructions salutaires. Elles en imposeront à cette troupe de Charlatans, qui crient chacun de son côté sur une place publique : Venez à moi. C’est moi seul qui ne trompe point. L’un prétend qu’il n’y a point de corps, & que tout est en représentation ; l’autre, qu’il n’y a d’autre substance que la matiere, ni d’autre Dieu que le monde. Celui-ci avance qu’il n’y a ni vertus, ni vices, & que le bien & le mal moral sont des chimeres. Celui-là, que les hommes sont des loups, & peuvent se dévorer en sûreté de conscience. Le Paganisme livré à tous les égaremens de la raison humaine, a-t-il laissé à la postérité rien qu’on puisse comparer aux monumens honteux que lui a préparé l’Imprimerie, sous le regne de l’Evangile ? On en peut dire autant de la Sculpture, de la Peinture & de la Gravure, dont le ciseau, le pinceau & le burin ne sont occupés qu’à tracer les images des passions, pour n’offrir aux yeux que des modeles de mauvaises actions. Et ne sont-ce pas les premieres leçons que l’on donne aux enfans, {p. 263}avant même qu’ils sçachent lire » ?

C’est dans la classe de ces Corrupteurs qu’il faut ranger ces Ecrivains amateurs des Spectacles, jusqu’au point d’employer la mauvaise foi & l’imposture, pour communiquer leur aveuglement & leur passion à ceux qui ne sont pas épris du même goût, & qu’ils voudroient séduire par le ridicule dont ils les chargent. Comme ils veulent rester dans leurs erreurs, ils rejettent la vérité qui les condamne ; & ils voudroient qu’elle n’existât pas. Elle leur paroît si amere, qu’ils haïssent même ceux qui la leur présentent, pour les engager à se rendre à sa lumiere, & à prévenir le temps qu’ils l’auront pour juge. Ils se soulevent contre ceux qui leur rendent ce bon office ; & la plupart sont des aveugles, qui crient sans sçavoir pour qui ni contre qui ils s’emportent191.

{p. 264}… Les hommes, à tout prendre,
Ne sont méchans que parce qu’ils sont foux.
Ce sont enfans moins dignes de courroux
Que de risée.

Rouss. lib. I, ep. III.

Je passe à l’idée singuliere où vous êtes de trouver la lecture des Pieces dramatiques plus dangereuse que leurs représentations sur des Théatres publics. Ciceron & Quintilien192 n’étoient pas de votre sentiment. Ils pensoient qu’il y avoit autant de différence qu’il y en a entre un corps vivant & un corps mort, qui a des yeux sans feu, des pieds sans mouvement, des membres sans action. Telle est la Comédie sur le papier. On y voit le corps des passions sans ame.

M. l’Evêque de la Ravaliere193 l’a démontré dans une Dissertation donnée en 1729, sous le titre d’Essai de Comparaison {p. 265}entre la Déclamation & la Poésie dramatique.

Houdart de la Motte avoit souvent fait l’épreuve du besoin qu’on avoit de la déclamation, pour vivifier une Piece de Théatre, c’est-à-dire, pour fixer sur la Scene le cœur des Spectateurs. Voici ce qu’il dit à ce sujet, dans son Ode sur la Déclamation194 :

Auteurs, pour nous charmer, pour ravir nos suffrages,
 C’est peu de votre art séducteur ;
Si vous charmez l’esprit par vos sçavans Ouvrages,
 L’action parle mieux au cœur.
Après tous vos efforts, croyez qu’à l’imposture
 L’Acteur a la meilleure part :
Un regard d’un soupir poussé par la nature,
 Peut souvent plus que tout votre art.

Néanmoins je conviens que la lecture de la plupart de nos Drames a ses dangers, & qu’on doit se l’interdire, suivant le conseil d’Ovide,

…… Teneros ne tange Poëtas.

Mais soyez persuadé, Monsieur, que c’est aux Spectacles que le poison des Pieces dramatiques se glisse par degrés des sens au cœur, & du cœur à la raison. {p. 266}Rarement en reçoit-on d’aussi mauvaises influences dans le sang-froid du cabinet, à moins que vous ne veuilliez parler de ces possédés d’une importune verve, dont parle Rousseau, qui,

… Pour de douteux succès,
Passant leur vie en d’éternels accès,
Toujours troublés de fureurs convulsives,
De leur plancher ébranlent les solives.

Ce ne peut être que dans de pareils accès que vous avez imaginé la réponse que vous avez faite pour moi à M. Desprez de Boissy. Il faut en effet être dans le délire, pour avoir entrepris la défense de l’Epître aux Manes de la le Couvreur, où M. de Voltaire abjurant la vénération que tout François doit avoir pour l’Apôtre de sa Nation, a l’impiété d’appeller son S. Denis le bord de la Seine où fut enterré le corps de cette Actrice. Il traite d’injure flétrissante ce traitement. Mais est-ce une injure, qu’une punition méritée ? Cette question se trouve incidemment traitée dans un Mémoire judiciaire que M. Henrion de Pansey, Avocat, fit en 1775, dans la Cause de M. Mercier, contre les Comédiens {p. 267}François, qui se plaignoient des reproches humilians faits à leur profession. Voici, dit cet Avocat, ce qu’on peut répondre aux Comédiens qui se plaindroient de l’injustice de la Patrie à l’égard des flétrissures dont elle a couvert leur état : « Quand vous avez voulu monter sur le Théatre, vous connoissiez l’opinion régnante : elle devoit être pour vous un frein ; vous étiez instruits que vous seriez flétris par elle dès l’instant où vous auriez livré vos personnes à tous les caprices d’une foule payante. Vous n’avez pas été retenus par cette menace redoutable ; vous l’avez bravée ; vous avez sauté à pieds joints dans le champ du déshonneur. De quel droit venez-vous donc vous plaindre aujourd’hui de l’opinion publique ? N’a-t-elle pas une force à laquelle le monde obeit, & contre laquelle on réclame vainement ? Ne tient-il qu’à secouer le joug d’une loi, pour se croire en droit de la juger ? D’ailleurs, pensez-vous que cette loi n’ait pas ses motifs, & bien fondés sur l’expérience, puisqu’elle subsiste malgré {p. 268}les lumieres nouvelles, malgré les réclamations de tant de plumes éloquentes ? Mille préjugés ridicules sont tombés : pourquoi celui-ci n’est-il pas du nombre ? c’est qu’il a une raison d’utilité que les autres n’avoient pas. Vous avez franchi la barriere, quand tout vous crioit : arrêtez ; & vous voulez maintenant que la Nation revienne sur ses pas, & renverse l’édifice de ses coutumes, pour honorer votre profession. De quoi murmurez vous ? n’étiez-vous pas libres de rester sur la ligne où sont restés vos Concitoyens ? La loi n’est pas venue fondre sur vos têtes avec trahison ; votre personne, vos biens, vos droits d’homme seront toujours protéges par la loi même qui vous flétrit. Il faut souffrir sa rigueur : puisqu’elle a jugé cette distinction nécessaire, elle a ses vues ; & ce n’est pas après avoir été infractaires, que vous pouvez lui demander quelque compte ».

Faut-il, Monsieur, vous faire connoître sur quel motif est fondé ce traitement qui vous paroît si rigoureux ? C’est M. Rousseau de Geneve {p. 269}qui va vous l’apprendre. Voici les réflexions qu’on trouve sur cet objet dans sa Lettre à M. Dalembert. Il y démontre que ce n’est point par préjugés de Bourgeois, mais avec raison, que les Comédiens ont toujours été regardés comme des objets de mépris.

« En commençant, dit-il, par observer les faits avant de raisonner sur les causes, je vois en général que l’état de Comédien est un état de licence & de mauvaises mœurs ; que les hommes y sont livrés au désordre ; que les femmes y menent une vie scandaleuse ; que les uns & les autres avares & prodigues tout à la fois, toujours accablés de dettes, & toujours versant l’argent à pleines mains, sont aussi peu retenus sur leurs dissipations, que peu scrupuleux sur les moyens d’y pourvoir. Je vois encore que par tout pays leur profession est déshonorante ; que ceux qui l’exercent, excommuniés ou non, sont par-tout méprisés, & qu’à Paris même où ils disent avoir plus de considération, un Bourgeois craindroit de fréquenter ces mêmes Comédiens qu’on voit {p. 270}tous les jours à la table des Grands. Si les Anglois ont inhumé la célebre Oldfield à côté de leurs Rois ; ce n’étoit pas son métier, mais son talent qu’ils voulurent honorer : chez eux, les grands talens ennoblissent dans les moindres états ; & les petits avilissent dans les plus illustres. Mais quant à la profession de Comédien, les mauvais & les médiocres sont méprisés à Londres autant ou plus que par-tout ailleurs. Au reste, ce mépris-est plus fort par-tout où les mœurs sont plus pures ; c’est pourquoi il y a des pays d’innocence & de simplicité où le métier de Comédien est presque en horreur. Voilà des faits incontestables ; & l’on dit qu’il n’en résulte que des préjugés. J’en conviens ; mais ces préjugés étant universels, il en faut chercher une cause universelle. Je pourrois imputer ces préjugés aux déclamations des Prêtres, si je ne les trouvois établis chez les Romains avant la naissance du Christianisme, & non seulement courant vaguement dans l’esprit du Peuple, mais autorisés par des loix expresses, qui déclaroient {p. 271}les Acteurs infames, leur ôtoient le titre & les droits de Citoyens Romains, & mettoient les Actrices au rang des Prostituées. Ici toute autre raison manque, hors celle qui se tire de la nature de la chose. Les Prêtres Payens, plus favorables que contraires à des spectacles qui faisoient partie des jeux consacrés à la Religion, n’avoient aucun intérêt à les décrier, & ne les décrioient pas en effet. Cependant on pouvoit dès-lors se récrier comme plusieurs le font sur l’inconséquence de dés-honorer des gens qu’on protege, qu’on paie, qu’on pensionne ; ce qui, à vrai dire, ne me paroît pas si étrange ; car il arrive quelquefois que l’Etat encourage & protege des professions déshonorantes, mais devenues comme nécessaires, sans que ceux qui les exercent, en doivent être plus considérés pour cela.

« On a écrit que ces flétrissures étoient moins imposées à de vrais Comédiens, qu’à des Histrions & Farceurs qui souilloient leurs jeux d’obscénités & d’indécences : mais cette distinction est insoutenable ; {p. 272}car les mots de Comédien & d’Histrion étoient parfaitement synonimes, & n’avoient d’autre différence, sinon que l’un étoit Grec, & l’autre Etrusque. Ciceron, dans le Livre de l’Orateur, appelle Histrions les plus grands Acteurs que Rome ait jamais eus ; Esope & Roscius. Dans son plaidoyer pour ce dernier, il plaint un si honnête homme d’exercer un métier si peu honnête. Loin de distinguer entre les Comédiens, Histrions & Farceurs, ni entre les Acteurs des Tragédies & ceux des Comédies, la loi couvre indistinctement du même opprobre tous ceux qui montent sur le Théatre : Quisquis in Scenam prodierit, ait Prætor, infamis est. Je ne sçache qu’un seul Peuple qui n’ait pas eu là-dessus les maximes de tous les autres ; ce sont les Grecs. Il est certain que chez eux la profession du Théatre étoit si peu dés-honnête, que la Grece fournit des exemples d’Acteurs chargés de certaines fonctions publiques, soit dans l’Etat, soit en ambassade. Mais on pourroit trouver aisément les raisons {p. 273}de cette exception : 1°. la Tragédie ayant été inventée chez les Grecs, aussi-bien que la Comédie, ils ne pouvoient jetter d’avance une impression de mépris sur un état dont on ne connoissoit pas encore les effets. Et quand on commença de les connoître, l’opinion publique avoit déjà pris son pli : 2°. comme la Tragédie avoit quelque chose de sacré dans son origine ; d’abord ces Acteurs furent regardés plutôt comme des Prêtres que comme des Baladins. 3°. Tous les sujets des Pieces n’étant tirés que des antiquités nationales dont les Grecs étoient idolâtres ; ils voyoient dans ces mêmes Acteurs, moins des gens qui jouoient des fables, que des Citoyens instruits qui représentoient aux yeux de leurs compatriotes l’histoire de leur Pays : 4°. ce Peuple enthousiaste de sa liberté jusqu’à croire que les Grecs étoient les seuls hommes libres par nature, se rappelloit avec un vif sentiment de plaisir ses anciens malheurs, & les crimes de ses maîtres. Ces grands tableaux l’instruisoient sans cesse, & il {p. 274}ne pouvoit se défendre d’un peu de respect pour les organes de cette instruction : 5°. la Tragédie n’étant d’abord jouée que par des hommes, on ne voyoit point sur le Théatre ce mélange scandaleux d’hommes & de femmes, qui fait des nôtres autant d’écoles de mauvaises mœurs : 6°. enfin, leurs Théatres n’étoient point élevés par l’intérêt & par l’avarice ; les Spectateurs n’y étoient pas mis à contribution. Ces grand, & superbes Spectacles, donnés sous le ciel, à la face de toute une Nation, n’offroient de toutes parts que des combats & des victoires, des prix, & des objets capables d’inspirer aux Grecs une ardente émulation, & d’échauffer leurs cœurs de sentimens d’honneur & de gloire.

« C’est au milieu de cet imposant appareil, si propre à élever & remuer l’ame, que les Acteurs animés du même zele, partageoient, selon leurs talens, les honneurs rendus aux vainqueurs des jeux, souvent aux premiers hommes de la Nation. Je ne suis pas surpris que, loin de les avilir, leur métier exercé de {p. 275}cette maniere, leur donnât cette fierté de courage & ce noble désintéressement qui sembloient quelquefois élever l’Acteur à son personnage. Avec tout cela, jamais la Grece, excepté Sparte, ne fut citée en exemple de bonnes mœurs ; & Sparte, qui ne souffroit point de Théatre, n’avoit garde d’honorer ceux qui y montent.

« Revenons aux Romains, qui, loin de suivre à cet égard l’exemple des Grecs, en donnerent un tout contraire. Quand leurs loix déclaroient les Comédiens infames, étoit-ce dans le dessein d’en déshonorer la profession ? Quelle eût été l’utilité d’une disposition si cruelle ? Elles ne la déshonoroient point ; elles rendoient seulement authentique le déshonneur qui en est inséparable : car jamais les bonnes loix ne changent la nature des choses ; elles ne font que la suivre ; & celles-là seules sont observées. Il ne s’agit donc pas de crier d’abord contre les préjugés ; mais de sçavoir premiérement, si ce ne sont que des préjugés ; si la profession de Comédien n’est point {p. 276}en effet déshonorante en elle-même : car si par malheur elle l’est, nous aurons beau statuer qu’elle ne l’est pas ; au lieu de la réhabiliter, nous ne ferons que nous avilir nous-mêmes.

« Qu’est-ce que le talent du Comédien ? L’art de se contrefaire, de revêtir un autre caractere que le sien, de paroître différent de ce qu’on est, de se passionner de sang-froid, de dire autre chose que ce qu’on pense aussi naturellement que si on le pensoit réellement, & d’oublier enfin sa propre place, à force de prendre celle d’autrui. Qu’est-ce que la profession du Comédien ? Un métier par lequel il se donne en représentation pour de l’argent, se soumet à l’ignominie & aux affronts qu’on achete le droit de lui faire, & met publiquement sa personne en vente. J’adjure tout homme sincere de dire s’il ne sent pas au fond de son ame qu’il y a dans ce trafic de soi-même quelque chose de servile & de bas … …. Quel est au fonds l’esprit que le Comédien reçoit de son état ? un mélange de {p. 277}bassesse, de faussetés, de ridicule orgueil & d’indigne avilissement, qui le rend propre à toutes sortes de personnages, hors le plus noble de tous, celui d’homme, qu’il abandonne … ….

« Le Comédien cultive pour tout métier le talent de tromper les hommes, & de s’exercer à des habitudes qui, seroient-elles innocentes au Théatre, ne servent par-tout ailleurs qu’à mal faire. Ces hommes si bien parés, si bien exercés au ton de la galanterie & aux accens de la passion, n’abuseront-ils jamais de cet art pour séduire les jeunes personnes ? Ces valets, filoux si subtils de la langue & de la main sur la Scene ; dans le besoin d’un métier plus dispendieux que lucratif, n’auront-ils jamais de distractions utiles ? Ne prendront-ils jamais la bourse d’un fils prodigue ou d’un pere avare, pour celle de Léandre ou d’Argan ? Par-tout la tentation de mal faire augmente avec la facilité ; & il faudroit que les Comédiens fussent plus vertueux que les autres {p. 278}hommes, s’ils n’étoient pas plus corrompus.

« L’Orateur, dit-on, paie de sa personne, ainsi que le Comédien. La différence est grande : quand l’Orateur se montre, c’est pour parler, & non pour se donner en spectacle. Il ne représente que lui-même ; il ne fait que son propre rôle ; il ne parle qu’en son propre nom ; il ne dit, & il ne doit dire que ce qu’il pense : l’homme & le personnage étant le même être, il est à sa place ; il est dans le cas de tout autre Citoyen qui remplit les fonctions de son état.

« Mais un Comédien sur la Scene étalant d’autres sentimens que les siens, ne disant que ce qu’on lui fait dire, représentant souvent un titre chimérique ; l’anéantit, pour ainsi dire, l’annule avec son Héros ; & dans cet oubli de l’homme, s’il en reste quelque chose, c’est pour être le jouet des Spectateurs.

« Que dirai-je de ceux qui semblent avoir peur de valoir trop par eux-mêmes, & se dégradent jusqu’à représenter des personnages auxquels {p. 279}ils seroient bien fâchés de ressembler ? C’est un grand mal sans doute de voir tant de scélérats dans le monde faire des rôles d’honnêtes gens : mais y a-t-il rien de plus odieux, de plus choquant & de plus lâche que de voir sur le Théatre celui qui se dit honnête homme, faire le rôle d’un scélérat, & déployer tout son talent, pour faire valoir de criminelles maximes ? Hélas ! à cet égard, les Poëtes dramatiques n’ont-ils pas à se faire le même reproche ? Je n’ai jamais pu concevoir quel plaisir on peut prendre à imaginer & à composer le personnage d’un scélérat, à se mettre à sa place tandis qu’on le représente, à lui prêter l’éclat le plus imposant. Je plains beaucoup les Auteurs de tant de Tragédies pleines d’horreurs, lesquels passent leur vie à faire agir & parler des gens qu’on ne peut écouter ni voir sans souffrir. Il me semble qu’on devroit souffrir d’être condamné à un travail si cruel. S’il est vrai qu’il y en a qui prétendent s’en faire un amusement pour l’utilité publique : j’admire {p. 280}leurs talens & leur beau génie ; mais je remercie Dieu de ne me les avoir pas donnés195. Je reviens aux Comédiens : quelle source de mauvaises mœurs n’ont-ils pas dans le désordre des Actrices, qui force & entraîne celui des Acteurs ? Mais pourquoi, dit-on, ce désordre est-il inévitable ? Ah ! pourquoi ? Dans tout autre temps on n’auroit pas besoin de le demander ; mais dans ce siecle, où regnent si fiérement les préjugés & l’erreur sous le nom de philosophie, les hommes abrutis par leur vain sçavoir, ont fermé leur esprit à la voix de la raison, & leur cœur à celle de la nature.

« Je demande comment un état dont l’unique objet est de se montrer au Public, & qui pis est, de se montrer pour de l’argent, conviendroit à d’honnêtes femmes, & pourroit compatir en elles avec la modestie & les bonnes mœurs ? A-t-on besoin même de disputer sur les différences {p. 281}morales des sexes, pour sentir combien il est difficile que celle qui se met à prix en représentation, ne s’y mette bientôt en personne, & ne se laisse jamais tenter de satisfaire des desirs qu’elle prend tant de soin d’exciter ! Quoi ! malgré mille précautions, une femme honnête & sage, exposée au moindre danger, a bien de la peine encore à se conserver un cœur à l’épreuve ; & ces jeunes personnes audacieuses, sans autre éducation qu’un systême de coquetterie, & des rôles amoureux, dans une parure immodeste, sans cesse entourées d’une jeunesse ardente & téméraire, au milieu des douces voix de l’amour & du plaisir, résisteront à leur âge, à leur cœur, aux objets qui les environnent, aux discours qu’on leur tient, aux occasions toujours renaissantes, & à l’or auquel elles sont d’avance à demi vendues ! Il faudroit nous croire une simplicité d’enfant, pour vouloir nous en imposer sur ce point. Le vice a beau se cacher dans l’obscurité ; son empreinte est sur les fronts coupables : l’audace d’une {p. 282}femme est le signe assuré de sa honte : c’est pour avoir trop à rougir qu’elle ne rougit plus ; & si quelquefois la pudeur survit à la chasteté, que doit-on penser de la chasteté, quand la pudeur même est éteinte ?

« Supposons, si l’on veut, qu’il y ait eu quelques exceptions ; supposons

Qu’il en soit jusqu’à trois, que l’on pourroit nommer :

je veux bien croire pour un moment ce que je n’ai jamais vu ni oui dire. Appellerons-nous un métier honnête celui qui fait d’une honnête femme un prodige, & qui nous porte à mépriser celles qui l’exercent, à moins de compter sur un miracle continuel ? L’immodestie tient si bien à leur état, & elles le sentent si bien elles-mêmes, qu’il n’y en a pas une qui ne se crût ridicule de feindre au moins de prendre pour elle les discours de sagesse & d’honneur qu’elle débite au Public. Et de peur que ces maximes séveres ne fissent un progrès nuisible à son intérêt, l’Actrice est toujours la premiere à parodier son rôle, & à détruire son propre ouvrage…. {p. 283}Elle quitte, en atteignant la coulisse, la morale du Théatre, aussi-bien que la dignité ; & s’il étoit vrai qu’on prît quelquefois des leçons de vertu sur la Scene, on les va bien vîte oublier dans les foyers.

« J’en ai trop dit pour les personnes raisonnables ; & je n’en dirois jamais assez pour les gens prévenus, qui ne veulent pas voir ce que la raison leur montre, mais seulement ce qui convient à leurs passions ou à leurs préjugés ».

J’espere, Monsieur, que vous ne serez pas du nombre de ces derniers ; & en conséquence je répete que si les loix romaines ont déclaré infames les Comédiens ; c’est que leur objet étant de divertir la multitude, ils ne peuvent y parvenir qu’en flattant la licence, dont le goût est par-tout celui du plus grand nombre ; & on l’a éprouvé dans tous les temps. Les Confrères de la Passion, établis vers l’an 1402, qui succéderent à nos Troubadours, les Enfans sans souci, les Clercs de la Basoche, ne tarderent pas à s’appercevoir que ce ne seroit point en ne jouant que des moralités, ou en {p. 284}ne représentant que des Mysteres de la Religion, qu’ils amuseroient le Peuple ; ils y joignirent des farces assorties au goût corrompu du temps : ce qui attira contre eux plusieurs Arrêts du Parlement. Et depuis que Jodelle, qui vivoit sous Henri II, nous a fait connoître & goûter la forme des anciens Poëmes dramatiques, les Comédiens n’en sont pas moins les Ministres du vice. Et, comme l’a observé M. Gédoin dans une Dissertation insérée au tome I des Mémoires de l’Académie des Inscriptions & Belles-Lettres, tant que le Gouvernement sera animé d’un esprit de Religion, il paroîtra moins les protéger que les tolérer. Néanmoins ce Sçavant n’ignoroit pas que nos Souverains s’étoient quelquefois déclarés en leur faveur ; mais ce n’a toujours été que par des actes d’une volonté momentanée, suggérés par des Ministres séduits ou intéressés à honorer les instrumens de leurs plaisirs.

Les Comédiens, Histrions & Farceurs ne furent jamais tolérés dans le bel âge des Empires. Ils n’étoient pas connus dans les premiers siecles de {p. 285}la République Romaine, c’est-à-dire, pendant tout le temps qu’on y vit régner une valeur soutenue par des travaux constans, un attachement inviolable à la Patrie, une passion insatiable de la servir, une préférence décidée de l’honneur sur les richesses, des mœurs pures & innocentes, une concorde inaltérable entre les Citoyens, une frugalité admirable dans l’intérieur, un attachement au culte de la Religion, une bonne foi inviolable dans le commerce de l’amitié, un dévouement total aux devoirs de la justice & de l’équité. Voilà, suivant Tite-Live, Tacite & les autres Historiens, ce qui formoit le caractere des anciens Romains. Il n’y étoit pas alors question de Théatres. Ils ne furent connus qu’après la conquête de l’Asie : événement qui transporta à Rome tout le luxe asiatique par lequel l’Univers vaincu fut vengé de ses conquérans. L’ancienne frugalité, dit Tite-Live196, l’intégrité des mœurs disparurent {p. 286}à mesure que la soif de l’or, la somptuosité des meubles, les délices de la table & la volupté s’introduisirent avec une foule de Baladins, de Danseurs, d’Histrions & de Musiciens efféminés. L’excès du luxe fit éclore une multitude de besoins factices, autrefois inconnus, qu’il fallut satisfaire aux dépens de l’honneur, de la probité & de la vertu.

Ce n’est de même que le luxe qui à fait naître chez les Peuples modernes ce goût effréné pour les Théatres. Les Souverains, forcés de les tolérer, se sont prêtés à des considérations politiques, qu’on leur a fait valoir sous différens prétextes ; comme, leur a-t-on dit, pour attirer des étrangers dans leurs Etats, pour augmenter la circulation des especes, pour exciter les Artistes, pour varier les modes, pour occuper les gens trop riches, ou aspirans à l’être, pour les {p. 287}rendre moins malfaisans dans leur oisiveté, & empêcher que les mauvaises mœurs ne dégénerent en brigandage ; que sçais-je ! pour distraire peut-être le Peuple de ses miseres, pour lui faire oublier les opérations critiques du Gouvernement, en le laissant s’occuper de ses Baladins.

Cette derniere considération s’accorde avec une observation qui se trouve dans le Journal de Verdun, du mois de Mars 1716, & qui est de M. Jourdan de Durand, Historiographe de France. « Ce Sçavant, dit M. Dreux du Radier197, s’étoit appliqué toute sa vie à l’étude des intérêts des Princes ; & ses vues politiques étoient fortifiées par des réflexions suivies & conséquentes. Voici celle qu’il fit relativement aux Spectacles ?

« Ce n’a pas, dit-il, été dans la vue de corriger les vices, que les Spectacles publics ont été permis dans les Etats de divers Souverains : la politique s’en est souvent servie {p. 288}dans des temps de calamité & de misere, pour amuser les Peuples & occuper les esprits oisifs.

« Mais les Comédiens ne peuvent tout au plus que divertir certain nombre de gens à la suite de la Cour & dans la Capitale ; les éclats de rire, qui retentissent dans leurs assemblées, ne sont pas un remede suffisant pour guérir les maux que souffrent les Peuples dans les Provinces. S’il y a plusieurs Démocrites à la suite de la Cour & dans les grandes Villes, on trouve dans les campagnes un beaucoup plus grand nombre d’Héraclites, qui n’ont de consolation que dans leurs larmes & leurs soupirs, tandis que ceux-là ne s’occupent que de joie & de plaisirs ».

Soyez assuré, Monsieur, que les Citoyens vertueux ne s’en laissent pas imposer par quelques loix isolées contre lesquelles la sagesse réclame ; mais, par respect pour l’autorité d’où elles émanent, ils sçavent les interpréter favorablement.

Si, par exemple, dans les Lettres-Patentes du 30 Juillet 1773, pour la {p. 289}construction des bâtimens devant servir à la Comédie Françoise, il est dit que ce Théatre contribue autant à la correction des mœurs & à la conservation des Lettres, qu’à l’amusement du Peuple. Les gens sensés regardent cette assertion moins comme l’éloge de notre Théatre, que comme une injonction qui est faite aux Poëtes & aux Comédiens de se conformer aux regles primitives & essentielles de l’Art dramatique.

Cette assertion de ces Lettres-Patentes a été citée avec un ton avantageux, dans une Consultation que deux Avocats (MM. Mallet & François de Neufchâteau) ont donnée le 15 Juin 1775, pour M. Louvay de la Saussaye, Auteur d’une Tragédie intitulée Alcidonis, pour la représentation de laquelle il étoit en procès avec les Comédiens. Il est vraisemblable que ces deux Avocats n’ont fait usage de ce moyen que pour condescendre au desir de leur client. Ils n’auroient pu décemment paroître intéressés à la justification du Théatre. Leur Ordre eut occasion, en 1775, de faire imprimer un Mémoire instructif sur les principes {p. 290}de la discipline du Barreau. On y interdit aux Avocats les occupations frivoles & les jeux d’esprit, incompatibles avec le sérieux de leurs fonctions198. Quelle idée donc auroit-on des Avocats qu’on verroit plaider de proprio motu & de bonne foi la cause de nos Spectacles ? M. Linguet, dans son Journal de Politique & de Littérature de l’année 1775, pages 73 & 127, cite comme une action repréhensible quelques représentations publiques d’une Tragédie intitulée Attilie, qui furent faites à Auteuil & à Arcueil, & dont tous les rôles étoient joués par des Avocats199 & femmes d’Avocats nommés dans ce Journal. Ces Avocats sentirent la conséquence de ce reproche public, & ils en manifesterent à M. Linguet leur mécontentement par une Lettre anonyme qui se trouve dans le même {p. 291}Journal, page 127. Or, se seroient-ils crus humiliés par cette dénonciation, s’il étoit vrai que les Poëtes dramatiques contribuent réellement à la correction des mœurs ? Rien n’y est moins propre que leurs Poésies. Et tant que ces Poëtes auront la bassesse d’avilir leur art en l’assujettissant au goût & à l’intérêt des Comédiens, ils ne mériteront pas plus qu’eux d’être honorés.

Si, suivant une réflexion de M. de Montesquieu200, l’élévation & la chûte des Empires prouvent que ce n’est point la fortune qui régit le monde, mais la vertu ; que n’auroit-on pas à craindre pour un Gouvernement qui se dégraderoit jusqu’à honorer des Acteurs, des Chanteurs & des Danseurs de Spectacles, c’est-à-dire, des gens qu’un Littérateur estimable201 appelle des membres inutiles à la Société, & des pierres d’achoppement & de scandale ?

{p. 292}Le P. Porée, dans son Discours latin sur les Spectacles, propose d’exiger « que ces gens-là qui se sont rendus les maîtres de la Scene, & les arbitres des Poëmes qu’ils excluent ou qu’ils admettent à leur gré, n’en reçoivent aucun qui ne soit dans les regles du devoir202. Mais ce projet de réforme lui paroissoit très-difficile à exécuter ; & M.J.J. Rousseau, dans sa Lettre à M. Dalembert, le soutient impossible.

« Pour prévenir, dit-il, les inconvéniens {p. 293}des désordres des Théatres, vous voudriez qu’on forçât les Comédiens d’être honnêtes gens. Par ce moyen, dites-vous, on auroit à la fois des Spectacles & des mœurs ; & l’on réuniroit les avantages des uns & des autres. Des spectacles, & des mœurs ! Voilà ce qui formeroit un vrai spectacle, d’autant plus que ce seroit la premiere fois. Mais quels sont les moyens que vous nous indiquez pour contenir les Comédiens ? Des loix séveres & bien exécutées : c’est au moins avouer qu’ils ont besoin d’être contenus, & que les moyens n’en sont pas faciles. Des loix séveres ! La premiere est de ne point souffrir de Comédiens. Des loix bien exécutées ! Il s’agit de sçavoir si cela se peut ».

Rien, Monsieur, ne prouvera plus la corruption des mœurs d’une Nation, que la nécessité où l’on croit être d’employer de pareils gens pour divertir203les Peuples de diverses occupations nuisibles. Tel fut le motif de {p. 294}la Déclaration du 16 Avril 1641204, que les Comédiens obtinrent de Louis XIII. Ce Monarque y dit, qu’en cas qu’ils reglent tellement les actions du Théatre qu’elles soient toutes exemptes d’impuretés & de paroles lascives, ou à double entente ; il veut que leur exercice ne puisse leur être imputé à blâme, ni préjudicier à leur réputation dans le commerce public. Ce que nous faisons, dit le Prince, afin que le desir qu’ils auront d’éviter le reproche qu’on leur a fait jusqu’ici, leur donne autant de sujet de se contenir dans les termes de leur devoir, des représentations publiques qu’ils feront, que la crainte des peines qui leur seroient inévitables. Mais cette Déclaration que vous citez en leur faveur, & qui se trouve dans le Code Pénal, ne les décharge nullement de leur note d’infamie, puisque l’objet principal de cette Déclaration étoit de {p. 295}modérer la licence de leurs jeux, & de prononcer des peines contre leurs excès. Elle ne fait que constater encore plus l’opinion du Public à leur égard, & prouver que la bonté du Prince cédoit à la nécessité où il paroissoit être de les tolérer, mais avec l’intention de les rendre moins malfaisans. Au reste, il est certain qu’il s’en faut de beaucoup qu’ils aient rempli la condition qui leur étoit imposée, puisqu’on a, depuis cette époque, une tradition de plaintes sur la licence de leur profession. Aussi n’a-t-on jamais cessé d’exercer les peines ecclésiastiques prononcées contre leur état205. Et comme l’observe l’Auteur de l’Essai sur la Comédie moderne206, « quand il seroit vrai que l’Eglise eût dans l’origine prononcé légérement cet anathème (ce qui ne doit pas se supposer) elle n’auroit {p. 296}pas certainement à présent assez de motifs pour le lever. Amateur des Spectacles, dit le même Auteur, je desirerois peut-être plus que qui que ce soit, que l’on pût les rendre tels qu’on les fréquentât sans scrupule, & qu’on nous les procurât sans rougir : mais j’ai de la peine à croire ce que nous dit le P. Porée, qu’on pourroit faire du Théatre une très-bonne école pour les mœurs ».

Ne doit-on pas en effet, Monsieur, sçavoir par l’expérience des Anciens, que les Spectacles qui, dans leur commencement furent les plus purs, tomberent toujours dans la plus grande licence : Ab sano initio ad insaniam vix tolerabilem207 ?

Pub. Corn. Scipion Nasica prévoyoit les inconveniens de ces sortes de divertissemens publics, lorsqu’il proposa de faire abattre le superbe Théatre que les Censeurs Messala & Cassius avoient commencé de faire construire, & qui étoit déjà presque fini208. {p. 297}Tite-Live donne les plus grands éloges au Senatus-consulte qui, sur la proposition de Scipion, avoit ordonné la démolition de ce Théatre ; & il observe que c’étoit le seul moyen de conserver les mœurs des anciens Romains dont Valere-Maxime fait un si beau portrait. « Dans ces temps, dit-il, la chasteté des femmes ne couroit aucun risque ; les deux sexes se regardoient toujours modestement, s’inspiroient un respect réciproque, & vivoient dans une pureté de mœurs inaltérable. Le Gouvernement fut alors très-heureux, parce que l’on avoit en horreur la licence, & que l’on étoit persuadé que les familles, les Villes & les Empires n’ont point d’autre principe destructif à craindre que la volupté, dont le regne suppose toujours le desir insatiable de l’argent, {p. 298}& est par conséquent le germe de tout mal209 ». M. Jean-Jacques Rousseau a-t-il donc eu tort d’élever avec tant de force la voix, pour persuader à sa Patrie de ne consentir à l’établissement d’aucun Théatre ? Documentum illustre dedit cum efficaci facundia summæ auctoritatis, comme Tite-Live l’a dit de Scipion. Vous n’êtes pas mieux fondé à critiquer ce zele, que vous l’êtes lorsque, pour justifier Bayle, vous dites qu’il étoit lié avec des gens de mérite. Ne sçait-on pas qu’il en est des Gens de lettres comme des Négocians ? L’intérêt des Sciences & des Arts, comme celui du Commerce, exige qu’on soit lié avec des personnes de toutes Religions, de de tout état & de mœurs bien différentes. Ce ne sont pour lors que des liaisons d’intérêt, & non de ces liaisons intimes qui ne peuvent être {p. 299}fondées que sur la conformité de Religion, de sentimens & de mœurs : Ad connectendas amicitias, vel tenacissimum vinculum morum similitudo210. Quel que soit le mérite de Bayle à l’égard de certaines parties de Littérature, la plus juste idée qu’on aura de sa personne sera celle que M. Joli de Fleury nous en a donnée dans son Requisitoire du 9 Avril 1756. « Il est, dit ce grand Magistrat, l’apologiste du pyrrhonisme & de l’irreligion. Ami de toutes les Sectes, dont il fait également l’éloge, il apprend à suspendre en tout son jugement, parce qu’il n’admet aucune certitude. Toujours en garde contre ses ennemis redoutables qui combattoient ses impiétés, il répand comme furtivement ses erreurs…. Les demi-Sçavans croyant trouver dans ses Ouvrages des preuves invincibles contre la Religion, méprisent ces hommes dociles & prudens, qui font un usage légitime de leur raison, & qui pensent avec justice qu’une raison droite {p. 300}conduit à la foi, & qu’une soi pure perfectionne la raison ».

Vous convenez avec M. Desprez de Boissy, que la profession de Comédien répugne à l’esprit de l’Evangile. Et vous prétendez concilier avec cet aveu, les assertions émanées de votre enthousiasme : Ne nous déclarons pas, dites-vous, les ennemis de Melpomene & de Thalie, tandis que presque toute l’Europe leur dresse des Autels, & songeons que le plus grand tort qu’on puisse faire à l’homme, est de lui ravir ses plaisirs ; & celui qui le fait, mérite de subir la rigueur des Loix comme malfaiteur. Je ne badine point ; cela est plus sérieux qu’on ne pense : notre Théatre est vraiment utile ; il anime l’esprit & nourrit le cœur. Cessons donc de mépriser les Comédiens qui prêtent leur organe aux Auteurs. Pourquoi laisser dans l’opprobre cette profession ?

Mais permettez-moi de vous demander quel degré d’autorité a sur votre cœur & sur votre esprit la morale du saint Evangile que M. de Montesquieu a déclaré être une excellente chose, & le présent le plus estimable que l’homme pouvoit recevoir de son {p. 301}Créateur211. Cette déclaration est imposante, eu égard au moment qu’elle fût faite. Cet Académicien touchoit alors aux derniers instans de sa vie. Et, en faisant cette déclaration, il pouvoit dire à ceux qui en étoient les témoins : Recevez ce dernier hommage de votre ami qui va cesser de vivre :

Extremum hoc munus morientis habeto.

Virg. Egl. 8.

***
L’homme est long-temps trompé par de fausses images
Mais la mort qui s’approche, écarte les nuages.
Captive jusqu’alors, enfin la vérité
Sort du fond de nos cœurs, & parle en liberté :
On écoute sa voix, on change de langage.
De l’esprit & du temps on regrette l’usage.
Regrets tardifs d’un bien qui n’est jamais rendu :
L’esprit est presque éteint, & le temps est perdu.
Ne perdons point le nôtre. Heureux, dans sa jeunesse,
Qui prévoit les remords de la sage vieillesse ;
Mais plus heureux encore qui sçait les prévenir,
Et commence ses jours comme il les veut finir.

LouisRacine, Epît. à M. de Valincourt.

{p. 302}Ce fut à la constance de sa sagesse que le Maréchal de Catinat212 dût le bonheur de n’avoir éprouvé aucun mauvais succès, par sa faute, nusquàm culpâ rem malè gessit. C’est en le considérant sous ce point de vue qu’un de ses Panégyristes lui a donné la supériorité sur le Vicomte de Turenne. « Ce dernier, dit M. l’Abbé du Rouzeau213, avoit toutes les qualités {p. 303}d’un Héros ; mais il n’eut pas toutes celles qui forment le Sage. Son histoire présente plus d’une foiblesse : soumis aux femmes, il trahit pour une maîtresse le secret de l’Etat, dans un âge où les hommes ordinaires sçavent maîtriser leurs penchans214. La vieillesse de Catinat n’offre point {p. 304}de pareilles taches ; sa jeunesse même en fut exempte ».

Qu’on ait de même à comparer deux Sçavans d’un génie égal, mais dont l’un aura eu de plus que l’autre cette lumiere & cette sagesse que donne la docilité sincere & constante à la vérité de l’Evangile ; quelle supériorité n’aura pas ce vrai Sage sur celui qui n’aura été éclairé que par la seule raison humaine ! Combien d’erreurs, par exemple, & de peintures dangereuses M. de Montesquieu n’aura-t-il pas eu à se reprocher lorsqu’il commença de ne plus appercevoir la célébrité de ses Ouvrages215, & toutes les choses de ce monde, qu’à la lueur de ce crépuscule qui annonce évidemment l’approche d’un Dieu {p. 305}rémunérateur ou vengeur ! Ce flambeau ne fait sentir que trop tard au plus grand nombre, « que pour que l’homme soit quelque chose, & ne demeure point dans une espece d’avilissement & d’anéantissement, il faut qu’il se tourne vers son Créateur ; que quand il s’en est écarté, il est comme dans un état de mort ; que quand il s’en rapproche, il reprend toute sa vigueur ; que quand il s’en éloigne, il tombe dans les ténebres ; que quand il s’en rapproche, il rentre dans la lumiere ; & qu’il ne reçoit le bon être que de celui même duquel il tient l’être216. »

Or, Monsieur, ces vérités que tant de personnes n’apprennent presque qu’au dernier moment de leur vie, & que pour en être troublées217, nous sont inspirées par l’Evangile ; « ce divin Livre, qui étant le seul nécessaire à un Chrétien, & le plus {p. 306}utile de tous à quiconque même ne le seroit pas, n’a besoin que d’être médité pour porter dans l’ame l’amour de son Auteur, & la volonté d’accomplir ses préceptes ». Ce sont encore les expressions de M. Jean-Jacques Rousseau218. Il vous en paroît peut-être plus inconcevable dans ses égaremens. Il est vrai que n’aimer que l’éclat de la lumiere de l’Evangile, & ne pas en faire la regle de sa vie, c’est en abuser, contre le dessein de Dieu, & commettre une injustice contre lui ; c’est s’exposer à en être privé, & à tomber dans les ténebres & l’aveuglement du cœur, jusqu’à parvenir à ne plus connoître Dieu d’une connoissance salutaire219. Mais n’est-il pas étonnant de vous voir {p. 307}justifier la profession de Comédien en même temps que vous reconnoissez qu’elle répugne à l’esprit de l’Evangile ?

Je ne serois pas surpris qu’un Hottentot à qui l’on reprocheroit son attachement aux infames usages de son pays, répondît qu’il convient qu’ils répugnent à l’esprit du Christianisme ; qu’au reste, il n’est pas dans le cas de se conformer à la morale de cette Religion qui lui est étrangere.

Mais un Chrétien ne manque-t-il pas aux égards qu’il doit à ce qu’il y a de plus sacré, lorsque convenant de ce que l’esprit de l’Evangile décide sur un objet, il ose soutenir publiquement une opinion qui y est contradictoirement opposée ? Et n’est-il pas encore infiniment plus coupable, si on lui a démontré que cette mauvaise opinion qu’il soutient, a toujours été condamnée par la seule sagesse humaine, c’est-à-dire, par les {p. 308}Philosophes Payens, & par plusieurs de ceux qui étoient intéressés à se croire excusables dans les foiblesses de leur conduite sur l’objet en question220 ?

Il me semble que quand on ne croiroit pas de cœur le saint Evangile que l’on professe de bouche, on devroit, suivant les principes des Déistes, respecter la Religion de la Patrie, & ne point marquer pour elle le plus grand mépris, en refusant publiquement de recevoir de cette Religion la regle des mœurs221. Tel est l’excès où votre zele pour les Théatres vous a porté. Il faut donc que ce que la sagesse appelle l’ensorcellement des bagatelles222, ait répandu des ténebres sur votre esprit, pour que vous vous soyez chargé de défendre {p. 309}une cause tant de fois condamnée au tribunal de la raison isolée de la Religion chrétienne.

Vous finissez votre Lettre par ce sophisme dont Jean Racine avoit fait usage :

S. Augustin s’accuse de s’être laissé attendrir à la Comédie. Qu’est-ce que vous concluez delà ? Dites-vous qu’il ne faut point aller à la Comédie ? Mais S. Augustin s’accuse aussi d’avoir pris trop de plaisir au chant de l’Eglise : Est-ce à dire qu’il ne faut point aller à l’Eglise ?

C’est un faux raisonnement dont M. Racine sentit bien par la suite tout le ridicule. Voici la réponse qu’on y fit, & qu’on trouve dans deux Lettres qui furent écrites à ce célebre Poëte ; l’une par M. du Bois, & l’autre par M. Barbier d’Aucour : « Ce raisonnement prouve invinciblement ce que vous dites six ou sept lignes plus haut, que vous n’êtes point Théologien. On ne peut pas en douter après cela ; mais on doutera peut-être si vous êtes Chrétien, puisque vous osez comparer le chant de l’Eglise avec les déclamations {p. 310}du Théatre. Qui ne sçait que la divine psalmodie est une chose si bonne d’elle-même, qu’elle ne peut devenir mauvaise que par le même abus qui rend quelquefois les Sacremens mauvais ! Et qui ne sçait au contraire que la Comédie est naturellement si mauvaise, qu’il n’y a point de détour d’intention qui puisse la rendre bonne !

« S’il faut quitter les choses qui sont mauvaises & dont nous ne sçaurions faire un bon usage, faut-il aussi quitter les bonnes, parce que nous en pouvons faire un mauvais » ?

Je crois devoir aussi ajouter la réponse que lui firent les mêmes personnes au sujet du reproche qu’il avoit fait à l’égard des traductions de Térence & d’autres Poëtes, destinées à l’instruction de la jeunesse. « Vous voulez abuser du mot de Comédie, & confondre celui qui les fait pour les Théatres, avec celui qui les traduit pour les Ecoles. Mais il y a tant de différence entre eux, qu’on ne peut point tirer de conséquence de l’un à l’autre. Le Traducteur {p. 311}n’a dans l’esprit que des regles de Grammaire, qui ne sont point mauvaises par elles-mêmes, & qu’un bon dessein peut rendre très-bonnes ; mais le Poëte a bien d’autres idées dans l’imagination : il sent toutes les passions qu’il conçoit, & il s’efforce même de les sentir, afin de les mieux concevoir. Il s’échauffe, il s’emporte, il se flatte, il s’offense, il se passionne jusqu’à sortir de lui-même pour entrer dans ce sentiment des personnes qu’il représente. Il est quelquefois Turc, quelquefois Maure, tantôt homme, tantôt femme, & il ne quitte une passion que pour en prendre une autre. De l’amour il tombe dans la haine ; de la colere il passe à la vengeance ; & toujours il veut faire sentir aux autres les mouvemens qu’il souffre lui-même. Il est fâché quand il ne réussit pas dans ce malheureux dessein ; & il s’attriste du mal qu’il n’a pas fait.

« Quelquefois les vers du Poëte peuvent être assez innocens ; mais la volonté du Poëte est toujours criminelle : les vers n’ont pas toujours {p. 312}assez de charmes pour empoisonner ; mais le Poëte veut toujours qu’ils empoisonnent ; il veut toujours que l’action soit passionnée, & qu’elle excite du trouble dans le cœur des Spectateurs. Quelle différence donc entre le Poëte & celui qui le traduit pour l’instruction de la jeunesse, & qui en ôte tout le venin, afin de conserver la pureté & l’innocence de ceux qui ne cherchent dans les Ouvrages des Anciens que ce qu’on y doit chercher, qui est d’y prendre une teinture de l’air & du style de ces Auteurs, & d’y apprendre la pureté de leur langue !…. Vous obligerez toutes les personnes justes de vous dire avec S. Jérôme, qu’il n’est rien de plus honteux que de confondre ce qui se fait pour le plaisir inutile des hommes, avec ce qui se fait pour l’instruction des enfans, & quod in pueris necessitatis est, crimen in se facere voluptatis ». Au reste, dans quel temps de sa vie Jean Racine fit-il ce faux raisonnement, dont vous vous prévalez ? N’est-ce pas dans celui sur {p. 313}lequel il a versé des larmes ? J’aime bien mieux considérer ce célebre Poëte dans cet âge, où connoissant & aimant la Religion, son cœur étoit aussi parfait que les productions de son génie avoient été éclatantes. Le respect que l’on doit à sa mémoire, m’oblige de détruire, par l’expression de quelques-uns de ses sentimens, l’abus qu’on pourroit faire des écarts de sa jeunesse que vous osez rappeller, & dont il auroit souhaité pouvoir faire perdre le souvenir. Ecoutez-le : c’est un pere qui, éclairé par les lumieres de la vérité, desire de procurer le même bonheur à ses enfans, en faisant tourner à leur propre instruction les écueils dont il avoit connu le danger. M. son fils, qu’on appellera à jamais le Poëte de la Religion, non content d’avoir profité du zele d’un si bon pere, a bien voulu le rendre encore utile à d’autres, en donnant au Public ce Recueil de Lettres si propre à faire connoître le cœur de ce grand homme. Voici ce que Jean Racine écrivit à un de ses fils, & qu’on peut adresser à tous ceux qui voudroient s’autoriser {p. 314}de ce qui lui étoit échappé dans l’ardeur des passions.

« Croyez-moi, mon fils ; quand vous sçaurez parler de Romans & de Comédies, vous n’en serez guere plus avancé pour le monde, & ce ne sera point par cet endroit-là que vous serez plus estimé…. Vous sçavez ce que je vous ai dit des Opéra & des Comédies. On doit en jouer à Marly : le Roi & la Cour sçavent le scrupule que je me fais d’y aller ; & ils auroient une mauvaise opinion de vous, si à l’âge où vous êtes, vous aviez si peu d’égards pour moi & pour mes sentimens.

« Le plus grand déplaisir qui puisse m’arriver au monde, c’est s’il me revenoit que vous êtes un indévot, & que Dieu vous est devenu indifférent.

« Je sçais bien que vous ne serez pas déshonoré devant les hommes, en allant aux Spectacles ; mais comptez-vous pour rien de vous déshonorer devant Dieu ? Pensez-vous vous-même que les hommes ne trouvassent pas étrange de vous voir {p. 315}pratiquer des maximes si différentes des miennes ? Songez que M. le Duc de Bourgogne, qui a un goût merveilleux223 pour toutes ces choses, n’a encore été à aucun Spectacle ».

Tels étoient les sentimens de ce célebre Poëte, lorsqu’il n’écouta plus que la Religion ; c’est-à-dire, cette vraie Philosophie qui apprend à l’homme ce qu’il a été, ce qu’il est, & ce qui peut le rendre tel qu’il doit être. Ce fut à cette école que, dès l’âge le plus critique pour la vertu & les talens, l’illustre Henri-François Daguesseau, Chancelier de France, avoit appris ce qu’il falloit penser des Spectacles. Qu’il fut heureux d’être né d’un pere qui, capable de lui donner toutes les lumieres avec tous les exemples, voulut imiter la coutume des Spartiates, qui enseignoient les vertus, comme ailleurs on enseigne les sciences ! Ce pere respectable étoit Henri Daguesseau224, qui fut successivement {p. 316}Intendant à Limoges, à Bordeaux & en Languedoc. Il en remplit avec la plus grande intégrité les devoirs dont on connoît toute l’importance. Les Rois sont les Lieutenans de Dieu, & ils sont chargés de le rendre comme visible dans leur conduite. Et alors, comme le disoit un Payen225, c’est le plus grand présent que le Ciel puisse faire à la terre. Mais cet auguste caractere leur fait sentir encore plus la foiblesse de la nature humaine. Ils ne peuvent tout voir ni tout faire par eux-mêmes ; & plus ils veulent le bien de leurs Peuples, plus ils reconnoissent la nécessité de multiplier les agens pour l’exercice de leur souveraine autorité. Nos Rois de la premiere & de la seconde Race envoyoient dans les Provinces des {p. 317}Commissaires, que l’on appelloit Missi dominici. Cette commission n’étoit alors que passagere ; & sous la troisieme Race elle est devenue perpétuelle dans la personne des Intendans, qui furent établis en 1551, par Henri II, sous le titre de Commissaires départis pour l’exécution des ordres du Roi ; & en 1635, par Louis XIII, sous le titre d’Intendans de Justice, Police & Finance. On peut dire que c’est de leur zele plus ou moins éclairé, & de leurs avis plus ou moins réfléchis, que dépend en grande partie la bonne ou mauvaise réputation du Gouvernement, puisqu’ils sont dans les Provinces les yeux du Roi & de ses Ministres. Une fonction aussi intéressante & aussi étendue dans ses détails & dans ses influences, parut ne pouvoir être mieux confiée qu’à des Magistrats dont l’état exige le plus de vertus & de talens. C’est dans cet ordre de Citoyens qu’on doit espérer de trouver plus de personnes habituées à l’assiduité du travail, & plus capables de soutenir les droits du Prince, sans opprimer les sujets ; d’être justes sans être durs ; de marcher toujours {p. 318}avec intrépidité entre la haine des Peuples & la crainte de la disgrace : alternative presque inévitable, quand on est sourd à toutes les sollicitations qui tendent à favoriser injustement les uns au préjudice des autres. Il faut qu’un Intendant de Province soit capable de dire à ce qu’il a de plus cher au monde, ce que M. Carré de Montgeron, Intendant à Limoges, en 1710, disoit à son fils, Conseiller au Parlement de Paris : Je te donnerois volontiers mon sang ; mais tu ne me feras jamais commettre d’injustice. Ce fut avec la même fermeté qu’il se refusa en 1711 à une demande injuste qu’un grand Seigneur de la Cour lui fit en passant à Limoges. M. de Montgeron fut menacé de sa vengeance ; mais il répondit qu’il se trouveroit trop heureux, s’il souffroit persécution pour avoir fait justice. Le Courtisan irrité parvint en effet à en imposer à Louis XIV ; & M. de Montgeron fut révoqué. Ce Monarque fut mieux informé sur la conduite du pere du Chancelier Daguesseau. Il le fit Conseiller d’Etat & Conseiller au Conseil Royal des Finances. Le talent de découvrir les hommes dignes d’être {p. 319}mis en place, a toujours caractérisé les grands Rois. Louis XIV démêla dans la foule des Magistrats le jeune d’Aguesseau, & il le regarda comme un de ces hommes qu’il falloit se presser d’employer pour le bonheur public. M. d’Aguesseau avoit à peine l’âge de vingt-deux ans, qu’il fut fait Avocat-Général au Parlement de Paris. La Providence lui ménagea une épouse digne de lui dans la personne d’Anne Le Fevre d’Ormesson. Ce fut au sujet de ce mariage que M. de Coulange, si connu par ses Poésies ingénieuses, dit « qu’on avoit vu pour la premiere fois les Graces & la Vertu s’allier ensemble ». Elle mourut à Auteuil en 1735, pleine de toutes les bonnes œuvres qu’une piété éclairée, humble & charitable inspire. Elle fut enterrée dans le cimetiere de ce village ; & M. le Chancelier d’Aguesseau, qui mourut à Paris le 9 Février 1751, voulut être inhumé à côté d’elle, pour partager, même après sa mort, l’humilité d’une femme qui avoit mérité tous ses regrets. Elle étoit sœur de M. Henri-François de Paule Le Fevre d’Ormesson, Conseiller d’Etat {p. 320}& au Conseil Royal, Intendant des Finances, qui mourut à Paris le 20 Mars 1756. Une probité inaltérable a toujours été le caractere de cette illustre famille ; & on en verra toutes les générations se proposer pour modele le célebre Rapporteur226 de M. Fouquet : comme Louis XIV le recommanda à M. Henri-François de Paule Le Fevre d’Ormesson, lorsqu’il lui fut présenté : Soyez, lui dit-il, aussi honnête homme que le Rapporteur de M. Fouquet. Il en imita les vertus, la droiture, la modestie & la religion ; & il mérita d’être honoré de la confiance de deux Rois, Louis XIV & Louis XV. Ce dernier Prince l’avoit jugé digne de remplir la place de Chancelier ; M. d’Ormesson à qui elle fut proposée, donna un exemple de modestie, en ne voulant pas {p. 321}l’accepter227. Ses vertus & son zele patriotiques ont passé dans ses descendans ; & ce nom si intéressant est conservé à la postérité par deux branches précieuses : {p. 322}la premiere a pour chef M. Henri-François de Paule Le Fevre d’Ormesson228, né le 8 Mai 1751. Il fut pourvu en 1773 de l’Office d’Intendant {p. 323}des Finances, qu’il commença d’exercer en 1774. Et dès-lors, par l’activité de toutes les belles qualités de son ame, il sembla dire au Roi & à l’Etat : Je n’ai à vous offrir que ce que m’a donné la nature, une vie passagere ; mais je vous en consacrerai tous les instans. Recevez le serment que je fais de ne vivre que pour vous. Aussi plusieurs ont-ils tenu à son égard ce propos que le Président Talon tint, lorsque le Chancelier d’Aguesseau fut fait Avocat-Général : Je voudrois finir comme ce jeune homme commence. Feu {p. 324}M. son pere229 prévoyoit tout le bien qu’on pouvoit en attendre, lorsqu’il demanda de l’avoir pour survivancier dans sa charge d’Intendant {p. 325}des Finances. Il l’obtint facilement. Il avoit en effet tellement mérité d’être honoré de la confiance du feu Roi, que ce Prince fut dans le cas de dire de lui en cette occasion ce que Louis XIV avoit dit du pere du Chancelier d’Aguesseau dans une circonstance à peu près pareille : Je le connois assez pour être assuré qu’il ne voudroit pas me tromper, même dans le témoignage qu’il a rendu de son fils.

C’est par une suite de cette réputation si bien fondée, que Louis XVI accorda, dans le mois de Janvier 1775, à M. d’Ormesson un brevet de survivance à M. son pere dans la place de Chef du Conseil établi pour l’administration de la Maison Royale de Saint-Cyr, & pour le compte à rendre directement à Sa Majesté des Placets présentés au nom des Demoiselles qui aspirent à être élevées dans cette Maison. Ce département est depuis trois générations dans cette famille, en qui la Noblesse a toujours eu des patrons zélés à ne proposer {p. 326}pour les faveurs de cette Fondation Royale, que les familles les moins fortunées, & consacrées au service militaire ; condition qui a fait l’objet des Lettres-Patentes du 1er Juin 1763, qui exigent que les Demoiselles postulantes soient filles de pere & d’aïeul qui aient servi chacun au moins dix ans.

Les charges d’Intendans des Finances ayant été supprimées par l’Edit du mois de Juin 1777, M. d’Ormesson conserva dans cet événement la plus grande indifférence pour ses intérêts personnels ; il ne montra de la sensibilité & de l’activité que pour les graces qu’il avoit alors à solliciter en faveur de la Maison de S. Cyr. Il parvint à en faire sentir la justice, & à les accélérer par les égards que mériterent la générosité & le zele de ses instances. Il ne pouvoit point tarder à être récompensé de la pureté de ses sentimens, sous le regne d’un Roi sensible aux actes de vertu & de désintéressement. Aussi la distinction de ses services dans l’office d’Intendant des Finances, & son zele continuel pour tout ce qui peut intéresser le bien public, déterminerent Sa Majesté à lui donner une nouvelle marque de sa confiance, en le nommant, {p. 327}le 3 Octobre 1778, à la place de Conseiller d’Etat, devenue vacante par la mort de M. Ollivier de Senozan.

Ce fut pour donner de bons modeles à l’état de la Judicature, que le feu Roi fixa au Parlement de Paris la seconde branche de cette respectable famille, par une charge de Président à mortier, si dignement possédée par M. Louis-François de Paule Le Fevre d’Ormesson de Noyseau, né le 27 Juillet 1718, dont les talens sont animés par le zele & le ton de l’ancienne Magistrature, de même que par le goût des Lettres ; vertus & qualités qu’on voit se propager dans M. son fils Louis-Anne-François de Paule Le Fevre d’Ormesson de Noyseau, né le 6 Février 1753, reçu Conseiller au Parlement le 6 Septembre 1770 : Antiqua antiquæ Togæ Nomina. Telle est la destinée de ces noms d’ancienne souche, comme les Harlay, les Lamoignon, les Molé, les Gilbert de Voisins, les Barentin, les Séguier, les Amelot, les Phelypeaux, &c. dont la célébrité est émanée de la vertu230.

{p. 328}Ils échappent au naufrage des temps, afin d’inspirer le zele pour l’honneur, & l’horreur pour le vice. Les charges & les dignités n’honorent ceux qui en sont revêtus, que lorsqu’ils méritent par leurs qualités personnelles l’estime & le respect du Public. Elles sont avilies, quand elles sont possédées par des personnes qui n’en remplissent pas les devoirs ; & c’est le reproche que Ciceron fit à César, qui avoit dégradé les places de Sénateurs, en les faisant sortir des familles patriciennes, pour les donner à d’autres qui n’avoient aucun mérite231. Il en est de même des lauriers {p. 329}militaires : ils se flétrissent sur la tête de ceux qui ne les ont pas mérités, & qui ne les doivent qu’à l’intrigue, ou qu’à la mémoire d’un nom ancien dont la gloire ternie par leur conduite,

Ne sert plus que de jour à leur ignominie232 ;
… … … … …
La vertu, d’un cœur noble est la marque certaine.

Desp. sat. V.

Cette digression pourra paroître un peu longue ; mais les beaux exemples sont si peu communs dans ce siecle, qu’on ne peut en rencontrer sans s’y arrêter pour leur rendre hommage, & en conserver le souvenir.

Je reviens à M. d’Aguesseau, dont les lumieres continuent d’éclairer les Conseils du Roi par l’organe de M. son fils233. Les idées que cet illustre Chancelier conçut des Spectacles, sont {p. 330}déposées dans ses excellens Ouvrages, où il sera toujours lex loquens234 ; c’est-à-dire, la lumiere de la Magistrature. Je vous les indique pour vous désabuser sur la fausse opinion où vous êtes, que la voie la plus sûre pour connoître l’utilité morale des Spectacles, est de les fréquenter. Vous êtes étonné de ce qu’on s’est servi du nom & de l’autorité de M. Jean-Jacques Rousseau, pour proscrire les Théatres. Il avoit cependant pris la voie la plus sûre, selon vous, pour en bien juger, puisque vous citez l’aveu qu’il a fait de n’avoir jamais manqué volontairement la Représentation d’une Piece de Moliere : mais eu égard aux vices de sa conduite, vous dites que c’est un Philosophe qui se moque de nous, en faisant semblant de nous instruire. Vous aurez donc peut-être plus d’égards au témoignage de l’immortel Chancelier que je viens de nommer. La pureté & l’uniformité de ses mœurs, la gravité de sa conduite, son zele pour le bien de l’Etat, son respect & son amour pour la Religion, étoient {p. 331}comme une censure publique, qui apprenoit aux personnes élevées en dignité, ou distinguées par leur naissance, à en soutenir le lustre par une vie réguliere ; fortifioit dans la pratique de tous les devoirs les ames les plus foibles ; animoit les plus indifférentes ; faisoit rougir les moins vertueuses ; instruisoit enfin les bons Citoyens, & condamnoit les méchans.

Toute sa conduite soutenoit le caractere d’un Magistrat dont il eut si souvent occasion de rappeller les devoirs, & dont voici quelques traits tirés de ses Discours235. Je vais les rapporter, pour servir de supplément à l’idée qui a été ci-devant donnée236 de l’état de Judicature. « Un Magistrat, dit le Chancelier Daguesseau, est un homme tellement lié & tellement confondu avec la Justice, qu’on diroit qu’il est devenu une même chose avec elle. C’est un homme toujours armé pour la faire triompher. Les orages & les tempêtes des intérêts viennent se briser {p. 332}vainement contre sa fermeté. A ses yeux s’effacent & disparoissent les qualités extérieures de puissant & de foible, de riche & de pauvre, d’heureux & de malheureux, qui déguisent les hommes beaucoup plus qu’elles ne nous les font connoître. Il est libre de préjugés, exempt de passions, & seul digne par-là de juger celles de tous les hommes. Le Magistrat étant la loi vivante, peut quelquefois suppléer au silence de la loi même ; mais alors il ne fait que découvrir l’esprit de la loi ; & s’il pénetre l’intention du Législateur, il ne le fait pas pour éluder la loi, en combattant l’esprit par la lettre, & la lettre par l’esprit, afin de se procurer par-là une balance particuliere, & un poids pour chaque cause.

« Sage, sans attendre le secours de ses années, le Magistrat reçoit de la main de la loi cette succession de lumieres à laquelle le caractere de certitude semble être attaché. Jamais l’intérêt ni l’avarice n’osent entreprendre de le déshonorer dans le cours de ses fonctions : ce sont celles qui sont les plus infructueuses qu’il {p. 333}remplit avec le plus d’empressement ; & le bonheur du Peuple est non seulement la loi suprême, mais son unique loi.

« Arbitre de la vie & de la mort, il éprouve que l’habitude la plus longue ne diminue point l’impression qu’une fonction si redoutable doit faire sur son esprit. Il n’en approche qu’avec tremblement ; & conservant cette louable timidité jusqu’à la fin de ses jours, le spectacle d’un accusé dont il tient la destinée entre ses mains, lui paroît toujours aussi nouveau & aussi effrayant que lorsqu’il l’a vu pour la premiere fois : se tenant également en garde & contre l’excès d’une rigueur inhumaine, & contre une compassion souvent encore plus cruelle pour le bien public ; & tout occupé d’un jugement dans lequel il peut devenir aussi coupable que celui qu’il va juger, il recueille toutes les forces de son ame, & s’affermit dans ce rigide ministere par la seule considération de l’utilité publique ».

Quel Magistrat, Monsieur, pouvoit mieux mériter d’être appellé, lex {p. 334}vivens, la loi vivante, que le Chancelier Daguesseau ? Vous ne refuserez pas sans doute d’avoir égard au poids de son autorité. C’est en effet par de pareils organes que la vérité se manifeste avec plus de succès. Consultez ses sçavantes remarques sur les causes métaphysiques du plaisir que l’ame goûte aux représentations des Drames, principalement des Tragédies237 : vous reconnoîtrez que pour n’avoir jamais été aux Spectacles, il en connoissoit mieux les objets & les effets que la plupart de leurs plus zélés partisans, que l’amour des bagatelles nuisibles éloigne de la saine raison238.

Il appelle cette production littéraire une douce & dangereuse rêverie qui, dit-il, a tant abusé de mon oisiveté, que je rougis presque d’être devenu prodigue pour le Théatre, d’un temps que je n’y avois jamais perdu. Il ne la regardoit comme dangereuse, que par la crainte qu’il {p. 335}avoit qu’on n’abusât de ce qu’il y dit en faveur de la Tragédie, considérée en elle-même dans sa plus grande perfection, telle enfin que les Philosophes anciens la concevoient.

« Ces Sages, peut-être plus séveres, dit M. Daguesseau, que nos nouveaux Casuistes, nous ont appris que la Tragédie, aussi-bien que le Poëme épique, ne devoit chercher à plaire que pour instruire. Ils ont cru que l’une & l’autre n’étoient véritablement qu’une fable, plus noble, à la vérité, plus étendue, plus ornée que celle d’Esope, mais du même genre, & qui avoit le même but, c’est-à-dire, d’employer le secours & l’agrément de la fiction pour faire entrer plus aisément dans l’esprit, & pénétrer plus avant dans le cœur une vérité morale qui en est l’ame, & qui en doit animer tout le corps. Si le Poëte tragique entroit bien dans son art, il falloit que toute la conduite, toute l’économie de sa Piece, tendît uniquement à établir, à développer, à mettre dans tout son jour le point de morale qui en étoit le véritable sujet. Il ne prenoit la {p. 336}route des sens que pour aller à la raison. L’imagination parloit sa langue, non pour seduire l’imagination des Spectateurs, mais pour la rendre plus attentive, plus docile à la raison. Il n’est pas douteux que de pareils Poëmes renfermoient une espece de Philosophie, si les Poëtes pouvoient être Philosophes ».

Je crois, Monsieur, qu’il pouvoit y en avoir dans les temps héroïques : mais, comme le pensoit M. le Chancelier Daguesseau, il ne seroit pas facile d’en rappeller la mode dans des temps où l’esprit est préféré à la raison. Cependant, si

Raison sans sel est fade nourriture,
Sel sans raison, n’est solide pâture ;
De tous les deux se forme esprit parfait.

Rouss. lib. I, ép. III.

Nous avons bien vu dans Jean Racine un Poëte qui devint Philosophe, & plus véritable Philosophe qu’on ne pouvoit l’être dans le prétendu âge d’or du Paganisme. Il nous a donné dans Athalie & Esther deux modeles de la plus grande perfection, tant pour le Drame que pour la morale.

{p. 337}« M. Racine, dit l’Abbé Duguet, dans une de ses Lettres, tome VI, a bien voulu nous lire chez M. le Marquis de Chandernier, quelques Scenes de son Athalie. Rien dans le vrai n’est plus grand, ni plus parfait. Des personnes de bon goût me l’avoient fort vantée ; mais on ne peut mettre de proportion entre le mérite & les louanges. Le courage de l’Auteur est encore plus digne d’admiration que sa lumiere, sa délicatesse & son inimitable talent pour les Vers. L’Ecriture y brille par-tout, & d’une maniere à se faire respecter par ceux qui ne respectent rien. C’est par-tout la vérité qui touche & qui plaît. C’est elle qui attendrit & qui arrache les larmes de ceux même qui s’appliquent à les retenir. On est encore plus instruit que remué ; mais on est remué jusqu’à ne pouvoir dissimuler les mouvemens de son cœur ».

Il y eut dans ce même temps un homme très-connu par sa piété & par son esprit, qui écrivit dans l’enthousiasme que, dans Athalie & Esther, le Poëte étoit devenu l’Apôtre des Muses, {p. 338}& le Prédicateur du Parnasse, dont il sembloit n’avoir appris le langage que pour leur prêcher en leur langue l’Evangile, & leur annoncer le Dieu inconnu.

Mais vous sçavez quel fut le sort de ces deux chefs-d’œuvre. Le Public se prévint & se déclara fortement contre eux. Ce n’étoit, disoit-on, que des sujets de dévotion propres à amuser des enfans ; & Racine mourut très-persuadé que ces deux Tragédies n’auroient jamais de succès sur le Théatre public : son intention au reste étoit qu’elles n’y fussent jamais représentées ; & il obtint qu’on l’énonçât dans le Privilege qui fut accordé en 1689239 aux Dames de Saint-Cyr, pour qui ces deux Drames avoient été composés. Ce fut une dispute littéraire qui donna lieu à l’infraction de cette clause, pour la Tragédie d’Athalie. Despréaux avoit été presque seul à soutenir contre tout le Public, {p. 339}que cette Piece étoit le chef-d’œuvre & du Poëte & de la Tragédie. M. Philippe, Duc d’Orléans, Régent du Royaume, voulut faire juger cette ancienne querelle académique, & il ordonna aux Comédiens François de représenter Athalie sur leur Théatre : elle fut applaudie ; mais la représentation qui en avoit déjà été faite à la Cour par les mêmes Acteurs, avoit préparé cet accueil. On y avoit été frappé de quelques Vers, comme de ceux-ci :

Voilà donc votre Roi, votre unique espérance !
… … … … …
J’ai pris soin jusqu’ici de vous le conserver.
… … … … …
Du fidele David c’est le précieux reste.
… … … … …
Songez qu’en cet Enfant tout Israël réside.
… … … … …

Eh ! quel intérêt ne devoit-on pas prendre à cette sublime leçon que Joad fait à Joas, & qui étoit si convenable à l’âge tendre de Louis XV !

De l’absolu pouvoir vous ignorez l’ivresse,
Et des lâches flatteurs la voix enchanteresse.
Bientôt ils vous diront que les plus saintes Loix,
Maîtresses du vil Peuple, obéissent aux Rois ;
{p. 340}Qu’un Roi n’a d’autre frein que sa volonté même ;
Qu’il doit immoler tout à sa grandeur suprême ;
Qu’aux larmes, au travail le Peuple est condamné,
Et d’un sceptre de fer veut être gouverné :
Que s’il n’est opprimé, tôt ou tard il opprime ;
Aussi de piege en piege, & d’abyme en abyme,
Corrompant de vos mœurs l’aimable pureté,
Ils vous feront enfin haïr la vérité,
Vous peindront la vertu sous une affreuse image ;
Hélas, ils ont des Rois égaré le plus sage !
Promettez sur ce Livre & devant ces témoins,
Que Dieu sera toujours le premier de vos soins ;
Que sévere aux méchans, & des bons le refuge,
Entre le pauvre & vous vous prendrez Dieu pour juge.

Athal. Act. 3, Sc. 3.

Toute la Nation faisoit des vœux pour le succès d’une pareille leçon, qui fut plus d’une fois donnée à Louis XV dans le cours de son éducation, & entr’autres, de la maniere la plus énergique par le célebre Massillon, lorsque dans un Sermon prêché en 1718 devant ce jeune Prince240, il exposa que les Rois sont destinés à être des bienfaits ou des châtimens publics que la miséricorde ou la justice de Dieu prépare aux Peuples. « Oui, {p. 341}Sire, lui dit cet Orateur ; vous que la main de Dieu, protectrice de cette Monarchie, a comme retiré du milieu des ruines & des débris de la Maison Royale, pour vous placer sur nos têtes ; vous qu’il a rallumé comme une étincelle précieuse dans le sein même des ombres de la mort où il venoit d’éteindre toute votre auguste Race, & où vous étiez sur le point de vous éteindre vous-même : oui, Sire, je le répete, voilà les destinées que le Ciel vous prépare. Vous êtes établi pour la perte comme pour le salut de plusieurs ; positus in ruinam & resurrectionem multorum in Israël. Les exemples des Princes & des Grands roulent sur cette alternative inévitable. Heureux le Peuple qui trouve ses modeles dans les Princes ; qui peut imiter ceux qu’il est obligé de respecter ; qui apprend dans leurs exemples à obéir à leurs loix, & qui n’est pas contraint de détourner ses regards de ceux à qui il doit des hommages ! »

Louis XV, comme le jeune Joas, laissoit entrevoir le pronostic du Regne {p. 342}le plus heureux. « La France, dit M. Racine, dans sa Préface d’Athalie, voyoit en la personne d’un Prince de huit ans & demi, un exemple illustre de ce que peut dans un enfant un heureux naturel, aidé d’une excellente éducation ; de maniere, ajoute-t-il, que si j’avois donné au petit Joas la même vivacité & le même discernement qui brille dans les reparties de ce jeune Prince, on m’auroit accusé avec raison d’avoir péché contre les regles de la vraisemblance ». Cette réflexion de Jean Racine avoit alors pour objet le Duc de Bourgogne, sur qui la France fondoit tant d’espérances. Il étoit naturel que l’application en fût faite à Louis XV, par ceux qui virent la premiere représentation publique d’Athalie. Ce jeune Monarque, paroissoit dès-lors porter sur son front le présage du surnom de Bien-Aimé.

Les fastes de notre Histoire conserveront le souvenir de cet enthousiasme unanime avec lequel, comme l’a dit un Orateur célebre241 « le Peuple donna à Louis XV le surnom le plus glorieux pour un Prince & pour ses Sujets ; car ce n’est point {p. 343}la voix des Grands, toujours suspecte de flatterie ; ce n’est point le suffrage pompeux des Cités qui lui décerna ce beau nom ; c’est la voix libre & ingénue du Peuple, de ce Peuple qui ne sçait point flatter les Rois, & qui ne sent que le mouvement de sa franchise & de sa tendresse. C’est le cri du Peuple qui, en 1744, le proclama Louis le Bienaimé, lorsque la mort l’eut menacé de le lui ravir au milieu de ses victoires, & que le Ciel l’eût rendu à ses vœux. Il est vrai que nous ne pouvons nous dissimuler combien le malheur des temps parut par la suite refroidir parmi les François les démonstrations de cet amour. C’est ainsi que Dieu permet que les Peuples donnent aux Princes cet avertissement, pour leur apprendre que si le respect & l’obéissance sont un devoir inviolable, l’amour des Peuples, la plus belle gloire & la plus douce récompense de la Royauté, l’amour des Peuples est un sentiment libre qui n’est dû qu’aux bienfaits & à la vertu…. Si un Roi est devenu sourd aux gémissemens {p. 344}des malheureux ; s’il ne voit ni les services qu’il doit récompenser, ni les malversations qu’il doit punir ; alors quand il paroît en public, il n’entend plus retentir autour de lui les acclamations de ses Sujets : le Peuple n’a pas sans doute le droit de murmurer ; mais sans doute aussi il a le droit de se taire ; & son silence est la leçon des Rois ».

« Hélas ! que les Princes sont à plaindre », comme l’a dit dans le même temps un autre Prélat242. « Un trône aux yeux de la foi est la derniere des places. Dieu seul est au dessus ; mais il est invisible, tandis que le monde répand visiblement à l’entour ses charmes les plus séduisans. Que d’attraits dans les plaisirs qui environnent un Monarque ! Que d’artifices dans les flatteurs qui l’entendent ! Que de séduction dans les {p. 345}pieges qu’on lui tend ! Quel cortege autour d’un Roi ! La volupté s’offre sous un air de candeur, le mensonge sous les livrées de la vérité, l’hypocrisie sous le masque de la vertu, le faste sous le titre de décence, l’orgueil sous le voile de la majesté, le despotisme enfin sous le nom sacré d’autorité. Comment échapper à tant de filets ! Comment concilier l’innocence avec la Royauté ! n’avoir que Dieu en vue, lorsque l’ascendant des objets sensibles captive sous la tyrannie des sens ! ne faire que ce qu’on doit, lorsqu’on peut impunément tout ce qu’on veut ! Les foiblesses de Louis XV, & les scandales qui se sont succédés sous son Regne ont été trop visibles pour être désavoués. Mais au moins que de témoins respectables ce Prince n’a-t-il pas appellés pour en faire les dépositaires de ses regrets, & les hérauts de son repentir ! Que de voix ont répété l’amende honorable qu’il sit à ses Sujets dans le cours de la maladie pestilentielle qui termina ses jours, & où il ne cessa d’être assisté par de courageuses {p. 346}Princesses243 qui ne craignant que pour le Roi dans un danger qui pouvoit devenir commun, & partagées entre les soins de la tendresse filiale & de la piété chrétienne, ne quittoient le lit de leur Pere souffrant, que pour aller répandre l’amertume de leur ame devant le Seigneur, & implorer ses miséricordes en sa faveur » !

Revenons à notre objet. Les circonstances du temps contribuerent donc beaucoup [en 1718] au succès d’Athalie sur un. Théatre si peu convenable à un sujet aussi saint, & traité avec tout le respect dû à l’Ecriture Sainte.

M. Racine, dit Madame la Comtesse de Cailus244, y auroit vu cette Tragédie aussi défigurée qu’elle m’a paru l’être par une Josabet fardée245, {p. 347}par une Athalie outrée246, & par un Grand-Prêtre247 si peu digne de représenter la majesté d’un Prophete divin. « De pareils sujets, dit aussi Madame de Sévigné, ne conviennent pas à de tels Acteurs. Il faut des personnes innocentes pour chanter les malheurs de Sion, & des ames vertueuses pour en voir avec fruit la représentation ».

Voilà sans doute ce qui a donné lieu à M. le Chancelier Daguesseau de traiter de rêverie sa lumineuse Dissertation. Il croyoit qu’il étoit moralement impossible aux Poëtes, non de composer des Drames vraiment philosophiques, mais de les faire goûter à la multitude des Spectateurs à qui l’on pourroit appliquer ce qu’un Prêtre Egyptien disoit des Grecs, en parlant à Solon : Ce ne sont que des enfans ; on n’y trouve point de vieillards par les mœurs, il n’y a que des fables & des frivolités qui leur plaisent. Ils se livrent à toutes opinions nouvelles. Ils méconnoissent la vérité, cette {p. 348}raison souveraine, cette loi universelle que Pindare disoit être la Reine des Dieux & des hommes ; & que les Chrétiens, dit S. Clément d’Alexandrie, appellent la lumiere de la vie248. Les Poëtes sont persuadés que, pour plaire au plus grand nombre, il faut moins les instruire que flatter les écarts de leur cœur & de leur esprit249.

« Les vertus, dit M. le Chancelier Daguesseau, que la Tragédie présente, telles que la valeur, la générosité, la grandeur d’ame, l’amour de la Patrie, la haine de la violence & de la cruauté, l’horreur de la servitude, le goût de la liberté s’y trouvent toujours jointes avec les {p. 349}passions favorites du cœur humain, telles que l’ambition, le desir de la vengeance & la passion de l’amour. Ces passions ne paroissent toujours dans les héros du Théatre, que comme des foiblesses dont les Spectacles nous ont appris à ne plus rougir. Que si la Comédie nous peint les mœurs vicieuses de notre siecle, le Spectateur ne se reconnoît pas dans les portraits qu’il y voit. Il s’éleve au dessus de tous ceux qu’il croit que le Poëte a voulu peindre ».

Chacun peint avec art dans ce nouveau miroir,
S’y voit avec plaisir, ou croit ne s’y point voir.
Hoc se quisque modo semper fugit….

« C’est pourquoi les mœurs, dit M. le Chancelier Daguesseau, le caractere des personnages mis sur la Scene, leurs pensées, leurs sentimens, leurs expressions, tout conspire à réveiller ou à flatter les inclinations que nous avons tous pour la gloire, pour la grandeur, pour l’amour, pour la vengeance, qui sont les mobiles secrets du cœur humain. Les passions feintes que nous y voyons {p. 350}nous plaisent par les mêmes raisons que les réelles, parce qu’en effet elles en excitent de réelles dans notre ame, ou parce qu’elles nous rappellent le souvenir de celles que nous avons éprouvées. Rapiebant me Spectacula theatrica plena imaginibus miseriarum mearum250. Ce sont ces miseres même qu’on aime à y voir & à y sentir. On y goûte encore la satisfaction de voir ses foiblesses justifiées, autorisées, ennoblies, soit par de grands exemples, soit par le tour ingénieux & la morale séduisante dont le Poëte se sert souvent pour les déguiser, pour les colorer, pour les peindre en beau, & les faire paroître au moins plus dignes de compassion que de censure. Le charme du spectacle, les actions qui y sont représentées, l’artifice de la poésie & l’enchantement des paroles par lesquelles elles flattent la corruption du cœur, étouffent peu à peu les remords de la conscience, en appaisent les scrupules, & effacent insensiblement cette {p. 351}pudeur importune qui fait d’abord qu’on regarde le crime comme impossible : on en voit non seulement la possibilité, mais la facilité : on en apprend le chemin, on en étudie le langage, & sur-tout on en retient les excuses. Quelle impression ne fait pas Phedre sur l’ame d’une jeune Spectatrice, lorsqu’elle charge Vénus de toute la honte de sa passion, lorsqu’elle prend les Dieux à témoin,

Ces Dieux qui dans son flanc
Ont allumé ce feu fatal à tout son sang ;
Ces Dieux qui se sont fait une gloire cruelle
De séduire le cœur d’une foible mortelle ?

« Il est vrai qu’on n’accuse plus les Dieux du déréglement de son cœur, & qu’on ne cherche plus à l’autoriser par leur exemple, comme ceux dont S. Cyprien a dit, peccant exemplo deorum ; mais on l’attribue à l’étoile, à la destinée, à la nécessité d’un penchant invincible : on retrouve avec plaisir ses mauvais sentimens dans ceux qu’on appelle des Héros ; & une passion qui nous est commune avec eux, ne paroît plus {p. 352}une foiblesse. On se répete en secret ce qu’Œnone dit pour appaiser le trouble de sa maîtresse :

Mortelle, subissez le sort d’une Mortelle.

« On s’étourdit au moins de ces pensées vagues & confuses qu’on n’approfondit jamais. On sort du Théatre rassuré contre l’horreur naturelle du crime251 ; ce même plaisir y ramene souvent ceux qui l’ont une fois goûté. Ainsi soit que le Spectacle ne cause aucun trouble, & une émotion passagere, qui faussement paroît d’abord innocente ; soit qu’il excite ou qu’il rappelle des passions plus durables que l’action & le langage du Drame autorisent & justifient : c’est sans doute dans ces deux effets que consiste principalement le grand plaisir que les hommes y prennent. Enfin, avoir montré pourquoi les Spectacles sont dangereux, c’est avoir fait voir combien ils sont agréables ; parce qu’en effet, ce qui en fait le plaisir, est ce qui en sait le danger, & qu’on peut dire presque toujours que la {p. 353}meilleure Piece en un sens est en un autre sens la plus mauvaise ».

Que conclure, Monsieur, d’après cet oracle ? Je crois ne pouvoir mieux vous faire goûter la conséquence qui en résulte, qu’en vous la présentant sous les graces de la Poésie. Je vais donc vous citer un Poëte lyrique, qui pourra vous rendre ce bon office.

… Qu’à jamais le Théatre se ferme !
Les dogmes qu’il contient, les leçons qu’il renferme,
Loin de nous corriger, de nous rendre meilleurs,
Séduisent l’innocence, & corrompent les mœurs.
Sa morale suspecte est un foible antidote :
C’est vainement qu’Horace, appuyé d’Aristote,
Nous dit qu’en cette Ecole on apprend, on s’instruit :
De ces instructions quel peut être le fruit ?
Les sentimens qu’elle aime, & qu’elle nous inspire,
Des folles passions affermissent l’empire ;
Par ses principes faux les crimes déguisés,
Sous le nom de vertus sont métamorphosés.
J’y vois l’ambition, l’amour & la vengeance,
En tyrans suborneurs faire agir leur puissance,
Nourrir notre foiblesse, & sur notre raison
Jetter un voile épais, & verser leur poison.
J’y vois avec horreur Clytemnestre perfide,
Œdipe incestueux, Oreste parricide,
L’innocent Hippolyte à la mort condamné,
Et Néron triomphant d’un frere empoisonné.
Corneille du Théatre abjurant les maximes,
Eût voulu n’en avoir jamais souillé ses rimes :
{p. 354}Racine, en gémissant, comme lui détesta
Le vol pernicieux dont l’essor l’y porta252.

Je tiens à ces principes. Ils sont soutenus d’autorités imposantes, & en grand nombre. Mais je vous invite moins à les compter qu’à les peser avec équité. Elles dissiperont sans doute le nuage de l’illusion qui couvre à vos yeux les dangers des Théatres. C’est le conseil que S. Augustin donnoit à un amateur des Spectacles : Si justus es, non numera, sed appende. Non respicias ad Theatrum insaniæ ; mendax est. Noli imitari turbas concurrentes. S. Aug.

Je suis, &c.

{p. 357}

PREUVES
DES PRINCIPES
Contenus dans les deux Lettres précédentes. §

AVERTISSEMENT.

Nous avons promis [pages 67, 115, 189, &c. de ce vol.] de donner à la suite de nos Lettres plusieurs Ecrits importans que nous avons eu occasion de citer, & qui doivent fixer invariablement les justes préjugés contre les Théatres publics. Nous irons au-delà de notre promesse, en donnant plus que nous n’avons annoncé. Nous placerons en tête une Lettre de l’illustre M. Bossuet, Evêque de Meaux, dont nous avons fait depuis peu la découverte. Elle fut écrite par ce Prélat au P. Caffaro, relativement au bruit qui couroit, que ce Religieux {p. 358}étoit l’Auteur de l’Ecrit qui parut en 1694, en faveur de la Comédie, & qu’on plaça à la tête des Pieces de Théatre de Boursault. Cette Lettre de M. Bossuet ne fut pas alors imprimée, eu égard à l’empressement du P. Caffaro à condamner l’Ecrit qu’on avoit eu lieu de lui attribuer. Elle n’a encore été rendue publique que dans le Xe Tome de la nouvelle édition des Œuvres de M. Bossuet. On ne connoissoit que l’Ouvrage que ce Prélat donna ensuite sous le titre de Maximes & Réflexions sur la Comédie. Il en est parlé dans notre Histoire des Ouvrages pour & contre les Théatres, p. 158, où il est dit qu’on en trouvera ici un Extrait ; mais nous avons pensé qu’on nous sçauroit gré d’y avoir substitué l’Ecrit primitif éclos dans le premier feu du zele pastoral, justement alarmé du scandale d’une production que les Partisans des Théatres avoient osé présenter sous l’intitulé le plus imposant.

Nous joindrons à cette Lettre la Réponse que le P. Caffaro y fit, & les Ecrits que nous avons annoncés.

{p. 359}LETTRE
De M. Bossuet, Evêque de Meaux,
Au R.P. Caffaro, Clerc Régulier Théatin.

C’est à vous-même, mon Révérend Pere, que j’adresserai d’abord en secret entre vous & moi, selon le précepte de l’Evangile, mes plaintes contre une Lettre en forme de Dissertation sur la Comédie, que tout le monde vous attribue constamment, & que depuis peu on m’a assuré que vous aviez avouée. Quoi qu’il en soit, si ce n’est pas vous qui en soyez l’Auteur, ce que je souhaite, un désaveu ne vous fera aucune peine ; & dès-là ce n’est plus à vous que je parle : que si c’est vous, je vous en fais mes plaintes à vous-même, comme un Chrétien à un Chrétien, & comme un frere à un frere.

Je ne perdrai point le temps à répondre aux autorités de S. Thomas & des autres Saints qui, en général, semblent approuver ou tolérer les Comédies. Puisque vous demeurez d’accord, & qu’en effet on ne peut nier que celles qu’ils ont permises, ne doivent exclure toutes celles qui sont opposées à l’honnêteté des mœurs ; c’est à ce point qu’il faut s’attacher, & c’est par-là que j’attaque votre Lettre, si elle est de vous.

La premiere chose que j’y reprends, c’est {p. 360}que vous ayez pu dire & répéter, que la Comédie telle qu’elle est aujourd’hui, n’a rien de contraire aux bonnes mœurs, & qu’elle est même si épurée à l’heure qu’il est sur le Théatre François, qu’il n’y a rien que l’oreille la plus chaste ne pût entendre. Il faudra donc que nous passions pour honnêtes les impiétés & les infamies dont sont pleines les Comédies de Moliere, ou que vous ne rangiez pas parmi les Pieces d’aujourd’hui celles d’un Auteur qui vient à peine d’expirer, & qui remplit encore à présent tous les Théatres des équivoques les plus grossieres dont on ait jamais infecté les oreilles des Chrétiens.

Ne m’obligez pas à les répéter : songez seulement si vous oserez soutenir à la face du Ciel, des Pieces où la vertu & la piété sont toujours ridicules, la corruption toujours défendue & toujours plaisante, & la pudeur toujours offensée, ou toujours en crainte d’être violée par les derniers attentats ; je veux dire par les expressions les plus impudentes, à qui l’on ne donne que les enveloppes les plus minces.

Songez encore, si vous jugez dignes de votre habit & du nom de Chrétien & de Prêtre, de trouver honnêtes toutes les fausses tendresses, toutes les maximes d’amour, & toutes ces douces invitations à jouir du beau temps de la jeunesse, qui retentissent par-tout dans les Opéra de Quinault, à qui j’ai vu cent fois déplorer ces égaremens. Mais aujourd’hui vous autorisez ce qui a fait la matiere de sa pénitence & de ses justes regrets, quand il a songé sérieusement à son {p. 361}salut ; & vous êtes contraint, selon vos maximes, d’approuver que ces sentimens dont la nature corrompue est si dangereusement flattée, soient encore animés d’un chant qui ne respire que la mollesse.

Si Lulli a excellé dans son Art, il a dû proportionner, comme il a fait, les accens de ses Chanteurs & de ses Chanteuses à leurs récits & à leurs vers ; & ses airs tant répétés dans le monde, ne servent qu’à insinuer les passions les plus décevantes, en les rendant les plus agréables & les plus vives qu’on peut.

Il ne sert de rien de répondre qu’on n’est occupé que du chant & du Spectacle, sans songer au sens des paroles, ni aux sentimens qu’elles expriment ; car c’est là précisément le danger, que pendant qu’on est enchanté par la douceur de la mélodie, ou étourdi par le merveilleux du Spectacle, ces sentimens s’insinuent sans qu’on y pense, & gagnent le cœur sans être apperçus. Et sans donner ces secours à des inclinations trop puissantes par elles-mêmes, si vous dites que la seule représentation des passions agréables dans les Tragédies d’un Corneille & d’un Racine, n’est pas pernicieuse à la pudeur, vous démentez ce dernier qui a renoncé publiquement aux tendresses de sa Bérénice, que je nomme parce qu’elle vient la premiere à mon esprit : & vous, un Prêtre, un Théatin, vous le ramenez à ses premieres erreurs.

Vous dites que ces représentations des passions agréables ne les excitent qu’indirectement, par hazard & par accident, {p. 362}comme vous parlez. Mais au contraire, il n’y a rien de plus direct ni de plus essentiel dans ces Pieces, que ce qui fait le dessein formel de ceux qui les composent, de ceux qui les récitent, & de ceux qui les écoutent. Dites-moi, que veut un Corneille dans son Cid, sinon qu’on aime Chimene, qu’on l’adore avec Rodrigue, qu’on tremble avec lui lorsqu’il est dans la crainte de la perdre, & qu’avec lui on s’estime heureux lorsqu’il espere de la posséder ? Si l’Auteur d’une Tragédie ne sçait pas intéresser le Spectateur, l’émouvoir, le transporter de la passion qu’il a voulu exprimer, où tombe-t-il, si ce n’est dans le froid, dans l’ennuyeux, dans l’insupportable, si on peut parler de cette sorte ? Toute la fin de son art & de son travail, c’est qu’on soit comme son héros, épris des belles personnes, qu’on les serve comme des divinités ; en un mot, qu’on leur sacrifie tout, si ce n’est peut-être la gloire, dont l’amour est plus dangereux que celui de la beauté même.

Si le but des Théatres n’est pas de flatter ces passions, qu’on veut appeller délicates, mais dont le fond est si grossier ; d’où vient que l’âge où elles sont les plus violentes, est aussi celui où l’on est touché le plus vivement de leur expression ? Pourquoi, dit S. Augustin,

Confess. lib. III, c. II, t. I, p. 88, 89 de Cathechis. rud. tom. VI, p. 280, 281.

si ce n’est qu’on y voit, qu’on y sent l’image, l’attrait, la pâture de ses passions ? Et cela, dit le même Saint, qu’est-ce autre chose qu’une déplorable maladie de notre cœur ? On se voit soi-même dans ceux qui nous paroissent comme transportés par de semblables objets. On devient bientôt un {p. 363}Acteur secret dans la Tragédie : on y joue sa propre passion ; & la fiction au dehors est froide & sans agrément, si elle ne trouve au dedans une vérité qui lui réponde. C’est pourquoi ces plaisirs languissent dans un âge plus avancé, dans une vie plus sérieuse ; si ce n’est qu’on se transporte, par un souvenir agréable, dans ses jeunes ans, les plus beaux, selon les sens, de la vie humaine, & qu’on en réveille l’ardeur qui n’est jamais tout-à-fait éteinte.

Si les nudités, si les peintures immodestes causent naturellement ce qu’elles expriment, & que pour cette raison on en condamne l’usage ; parce qu’on ne les goûte jamais autant qu’une main habile l’a voulu, qu’on n’entre dans l’esprit de l’ouvrier, & qu’on ne se mette en quelque façon dans l’état qu’il a voulu peindre : combien plus sera-t-on touché des expressions du Théatre, où tout paroît effectif ; où ce ne sont point des traits morts, & des couleurs seches qui agissent, mais des personnages vivans, de vrais yeux, ou ardens, ou tendres & plongés dans la passion ; de vraies larmes dans les Acteurs, qui en attirent d’autres dans ceux qui regardent ; enfin de vrais mouvemens qui mettent en feu tout le Parterre & toutes les loges ? Et tout cela, dites-vous, n’émeut qu’indirectement, & n’excite que par accident les passions.

Dites encore que les discours qui tendent directement à allumer de telles flammes ; qui excitent la jeunesse à aimer, comme si elle n’étoit pas assez insensée ; qui lui font envier le sort des oiseaux & des bêtes, que {p. 364}rien ne trouble dans leurs passions, & se plaindre de la raison & de la pudeur, si importunes & si contraignantes. Dites que toutes ces choses & cent autres de cette nature, dont tous les Théatres retentissent, n’excitent les passions que par accident, pendant que tout crie qu’elles sont faites pour les exciter ; & que si elles manquent leur coup, les regles de l’Art sont frustrées, & les Auteurs & les Acteurs travaillent en vain.

Je vous prie, que fait un Acteur, lorsqu’il veut jouer naturellement une passion, que de rappeller, autant qu’il peut, celles qu’il a ressenties ; & que, s’il étoit Chrétien, il auroit tellement noyées dans les larmes de la pénitence, qu’elles ne reviendroient jamais à son esprit, ou n’y reviendroient qu’avec horreur : au lieu que pour les exprimer, il faut qu’elles lui reviennent avec tous leurs agrémens empoisonnés & toutes leurs graces trompeuses.

Mais tout cela, direz-vous, paroît sur les Théatres, comme une foiblesse. Je le veux ; mais comme une belle, comme une noble foiblesse, comme la foiblesse des héros & des héroïnes ; enfin, comme foiblesse si artificieusement changée en vertu, qu’on l’admire, qu’on lui applaudit sur tous les Théatres ; & qu’elle doit faire une partie si essentielle des plaisirs publics, qu’on ne peut souffrir de Spectacle, où non seulement elle ne soit, mais encore où elle ne regne & n’anime toute l’action.

Dites, mon Pere, que tout cet appareil n’entretient pas directement & par soi le {p. 365}feu de la convoitise, ou que la convoitise n’est pas mauvaise, & qu’il n’y a rien qui répugne à l’honnêteté & aux bonnes mœurs dans le soin de l’entretenir ; ou que le feu n’échauffe qu’indirectement, & que ce n’est que par accident que l’ardeur des mauvais desirs sort du milieu de ses flammes. Dites que la pudeur d’une jeune fille n’est offensée que par accident, par tous les discours où une personne de son sexe parle de ses combats, où elle avoue sa défaite, & l’avoue à son vainqueur même. Ce qu’on ne voit point dans le monde, ce que celles qui succombent à cette foiblesse y cachent avec tant de soin, une jeune fille le viendra apprendre à la Comédie. Elle le verra, non plus dans les hommes à qui le monde permet tout, mais dans une fille qu’on représente modeste, pudique, vertueuse ; en un mot dans une héroïne : & cet aveu, dont on rougit dans le secret, est jugé digne d’être révélé au Public, & d’emporter comme une nouvelle merveille l’applaudissement de tout le Théatre.

Je crois avoir assez démontré, que la représentation des passions agréables porte naturellement au péché, puisqu’elle flatte & nourrit de dessein prémédité la concupiscence qui en est le principe. Vous direz, selon vos maximes, qu’on purifie l’amour, & que la scene toujours honnête dans l’état où elle paroît aujourd’hui, ôte à cette passion ce qu’elle a de grossier & d’illicite. C’est un chaste amour de la beauté qui se termine au nœud conjugal. A la bonne heure : du moins donc, s’il plaît à Dieu, à {p. 366}la fin vous bannirez du milieu des Chrétiens les prostitutions & les adulteres, dont les Comédies Italiennes ont été remplies, même de nos jours où le Théatre vous paroît si épuré, & qu’on voit encore toutes crues dans les Pieces de Moliere. Vous réprouverez les discours, où ce rigoureux Censeur des grands Canons, & des mines, & des expressions de nos Précieuses, étale cependant dans le plus grand jour les avantages d’une infame tolérance dans les maris, & sollicite les femmes à de honteuses vengeances contre leurs jaloux. Du moins vous confesserez qu’il faudroit réformer le Théatre par ces endroits-là, & qu’il ne falloit pas tant louer l’honnêteté de nos jours. Mais si vous faites ce pas, si une fois vous ouvrez les yeux aux désordres que peut exciter l’expression des sentimens vicieux, vous serez bientôt poussé plus loin. Car, mon Pere, quoique vous ôtiez en apparence à l’amour profane ce grossier & cet illicite, il en est inséparable. De quelque maniere que vous vouliez qu’on le tourne & qu’on le dore, dans le fonds ce sera toujours, quoi qu’on puisse dire, la concupiscence de la chair, que S. Jean

I. Jean, 11, 15. 16.

défend de rendre aimable, puisqu’il défend de l’aimer. Le grossier que vous en ôtez feroit horreur, si on le montroit ; & l’adresse de le cacher ne fait qu’y attirer les volontés d’une maniere plus délicate, & qui n’en est que plus périlleuse lorsqu’elle paroît plus épurée.

Croyez-vous en vérité, que la subtile contagion d’un mal dangereux demande toujours un objet grossier, ou que la flamme {p. 367}secrete d’un cœur trop disposé à aimer, en quelque maniere que ce puisse être, soit corrigée ou rallentie par l’idée du mariage que vous lui mettez devant les yeux dans vos héros & vos héroïnes amoureuses ? Vous vous trompez. Il ne faudroit point nous réduire à la nécessité d’expliquer ces choses, auxquelles il seroit bon de ne penser pas : mais, puisqu’on croit tout sauver par l’honnêteté nuptiale, il faut dire qu’elle est inutile en cette occasion. La passion ne saisit que son propre objet. La sensualité est seule excitée ; & s’il ne falloit que le saint nom du mariage pour mettre à couvert les démonstrations de l’amour coniugal, Isaac & Rebecca

Genes. XXVI, 8.

n’auroient pas caché leurs jeux innocens & les témoignages mutuels de leurs pudiques tendresses. C’est pour vous dire que le licite, loin d’empêcher l’illicite de se soulever, le provoque : en un mot, ce qui vient par réflexion, n’éteint pas ce que l’instinct produit ; & vous pouvez dire à coup sûr, de tout ce qui excite le sensible dans les Comédies les plus honnêtes, qu’il attaque secretement la pudeur. Que ce soit ou de plus loin ou de plus près, il n’importe : c’est toujours là que l’on tend, par la pente du cœur humain à la corruption ; on commence par se livrer aux impressions de l’amour. Le remede des réflexions ou du mariage vient trop tard : déjà le foible du cœur est attaqué, s’il n’est vaincu ; & l’union conjugale, trop grave & trop sérieuse pour passionner un Spectateur qui ne cherche que le plaisir, n’est que par façon & pour la forme dans la Comédie.

{p. 368}Je dirai plus : quand il s’agit de remuer le sensible, le licite tourne à dégoût, l’illicite devient un attrait. Si l’Eunuque de Térence avoit commencé par une demande réguliere de son Erotium, ou quel que soit le nom de son idole, le Spectateur seroit-il transporté, comme l’Auteur de la Comédie le vouloit ? Ainsi toute Comédie veut inspirer le plaisir d’aimer : on en regarde les personnages, non pas comme Epouseurs, mais comme Amans ; & c’est Amant qu’on veut être, sans songer à ce qu’on pourra devenir après.

Mais il y a encore une autre raison plus grave & plus chrétienne, qui ne permet pas d’étaler la passion de l’amour, même par rapport au licite. C’est, comme l’a remarqué, en traitant la question de la Comédie, un habile homme de nos jours ; c’est, dis-je, que le mariage présuppose la concupiscence qui, selon les regles de la foi, est un mal dont le mariage use bien. Qui étale dans le mariage cette impression de beauté qui force à aimer, & qui tâche à la rendre aimable & plaisante, veut rendre aimable & plaisante la concupiscence & la révolte des sens. C’est néanmoins à cet ascendant de la beauté qu’on fait servir dans les Comédies les ames qu’on appelle grandes : ces doux & invincibles penchans de l’inclination, c’est ce qu’on veut rendre aimable ; c’est-à-dire, qu’on veut rendre aimable une servitude qui est l’effet du péché, qui porte au péché, & qu’on ne peut mettre sous le joug que par des combats, qui font {p. 369}gémir les Fideles mêmes au milieu des remedes.

N’en disons pas davantage : les suites de cette doctrine font frayeur. Disons seulement que ces mariages, qui se rompent ou qui se concluent dans les Comédies, sont bien éloignés de celui du jeune Tobie

Tob. VIII, 5.

& de la jeune Sara : Nous sommes, disent-ils, enfans des Saints, & il ne nous est pas permis de nous unir comme les Gentils. Qu’un mariage de cette sorte, où les sens ne dominent pas, seroit froid sur nos Théatres ! Mais aussi que les mariages des Théatres sont sensuels & scandaleux aux vrais Chrétiens ! Ce qu’on y veut, c’est le mal ; ce qu’on y appelle les belles passions, sont la honte de la nature raisonnable : l’empire de la beauté, & cette tyrannie qu’on y étale sous les plus belles couleurs, flattent la vanité d’un sexe, dégrade la dignité de l’autre, & affermit l’un & l’autre au regne des sens.

Vous dites, mon Pere, que vous n’avez jamais pu entrevoir par le moyen des Confessions cette prétendue malignité de la Comédie, ni les crimes dont on veut qu’elle soit la source. Apparemment vous ne songez pas à ceux des Comédiennes, à ceux des Chanteuses, ni aux scandales de leurs Amans. N’est-ce rien que d’immoler des Chrétiennes à l’incontinence publique, d’une maniere plus dangereuse qu’on ne feroit dans les lieux qu’on n’ose nommer ?

Quelle mere, je ne dis pas chrétienne, mais tant soit peu honnête, n’aimeroit pas mieux voir sa fille dans le tombeau que sur {p. 370}le Théatre ? L’ai-je élevée si tendrement & avec tant de précaution pour cet opprobre ? L’ai-je tenue nuit & jour, pour ainsi parler, sous mes aîles avec tant de soin, pour la livrer au Public ? Qui ne regarde pas ces malheureuses Chrétiennes, si elles le sont encore dans une profession si contraire aux vœux de leur Baptême ; qui, dis-je, ne les regarde pas comme des esclaves exposées, en qui la pudeur est éteinte, quand ce ne seroit que par tant de regards qu’elles attirent, & par tous ceux qu’elles jettent ? elles, que leur sexe avoit consacrées à la modestie, dont l’infirmité naturelle demandoit la sûre retraite d’une maison bien réglée : & voilà qu’elles s’étalent elles-mêmes en plein Théatre avec tout l’attirail de la vanité, comme ces Sirenes dont parle Isaïe,

Is. XIII, 2.

qui font leur demeure dans les temples de la Volupté, dont les regards sont mortels, & qui reçoivent de tous côtés par cet applaudissement qu’on leur renvoie, le poison qu’elles répandent par leur chant. Mais n’est-ce rien aux Spectateurs de payer leur luxe, de nourrir leur corruption, de leur exposer leur cœur en proie, & d’aller apprendre d’elles tout ce qu’il ne faudroit jamais sçavoir ? S’il n’y a rien là que d’honnête, rien qu’il faille porter à la Confession ; hélas, mon Pere, quel aveuglement faut-il qu’il y ait parmi les Chrétiens ? Et un homme de votre robe & de votre nom, étoit-il fait pour achever d’ôter aux Fideles le peu de componction qui reste encore dans le monde pour tant de désordres ?

{p. 371}Vous ne trouvez pas, dites-vous, par les Confessions, que les Riches qui vont à la Comédie, soient plus sujets aux grands crimes que les Pauvres qui n’y vont pas. Vous n’avez encore qu’à dire que le luxe, que les excès de la table & les mets exquis ne font aucun mal aux riches ; parce que les pauvres qui en sont privés, ont les mêmes vices. Ne sentez vous pas qu’il y a des choses qui, sans avoir des effets marqués, mettent dans les ames de secretes dispositions au mal ; qui ne laissent pas d’être très-mauvaises, quoique leur malignité ne se déclare pas toujours d’abord ? Tout ce qui nourrit les passions est de ce genre : on n’y trouveroit que trop de matieres à la Confession, si on cherchoit en soi-même les causes du mal. On a le mal dans le sang & dans les entrailles, avant qu’il éclate par la fievre. En s’affoiblissant peu à peu, on se met dans un grand danger de tomber avant qu’on tombe ; & cet affoiblissement est un commencement de la chûte.

Vous comparez les dangers où l’on se met dans les Comédies, par les vives représentations des passions, à ceux qu’on ne peut éviter qu’en fuyant, dites-vous, dans les déserts. On ne peut, continuez-vous, faire un pas, lire un livre, entrer dans une Eglise, enfin vivre dans le monde, sans rencontrer mille choses capables d’exciter les passions. Sans doute, la conséquence est fort bonne : tout est plein d’inévitables dangers ; donc il en faut augmenter le nombre ? Toutes les Créatures sont un piege & une tentation à l’homme : donc il est permis d’inventer {p. 372}de nouvelles tentations & de nouveaux pieges pour prendre les ames. Il y a de mauvaises conversations, qu’on ne peut, comme dit S. Paul,

I. Cor. V, 10.

éviter sans sortir du monde : il n’y a donc point de péché de chercher volontairement de mauvaises conversations ; & cet Apôtre se sera trompé, en disant que les mauvais entretiens corrompent les bonnes mœurs.

Ibid. XV, 33.

Voilà, mon cher Pere, votre conséquence : tous les objets qui se présentent à nos yeux peuvent exciter nos passions ; donc on peut se préparer des objets exquis & recherchés avec soin, pour les exciter & les rendre plus agréables, en les déguisant. On peut conseiller de tels périls ; & les Comédies, qui en sont d’autant plus remplies qu’elles sont mieux composées & mieux jouées, ne doivent pas être mises parmi ces mauvais entretiens par lesquels les bonnes mœurs sont corrompues. Dites plutôt, mon cher Pere : il y a dans le monde tant d’inévitables périls ; donc il ne les faut pas multiplier. Dieu nous aide dans les tentations qui nous arrivent par nécessité ; mais il abandonne aisément ceux qui les recherchent par choix : & celui qui aime le péril, il ne dit pas celui qui y est par nécessité ; mais celui qui l’aime & qui le cherche, y périra.

Eccl. III, 27.

Vous appellez les loix à votre secours ; & vous dites que si la Comédie étoit si mauvaise, on ne la toléreroit pas, on ne la fréquenteroit pas : sans songer que S. Thomas,

1.2. Qu. XCVI,art. II.

dont vous abusez, a décidé que les loix humaines ne sont pas tenues à réprimer tous les maux, mais seulement ceux qui attaquent {p. 373}directement la société. L’Eglise même, dit S. Augustin,

Ep. XXII, tom. II, p. 28.

n’exerce la sévérité de ses censures que sur les pécheurs dont le nombre n’est pas grand ; c’est pourquoi elle condamne les Comédiens, & croit défendre assez la Comédie, quand elle prive des Sacremens & de la sépulture ecclésiastique ceux qui la jouent. Quant à ceux qui la fréquentent, comme il y en a de plus innocens les uns que les autres, & peut-être quelques-uns qu’il faut plutôt instruire que blâmer, ils ne sont pas repréhensibles en même degré, & il ne faut pas fulminer également contre tous. Mais delà il ne s’ensuit pas qu’il faille autoriser les périls publics : si les hommes ne les apperçoivent pas, c’est aux Prêtres à les instruire, & non pas à les flatter. Où trouvera-t-on la science, si les levres du Prêtre, préposées à la garder, font corrompues ? & de qui recherchera-t-on la loi de Dieu, si ceux qui en sont les Prédicateurs donnent de l’autorité aux vices, comme parle S. Cyprien ?

Lib. de Spectac. p. 339.

Je ne veux pas me jetter sur les passages des Peres, ni faire ici une longue dissertation sur un si ample sujet. Je vous dirai seulement que c’est les lire trop négligemment, que d’assurer, comme vous faites, qu’ils ne blâment dans les Spectacles de leur temps, que l’idolâtrie & les scandaleuses & manifestes impudicités. C’est être trop sourd à la vérité, que de ne sentir pas que leurs raisons portent plus loin. Ils blâment dans les jeux & dans les Théatres l’inutilité, la prodigieuse dissipation, le trouble, la commotion de l’esprit peu convenable à un {p. 374}Chrétien, dont le cœur est le sanctuaire d’une paix divine : ils y blâment les passions excitées, la vanité, la parure, les grands ornemens qu’ils mettent au rang des pompes que nous avons abjurées par le Baptême, le desir de voir & d’être vu, la malheureuse rencontre des yeux qui se cherchent les uns les autres, la trop grande occupation à des choses vaines, les éclats de rire qui font oublier & la présence de Dieu, & le compte qu’il lui en faut rendre, & le sérieux de la vie chrétienne. Dites que les Peres ne blâment pas toutes ces choses, & tout cet amas de périls que les Théatres réunissent : dites qu’ils n’y blâment pas même les choses honnêtes qui enveloppent le mal, & lui servent d’introducteur : dites que S. Augustin

Confess. l. III, c. II, t. I, p. 88.

n’a pas déploré dans les Comédies ce jeu des passions, & l’expression contagieuse de nos maladies, & ces larmes que nous arrache l’image de nos passions si vivement réveillées, & toute cette illusion qu’il appelle une misérable folie. Parmi ces commotions, qui peut élever son cœur à Dieu ? Qui ose lui dire qu’il est là pour l’amour de lui, & pour lui plaire ? Qui ne craint pas dans ces folles joies & dans ces folles douceurs, d’étouffer en soi l’esprit de priere, & d’interrompre cet exercice qui, selon la parole de Jesus-Christ,

Luc. XXI, 36.

doit être perpétuel dans un Chrétien, du moins en desir & dans la préparation du cœur ? On trouvera dans les Peres toutes ces raisons, & beaucoup d’autres.

Que si on veut pénétrer les principes de leur Morale, quelle sévere condamnation {p. 375}n’y lira-t-on pas de l’esprit qui mene aux Spectacles, où, pour laisser tous les autres maux qui les accompagnent, l’on ne cherche qu’à s’étourdir & à s’oublier soi-même, pour calmer la persécution de cet inexorable ennui, qui fait le fonds de la vie humaine, depuis que l’homme a perdu le goût de Dieu ? Il faudroit dans le besoin sçavoir trouver à l’esprit humain des relâchemens plus modestes, des divertissemens moins emportés. Pour ceux-ci, pour les bien connoître, sans parler des Peres, il ne faut que consulter les Philosophes.

De Rep. liv. III, tom. II, p. 306, ed. Henr. Steph.

Un Platon nous dira que les Arts qui n’ont pour but que le plaisir, sont pernicieux ; parce qu’ils vont le recueillant indifféremment des sources bonnes ou mauvaises, aux dépens de tout, & même de la vertu, si le plaisir le demande. C’est pourquoi il bannit de sa république les Poëtes comiques, tragiques, &c. sans épargner ce divin Homere, comme ils l’appelloient, dont les sentences paroissoient alors inspirées : cependant Platon les chassoit, à cause que ne songeant qu’à plaire, ils étalent également les bonnes & les mauvaises Sentences ; & sans se soucier de la vérité qui est toujours uniforme, ils ne songent qu’à flatter le goût dont la nature est variable. Il introduit donc les loix qui les renvoient, avec honneur à la vérité, & une couronne sur la tête ; mais cependant avec une inflexible rigueur, en leur disant : Nous ne pouvons point souffrit ce que vous criez sur vos Théatres, ni dans nos Villes écouter personne qui parle plus haut que nous.

{p. 376}Que si telle est la sévérité des loix politiques, les loix chrétiennes souffriront-elles qu’on parle plus haut que l’Evangile ? qu’on applaudisse de toute sa force, & qu’on arrache l’applaudissement de tout le Public pour l’ambition, pour la gloire, pour la vengeance, pour le point d’honneur que Jesus-Christ a proscrit avec le monde ; ni qu’on intéresse les hommes dans des passions qu’il veut éteindre ? S. Jean

I. Jean, II, 15, 16.

crie à tous les Fideles & à tous les âges : N’aimez point le monde, ni tout ce qui est dans le monde ; car tout y est ou concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie. Dans ces paroles, & le monde, & le Théatre qui en est l’image, sont également réprouvés. C’est le monde avec tous ses charmes & toutes ses pompes qu’on représente dans les Comédies : ainsi, comme dans le monde, tout y est sensualité, curiosité, ostentation, orgueil ; & on y fait aimer toutes ces choses, puisqu’on ne songe qu’à y faire trouver du plaisir.

On demande, & cette remarque a trouvé place dans votre Dissertation, si la Comédie est si dangereuse, pourquoi Jesus-Christ & les Apôtres n’ont rien dit d’un si grand péril & d’un si grand mal. Ceux qui voudroient tirer avantage de ce silence, n’auroient qu’à autoriser les gladiateurs & toutes les autres horreurs des anciens Spectacles, dont l’Ecriture ne parle non plus que des Comédies. Les SS. Peres, qui ont essuyé de pareilles difficultés de la bouche des défenseurs des Spectacles, nous ont ouvert le chemin pour leur répondre que les délectables {p. 377}représentations qui intéressent les hommes dans des inclinations vicieuses, sont proscrites avec elles dans l’Ecriture. Les immodesties des tableaux sont condamnées par tous les passages, où sont proscrites en général les choses déshonnêtes : il en est de même des représentations du Théatre. S. Jean

Ibid.

n’a rien oublié, lorsqu’il a dit : N’aimez point le monde, ni ce qui est dans le monde : Celui qui aime le monde, l’amour du Pere n’est point en lui ; car tout ce qui est dans le monde, est concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie : laquelle concupiscence n’est point de Dieu, mais du monde. Si la concupiscence n’est pas de Dieu, la délectable représentation qui en étale tous les attraits, n’est non plus de lui, mais du monde ; & les Chrétiens n’y ont point de part.

S. Paul

Phil. IV, 8.

aussi a tout compris dans ces paroles : Au reste, mes Freres, tout ce qui est véritable, tout ce qui est juste, tout ce qui est saint, selon le Grec, tout ce qui est chaste, tout ce qui est pur, tout ce qui est aimable, tout ce qui est édifiant : s’il y a quelque vertu parmi les hommes, & quelque chose digne de louange dans la discipline ; c’est ce que vous devez penser : tout ce qui vous empêche d’y penser, & qui vous inspire des pensées contraires, ne doit point vous plaire, & doit vous être suspect. Dans ce bel amas des pensées que S. Paul propose à un Chrétien, cherchez, mon Pere, la place de la Comédie de nos jours, que vous vantez tant.

Au reste ce grand silence de Jesus-Christ sur les Comédies, me fait souvenir qu’il n’avoit pas besoin d’en parler à la Maison {p. 378}d’Israël, pour laquelle il étoit venu, où ces plaisirs de tout temps n’avoient point de lieu. Les Juifs n’avoient de Spectacles pour se réjouir que leurs fêtes, leurs sacrifices, leurs saintes cérémonies. Gens simples & naturels par leur institution primitive, ils n’avoient jamais connu ces inventions de la Grece ; & après ces louanges de Balaam :

Nomb. XXIII, 21, 23.

Il n’y a point d’idole dans Jacob ; il n’y a point d’augure ; il n’y a point de divination ; on pouvoit encore ajouter : il n’y a point de Théatre ; il n’y a point de ces dangereuses représentations : ce Peuple innocent & simple trouve un assez agréable divertissement dans sa famille, parmi ses enfans ; & il n’a pas besoin de tant de dépenses, ni de si grands appareils pour se relâcher.

C’étoit peut-être une des raisons du silence des Apôtres qui, accoutumés à la simplicité de leurs Peres & de leur pays, ne songeoient pas à reprendre en termes exprès dans leurs Ecrits ce qu’ils ne connoissoient pas dans leur Nation : c’étoit assez d’établir les principes qui en donnoient du dégoût. Quoi qu’il en soit, c’est un grand exemple pour l’Eglise Chrétienne que celui qu’on voit dans les Juifs, & c’est une honte au peuple spirituel d’avoir des plaisirs que le peuple charnel ne connoissoit pas.

Il n’y avoit parmi les Juifs qu’un seul Poëme qui tînt du dramatique ; & c’est le Cantique des Cantiques. Ce Cantique ne respire qu’un amour céleste ; & cependant, parce qu’il y est représenté sous la figure d’un amour humain, on en défendoit la lecture à la jeunesse. Aujourd’hui on ne {p. 379}craint point de l’inviter à voir soupirer des amans, pour le plaisir seulement de les voir aimer, & pour goûter les douceurs d’une folle passion. Saint Augustin

Confess. lib. X, c. XXXIII, tom. I, p. 187.

met en doute s’il faut laisser dans les Eglises un chant harmonieux, ou s’il vaut mieux s’attacher à la sévere discipline de S. Athanase & de l’Eglise d’Alexandrie, dont la gravité souffroit à peine dans le chant, ou plutôt dans la récitation des Pseaumes, de foibles inflexions : tant on craignoit dans l’Eglise de laisser affoiblir la vigueur de l’ame par la douceur du chant. Maintenant on a oublié ces saintes délicatesses des Peres ; & on pousse si loin les délices de la Musique, que, loin de les craindre dans les Cantiques de Sion, on cherche à se délecter de celles dont Babylone anime les siens. Le même S. Augustin reprenoit un homme qui étaloit beaucoup d’esprit à tourner agréablement des inutilités dans ses Ecrits :

Lib. I de Anima & oric. III, tom. X, p. 339.

Eh ! lui disoit-il, je vous prie, ne rendez point agréable ce qui est inutile ; & vous, mon Pere, vous voulez qu’on rende agréable ce qui est nuisible.

Quittez, quittez ces illusions : ou révoquez, ou désavouez une Lettre qui déshonore votre caractere, votre habit & votre saint Ordre ; où l’on vous donne le nom de Théologien, sans avoir pu vous donner des Théologiens, mais de seuls Poëtes comiques pour approbateurs ; enfin qui n’ose paroître qu’à la tête des Pieces de Théatre, & n’a pu obtenir de privilege qu’à la faveur des Comédies. Dans un scandale public, que je pouvois combattre avec {p. 380}moins d’égards ; pour garder envers un Prêtre & un Religieux d’un Ordre que je révere, & qui honore la Cléricature, toutes les mesures de la douceur chrétienne, je commence par vous reprendre entre vous & moi. Si vous ne m’écoutez pas, j’appellerai des témoins, & j’avertirai vos Supérieurs : à la fin, après avoir épuisé toutes les voies de la charité, je le dirai à l’Eglise, & je parlerai en Evêque contre votre perverse doctrine.

Je suis cependant, mon Révérend Pere, votre très-humble serviteur.

J.B. Bossuet, Evêque de Meaux.

A Germini, le 9 Mai, 1694.

Deux jours après la date de cette Lettre le Révérend Pere Caffaro fit la Réponse suivante :

REPONSE
DU PERE CAFFARO
A la Lettre précédente de M. l’Evêque de Meaux.

Monseigneur,

Si tout le monde, & même ceux qui prêchent l’Evangile, sçavoient les regles {p. 381}de l’Evangile autant que Votre Grandeur les sçait, je ne serois pas dans la peine où je suis pour cette malheureuse Lettre qu’on m’attribue faussement. Car si avant que de publier par-tout, &, pour ainsi dire, hautement dans les Chaires, que j’en suis l’Auteur, ils avoient eu la même charité que Votre Grandeur a de me le demander en particulier, j’aurois détrompé le monde d’une fausse préoccupation qui me fait tant de tort ; &, ce qui me fâche davantage, c’est qu’elle fait du scandale. Je dis donc & proteste à Votre Grandeur, comme je l’ai protesté à tout le monde, que je ne suis pas l’Auteur de la Lettre qui favorise les Comédiens, & dont il est question ; & que je n’ai pas sçu qu’on l’imprimoit qu’après qu’elle a été imprimée. Je ne suis pas si bon François dans la plume & dans la langue, comme je le suis dans le cœur, pour avoir pu tourner une Lettre de la maniere dont celle-là est tournée ; & je crois que Votre Grandeur s’en apperçoit assez par la Présente que j’ai l’honneur de lui écrire. Ce qui a donné lieu au Public de m’en croire l’auteur, (puisqu’il ne faut rien cacher à une personne comme Votre Grandeur) c’est parce qu’il y a onze ou douze ans, qu’à mon particulier j’ai fait un Ecrit en latin sur la matiere de la Comédie, d’où véritablement semble être tirée toute la Doctrine qui se trouve dans cette Lettre. Malheureusement cet Ecrit est tombé entre les mains de quelqu’un, qui, ne considérant point qu’il n’avoit pas été fait en aucune maniere pour voir le jour, & par {p. 382}conséquent qu’il n’avoit pas été examiné à fonds dans tous ses raisonnemens, citations, &c. ils en ont tiré cette Lettre, & ils l’ont fait imprimer ; & ne voulant pas me dérober ce qui est de moi, ils ont cru me faire plaisir en me le rendant par le titre qu’ils lui ont mis ; ce qui a fait croire que c’étoit moi qui avoit fait la Lettre ; & dans ce pays ici, il suffit qu’une personne le dise, afin que le bruit s’en répande partout. Cependant ils y ont altéré plusieurs choses, & mis plusieurs autres qui ne sont pas de moi ; & ce que j’ai mis conditionnellement, c’est-à-dire, Si les choses sont de cette maniere, il n’y a point de mal, &c. ils l’ont dit absolument, disant : Les choses sont en cette maniere ; donc il n’y a point de mal, &c. ce qui est bien différent, comme Votre Grandeur le comprend fort bien. Voilà, Monseigneur, toute la faute que j’ai commise en tout cela, dont j’en ai eu & j’en ai encore un chagrin mortel ; & je voudrois, pour toute chose au monde, ou que la Lettre n’eût jamais été imprimée, ou que je n’eusse jamais écrit sur cette matiere, qui, contre ma volonté, cause le scandale qu’elle cause.

Il y a dix-sept ou dix-huit ans que je régente la Philosophie & la Théologie ; & de cette derniere, trois cours tout entiers. On a soutenu ici des Theses publiques auxquelles j’ai présidé ; & par la grace de Dieu, on n’a jamais trouvé à redire à un ïota de ma Doctrine ; & voilà malheureusement une affaire à laquelle je ne m’attendois pas. Il y a vingt {p. 383}ans presque que je suis dans ce pays ici, &, Dieu merci, je n’y ai donné aucun scandale ; & présentement, contre ma pensée, je vois que j’ai scandalisé le Public ; Votre Grandeur avouera que c’est un grand malheur pour moi. Or il faut qu’Elle sçache que, pour réparer mon honneur, pour l’édification du Public, & pour l’amour de la vérité même, je suis convenu, & même je me suis offert à Monseigneur l’Archevêque, qui n’a pas moins de zele pour la maison de Dieu que tous les autres Prélats du Royaume, de lui faire une Lettre, dans laquelle j’explique mes sentimens sur cela. Je l’ai déjà faite en Latin, ne voulant pas hazarder au Public une Lettre en méchant François. On la fera traduire en François, & on la donnera au Public : d’abord qu’elle sera imprimée, je me donnerai l’honneur de l’envoyer à Votre Grandeur ; & j’espere qu’Elle en sera contente.

Au reste, Monseigneur, je reconnois avec soumission que tout ce que Votre Grandeur me mande dans sa Lettre touchant les Comédies, est très-solide & très-véritable. J’ai été toujours de cette opinion, & j’ai toujours blâmé les Comédies qui sont capables d’exciter les passions, & qui ne sont pas faites dans les regles. J’assure aussi Votre Grandeur devant Dieu, que je n’ai jamais lu aucune Comédie, ni de Moliere, ni de Racine, ni de Corneille ; ou au moins je n’en ai jamais lu une toute entiere. J’en ai lu quelques-unes de Boursault, de celles qui sont plaisantes, dans lesquelles à la vérité je n’ai pas trouvé beaucoup {p. 384}à redire ; & sur celles-là, j’ai cru que toutes les autres étoient de même. Je m’étois fait une idée métaphysique d’une bonne Comédie, & je raisonnois là-dessus ; sans faire réflexion que dans la théorie bien souvent les choses sont d’une maniere, lesquelles, dans la pratique sont d’une autre. D’ailleurs ne pouvant aller à la Comédie, & quand je le pourrois, n’y voulant jamais aller, je m’étois trop fié aux gens qui m’avoient assuré qu’on les faisoit en France avec toutes sortes de modération, & je m’abandonnois trop aux conjectures que je trouve présentement être fausses ; sans pourtant jamais croire que, depuis si long-temps que j’ai écrit cela, que j’avois presque oublié, il dût être sçu, lu & publié ; & même altéré & corrompu.

Voilà, Monseigneur, tout ce que je puis répondre à la Lettre que Votre Grandeur m’a fait l’honneur de m’envoyer. Je lui suis infiniment obligé de l’instruction qu’Elle m’a donnée, & je l’assure que j’en profiterai : en même temps, je la supplie très-humblement de me croire avec bien du respect,

MONSEIGNEUR,

Votre très-humble & très-obéissant serviteur
P.F. Caffaro, Cl. R.

Paris, 11 Mai 1694.

{p. 385}Le P. Caffaro, pour ne laisser aucun doute sur la sincérité de cette Réponse, s’empressa d’écrire la Lettre suivante, en Latin & en François, à M. de Harlay, Archevêque de Paris ; & il desira qu’elle fût rendue publique par l’impression.

LETTRE
DU R.P.F. CAFFARO, THÉATIN,
A Monseigneur l’Archevêque de Paris.


A MONSEIGNEUR, Monseigneur l’Archevêque de Paris, Duc & Pair de France, Commandeur des Ordres du Roi, Proviseur de la Maison de Sorbone, & Supérieur de celle de Navarre.ILLUSTRISSIMO Domino D. Archiepiscopo Parisiensi, Duci & Pari Franciæ, Regiorum Ordinum Commendatori, Sorbonæ Provisori, Regiæ Navarræ Superiori.
Monseigneur,
Je n’ai pu apprendre qu’on me croyoit dans le monde Auteur d’un Libelle fait en faveur de la Comédie, {p. 386}sous le titre de Lettre d’un Théologien, &c. & voir en même temps le scandale qu’a donné cet Ouvrage, sans en être sensiblement affligé ; & j’ai cru même qu’il étoit de mon devoir pour l’édification de l’Eglise, & pour l’honneur de mon ministere, de déclarer publiquement que cette Lettre n’est point de moi, & que je n’y ai aucune part ; que je n’en ai rien sçu, qu’après qu’elle a paru, & que je la désavoue absolument. Mais je ne puis me dispenser de reconnoître humblement, comme je le dois, ce qui peut avoir donné lieu à me l’attribuer, d’avouer ingénuement les sentimens que j’ai eu sur ce qui en fait le sujet, & de marquer en réparation, ceux où je suis sur cela présentement. C’est, Monseigneur, ce qui me fait prendre la liberté d’écrire {p. 387}à Votre Grandeur, vous reconnoissant pour mon Juge-né & d’institution divine en matiere de Doctrine, comme vous l’êtes aussi de tout le Troupeau qui vous est confié, dont je me fais honneur d’être, & auquel le Saint-Esprit vous a donné pour Pasteur, établi par Jesus-Christ même ; & me tenant par cette raison obligé de faire cette déclaration de mes sentimens entre vos mains, pour la rendre publique sous votre autorité, si vous le jugez convenable. {p. 385}Libelli cujusdam Gallicè ad Comœdiæ defensionem compositi, & sic inscripti : Lettre d’un Théologien, &c. meme {p. 386}vulgò auctorem circumferri audire, simul & natam ex eo offensionem nosse non potui, Archipræsul illustrissime, quin acri inde dolore percellerer, mihique tum ad Reipublicæ Christianæ utilitatem, tum ad sacri quo fungor muneris honorem censui incumbere, publicè, ut profiterer epistolam hanc non esse meam, measque in ea partes esse nullas, eam, priusquam ederetur, meam ad notitiam non pervenisse, & planè omnem quæ in me conjiceretur de ea scripta suspicionem, à meipso jam repelli. Ab hac tamen demissa, ut par est, confessione, me nolim immunem, quâ ipse aperiam, quid causæ esse potuerit, cur ea mihi adscriberetur, pristinam meam de ipsius argumento sententiam detegam, & hodiernam quasi in prioris expiationem patefaciam. Facit hoc, Archipræsul Illustrissime, ut tuam ad Celsitudinem scribam, cùm te {p. 387}meum, ut & universi gregis tibi crediti, ex quo esse honori duco, in doctrina Judicem jure divino natum, à Spiritu Sancto positum, & à Christo ipso constitutum habeam, meque eo nomine obstrictum sentiam, ut hancce meæ mentis, explicationem penes te deponam, quam ipse, si tibi expedire videbitur, publicam in lucem prodire jubeas.
Je fis, il y a douze ans, un Ecrit Latin sur la Comédie, où, sans avoir mûrement examiné la matiere, & par une légereté de jeunesse, je prenois le parti de la justifier de la maniere que je me figurois qu’elle se représentoit à Paris, n’en ayant jamais vu aucune, & m’en faisant, sur les rapports que j’en avois oui, une idée trop favorable. {p. 388}Et je ne puis que je ne reconnoisse à ma confusion, que les principes & les preuves qui se trouvent dans la Lettre qui s’est donnée au Public sans ma participation, sont les mêmes que dans mon Ecrit particulier, quoiqu’il y ait quelques endroits de différens entre les deux, où l’Auteur de la Lettre dit ce que je ne dis pas, & parle autrement que je ne fais moi-même dans mon Ecrit, comme en ce qu’il apporte sans raison en faveur de la Comédie, votre silence sur sa représentation, Monseigneur, pour en inférer un consentement & une approbation tacite de votre part ; ce que je n’ai point fait dans mon Ecrit, où je ne dis rien du tout qui puisse regarder personnellement Votre Grandeur, ainsi que l’illustre M. Pirot qui {p. 389}l’a vu depuis peu par votre ordre, vous en peut rendre témoignage, aussi-bien que de la différence d’expression qu’il y a entre la Lettre & mon Ecrit au sujet des Rituels, que la Lettre semble traiter d’un air qui ne marque pas d’assez grands égards pour des Livres aussi dignes de respect que le sont des Rituels ; en parlant de cette maniere, certains Rituels ; au lieu que je dis simplement dans mon Ecrit, quelques Rituels : Nonnulla Ritualia aliquarum Diœceseum. {p. 387}Ab annis decem aut duodecim Latinum mihi in Comœdiam Scriptum excidit, in quo, prævio non habito rei, de quâ agerem, maturo examine, juvenilis animi levitate elatus, ab illius vindicandæ partibus stabam, quo eam more Parisiis haberi mihi finxeram, cùm nulli unquam adfuissem, & ex aliorum relatione nonnunquam auditâ illius mihi in mentem effigiem induxissem {p. 388}puriorem. Et vero pudore suffusus non possum non fateri, quin epistolæ me inconsulto editæ capita & momenta, illa ipsa sint, quæ & meo in privato scripto haberentur ; etsi duo hæc in quibusdam differant, ubi hoc habet Epistolæ Author quod ego non attigi, & aliâ ille ratione loquitur, quàm quâ meo sim in scripto usus : quemadmodum cùm, in Comœdiæ patrocinium tuum, Archipræsul Illustrissime, de ea habenda silentium temerè adducit, unde illam à te, tacito saltem consensu probari inferat, cui simile nihil meo in scripto præstiterim, in quo nequicquam dixerim quod tuam nominatim Celsitudinem ullatenus spectare possit ; cujus quidem inter utrumque discriminis, eximius vir D. Pirot qui hoc non ita pridem jussu tuo exploravit, fidem tibi facere poterit ; non minus quàm & alterius, Ritualium, ut vocant, occasione, {p. 389}quippe quæ ita Epistola videtur excipere, quasi minus iis exhiberet observantiæ, quàm ad hoc librorum genus tantâ dignum reverentiâ par esse possit, de quibus sic illa loquitur, certains Rituels, cùm meo in scripto candidè tantùm ita habeam, nonnulla Ritualia aliquarum Diœceseum.
Je ne puis disconvenir qu’à comparer la Lettre avec mon Ecrit, il ne soit visible qu’elle en est tirée presque de mot à mot, & que par-là ce que j’ai fait avec précipitation a donné malheureusement & contre mon dessein, ouverture à cette Lettre. Je n’ai jamais fait état d’imprimer mon Ecrit : il n’étoit pas composé avec assez d’exactitude pour prétendre {p. 390}le rendre public ; je ne m’étois pas assez instruit du sujet que j’y traitois, ni des autorités que j’apportois ou pour ou contre, entr’autres de celle de S. Charles dont je me faisois fort ; je ne sçavois pas bien même ce que c’étoit que la Comédie Françoise, de la maniere qu’elle se joue à Paris, n’ayant jamais lu de Comédies de Moliere, & n’en ayant lu que fort peu d’autres, & sans application, n’ayant d’ailleurs qu’entendu parler des Rituels sur les Comédiens, sans avoir même lu celui de Paris. C’est ce manque d’attention & de réflexion qui m’avoit engagé à prendre dans mon Ecrit particulier, & que je n’ai jamais voulu rendre public, la défense de la Comédie. J’en ai un très-grand regret, & il n’y a rien que je ne fisse volontiers pour {p. 391}réparer le scandale qui s’en est suivi, & que je ne prévoyois point. Il ne m’a pas été difficile de changer mon premier sentiment sur la Comédie, & de prendre celui où je suis présentement. Je suis très-convaincu, après avoir examiné la chose à fond, que les raisons qu’on apporte d’un côté pour excuser la Comédie, sont toutes frivoles, & que celles qu’a l’Eglise au contraire, sont très-solides & incontestables, quand elle met les Comédiens au nombre de ceux à qui elle refuse dans la maladie le Viatique, à moins qu’ils ne réparent le scandale qu’ils ont donné au public, en renonçant à leur profession, & qu’elle ne les veut pas admettre à recevoir des Ordres, s’ils s’y présentoient. Ce sont deux articles entr’autres, qui sont marqués dans le Rituel {p. 392}de Paris, & en un très-grand nombre d’autres qui y sont conformes. Je reçois, Monseigneur, de tout mon cœur & dans un esprit de parfaite soumission, cette discipline ecclésiastique, & la doctrine qui en fait le fondement ; & je souscrirois sans réserve tout ce qui est dit dans votre Rituel, soit contre les Comédiens directement ou indirectement, soit en toute autre maniere. C’est, Monseigneur, ce que je proteste à Votre Grandeur, avec une entiere sincérité, prêt à faire tout ce que vous m’ordonnerez pour édifier l’Eglise. Je suis avec un très-profond respect, {p. 389}Non est quòd negem, quin, si semel Epistola meo cum scripto conferatur, ex hoc illa prope ad verbum collecta, atque ita meo ex præcipiti scripto, præter meam mentem orta infeliciter Epistola perspiciatur. Scriptum meum numquam statui apud me prælo mandandum ; neque verò accuratè adeò elaboratum illud erat, ut juris ipsum publici fieri contenderem. Quod in eo tractabam argumentum, {p. 390}mihi non sat erat exploratum ; neque Authorum, quos alterutram in partem afferebam testimonium satis compertum ; imprimis verò quod ex divo Carolo petebam, cujus in authoritate, perinde ac si meæ sententiæ suffragaretur, vim faciebam. Imò nequidem noveram quonam more Comœdia Parisiis daretur, cùm comica Molieri carmina nulla unquam, aliorum paucissima, nec attento animo, evolvissem, & aliunde una ex fama Ritualium notitiam haberem, nec ipso etiam Parisiensi lecto. Hoc attentionis & recognitionis vitio contigit, ut meo in scripto, quod palam edere mihi nunquam fuit in animo, Comœdiæ causam agerem. Hujus me consilii vehementer pœnitet ; nihilque non præstarem lubens, quo subortum inde improvisum offendiculum amoveretur. Gravis non fuit operæ, ut primævum meum de Comœdia sensum {p. 391}deponerem, & ejus loco alium caperem, quem deinceps sequar. Re penitus excussâ mihi planè persuasum est quidquid altera ex parte ad Comœdiam excusatam habendam affertur, leve esse prorsus ac frivolum ; stabile verò & inconcussum quod è contrariò tenet Ecclesia, cùm nimirum iis, quos in morbo à sacro Viatico arcendos decernis ni vitæ ante actæ instituto penitus abdicato impactam eo populis offensionem eluant, Comœdos annumerat, nec ad sanctos Ordines, si quando eos ipsi postulent, suscipiendos, vult admitti. Duo hæc sunt præ cæteris de illis hominibus in Parisiensi Rituum volumine, aliisque permultis eatenus consonis, sancita capita. Hanc ce Ecclesiæ disciplinam, doctrinamque quâ leges hujusmodi nituntur toto animo, totâ obtemperatione amplector, eaque omnia sine ulla exceptione subscriberem quæ {p. 392}tuo in Rituali habentur, cùm quæ in Comœdos quomodocunque incidunt, sive eos rectà spectent, sive ad ipsos obliquè referantur, tum quæ aliud quid quodcunque sit, attingunt. Id equidem, Archipræsul Illustrissime, omni asseveratione tuæ Celsitudini religiosè confirmo, ad exequendum paratus quidquid imperes, ut me sensaque mea Reipublicæ Christianæ probem, & ei fiat satis. Summâ sum reverentiâ,
Archipræsul Illustrissime, Tuæ CelsitudinisMonseigneur, De V.G.
Humillimus & obsequentissimus servus, Franciscus Caffaro, Cleric. Regul.Le très-humble & très-obéissant Serviteur, François Caffaro, Clerc Régulier.
Parisiis, die Mai 11 1694.A Paris, le 11 Mai 1694.

{p. 393}M. Bossuet fut satisfait de ces deux Lettres du P. Caffaro. Et, dans son Ecrit intitulé : Maximes & Réflexions sur la Comédie, ce Prélat lui en donna un témoignage que nous allons rapporter.

Enfin, le P. Caffaro à qui l’on avoit attribué la Lettre ou Dissertation pour la défense de la Comédie, a satisfait au Public par un désaveu aussi humble que solemnel. L’autorité ecclésiastique s’est fait reconnoître, & la vérité a été vengée.

Qui que vous soyez qui plaidez la cause des Théatres, vous n’éviterez pas le jugement de Dieu. Cessez de soutenir ce genre d’amusement où la vertu & la piété sont toujours ridicules, la corruption toujours excusée, & la pudeur toujours offensée.

Qu’on nous dise comme du temps de saint Chrysostome, que condamner les Théatres, c’est contredire le Gouvernement civil qui les tolere. Nous leur répondrons que tout ce que nous sommes de Prêtres, nous devons imiter l’exemple des Chrysostome & des Augustin, & dire que l’esprit des loix civiles même est contraire a tous ces Spectacles qui, en flattant les yeux & les oreilles, introduisent dans l’ame une troupe de vices, per aurium oculorumque illecebras ad animum turba vitiorum ingredi solet. Et si la coutume l’emporte, si l’abus prévaut, ce qu’on en peut conclure, c’est tout au plus que les Spectacles dramatiques {p. 394}doivent être rangés parmi ces maux, dont un habile Historien (Mézerai) a dit qu’on les défend toujours, & qu’on les a toujours. Et si l’Eglise ne prononce pas contre ceux qui fréquentent les Théatres, les mêmes censures dont les Comédiens ont toujours été frappés, c’est que, comme le dit S. Augustin, elle n’exerce la sévérité de ses censures que sur les pécheurs dont le nombre n’est pas grand, afin de ne pas troubler l’ordre de la société. Severitas exercenda est in peccata paucorum.

Quant à ceux qui voudroient qu’on réformât le Théatre pour, à l’exemple des sages Payens, y ménager à la faveur du plaisir, des exemples & des instructions sérieuses pour les Rois & pour les peuples ; qu’ils songent que le charme des sens est un mauvais introducteur des sentimens vertueux. Les Payens dont la vertu étoit imparfaite, grossiere, superficielle, pouvoient l’insinuer par le Théatre ; mais il n’a ni l’autorité, ni la dignité, ni l’efficace qu’il faut pour inspirer les vertus convenables à des Chrétiens. Dieu renvoie les Rois à sa loi pour y apprendre leurs devoirs. Qu’ils la lisent tous les jours de leur vie ; qu’ils la méditent nuit & jour comme David ; qu’ils s’endorment entre ses bras, & qu’ils s’entretiennent avec elle en se levant, comme un Salomon273. Mais {p. 395}pour les instructions du Théatre, la touche en est trop légere ; & il n’y a rien de moins sérieux, puisque l’homme y fait à la fois un jeu de ses vices, & un amusement de la vertu.

On ne doit pas être surpris de l’effet que la Lettre de M. Bossuet produisit sur le P. Caffaro. On sçait que ce Prélat sçavoit toujours mettre la vérité en évidence, & l’erreur en déroute. Cependant les défenseurs des Théatres oserent encore élever la voix. Un Poëte lui adressa l’Epître suivante, qu’on a cru devoir faire réimprimer ici, parce qu’elle donnera lieu de réfuter des objections dont on ne fait que trop souvent usage.

EPÎTRE
A Mgr J. Ben. Bossuet, Evêque de Meaux, sur son Livre touchant la Comédie.

Docte & sage Prélat dont le Ciel a fait choix
Pour instruire & former la jeunesse des Rois,
Et qui par des discours vifs & pleins d’éloquence,
Sçais confondre l’erreur & bannir l’ignorance ;
{p. 396}Je conviens avec toi que des hommes pécheurs
Devroient avoir toujours les yeux baignés de pleurs ;
Je sçais que l’Evangile en ses leçons divines
N’offre pour le salut qu’un chemin plein d’épines,
Et que loin d’approuver les jeux & les plaisirs,
Il nous en interdit jusqu’aux moindres desirs.
 Ainsi la Comédie étalant sur la scene
Les appas séducteurs d’une pompe mondaine,
Sans doute est peu conforme à ces vœux solemnels
Qu’en naissant un Chrétien fait au pied des Autels.
 Ces caracteres fiers des Héros du Théatre,
Pouvoient être applaudis chez un Peuple idolâtre ;
Mais Disciples d’un Dieu pour nous crucifié,
Nous devons n’estimer qu’un cœur mortifié,
Un cœur humble & sans fiel, & dont la vertu pure
Se fasse un point d’honneur d’oublier une injure,
Et préfere de voir ses passions aux fers,
A la fausse grandeur de dompter l’Univers.
 Cependant, grand Prélat, d’invincibles obstacles.
S’opposent-au dessein d’abolir les Spectacles.
Auprès des Souverains l’oisiveté des Cours,
Malgré tous les Sermons les maintiendra toujours,
Et les Peuples privés d’un plaisir excusable,
Peut-être en chercheroient quelqu’autre plus coupable.
 D’ailleurs, tant qu’on verra des Prélats fastueux
Elevar à grands frais des Palais somptueux,
En fait de mets exquis ne rien céder aux Princes,
Et de leurs trains pompeux éblouir les Provinces ;
Contre la Comédie en vain l’on écrira :
De ces moralités le Public se rira.
{p. 397}Jesus-Christ, dira-t-il, aux Riches de la Terre
Pendant toute sa vie a déclaré la guerre.
Toutefois un Prélat se croit en sûreté,
Avec vingt mille écus dont il se voit renté ;
Et l’on ne pourra pas à l’Hôtel de Bourgogne
Voir le rôle plaisant d’un sot & d’un ivrogne,
Ou, charmé de Corneille, au Théatre François,
Aller plaindre le sort des Princes & des Rois ?
 De quel front ces Pasteurs vivant dans l’opulence,
Viennent-ils nous prêcher l’esprit de pénitence ;
Et comment dans ce siecle osent-ils se flatter
Qu’on subira le joug qu’ils sçavent éviter ?
 Tels dans l’ancienne Loi des Tartuffes séveres
Damnoient le peuple Juif pour des fautes légeres,
Eux qui, loin des témoins en des réduits cachés,
S’abandonnoient sans crainte aux plus honteux péchés.
 Voilà, sage Prélat, comme chacun raisonne,
Et fait une leçon aux Docteurs de Sorbonne :
Pour imposer silence, il faudroit réformer
Nombre d’autres abus que je n’ose rimer.

Il n’y a de bon dans cette Epître que les vingt-deux premiers Vers. On y trouve un hommage rendu à l’esprit du Christianisme & à l’engagement solemnel que le Baptême nous a fait contracter de nous défendre de l’illusion de l’imagination, de l’impression des sens & des mouvemens des passions, pour n’écouter que Dieu {p. 398}& suivre sa lumiere. On y voit que cet engagement nous oblige à vivre d’une maniere qui annonce que nous reconnoissons d’esprit & de cœur Jesus-Christ pour notre Maître, pour le Fils de Dieu & pour notre Roi ; trois titres qui exigent de nous à son égard la docilité de disciples, le respect & la religion de vrais Chrétiens, l’obéissance & la soumission de fideles sujets. Telle est donc la doctrine de ce Poëte dans les vingt-deux premiers Vers de son Epître.

Mais qu’on est à plaindre de combattre la vérité que l’on connoît ! Il y a plus à espérer de celui qui de bonne foi est dans l’erreur, la prenant pour la vérité. Peut-on concilier ces vingt-deux premiers Vers avec ceux qui forment le reste de l’Epître ? M. Bossuet étoit dans le cas d’adresser à ce Poëte ces paroles de Jesus-Christ : « Taisez-vous ; vous n’avez point de goût pour les choses de Dieu, mais seulement pour les choses de la terre » : Tace, obmutesce ; non sapis ea quæ Dei sunt, sed quæ sunt hominum. C’est de ce défaut de discernement que dérivent les futiles argumens de ce Poëte.

{p. 399}Il tire avantage de la difficulté de supprimer les Spectacles. Mais si le Gouvernement Civil paroît excusable de les tolérer, on n’en est pas moins repréhensible de s’en permettre la fréquentation.

N’est-il pas encore ridicule de s’autoriser de la vie irréguliere de quelques Ministres Ecclésiastiques, pour éluder la pratique des devoirs de la morale chrétienne qu’ils nous prêchent par leurs discours ou par leurs écrits ? Quelque scandaleuse que pourroit être leur conduite, nous devons toujours regarder dans ces Ministres avec respect Jesus-Christ & son autorité. La doctrine de l’Evangile qu’ils nous annoncent ne doit rien perdre par leur mauvaise vie274. Ce qui vient de leur volonté corrompue est à eux, & doit être rejetté. La {p. 400}vérité & l’autorité qui viennent de Jesus-Christ, des Apôtres & du Corps visible des Pasteurs, font de Dieu, & doivent être inviolables. Quelle illusion de rejetter la bonne Doctrine, de refuser l’obéissance aux Loix de l’Eglise, sous prétexte qu’il y a des Ministres qui n’y conforment pas leur vie !

Mais le Poëte qu’on réfute, avoit-il ce reproche à faire à M. Bossuet ? Ce Prélat n’étoit-il pas du nombre des bons Pasteurs qui sçavent que prêcher aux simples Fideles le joug de l’Evangile, & ne le point porter soi-même, c’est le leur rendre plus pesant ; qu’on prouve mieux la possibilité de la pratique de la Doctrine Evangélique en l’annonçant par toute sa conduite ; qu’avec de la douceur, de la discrétion, le bon exemple, les Pasteurs peuvent tout espérer des Fideles ; & que quand il n’y a que des paroles, il y a peu de fruit à attendre ; qu’enfin rien n’attire plus le mépris pour les états les plus saints, que les fautes de ceux qui les ont embrassés ? Ainsi l’argument de ce Poëte étoit faux à tous égards. Premiérement, parce qu’il {p. 401}étoit très-mal adressé. Secondement, parce que quand même il auroit eu à répondre à un Prélat peu édifiant, on auroit à dire à ce Poëte, que les scandales qu’il relevoit avoient été prédits par Jesus-Christ, Necesse est ut veniant scandala, & qu’il nous a donné à cet égard ce précepte : « Observez & faites tout ce qu’ils vous ordonneront de conforme à la loi, & ne faites pas le mal qu’ils font » : Omnia quæcunque dixerint vobis servate & facite, secundùm opera eorum nolite facere. Louons plutôt Dieu275, dit un Auteur célebre, de ce qu’il n’a pas voulu que notre sanctification dépendît de la mauvaise foi & de la vie scandaleuse de quelques-uns de ses Ministres. Remercions-le de sa bonté de nous donner toujours des Ministres dont la conduite est à l’unisson de leurs discours. Et n’oublions pas {p. 402}que Jesus-Christ a dit que quiconque n’obéira pas à l’Eglise, doit être regardé comme un Payen : Si Ecclesiam non audierit, sit tibi sicut Ethnicus & Paganus.

Ne passons pas si légerement sur l’article de l’Eglise, dit le P. Soanen276. Elle a certainement l’autorité de vous commander. Or vous vous révoltez contr’elle, toutes les fois que vous fréquentez les Théatres. Sentez-vous toute la force de cet argument que je vous défie d’éluder ? Car ou vous êtes enfans de l’Eglise, ou vous ne l’êtes point ; & dans l’un & l’autre cas votre jugement est prononcé. N’y eût-il que la rebellion que vous arborez contre la Religion & contre ses Ministres, lorsque vous allez aux Spectacles, vous devriez les regarder avec la plus grande horreur, & frémir au seul aspect de ceux qui voudroient vous y entraîner. Vous nous soutenez {p. 403}toujours qu’il n’y a point de mal ; mais qui, de vous, ou des Successeurs des Apôtres que vous devez écouter comme Jesus-Christ, & que vous ne pouvez mépriser sans le mépriser, jugera cette question ?

Combien de fois n’a-t-elle pas été jugée par le Ministere Ecclésiastique ? Les bonnes regles sur ce point de Morale sont imprescriptibles. Ceux qui, par état en sont les défenseurs, ont soin de les rappeller avec autorité dans toutes les circonstances où ils prévoient pouvoir le faire avec fruit & sans s’écarter des égards dûs au Ministere Civil de qui le torrent de la corruption exige sur quelques scandales publics une tolérance qui ne peut jamais en être l’approbation.

Nous pourrions citer plusieurs actes du zele avec lequel le Ministere Ecclésiastique a souvent condamné les Théatres publics. Nous nous bornerons à cinq exemples, dont deux du siecle dernier, & trois du siecle actuel.

{p. 404}MANDEMENT
De M.de Rochechouart, Evêque d’Arras, contre la Comédie.

Guy de Seve de Rochechouart, par la grace de Dieu & du S. Siege Apostolique, Evêque d’Arras. A tous Fideles de la Ville d’Arras Salut & Bénédiction. Il faut ignorer sa Religion pour ne pas connoître l’horreur qu’elle a marquée dans tous les temps des Spectacles & de la Comédie en particulier. Les SS. Peres la condamnent dans leurs Ecrits ; ils la regardent comme une reste du Paganisme, & comme une école d’impureté. L’Eglise l’a toujours regardée avec abomination ; & si elle n’a pas absolument rejetté de son sein ceux qui exercent ce métier infame & scandaleux, elle les prive publiquement des Sacremens, & n’oublie rien pour marquer en toutes rencontres son aversion pour cet état, & pour l’inspirer à ses Enfans. Des Rituels-de Diocese très-réglés les mettent au nombre des personnes que les Curés sont obligés de traiter comme excommuniés ; celui de Paris les joint aux sorciers & aux magiciens, & les regarde comme manifestement infames : les Evêques les plus saints leur font refuser publiquement les Sacremens ; nous avons vu un des premiers Evêques de France ne {p. 405}vouloir pas par cette raison recevoir au mariage un homme de cet état ; un autre ne vouloir pas leur accorder la Terre sainte ; & dans les Statuts d’un Prélat bien plus illustre par son merite, par sa piété & par l’austérité de sa vie, que par la pourpre dont il est revêtu277, on les trouve avec les concubinaires, les usuriers, les blasphémateurs, les femmes débauchées, les excommuniés dénoncés, les infames, les simoniaques, & autres personnes scandaleuses, mis au nombre de ceux à qui on doit refuser publiquement la Communion.

Il est donc impossible de justifier la Comédie sans vouloir condamner l’Eglise, les SS. Peres & les plus saints Prélats ; mais il ne l’est pas moins de justifier ceux qui par leur assistance à ces spectacles, non seulement prennent part au mal qui s’y fait, mais contribuent en même temps à retenir ces malheureux ministres de Satan dans une profession qui, les séparant des Sacremens de l’Eglise, les met dans un état perpétuel de péché & hors de salut, s’ils ne l’abandonnent.

Mais si la Comédie est criminelle dans tous les temps, combien le doit-elle être plus particulierement dans ceux que l’Eglise consacre d’une maniere particuliere à la piété & à la pénitence, tels que l’Avent & le Carême, & où par des Prieres & dans des calamités publiques, elle implore, comme on le fait actuellement dans notre Diocese, la miséricorde de {p. 406}Dieu, & travaille à appaiser sa colere si manifestement irritée ; dans un temps en un mot où la nôtre est particulierement occupée à attirer sa protection sur les Armes de notre invincible Monarque, en n’oubliant rien pour sanctifier ceux qui les portent pour son service, & pour les rendre aussi bons serviteurs de Dieu que du Roi ?

Mais quelle doit être notre douleur de voir dans une Ville Chrétienne élever Autel contre Autel, la voix du Pasteur méprisée, une Mission établie en faveur du démon pour lui attirer des esclaves, opposée à celle qui se fait pour augmenter le culte de Dieu, & pour lui procurer des serviteurs fideles ?

Nous nous reprocherions d’employer en cette occasion, pour arrêter ce mal, l’autorité que Dieu nous a mise en main, si nous n’avions pas auparavant inutilement employé nos remontrances : mais l’ayant fait sans aucun fruit, Nous n’avons pas cru pouvoir nous taire, sans nous rendre coupables d’approuver le crime par notre silence, & responsables devant Dieu de tous les désordres, dont ces divertissemens criminels sont la source.

A ces Causes, & attendu la circonstance particuliere de l’Avent, de la Mission que nous faisons faire dans cette Ville, & des Prieres publiques qui s’y font actuellement pour demander à Dieu la Paix, cette Paix que lui seul peut donner, & que nous ne sçaurions lui demander avec trop d’ardeur ; quoique nous ne puissions ne pas condamner en tout {p. 407}temps la Comédie, Nous défendons particulierement à tous les Fideles de notre Diocese d’y aller pendant ce saint temps, consacré par lui-même & par tous les exercices publics de piété que nous y faisons faire pour des sujets si importans, & ce sous peine d’excommunication. Nous ordonnons à nos Confesseurs de traiter dans le Tribunal, conformément aux Regles marquées par l’Eglise, ceux qui contre-viendront à notre présente Ordonnance, & particulierement les personnes de l’autre sexe que la pudeur devroit en détourner avec plus de soin. Et à l’égard des Comédiens & Comédiennes, Nous défendons très-expressément à nos Pasteurs & à nos Confesseurs de les recevoir aux Sacremens, si ce n’est qu’ils aient fait pénitence de leur péché, donné des preuves d’amendement, renoncé à leur état, & réparé par une satisfaction publique, telle que nous jugerons à propos de leur ordonner, le scandale public qu’ils ont donné. Fait & ordonné à Arras, le quatrieme jour de Décembre mil six cent quatre-vingt-quinze. Signé GUY, Evêque d’Arras. Et plus bas.

Par Monseigneur. Caron.

On a rapporté [page 445 de notre IIe vol.] ce que M. le Comte de Bussy-Rabutin pensoit des Bals. Son témoignage doit écarter les soupçons du rigorisme à l’égard du Mandement suiv.

{p. 408}MANDEMENT
De M.de Rochechouart, Evêque d’Arras, touchant les Bals.

Guy de Seve de Rochechouart, par la grace de Dieu & du S. Siege Apostolique, Evêque d’Arras. A tous Fideles de notre Diocese Salut & Bénédiction. Quoique ce qui déplaît à Dieu doive être toujours & dans tous les temps l’objet de l’aversion d’un Chrétien ; il y a néanmoins des temps & des jours plus saints que les autres, où le déréglement est plus criminel, parce qu’étant consacrés à la piété, l’abus qu’on en fait en les consacrant à la volupté & au plaisir, se doit regarder comme une espece de profanation. Or, nous n’avons pu ne pas remarquer avec une extrême douleur, que ce n’est pas moins souvent dans ceux-là que dans les autres que se font dans notre Diocese ces malheureux divertissemens qu’on appelle des Bals & des Assemblées, dont nous ne pouvons ignorer le mal ; & que le temps même d’une guerre cruelle dont nous ressentons avec toute l’Europe les tristes effets, la misere publique & secrete de tant de Pauvres de toutes sortes de qualités qui manquent de pain, enfin la colere de Dieu si visiblement irrité contre nos péchés, qui par tous ces différens fléaux nous {p. 409}appelle à la pénitence, n’en ont pas diminué l’excès. Mais quand cela seul ne suffiroit pas pour les condamner, il ne faut que considérer ce qui s’y passe, pour comprendre combien cet abus est criminel. En effet, on peut avancer & on a pour garant les SS. Peres qui en ont parlé, que de tous les divertissemens, il n’en est point de plus opposé que ceux-là à l’esprit de Dieu & à la sainteté du Christianisme. Tout y sent l’irreligion, tout y porte à l’impureté, tout y détruit la sainteté dont les Chrétiens doivent faire une particuliere profession. On y étale le luxe avec pompe ; la vanité s’y fait paroître avec éclat, & il s’y fait une maniere de renonciation de celle qu’on avoit faite dans le Baptême aux pompes du monde. On n’oublie rien pour se parer, pour attirer les regards, & pour gagner, comme on dit, des cœurs : les hommes & les femmes s’y rencontrent dans le dessein de s’y plaire mutuellement, & peut-être, pour parler avec Tertullien, pour y faire un commerce réciproque d’impureté. La chasteté exposée à mille attraits flatteurs, à mille manieres engageantes, à mille embûches, ne s’y peut conserver que par un combat continuel : le sexe qui devroit avoir le plus de retenue & de pudeur, semble uniquement occupé à détruire celle de l’autre, & à établir le regne du démon sur la ruine de celui de Dieu. On ne s’y occupe en effet d’autre chose. Tout y parle de plaisir & de volupté ; tout n’y inspire que la sensualité, la mollesse & l’amour {p. 410}des créatures. Rien n’y peut porter à l’amour de Dieu ; rien n’y peut donc être véritablement Chrétien ; rien n’y peut être agréable à Dieu, puisque rien n’y peut être accompagné de la charité & de son amour. Les femmes y paroissent dans l’état le plus propre à former dans les cœurs d’une jeunesse libertine ou pleine de feu, une infinité de mauvais desirs, & à y allumer les flammes malheureuses d’une impudicité criminelle. On auroit quelque honte d’y être modeste. Les bras nuds, les épaules découvertes, les gorges exposées à la vue & aux desirs de ceux qui s’y trouvent, une parure extraordinaire, les conversations plus libres, la danse, que Saint Ambroise ne permet qu’à la fille d’une Hérodiade, & à laquelle S. Augustin préféroit même un travail manuel & servile les Fêtes & les Dimanches, comme un moindre mal ; en un mot la nuit, toutes sortes de plaisirs, la bonne chere qui précede, les mascarades & les déguisemens quelquefois même de sexe qu’on y joint, rendent ces divertissemens si criminels & si manifestement opposés à la Religion, qu’il semble qu’il suffiroit d’en avoir conservé quelque reste & quelque étincelle pour s’en abstenir. Cependant, comme le funeste torrent de la coutume semble avoir fermé les yeux de quantité de Chrétiens à une vérité si manifeste, & leur faire ignorer leur devoir, Nous avons cru, pour satisfaire au nôtre, & ne nous pas rendre coupables de leur perte par une connivence criminelle, devoir élever notre {p. 411}voix, & nous servir de l’autorité que Dieu nous donne, pour faire connoître & combattre un abus si déplorable & si commun. Nous conjurons donc tous les Fideles de notre Diocese, par l’amour qu’ils doivent à notre Seigneur Jesus-Christ, qui a bien voulu répandre son Sang pour eux, & qui leur ordonne d’écouter avec soumission la voix des Pasteurs qu’il leur a donnés pour les conduire, qui vos audit me audit, de vouloir bien par un sacrifice volontaire à Dieu, s’abstenir de ces Assemblées, où ils ne peuvent se rencontrer sans l’offenser, ou par eux-mêmes, ou par l’occasion qu’ils en donneront, ou par le scandale qu’ils commettront, étant peut-être la cause de la chûte & de la perte de leur prochain. Mais si la Religion les oblige si fortement de s’en abstenir tous les jours, ne seroit-ce pas un désordre bien plus criminel encore, & que nous ne pourrions nous empêcher de regarder comme un scandale beaucoup plus grand, si on osoit même y employer les jours de Fêtes & de Dimanches que Dieu a destinés particulierement à son service, & qu’il oblige par un précepte particulier de sanctifier ? Nous ordonnons à tous Pasteurs de s’appliquer avec soin à empêcher ces désordres avec tout le zele & toute la force que le service de Dieu leur doit inspirer, & particulierement que l’on ne profane pas ces saints jours, & à tous Confesseurs d’y veiller. Ils suivront, à l’égard des Maîtres & Maîtresses des maisons qui auront souffert le Bal chez eux ces saints jours, des {p. 412}filles & des femmes à qui on l’aura donné, & qui l’auront reçu, & des meres qui y auront mené leurs filles, peut-être pour avoir la liberté de s’y pouvoir trouver elles-mêmes, les regles que l’Eglise leur donne pour les péchés publics & de scandale. Ils auront soin d’interroger sur ces péchés les personnes mondaines qui iront à confesse à eux, & sur-tout ces meres qui auront ainsi sacrifié malheureusement leurs enfans à l’idole du plaisir & de la vanité, parce que souvent la passion & la coutume les aveuglant & les empêchant de connoître le malheureux état où elles sont, elles négligent ou omettent de s’en accuser ; & ils se souviendront que sans une véritable douleur de leur faute, & une résolution ferme & sincere de ne la plus commettre à l’avenir, ces sortes de personnes ne peuvent être capables d’absolution. Donné à Arras en notre Palais Episcopal, le 20 Janvier 1695. Signé GUY, Evêque d’Arras.

Par Ordonnance de Monseigneur. Caron.

MANDEMENT
De M.Fléchier, Evêque de Nîmes, aux Fideles de son Diocese, contre les Spectacles.

Esprit flechier, par la grace de Dieu & du S. Siege Apostolique {p. 413}Evêque de Nîmes, Conseiller du Roi en tous ses Conseils : A tous les Fideles de notre Diocese, Salut & Bénédiction.

Mes très-chers Freres.

Nous voyons avec douleur depuis quelque temps, l’affection & l’empressement que vous avez pour les Spectacles que nous avons souvent déclarés contraires à l’esprit du Christianisme, pernicieux aux bonnes mœurs, & féconds en mauvais exemples ; où, sous prétexte de représentations & de musiques innocentes par elles-mêmes, on excite les passions les plus dangereuses, & par des récits profanes & des manieres indécentes, on offense la vertu des uns, & l’on corrompt celle des autres.

Nous crûmes la premiere fois que ce n’étoit qu’une curiosité passagere d’un divertissement inconnu dont vous vouliez vous désabuser, & nous eûmes quelque légere condescendance : mais puisque c’est une habitude de plaisir, & une espece de libertinage qui se renouvelle tous les ans, nous connoissons que ce n’est plus le temps de se taire, & qu’un plus long silence pourroit vous donner lieu de penser que nous tolérons ce que l’Eglise condamne, & que nous condamnons avec l’Eglise.

Nous étions assez occupés à ramener les hérétiques, à détruire leurs erreurs & leurs préventions, à corriger les vices & les foiblesses ordinaires des hommes : on n’avoit guere vu de Théatre dressé dans cette Ville ; l’art de corrompre les cœurs {p. 414}par des chants & par des Spectacles, n’y étoit pas encore introduit ; l’oisiveté n’avoit pas encore amolli les esprits, & l’hérésie même avoit horreur de ces corruptions publiques.

La Providence divine sembloit nous avoir mis à couvert pour toujours de cette espece de séduction, par la chûte des premiers qui vous l’apporterent : on les vit méprisés & misérables, traînant une triste & honteuse pauvreté dans ce Diocese, où ils avoient conçu le dessein & l’espérance de s’enrichir : nous ne plaignîmes pas leur sort ; nous les assistâmes pourtant, & nous vous louâmes, Mes tres-chers Freres, d’avoir contribué à les humilier par vos dégoûts, & à les secourir par vos charités.

Cependant nous avons vu tout d’un coup renaître une nouvelle troupe, & s’élever un second théatre sur les ruines du premier ; nous en fûmes surpris : mais ce qui nous toucha le plus, Mes tres-chers Freres, ce fut l’ardeur avec laquelle vous couriez à de tels Spectacles : l’argent qui vous coûte tant à donner à nos Hôpitaux, vous le donniez là avec complaisance : vous alliez avec joie vous divertir des passions d’autrui, & nourrir peut-être les vôtres : vous aimiez à voir & à entendre ces filles de Babylone, qui chantoient les cantiques de leur pays ; vous leur donniez vos approbations, & par vos applaudissemens & vos flatteries, vous échauffiez ces serpens à mesure qu’ils vous piquoient : vous faisiez part de ces récréations {p. 415}empoisonnées à vos amis, & plus encore à vos amies ; &, ce qui est plus déplorable, vous donniez à vos enfans encore innocens, la vue de ces vanités, pour récompense de leur sagesse.

Ceux qui sont nés dans les lumieres de la Foi & de la Religion Catholique, ne rougissent-ils pas d’avoir part à ces œuvres de ténebres ? Mais vous, Mes tres-chers Freres, qui êtes sortis du sein de l’hérésie, quand ce ne seroit qu’en apparence ; pendant que vous viviez dans le libre exercice de vos erreurs, osiez-vous, ou par crainte, ou par conscience, approcher de ces Spectacles que vous fréquentez aujourd’hui ? Vous réserviez au soulagement de vos Freres l’argent qu’il ne vous étoit pas permis d’employer à cette sorte d’amusement : vous assigniez à Jesus-Christ, en la personne de ses pauvres, une portion des fruits de votre commerce, en reconnoissance de la bénédiction qu’il y répandoit : vous ne vous souvenez que trop de vos loix & de vos coutumes passées ; n’avez-vous oublié de votre ancienne discipline que la privation des Spectacles, qu’elle vous avoit interdits, & les aumônes qu’elle vous obligeoit de faire ?

Mais enfin vous satisfîtes vos desirs. Nous avions espéré que ces plaisirs ayant perdu pour vous la grace de la nouveauté, & vous, ayant perdu le goût de ces plaisirs, vous n’abuseriez plus de notre silence ; mais hélas ! à peine les traces impures de ce premier passage étoient effacées, que {p. 416}l’Esprit immonde est revenu278 ; qu’il s’est mis comme en possession de cette Ville ; qu’il y établit sa domination, & qu’en quelque façon il s’y perpétue, si nous ne résistons à cette introduction dangereuse, & si nous ne troublons cette paix, avec laquelle il prétend régner sur nos Diocésains.

Nous y sommes d’autant plus obligés, que le Ciel n’est déjà que trop irrité contre nous. Convient-il, Mes tres-chers Freres, d’étaler sur des Théatres un attirail de vanité, d’y jouer des Scenes divertissantes, & d’y remplir l’esprit & le cœur des peuples de frivoles & ridicules passions, dans des conjectures fatales, où toute créature gémit dans l’attente d’un terrible événement ; où chaque citoyen doit prier pour son Prince, & craindre pour sa Patrie ; où le Roi s’humiliant le premier lui-même sous la main toute-puissante de Dieu, implore ses anciennes miséricordes ; & touché des malheurs d’une guerre que la justice & la Religion l’obligent de soutenir, met tout son Royaume en priere279, & fait passer de son cœur royal dans celui de tous ses Sujets, son humble confiance en Dieu, & sa charité pour son peuple ?

Les Spectacles, quand ils seroient innocens, ne doivent-ils pas être défendus dans ces temps de tribulation ? Ne sçait-on pas {p. 417}que, selon le Sage280, la musique dans le deuil est une musique à contre-temps ; & que Jesus-Christ fit sortir d’une maison affligée les Joueurs de flûte, & la Troupe bruyante qui les suivoit281 ?

Les saints Canons ont toujours défendu les réjouissances publiques aux pénitens ; & quand le serons-nous, Mes tres-chers Freres, si nous ne le sommes, lorsque nous voyons la colere du Ciel répandue sur toute la terre ? L’Eglise retranche même dans les jours de tristesse & de deuil, les solemnités de son culte, les parures de ses Autels & de ses Ministres, la douceur même & la gaieté de ses chants ; & vous irez repaître vos yeux des agrémens affectés, & du pompeux ajustement de quelques femmes licencieuses, & prêter l’oreille à la voix & aux récits passionnés de ces Sirenes, dont parle Isaïe282, qui habitent dans les Temples de la volupté.

Vous croyez peut-être, Mes tres-chers Freres, qu’il est bon d’amuser & d’étourdir, pour ainsi dire, les craintes & les inquiétudes des peuples, & de leur mettre à la place de tant de tristes objets qui les environnent, des idées qui les divertissent…. Peuvent-ils ignorer les fureurs & les agitations du monde ? Ne sentent-ils pas les maux présens ? N’appréhendent-ils pas les maux à venir ? Est-ce au pied du Théatre ou de l’Autel, qu’on va chercher {p. 418}les consolations des tristesses publiques & particulieres ? Les malheurs réels que nous ressentons, ou dont nous sommes menacés, se guérissent-ils par des chansons & par des fictions faites à plaisir ? Pendant qu’Israël & Juda, Joab & vos Princes sont sous des tentes, dans les brûlantes ardeurs de la guerre & de la saison, il vous sied bien d’écouter à votre aise, un Chanteur ou une Chanteuse, & de voir sur un Théatre, comme en raccourci, la figure du monde qui passe.

Ne croyez pas, Mes tres-chers Freres, que nous veuillions vous effrayer : nous espérons aussi-bien que vous, que nous aurons sujet de nous réjouir, & que le Seigneur bénira nos armes : mais sera-ce aux dieux de l’Opéra que vous irez porter votre reconnoissance & votre joie ? c’est au Dieu vivant que nous offrirons nos solemnelles actions de graces ; nous chanterons les Cantiques de Sion dans nos Temples : Nous nous réjouirons, & notre modestie sera connue de tout le monde ; nous adorerons le Dieu des armées, & nous substituerons des Spectacles de religion aux Spectacles impurs & profanes, dont vous n’avez été que trop enchantés.

Nous vous conjurons, Mes tres-chers Freres, par notre Sauveur Jesus-Christ, de vous en abstenir. Evitez les pieges funestes que le démon vous a tendus. Ne fournissez pas à vos convoitises de quoi se soulever contre vous. Ecoutez la voix du Pasteur qui vous exhorte & vous sollicite, qui aime mieux devoir votre {p. 419}obéissance à ses charitables conseils, qu’aux censures que l’Eglise lui a mises en main. Donné à Nîmes dans notre Palais Episcopal, le huitieme jour de Septembre mil sept cent huit.

Signé, † ESPRIT, Ev. de Nîmes. Et plus bas,

Par Monseigneur, Rieulenc.

MANDEMENT283
Du Chapitre de la Cathédrale d’Auxerre, pendant la vacance du Siege, touchant la Comédie.

Les Chanoines & Chapitre de l’Eglise d’Auxerre, au Clergé Séculier & Régulier, & à tous les Fideles de la Ville & Fauxbourgs d’Auxerre Salut.

Nous apprenons, Nos Très-Chers Freres, avec la plus vive douleur, le scandale qui vient de paroître dans cette Ville, par le séjour d’une Troupe de Comédiens, de ces hommes pervers qui n’emploient leurs talens qu’à corrompre les cœurs, & à répandre le poison dont ils sont infectés. Ils n’ont pas même respecté les portes de nos Eglises ; ils ont osé y afficher le jour & l’heure de leurs criminels spectacles.

{p. 420}L’Eglise qui les regarde comme la plus funeste ivraie que l’homme ennemi ait jettée dans le champ du Pere de famille, n’attend pas le temps de la moisson pour les séparer de sa Communion. Dans les instructions qu’elle vous adresse au milieu de la célébration des saints Mysteres, elle les déclare exclus de tous ses biens spirituels, de ses prieres & de ses Sacremens. C’est ce que porte expressément le Rituel de ce Diocese. Après avoir associé les farceurs, bateleurs & Comédiens, aux magiciens, aux devins, aux usuriers publics, aux simoniaques, aux hérétiques dénoncés & aux schismatiques, il ajoute : Toutes ces personnes demeureront excommuniées, jusqu’à ce qu’elles rentrent en elles-mêmes, qu’elles reconnoissent l’énormité de leurs crimes, & qu’elles en demandent l’absolution a l’Eglise.

La fermeté avec laquelle feu M. de Caylus s’étoit opposé à leurs entreprises, les avoit constamment bannis de sa Ville épiscopale, quelques tentatives qu’ils aient employées ; l’autorité de son ministere sacré & son crédit auprès des Puissances, furent toujours une barriere que tous leurs efforts ne purent franchir. Il semble aujourd’hui qu’ils veulent profiter de nos malheurs. Ils saisissent le temps où notre Eglise dans le deuil pleure la perte d’un pere également tendre & vigilant ; & la voyant encore dans la viduité, ils se hâtent de prévenir ce qu’ils auroient à craindre du zele & de la piété de son Successeur.

Pour nous, Nos Très-Chers Freres, {p. 421}dépositaires de la même autorité, nous ne devons point nous borner à gémir dans le secret. Nous devons élever notre voix, & faire tous nos efforts pour réprimer ces désordres. De quelle confusion ne serions-nous pas couverts à la face de cette Eglise, & aux yeux de l’illustre Pontife que nous attendons, si l’on pouvoit reprocher à notre gouvernement un silence si criminel ? Nos prédécesseurs en pareille circonstance ont refusé de faire une Procession générale, jusqu’à ce que le Théatre fût renversé, & les Comédiens chassés.

Nous n’entrerons pas dans le détail de tous les motifs qui doivent vous inspirer une sainte horreur des spectacles, & en particulier de la Comédie. Ils ont été développés non seulement par les Théologiens les plus sages & les plus éclairés284 ; mais encore par un Prince aussi grand par sa piété & ses vertus, que par son auguste naissance285. Nous nous reposons avec une entiere confiance sur la vigilance de vos Pasteurs. Soyez assidus à vos Paroisses, & vous y recevrez toutes les instructions dont vous avez besoin sur une matiere qui devient l’objet de leur zele. Ils vous découvriront les pieges que l’on tend par les Spectacles aux Chrétiens imprudens. Ils leveront le masque séducteur, sous lequel les vices prétendent cacher leur difformité. Ils prouveront que le but de cet art funeste est de faire naître {p. 422}& d’émouvoir les passions dans les ames innocentes ; & d’excuser le crime dans ceux qui y sont livrés ; en un mot d’autoriser & même canoniser tout ce qui est condamné par l’Evangile. Ces dignes Pasteurs détruiront tous les prétextes, par lesquels on prétend justifier ces profanes amusemens. Ils feront voir que les spectateurs ne s’y intéressent qu’autant qu’ils ressentent & qu’ils éprouvent en quelque sorte les passions criminelles qui leur sont représentées. Enfin joignant le poids de l’autorité à la solidité des raisonnemens, ils vous démontreront que ces sortes de représentations ont été regardées par tous les SS. Peres comme un reste de Paganisme, le levain d’un culte sacrilege, & une école d’impureté.

Souvenez-vous, Nos Très-Chers Freres, des vœux solemnels que vous avez faits à Dieu dans votre Baptême. Vous avez promis à la face des saints Autels de renoncer au démon & à ses pompes, & de vous attacher à Jesus-Christ. C’est par-là que vous êtes Chrétiens. L’assistance aux Spectacles n’est-elle pas un désaveu de vos engagemens ? Oseroit-on la rapporter à Dieu ? Et si dans l’ivresse des amusesemens & des plaisirs on étouffe tous les remords de la conscience, ne doit-on pas craindre qu’ils ne se réveillent, & qu’ils ne deviennent plus cuisans, mais trop tard, à l’heure de la mort ? La Comédie est un des moyens que le démon emploie avec plus de succès pour retenir ses esclaves, & en former de nouveaux. Le Théatre {p. 423}est une chaire pestilentielle que cet esprit superbe a toujours opposée à la chaire de vérité. C’est-là qu’il a établi son empire. Il a été forcé d’en convenir lui-même au temps de Tertullien. Une femme chrétienne étant allée au Théatre, en revint possédée du démon. L’Exorciste lui demanda comment il avoit osé attaquer une Fidelle. Il répondit hardiment : J’ai eu raison, je l’ai trouvée chez moi : In meo inveni286.

Nous vous dirons encore avec la liberté d’un saint Prophete, & plaise au Ciel que ce soit avec le même succès : Vous ne pouvez servir deux maîtres. Jusqu’à quand serez-vous comme un homme qui boite des deux côtés287 ; adorant tantôt le Seigneur, & tantôt l’idole de la volupté ? Choisissez auquel des deux vous voulez appartenir. Si c’est au démon, allez vous mêler dans la foule de ses adorateurs. Il a son temple ouvert : ce sont les Théatres où il a élevé son trône. Mais si c’est Dieu que vous avez choisi pour votre partage ; si vous vous écriez avec Israël touché, converti : C’est le Seigneur qui est le vrai Dieu, fuyez les assemblées d’iniquité, dont sa sainteté est offensée. Allez répandre votre ame en la présence de Jesus-Christ, par de nouvelles protestations de consécration & d’amour. Demandez-lui avec larmes qu’il ouvre les yeux de ces malheureuses victimes de Satan sur l’horreur de leur état. Forcez-les, Nos Très-Chers Freres, en désertant {p. 424}leurs Spectacles impies, d’abandonner une profession qui les met dans un état perpétuel de péché ; afin que, frustrés des gains injustes qu’ils se promettoient, ils travaillent pour subvenir à leurs besoins par des voies légitimes.

Enfin, Nos Très-Chers Freres, ne prodiguez pas pour la perte de vos ames le superflu de vos biens, qui est le patrimoine des pauvres. Leurs besoins sont si pressans, leur nombre est si prodigieusement multiplié, qu’il devroit vous engager jusqu’au sacrifice d’une partie de votre nécessaire. Dans une année, où la main de Dieu vient de s’appesantir sur nous, en nous ôtant la récolte qui fait la principale ressource du pays ; dans un temps de calamité, où nous ne devrions penser qu’à fléchir sa colere par des œuvres de pénitence, n’attirez pas par de nouveaux crimes, de nouveaux traits de vengeance.

A ces Causes, en nous conformant au Rituel & aux Ordonnances Synodales de ce Diocese, Nous ordonnons aux Curés, Confesseurs & Prédicateurs de la Ville & Fauxbourgs d’Auxerre, d’instruire en public & en particulier tous les Fideles de l’un & de l’autre sexe, de l’obligation où ils sont de s’abstenir de divertissemens si préjudiciables à leur salut, & de n’avoir aucune société avec des gens que les loix ecclésiastiques & civiles ont toujours regardés comme infames. Exhortons les ames pieuses de faire à Dieu, conjointement avec Nous, des prieres particulieres, {p. 425}pour détourner sa colere, que ces sortes de scandales attirent ordinairement sur les villes. Et sera notre présent Mandement lu aux Prônes des Messes de Paroisses, & affiché par-tout où besoin sera.

Donné à Auxerre en notre Chapitre, le 15 Novembre 1754.

HUET, Président du Chapitre.

Par Ordonnance de mesdits Sieurs, Pelart, Chan. Secret.

ORDONNANCE
De M.de Belloy, Evêque de Marseille, rendue sur le Requisitoire du Promoteur-Général, touchant le Cirque ou Colisée.

a Monseigneur l’Évêque.

Remontre le Promoteur, que par l’Article cinq du Titre premier des Statuts de votre Diocese, il est défendu « même aux simples Clercs, & à l’égard des Prêtres Séculiers & Réguliers, sous peine de suspense ipso facto, de se trouver aux Bals, Comédies, Opéra & autres Spectacles si contraires à la sainteté de leur état & à l’esprit du Christianisme » : que nonobstant cette défense, nombre d’Ecclésiastiques, même Prêtres, fréquentent le {p. 426}Cirque ou Colisée établi depuis peu hors l’enceinte de cette Ville. Ce lieu destiné à des Bals, Comédies, Cafés & autres Spectacles profanes, ne doit pas être fréquenté par des personnes ecclésiastiques, spécialement consacrées par leur état au Service divin. Cette fréquentation, également opposée à l’esprit de l’Article ci-dessus rapporté, & à celui des SS. Canons, scandalise les gens du monde ; & comme il importe de faire cesser ce scandale, Requiert qu’il Vous plaise, MONSEIGNEUR, faire de très-expresses inhibitions & défenses à tous Ecclésiastiques & à tous Prêtres Séculiers & Réguliers, de se trouver aux Assemblées du Cirque ou Colisée, sous les mêmes peines portées par le susdit Article, & que l’Ordonnance qui sera sur ce rendue, sera enregistrée rière votre Greffe, imprimée, envoyée à toutes les Paroisses, Eglises succursales, & à tous les Corps & Communautés Séculieres & Régulieres d’hommes, & insérée aux Statuts Synodaux, dans la premiere édition qui en sera faite, pour que personne n’en ignore. Et a signé,

LONG, Chan. Promoteur-Général.

***

Jean-Baptiste de Belloy, par la permission divine & l’autorité du Saint Siege Apostolique, Evêque de Marseille, Conseiller du Roi en tous ses Conseils, &c. Vu la Requisition de notre Promoteur, & y ayant égard, avons fait & faisons très-expresses inhibitions & défenses à tous Ecclésiastiques & Prêtres Séculiers & Réguliers {p. 427}de notre Diocese, de se trouver aux Assemblées du Cirque ou Colisée, sous les peines portées par l’Article cinq du Titre premier des Statuts Synodaux de notredit Diocese. Et sera la Présente enregistrée rière notre Greffe, imprimée & envoyée à la diligence de notredit Promoteur, partout où besoin sera. Donné à Marseille dans notre Palais Episcopal, le treize Octobre mil sept cent soixante & douze.

† J. BAPT. Evêque de Marseille.

Par Monseigneur, Berger, Prosecr.

Feu M. de Rochechouart, Evêque d’Arras, pénétré de l’obligation de ne donner à l’Eglise que des sujets dignes du saint Ministere, ne vouloit pas que dans les Séminaires on fît aucune représentation dramatique. Son attention à cet égard alla jusqu’à défendre aux Principaux des Colleges de prendre aucun Ecolier tonsuré pour être Acteur dans les Tragédies qui se représentoient à la fin de l’année scholastique, & qu’il desiroit abolir. Cette défense se trouve dans son Mandement du 25 Septembre 1698288.

{p. 428}Nous ne voulons pas, dit ce respectable Prélat, que l’on y employe des personnes consacrées à Dieu, ou par l’état ecclésiastique qu’ils ont embrassé, ou par les fonctions ecclésiastiques qu’ils exercent dans des Eglises particulieres où on les voit revêtus de surplis. En effet, n’est-ce pas un désordre manifeste & un scandale, que la même personne qui aura paru pendant les Offices divins occupée à y chanter sous unhabit ecclésiastique les louanges de Dieu, & à servir à l’Autel au plus redoutable de nos mysteres, paroisse ensuite & quelquefois le même jour sur un Théatre, ou fasse partie du spectacle ? N’est-ce pas là vouloir accorder, contre la défense de l’Apôtre, la lumiere avec les ténebres, & Jesus-Christ avec Belial ?

Les badineries des Laïques, dit S. Bernard, sont dans la bouche des Prêtres, des especes de blasphêmes ; & c’est un sacrilege que de s’y accoutumer : Assuescere sacrilegum est.

M. de Boisgelin, Archevêque d’Aix289, donna des preuves de son {p. 429}respect pour cette maxime, dans son Discours de réception à l’Académie Françoise, qu’il prononça le 29 Février 1776. M. l’Abbé de Voisenon, à la place duquel il fut élu, avoit acquis de la réputation dans le genre futile de la Littérature, par des Pieces de Théatre, & d’autres productions inalliables avec l’innocence des mœurs. M. l’Archevêque d’Aix & M. de Roquelaure, Evêque de Senlis, qui répondit à son Discours, n’accorderent au défunt Académicien aucune louange sur ses Ouvrages littéraires. Le silence à cet égard leur parut un devoir290. Ces Prélats se contenterent de ne louer M. l’Abbé de Voisenon que sur ses qualités sociales, & de faire valoir les sentimens édifians avec lesquels il avoit paru terminer sa vie, & qui vraisemblablement le mirent dans le cas de témoigner ses regrets d’avoir si mal employé ses talens.

L’Académicien auquel je succede, dit M. de Boisgelin, Archevêque d’Aix, n’a pas {p. 430}eu l’avantage d’employer ses talens au bien de la Patrie. Mais, dit M. de Roquelaure, Evêque de Senlis, une action qui l’honore, c’est que pouvant monter facilement aux premieres dignités de l’Eglise, qui vinrent le chercher de bonne heure, il résista par sa probité aux offres les plus flatteuses. Son ambition les eût saisies comme un don imprévu de la fortune. L’homme foible & facile à se laisser eblouir, se seroit trompé lui-même ; au lieu que M. l’Abbé de Voisenon, homme de société, mais de bonne foi, ne vit dans ces honneurs que la gravité d’un ministere capable d’alarmer par l’étendue des devoirs qu’il impose.

Les Laïques sont toujours prêts à abuser des moindres apparences de scandale qu’ils apperçoivent dans les Ministres de l’Eglise. En voici un exemple.

Les Prêtres de la Congrégation de l’Oratoire, instituée à Rome en 1558, par S. Philippe de Neri, étoient dans l’usage, l’un des trois derniers jours du Carnaval, de faire représenter dans une salle de leur maison quelques Pieces saintes par des enfans, dont les plus âgés avoient douze ans. Ces Représentations pieuses que S. Philippe de Néri avoit lui-même {p. 431}introduites, avoient pour objet de détourner des désordres du Carnaval ceux qu’on invitoit à ce petit Spectacle édifiant. Le Poëte Italien Lauriso osa s’en servir comme d’un moyen propre à justifier les Théatres publics ; & il l’employa dans son Ouvrage intitulé : De i Vizi de’ Teatri291, &c.

Mais il parut à Rome en 1755 un Ecrit Italien sous le titre de veri Sentimenti di S. Filippo Neri intorno al Teatro292. On y démontre la mauvaise foi du Poëte Lauriso, qui osoit comparer des jeux innocens aux représentations scandaleuses des Théatres publics. Et il avoit eu d’autant plus de tort, que les Prêtres de cette respectable Congrégation ayant reconnu les inconvéniens qui avoient résulté de ces Représentations, les avoit supprimées en 1745.

Il est rapporté dans une Gazette du 5 Mars 1776, page 37, qu’il y eut aussi à Rome une pareille réforme {p. 432}dans le College Germanique-Hongrois de Ste Apollinaire. On y représentoit des Comédies pendant le Carnaval. Ceux qui furent chargés de l’administration de ce College, après les Jésuites, supprimerent ces exercices dramatiques. Les Eleves de cette Maison firent, en 1776, quelques démarches auprès de Pie VI, pour en obtenir le rétablissement. M. le Chanoine Ondedi, leur Président, s’y opposa ; & M. le Cardinal Cazali, leur Protecteur, représenta qu’il étoit scandaleux que des Ecclésiastiques destinés à faire la Mission aux Hérétiques d’Allemagne, perdissent ce temps à jouer la Comédie ; & que si on le faisoit, il seroit obligé de se démettre de la Protectorerie de ce College. Pie VI eut égard à des représentations si édifiantes, & refusa la permission.

On ne cesse de s’autoriser des Spectacles de Rome ; mais les Théatres n’y sont pas ouverts pendant toute l’année, & la plupart des Acteurs y sont des gens domiciliés, qui, attachés au commerce ou à quelque métier, ne sont Histrions que {p. 433}pendant le temps des folies épidémiques du Carnaval. Au reste, la tolérance dont le Gouvernement Civil use à leur égard, n’est point approuvée par le Ministere Ecclésiastique, puisqu’à Rome comme ailleurs, les Prédicateurs ne cessent alors de tonner dans les chaires293 contre ces funestes amusemens, & les Confesseurs instruits n’ont pas moins de zele à se déclarer contre ces plaisirs si contraires à la morale chrétienne.

L’Ecrit Italien que nous avons cité page 431, en donne pour preuve une Lettre du P. Mariana-Sozzini294, de la Congrégation de {p. 434}l’Oratoire de Rome, à un Evêque qui l’avoit consulté au sujet de quelques Comédies qui avoient été présentées au Pape. Ce vénérable Prêtre y représente que le souverain Pontife devoit employer toute son autorité, {p. 435}pour empêcher les scandales du Carnaval, comme un de ses prédécesseurs l’avoit fait avec succès. Il est aussi rappellé dans le même Ecrit que le Pape Innocent XII ayant consenti à la construction du premier Théatre stable, les Evêques & autres Ecclésiastiques respectables en furent scandalisés, & firent à ce souverain Pontife leurs remontrances qui eurent leur effet. Innocent XII les ayant examinées, & les ayant comparées avec celles des partisans des Spectacles, il reconnut qu’il ne devoit pas hésiter à faire démolir ce Théatre ; ce qui fut exécuté en 1696.

Nous avons encore à donner en preuve un Ecrit Italien qui parut à Rome en 1770 sous le titre de Consultazione Theologico Morale se chi interviene per necessita’ a Teatri publici vi possa intervenire lecitamente è in qual maniera.

Cet Ecrit est une Consultation où l’on discute si ceux qui, par les devoirs de leur état, sont inévitablement obligés de se trouver aux Théatres publics, peuvent y assister, sans compromettre leur conscience.

{p. 436}L’Auteur admet295 qu’il peut y avoir quelquefois dans les Cours des Grands certaines personnes vertueuses qui, par l’engagement indispensable de leurs charges qui les attachent à la personne du Prince, sont obligées de se trouver aux Théatres. Mais elles doivent le faire avec regret, & en gémir dans le fond de leur cœur, en la présence de Dieu. Car si, {p. 437}sous prétexte d’obligation, elles ont une joie secrete de prendre ces sortes de plaisirs ; qui ne voit qu’elles ne font que se tromper elles-mêmes, puisque Dieu qui ne nous juge que selon la disposition de notre cœur, ne nous laisse pas de les condamner par un jugement secret pour ces sortes d’actions qu’elles croient innocentes. Il faut donc que les personnes qui par état sont indispensablement obligées de se trouver aux Spectacles, y assistent sincerement avec regret, & que leur cœur en soit bien éloigné296.

{p. 438}Telles étoient les dispositions avec lesquelles feue Madame Anne-Henriette de France assistoit aux Spectacles de la Cour. Elles se trouvent constatées par un témoignage que nous avons rapporté page 183.

L’Auteur de la Consultation Italienne que nous venons de citer, soutient donc que hors le cas d’une nécessité absolue & inévitable, on ne sçauroit se permettre légitimement la fréquentation des Théatres publics297, qu’il n’est pas douteux que ceux qui s’en privent, s’exposent à être raillés par le plus grand nombre ; mais qu’en soutenant par toute leur conduite le caractere d’une vie chrétienne, ils parviendront à être plus estimés & plus honorés que ceux qui ont la foiblesse de céder au respect humain. L’Auteur cite à ce sujet un passage de S. Augustin298, qui doit encourager {p. 439}à supporter le combat, & à se tenir fermement attaché aux solides raisons qui ne permettent pas l’usage de ces sortes de divertissemens : elles ont été exposées par feu M. de Rochechouart, Evêque d’Arras, à la suite du Mandement {p. 440}qu’il donna le 25 Septembre 1698 pour la réforme des abus de Tragédies de Colleges, & dont nous aurons occasion de parler.

RAISONS
Qui condamnent les Théatres, page 43 du Recueil des Ordonnances & Mandemens de M. de Rochechouart, Evêque d’Arras, imprimé à Arras en 1710.

1. L’Eglise a marqué de l’horreur pour les Théatres dans tous les temps.

2. Les SS. Peres les ont condamnés comme un reste du paganisme, & comme une école d’impiété & d’impureté.

3. La Religion oblige à combattre ses passions ; rien ne les excite plus que les représentations dramatiques.

4. Les principales vertus de notre Religion sont l’amour de Dieu, l’humilité, la pureté, le mépris & la haine du monde, la mortification, l’oubli des injures, & le pardon des ennemis. Le Théatre inspire l’amour profane, l’orgueil, l’ambition, l’estime des maximes du monde, la dissolution, la vengeance. Il tend donc à détruire la Religion par ses fondemens.

5. Nulle action ne peut être chrétienne, qu’elle ne puisse avoir la charité pour principe, & être rapportée à Dieu. A-t-on jamais été aux Spectacles pour plaire à Dieu ? A-t-on jamais osé dire : Je m’en {p. 441}vas à la Comédie pour l’amour de Dieu ?

6. Voit-on des personnes de piété aux Spectacles ? Et dès qu’une personne commence à se mettre dans la dévotion, ne la voit-on pas renoncer aux jeux de Théatre ? Preuve qu’on ne les peut accorder avec la sainteté de notre Religion.

7. Un jour de Communion on va sans scrupule à la promenade, & faire des visites. Voudroit-on aller aux Spectacles ? Argumentum malæ rei.

8. Comment une mere chrétienne s’excusera-t-elle devant Dieu de mener elle-même, ou de laisser aller sa fille aux Spectacles, au risque ou d’y perdre son innocence, ou d’apprendre au moins dans cette pernicieuse école ce que jusques-là elle étoit assez heureuse d’ignorer ?

9. Vous dites que vous ne faites point de mal à la Comédie. Mais n’est-ce point que vous ne voulez pas le connoître, de peur d’être obligé de n’y plus aller ? Et si vous ne sentez point les impressions que les représentations théatrales font sur votre cœur, n’est-il point à craindre qu’il ne soit ou bien insensible, ou bien corrompu ?

10. Mais n’appellez-vous mal que ce qu’il y a de plus grossier, & que le monde même ne peut souffrir ? Comptez-vous pour rien le danger de votre salut, le mauvais exemple que vous donnez, l’argent même dont vous faites un si mauvais emploi ? Si vous avez du superflu, n’est-il pas aux pauvres ; & ne devez-vous pas l’employer à des aumônes, dans un temps {p. 442}sur-tout où les besoins sont si pressans, & où on voit la misere déjà très-grande, augmenter encore tous les jours ?

11. Vous vous excusez sur vos besoins, quand on vous demande quelque portion de vos biens pour ceux de l’Etat, qu’on vous presse de faire l’aumône, & que ce pauvre vous sollicite de l’assister ; & vous avez de l’argent de reste pour des divertissemens criminels.

12. Ne cherchons ni à nous tromper, ni des Directeurs relâchés qui flattent sur cela la cupidité. Consultons notre conscience seule ; nous n’irons point aux Théatres.

13. On refuse les Sacremens aux Comédiens ; on les en prive même à la mort, s’ils ne renoncent à cet infame métier. S’ils meurent sans l’avoir fait, on ne les enterre pas en terre sainte. Ils ont pour sépulture celle des bêtes.

14. Le Rituel de Paris joint les Comédiens aux Magiciens, & les regarde comme manifestement infames ; & tous les Rituels sans exception où il est parlé d’eux, les condamnent.

15. S. Charles instruit les Prédicateurs de la maniere dont ils doivent prêcher contre ce mal, & le faire connoître aux peuples. Il le regarde donc comme un mal.

16. Dans la plus grande Paroisse de Paris299, gouvernée par une Communauté très-pieuse & très-éclairée, ceux qui la conduisent n’ayant pu y empêcher ce mauvais {p. 443}établissement, le très-Saint Sacrement qui le jour de la Fête-Dieu passoit dans une grande & belle rue, où se joue à présent la Comédie, n’y passe plus.

17. Un grand Evêque de la Flandre Françoise refusa le Sacrement de Mariage à un Comédien qui ne voulut pas quitter cet état. Un autre Comédien des plus fameux étant mort, il y a peu d’années à Paris, fut enterré en terre profane.

18. Dans les Statuts d’un Prélat que sa vertu rend bien plus illustre que la pourpre dont il est revêtu, on trouve les Comédiens joints aux concubinaires, aux usuriers, aux blasphémateurs, aux femmes débauchées, aux excommuniés dénoncés, aux infames, aux simoniaques, en un mot aux personnes scandaleuses, à qui on doit refuser publiquement la Communion.

19. On ne peut donc point justifier les Comediens, ni leurs représentations, sans vouloir condamner l’Eglise, les SS. Peres, S. Charles, & les plus saints Prélats.

20. On ne peut non plus y assister sans offenser Dieu, sans donner un mauvais exemple, sans prendre part au mal qui s’y fait, & sans contribuer à retenir ces malheureux ministres de Satan dans une profession qui les sépare des Sacremens, & qui les tient dans un état perpétuel de péché & de damnation ; par conséquent sans y commettre un fort grand mal. Mais s’il est grand dans tous les temps, combien plus les Fêtes & les Dimanches qui font des jours saints & particulierement consacrés à Dieu ?

{p. 444}21. En assistant aux Spectacles, vous en tenez les malheureux Acteurs arrêtés dans un état déplorable. Vous coopérez à la perte d’un de vos freres, d’un Chrétien pour qui Jesus-Christ est mort comme pour vous ; & vous croyez être innocent, vous croyez n’être pas devant Dieu responsable de son malheur.

22. Croiriez-vous être innocent, si vous fournissiez une épée à un furieux pour se perdre, à une créature impudique les moyens de se prostituer, & d’entretenir son mauvais commerce ? Et vous croyez l’être, en donnant lieu solidairement avec tous les autres qui assistent aux Spectacles, à entretenir les Acteurs dans un état qui sûrement les damne.

23. Finissons par ce raisonnement : Il est certain qu’il n’est pas permis de coopérer directement à entretenir nos freres dans un état de damnation. Or il est certain que les Comédiens sont dans un état de damnation, & que l’on coopere à les y retenir en allant à leurs Spectacles. Donc il n’est pas permis d’y aller, & on ne peut excuser ceux qui s’y trouvent.

Il ne faut pas faire de grands frais en dialectique, pour faire valoir toutes ces raisons. La logique de la Morale Evangélique est dans les cœurs. Louis XIV en donna une preuve dans ce compliment énergique qu’il fit au célebre Massillon, alors Pere de l’Oratoire : {p. 445}Mon Pere, lui dit ce Monarque, toutes les fois que je vous ai entendu, j’ai été très-mécontent de moi-même. On sçait que ce grand Prédicateur disoit. Quand je fais un Sermon, je m’imagine qu’on me consulte sur une affaire ambiguë. Je mets toute mon application à décider & à fixer dans le bon parti celui qui a recours à moi. Je l’exhorte, je le presse, & je ne le quitte point qu’il ne se soit rendu à mes raisons. Il éprouva souvent ce triomphe, mais d’une maniere toute singuliere la premiere fois qu’il prêcha son fameux Sermon sur le petit nombre des Elus300 ; il causa un si grand ébranlement dans les cœurs, que tous les Auditeurs se leverent à moitié par un mouvement involontaire, produit par les transports de leur admiration301, & par l’hommage que leurs cœurs étoient forcés de rendre aux vérités qui leur étoient annoncées, du nombre desquelles étoient celle-ci sur les Spectacles :

{p. 446}Vous avez, dit-il, renoncé à la chair dans votre Baptême, c’est-à-dire, vous vous êtes engagé à ne pas vivre selon les sens, à regarder l’indolence même & la mollesse comme un crime, à ne pas flatter les desirs corrompus de votre chair, mais à la dompter. Ce n’est pas ici une perfection, c’est un vœu, c’est le premier de tous vos devoirs, c’est le caractere le plus inséparable de la foi…. Et delà, voilà bien des questions résolues. Vous nous demandez sans cesse si les Spectacles & les autres plaisirs publics sont innocens pour des Chrétiens ? je n’ai à mon tour qu’une demande à vous faire. Sont-ce des œuvres de Satan, ou des œuvres de Jesus-Christ ? Car dans la Religion il n’est point de milieu ; ce n’est pas qu’il n’y ait des délassemens & des plaisirs qu’on peut appeller indifférens ; mais les plaisirs les plus indifférens que la Religion permet & que la foiblesse de la nature rend même nécessaires, appartiennent, en un sens, à Jesus-Christ, par la facilité qui doit nous en revenir de nous appliquer à des devoirs plus saints & plus sérieux. Tout ce que nous faisons, que nous pleurions, que nous nous réjouissions, il doit être d’une telle nature, que nous puissions du moins le rapporter à Jesus-Christ, & le faire pour sa gloire.

Or sur ce principe le plus incontestable, le plus universellement reçu de la morale chrétienne, vous n’avez qu’a décider. Pouvez-vous rapporter à la gloire de Jesus-Christ les plaisirs des Théatres ? Jesus-Christ {p. 447}peut-il entrer pour quelque chose dans ces délassemens ? Et avant que d’y entrer, pourriez-vous lui dire que vous ne vous proposez dans cette action que sa gloire & le desir de lui plaire ? Quoi ! les Spectacles tels que nous les voyons aujourd’hui, plus criminels encore par la débauche publique des créatures infortunées qui montent sur le Théatre, que par les scenes impures ou passionnées qu’elles débitent, les Spectacles seroient des œuvres de Jesus-Christ ? Jesus-Christ aimeroit une bouche d’où sortent des airs profanes & lascifs ? Jesus-Christ formeroit lui-même les sons d’une voix qui corrompt les cœurs ? Jesus-Christ paroîtroit sur les Théatres en la personne d’un Acteur, d’une Actrice effrontée, gens infames, même selon les loix des hommes ? Mais ces blasphêmes me font horreur ; Jesus-Christ présideroit à des assemblées de péché, où tout ce qu’on entend, anéantit sa doctrine ; où le poison entre par tous les sens dans l’ame ; où tout l’art se réduit à inspirer, à réveiller, à justifier les passions qu’il condamne ? Or, si ce ne sont pas des œuvres de Jesus-Christ dans le sens déjà expliqué, c’est-à-dire des œuvres qui puissent du moins être rapportées à Jesus-Christ ; ce sont donc des œuvres de Satan, dit Tertullien : Nihil enim non diaboli est, quidquid non Dei est…. Hoc ergo erit pompa diaboli. Donc tout Chrétien doit s’en abstenir ; donc il viole les vœux de son Baptême, lorsqu’il y participe ; donc, de quelque innocence dont il puisse se flatter, en reportant de ces lieux son cœur exempt {p. 448}d’impression, il en sort souillé ; puisque par sa seule présence, il a participé aux œuvres de Satan, auxquelles il avoit renoncé dans son Baptême, & violé les promesses les plus sacrées qu’il avoit faites à Jesus-Christ & à son Eglise. Ce ne sont pas ici des conseils & des pratiques pieuses ; ce sont nos obligations les plus essentielles. Il ne s’agit pas d’être plus ou moins parfait en les négligeant ou en les observant. Il s’agit d’être Chrétien ou de ne l’être pas.

En général [dit M. de Montazet, Archevêque de Lyon, dans son Mandement du 25 Janvier 1770] l’esprit de notre sainte Religion nous éloigne des plaisirs & des amusemens dans lesquels les mondains font consister leur bonheur. Elle nous les fait envisager comme autant de pieges que nous tend l’ennemi de notre salut. Un Dieu vengeur qu’il faut appaiser, un Chef & un Sauveur crucifié qu’il faut imiter ; des prévarications sans nombre qu’il faut éviter ; une éternité de bonheur qui doit être le prix de notre fidélité & de notre vigilance. Voilà les grands objets qu’elle nous met devant les yeux ; & quand on en est vivement frappé, on se sent peu d’attraits pour les plaisirs frivoles & dangereux.

Cependant nous l’avouons sans peine, il est des plaisirs innocens & permis. Il est des délassemens qui sont devenus nécessaires à notre foiblesse, & la Religion en regle plutôt l’usage qu’elle ne les interdit. Mais quand est-ce qu’ils sont avoués par cette Religion sainte ? C’est lorsqu’ils ne {p. 449}sont ni dangereux, ni excessifs. Or peut-on appliquer ces caracteres aux Spectacles, & aux assemblées-profanes, auxquelles on court avec tant d’empressement ? Ces Spectacles n’offrent-ils rien qui puisse alarmer l’innocence ? Les maximes qu’on y débite, sont-elles celles de la Religion ? Ne s’expose-t-on pas à y recevoir par tous les sens les impressions les plus dangereuses ?

Le cœur doit un hommage d’acquiescement à ces réflexions de M. de Montazet, de même qu’à cet argument si persuasif dont M. l’Abbé Clément a fait usage dans son Discours contre les Spectacles.

Que quelque accident imprévu, disoit Tertullien, vous surprenne au Théatre ; qu’un coup de tonnerre, par exemple, vous y avertisse des vengeances du Seigneur, aussi-tôt on vous voit effrayés. Vous vous empressez à porter la main sur votre front pour y tracer le signe du salut. Mais que faites-vous ? Ce signe de sainteté & de recueillement, ce signe de pénitence vous condamne. Certainement vous ne seriez point là, si vous l’aviez dans votre cœur, ce signe que vous osez marquer sur votre front : Gestant in fronte, undè discederent, si haberent in corde.

On vit en 1769 arriver dans une Ville d’Italie l’événement dont Tertullien {p. 450}faisoit la supposition. En voici le récit tel qu’il se trouve dans la Gazette de France du 11 Septembre 1769.

EXTRAIT d’une Lettre écrite de Feltri, dans la Marche Trevisanne, en Italie, en date du 30 Juillet 1769.

Le 26 de ce mois [Juillet 1769] vers les trois heures après-midi, il s’éleva ici tout-à-coup une tempête horrible. Le ciel qui jusqu’alors avoit été serein, fut obscurci par d’épais nuages ; tout l’horison étoit en feu par la multitude des éclairs qui se succédoient sans interruption, & la pluie tomboit avec tant de violence, qu’il fut impossible à la plupart de ceux qui étoient sortis de chez eux de regagner leurs habitations. Plus de six cens personnes étoient alors enfermées dans la salle du Spectacle. La Comédie n’étoit pas encore au troisieme acte, lorsque le tonnerre tomba sur le Théatre par une grande ouverture qui se fit au comble du bâtiment. La foudre parut sous la forme d’un boulet de canon du plus fort calibre. La salle étoit éclairée par un grand nombre de lumieres, qui toutes furent éteintes en un instant. Au morne silence, premier effet de la frayeur, succéderent bientôt des cris affreux, lorsqu’au retour de la lumiere on apperçut l’horrible tableau des ravages du tonnerre. De tous côtés on ne voyoit que des hommes, des femmes & des enfans privés de {p. 451}vie ou de sentiment. Six personnes à la fleur de leur âge furent entierement réduites en cendre par le feu du ciel. Soixante-dix autres en furent atteintes, & plusieurs d’entr’elles sont en danger de mort.

Il y a quelques années qu’il arriva aussi à Rome un malheur en pareille circonstance. Les Gazettes l’annoncerent, & l’on en trouve un récit très-détaillé dans la Description de l’Italie, par M. l’Abbé Richard302. En voici l’Abrégé :

Comme on étoit sur le point de représenter la Comédie sur le Théatre du Palais d’Asté, le plancher de la salle du Spectacle enfonça, de maniere qu’il tourna en tombant, renversa les spectateurs, & fit enfoncer le second plancher. On retira dix personnes mortes, plusieurs blessées très-dangereusement, dont dix ou douze moururent.

Il y eut en 1772, à Amsterdam, un événement du même genre. Le voici tel qu’il fut rapporté dans la Gazette de France.

D’Amsterdam, du 14 Mai 1772.

Il vient d’arriver dans cette Ville un accident affreux. La Troupe Flamande {p. 452}jouoit Lundi dernier dans la Salle de la Comédie la Fille mal gardée, & le Déserteur. Un quart-d’heure avant la fin de la seconde Piece, le feu prit à une ficelle tombée perpendiculairement de la coulisse à droite sur un lampion. Cette flamme légere monta rapidement dans le centre, où la ficelle aboutissoit, & embrasa dans le moment les toiles & toute la partie supérieure du Théatre. Malheureusement les cordes qui soutenoient les cinq lustres de l’avant scene furent d’abord brûlées ; & les lustres tombant, laisserent la Salle dans une obscurité affreuse. On ne fut bien-tôt éclairé que par l’incendie qui devint général ; & dans le désordre qu’un pareil événement devoit produire, la plupart des spectateurs furent étouffés. La frayeur & le désespoir forçoient les femmes à se jetter du haut des loges dans le back [parterre], où l’on étoit écrasé par la chûte des décombres embrasés. Pour comble de malheur, une des portes se trouva fermée. Il fut impossible de l’ouvrir, & dans cet effroi général, on ne pensa pas à la briser par dehors. On ne sçait pas encore le nombre des infortunés qui ont péri dans les flammes ; mais il est considérable. On a déjà retiré douze cadavres, que l’on n’a pu reconnoître que par des matieres incombustibles qu’ils avoient sur eux, comme clefs, bagues & autres choses semblables. Ceux qui ont échappé à cet horrible danger, n’en parlent qu’avec le saisissement & la frayeur profonde dont ils sont encore pénétrés, & qu’ils inspirent {p. 453}aux autres. La consternation est répandue dans toute la Ville.

Il arriva dans la même année deux pareilles catastrophes en Angleterre. Voici le récit qui en fut fait dans la Gazette du 27 Novembre 1772.

De Londres, le 13 Novembre 1772.

Leurs Majestés assisterent le 11 dans la salle de Spectacle de Drury-Lane, à la représentation d’une Piece nouvelle. A peine avoit-on commencé, que le bruit se répandit que le feu avoit pris à la salle. Les Musiciens abandonnerent l’orchestre ; tout ce qui remplissoit le parquet, hommes & femmes, se jetta dans l’orchestre, ou monta sur le Théatre ; d’autres se précipiterent des loges dans le parquet. On n’entendit que des cris & des gémissemens. Mais les Directeurs du Spectacle parurent & annoncerent à Leurs Majestés que rien n’avoit donné lieu à l’alarme. Néanmoins les Acteurs ne furent pas en état de jouer la Piece.

Tandis qu’on s’occupoit à Londres de cette aventure, on apprit la nouvelle d’un événement bien plus funeste. On célébroit le 5 de ce mois à Chester le jour anniversaire de la Conspiration des Poudres. Un grand nombre de personnes des deux sexes se rendit le soir dans la salle du Bal, où l’on devoit aussi donner un jeu de Marionnettes. Un Epicier des environs avoit imprudemment placé quelques jours devant {p. 454}de la poudre sous le Théatre. Entre huit à neuf heures du soir le feu y prit, fit sauter le plancher & une chambre qui étoit au dessus ; & la couverture de la maison renversa une partie des murs, & embrasa le Théatre qu’il réduisit en cendres en peu d’instans. Le plus grand nombre des spectateurs se trouva enseveli sous les ruines ou environné de flammes, sans pouvoir se sauver. Peu échapperent à ce désastre, & ils sont presque tous mutilés ou blessés grievement. L’explosion se fit sentir aux extrémités de la Ville & dans les Fauxbourgs. Tous les Habitans coururent au lieu de cette scene effroyable, & l’on n’entendoit par-tout que des gémissemens & des cris lamentables. On a trouvé dans les décombres quarante cadavres ; quarante-deux blessés ont été transportés à l’Hôpital, & leur vie est dans le plus grand danger. Plusieurs ont sauté en l’air avec l’édifice.

Quelques-uns de ceux qui échapperent à ces malheurs, auront peut-être fait des réflexions équivalentes à ce mot de la Fontaine :

… Fi du plaisir
Que la crainte peut corrompre.

Fab. IX, lib. I.

Cette pensée peut s’appliquer à tous les plaisirs illégitimes dont le repentir suit de près la jouissance, lorsque {p. 455}la voix de la vertu se fait entendre.

Medio de fonte leporum,
Surgit amari aliquid quod in ipsis floribus angat.

Lucret. lib. IV.

Au reste, sans considérer en mystique ces tristes événemens, ne peut-on pas en conclure, qu’il vaut mieux écouter, dans le calme, la vérité, & ne pas attendre qu’elle tonne pour nous soumettre à elle ? Ecoutons-la donc dans le Sonnet que M. Godeau303, Evêque de Vence, a fait sur les Représentations théatrales. Cette petite Piece de Vers est une espece de Plaidoyer dans la forme de ceux des Avocats-Généraux. La cause des Spectacles y est d’abord présentée sous l’aspect le plus favorable ; mais elle est perdue par les conclusions.

{p. 456}SONNET.

Le Théatre jamais ne fut si glorieux ;
Le jugement s’y joint à la magnificence :
Une regle sévere en bannit la licence ;
Et rien n’y blesse plus, ni l’esprit, ni les yeux.
 On y voit condamner les actes vicieux,
Malgré les vains efforts d’une injuste puissance,
On y voit à la fin couronner l’innocence,
Et luire en sa faveur la justice des Cieux.
 Mais, en cette leçon si pompeuse & si vaine,
Le profit est douteux, & la perte certaine304 :
Le remede y plaît moins que ne fait le poison.
Elle peut réformer un esprit idolâtre ;
Mais, pour changer leurs mœurs & régler leur raison,
Les Chrétiens ont l’Eglise, & non pas le Théatre.
***
{p. 457}Respice, quid moneant Leges, quid curia mandet.
Considérez ce que les Loix prescrivent.

Juv. lib. II, Sat. VI.

La Jurisprudence fournit une multitude d’Ordonnances & d’Arrêts concernant les Spectacles, soit pour les supprimer, soit pour en réformer la licence.

On peut consulter à ce sujet un Livre utile, qui a paru à Paris chez Humblot en 1770, sous ce titre :

Code de la Religion & des Mœurs, ou Recueil des principales Ordonnances depuis l’établissement de la Monarchie Françoise, concernant la Religion & les Mœurs, par M. l’Abbé Meusy, Prêtre du Diocese de Besançon, 2 vol. in-12.

Ce Recueil sur les deux ressorts les plus précieux d’un Gouvernement fixe & stable, a été annoncé par M. de Querlon305 comme une exposition abrégée de la Religion de l’Etat, ou {p. 458}comme la profession de Foi nationale.

On y voit, comme M. Meusy le dit dans la Préface, que depuis l’établissement de la Monarchie en France, la Religion & la Vertu ont toujours trouvé dans nos Rois des protecteurs, des défenseurs, & les mœurs des Censeurs & des Juges.

La législation semble avoir tout prévu : il n’y a point d’abus qu’on ne pût réprimer en réveillant quelques Loix tombées en désuétude : Lex Julia dormis. En effet, combien, par exemple, n’y a-t-il pas de Loix somptuaires pour arrêter les progrès du luxe, qu’on appelle avec raison, une fievre politique, qui donne aux Etats, travaillés de ce funeste mal, un faux éclat, une vigueur passagere, suivis tôt ou tard d’un épuisement réel !

M. Meusy n’a pas omis l’article des Spectacles. On trouve dans le tome II de son Recueil un Chapitre qui contient à ce sujet plusieurs extraits d’Ordonnances & d’Arrêts. Ces sortes de divertissemens ont mérité l’attention de tous les bons Gouvernemens, & ils ont toujours été regardés comme incompatibles avec l’exercice véritable {p. 459}de la Religion Chrétienne. C’est pour cette raison qu’ils sont au moins défendus dans les temps plus particulierement consacrés au culte divin, & à la célébration des saints Mysteres.

Cette police est observée dans tous les Etats Chrétiens avec plus ou moins de rigueur. M. l’Abbé Meusy a donné sur cet objet une notice d’un Réglement que l’illustre Impératrice Marie-Thérese, Reine de Hongrie, fit pour ses Etats en 1754.

Les Comédies, Opéra, Concerts & autres Spectacles publics y sont défendus, 1°. tous les Vendredis de l’année ; 2°. dans l’Avent, à commencer au 14 Décembre ; 3°. le jour de Noël, le jour des Rois, tout le Carême, le jour de Pâque, les jours des Rogations ; 4°. les jours de la Pentecôte, de la Trinité, toute l’Octave de la Fête-Dieu ; 5°. les Fêtes de la Sainte Vierge & leurs Veilles, quand même ces dernieres ne seroient point fêtées ; 6°. les jours des Quatre-Temps, le jour de la Toussaint, celui des Trépassés ; 7°. le premier Octobre & le 14 Novembre, jour anniversaire de la naissance & du nom, c’est-à-dire, du Baptême de l’Empereur Charles VI. Le 28 Août & le 19 Novembre, jour de la naissance & du nom de l’Impératrice Elisabeth : & le 20 Octobre, jour de la mort de l’Empereur Charles VI.

{p. 460}Voici une des réflexions de M. l’Abbé Meusy sur les Spectacles :

Les Apologistes du Théatre ne font pas d’honneur à leur esprit, peut-être même à leurs mœurs, quand ils en prennent la défense. Ils conviennent eux-mêmes de la nécessité de réformer le Théatre, & conséquemment ils le condamnent, & il sera condamnable, tant qu’il sera dans l’état actuel. Code de la Religion & des Mœurs, tom. 2.

Il n’est pas douteux que M. l’Abbé Meusy reconnoît que la licence & la multiplicité de nos Spectacles démontrent qu’on est bien éloigné de se réformer sur cet objet. Comment en effet y parviendroit-on, lorsque le plus grand nombre prétend avec M. le Gendre de Saint-Aubin306, « que c’est à tort qu’on a reproché à nos Poëtes tragiques d’avoir amolli la scene & abaissé la Tragédie, en rapportant toute l’action du Théatre à l’amour ; que les Poëtes en cela ont suivi une voie plus sûre pour aller au cœur, qu’ils ont mieux connu que les Tragiques anciens » ?

{p. 461}Cette opinion de M. de Saint-Aubin est établie sur le mauvais goût de notre Nation, dont la passion excessive pour les jeux de Théatre, a donné lieu à M. Delalande, de rapporter, tome V du Voyage d’un François en Italie, les deux Vers suivans d’une Piece fugitive :

Mais au François plus que Romain,
Le Spectacle suffit sans pain.
Jamque eadem summis pariter minimisque libido.

Juv. lib. II, Sat. VI.

C’est pour réprimer un accès outré de cette passion épidémique, que le Parlement de Paris a donné l’Arrêt qui suit, & dont on a ci-devant parlé page 115. Il sera précédé des extraits des Requisitoires de MM. Joly de Fleury & Séguier, des 25 Janvier 1759, & 18 Août 1770, dont il est parlé page 414 de notre Histoire des Ouvrages pour & contre les Théatres. La licence des mauvais Ecrits a fait tant de progrès, que les Magistrats ont été forcés de dire avec S. Augustin : « Empressons nous de réprimer des excès que nous avons dû prévoir : Sed nos tardiores vel experti, corrigamus quod providere debuimus ».

{p. 462}EXTRAIT du Requisitoire de M. Joly de Fleury, du 25 Janvier 1759307.

La Société, l’Etat & la Religion se présentent aujourd’hui au Tribunal de la Justice, pour lui porter leurs plaintes. Leurs droits sont violés ; leurs Loix sont méconnues ; l’impiété qui marche le front levé, paroît, en les offensant, promettre l’impunité à la licence qui s’accrédite de jour en jour.

L’humanité frémit, le Citoyen est alarmé ; on entend de tous côtés les Ministres de l’Eglise gémir à la vue de tant d’Ouvrages que l’on ne peut affecter de répandre & de multiplier, que pour ébranler, s’il étoit possible, les fondemens de notre Religion.

Il suffiroit d’être homme & Citoyen pour être sensible à tous ces maux : Mais vous, Messieurs, Magistrats & Chrétiens, défenseurs des Loix, & protecteurs de la Religion, de quel œil regarderez-vous des tentatives aussi téméraires ?….

{p. 463}Qu’il est triste pour nous de penser au jugement que la postérité portera de notre siecle, en parlant de ces Ouvrages qu’il produit !….

Telle est la philosophie des faux Sçavans de notre siecle. Ils se donnent gratuitement le nom d’Esprits forts, & appellent lumiere ce qui n’est que ténebres.

Comment des hommes que l’on croit si profonds & d’un génie si distingué des autres, ignorent-ils jusqu’à la définition de l’Esprit fort ? Qui établit en effet la véritable force de l’esprit, ne sont-ce pas les principes, les témoignages, les autorités sur lesquels il se fonde, les vertus que lui mérite le bon usage qu’il fait des lumieres que lui accorde le Dieu qui est le Seigneur de toutes les Sciences ? [1. Liv. des Rois, ch. 2, v. 3.]

Un esprit véritablement fort, est un esprit éclairé par la lumiere supérieure, & qui connoît la vérité par des principes certains. Soutenu au dehors par des témoignages qu’on ne peut récuser, jamais le déréglement des passions ne l’affecte, ni influe sur ses connoissances & ses jugemens. Le Fidele seul possede cette force d’esprit ; l’erreur & l’aveuglement sont le partage de l’incrédule guidé par son sens particulier & par sa foible raison.

L’esprit docile, dit un Auteur célebre [la Bruyere], admet la vraie Religion, & l’esprit foible, ou n’en admet aucune, ou en admet une fausse : or l’esprit sort ou n’a point de Religion, ou se fait une Religion ; donc l’esprit fort, c’est l’esprit foible…. La conséquence {p. 464}est juste ; quelle plus grande foiblesse que de vouloir être sans certitude sur le principe de son-être, de sa vie, de ses sens, de ses connoissances, de la nature & de la destination de son ame ? L’idée d’un premier Etre parfait, éternel, de qui tous les autres tiennent leur existence, à qui tout se rapporte, qui nous a faits à son image, cette idée ne prouve-t-elle pas plus de force & de noblesse dans l’homme qui l’adopte, qui la croit, & qui la prend pour la regle & le terme de ses actions ?….

Dieu est visible dans tous ses Ouvrages…. La lumiere de son visage est gravée sur nous [Ps. 4, ℣. 7]. Nous portons en nous-mêmes les caracteres ineffaçables de sa divinité, & les gages précieux des biens éternels qu’il nous destine. L’insensé a dit dans son cœur : Il n’y a point de Dieu [Ps. 52, ℣. 1]. Mais son ame naturellement chrétienne, dépose souvent malgré lui en faveur de la vérité de cet Etre suprême, dont l’existence renferme celle d’une Religion. C’est contre cette Religion que nos Philosophes s’élevent ; ils ont formé une sorte de ligue pour la faire disparoître du milieu de nous, pour inspirer l’indépendance, & nourrir la corruption des mœurs.

Eh ! quel mal leur a fait cette Religion sainte pour exciter leur fureur ? Si ses dogmes, ses cérémonies & sa morale les offensent, s’ils ne peuvent en être les disciples, pourquoi troubler l’Etat, & vouloir disputer aux autres la liberté de suivre les maximes de la Catholicité ?

{p. 465}Ils déchirent le sein de l’Eglise qui les a adoptés pour ses enfans ; &, comme si l’Etat étoit coupable à leurs yeux, parce qu’il est Chrétien, ils conjurent la perte de l’un & de l’autre, & cherchent à les sapper par les fondemens.

Enfans ingrats & rebelles, ils méconnoissent l’Auteur de tous les dons ; & semblables à ces insensés dont parle un Ecrivain sacré [Job. c. 21, ℣. 14] : Retirez-vous de nous, lui disent-ils, nous n’avons pas besoin de vos lumieres. Nous ne connoissons ni vos promesses, ni vos miracles. Dans cette folle présomption, ils sont comme dans une sorte de délire, & marchent en plein jour comme des aveugles au milieu des ténebres [Deut. ch. 28, ℣. 28-29].

Tel sera dans tous les temps le sort des Ecrivains profanes qui refuseront de subordonner la science des mœurs à celle de la Religion. Le caractere de la vraie philosophie est de terminer les siennes par des accroissemens de sainteté & d’amour envers l’Etre suprême : celle de la fausse philosophie est de terminer les siennes par des systêmes impies, par un accroissement de présomption & d’ignorance, & de rendre le Philosophe vain, plus superbe & plus aveugle qu’il n’étoit avant ses recherches.

Des hommes qui abusent du nom de Philosophe pour se déclarer par leurs systêmes les ennemis de la Société, de l’Etat & de la Religion, sont sans doute des Ecrivains-qui méritent que la Cour exerce contre eux toute la sévérité de la puissance {p. 466}que le Prince lui confie, & le bien de la Religion l’exige de l’attachement de tous les Magistrats à ses Dogmes & à sa Morale.

Vos Prédécesseurs, Messieurs, ont condamné aux supplices les plus affreux, comme criminels de leze-Majesté divine, des Auteurs308 qui avoient composé des Vers contre l’honneur de Dieu, son Eglise, & l’honnêteté publique ; ils ont même déclaré soumis à la peine des accusés ceux qui s’en trouveroient saisis, & les Libraires furent décrétés de prise de corps & poursuivis suivant la rigueur des Ordonnances.

EXTRAIT du Requisitoire de M. Séguier, du 18 Août 1770309, imprimé par ordre exprès du Roi.

Jusques à quand abusera-t-on de notre patience ? s’écrioit l’Orateur Romain, dans un temps où la République exposée à toutes les fureurs d’une faction prête à éclater, {p. 467}comptoit au nombre des Conjurés les Citoyens les plus illustres, mêlés avec la plus vile populace.

Ne pouvons-nous pas aujourd’hui adresser les mêmes paroles aux Ecrivains de ce siecle, à la vue de cette espece de confédération qui réunit presque tous les Auteurs en tout genre contre la Religion & le Gouvernement ? Il n’est plus possible de se le dissimuler : cette ligue criminelle a trahi elle-même son secret. Son but principal est de détruire l’harmonie établie entre tous les Ordres de l’Etat, & maintenue par la relation intime qui a toujours subsisté entre la Doctrine de l’Eglise & les Loix politiques….

Depuis l’extirpation des hérésies qui ont troublé la paix de l’Eglise, on a vu sortir des ténebres un systême plus dangereux par ses conséquences que ces anciennes erreurs, toujours dissipées à mesure qu’elles se sont reproduites. Il s’est élevé au milieu de nous une secte impie & audacieuse. Elle a décoré sa fausse sagesse du nom de philosophie ; sous ce titre imposant, elle a prétendu posséder toutes les connoissances. Ses partisans se sont élevés en précepteurs du genre humain. Liberté de penser, voilà leur cri ; & ce cri s’est fait entendre d’une extrémité du monde à l’autre. D’une main, ils ont tenté d’ébranler le Trône ; de l’autre, ils ont voulu renverser les Autels. Leur objet étoit d’éteindre la croyance, de faire prendre un autre cours aux esprits sur les institutions religieuses & civiles ; & la révolution s’est, pour ainsi dire, opérée…. Ils se sont acharnés {p. 468}à déraciner la foi, à corrompre l’innocence, & à étouffer dans les ames tout sentiment de vertu.

Ceux qui étoient le plus faits pour éclairer leurs contemporains, se sont mis à la tête des incrédules : ils ont déployé l’étendard de la révolte, &, par cet esprit d’indépendance, ils ont cru ajouter à leur célébrité. Une foule d’Ecrivains obscurs, ne pouvant s’illustrer par l’éclat même des talens, a fait paroître la même audace ; & ils n’ont dû leur réputation qu’à la licence de leurs Ecrits, & au funeste appareil du Pyrrhonisme qu’ils ont présenté.

Tantôt ils ont fait de l’irreligion le fonds même de leurs Ouvrages ; tantôt ils l’ont mêlée dans des Ecrits obscenes & voluptueux, comme pour l’insinuer dans l’esprit de la jeunesse avec le charme des peintures lascives, & pour faire tourner au profit de l’impiété le désordre même qu’ils portoient dans les sens.

Les cœurs purs, les ames honnêtes ont été attirés par des maximes insidieuses qui sembloient dictées par la bienfaisance ; & la droiture de leurs sentimens leur a fait illusion sur des principes d’autant plus dangereux, qu’ils paroissoient tendre au bonheur de l’humanité.

Avec les esprits graves, on a pris le ton de la méthode & de la réflexion. On a présenté des Ecrits légers & agréables aux esprits frivoles & superficiels. On a semé des doutes que le simple n’étoit pas en état de résoudre ; & le ridicule a achevé d’entraîner ceux que les faux raisonnemens n’avoient pu persuader.

{p. 469}Cette secte dangereuse a employé toutes les ressources ; &, pour étendre la corruption, elle a empoisonné, pour ainsi dire, les sources publiques. Eloquence, Poésie, Histoire, Romans, jusqu’aux Dictionnaires, tout a été infecté ; & nos Théatres eux-mesmes ont renforcé ces maximes pernicieuses, dont le poison acquéroit un nouveau degré d’activité sur l’esprit national, par l’affluence des Spectateurs, et l’énergie de l’imitation. Enfin la Religion compte aujourd’hui presqu’autant d’ennemis déclarés, que la Littérature se glorifie d’avoir formé de prétendus Philosophes ; & le Gouvernement doit trembler, de tolérer dans son sein une secte ardente d’incrédules, qui semble ne chercher qu’à soulever les peuples, sous prétexte de les éclairer.

Nous n’ignorons pas à quelle haine nous nous exposons, en osant déférer aux Magistrats une cabale aussi entreprenante qu’elle est nombreuse. Mais quelque risque qu’il puisse y avoir à se déclarer contre ces Apôtres de la tolérance, les plus intolérans des hommes, dès qu’on se refuse à leurs opinions ; nous remplirons le ministere qui nous est confié, avec l’intrépidité que donnent la défense de la vérité & l’amour du bien public….

Non, il ne nous est plus permis de garder le silence sur ce déluge d’Ecrits que l’irreligion & le mépris des Loix ont répandu depuis quelques années…. L’impiété féconde les esprits ; elle fait lever chaque jour des semences nouvelles, non moins pernicieuses {p. 470}que les premieres, & toujours répandues avec la même impunité. Elle dédaigne déjà la précaution de s’envelopper sous des voiles ; ses blasphêmes éclatent, les dépôts d’irreligion sont dans toutes les mains, on les met à plus haut prix pour exciter la curiosité, & leur donner plus d’importance & plus d’attrait. Les femmes elles-mêmes s’initient à ces connoissances d’impiété ou de scepticisme ; & négligeant les devoirs qui leur sont propres, & qu’elles seules peuvent remplir, elles passent une vie oisive dans la méditation de ces Ouvrages scandaleux.

A peine sont-ils devenus publics dans la Capitale, qu’ils se répandent comme un torrent dans les Provinces, & dévastent tout sur leur passage. Il est peu d’asyles qui soient exempts de la contagion, elle a pénétré dans les ateliers & jusque sous les chaumieres : bientôt plus de foi, plus de religion & plus de mœurs : l’innocence primitive s’est altérée ; le souffle brûlant de l’impiété a desséché les ames, & a consumé la vertu. Le peuple étoit pauvre, mais consolé ; il est maintenant accablé de ses travaux & de ses doutes. Il anticipoit par l’espérance sur une vie meilleure ; il est surchargé des peines de son état, & ne voit plus de termes à sa misere que la mort & l’anéantissement….

S’il n’étoit que des esprits nés droits & bons, incapables d’être séduits par les sophismes, nous aurions peut-être gardé le silence sur des Ecrits aussi monstrueux…. Mais les esprits qui ont leur sauve-garde en eux-mêmes, sont trop rares ; les passions dont la plupart des hommes sont le jouet, {p. 471}leur ignorance ou leur foiblesse, l’indépendance même qu’on a voulu leur inspirer, & à laquelle ils ne sont que trop enclins, tout les entraîneroit en foule dans l’abyme caché dont l’impiété leur applanit la pente.

Dans la situation actuelle, une sévérité salutaire peut seule remédier à la témérité des Auteurs, à la frénésie d’une secte dangereuse, à l’avidité même des Imprimeurs, & à la fermentation qui se renouvelle sans cesse dans les esprits…. Quelques menaces que puisse faire l’impiété, elle ne trouvera qu’un ennemi redoutable & vigilant dans le Corps dépositaire des Loix. Rien ne pourra suspendre le cours de la Justice. Le poison des nouveautés profanes ne peut corrompre la sainte gravité de mœurs qui caractérise les vrais Magistrats. Tout peut changer autour d’eux ; ils restent immuables avec la Loi.

Dans ces Requisitoires, comme le dit M. de Querlon, en rendant compte de celui de M. Séguier310, « on reconnoît le caractere des Magistrats publics chargés de la censure des mœurs, obligés conséquemment par état d’avoir sans cesse les yeux ouverts sur tout ce qui pourroit les corrompre & troubler l’ordre civil. Ils ne peuvent donc rien dissimuler. Il faut qu’ils éclatent, qu’ils {p. 472}tonnent, qu’ils dénoncent avec courage, avec force, sans aucun de ces ménagemens inconnus dans les Tribunaux de Justice, & que l’intérêt public ne comporte point, tous les abus, tous les excès qu’il importe de réprimer ».

L’Arrêt intervenu sur le Requisitoire de M. Séguier en a aussi suivi les conclusions sur la nécessité « de prendre les mesures les plus efficaces pour arrêter la contagion, déconcerter les progrès de cette fausse & altiere philosophie, qui ne veut s’emparer des esprits que pour les mouvoir à son gré, qui ne cherche à les instruire que pour les égarer, & qui ne réclame la liberté de penser que pour s’affranchir de toute dépendance civile & politique ».

Ces vices de l’incrédulité sont bien exposés & combattus dans l’Instruction Pastorale, que le Clergé de France assemblé à Paris en 1770, a donnée sous le titre d’Avertissement aux Fideles du Royaume.

Un peu de philosophie, dit Bacon, peut éloigner de Dieu ; mais une connoissance approfondie ramene à la Religion. Les {p. 473}Incrédules ne sont donc que de faux Philosophes, puisqu’ils sont discordans entr’eux sur la nature de Dieu, de l’ame humaine & du monde. Il n’est pas d’Artisan Chrétien, qui, sur ces objets, ne soit meilleur Philosophe qu’eux, puisqu’il connoît Dieu, & qu’il peut le faire connoître aux autres311.

ARRÊT DU PARLEMENT,
Du 22 Avril 1761.

Ce jour, les Gens du Roi sont entrés, & Me Omer Joly de Fleury, Avocat dudit Seigneur Roi, portant la parole, ont dit :

Que Me Etienne-Adrien Dains, Bâtonnier des Avocats, demandoit d’être entendu.

Lui mandé & entré avec plusieurs anciens Avocats, ayant passé au Banc du Barreau, du côté du Greffe, a dit :

MESSIEURS,

La discipline de notre Ordre, l’honneur de notre profession, notre attachement aux véritables maximes, & notre zele pour la Religion, ne nous ont pas permis de garder {p. 474}le silence, ni de demeurer dans l’inaction, au sujet d’un Livre pernicieux qui a pour titre : Libertés de la France contre le pouvoir arbitraire de l’Excommunication, & qui est terminé par une Consultation signée, Huerne de la Mothe.

A cette signature est ajoutée (contre l’usage ordinaire) la qualité d’Avocat au Parlement : il en a abusé pour parvenir a faire imprimer un Ouvrage scandaleux, dont l’approbation & la permission lui avoient été refusées.

La question touchant l’Excommunication encourue par le seul fait d’Acteur de la Comédie312, sur laquelle il appartient également au Théologien & au Jurisconsulte de donner son avis ; (mais qui doit être traitée par l’un ou par l’autre avec autant de sagesse que de lumieres) cette question, disons-nous, est soutenue affirmativement, & décidée audacieusement en faveur des Comédiens, par la Consultation, fondée uniquement sur les faux principes avancés dans deux Mémoires à consulter, & sur des maximes odieuses, hazardées dans les autres Pieces qui la précedent, notamment dans sa Lettre à l’Actrice, conçue en termes les plus outrés & les plus scandaleux : l’uniformité du style, la répétition fréquente d’expressions singulieres, l’adoption des mêmes idées à sa propre Lettre, font connoître évidemment que le tout est l’ouvrage du même homme, suivant qu’il en a été convaincu dans la premiere assemblée.

{p. 475}Du moins il a avoué avoir vu & retouché les Mémoires à consulter, & autres Pieces, avoir écrit le tout de sa main, avoir corrigé les épreuves.

Enfin il a ratifié le tout, en le faisant imprimer sur sa minute restée à l’Imprimeur, & sous sa signature, sans en rien improuver dans sa Consultation.

Par ce détour artificieux, l’Auteur s’est donné la coupable licence de hazarder les propositions les plus contraires à la Religion & aux bonnes mœurs, & de confondre la nature & les bornes des deux Puissances.

Il n’y a, Messieurs, aucune de ces Pieces où il n’y ait du venin ; nous oserions même assurer qu’à chaque page, pour ainsi dire, il y a des propos indécens, ou des erreurs, ou des impiétés : j’en citerai seulement quelques traits.

On annonce que l’Ouvrage est fait313pour tous les Citoyens qui en ont besoin si souvent, sur-tout dans ces temps de nuage & d’obscurité, que les contestations du Clergé élevent fréquemment contre la liberté da Citoyen fidele, en le rendant esclave d’une domination arbitraire.

Le début audacieux découvre l’application fausse & injurieuse qu’on entend faire de ce qui sera établi dans tout l’Ouvrage au sujet de l’excommunication contre les Comédiens.

En abusant de maximes sages314, & en confondant les objets, on attaque l’autorité {p. 476}de l’Eglise, & on fait injure à celle du Souverain.

On assure que la Consultation renferme en peu de mots la certitude des principes de l’Auteur du Mémoire315, & qu’elle couronne le zele d’une Actrice, digne de l’éloge de l’Eglise même.

On ajoute : elle ne trouve de vraie gloire316, qu’à répandre dans le Sanctuaire de la Religion qu’elle professe, celle que la France lui défere.

Il y a plus : la Nation317& la Religion doivent à l’envi former l’éloge de cette femme forte, qui seule prend en main la défense du Citoyen fidele.

Elle nous fait voir318, dit-on, que c’est depuis peu seulement que les Ministres de l’Eglise usent envers elle & sa société d’une autorité arbitraire.

Enfin on tire une fausse conséquence de cette maxime vraie en matiere criminelle, non bis in idem : « Si l’Acteur & l’Auteur sont infames, dit-on, dans l’Ordre des Loix, il résulte de cette peine d’infamie, que la peine de la Loi contre un délit, détruit toute autre peine, parce que la regle est certaine, qu’on ne doit jamais punir deux fois pour le même délit ».

Ainsi l’infamie prononcée par la Loi contre les Comédiens, les mettroit à couvert de l’excommunication de la part de l’Eglise.

La mémoire du vénérable Prélat319 qui {p. 477}pendant nombre d’années a gouverné ce Diocese avec autant de sagesse que d’édification, est traitée avec mépris, est même calomnieusement offensée. Son refus du Sacrement de Mariage aux Comédiens est traité de scandale, ainsi que celui de la sépulture de l’Eglise.

On applaudit320à la noblesse des sentimens de l’Actrice, qui la porte à rompre des fers que les seuls préjugés ont pris soin de forger.

On ajoute que l’Eglise ne peut que combler d’éloges son courage mâle, vraiment & héroïquement chrétien, qui l’anime à réclamer les droits qui lui sont acquis, &c.

On annonce321 qu’elle ne peut manquer de parvenir à établir sa Société en titre d’Académie, & que dès l’instant elle ensevelira pour toujours l’ignominie que l’ignorance & une superstitieuse prévention ont élevée contre l’état des Comédiens.

On lui fait espérer322que l’Eglise elle-même, bien-loin d’autoriser ses Ministres à user d’une autorité arbitraire, s’élevera au contraire contre la sévérité de ces zeles amers que la charité ne connut jamais.

On invite le Public323 à lire cet Ouvrage, en assurant que les gens instruits seront charmés d’y retrouver leurs principes, & les autres seront charmés de s’y instruire.

Les momens précieux de la Cour ne me permettent pas, Messieurs, de faire l’analyse du second Mémoire à consulter, contenant {p. 478}deux cens vingt pages. C’est une critique indécente de tout ce qui condamne la Comédie, & frappe sur les Acteurs. Ce n’est qu’un tissu de propositions scandaleuses, de principes erronés, de fausses maximes & de propos injurieux à la Religion, contraires aux bonnes mœurs, attentatoires aux deux Puissances.

On oppose ce qui est toléré dans les Etats du Pape par rapport aux Comediens, aux usages de l’Eglise de France à leur égard, qu’on impute au pouvoir indiscret d’une anarchie effroyable.

On fait la comparaison blasphématoire de la Comédie, non seulement avec les Panégyriques des Saints dans la Chaire, mais encore avec les cérémonies de l’Eglise dans la Semaine-Sainte, & à l’usage de certaines Eglises où la Passion est chantée à trois voix.

Outre ces blasphêmes, les maximes vicieuses sur les mœurs sont poussées jusqu’au point de dire que la conduite des Comédiennes qui vivent en concubinage avec celui qu’elles aiment, n’est pas déshonorante, qu’elle est seulement irréguliere ; que ce concubinage étoit autorisé chez les Romains, & même dans les premiers siecles de l’Eglise ; qu’il est toléré dans nos mœurs, & qu’il n’y a que celles qui menent une vie scandaleuse qui doivent être rejettées.

Enfin on dégrade toutes sortes d’états, à l’exception du militaire, pour mettre les Comédiens au pair & de niveau avec tous les autres Citoyens, Marchands, Avocats, & même avec la Magistrature.

Voilà, Messieurs, le précis du systême {p. 479}confus & odieux adopté par la Consultation. Le tout est un ouvrage de ténebres, qui part de la même plume.

La conclusion outrée de la Consultation acheve de révolter les esprits, & d’exciter l’indignation contre le Livre entier & contre l’Auteur.

Le cri public qui s’est élevé contre ce Livre, à l’instant qu’il a paru, nous a porté à en faire un prompt examen avec plusieurs de nos Confreres, & à prendre l’avis de l’Ordre dans une assemblée générale qui, pour manifester la pureté de nos sentimens, & la sévérité de notre discipline, a d’une voix unanime retranché du nombre des Avocats, l’Auteur, & m’a chargé de dénoncer son Ouvrage à la Cour, dont le zele, en matiere de Religion, de bonnes mœurs & de police publique, se manifeste en toutes occasions.

Ainsi, Messieurs, c’est pour remplir le vœu de l’Ordre des Avocats, que j’ai l’honneur de dénoncer à la Cour le Livre intitulé : Libertés de la France contre le Pouvoir arbitraire de l’Excommunication.

Ledit Bâtonnier entendu,

Les Gens du Roi, Me Omer Joly de Fleury, Avocat dudit Seigneur Roi, portant la parole, ont dit :

Que l’exposé qui vient d’être fait à la Cour, du Livre intitulé : Libertés de la France contre le Pouvoir arbitraire de l’Excommunication, ne justifioit que trop la sensation que sa distribution avoit excitée dans le Public ; qu’ils se seroient même empressés {p. 480}de le déférer il y a plusieurs jours, s’ils n’avoient été instruits des mesures que prenoient à ce sujet ceux qui se dévouent, sous les yeux de la Cour, à la profession du Barreau ; que leur délicatesse, leur attachement, à l’épreuve de tout, aux maximes saintes de la Religion, & aux Loix de l’Etat, ne leur avoient pas permis de garder le silence ; & que dans les sentimens qu’ils venoient d’exprimer, on y reconnoissoit cette pureté, cette tradition d’honneur & de principes qui distinguent singuliérement ce premier Barreau du Royaume.

Qu’ils n’hésitoient pas à requérir que le vœu unanime des Avocats sur la personne de l’Auteur qu’ils rejettent de leur sein, fût confirmé par l’autorité de la Cour, & que le Livre fût flétri.

Que dans ces circonstances, ils croient donc devoir proposer à la Cour d’ordonner que le Livre en question sera lacéré & brûlé par l’Exécuteur de la Haute-Justice, au pied du grand escalier du Palais ; qu’il sera fait défenses à tous Imprimeurs, Libraires, Colporteurs ou autres, de l’imprimer, vendre, colporter ou autrement distribuer, à peine de punition exemplaire. Que ledit François-Charles Huerne de la Mothe, sera & demeurera rayé du Tableau des Avocats, étant au Greffe de la Cour, en date du 9 Mai dernier, & que l’Arrêt qui interviendra sur leurs présentes Conclusions, sera imprimé, lu, publié & affiché par-tout où besoin sera.

Eux retirés ;

{p. 481}Examen fait dudit imprimé, la matiere sur ce mise en délibération ;

LA COUR ordonne que le Livre en question sera lacéré & brûlé par l’Exécuteur de la Haute Justice, au pied du grand escalier du Palais ; fait défenses à tous Imprimeurs, Libraires, Colporteurs ou autres, de l’imprimer, vendre, colporter ou autrement distribuer, à peine de punition exemplaire ; ordonne en outre que ledit François-Charles Huerne de la Mothe sera & demeurera rayé du Tableau des Avocats, étant au Greffe de la Cour, en date du 9 Mai dernier, comme aussi ordonne que le présent Arrêt sera imprimé, lu, publié & affiché par-tout où besoin sera.

Après quoi le Bâtonnier, accompagné desdits anciens Avocats, étant rentré, Monsieur le Premier Président leur a fait entendre l’Arrêt ci-dessus, & adressant la parole au Bâtonnier, leur a dit : Qu’ils trouveroient toujours la Cour disposée à concourir avec eux, pour appuyer de son autorité le zele dont ils étoient animés pour tout ce qui intéresse l’ordre public & la discipline du Barreau. Fait en Parlement, le vingt-deux Avril mil sept cent soixante-un.

Signé, YSABEAU.

***

Et le vingt-trois Avril audit an mil sent cent soixante-un, à la levée de la Cour, l’Ecrit mentionné en l’Arrêt ci-dessus, a été lacéré & brûlé dans la Cour du Palais, &c.

Signé, YSABEAU.

{p. 482}M. Huerne de la Mothe fut insensible à cet Arrêt flétrissant. Il osa encore donner en 1762 une brochure scandaleuse, intitulée : Apologie du Théatre, adressée à Mlle Clairon, Actrice de la Comédie Françoise. Il s’y donne [page 5] pour un Ecrivain obscur ; il auroit dû ajouter & téméraire, puisqu’il avoit si peu de respect pour l’esprit des Loix sur la profession de Comédien. On a sur cette matiere une tradition de Jugemens. En voici un qui étoit récent.

Deux Particuliers s’étoient associés en 1760 pour une entreprise de Spectacles. L’un des deux y renonça par un motif de conscience. L’autre n’y eut aucun égard, & il en résulta une Instance judiciaire. M. Elie de Beaumont, Avocat, se chargea de défendre la cause du dernier, & hazarda de prouver que l’état de Comédien étoit légitime & honnête. Il perdit honteusement sa cause par le Jugement qui intervint.

L’Arrêt du 9 Décembre 1541, ci-devant cité page 131, fut aussi rendu contradictoirement. On y voit que les Entrepreneurs des Jeux de Théatres {p. 483}eurent la liberté de se défendre, & que leurs futiles argumens succomberent sous le poids des raisons qui leur furent opposées par M. le Maistre, qui, dans cette Cause, parla pour M. le Procureur-Général.

Il est vrai qu’il n’y étoit encore question que de nos sotties ou farces pieuses, & des premiers rudimens de notre Théatre. Mais, lorsqu’après avoir abandonné ces Spectacles indigènes, nous avons imité, bien ou mal, le génie soit du Théatre des anciens Grecs & Romains, soit de celui de nos voisins, comme des Italiens, Espagnols, &c. les mœurs n’en ont pas été plus en sûreté.

C’est contre ce nouveau genre de Spectacles que le 10 Décembre 1588, sur le Requisitoire de M. Antoine Séguier, alors Avocat-Général, il intervint un Arrêt qui défendit à tous Comédiens Italiens & François de jouer des Comédies, soit aux jours de fêtes ou ouvrables, quelque permission qu’ils eussent impétrée ou obtenue.

Les Comédiens Espagnols éprouverent aussi les mêmes échecs sous Philippe II & Philippe IV, qui les chasserent {p. 484}d’Espagne324. « Ces deux Monarques, disent Mariana & Gusman, s’y déterminerent, parce qu’ils reconnurent que ce qui est essentiellement mauvais dans son objet, ne peut jamais devenir bon ». Tout établissement en effet qui, comme le dit Ciceron, est pernicieux dans ses progrès, est mauvais en naissant325.

Il est certains abus, disoit feu M. de Rochechouart, Evêque d’Arras326, sur lesquels une longue habitude & une coutume invétérée ne permettent pas quelquefois à des personnes, d’une vie d’ailleurs exemplaire, de réfléchir. Les représentations des Tragédies qui se font dans les Colleges à la fin des Classes, sont de cette espece. Nous sommes persuadés que, pour apprendre aux enfans à déclamer, & leur inspirer une hardiesse honnête, on pourroit y parvenir par des voies non seulement {p. 485}plus utiles aux enfans à qui l’on fait perdre un temps infini, & aux maîtres qui n’en perdent pas moins, occupés pendant plusieurs mois de la composition & du succès de leurs ouvrages ; mais encore plus conformes à la Religion, qui a toujours marqué de l’horreur pour les Spectacles, sans aucune distinction. La raison d’apprendre aux enfans à déclamer, & de leur inspirer une hardiesse honnête, nous paroît très-foible, & il est fâcheux de dire & difficile à persuader, que l’on ne puisse apprendre l’un, ni se donner l’autre que sur un Théatre, sur lequel on ne paroît qu’une ou deux fois en sa vie, & sur lequel il seroit très-honteux de monter dans un âge plus avancé. Et combien parmi nos plus grands Orateurs y en a-t-il qui n’y ont jamais paru ?

Ce Prélat espéroit qu’on parviendroit par la suite à reconnoître l’abus de ces exercices dramatiques dans les Colleges. Et, en attendant, il pourvut aux moyens de les-rendre moins nuisibles. Il fit à ce sujet plusieurs réglemens, entre lesquels se trouve celui-ci :

Nous défendons aux Principaux des Colleges de joindre à la représentation de Tragédies, aucunes Comédies, & encore moins des Opéra avec des danses qui ne peuvent être qu’une semence de corruption pour une jeunesse capable dans cet âge tendre de toutes sortes d’impressions.

{p. 486}Les Jésuites s’étoient sur cet objet écartés de leurs anciens statuts. Ils avoient bien toujours conservé l’usage des Drames Latins & pieux ; mais ils avoient introduit des petites Pieces & des Ballets, dont la licence leur attira souvent des reproches. Le P. Porée & quelques autres Jésuites respectables désapprouvoient sincérement que la distribution des prix fût devenue dans leurs Colleges l’occasion d’un Spectacle scandaleux qui donna lieu à un Ecrivain célebre de leur dire dans une petite Piece de Vers qui fut adressée en 1725 au P. Ducerceau :

Sur le Théatre de Clermont,
Par maints tours de souplesse,
Arlequin vous sert de second,
Pour élever la jeunesse.

Il est arrivé sur ce sujet, comme il est arrivé sur tant d’autres, des momens de lumiere où la vérité se découvre, & où les excès deviennent si visibles, que l’on est obligé d’en arrêter la licence. Le célebre Rollin, pendant son Rectorat, inspira à plusieurs Principaux des Colleges de l’Université, la résolution de substituer des {p. 487}exercices académiques aux Tragédies. Cet illustre Rhéteur, qui fut Principal du College de Dormans-Beauvais, sçavoit que la jeunesse académique est un dépôt qu’un Principal de College tient, non seulement des parens, mais de la Patrie & de Dieu lui-même, pour en faire des hommes, des Citoyens & des Chrétiens, & pour former l’esprit & le cœur. Ces différens devoirs ne sont rien moins qu’aisés à remplir. Lutter sans cesse contre la paresse & l’indolence, faire goûter les études sérieuses à un âge folâtre & badin ; conduire des sujets vifs, inquiets, fougueux, dans la saison la plus orageuse de la vie ; y fixer de jeunes gens volages, ennemis de la contrainte, & déjà hommes par leur amour pour l’indépendance ; y réduire à une regle uniforme une foule d’enfans encore plus différens d’esprit & de caractere que de visage ; faire marcher la raison & la Religion à la tête de tous les préceptes, sans néanmoins les commettre ni les avilir ; inspirer l’amour des devoirs à un enfant qui les hait par instinct, & presque avant que de les connoître ; réprimer des {p. 488}passions naissantes d’autant plus dangereuses qu’aux charmes qui leur sont propres, elles joignent ceux de la nouveauté ; travailler avec une charité toujours égale à la guérison des malades révoltés contre leur Médecin ; se multiplier, pour ainsi dire, & prendre différentes formes, selon la différence des caracteres. Voilà ce qu’un Principal de College doit exécuter avec la prudence d’un maître, & avec la tendresse d’un pere : &, à cet égard Rollin & Coffin seront toujours des modeles à citer : combien aussi n’ont-ils pas formé de Sujets qui ont paru avec éclat dans l’Eglise, dans la Magistrature, dans le Barreau, dans les Académies, & même dans la profession des armes ! Voici un trait bien honorable à la mémoire de M. Coffin, qu’on sçait avoir été plusieurs fois Recteur de l’Université, & avoir remplacé M. Rollin dans la place de Principal du College de Beauvais. Il étoit parvenu à persuader à ses Pensionnaires, que le meilleur moyen de lui témoigner leur zele étoit de faire part aux pauvres de l’argent qu’ils recevoient de leurs parens pour leurs menus-plaisirs. {p. 489}La veille de S. Charles, qui étoit son Patron, tous les Pensionnaires, accompagnés de leurs Maîtres, se rendoient chez lui ; &, en sortant, ils mettoient sur une table leur aumône. La somme qui en résultoit, passoit souvent cinq cens livres. M. Coffin la doubloit de ses propres deniers, & envoyoit le tout au Curé de S. Etienne, Paroisse du College. C’étoit le plus ancien Pensionnaire, accompagné d’un Maître qui en étoit le porteur. Cette aumône étoit répétée au commencement de l’année ; mais elle étoit beaucoup plus forte, parce que les Ecoliers venant de recevoir leurs étrennes, étoient plus en état de faire des générosités. Quelque forte que fût la somme, M. Coffin ne manquoit jamais de la doubler, & l’envoyoit au Curé par les Députés ordinaires. Il se comporta toujours en homme, persuadé que les études littéraires nuisent beaucoup à la société, si elles ne sont pas dirigées par la raison & la Religion, comme il le démontra327 dans son Discours {p. 490}Latin sur le danger & l’utilité des Lettres.

Le College de Beauvais fut un des premiers de l’Université de Paris, où l’on abrogea les représentations des Tragédies. Le Parlement de Paris ne négligea pas cet objet dans son Arrêt du 29 Janvier 1765, portant réglement pour les Colleges qui ne dépendent point de l’Université : en voici une disposition :

La distribution des Prix se fera dans chaque College à la fin de la tenue des Classes, au jour qui sera réglé par le Bureau ; elle ne pourra être précédée que d’un Exercice de Rhétorique ou d’Humanités, sans qu’il puisse en aucun cas, conformément aux Statuts de l’Université de Paris, être représenté dans les Colleges aucune Tragédie ou Comédie.

Extraits des Statuts de l’Université.

Omnes Collegiorum Præfecti & Moderatores caveant ne in suis Gymnasiis Satyræ & Declamationes recitentur, aut Tragædiæ, Comœdiæ, Fabulæ, aut alii Ludi Latini vel Gallici exhibeantur, quibus lascivia, petulantia, procacitas excitetur. Statut 35 :

Tous les Principaux & Recteurs des Colleges prendront garde qu’on ne récite pas dans {p. 491}leurs Ecoles des Satyres ou des Déclamations, & qu’on n’y représente point des Tragédies, ni des Comédies, ni des Fables, ni d’autres Jeux, soit en Latin, soit en François, ces sortes d’Exercices étant dangereux pour les mœurs.

Ut omnis occasio tollatur Scholasticos à studiis avocandi, aut ad nequitiam adducendi, omnes Histriones ab Academiæ finibus migrent, & ultra pontes ablegentur. Ibid. Stat. 29 :

Afin d’ôter aux Ecoliers toutes sortes d’occasions qui les pourroient détourner de leurs études, & les porter au mal ; que tous Bateleurs, Comédiens soient chassés du quartier de l’Université, & qu’ils soient relégués au-delà des ponts.

Qu’on lise, dit M. de Voisin328, tous les Ecrits qui nous restent de l’Antiquité touchant les Exercices des Ecoliers dans les Colleges ; on ne trouvera pas que dans les plus beaux siecles de la République Romaine on ait exercé les enfans à représenter des Tragédies & des Comédies.

On sçait que Néron porta le dernier coup aux mœurs, en communiquant aux jeunes gens sa passion pour les Théatres.

Delà, dit Tacite, vinrent des désordres honteux ; & l’on vit jusqu’aux Grands de l’Etat se déshonorer en montant sur le Théatre, {p. 492}sous prétexte de s’exercer à la déclamation329.

Il convenoit donc de défendre d’occuper les enfans à des exercices qui leur donneroient du goût pour des amusemens qu’un Tacite traite de honteux. Il n’est que trop ordinaire de s’engager insensiblement dans la milice des passions, lorsqu’on en étudie le langage, comme on le fait dans les Jeux scéniques. D’ailleurs, quelle perte de temps dans les Etudes classiques n’en résulte-t-il pas pour les Acteurs des Exercices dramatiques ! Enfin, disoit M. du Vair, on n’envoie pas les enfans aux Ecoles, pour en faire des Comédiens. Aussi ce grand Magistrat, dès qu’il fut élevé à la dignité de Garde des Sceaux330, fit défendre aux Principaux & Recteurs des Colleges les Représentations des {p. 493}Comédies & Tragédies331 ; & il les obligea de n’exercer les jeunes gens dans l’Art de la prononciation, que selon la méthode des anciens Rhéteurs.

Je ne veux pas, dit Quintilien, que le Disciple, à qui j’apprends l’art de prononcer, déguise sa voix en celle de femme, ou la rende tremblante comme celle des vieillards ; je ne veux point aussi qu’il contrefasse les vices des ivrognes ni le libertinage des valets, ni qu’il apprenne les passions d’amour, d’avarice ou de crainte, qui ne sont point nécessaires à un Orateur, & qui peuvent corrompre l’esprit tendre des enfans dans leurs premieres années ; car ce qu’on imite souvent, passe en coutume & en habitude ; & même toutes sortes de gestes & de mouvemens de Comédien ne doivent pas être imités, parce qu’encore que les gestes & les mouvemens conviennent à l’Orateur en quelque maniere, ils doivent toutefois être fort différens de ceux des Acteurs de la Scene ; il faut que dans le mouvement de son visage, & dans les gestes de ses mains & dans ses digressions, il n’y ait rien qui ne soit modéré ; car, s’il y a quelque art à observer en ces choses, c’est de prendre garde qu’il n’y paroisse rien d’artificiel332.

{p. 494}M. Batteux, Professeur au College Royal, & de l’Académie Royale des Inscriptions & Belles-Lettres, nous a donné sur le même objet les Réflexions les plus solides dans son Ouvrage intitulé : Principes de la Littérature.

C’est assurément, dit cet habile Rhéteur, une perte de temps pour les jeunes gens, que de leur donner des rôles dramatiques à représenter. Cet exercice n’apprend rien que le goût & la lecture ne leur apprissent suffisamment sans cela. Ils perdent le train de leurs études, & prennent du goût pour la dissipation. Et cet inconvénient, tout grand qu’il est, est peut-être encore le moindre qui puisse en arriver.

Quant à ceux qui disent qu’on ne fait jouer aux jeunes gens des Pieces de Théatre que pour leur bien, & pour les former, M. Batteux démontre qu’on n’en prend pas les moyens.

{p. 495}Les Maîtres, dit-il, qui distribuent les rôles, n’ont pas toujours ce but. Comme ils veulent se faire honneur de l’exécution d’une Piece, ils font la distribution des rôles selon ce point de vue. Ainsi ils choisissent ceux qui peuvent le mieux rendre les caracteres des personnages de la Piece, qui ont pour cela une disposition déjà naturelle : ce qui assure aux enfans un défaut, quelquefois même un vice pour toute leur vie : Frequens imitatio transit in mores.

Par exemple, un jeune homme est petit-maître, précieux, on le choisit pour cette raison pour faire le petit Marquis, le fat. Il est paresseux & indolent, on lui fera jouer l’indolence & la paresse. Il est haut, il fera le glorieux. Il est menteur, il fera le principal rôle dans la Comédie de Corneille. Il est dur, il jouera Atrée. S’il est dissipé, polisson, étourdi, il fera le valet ; de maniere que des défauts & des vices qu’on devroit corriger par l’éducation, se concentrent par ce moyen dans le caractere.

L’éducation chrétienne, l’éducation mondaine même, si elle est sérieuse & décente, a-t-elle besoin pour être parfaite de leçons de Comédiens ? Ne peut-on point trouver d’autres moyens d’exercer, de former les jeunes gens, & de leur donner des graces ? Ne peuvent-ils s’essayer devant le Public, sans prendre la voix aigre d’un vieillard quinteux, ou les airs impertinens d’un faquin ? En un mot, ne peuvent-ils entrer dans le monde honnête, qu’en descendant du Théatre ?

On peut ajouter à ces réflexions de {p. 496}M. Batteux l’anecdote suivante, rapportée dans le premier tome du Dictionnaire des passions, des vertus & des vices, imprimé en 1769.

M. Hébert, Curé de Versailles, & ensuite Evêque d’Agen, disoit à Madame de Maintenon que les divertissemens du Théatre devoient être proscrits de toute bonne éducation. Votre grand objet, Madame, lui disoit-il, est de porter vos Eleves de Saint-Cyr à une grande pureté de mœurs. N’est-ce pas détruire cette pureté, que de les exposer sur un Théatre aux regards avides de toute la Cour ? C’est fortifier ce goût qu’il est si naturel à leur sexe d’avoir pour la parure, que souvent les femmes les plus chastes, comme le dit S. Jérôme, ont cette foiblesse, non à la vérité pour plaire aux yeux d’aucun homme, mais pour plaire à elles-mêmes333. C’est leur ôter cette honte modeste qui les retient dans le devoir. Une fille redoutera-t-elle un tête-à-tête avec un homme, après avoir paru hardiment devant plusieurs ? Les applaudissemens que les Spectateurs prodiguent à la beauté, aux talens de ces jeunes personnes, ne doivent-ils pas produire les plus mauvais effets ?

{p. 497}Ces solides réflexions de M. Hébert eurent leur effet,

Dans ce superbe Enclos où la Sagesse habite ;
Où, suivant des vertus les sentiers épineux
D’un âge plein d’erreurs, le foible Sexe évite
 Les égaremens dangereux.
… … … … …
Ainsi dans les jardins l’on voit de jeunes plantes,
Qu’on ne peut conserver que par des soins divers.
Vivre & croître à l’abri des ardeurs violentes,
 Et de la rigueur des hivers,
Par une habile main sans cesse cultivées,
Et d’une eau vive & pure au besoin abreuvées.
 Elles fleurissent dans leur temps :
Tandis qu’à la merci des saisons orageuses
Les autres, au milieu des campagnes pierreuses,
 Se flétrissent dès leur printemps.

Mlle Deshoulieres, de qui sont les Vers que nous venons de citer334, étoit persuadée que l’innocence devoit trouver dans la Maison Royale de Saint-Cyr un asyle contre tout ce qui la détruit ; qu’on ne devoit y tolérer que ce qui peut se concilier en tout temps avec la vertu & les regles suggérées {p. 498}par la raison, & prescrites par la Religion.

Les Maisons Régulieres où l’on éleve la Jeunesse, ne doivent pas condescendre aux folles intentions d’un grand nombre de parens qui voudroient habituer leurs enfans dès leurs tendres années, à ne pas avoir horreur des mœurs déréglées & de ces exercices lascifs, plus propres à former des Laïs & des Aspasie que des meres de famille. Les leçons de Musique & de Danse que l’on donne aux jeunes filles de notre siecle, ne ressemblent que trop à celles qui étoient en usage du temps d’Horace. Ce Poëte Payen en comprenoit le danger ; & la censure qu’il en a faite est celle de nos mœurs.

Le plus grand plaisir de nos filles à marier, dit-il, c’est d’apprendre les danses voluptueuses des Ioniens. A cet âge elles n’ont pas honte de se rendre les membres souples, & de les former à des postures déshonnêtes. Dès leur tendre enfance, elles ne respirent qu’un amour criminel335.

{p. 499}Varron avoit vu la naissance & les premiers progrès de cette corruption ; & ce fut pour en donner de l’horreur, qu’il rapporta les préceptes meurtriers que l’on donnoit déjà aux jeunes filles ; préceptes, dit M. Dacier336, qui sont entiérement semblables à ceux qu’on donne aujourd’hui dans nos Opéra, où l’on dit si souvent, comme du temps de Varron :

Jeunes filles, hâtez-vous de vivre, vous à qui la jeunesse permet de rire, d’être à table, d’aimer & de tenir les rênes du char de Venus337. Ce n’est pas ainsi, dit Varron, que nos ancêtres élevoient leurs filles. Ils ne souffroient pas même chez eux qu’elles parussent à leurs festins, de peur que leurs oreilles ne fussent abreuvées de quelques mots libres qui sentissent la volupté338.

Nous citons [page 430 de notre second Tome], quelques bonnes réflexions de l’Auteur du Systême social. {p. 500}Il a déclaré les devoir, non à la Religion Chrétienne dont il s’est dit l’ennemi, mais seulement à la nature, à l’expérience & à la raison. Ces mêmes guides lui ont fait remarquer les vices de l’éducation que la plupart de nos meres de famille donnent, ou font donner à leurs filles.

Elle se borne, dit-il, à la Musique, à la danse, à la parure & au maintien. Voilà communément à quoi se réduit l’éducation d’une jeune personne, destinée à vivre dans le grand monde ; sur quoi il est bon d’observer les contradictions frappantes dont cette éducation est accompagnée dans un pays où l’on professe la Religion Chrétienne. Cette Religion défend à une fille d’aimer le monde, & de chercher à lui plaire ; tandis que d’un autre côté tout ce que ses parens lui enseignent ou lui font apprendre, a pour objet de plaire au monde. On fait consister son honneur dans la réserve, la pudeur, la décence, & sur-tout dans la conservation de son innocence ; tandis que d’un autre côté, le goût de la parure & de la coquetterie qu’on lui inspire, semble l’exciter à se défaire de cette réserve & de cette innocence qu’on lui avoit montrées comme son plus grand trésor, comme le plus bel ornement du jeune âge. On se plaint du grand nombre des célibataires : mais est-il étonnant que dans une nation sans mœurs, les hommes craignent de s’engager dans des nœuds que la Religion {p. 501}& la Loi défendent de jamais rompre, tandis que tout contribue à détruire ces mêmes nœuds ? Le grand nombre de célibataires n’est qu’une suite du luxe, de la vanité & de la frivolité que tout inspire aux femmes. Un homme qui réfléchit, craint d’unir son sort à celui d’une personne que tout conspire à rendre oisive, dissipée, ennemie de l’économie, de la frugalité, & dont la vertu doit être si fragile dans un temps où le déréglement des mœurs & le libertinage ne sont traités que de galanterie.

Les réflexions de cet Incrédule, comme celles d’un Marc-Aurele, d’un Epictete, d’un Ciceron, d’un Séneque, &c. prouvent que la pureté de mœurs que la Religion Chrétienne exige, est conforme à la raison naturelle. Mais ces vérités morales, échappées aux Auteurs Payens & aux Incrédules modernes, appartiennent à la véritable Religion339. Elle seule donne la {p. 502}force de résister aux coutumes licencieuses qui tendent à détruire les germes des vertus, & à y substituer les vices contraires : Corruptelâ malæ consuetudinis igniculi extinguuntur à natura dati, exoriunturque & confirmantur vitia contraria. Cicer. lib. I, de Legib.

{p. 503}LE DANGER
DES SPECTACLES.

ODE
DE M. ARCERE,
Qui a remporté le Prix de Poésie au jugement de l’Académie des Jeux Floraux de Toulouse, en l’Année 1748.

suis-je ? quels objets ! de rapides merveilles340
A mes regards surpris s’offrent dans ces beaux lieux !
Ciel ! un nouveau plaisir enchante les oreilles,
 Et suspend le plaisir des yeux.
Quel art des passions retrace les ravages !
De célebres malheurs les tragiques images
 Affligent encore l’Univers.
Contraste intéressant & de honte & de gloire !
Un fier Vainqueur paroît sur un char de victoire,
 Et son Rival porte des fers….
***
J’apperçois une Reine au sein de l’indolence341,
A ses pieds sont les soins & les tendres soupirs ;
{p. 504}Son trône est entouré des jeux de l’espérance,
  Plus piquante que les plaisirs.
Souveraine, elle doit sa grandeur à ses charmes ;
Elle sçait triompher sans combat & sans armes :
  Ses appas lui servent de traits ;
Elle étend son pouvoir sur la terre & sur l’onde ;
L’homme est né son esclave, & les Maîtres du monde,
  Les Rois sont ses premiers sujets….
***
 O Reine…. Qu’ai-je dit ? & quel rayon m’éclaire !
Je suis donc transporté dans l’empire amoureux.
J’allois au vil objet du culte de Cythere
  Porter l’hommage de mes vœux.
Oui, c’est la volupté. La perfide présente
A ses adorateurs la coupe séduisante,
  D’où s’épanche un mortel poison.
Elle tient ce flambeau redoutable à la terre,
Et dont le feu coupable allume le tonnerre
  Si fatal aux murs d’Ilion….342
***
De son temple enchanteur les voûtes retentissent ;
Elle parle, & déjà, pour célébrer ses loix,
Meres des doux accords les lyres réunissent
  Leurs sons aux accens de la voix343 :
Mortels, on ne peut être heureux qu’autant qu’on aime ;
Aimez, le tendre amour est votre bien suprême ;
{p. 505}  Le Ciel, pour lui, forma le cœur.
Aux attraits du penchant cédez sans résistance.
Achetez le bonheur au prix de l’innocence :
  Quels dogmes ! je frémis d’horreur….
***
Les faux Dieux ne sont plus. Ils ont fui comme un songe ;
Leurs sceptres sont brisés, leurs trônes renversés :
Non… ils vivent encor ces enfans du mensonge344,
  Et leurs autels sont encensés.
Le Théatre, en ces jours, pour eux nous intéresse ;
Leurs haines, leurs chagrins, leur honteuse tendresse
  Font la matiere de nos jeux.
L’homme se croit absous par d’illustres complices :
L’exemple l’encourage ; il se permet les vices
  Qu’osent se permettre les Dieux….
***
Ici nos amphions345 font parler la Nature ;
Je reconnois sa voix dans leurs tendres accords :
De l’amour, du courroux, leur sçavante imposture
  Fait naître en moi les vifs transports.
Là, quel objet brillant avec grace s’élance346 ?
Il vole sur la scene ; une noble cadence
  L’embellit de nouveaux appas.
Peintre des passions séduisant & sublime,
Il embrase mon sein de ces feux qu’il exprime ;
  Mon cœur suit son geste & ses pas….
***
{p. 506} O vous, dont les grands noms consacrés dans l’Histoire347,
Des siecles reculés percent l’obscurité :
Vous, dont le Monde entier adore la mémoire,
  Instruisez la Postérité.
Modeles dangereux, vous brillez sur la scene :
L’héroïsme des Grecs & la hauteur Romaine
  N’offrent qu’un masque séducteur.
Je vois des passions avec art annoblies ;
Fantômes des Vertus, images embellies
  D’un vain coloris de grandeur….
***
Assis348 sur les débris des Cités renversées,
Un Roi voit à ses pieds d’augustes Potentats ;
Sous l’amas imposant de palmes entassées,
  Il couve ses noirs attentats.
Les talens du Héros qu’en César349 on admire,
Décorent un Tyran dont l’injustice aspire
  Aux honneurs du suprême rang ;
Et le noble courroux de l’Amant de Chimene350,
Exemple trop funeste, enfante encore la haine
  Qui lave un affront dans le sang….
***
En vain, pour ramener l’esprit à la sagesse351 ;
On vante l’enjouement des comiques Censeurs ;
{p. 507}Leur fiction riante écartant la tristesse,
  Sert le plaisir, mais nuit aux mœurs352.
Philosophe équivoque, un Auteur vient m’instruire
Par de fausses, leçons propres à me séduire :
  Mes défauts sont-il combattus ?
Je marche avec ce guide au bord des précipices.
Le Térence François corrigea moins de vices
  Qu’il ne corrompit de vertus….
***
Un nouveau Roscius, sçavant dans l’art de feindre353,
Etale de son jeu les divers mouvemens ;
Par sa noble action il dit tout, sçait tout peindre ;
  Ses regards sont des sentimens.
Le Spectateur éprouve & sa joie & ses craintes :
Il soupire avec lui : dans ces tragiques feintes
  Il retrouve la vérité.
Des transports simulés réveillent sa tendresse ;
L’image de l’amour le touche, l’intéresse,
  Et déjà son cœur est dompté….
***
D’un mortel vertueux l’effort le plus pénible
Lutte contre un penchant immortel ennemi ;
Sans cesse combattu, ce monstre est invincible ;
  Il n’est subjugué qu’à demi.
Dans ces lieux consacrés aux frivoles merveilles,
Il est plus fier encor ; les yeux, les oreilles
{p. 508}  Pour lui conspirent contre nous.
Redoutable aggresseur, sa fragile innocence
D’un trop foible secours s’arme pour sa défense ;
  Elle tombe, & meurt sous tes coups….
***
Célebres inventeurs dont un essor rapide354
A porté jusqu’aux Cieux les noms & les travaux ;
{p. 509}O vous, du grand Sophocle & du tendre Euripide,
  Les éleves & les rivaux ;
Vos Ecrits si vantés, pour vous n’ont plus de charmes.
Le repentir amer, le deuil, source de larmes,
  Changent vos lauriers en cyprès.
Quand l’Univers vous place au temple de mémoire,
Hélas ! vous abjurez la criminelle gloire
  De vos dramatiques succès….

{p. 510}ÉPITAPHE
DE M. JEAN RACINE,
Par M. TRONCHON.


Hic jacet Joannes Racine, Franciæ Quæstor, Regi à Secretis, atque à Cubiculo, unusque è XL Gallicanæ Academiæ Viris, sanctè pièque educatus, citiùs heu ! charitatem primam reliquit. Fascinatio enim nugacitatis seculi hujusce juvenis obscuravit bona, & inconstantia concupiscentiæ transverit sensum illius. Inter Tragicos Poëtas mox facilè sed miserè Princeps, varia tragædiarum argumenta plaudentibus Theatris diù tractavit. At memor tandem undè exciderat, egit pænitentiam ; & prima opera fecit, tot {p. 511}annos uni Deo debitos, uni seculo ejusque insumptos voluptatibus exhorruit ; profanos quos malè meruit plausus amarè flevit, publicâque repulisset detestatione, si licuisset. Aulæ jam non cupiditate addictus, sed vitæ negotiorumque ratione, indè omnia pietatis & religionis officia eò studio siùs coluit, quò non semper coluisse magis eum pænituit. A Ludovico Magno selectus, qui res eo regnante præclarè ac mirabiliter gestas perscriberet, huic intentus operi diem clausit extremum xj Kalend. Maii, anno Domini 1699, Ætate 59, magnumque amicis, nonnullis Regni Primoribus, ipsi etiam Regi reliquit suî desiderium. Fecit modestia ejus & præcipua in hanc Portus-Regii Domum benevolentia, {p. 512}ut in isto Cæmeterio piè magis quàm magnificè sepeliri vellet. {p. 510}Ci gît Messire Jean Racine, Trésorier de France, Secretaire du Roi, Gentilhomme ordinaire de Sa Majesté, & l’un des Quarante Académiciens de l’Académie Françoise. Ayant reçu une éducation toute sainte, il se relâcha trop tôt, hélas ! de sa prémiere charité. L’ensorcellement des niaiseries du monde obscurcit le bien qui se trouvoit en ce jeune homme ; & les passions volages de la concupiscence lui renverserent l’esprit. Bientôt devenu sans peine, mais malheureusement pour lui, le Prince des Poëtes Tragiques, il fit longtemps retentir les Théatres des applaudissemens {p. 511}que l’on y donnoit à ses Pieces. Mais enfin se ressouvenant de l’état d’où il étoit déchu, il en fit pénitence355, & rentra dans la pratique de ses premieres œuvres. Il frémit d’horreur au souvenir de tant d’années qu’il ne devoit employer que pour Dieu, & qu’il avoit perdues en suivant le monde & ses plaisirs. Détestant dans l’amertume de son cœur les applaudissemens profanes qu’il ne s’étoit attirés qu’en offensant Dieu, il en auroit fait une pénitence publique, s’il lui eût été permis. N’étant plus retenu à la Cour que par l’engagement de ses charges, & non par aucune passion, il s’appliqua aux devoirs de la piété & de la Religion avec d’autant plus de soin, qu’il avoit plus de douleur de n’y avoir pas été toujours fidele. Comme il travailloit à {p. 512}l’Histoire du Regne de Louis le Grand qui l’avoit choisi pour l’écrire, il mourut le 21 Avril 1699, âgé de 59 ans, & fut extrêmement regretté de ses amis, de quelques Seigneurs du Royaume, & du Roi même. Sa modestie, & son affection particuliere envers cette Maison de Port-Royal, lui firent souhaiter d’être inhumé dans ce Cimetiere, plutôt avec les marques d’une humble piété qu’avec pompe.
Tu lacrymas pænitentiæ illius precibus tuis, viator juva.Passant, joignez vos prieres aux larmes de sa pénitence.

M. Freron356 a reproché à M. de la Harpe, d’avoir avancé que le célebre Jean Racine cessa de travailler pour la Scene, parce qu’il fut découragé par les critiques qu’on faisoit de ses Pieces.

Rien de plus faux, dit M. Freron, ni de moins vraisemblable. Racine n’étoit pas d’une trempe d’esprit à céder si facilement le champ de bataille à ses ennemis. Il étoit né avec le talent de l’épigramme, & plus d’une fois il employa cette arme avec succès contre ses ennemis. Est-ce que les critiques ont arrêté dans leur vol les Corneille, les Moliere ? Ne voyons-nous pas tous les jours qu’elles ne {p. 513}peuvent même écarter de la lice les Auteurs les plus médiocres qui, toujours chassés, y rentrent toujours avec une inflexible opiniâtreté ? Pourquoi dissimuler le véritable motif de la retraite de Racine ? Pourquoi ? La raison en est simple. Dans ce beau siecle de philosophie, on croiroit avilir un Littérateur illustre, si l’on citoit la Religion pour le principe de ses démarches. On aime mieux en faire un homme foible & pusillanime, que d’en faire un Chrétien. Ce seroit une tache trop honteuse à sa mémoire. Mais la vérité, dont la voix étouffera toujours celle de la philosophie, la vérité qui s’annonce clairement dans l’Histoire, nous dit que les grands sentimens de piété que Racine avoit puisés dès son enfance à Port-Royal, où il avoit été élevé, se réveillerent dans son ame, & qu’il renonça pour toujours au Théatre, quoiqu’il n’eût que trente-huit ans ; sa ferveur alla même jusqu’à vouloir se faire Chartreux : son Confesseur qui trouva ce parti trop violent & trop peu conforme à son caractere, l’en détourna, lui conseilla de rester dans le monde, & l’engagea même à se marier avec quelque personne vertueuse. C’est d’après l’avis de ce sage Directeur, qu’il épousa Catherine de Romanet, fille d’un Trésorier de France.

Il étoit possible que l’injustice des hommes l’eût rapproché de Dieu. Ce ne seroit pas la premiere fois qu’on eût vu cette espece de miracle s’opérer : mais toujours étoit-il certain que ce fut la Religion qui se fit entendre au cœur de Racine ; & la conduite qu’il tint depuis son changement, le prouve. Voi-là, {p. 514}dit M. Freron, en finissant cet article, ce que M. de la Harpe ne devoit pas laisser ignorer.

Bayle, en parlant de la Vie du pieux & célebre Pascal, a dit :

Cent volumes de Sermons ne valent pas cette vie-là, & sont beaucoup moins capables de désarmer les impies. L’humilité & la dévotion de M. Pascal mortifient plus les libertins que si on lâchoit sur eux une douzaine de Missionnaires. Ils ne peuvent plus dire qu’il n’y a que de petits esprits qui aient de la piété ; car on leur en fait voir de la mieux poussée dans l’un des plus grands Géometres, des plus subtils Métaphysiciens & des plus pénétrans esprits qui aient jamais été au monde. On fait bien de publier l’exemple d’une si grande vertu ; on en a besoin pour empêcher la prescription de l’esprit du monde contre l’esprit de l’Evangile357.

Ce que Bayle a dit de Pascal, ne doit-il pas être également dit de Jean Racine ? Quel poids l’exemple édifiant de ce grand Poëte n’ajoute-t-il pas à tout ce qu’on a écrit contre les Théatres !

Sa piété est bien caractérisée par l’épanchement de son cœur sur la Religion dans ses Lettres à son fils.

{p. 515}Je veux, lui disoit-il358, me flatter que faisant votre possible pour devenir un parfait honnête homme, vous concevrez qu’on ne peut l’être sans rendre à Dieu ce qu’on lui doit. Vous connoissez la Religion ; je puis même dire que vous la connoissez belle & noble comme elle est : ainsi il n’est pas possible que vous ne l’aimiez. Pardonnez, si je vous mets quelquefois sur ce chapitre : vous sçavez combien elle me tient à cœur, & je puis vous assurer que, plus je vais en avant, plus je trouve qu’il n’y a rien de si doux au monde, pour le repos de la conscience, que de regarder Dieu comme un pere qui ne nous manquera pas dans nos besoins. M. Despréaux que vous aimez tant, est plus que jamais dans ces sentimens, sur-tout depuis qu’il a fait son Epître sur l’amour de Dieu. Et je puis vous assurer qu’il est très-bien persuadé lui-même des vérités dont il a voulu persuader les autres.

Ce témoignage prouve que Despréaux ne tenoit à la Tragédie & à la Comédie, que comme les Littérateurs sensés y tiennent. Il les regardoit aussi indifférentes en elles-mêmes que le Sonnet, l’Ode, &c. Mais il désapprouvoit nos Jeux scéniques, tels qu’ils étoient de son temps ; & par conséquent il auroit encore plus {p. 516}réprouvé ceux de notre siecle. Il s’explique à cet égard dans une de ses Lettres.

Attaquez, dit-il359, nos Tragédies & nos Comédies, puisqu’elles sont ordinairement fort vicieuses. Je vous abandonne le Comédien & la plupart de nos Poëtes, & même M. Racine en plusieurs de ses Pieces. Mais n’attaquez pas la Tragédie & la Comédie en général.

Cette réserve en faveur de l’art, ne justifie pas nos Théatres, dont la contagion a toujours été redoutée. Despréaux nous en fournit une preuve dans une de ses Lettres à Racine360, où il l’informoit que les Comédiens étoient obligés de déloger de la rue Guenégaud.

Messieurs de Sorbone, y est-il dit, en acceptant le College des quatre Nations, ont demandé pour premiere condition qu’on éloignât du College le Théatre de la Comédie. Les Comédiens ont déjà marchandé des places dans cinq à six endroits ; mais partout où ils vont, c’est merveille d’entendre comme les Curés crient. Le Curé de Saint Germain de l’Auxerrois a déjà obtenu qu’ils {p. 517}ne seroient pas à l’hôtel de Sourdis…. Enfin ils en sont à la rue de Savoie dans la Paroisse de S. André. Le Curé a été aussi au Roi lui représenter que, si les Comédiens y viennent, son Eglise seroit déserte. Les grands Augustins ont aussi été au Roi, & le P. Lembrochont, Provincial, a porté la parole…. L’alarme est grande dans le quartier. Tous les Bourgeois qui sont gens de Palais, s’y opposent…. S’il y a quelque malheur dont on puisse se réjouir, c’est à mon avis de celui des Comédiens. Si l’on continue à les traiter comme on a fait, il faudra qu’ils s’aillent établir entre la Villette & la porte Saint Martin, encore ne sçai-je s’ils n’auront pas sur les bras le Curé de S. Laurent.

Enfin leur Théatre fut placé au Fauxbourg Saint-Germain, dans la rue des Fossés de M. le Prince, qui fut ensuite appellée rue de la Comédie.

Le Curé de S. Sulpice, qui n’avoit pu éviter d’avoir ce Théatre dans le territoire de sa Paroisse, fit une espece de protestation publique, en ne voulant pas que la Procession du Saint-Sacrement continuât de passer dans cette rue.

Si l’on objectoit qu’il n’en est point par-tout usé de même : on auroit à répondre que dans des objets de discipline, on reçoit la Loi des circonstances & des égards que certaines {p. 518}considérations exigent, sans qu’on puisse en inférer rien de contraire à l’esprit des bonnes regles.

D’ailleurs, tous ceux qui, par état, sont chargés de veiller à la conservation des mœurs, ne s’acquittent pas de ce devoir avec le zele actif d’un Innocent XI, qui parvint sous son Pontificat à empêcher les vices publics de se montrer à Rome361. Voici un autre exemple bien mémorable.

Le Sénat de Venise avoit anciennement chassé par un Décret solemnel les Comédiens, comme nuisibles au bien public. Néanmoins, environ trente-cinq ans après il y eut quelques Sénateurs qui eurent la foiblesse de proposer la révocation de ce Décret. On en donna avis au Procurateur de la République, Zacharie {p. 519}Contarini362. Ce vénérable Magistrat, accablé du poids des années, étoit alors retenu au lit par une maladie qui le menaçoit d’une fin prochaine. Son état d’infirmité ne l’empêcha pas d’être alarmé des inconvéniens qui résulteroient de la révocation d’un Décret qui avoit été donné après les plus mûres délibérations. L’amour de la Patrie l’animoit tellement encore qu’il eut le courage de se faire porter au Senat sur un matelas ; & y étant arrivé, il se fit soulever la tête. Il employa le peu de force qui lui restoit à démontrer combien il étoit important de ne pas tolérer une profession qui avoit corrompu les mœurs dans toutes les Villes où elle avoit été admise. Ce vénérable vieillard eut la satisfaction de voir tous les Sénateurs revenir à son opinion. Les Comédiens furent de nouveau bannis de la Ville de Venise.

Ce fait se trouve rapporté dans un {p. 520}petit Ouvrage Latin qui fut imprimé à Padoue en 1630, sous ce titre : In Actores & Spectatores Comœdiarum nostri temporis Parænesis ; Autore Maria Francisco del Monaco, Clerico Regulari ; c’est-à-dire, Avertissement aux Acteurs & aux Spectateurs des Comédies de notre temps, par Marie-François del Monaco, Clerc Régulier Théatin.

Plusieurs personnes de considération à qui nous avons procuré la lecture de ce Livre363, nous ont conseillé d’en donner le texte original en son entier à la fin de ce volume. Elles nous ont observé que cette production d’Italie qui n’étoit point connue en France, seroit le complément des preuves des principes que nous avons soutenus dans nos Lettres.

Nous devons à la Bibliotheque du Roi la connoissance de ce petit Ouvrage Latin, dont un Exemplaire de l’édition originale nous y a été communiqué, & sur lequel a été faite l’édition dont nous avons parlé dans la cinquieme édition de nos Lettres sur les Spectacles.

{p. 521}Nous sommes donc dans le cas de partager la reconnoissance des Gens de Lettres envers le célebre Abbé Bignon364, à qui l’on a obligation de l’ouverture publique de cette immense {p. 522}Bibliotheque, dont M. le Beau, Professeur. Royal, & de l’Académie des Inscriptions & Belles-Lettres, a parlé d’une maniere bien intéressante dans l’éloge qu’il a fait de M. l’Abbé Sallier, Garde des Livres imprimés de la Bibliotheque Royale.

On sçait que nos Rois ne possedent rien pour eux-mêmes ; la France est leur famille ; leurs palais sont l’asyle d’un Peuple nombreux ; leur trésor coule dans les veines de leurs Sujets. C’est conformément à ce systême de bienfaisance universelle que fut établie la forme actuelle de {p. 523}l’administration de la Bibliotheque du Roi, dont le Bibliothécaire est comme le Gouverneur. C’est lui qui maintient les loix de l’établissement, regle les emplois, veille sur la maniere dont ils sont remplis, décide des acquisitions, fait agir les ressorts nécessaires pour entretenir, peupler & enrichir ce noble département. Les différens Gardes en sont comme les Magistrats pour distribuer le travail ; assigner aux Ouvrages le rang qu’ils doivent occuper ; les enregistrer, les définir ; en un mot, maintenir dans ce Peuple d’Auteurs une sorte de police, sans laquelle ce ne seroit qu’une multitude confuse, inutile, embarrassante. M. l’Abbé Bignon est le premier Bibliothécaire qui s’occupa des moyens de rendre commun à la Nation, & même aux Etrangers, ce trésor supérieur à celui des Attale & des Ptolomée. C’est d’après la requisition de M. l’Abbé Bignon, qu’on a ouvert au Public la Bibliotheque du Roi, & qu’on en a composé le catalogue dont on a actuellement dix volumes in-folio imprimés. Ce catalogue dont on desire la {p. 524}suite avec empressement, inspire à toute l’Europe sçavante les richesses enfermées dans ce magnifique dépôt. M. l’Abbé Sallier fut pour les livres imprimés le premier Garde qui devint chargé de présider à l’assemblée de ces hommes studieux qui viennent chercher des lumieres dans ces vastes Galleries où, dans les saisons les plus glacées il n’est permis d’introduire d’autre chaleur que celle de l’étude.

M. Capperonnier lui succéda en 1761 ; & ce Sçavant étant mort en 1775, il a été remplacé par M. l’Abbé Desaunays. La nomination à de pareilles places, fait l’éloge de ceux à qui elles sont déférées, puisqu’il faut que l’étendue du sçavoir de ceux qui y sont nommés, réponde à celle de la Bibliotheque Royale. En effet, comme elle est le supplément des Bibliotheques particulieres, on doit retrouver chez eux les lumieres qui échappent aux autres Littérateurs. Il leur faut un fonds de connoissances pour éclairer ceux qui les consultent, pour faire honneur auprès des Sçavans étrangers à l’érudition Françoise, en leur montrant {p. 525}qu’elle n’est pas ensevelie dans ce superbe monument ; mais qu’elle vit & qu’elle respire dans ceux qui en sont les dépositaires & les gardiens. Nous avons souvent eu occasion de profiter de leurs lumieres. Ainsi, la Notice que nous venons de donner, est comme un hommage émané de la reconnoissance.

Revenons à l’Ecrit de François del Monaco. Nous en avons promis le texte original en faveur de ceux qui, dans leurs études, sont, avec raison, dans l’usage de recourir aux sources365 ; mais pour dédommager les personnes à qui le Latin n’est pas familier, en voici un Extrait qui en contient les principes essentiels.

François del Monaco a divisé son Ouvrage en trois parties, dont la premiere contient sept classes de différentes autorités. La premiere classe est un abrégé des autorités tirées de l’Ecriture-Sainte. La seconde classe est un Recueil de Canons des Conciles contre les Spectacles. La troisieme classe est une Tradition des Peres de l’Eglise.

{p. 526}La quatrieme classe est une suite de décisions des Théologiens qui ont écrit contre les Spectacles.

La cinquieme classe est une exposition des sentimens de plusieurs Jurisconsultes qui ont comparé les Comédiens à des chasseurs dangereux par leurs piéges, puisqu’ils tuent les ames par leurs jeux licencieux, comme les chasseurs tuent les bêtes à la chasse.

La sixieme classe contient les sentimens des Sages du Paganisme, tels que Platon, Séneque, Valere-Maxime, Suetone, Corneille, Tacite, qui ont tous déclamé contre les Théatres, & ont fait voir qu’ils étoient contraires à l’honnêteté des mœurs.

Enfin la septieme classe est un récit d’événemens tragiques que plusieurs Auteurs respectables ont rapportés comme des punitions de la fréquentation des Spectacles.

La seconde partie de l’Écrit de François del Monaco, est employée à examiner trois propositions. Elles paroîtront sans doute un peu séveres aux partisans de nos Spectacles ; mais ils doivent en conclure qu’on leur en impose, quand on leur dit qu’en Italie les bons Moralistes approuvent la fréquentation des Spectacles. La pureté de la morale chrétienne y aura toujours, comme ailleurs, ses défenseurs. Il faut être Chrétien de bonne foi ; car celui qui n’est point véridique dans la Religion chrétienne qu’il professe, est suspect dans sa probité, comme l’a dit M. de Montesquieu, parce qu’il manque de la meilleure caution qu’il puisse en donner. Suivons notre Auteur avec sincérité. Il examine dans sa premiere proposition, si les Comédiens {p. 527}de ce siecle peuvent passer pour honnêtes. Il commence par la définition des Comédies déshonnêtes : Ce sont celles, dit-il, où les hommes & les femmes s’entretiennent des intrigues d’amour, dansent au son des chansons les plus tendres, & donnent publiquement des leçons d’un crime qu’on n’ose commettre qu’en secret, tant ce crime est honteux : les entretiens n’en peuvent donc pas passer pour honnêtes ; & quoique la corruption du siecle les tolere, ils n’en sont pas moins criminels. C’est pour cela que les SS. Peres ont tant déclamé contre les Spectacles, comme on voit dans leurs passages, rapportés dans le Chapitre précédent.

La seconde proposition regarde les Comédiens ; s’ils pechent mortellement en jouant la Comédie. Del Monaco assure que tous les Auteurs qu’il a lus sur ce sujet, sont du sentiment qu’il y a péché mortel pour les Comédiens, parce qu’ils disent des paroles équivoques, & se servent d’expressions tendres ; parce que les femmes jouent avec les hommes sur le Théatre ; parce qu’on y traite des intrigues d’amour ; parce que, quoiqu’on les dise réformées, on les rend agréables, & ainsi opposées à la pureté du cœur, commandée aux Chrétiens. Peut-on accorder la pureté avec ces idées sales ?

Il autorise cette proposition par Richard de S. Victor, qui prouve qu’il y a péché mortel dans une action, lorsque Dieu est offensé grievement, lorsqu’on fait tort au prochain & à soi-même. Or les Comédiens font ces trois maux ; ils choisissent les plus belles Comédiennes qu’ils peuvent trouver, ils les {p. 528}parent magnifiquement avec le fard & l’artifice ; leurs paroles, leurs postures, leurs postures, leurs danses & leurs chansons portent à l’impureté. Là les jeunes gens se corrompent ; les filles se familiarisent avec l’amour profane, dont elles entendent si agréablement parler. Enfin les Conciles les ont excommuniés : or on n’excommunie pas pour un péché véniel, mais seulement pour un péché mortel, considérable & scandaleux.

La troisieme proposition que cet Auteur s’applique à bien examiner, est conçue en ces termes : Si ceux qui assistent aux Spectacles, pechent mortellement ? Il prouve l’affirmative, à cause du scandale, à cause du danger du péché, à cause de leur participation aux paroles des Comédiens qu’ils écoutent avec plaisir, qu’ils approuvent, qu’ils admirent, qu’ils soutiennent par leur autorité, par leur argent, par leur présence ; car les Comédiens péchant mortellement en jouant la Comédie, on ne peut être témoin, approbateur, protecteur de cette action criminelle, sans être complice. L’Auteur se sert de la raison des excommunications fulminées par les Papes contre les duellistes & leurs témoins, parce qu’ils sont approbateurs du duel, qui est un péché mortel & scandaleux. La justice des hommes punit les témoins d’un vol & d’un assassinat, qui ont loué & qui n’ont pas dénoncé le criminel.

Del Monaco répond ensuite à l’excuse ridicule de ceux qui disent : Quand je n’irois pas à la Comédie, on ne laisseroit pas de la jouer. Un voleur seroit il absous par la même excuse ? N’est-ce pas y contribuer autant qu’il {p. 529}est en soi, que d’assister aux Comédies ? Car donner son argent aux Comédiens, c’est pratiquer ce que le Saint-Esprit condamne par ces paroles du Ps. 49 : Vous étiez de société avec les adulteres. Donner aux Comédiens, c’est un grand crime, selon S. Augustin ; c’est une espece d’idolâtrie, selon S. Jérôme. Aussi l’Auteur rapporte un endroit de Lampridius, qui loue l’Empereur Severe de n’avoir rien donné aux Comédiens de son temps. Il ajoute que, si l’argent que les spectateurs donnent aux Comédiens, les rend coupables, le scandale que leur mauvais exemple cause, sert à rendre leur assistance plus criminelle ; c’est ce qu’il prouve par un passage de S. Jean Chrysostome, cité dans le Chapitre précédent.

Del Monaco n’oublie pas le danger où s’expose le spectateur des Comédies : il prétend que la Comédie est une occasion prochaine du péché mortel ; son raisonnement est solide, le voici : Toute action qui fait tomber souvent dans le péché mortel le plus grand nombre des personnes qui la pratiquent, est une occasion prochaine de péché mortel. Or il est certain que la Comédie excite des desirs, & fait tenir des discours criminels à presque tous les jeunes gens spectateurs des Comédies, & qui en font le plus grand nombre : donc c’est une occasion prochaine de péché mortel. Or S. Charles veut qu’on refuse l’absolution à ceux qui ne veulent pas quitter l’occasion prochaine, & qu’on la differe à ceux qui ne peuvent pas la quitter.

Il appuie toute cette doctrine sur ces paroles de David : Heureux est celui qui ne se laisse {p. 530}point aller au conseil des impies, qui ne marche point dans la voie des pécheurs, & qui ne s’assied point dans la chaire des moqueurs. Tertullien se sert de ce verset du premier Pseaume pour vérifier que l’Ecriture Sainte défend d’aller aux Spectacles, comme elle défend l’homicide, l’adultere & le vol. Mariana, Jésuite, au Livre 3 De Rege & Regis Institutione, cap. de Spectaculis. dit qu’on approuve les choses qui nous réjouissent, & que nous nous laissons entraîner par le poids de notre misere, à faire pis que nous n’avons vu. Ce Jésuite conclut : Censeo ergo licentiam Theatri afferre certissimam pestem moribus christianis. J’estime donc que la liberté qu’on se donne d’assister aux Spectacles du Théatre, est assurément une peste pour les mœurs des Chrétiens. Comitolus, aussi Jésuite, lib. 5. Resp. Moral q. 11, raisonne ainsi : « C’est commettre un péché mortel, que de prendre plaisir à une action qui est péché mortel, ou qui ne se peut faire sans péché mortel ; or les Comédies ne peuvent se représenter sans péché mortel ».

La troisieme partie de l’Ouvrage de Del Monaco, propose les raisons apparentes dont on se sert le plus ordinairement pour défendre la Comédie, & il en fait voir le fort & le foible. La premiere est, que les Spectacles ne sont pas défendus dans le Décalogue. Il répond 1°. Par l’explication de Tertullien sur le 1. Ps. cité ci-devant. 2°. Par les vœux du Baptême, par lesquels nous avons renoncé au démon, au monde & à ses pompes que les Théatres étalent. 3°. Par S. Jean Chrysostome, qui soutient que le commandement du {p. 531}Décalogue, Non concupisces, renferme la défense des Spectacles qui réveillent & qui excitent la concupiscence.

La seconde raison tirée de l’infamie des Spectacles anciens, qui avoit porté les SS. Peres à les condamner, est réfutée par les SS. Peres mêmes qui les ont condamnés pour des raisons qui subsistent encore, comme on l’a fait voir.

La troisieme est, qu’il n’y a pas plus de mal à voir représenter les Comédies qu’à les lire. 1°. Il est dangereux de les lire, & l’on doit s’en abstenir. 2°. Il y a bien de la différence, selon Ciceron & Quintilien, entre l’impression que fait la lecture d’un discours, & celle de la prononciation du même discours accompagné du son de la voix & des gestes. La Comédie représentée est encore accompagnée de la pompe du Théatre, de la vue des Comédiens, de la magnificence des habits, des danses, des instrumens de musique, ce qui la rend aussi dissemblable de la lecture, qu’un corps vivant est différent d’un corps mort qui a des yeux sans feu, des pieds sans mouvement, des membres sans action. Telle est la Comédie sur le papier : on y voit le corps des passions sans ame ; mais il y a beaucoup de personnes d’un tempérament si tendre, que la lecture des Comédies & des Romans les enflamme facilement : c’est pourquoi ces lectures sont défendues.

La quatrieme raison est une idée de correction des mœurs que les Comédiens ont voulu donner, pour justifier les Comédies. Mais il répond qu’on n’a jamais vu de conversion {p. 532}par la Comédie ; Jesus-Christ ne nous a pas donné de tels maîtres de la vertu. 2°. Ces Comédies divertissent les personnes dont elles critiquent les passions.

La cinquieme est une ignorance prétendue de la condamnation de la Comédie. Mais il répond 1°. avec Sanchez, qu’il n’y a que l’ignorance invincible qui pourroit excuser ; or il n’y a personne qui n’ait oui parler qu’il y a des gens qui condamnent la Comédie. 2°. Il suffit d’avoir lu l’Evangile, pour être convaincu que la Comédie ne peut pas s’accorder avec les maximes de ce Livre divin. 3°. Si on a trouvé des Docteurs favorables à la Comédie, c’est un malheur dont le Sauveur a menacé, en disant : Si un aveugle en conduit un autre, ils tomberont tous deux dans la fosse, Matth. 15. v. 14. Del Monaco fait ici une belle morale aux Chrétiens qui aiment & qui cherchent des Confesseurs faciles & complaisans ; c’est la source des désordres du siecle. Il conclut avec S. Ambroise, qu’il faut que les Prédicateurs prêchent, que les Confesseurs disent, & que les Auteurs écrivent contre les passions, quoiqu’ils connoissent l’opiniâtreté des hommes.

La quatrieme & derniere partie de l’Ouvrage de Del Monaco, se réduit à trois remedes qu’il propose contre les maux causés par la Comédie. Le premier seroit de purger les Pieces du Théatre, ce qui sera impossible, dit-il, tant que les hommes & les femmes y parleront d’amour.

Le second remede & le plus sûr, seroit de chasser les Comédiens : il appuie cet avis par celui de Menochius, qui porte que les Princes {p. 533}& les Magistrats sont obligés de faire leurs diligences pour les chasser des Villes ; & par celui de S. Charles Borromée, qui dit la même chose en son premier Concile de Milan, partie 2.

Le troisieme remede est de Mariana, Jésuite, au livre 3 De Rege & Regis Institutione, cap. de Spectaculis, qui croit qu’on doit publier la Doctrine contre la Comédie, parce qu’il y aura toujours quelqu’un qui en pourra profiter, & qui préférera son salut à un plaisir si dangereux.

Les Italiens ont deux sortes de Comédiens. Les uns sont mercenaires ; ils gagnent leur vie à aller de ville en ville jouer des Pieces de Théatre. Et il y en a d’autres qu’on appelle domestiques : ceux-ci sont domiciliés, & la plupart y sont fixés par quelque profession civile. Ils ne prennent point d’argent de leurs représentations. Il y en eut, du temps de François del Monaco, trois de cette derniere espece, nommés Barbieri, dit Beltrame, Cecchino & Andreino, qui voulurent faire les Casuistes. Ils publierent un Ecrit pour soutenir qu’il n’y avoit aucun mal à aller à leurs représentations. Ce fut pour combattre leur témérité, que Del Monaco composa le Traité dont il est ici question. Et quelques années après, il fut secondé par le P. Ottonelli, Jésuite, qui donna sur ce même point de morale un Ouvrage en 3 vol. in 4°., dont nous parlons pag. 124 de notre Histoire des Ouvrages pour & contre les Théatres. Les principes que l’Auteur y soutient, sont conformes à ceux des décisions {p. 534}qui ont si souvent été données sur cette matiere par les Théologiens François, & notamment à la décision donnée en Sorbone, le 30 Mai 1694, & qui est aussi indiquée, page 146 de notre IIe Tome. Mais comme nous avons omis d’en donner la conclusion ; nous y suppléerons en l’ajoutant ici, comme une autorité à joindre à celles qui précedent.

Les Docteurs consultés sur une question relative à cette matiere, conclurent :

1°. « Que les Comédiens dans leur profession, comme elle s’exerce, sont infames & irréguliers, non defectu Sacramenti vel lenitatis, sed ex delicto ; c’est-à-dire, qu’ils sont en état de péché mortel, & qu’on ne doit pas les absoudre, s’ils ne promettent de quitter leur profession.

« 2°. Qu’à l’égard de ceux qui cooperent à la Comédie d’une maniere prochaine & déterminée, ou qui y assistent de leur plein gré, quoiqu’ils ne soient pas si coupables que les Comédiens ; on doit néanmoins leur refuser l’absolution, si les uns & les autres ne veulent point se corriger & changer de conduite, après avoir été suffisamment avertis ».

Ceux qui liront l’Ecrit suivant avec un cœur droit & avec une sincere volonté de s’instruire, seront obligés de convenir de bonne foi que cette décision que nous venons de citer, est fondée sur des principes incontestables, & que les Ministres Ecclésiastiques ne doivent jamais en tolérer l’altération dans ceux dont ils dirigent la conduite.

{p. 535}D. FRANCISCI MARIÆ DEL MONACO,
Siculi Drepanitani,
Congregationis Clericorum Regularium, Doctoris Theologi,
IN ACTORES ET SPECTATORES
Comœdiarum nostri temporis
PARÆNESIS.
Juxta Patavii Exemplar editum anno 1630.

366

{p. 537}PIO ET CHRISTIANO
LECTORI.

Tibi cuditur, Christiane Lector, hæc Parænesis. Authorem ne quære : tot sunt, quot hîc tuo bono loquentes audis, vides, viros Patresque sanctissimos ac doctissimos. Tibi perpluunt hi sacrarum nubium imbres, etiam dum tonitribus piè sæviunt. Divinæ hæ voces Cœlo elapsæ tibi perstrepunt ; tantùm audias. In luce sagittarum harum ibis, haud cades : sanant dum sauciant tela hæc : vitam redimes si pavebis, non adiment. Fuge sirenarum voces ; id adhortamur. Illides in miseriarum omnino pœnitendas cautes ; in tristitiæ syrtes illides, dum voluptatum hortos, fallacia gaudia consectaris. Voces quibus arrides, è Tartari rictibus, è septo dentium fallentium : aures dum pascis, in fauces abis non puellarum, sed draconum. Sirenes in voluptatis delubris præcipitia adornant dum saltant : gemitus parant, dum concinunt : dabunt post risûs exordium, exodium lacrymarum. Minus credis ? at tot doctissimorum hominum monitis crede ; tot Theologorum doctrinis, tot sanctorum Patrum, tot vocibus Scripturarum. Ingessimus hæc, & veluti farcto centone consuimus, ut ne rete effugeres, si unius aut alterius authoritatis hamum fugeres. Porrige victas manus ; mera dementia est contra veritatem pugnare. At & Theologos habes {p. 538}qui tibi faveant ? Habe. Habes stultitiæ fautores, patronos turpitudinis ; minimè verò Theologos, sed Cœnologos. Imo eò deploranda tempora sæculis omnibus impudiciora, quæ à quibus defenderentur invenere. At viros non de populo affers, sed eruditionis & modestiæ præstantes : vincit hîc officium linguæ, periculi, addo & piaculi magnitudo. Ergo novarum doctrinarum venenata delinimenta, tot Legum sacrorumve Conciliorum, ac maximorum Pontificum sensibus, decretis, gentium consensu, sæculorum decursu, prodigiorum ostentis comprobatis firmatisque præferemus ? Venenum non nisi aureo cratere propinat Babylonia illa meretrix : hæc fictæ sapientiæ malesano fulgore excitata ab inferis pestis, docere audet quæ integer audiit nemo, nemo pius, nemo doctus ? Cynedicam mutamque turpitudinem, quam nunc Carabandam Hispani vocant, Gaditanam veteres acerrimè olim insectati sunt Patres ; nos loquacem turpitudinem præteribimus ? nos, ut aureum illud Chrysostomi os aiebat, ipsa ventorum flabella, quibus incendia concupiscentiæ accenduntur, dissimulabimus ? Aristides, ut ad Smyrnæ ruinas resarciendas Imperatorem Antoninum hortaretur, Monodiam scripsit, qui post descriptam urbis antea florentis pulchritudinem, etiam addidit :

Νῦν δὶ ζέφυροι ἔρκμην ἀυτὴν καταπνέουσιν,
Nunc autem desolatam perflant Zephiri.

Quibus verbis vix à lacrymis se temperavit Imperator, quin ejusdem urbis reparationem {p. 539}mandarit statim. At concupiscentiarum ardore afflatas jam, imo combustas animarum Myriades, qui audimus ne dum, sed videmus, non dolebimus ? Dicent minimè se nugis hisce moveri, nec tantos libidinum torres, nec tam fera incendia haurire ab iis qui in Scena ludunt. Ego verò id credam ? Cùm legeretur in sacro Niceæ Conventu Arii liber, quidam erant ex iis sanctitate & sapientiâ Proceres qui etiam ad bestias usque pro fide & religione pugnaverant ; hi in omnium oculis aures manibus obstruxere : quippe qui timebant ne scelestissimorum dogmatum sensim aliquid in animum illaberetur, aut fugiens Lectoris vox perniciem aliquam in pectus alias adamantinum instillaret, Testem habeo planè locupletissimum D. Athanasium, ubi de Niceni Concilii Patribus. Verùm quis nostrorum adolescentium, juvenum, fœminarumve audaciam non admirabitur ? aut quæ in re tam proclivi temeritas, quando insuper & sanguinis ebullientis, & fomitis exardescentis, & voluptatis lænocinantis, & meretriculæ gestientis, armis obsidentur primùm mox cùm minus putant, alliciuntur, deliniuntur, emolliuntur, expugnantur ? cerea corda cum igne contendant, cum sole nivea, ut non liquescant ? Vos hîc, vos appello Zachariæ Contareni illustrissimi cineres : exere iterum vir præclarissime, sicut olim è cellula æger, utinam etiam è tumulo omnium optimorum memoriâ dignum caput. Paveant postremam illam vocem tuam cœterarum gentium Principes, ut quondam ad emortui penè cadaveris postremos nutus Veneti Patres, rem qualem à {p. 540}gravissimo æquè ac doctissimo viro accepi, etiam habe penes quem stet fides. Exegerunt ante triginta quinque plus minus annos è suis laribus Venetorum Patres venales hosce Histriones, tantùm quia bonis moribus obessent, populorum tranquillitati. Decretum illud revellere conati sunt quidam, ut serium satis, & solum senescenti supercilio dignum, adolescentulorum hilaritati planè contrarium ; & penè evicerant. Audiit id Contarenus, tunc Venetæ Reipublicæ (ut aiunt) Procurator, cùm efferri etiam æger in Senatum voluit, auditoque pro Comicis consilio, clamans caput exeruit è pulvinari, ultimoque spiritu id præstitit, ut urbe totâ iterum Histriones pellerentur. O factum nullis unquam sæculis intermoriturum ! o vox omni ære perennior ! Sed longior ero dum moneo ; rarò virtutis vox sititur. Interim christianæ caulæ ovis, quisquis es, etiam hîc Pastoris vocem agnosce ! ejus hæc Parænesis. Ejus nutu, imo & jussu, ut profundæ populorum nocti lucem afferat, lucem aspicit.

Vale.

***

{p. 541}IN ACTORES ET SPECTATORES
Comœdiarum nostri temporis
PARÆNESIS.

CLASSIS PRIMA.
Authoritatum Sacrarum Scripturarum.

Ecclesiasticus Cap. IX. Cum saltatrice ne assiduus sis, nec audias illam, ne fortè pereas in efficacia illius. Averte faciem tuam à muliere compta, & ne circumspicias speciem alienam ; propter speciem mulieris multi perierunt. Speciem mulieris multi admirati reprobi facti sunt : colloquium enim illius quasi ignis exardescit.

Ecclesiastes VII. Lustravi universa animo meo, ut cognoscerem impietatem stulti & errorem imprudentium, & inveni amariorem morte mulierem, quæ laqueus venatorum est, & sagena cor ejus : vincula sunt manus illius. Qui placet Deo, effugiet illam : qui autem peccator est, capietur ab illa.

Matth. XIV. Saltavit filia Herodis in medio, & placuit Herodi. Marc. 6. Et cùm saltasset & placuisset Herodi, &c.

Judith. XVI. Sandalia ejus rapuerunt oculos ejus : pulchritudo ejus captivam fecit animam ejus.

{p. 542}CLASSIS SECUNDA.
Authoritatum ex Sacris Sanctionibus summorum Pontificum, Conciliorum & LL. Civilium

S. Clemens, Pontifex Maximus, & Secundus post S. Petrum, lib. 8 Constitutionum, cap. 32. Si quis scenicus ad Ecclesiam aggregatus sit, vir mulierve fuat, aut ludo præfectus, aut athleta, aut choraules, aut cytharistes, aut lyristes, aut saltare doctus, desinant artem suam, aut cœtu piorum pellantur.

Cap. pro Dilect. de Consecratione distinct. 2. de Histrione quodam, an talis debeat communicare nobiscum ? Quod ego puto nec majestati divinæ, nec evangelicæ disciplinæ congruere, ut pudor & honor Ecclesiæ tam turpi & infami contagione fœdetur, ex D. Cypriano ad Eucratium lib. 1.

Et lib. 2. canonic. institut. de Euch. § item quamvis. Item quamvis regulariter nullus, etiam si quem Sacerdoti peccatorem & impœnitentem esse liqueat, ab Altari sit arcendus, Scenicis tamen atque Histrionibus, cæterisque personis hujusmodi quamdiu tam detestandas artes exercuerint, sacra Communio deneganda erit ; nec enim evangelicæ disciplinæ congruit, ut pudor & honor Ecclesiæ tam turpi & infami contagione fœdetur. Glossa in verbo Histrionibus, intelligo de his qui turpibus & illicitis ludunt.

Concil. Carthag. III. capite 35. Refertur in cap. Scenicis d. 2. de Consecr. Scenicis atque Histrionibus cæterisque hujusmodi personis, vel Apostaticis conversis, vel reversis ad Dominum, gratia vel reconciliatio non negetur.

Cap. Donare dist. 86. Donare res suas Histrionibus, vitium est immane. Gloss. ibid. ex D. Hieron. Donare Histrionibus, est dæmonibus immolare. Idem habet D. August.

Concil. Nannetense & refertur in c. nullus d. 44. Clerici Larvas ante se fieri non permittunt ; hoc enim diabolicum est.

L. Consensu C. de Repud. Vir dimittere uxorem potest, si præter voluntatem suam circenses {p. 543}& theatricas voluptates captet, ubi scenici ludi sunt, aut ubi feræ cum hominibus pugnant.

L. II. §. ait Prætor ff. de his qui notantur infamiâ, Ait Prætor, qui in Scenam prodierit, infamis est. In eam legem Baldus, solùm joculatores qui ludunt in Scena, sunt infames : joculatores verò qui ludunt honesto modo causâ recreationis vel solatii, & nihil contra bonos mores faciunt, ideo isti non sunt infames. In hanc eandem rem Chrysost. hom. 12. in 1 ad Corinthios de Histrionibus, Si sunt infames, cur in eos tot sumptus facis ? Si enim sunt infames, oportuit eos urbe exigi, non de publico ali.

Authent. Ut cùm de appel. cognoscitur. §. causas vers. si præter voluntatem parentum. Collat. 8. Causa justæ exhæredationis, si præter voluntatem parentum inter arenarios vel mimos sese filius sociaverit, & in hac professione permanserit.

Just. Imp. in Prœmio ff. Quis enim ludos appellet eos ex quibus crimina oriuntur ?

Concil. Aquisgranense sub Ludovico Pio Imperatore primo, cap. 83. Non oportet Sacerdotes aut Clericos quibuscumque spectaculis in scenis aut in nuptiis interesse, sed antequam Thymelici ingrediantur, exurgere eos convenit, aut inde discedere. Idem habent Græcæ Synodi cap. 59.

Concil. Agathense. cap. 89. in cap. Presb. distinct. 34. Presbyteri, Diaconi, Subdiaconi, vel deinceps quibus ducendæ uxoris licentia non est, etiam alienarum nuptiarum vitent convivia, nec his cœtibus misceantur, ubi amatoria cantantur & turpia, aut obsceni motus corporum choreis & saltationibus efferuntur, ne auditus aut obtutus sacris mysteriis deputati, turpium spectaculorum atque verborum contagione polluantur.

Concil. Carthag. 4. cap. 88. & habetur de Consecratione. dist. 1. in c. qui die. Qui die solemni, prætermisso solemni Ecclesiæ conventu, ad spectacula vadit, excommunicetur.

L. Dominico de Spectaculis in cod. Theod. quam nec reperi, sed illam his verbis transcribit Barnabas Brissonius, & egregio commentario illustravit. Verùm idem ferè habetur. L. omnes dies. C. de feriis.

{p. 544}Dominico qui septimanæ totius primus est dies & Natale atque Epiphaniorum Christi Paschæ, etiam & Quinquagesimæ diebus, quo tempore & commemoratio Apostolicæ Passionis totius Christianitatis magistræ à cunctis jurè celebratur ; omni theatrorum voluptate per universas urbes earundem populis denegata, totæ Christianorum ac Fidelium mentes Dei cultibus occupentur. Si qui etiam nunc vel Judæi impietatis amentiâ, vel stolidæ paganitatis errore atque insaniâ detinentur, aliud esse supplicationum noverint tempus, aliud voluptatum.

Concil. Arelat. primùm tempore Silvestri Papæ I. num. 7. Qui in theatris conveniunt, excommunicentur ; & iterum cap. 7. de Theatricis, Et ipsos placuit quamdiu agunt, à Communione separari.

Acta Mediolan. Ecclesiæ sub Sanctissimo Antistiti Divo Carolo Borromæo, p. par. Ubi de Histrionibus & Comicis, De his etiam Principes & Magistratus commonendos esse duximus, ut Histriones & Mimos, & ejus generis perditos homines, è suis finibus ejiciant, & in Caupones & alios quicunque eos receperint, acriter animadvertant.

CLASSIS TERTIA.
Authoritatum ex sacris Doctoribus & antiquissimis Ecclesiæ Patribus, qui Christianam Religionem ac pietatem acerrimè tutati sunt.

Tertullianus vetustissimus juxta ac gravissimus Author lib. de Spectaculis. Quid facis in illo suffragiorum impiorum æstuario ? Recogita quid de te fiat in Cœlo. Dubitas enim illo momento quo in diaboli ecclesia fueris, omnes Angelos prospicere de Cœlo & singulos denotare, quis blasphemiam dixerit, quis audierit, quis linguam, quis aures diabolo adversùs Deum administraverit ? Non ergo fugies sedilia hostium Christi, illam cathedram pestilentiariam, ipsumque aerem qui desuper incubat scelestis vocibus constupratum. Et statim, Sint dulcia licet & grata & simplicia, etiam honesta quædam ; nemo {p. 545}venenum temperat felle & elleboro, sed conditis pulmentis, & bene saporatis, & plurimùm dulcibus, id mali injicit : ita & diabolus lethale quo conficit rebus Dei gratissimis & acceptissimis imbuit : omnia illic seu fortia, seu honesta, seu sonora, seu canora, seu subtilia proinde habe, ne stillicidia mellis de libacunculo venenato.

D. Hieron. in 20 caput Ezech. in illud. Et dixi ad eos unusquisque offensiones oculorum suorum abjiciat, & in idolis Ægypti nolite pollui. Ab idolis hoc est à spectaculis imo offensionibus Ægypti quæ rectè idola nominantur, removeamus oculos arenæ, circi ac theatrorum, & omnibus quæ animæ contaminant puritatem & per sensus ingrediuntur ad mentem ; impleturque quod scriptum est : Mors intravit per fenestras vestras.

D. Cypr. Epist. 2. lib. 2. Converte hinc vultus ad diversi spectaculi non minus pœnitenda contagia in theatris quocumque conspicies quid tibi & dolori sit & pudori. De parricidiis & incœstis, horror antiquus ad imaginem veritatis expressâ actione replicatur, ne sæculis transeuntibus exolescat, quod aliquando commissum est. Admonetur ætas omnis auditu, fieri posse quod factum est ; nunquam ævi senio delicta moriuntur, nunquam temporibus crimen obruitur, nunquam scelus oblivione sepelitur ; exempla fiunt quæ jam esse facinora destiterunt. Adulterium discitur dum videtur, & lenocinante ad vitia publicæ authoritatis malo quæ pudica fortasse ad spectaculum matrona processerat, de spectaculo revertitur impudica. Adhuc deinde morum quanta labes ! Quæ probrorum fomenta, quæ alimenta vitiorum histrionicis gestibus inquinari ! Plusque illic placet quisquis virum in fæminam magis fregerit ; in laudem crescit ex crimine, & eò peritior quò turpior judicatur. Spectatur hîc proh nefas & libenter.

Lactant. lib. 6. divinarum institutionum, c. 20. Quid de Mimis loquar corruptelarum præferentibus disciplinam ? qui docent adulteria dum fingunt, & simulatis erudiunt ad vera. Quid Juvenes aut Virgines faciant, cùm & fieri sine pudore & spectari libenter ab omnibus cernunt ? Admonentur {p. 546}utique quid facere possint, & inflammantur libidine quæ aspectu maximè concitatur ; ac se quisque pro sexu in illis imaginibus præfigurat, probantque illa dum rident, & adhærentibus vitiis corruptiores ad cubicula revertuntur. Nec pueri modò quos præmaturis vitiis imbui non oportet, sed etiam senes, quos peccare jam non decet, in talem vitiorum semitam dilabuntur. Et cap. 6. Epit. Histrionici etiam impudici gestus, quibus infames fœminas imitantur, libidines quas saltando exprimunt, docent. Spectant hæc adolescentes quorum lubrica ætas quæ frænari aut regi debet ad vitia & peccata his imaginibus eruditur. Fugienda igitur omnia spectacula, ut tranquillum mentis statum tenere possimus, renuntiandum noxiis voluptatibus, ne deliniti suavitate in pestiferæ mortis laqueos incidamus.

S. Cyrillus Hierosolymorum Episcopus, Cathechesi primâ, Non ergo studiosus esto furoris theatrici, ubi conspicias Mimorum impudicitias contumeliâ patratas & omni fœditate, & hominum mollium & effœminatorum saltationes.

D. Basil. Magnus hom. in Hexameron, Orchestra quæ abundat spectaculis impudicis, publica est & communis schola impudicitiæ iis qui assident, & tibiarum cantus & cantica meretricia insidentia audientium animis nihil aliud persuadent, quàm ut omnes fœditati studeant, & imitentur cytharistarum & tibicinum pulsus.

D. August. lib. 2. de Symbolo, cap. 2. In theatris labes morum discere turpia, audire inhonesta, videre pernitiosa ; & mox, Chorus illic ac cantio Pantomini elicit auditum, sed expugnat sanctum aspectum. Et de se ipso lib. 3. Confess. Rapiebant me spectacula theatrica plena imaginibus miseriarum mearum, & fomitibus ignis mei.

Minut. Felix in Octavio, nam in ludis currulibus quis non horreat populi in se rixantis insaniam ? in Gladiatoriis homicidii disciplinam ; in Scenicis etiam non minor furor, turpitudo prolixior ; nunc enim Mimus vel exponit adulteria, vel monstrat : nunc enervis Histrio amorem dum fingit, infligit.

Theoph. ad Autolycum, lib. 3. Nec cœtera {p. 547}spectacula spectare audemus, ne oculi nostri inquinentur, & aures nostræ hauriant aut profana quæ ibi decantantur carmina ; nempe dum Thiestæ tragica facinora commemorant, & Therei liberos devoratos recitant, nec fas nobis est audire adulteria Deorum quæ suavi cantu modulantur.

Isaacus Presbyter de mundi contemptu c. 2. Quis diligens turpiloquia potest habere mundam mentem ?

Salvianus lib. 6. Nihil enim ferme flagitiosum est quod in spectaculis non sit, illas rerum turpium imitationes, illas vocum ac verborum obscenitates, illas motuum turpitudines, illas gestuum fœditates.

D. Gregor. Nazianzenus de Histrionibus.

… … vitamque scelestam
In medio ludunt, quæ didicere docentes.
Ista quidem faciunt illi quæque arte pararunt
Infandâ ; post abjiciunt sceleratiùs, idque
Judicio certè supremi numinis æquo.

Beda quem refert. D. Anton. 2. p. tit. 3. §. 5. Non solùm in addiscendis artibus magicis, sed etiam in contemplandis spectaculis consistit concupiscentia oculorum.

D. Bernar. quem refert Bellovacensis lib. 3. spec. mor. distinct. 6. Ubi de Jocis & Comœdiis. Ut quid Christiane habes resumere quod renuntiasti ? ut quid claudicas ambobus genibus ? quid tibi cum pompis diaboli, quibus resignasti ? Amator Christi noli falli ; odit enim Deus tales, nec inter suos cognoscit professores, quos viæ suæ conspicit desertores.

D. Jo. Chrysost. hom. 62 ad populum Antiochenum. In theatro omnia contraria, risus, ineptitudo, diabolicus fastus, effusio, temporis impendium, & superflua dierum consumptio, malæ cupiditatis inductio, adulterii meditatio, fornicationis & imtemperantiæ schola, turpitudinis exhortatio, risûs materia, inhonestatis exempla ; ac plura ibidem, ubi etiam theatra pestilentiæ cathedram vocat, incontinentiæ gymnasium, {p. 548}luxuriæ officinam, impudicitiæ orchestram, babylonicam fornacem.

Idem. hom. 39. in cap. 11. Matth. Non enim ignoramus quot ibi fornicationes peragantur, quot adulteriis matrimonia maculentur, quot viri muliebria patiantur, quot juvenes effeminentur. Cuncta iniquitatis summæ, cuncta prodigiorum, cuncta impudentiæ plena sunt.

Idem. hom. 43. in cap. 20. Actuum Apostolorum. Magna mala theatra efficiunt civitatibus, magna, & neque hoc scimus quàm magna. Et alibi : Malefici autem nonne à theatralibus ludis constituuntur ?

Denique Homel. de David & Saüle. Equidem arbitror multos ex his qui heri nos destituerant, & ad iniquitatis spectacula discesserant, hodie præsentes esse : optarim autem istos qui sint, palam nosse, ut eos sacris vestibulis arceam. Et statim de iisdem : Neque enim tam grave est delinquere, quàm post delictum de remedio erubescere, nec parere Sacerdotibus talia jubentibus. Et quid hîc adeo magni sceleris commissum est, ut ab istis sacris Cancellis arcendi sint ? Imo quod delictum his gravius quæris ? cùm se ipsos planè adulterio contaminarint. Quòd si avertis adulterii modum cognoscere, non mea verba vobis referam, sed illius qui de tota hominis vita judicaturus est : Qui viderit, inquit, mulierem ad concupiscendam illam, jam mæchatus est eam in corde suo. Quòd si mulier sponte ac fortè in foro obvia, & neglectiùs culta sæpenumero curiosiùs intuentem cœpit ipso vultûs aspectu ; isti qui non simpliciter, neque fortuitò, sed studio & tanto studio, ut Ecclesiam quoque contemnant, & hâc gratiâ pergunt illuc, ac totum ibi desidentes diem in facies fœminarum illarum nobilium defixos habent oculos, quâ fronte poterint dicere, quòd eas non viderint ad concupiscendam ? Ubi verba quoque accedunt fracta lascivaque, ubi cantiones meretriciæ, ubi voces vehementer ad voluptatem incitantes, ubi stibio picti oculi, ubi coloribus tinctæ genæ, ubi totius corporis habitus fucorum imposturâ plenus est, aliaque insuper multa lenocinia ad fallendos inescandosque intuentes instructa : ubi socordia spectantium, {p. 549}multaque confusio, & hic nascens ad lasciviam exhortatio, tum ab iis qui spectaculis interfuerunt, tum ab illis qui quæ viderunt in spectaculis, post aliis enarrant. Accedunt huc irritamenta per fistulas ac tibias, aliaque hujus generis modulatio, in fraudem illiciens, mentisque robur emolliens, ac meretricum insidiis delectatione præparans illic desidentium animos, efficiensque ut faciliùs capiantur. Etenim si hîc ubi Psalmi, ubi divinorum verborum enarratio, ubi Dei metus, multaque reverentia, frequenter, ceu latro, quispiam versutus clam obrepit concupiscentia ; quomodo qui desident in theatro, qui nihil sani, neque audiunt, neque vident, qui undique obsidionem patiuntur per aures, per oculos, possint illam superare concupiscentiam ? Rursum si non possunt, quomodo poterunt unquam ab adulterii crimine absolvi ? Tum qui non liberi sunt ab adulterii crimine, quomodo poterunt absque pœnitentia ad hæc sacra vestibula accedere, hujusque præclari conventûs esse participes ? Quapropter equidem hortor rogoque ut priùs confessione ac pœnitentiâ aliisque remediis omnibus sese à peccato ex theatricis spectaculis contracto perpurgent, atque ita divinos audiant sermones. Et 39 ad pop. Theatralibus ludis eversis, non leges sed iniquitatem evertetis, ac omnem civitatis pestem extinguetis : hinc enim seditiones excitantur, hinc tumultus oriuntur.

B. Laurent. Justinianus, primus Venetorum Patriarcha, de casto connubio verbi & animæ, cap. 4. Ex appetitu verò boni quanta studia, quot labores ! Hinc joca, verba scurrilia, theatrici luxus, commessationes, ebrietates, læta convivia, varia epularum fercula, & omne quod ad explendam corporis voluptatem exortum est. Talia autem sectantes, gehennalibus flammis cruciabuntur.

{p. 550}CLASSIS QUARTA.
Authoritatum ex principibus Theologis Scholasticis qui docent mortali peccato esse obnoxios, & qui Comœdias ludosque exhibent, tum qui spectant.

D. Thom. Aquinas in 2. 2. q. 167. a. 2. ad secundum. Inspectio spectaculorum vitiosa redditur, in quantùm per hoc homo fit pronus ad vitia vel lasciviæ, vel crudelitatis, per ea quæ ibi repræsentantur. Unde Chrysost. hom. 6. in Matth. Quòd tales inspectiones constituunt adulteros inverecundos. Idem quæst. 168. art. 3. Superfluum in ludo accipitur quod excedit regulam rationis, quando scilicet utitur aliquis causâ ludi, turpibus verbis vel factis, quæ de se sunt peccata mortalia : & sic patet quòd excessus in ludo est peccatum mortale. Et in responsione ad tertium. Si qui sustentant illos Histriones qui illicitis ludis utuntur, peccant quasi eos in peccato foventes.

Card. Cajet. ibidem, Si indecentia sunt quæ repræsentantur, non excusant à peccato videntes. Præter hoc graviùs peccant viri graves, ratione scandali & mali exempli. Gravissimè autem Clerici, Religiosi, Sacerdotes, aut Pontifices in hoc delinquerent. Si futuræ indecentiæ nescius, se ibi invenerit, nec exire potest, imitetur Alipium claudendo oculos, ut sic etiam seipsum servet, & quantùm in se est, alios hoc facto moneat.

S. Anton. Archiepiscopus Florentinus 2. p. tit. 3. cap. 7. §. 5. Si autem spectacula non sunt expressè prohibita, tunc si repræsentant multum turpia & lasciva ea exercentes, mortaliter peccant : & inspectio voluntaria talium mortale est ; quia nil aliud est quàm delectari de turpibus & de sævis. Tum etiam quia periculo tentationis sponte se exponunt ; quod etiam verbis iisdem docet Silvester verbo ludus q. 8.

Palud. in 4 Sentent. dist. 16. q. 3. a 3. Conclus. 1. Spectacula turpia ad malum incitantia impediunt, quia ad mortale alliciunt : unde ad pœnitentiam agendam secundùm jura aliqui in monasteria, vel in religiosa loca tendebant.

{p. 551}Durand. in 4. d. 17. q. 1. Ludi aliquando ex se habent turpitudinem & culpam mortalem ; sic ludi qui à viris & mulieribus agebantur in theatris ad luxuriam provocantes, & hi sunt à pœnitente necessariò vitandi ; & infra num. 6. Quædam spectacula sunt rerum turpium & ad peccatum provocantium. Sicut inspectio ludorum theatralium & studiosa inspectio talium, peccatum est, & quandoque mortale.

Silvest. Verbo ludus q. 2. Ludus est prohibitus ratione probabilis periculi animæ suæ vel alterius, & hoc etiam est mortale, ut crebrò accidit in choreis, & generaliter quoties continet in se turpitudinem ; & q. 8. contra glossam quæ volebat, inspectores ludorum qui exercentur cum mortali peccato, si sint Clerici, mortaliter peccare, secus si sint Laici. Addit hoc non bene dicitur, quia hoc peccatum consistens in videndo, non provenit ex aliqua prohibitione legis positivæ quæ Clericos plusquam Laicos in hoc coerceat ; sed provenit solùm ex prohibitione legis naturalis, ex hoc scilicet quòd aspiciendo faciunt aliquod secundùm se malum. Lex enim naturalis non distinguit inter Clericos & Laicos, sed omnes indistinctè obligat.

Armilla, verbo ludus. Ludos inspicere ratione periculi cadendi in aliquod mortale, tunc esset mortale, quando scienter vel dubitanter se exponeret, ut cùm in ludis repræsentantur turpia & lasciva.

Viguer. de virtute temperantiæ, vers. 12. Cavenda sunt in ludis tria, primum & principale quòd delectatio non quæratur in turpibus factis, vel verbis ad lasciviam provocantibus, quia tales ludi dicuntur theatrales & diabolici, quos D. Chrysost. districtè prohibuit non solùm exercere, sed etiam inspicere. Et infra : Quòd aliquis in turpibus, aut illicitis rebus lætetur, vitium ex suo genere mortale est. Si illa de quibus lætatur, sunt mortalia ; ut in theatris contingit. Et infra in classe rationum ostendetur.

Tabiena, verbo chorea, refert D. Hieronimi verba hujuscemodi : Se nulli credere viro si dicat se illæsum evasisse à spectaculis talium. Et verbo Histrio : Si qui autem superfluè sua in tales consumunt, {p. 552}vel etiam sustentant illos Histriones qui illicitis utuntur, peccant quasi eos in peccato foventes. Ex D. Th. quem iterum attulimus.

Hactenus omnes ex illust. PP. Præd. Ordine.

Alexander Alensis 2. p. q. 149. Membro tertio hæc refert ex Chrysost. Peccatum hoc tantam imponit sordem, ut neque decem millibus fontibus expurgare possis, sed solùm lacrymis & confessionibus ; & statim Studiosa ergo inspectio per quam præstatur fomentum joculationis histrionicæ, vel joculationis chorealis potest agere in peccatum mortale.

Ang. de Clavasio in sua summa verb. Ludus num. 3. Est & tertius ludus qui dicitur diabolicus, qui operatione diabolicâ est inventus ad inducendos homines ad peccatum, ut sunt rerum inhonestarum demonstrationes : & tales ludi omnibus prohibiti sunt tam exercere, quàm videre. Unde quando tales demonstrationes habent provocare ad lasciviam, peccant mortaliter tam exercentes, quàm videntes.

Gabr. Biel. in 4. dist. 15. quæst. 13. art 3. dubitat. 3. illo axiomate utitur : Quisquis delectatur in peccato mortali, peccat mortaliter, præsertim in illis quæ sunt mala, non quia prohibita, sed quia essentialiter includunt turpitudinem, quales omnino sunt Comœdiæ nostri temporis. Ex Apost. ad Roman. 1. Non solùm facientes, sed & facientibus consentientes digni sunt morte, & hæ ex sacro Minorum Ordine.

Th. Sanchez. lib. 9. disp. 46. n. 42. Componentes aut repræsentantes Comœdias, quæ res valde turpes ac ad Venerem excitantes continent, peccant mortaliter, quia sunt multis causa ruinæ. Additque ex Mendoza quæst. 9. Scolastica, §. 11. Id verum esse, licèt componens vel repræsentans id non intendat, quia ex se præbet sufficientem ruinæ causam. Citat pro hac sententia D. Ant. 2. p. n. 3. cap. 7. §. 5. Angelum verbo ludus n. 3. Sylvestrum q. 3. Alcozer. lib. de ludo. cap. 54. Sequitur hos Bonacina q. 4. puncto 9.

Reginaldus lib. 22. cap. 1. sect. 4. Peccatum mortale ex Comœdiis interesse, in quibus res turpes repræsentantur, aut modus repræsentandi est turpis. Si audiantur ob carnalem delectationem {p. 553}inde provenientem ob curiositatem quidem solam, sed conjunctam cum periculo notabili consentiendi in ejusmodi delectatione, aut certè cum scandalo, ut contingere potest maxime Ecclesiasticis, qui eo præsertim nomine prohibentur talibus nugis interesse. Multò verò magis peccare censendi sunt qui tales comœdias aut componunt, aut exhibent, cùm sint causa ruinæ multorum : nec refert quòd eam non intendant, quia dant ei sufficientem causam.

Paulus Comitolus lib. 5. quæst. 11. de obscenis Comœdiis, his verbis disputationem suam concludit : Sed homines egentes, sordidos, sine honore, fine existimatione, sine sensu, ore, linguâ, manu, mente inquinatos, vitâ turpes, probris & obscenitate verborum infames Ecclesiæ decretis, Imperatorum legibus notatos atque concisos dimittamus. Hactenus Patres è Societate Jesu.

Marcellus Megalius. Cler. Reg. Theatrinus, in Epitome suæ Institutionis, n. 16. pag. 166. editionis Mutinen. Mortaliter peccat qui in Comœdiis, aut alibi verba dixerit ad lasciviam & fornicationem incitantia, licèt ludicrè & tantùm ob animi relaxationem : mortalis etiam criminis rei sunt, qui voluntariè ea audiunt, quamvis ea audiant absque sensuali delectatione, & tantùm animi gratiâ.

Lælius Zecchus, tractatu de Pœnitentia, cap. 1. proposit. 7. de Comœdiis. Et ideo cùm hodiernâ die passim hâc arte abutantur & obscœna ubique misceant, Deum timenti hujusmodi spectacula fugienda sunt, & ii ab iis principibus essent à civitatibus pellendi, vel præficiendi viri graves qui priùs juxta Platonis sententiam eorum dicta & facta spectarent & approbarent.

CLASSIS QUINTA.
Authoritatum ex Pontificii Cæsareique Jurisconsultis.

Abbas Panormit. cap. Episcopum de Cleric. Venat. Quædam est venatio adulatoria, sicut faciunt Histriones, qui verbis adulatoriis capiunt homines, sicut in venatione capiunt bestias ; & illa est illicita omnibus.

{p. 554}Didacus Covar. de Restit. 2. part. §. 2. n. 5. Non inficior parasitum ita convenientem & paciscentem malefacere & peccare quandoque mortaliter : nam hæc ludrica & parasitorum ars licita quidem est ad hominum delectationem, modò ea exerceatur absque proximo præjudicio & læsione honestatis.

Alexander in l. affectionis de Donat. Histrioni non potest donari, imo donatio facta revocatur.

Archidiaconus in illud quod Histrio non potest accusare ut habetur in spe. De actu. §. 1, vers. item excipitur. Sic inquit : Verum dicit in eo tantùm qui gestus præsentat cum ludibrio sui corporis.

CLASSIS SEXTA.
Authoritatum ex Gentilibus & à fide alienis, qui ante Christum naturali lumine Theatrorum lasciviam horruerunt.

Plato, dial. 7. de Legibus. Tragædi verò Poetæ qui res (ut aiunt) serias narrant : si nos sic interrogent, licet ne, ô amici, in regionem civitatemque vestram nobis venire ? Ad hæc rectè nos respondebimus : Nolite credere facilè à nobis admitti, ut scenas in foro constituatis & clamosos conducatis Histriones, qui altiùs quàm nos exclament, atque ita ad liberos nostros, ad uxores, ad turbam de eisdem rebus non eadem quæ nos, sed contraria sæpe concionemini. Insaniremus enim & nos omnino & civitas omnis, si antequam Magistratus viderint quæ composuistis & dicenda ad populum judicaverint, admitteremini ; &

Dialogo II. de Repub. Neque dicendum juveni audienti quòd quis in quissima facinora perpetrat aut qui peccantem patrem supplicio afficit : neque omnino quòd cum Diis Dii bellum gerant, insidientur & pugnent. Quare nec ullo pacto narrandum illis Gigantum bellum, præliave per multa Deorum & Heroum cognatis suis proximisque indicta : sed si quo pacto persuasuri sumus nullum unquam civem civi adversatum esse ; talia quædam potius pueris & adolescentibus à senioribus aniculisque narranda sunt.

{p. 555}Arist. lib. 7. Polit. cap. 17. Ad summam ut cœtera mala, sic debet legumlator sermonis turpitudinem è civitate pellere. Nam facilè turpia loquendo efficitur, ut homines his proxima faciant : quod maximè providendum est in adolescentibus ne quid tale vel dicant vel audiant. Cùm autem ne talia loquatur prohibetur, satis intelligitur vetari, ne turpes picturas aut fabulas spectet. Ad officium igitur Magistratuum pertinet curare, ut nihil nec fictum nec pictum sit, quod tales actiones imitetur. Juniores autem ne Iamborum, vel Comœdiæ spectatores fiant, lege prohibendi sunt ; &

In Problem. sect. 30. n. 9. Cur Histriones improbris mentibus magnâ ex parte sunt ? Quia non se dedunt studio sapientiæ, & incontinentiæ operam dant.

Varro, lib. 6. de Lingua Latina : Obscenum dictum ab scena quod non nisi in scena palam dici non habet.

Tull. in Lib. de Repub. Cùm artem ludicram scenamque totam in probro ducerent, genus id hominum non modò honore civium carere, sed etiam tribu moveri notatione censoriâ voluerunt. Loquitur de Romanis.

Seneca, Epist. VII. Nemo non aliquod nobis vitium aut commendat, aut imprimit, aut nescientibus allinit. Utique quò major est populus cui commiscemur, hoc periculi plus est. Nihil verò est tam damnorum bonis moribus, quàm in aliquo spectaculo desidere : tunc enim per voluptatem faciliùs vitia subrepunt. Quid me existimas dicere ? avarior redeo, ambitiosior, luxuriosior.

Julian. in Misopogone : Non potest domi temperans esse & castus, qui publicè incontinens & impudicus esse vult, è Theatris voluptatem captans.

Ælian. lib. 9. cap. 12. Romani Alcæum & Philiscum Epicureos ex urbe ejecerunt, eo quòd multarum flagitiosarumque libidinum authores essent adolescentibus. Etiam Messenii Epicureos expulerunt.

Valer. Maxim. lib. 2. cap. 6. Massilia severitatis {p. 556}custos acerrima est, nullum aditum inscenam Mimis dando, quorum argumenta majore ex parte stuprorum continent actus, ne talia spectandi consuetudo etiam imitandi licentiam sumat.

Fortunat. lib. 2. artis Rhetor. Ait, Catonem librum scripsisse de re Floria concisâ oratione, ut indignationem Magistratuum in Floralia excitaret. cap. de narratione.

Pompeius Magnus, & ut Tertullianus habet solo Theatro suo minor. Eidem Theatro Veneris ædem superposuit, quòd Venus in Theatris coleretur ; quòd arx esset omnium turpitudinum ; quòd Veneris sacrarium ; quòd censoriam animadversionem verebatur. Unde sic in sua tempora invehitur idem Tertullianus in Apolog. Quonam illæ leges abierunt, quæ Theatra stuprandis moribus orientia statim destruebant ?

Statius. lib. 1. Sylvarum :

Huc intrant faciles emi Puellæ.

Sueton. cap. 45. Coercitionem in Histriones Magistratibus, omni loco & tempore lege veteri permissam ademit : præterquam ludis & scena. Hoc est, ut saltem per tempus ludorum & in loco ubi peccarent punirentur.

Cornel. Tacit. lib. 4. Pulsi tum Histriones Italiâ, quòd ab iis multa in publicum seditiosè fœda per domos tentata. Et lib. 13. In vincula ducti fautores Histrionum.

Demetrius Phalaræus, Tibicines, Scorta, Cantores, Saltatores, Histriones, dira nomina.

CLASSIS SEPTIMA.
Prodigiorum divinarumque animadversionum, quibus meritò à Spectaculis deterreri debemus.

Tertullianus, Auctor gravissimus & Apostolorum tempori vicinus, lib. citato de Spectaculis. Ejus omnino verba. Cur etiam non ejusmodi (qui Theatra frequentant) etiam dæmoniis penetrabiles fiant ? Nam exemplum accidit, Domino teste, {p. 557}ejus mulieris quæ Theatrum adiit, & inde cum dæmonio rediit. Itaque in exorcismo ejus cùm oneraretur immundus spiritus quòd ausus esset fidelem adgredi : constanter & justissimè quidem (inquit) feci, in meo eam inveni. Et mox

Constat & alii linteum in somnis ostensum ejus diei nocte quâ tragœdum audierat cum exprobatione nominato tragœdo, nec ultra quintum diem eam mulierem in sæculo fuisse.

D. Greg. Magnus, lib. 1. Dialogorum, cap. 9. Cùm ad Fortunati viri nobilis mensam vir Dei Bonifacius Episcopus accerseretur, vir ante januam astitit ex iis qui ludendi arte cibum solent quærere : venit hîc cum fimia, & cimbala percussit, quem sanctus vir dedignatus, audiens sonitum, dixit : Heu, heu mortuns est miser iste ! Ego ad mensam refectionis veni, os adhuc ad laudem Dei non aperui, & ille cum simia veniens percussit cimbala, Subjunxit quoque, & ait : Ite & pro caritate cibum potumque tribuite ; scitote tamen quia mortuns est. Qui infelix vir dum panem ac vinum ex eadem domo percepisset, egredi januam voluit, sed saxum ingens subitò de recto cecidit, eique in verticem venit. Ex qua percussione prostratus, in manibus jam semivivus levatus est. Die verò alterâ secundùm viri Dei sententiam, funditùs finivit vitam.

Hist. Tripartita, lib. 7. in Vitis Patrum. Cùm Abbas Pambo venisset apud Alexandriam, & videret ibi mulierem in Theatro psallentem, incœpit flere. Requisitus quare fleret, ait : Duæ causæ movent me. Una est quòd toto tempore vitæ meæ non sic studui, nec tantùm laboravi placere Deo meo, ut ista studet placere mundo. Secunda causa est perditio ipsius.

Thom. Cantiprat. lib. 2. cap. 15. Vidi ego adhuc puer, in choreis procacissimam saltatricem, quæ me præsente post choreas insolenter cum adultero luctabatur ; & cùm cessasset, subitaneâ morte percussa, miserabiliter expiravit.

Jacobus Menoch. Olim in Patavino Gymnasio juris Cæsarei Interpres Primarius, lib. 2. de Arbitrariis Judicum quæst. Centuria 1. casu 69. n. 56. Ubi de Comœdiis & choreis ejus planè verba. {p. 558}Patavii, anno 1567. Quò illuc accesserant iuris Pontificii interpres in domuncula illa sita in foro lignario, ubi extat & Monasterium Monialium S. Marci, Patavini quidam nocte Carniprivii choreas duxerant. Cùm verò de recessu in Aurora cogitarent, ingenti improvisoque fragore corruit domus ipsa, quâ obruti fuerunt permulti, & inter alios puella 15 annorum, quæ velutì altera Herodiadis totâ ferè nocte saltaverat. Et qui vidit testimonium perhibet, & verum est testimonium.

SILLOGE367
Rationum præcipuarum, quibus ostenditur mortalis criminis esse reos Comœdiarum nostri temporis Actores & Inspectores.

Ex his quæ hactenus enumeravimus summorum Pontificum, Patrum, Scholasticorum Sanctionibus, unum tanquam certissimum remanet, nec à quoquam in controversiam revocatur. Honestis nempe repræsentationibus & jocis non esse illicitum interdum interesse : & qui sic interdum ludunt, etiam licitè sustentari posse : illosque aliquando audire ad Eutrepeliam, quæ est modestiœ species, pertinere. Tria tantùm rationibus expendenda, ne aliquid huic nostræ Parænesi368 deesse videatur. Primum, quæ dici debeant honestæ, quæ turpes, & an nostri temporis Comœdiæ, quæ à venalibus hisce Histrionibus dantur, honestæ dicendæ sint : secundum, an turpium Comœdiarum Actores mortaliter peccent : tertium, an etiam Spectatores ?

Turpes Comœdiæ, aut Honestæ, quæ.

Primùm, turpes Comœdiæ eæ sunt quæ fœdissimas hominum mulierumve coram exhibent actiones ; puta oscula, amplexus, saltationesque illas, lascivasque cantilenas, quibus Venus aut saltatur, aut cantatur, aut exprimitur. Turpes Comœdiæ eæ sunt, in quibus de amantium furtis, de conjugum adulteriis, de meretricum, lenonum, {p. 559}puellarum, adolescentum clandestinis artibus, veneficiis, amoribus agitur. Utque distinctiùs loquar, turpes fœdæque eæ sunt, in quibus viri & fœminæ de amoribus ludunt, agunt, colloquuntur. Cùm ergo in nostri temporis Comœdiis quæ à venalibus hisce meretriculis & Histrionibus exhibentur, & viri & mulieres in scenam prodeant, de amoribus hujuscemodi agant, & pro scena colloquantur, saltent, ludant, id etiam certissimum atque evidens remanet, penè omnes nostri temporis Comœdias obscenas esse, atque inhonestas & turpes. Quis namque has fabulas, quas hi in scena agunt, non turpes vocet ? quandoquidem eædem extra scenam non essent sine ingenti turpitudine, non essent sine crimine, non sine scelere. Quam quæso majorem honestatem in scena acquirunt stupra, incœstus, adulteria, quæ illic verbis, gestibus, fabulis, saltationibus, scurrilitatibus adornantur, si forent extra scenam tam inhonesta ? an minus peccaminosa, quia publica ? an minus fœda, quia coram omnium oculis ? quia in theatro ?

Dices ideo non turpia, non inhonesta, quiæ ficta. Verùm an non turpes dicuntur imagines, si commistas cum maribus fœminas repræsentent ? Quis turpes illas non appellet ? quis si sanus piusque sit, (cum christiano loquor) qui protinus oculos non avertat ? & tamen eæ etiam fictæ, imo & pictæ longè à vero remotiores quàm comica. Rursus falleris quisquis es, honesta ea appellans, quæ de turpibus agunt. Falleris qui bona, ac minimè reprehendenda ea dicis, quæ innumeris malis viam faciunt, aut quâ ratione bonâ honestâve, quæ (ut ille ait) simulatis criminibus instruunt ad vera, fictis alliciunt, imo impellunt ad pejora ? Si ab scenis obscœna, si à Comœdiis impudicissima, quis honestas eas vocitet ? Impurissimi rivi non nisi sordidissimum fontem arguunt : qui eò perniciosior, quò pluribus obvius, quò communior, quò nocentior. Et audebis dicere adulteria, quia in theatro, quia ficta, ideo honesta ? Planè felix meretricula quæ in theatris reperis honestatem, quam in penetralibus amisisti. Sanctissima scena, quæ honestos sanctosque efficis scurras, Histriones : unde hæc {p. 560}tibi Proscenio sanctitas quòd turpissimos actus in angulis, honestos facis in publico. Audeo dicere pejus hoc fingere, quàm peccare : longè quippe criminosiùs mala docere, quàm agere. Utinam mœchus, utinam adulter, qui pulpita proteris, solem fugeres mœchus : qui diem inficis Histrio, tenebras optares adulter, qui populos facis adulteros ; solus decipereris cum sola, non millenos deciperes. Sis leno Histrio : prostitue te, ô puella : ne finge : sis ipsum lupanar quod simulas, ô Theatre ; fugerent te matronæ, verebuntur pueri, horrebunt senes, nulli addiscent, quæ mex facient.

Ego disputationem hanc sic definio : Nostri temporis Comœdias neminem honestas appellantem audivi, nisi authores turpitudinum, vel fautores. Eos duntaxat qui ut fœdissima crimina majori immunitate exequantur & iterent, ficto honestatis velo obtegunt, pravæ licentiæ nomine implicant, aut sæculorum consuetudine involvunt. Aiuntque licere id, neque inhonestum, quia tot sæculis factum, receptum à populis, permissum à Magistratibus. At permittuntur lupanaria, eaque adire : ergo ea honesta ? Ad honesta jubemur, hortamur ; ad mala permittimur ? Fateris permissa spectacula ? fateris mala. Facta tot sæculis ? Ita ; verùm in malis nulla perscriptio : mala adulteria, periuria, & tamen plurima sub sole ; repete sæculorum Myriades, & pejerantes reperies & adulteros ; recepta à populis, imo erecta theatra : sed corruperat quoque universa caro viam suam Noemi diebus, communeque peccatum communibus aquis omnium naustagio expiatum est, minimè condonatum. Denique, ut semel finiam, cur inquis perpetuò receptum quod perpetuò à fummis viris insectatum est ? Has omnino fabulas, quas in theatris saltant, aut loquuntur nostri temporis Comici, has inquam prohibent, in has invehuntur tot sacrarum Scripturarum, tot summorum Pontificum, & Conciliorum, & Legum, & Patrum, & Scholasticorum, & Gentilium responsa, oracula, monita, sanctiones : ut intimè inspicienti perspicuum sit. Planè si ficta adulteria insectatur Chrysostomus, nulla arguit, si non hæc, quæ tu aure ebibis, animo hauris, {p. 561}incautus discis, tandem dolebis. Si fœdata conjugia quæ in scenis exhibent, execrantur Minutius, Lactantius, Cyrillus, Basilius, Tertullianus, verbis aerem verberant, si probant quæ tu probas. Si theatrico luxui gehennales flammas minatur Venetorum Patriarcha Justinianus ; cui luxui has minas intentat ? Si sui ignis fomites appellat scenicos amores D. Augustinus, da luxum alium, da alios amores, & vicisti.

Honesti ludi ii sunt, in quibus nulla omnino mulier, nulla lascivies, amor nullus. Nulla inquam mulier, quia ubique ea sit, præsertim si venustate & gratiâ polleat, (quales ut plurimùm eæ sunt, quæ in theatris inducuntur) ; semper libidinis incitamentum, & ad mores corrumpendos potentissima : quodque ita sit liquet quando non nisi has inter reliquias deligunt Histriones, ut multitudinem alliciant : quippe sciunt earum verbis, & pulchritudine potissimùm viros capi. Vir, ait D. Basilius, lib. de Virginitate ; quoniam fœminam de suo latere formatam diligit, ut proprium membrum ad eam toto impetu rapitur : sic fæmina in se quamdam virtutem habet, miramque potestatem trahendi ad se virum, non secus ac magnes, cùm ipse non moveatur, ferrum ad se rapit. Lege Cardinalem Cajet. in 22. q. superiùs citatâ qui longè rigidior. Lege Jo. Marianam de Rege, & Regis Institutione, unde postrema hæc verba ferè transcripsimus : sed pergo.

An peccent lethaliter Histriones.

Alterum est, an mortaliter peccent Histriones nostri temporis lascivarum rerum & amorum ludos exhibentes. Ego sanè nullum reperi inter innumeros ferè auctores quos legi, qui id negaret, aut oppositum sentiret : aiuntque turpium Comœdiarum Actores, imo Auctores qui eas componunt, mortalis piaculi esse reos. Rationum præcipuarum collectionem & syllogen accipe ; Primò, quia causa ludi utuntur (ut supra ostendimus) turpibus verbis, vel factis ; quia mulieres in theatrum inducunt, nempe libidinum fomites ; quia de amoribus, stupris, adulteriis agunt, quæ lasciva omnia & christiano nomini indigna, & {p. 562}(ut Theologi aiunt) intrinsecè & ex se lethalia, nec ideo mala, quia prohibita. Nefas enim ludi causâ, qui ad animi remissionem conceditur, turpia advocare. Vide expresè D. Thom. 22. q. 168. a 3. id asserentem. Ratio à priori est, quia turpibus lascivisque non remittitur animus, sed illigatur, sed opprimitur, sed vulneratur, sæpe occiditur, atque ut quidam ait, obsceni hi ludi civitatem vitiorum ac turpitudinum servam faciunt, stuprorum, adulteriorum, incestuum, sacrilegiorum ancillam. Vide D. Basil. de legendis libris Gentilium.

Rursus peccant mortaliter Histriones, quia turpibus verbis, vel factis se & alios christianâ cordis munditiâ privant, sine qua nemo Deum videbit unquam. Ut habetur Matth. 5. ita quem mox citavimus Paul. Comitolus & rectè, Quæ enim cordis munditia, iis quibus immundæ aures, plena fabulis pectora, artibus, veneficiis, adagiis, scurrilitatibus, lascivisque carminibus capita, qui dies totos in id insumunt, noctes totas sive se præparent, sive prodeant, sive domi, sive in proscenio ? An hæc Cœlorum regno apta mundities, puritas quò nil ingreditur coinquinatum ? Dicent fortasse : rigidior es, qui hæc doces ; neque enim tam minuta mundities à sæcularibus extorquenda. Verùm ego non id à sæcularibus requiro, sed à Fidelibus qui in Cœlum contendunt, qui violenter Cœlum rapere jubentur ; jubentur autem omnes. Ab iis id requiro, qui jus in æternas sedes se habere gloriantur. His id pronuncio, non Ethnicis, non Infidelibus.

Tertiò, sceleratè agunt Histriones, quia bonos mores in civitatibus & rebus publicis evertunt, christianam in Deum caritatem his nugis exterminant, quia pueros virtutibus exuunt, ad inhonestos amores alliciunt & erudiunt, ut operibus dent operam, ut mulieres adament, ut parentibus haud obediant, ut senes irrideant & minimè revereantur, omnes contemnant. Peccant ergo mortaliter, quia aptissima dæmonum instrumenta, quia egregii vitiorum artifices, quia homicidiorum, rixarum, turpitudinum fomites ; quia matronarum, virginum, adolescentulorum, cogitationum omnium perversarum origines & flabella. Illis tribuitur gravis illa temporis {p. 563}amissio : illis illa nummorum profusio : illis longa ea otia : illis verba lasciva : illis ad lascivarum rerum plausus, voces, risus : illis denique quotquot à spectatoribus illic crimina committuntur ; ipsorum quippe opera nulla in theatro modestia, nulla temperantia, nulla pudicitia, morum omnis effusio, nulla christiani hominis vestigia, sed lascivientium, sed furentium, sed bestiarum, sed feratum ; spectatorum namque voces considera, facies intuere, oculos observa, verba expende, suspiria intellige, nutus inspice, & mecum fatebere quot facinora. Manent binis, aut ternis mensibus hi in urbibus singulis, interim quanta in urbibus perturbatio ? quot rixæ, plerumque ob eos conventus ? quot vulnera, quot cædes, quæ saltem pericula ? summa in rei familiaris negligentia, si patres inspicias : ludorum aviditas etiam in opificibus, in agrestibus, qui opere relicto quotidiano accurrunt, concurrunt famuli, relinquunt matronæ domus, filias, puellasque tum pubescentes adducunt, ut discant quæ audivere nunquam ; ut citiùs eas quàm ferret ætas, libidinum flamma corripiat.

Denique peccatum lethale illud est, quod vel insignem Dei contemptum, vel grave alterius damnum, vel magnam suî labem, aut corruptionem habet. Ita Ricchardus de S. Victore, quem Theologi omnes in scholis recipiunt. Verùm tria hæc ex condicto recurrunt in nostri temporis Histrionibus, ut rectè Doctores nostri temporis expendunt. Suî proximorumque damnum jam ostendimus. Dei verò contemptum aspice. Histriones namque cùm omnia per lucrum faciant, & omnia lucro metiantur, nil ob Dei timorem prætereunt, dummodo lucrum accedat. Inde pulchriores mulieres conquiruntur, inde eædem vestibus adornantur, inde stibio & purpurisso pinguntur, verba in mollitiem, gestus ad lasciviam, nutus ad procacitatem, saltationes, choreæ ad mutam luxuriem componuntur ; idque quia sciunt his incautam multitudinem allici. Omnes enim pecuniæ vias norunt, nullas omittunt, ut adolescentes pelliciant, alliciant viros, matronas oblectent, juvenes emolliant, senes reddant insanos ; ac sic pecunias à singulis suffurentur {p. 564}& extorqueant. At qui sic lucrum quærunt, qui his artibus pecunias parant, cum ingenti Dei contemptu id non facient ?

Rursus summorum Pontificum & Conciliorum contemptus quàm ingens ! Scenicos extra Ecclesiam pellit S. Clemens, Primus post D. Petrum Ecclesiæ universalis Episcopus : Scenicis sacram Eucharistiam denegant S. Cyprianus & Canonicæ Institutiones, quas initio citavimus : Scenicos cum apostaticis enumerat Carthaginense tertium : Scenicis infamiæ titulus infligitur à legibus ; per leges filius exhæredari, mulier repudiari potest, si spectacula hæc frequentet, ille agat : Scenæ Clericis, imo Fidelibus omnibus, modò diebus festis, modò etiam cœteris diebus interdicuntur in Concilio Arelatense primo, & Carthaginensi quarto : Scenici perditi homines à sanctissimo Carolo appellantur ; tu honestos hos dices ? tu innocentes pronunciabis ? tu ab omni crimine absolves ? tu Dei, tu hominum non fateberis contemptores qui ab Ecclesia arcentur, ni artem suam desinant ? qui à Communione Christi corporis segregantur ? qui infames, perditi homines dicuntur ? qui cum apostaticis numerantur ? Excommunicationi nemo obnoxius, nisi priùs lethali peccato irretitus. Illa neminem ligat nisi mortali crimine illigatum. Verùm excommunicationis pœnâ plectuntur Comici à Pontificibus, planè quia mortaliter peccare Histriones existimarunt.

Dicunt non eos esse Histriones, qui à Pontificibus excommunicantur : at dicant ipsi qui sint ? Scio Canones nullos excipere, scio Histriones damnari, scio Comicos ac Scenicos ab Ecclesia pelli, eos inquam (ut ait Glossa verbo Histrionibus) qui turpibus & illicitis ludunt. Scio ipsos nunc turpibus & illicitis ludere.

An etiam mortaliter peccent Comœdiarum nostri temporis Inspectores.

Simplex & absoluta hæc propositio : Inspectores Comœdiarum, quæ à venalibus hisce Histrionibus fiunt, in quibus tum viri, tum mulieres in scenam prodeunt, & de amoribus & lascivis rebus colloquuntur, &c. non peccare mortaliten. {p. 565}Est propositio christiano homini indigna, nedum Theologo ; Reipublicæ maximè perniciosa, Patrum doctrinæ directè opposita, Theologorum omnium & Scholasticorum placitis minime consentanea. Contra verò hæc : Comœdiarum nostri temporis Inspectores mortali peccato illigari, tum ratione scandali, tum ratione periculi, tum vi cooperationis : est propositio tutissima summorum Pontificum responsis, Conciliorum & Canonum oraculis egregiè consona ; Patrum sententiis, Scholasticorum doctrinis omnino conveniens & vera.

Peccant ergo Comœdiarum nostri temporis Inspectores vi cooperationis, quia nimirum adstant voluntariè, & absque necessitate Histrionibus mortaliter peccantibus, iisque arrident, plaudunt, favent ; & ut plurimùm fovent auctoritate, pecuniâ, vel saltem præsentiâ, quod ipsis est cooperari : mortaliter verò operantibus cooperari, & in crimen quoquo pacto influere, lethale est. Quòd dum adstant Histrionibus, iisque favent, artident, iisdem cooperentur, & in eorumdem crimen influant, manifestum sit. Nil enim magis loquenti cooperatur, quàm audiens ; quique coram populo agit, à nemine magis adjuvatur, & quodammodo vires in dicendo accipit, quàm ab auditoribus, si ii præsertim plaudant, arrideant, nutibus faveant, aut saltem oculos intendant : accipit qui dicit ab auditoribus quodammodo verba, sales, sententias, quodque mirabilius est, etiam vires & latera ; atque (ut ita dicam) ingenium, ex solo adstantium obtutu. At Histriones in theatro habent nedum verborum exceptores, sed etiam pecuniarum datores ; atque adeo non tantùm ab auditorum aura, sed etiam auro vires accipiunt dum loquuntur, qui sine auro nec prodirent.

Confirmatur à pari, summi Pontifices nedum in Duelliones & nedum Monomachos excommunicationis tela ipso facto minantur, sed etiam in eos, qui ex industria spectant : ob eam rem, quia illis inspicientibus, Duelliones vix desinerent. Quo manifestum sit Duellorum inspectores, tantùm quia inspectores, mortaliter contrà caritatem {p. 566}peccare : neque enim excommunicatio in eos jaciretur : Histriones verò nec inciperent, nec in scenam prodirent, si eosdem non spectator adires. Pari ergo ratione convinceris, sive Duelli spectator sis, sive Histrionum ; licet enim inspectio utrobique non intrinsecè mala, tamen quia utrique tum Monomachi, tum Histriones rem agunt intrinsecè malam, hi præsertim ob excessum in ludo, ob Dei contemptum, ob turpes gestus, & verba ad libidinem incitantia, quæ in ipsis nullo fine honestari possunt, cùm dent aliis evidentem ruinæ causam ; ideo utrisque inspectione quodammodo cooperatis, ac utrobique lethaliter peccas.

Dices : Adhuc agerent in scena, licèt singularis ego non adeam, non ergo me adeunte in scenam prodeunt, qui etiam me absente prodirent. Verùm id omnino respondere possent singuli Duellorum inspectores ; singuli tamen peccant. Præterea cur Histriones etiam à singulis pecuniam extorquent, si non à singulis foventur ? cur neminem ingredi sinunt ni solvat, si à quolibet non sustentantur ? Rursus quis scit si exemplo tuo, teque præeunte, crimen quis agnoscat, Deum timeat, consopita syndætesis reviviscat, divinaque judicia vereatur ? Denique omnes admonemur, ut id omnes detestentur, non omnes id facient, nisi ea & tu execraberis. Peccas, licet singularis adeas, hoc namque est cum currente fure concurrere, ut ait Psaltes, & cum adulteris portionem ponere (& quod dixeram), cooperari : dum adulteriorum magistros sustentas, dum meretriculas pascis, dum eorum peccatis ac sceleribus individuus ades & adis. Cum fure concurris, dum Comœdos, imo animarum comedones ac voratores tuo enutris argento, cibas sanguine, ruinâ fulcis, sustentas periculo. Inde dictum ab Augustino : Histrionibus donare immane vitium. Idolatriæ à D. Hieronymo comparatur, ut refert lib. 3. tract. 7. cap. 7. q. 3. Altisiodorensis, & nos initio attulimus, solùm quia aptissima dæmonum instrumenta nutriuntur ; & ipsis in aliorum perniciem cooperatur. Laudaturque etiam ab Ethnicis Severus Imperator, ut refert. {p. 567}Lampridius, quòd non aurum nec argentum Scenicis donarit : atque hâc ratione ii illigantur qui publicè intersunt, pecuniam solvunt, præsentiâ & auctoritate iis favere convincuntur.

Peccant præterea mortaliter Spectatores, ratione scandali. Scandalum enim est dictum, vel factum minus rectum præbens occasionem ruinæ : estque mortale peccatum, etiamsi gravis ruinæ alterius sit causa accidens : tunc videlicet cùm contemnit quis salutem proximi, & pro ea conservanda non prætermittit quod sibi libuerit ; ita omnino & expressis verbis D. Thomas 22. q. 43. art. 1. & 4. Non ergo licet alicui aliquid agere quod alii illo procliviores si suo exemplo facerent, peccarent. Peccant ergo mortaliter qui Comœdias adeunt, & ii quibus nulla est periculi ratio, quando ipsorum auctoritate vel exemplo alii illas frequentant. Totius hujus rationis nervos intendentem audi gemmeum Chrysostomi os : Sed ego (inquies) ostendam nihil multis hujusmodi ludos obfuisse : imo verò id maximè nocet, quòd frustra tempus consumis, & scandalum aliis offers. Nam, & si tu excelso quodam animi robore nihil inde tibi mali contraxisti ; attamen, quoniam alios imbecilliores exemplo tuo spectaculorum studiosos fecisti, quomodo non ipse malum tibi contraxisti, qui causam mali committendi aliis præbuisti ? Qui enim ibi corrumpuntur tam viri quàm mulieres, omnes corruptionis crimina & causam in caput tuum transferunt. Quare quamvis animi tui modestiâ fecisti, ut nihil tibi mali obfuerit (quod ego fieri posse non arbitror) ; quoniam tamen alii causâ ludorum multa peccarunt, graves propter hoc pœnas lues, quamvis multò modestior & temperantior esses, si nullo modo eò pergeres.

Petes, qui potissimùm sint qui aliis scandalum faciunt. Expediam breviter omnes. Atque ut Senecæ verbis utar : Nulla tam detestabilis pestis est, quæ non homini ab homine nascatur, nec tam sincerus ullus, qui non queat infici, addo nec tam humilis qui parem non habeat quem non possit inficere. Incendium aspice in denso nemore ; nedum densa quercus, aut foliorum dives sublimisque populus flammas concipit, ac proximis impartitur, sed arbustum arbusto, & miricis mirica, sociam {p. 568}quælibet afficit : ita in populo nemo spectacula adit, ut comites non optet ; nemo comites optat, ut etiam non habeat ; nemo habet, ut non lætetur.

Verùm habet discrimen crimen. Graviter peccant singuli qui concursu suo etiam alios advocant. Graviùs præcipui viri ac senes, patres familias, quique auctoritate in Republica pollent ; qui si non adirent, plerique illas erubescerent, minusque decorum putarent : quod contra accidit, ob solam nobilium virorum, ac senum præsentiam. Gravissimè verò omnium peccant Religiosi ac Clerici. Ita præsertim Cajet. in 22. q. 167. art. 2. Jacob. Menochius lib. 2. cent. 1. de Arbitr. jud. qq. casu 69. superiùs citato. Ex Concilio Agathensi relato in cap. Presbyteri distin. 34. Unde miror Neotericum quemdam alioqui doctum oppositum docuisse dum inquit, neque id erubescendum Clericis, neque scandalum parere Sæcularibus. At quàm parum verè, pete id non à summis Pontificibus, non à Conciliorum decretis, non à Patrum sententiis, non à Scholasticorum doctrinis, sed ab ipsamet insanienti in spectaculis multitudine, an Clericis id liceat, an id Religiosis viris honestum ? Clamabunt protinus quòd ipsis Clericis displicebit ; surgent qui de sæculo sunt in judicio : ferent in Clericos Religiososque viros sententiam, à quibus christianam dedicere modestiam, verecundiam, honestatem : Quale est enim (inquit Tertullianus) de Ecclesia Dei in diaboli Ecclesiam tendere : de Cælo, quod aiunt, in cœlum ? illas manus quas ad Dominum extuleris, postmodum laudando Histrionem fatigare : ex ore quo Amen in sanctum protuleris, Actori testimonium reddere ?

Tertiò peccant Spectatores ratione periculi, & proximæ occasionis cui se ingerunt. Proxima verò occasio omnino est spectaculum, scena, orchestra, ubi amores & choreæ celebrantur.

Quòd si quæras quibusnam scena & venales hæ Comœdiæ proxima occasio censenda est, & à quibus sub mortalis peccati pœnâ ratione periculi vitari debeant. Etiam respondeo, vitanda omnibus hæc occasio. Ratio præcipua, quia ubi plurimi, {p. 569}& ut plurimùm corruunt, ea asserenda proxima cuique occasio, in qua potior multitudinis pars pluries offendit : nec refert quòd is non offendat. Peccat ergo mortaliter quilibet, qui ei multitudini se admiscet, quæ ut plurimùm peccat, licèt ipse illud idem crimen interdum non incidat : diciturque illi occasio proxima, dum ex iis, quibus se immiscet, plurimi & ut plurimum corruunt. Nunquam enim tam securus adstabit quis, ut minimè timere debeat, quando plures & potior pars omnino labitur. Egregiè id innuit Psaltes cùm primò beatum enunciat, qui non abiit in concilio impiorum, & in via peccatorum non stetit, & in cathedra pestilentiæ non sedit ; ac si è contrario diceret, infelix omnino & miser, qui in quodcumque concilium impiorum abierit, & in quacumque via peccatorum steterit, & in quacumque cathedra pestium sederit : (dicam planiùs cum Tertulliano) qui theatra frequentarit. Miser verò & infelix, hoc est lethali crimine adstrictus ob folum impiorum consortium. Peccantium enim societas proxima peccandi occasio est. Tertulliani verba ad Theatra id referentis omnino illustria accipe : Planè nusquam invenimus, quem modum apertè positum est, non occides ; non idolum coles ; non adulterium, non fraudem admittes : ita exertè definitum ; non in circum ibis, non in theatrum, agonem, munus non spectabis. Sed invenimus ad hanc quoque speciem pertinere illam primam vocem David : Felix qui non abiit in concilio impiorum, & in via peccatorum non stetit, & in cathedra pestium non sedit.

Verùm si durior videbitur hæc sententia, peccant saltem ratione periculi, ii qui ætate, incontinentiâ, voluptatis sensu, pravâ suetudine ac fomite infestantur : peccant ii quos passim inflammant, aut etiam ut plurimùm deliniunt impudici motus, fractæ fæminarum, aut juvenum voces, quibus inter se in scena colloquuntur, agunt, ludunt, saltant. A quo nec aliquem facilè exciperem, non adolescentem, non virum, non puellam, non matronam, non senem : difficilè enim ejusmodi illecebræ, sensusque delinimenta & animæ pericula evaduntur, {p. 570}etiam post spectata spectacula. Rectè recentissimus ac nostrorum temporum auctor Jo. Mariana lib. 3, de Rege & Regis Institutione, cap. de Spectaculis : An major corruptela morum excogitari potest ? Quæ enim in scena per imaginem aguntur, peractâ fabulâ cum risu commemorantur, sine pudore deinde fiunt voluptatis cupiditate, animum titillante, qui sunt veluti gradus ad su cipiendam pravitatem : cùm sit facilis à jocis ad seria transitus. Quasi per risum stultus operatur zelus, ait Salomon ; turpia enim atque inhonesta factu dictuque dum ridemus, adprobamus ; suoque pondere pravitas identidem in pejus trahit. Censeo ergo moribus christianis certissimam pestem afferre theatri licentiam. Hactenus Mariana, & dialogo tertio Franciscus Petrarcha, quem etiam sæpius hîc à me laudatus Menochius refert. Eò quisquis malus ierit, redibit pessimus ; & boni quibus illud iter ignotum est, si casu aliquo ignari adeant, contagione non carebunt.

Quartò, ita cum Cajetano in 2. 2. q. 167. Jacobo Menochio loco superiùs citato, argumentatur comit. lib. 5. Responsionum moralium, q. 11. E culpa lethali voluptatem capere, aut ex ea re quæ non est sine culpa lethali, lethale est crimen : qui verò obscenis comœdiis intersunt lætantur, & voluptatem capiunt ex actione Histrionum, quæ illis non est sine culpa lethali, (ut supra ostensum est) : peccant ergo spectatores lethaliter.

Fateor tantisper discedere ab hac sententia recentiores nonnullos, ut minus universalem eam velint, ac docere, secluso proximorum scandalo, & propriæ lasciviæ periculo, non esse lethale peccatum Comœdiis etiam turpibus interesse, licèt mortaliter peccent Histriones. Ita Sanchez, l. 9. disp. 46. n. 41. Emmanuel Sà, verbo ludus, n. 4. Regin. lib. 22. n. 8. & horum postremus Bonacina, putant. n. neque omnes scandalum omnibus facere : nec cuique ruinæ periculum timendum. Certè hi à modo loquendi sanctorum Patrum, & veterum Scholasticorum multùm discedunt, ut per allata superiùs testimonia intimè consideranti patet. Hos ego non audeo reprehendere : neque omnino impossibile existimo, ut quis spectator tantùm animi sui relaxationem {p. 571}velit, non Histrionum peccata : ut præscindat à rebus lascivis & turpibus sales & acumina : ut ad ea tantùm plaudat & rideat, iisque oblectetur ; turpia verò ut turpia non consideret : ut stipem Histrionibus porrigat cum ea mente, ut nil obscenum, & honestati contrarium agant, licet de facto id minimè sequatur. Verùm quàm duriusculæ hæ præcisiones & difficiles, & in praxi quàm vicinæ delicto ; suam quisque conscientiam conveniat. Divinum Tertulliani oraculum expende : qui de spectaculorum inspectoribus omnino sic : Tanta est enim vis voluptatum, ut & ignorantiam protelet in occasionem ; & conscientiam corrumpat in dissimulationem, aut utrumque ; & iterum, quàm sapiens argumentatriæ ignorantia humana, præsertim cùm aliquid ejusmodi de gaudiis & de fructibus sæculi metuit amittere.

Idcirco id unum hoc loco consulerem, ut Confessarii quique animarum curam gerunt, ne hujusmodi abstractiones, aut præcisiones subindicent pœnitentibus, nec ejusmodi viam lasciviis & obscenitatibus aperiant : facilè enim in tam brevi intervallo ab acuminum & verborum ad rerum transitur oblectationem : citò nos ipsos fallimus, cùm lænocinantur verba : prurit voluptas, ardet concupiscentia, furit lascivia : citò quòd exceptionibus pluribus docemus, absolutè pronunciantur, & verba in oracula transeunt, præsertim cùm voluptati & sensui favemus. Christiano populo Confessarii nomen pro numine est : ejus est sepem aggeremque ædificare, non suffodere :Et vocaberis ædificator sepium. Is. 59. At qui sepem ædificat, qui frequentare theatra, stupra ridere, adulteria discere, lasciviis oblectari, minimè crimen esse dicit ? quo sanè pacto sepem ædificat, qui docet minimè inhonestum ea adire tantùm, si scandalum periculumque caveatur ? qui neque id Clericis erubescendum ? Caveant ergo Confessarii docere id, eamque enuntiare sententiam, quæ ut plurimùm & in pluribus fallit, rarò contingit ac vix. Certum namque est multitudinem capi, rapi popellum ad nugas has, excitari libidines, exardescere fomites inter lascivias compositaque ad luxuriem {p. 572}colloquia Histrionum, amantium, meretricularum : habent hinc ludentium fœminarum verba, hinc spectantium matronarum & nobilium adolescentularum obtutus. Quid adolescentum, quid juvenum turba faciet, ut viros senesque ipsos præteream ? Dei, ô Administri, in sententiis edisserendis, cùm qui somnibus docentes pronunciamus, non inspicienda unius vel alterius hominis natura est, sed plurium communisque hominum conditio : humanæ verò conditioni res est plena periculi, audire obscena & obscenis nullatenus moveri ; turpia nec coinquinari ; lasciviâ & contineri : ridere ad inhonesta, & honestatem servare : intueri in fœminarum vultus, & non concupiscere, eo præsertim tempore cùm plenæ amoribus aures, illecebris pectora, nobilium puellarum mulierumve simulacris oculi, aut saltem earumdem pro scena agentium meretricularum. Tot in theatris honestatis discrimina : & nos absolutè enuntiabimus, nil lethale esse spectaculis intervenire, mendacesque illas audebimus aperire præcisiones mulieribus, virisque qui vix bonum à malo norunt ! neque omnibus, neque uni, nec privatim, nec publicè id dicendum. Fit multorum exemplum unius licentia ; abstineat à theatris qui sine peccato ad esse potest ; si tamen potest, ut absti neat, qui sine peccato minimè potest. Nemini in publico quid licet, quod multis nocet.

SILLOGE ALTERA
Objectionum contra prædicta.

Sudarunt in hoc eodem stadio ante me feré in omnibus sæculis ex Patribus plures : temporibus his è recentioribus permulti. Objectionum Sillogen quæ ipsis vel mihi aliàs objectæ sunt, tum responsiones accipe, iis verò omissis, quas præcedenti Silloge pro rationum opportunitate diluimus.

Prima est apud Tertullianum, & à viro Juris-consulto non semel mihi etiam objecta. Si mortale peccatum est spectacula frequentari, cur ut {p. 573}mala cœtera, etiam hoc in Decalogo aut Scripturis sacris non prohibitum ? cur non per Pontificum decreta ejeratum ? Tertulliani verba, si cui placent, placebunt autem : Quorumdam fides aut simplicior, aut scrupulosior ad hanc abdicationem spectaculorum de Scripturis auctoritatem exposcit, & se incertum constituit, quòd non significanter neque nominatim denuntietur servis Dei abstinentia ejusmodi ; planè nusquam invenimus, quemadmodum apertè positum est : Non occides, non idolum coles, non adulterium, non fraudem admittes ; ità exertè definitum, non in circum ibis, non in theatrum : respondetque primò ejusmodi præceptum innui initio Psalmorum, Conciliumque impiorum etiam theatrum non ab re docet posse interpretari, ut diximus supra. Secundò theatris nos abrenunciasse in Baptismate : cùm profitemur aquam ingressi, rènuntiare nos diabolo, & pompæ & Angelis ejus ; Diaboli pompam maximè theatrum intelligens.

Tertiò respondet D. Chrysostomus, id in sexto Decalogi præcepto contineri, Non concupisces : ita Homilia de Saüle & David, ubi spectaculorum Inspectores adulteros vocat : ejus verba superiùs in tertia Classe auctoritatum SS. Patrum transcripsimus. Præterea qui hoc argumento urges, habes Pontificum, Conciliorumve decreta plura in Histriones : in Inspectores etiam Concilium Arelatense num. 7. & cap. 7. à quo utrique excommunicantur : quòd si non usu receptum, neque decretum id in Canones relatum, ingentem tamen auctoritatem habere, minimè dubitandum est ; nec enim unquam sanctissimos Patres spectatores excommunicationis gladio percellendos decrevisse censendum est, nisi lethali peccato obnoxios existimassent. Habes denique veteres Patres ; habes universos ferè Scholasticos, ut non nisi temerè dissentias.

Objiciunt secundò : Theatra veteres Patres adeo horruerunt, quia nostris inhonestiora : mulieres enim in omnium oculis nudari solitas, ut ætatem omnem ad libidinem expugnarent ; & in scena ipsa sæpe se prostituisse post decantatas Veneres, post desaltatum, aut Martem, aut Liberum, docent D. August. lib. 2. de Civit. Dei, {p. 574}cap. 13, 14, 17. Lactant. lib. 1. cap. 20. Procopius in Anecdotis.

Respondetur planè ea spectacula inhonestiora : at nostra hæc utinam non inhonesta. Rursus periculum omne in theatris Veterum ex accurato vestium cultu, virorum & mulierum, ex mutuis inspectionibus nobilium virorum & matronarum : quæ omnia utinam in nostris spectaculis non invenirentur : testatur id Tertullianus : In omni spectaculo nullum magis scandalum (salutisque discrimen) occurret, quàm ipse ille mulierum & virorum accuratior cultus : ipsa consensio, ipsa in favoribus, aut conspiratio, aut dissentio inter se, de commercio, scintillas libidinum conflabellant ; nemo denique in theatro ineundo priùs cogitat, nisi videri & videre : Hactenus ille. Præterea quid ais antiqua spectacula inhonestiora, eaque tantùm horruisse Patres ? At nos non unius vel alterius sæculi Patres attulimus, qui in hujuscemodi ludos inveherentur, sed multorum, sed omnium fermè temporum. Scripsere in theatra Tertullianus, Lactantius, Cyprianus ; at dedimus post hos Augustinum, Chrysostomum, Basilium Nazianzenum, Hieronymum ; sæculis pluribus post Nazianzenum & Hieronymum, audis Bedam, Bernardum : floruit nonnisi ducentis fermè abhinc annis sanctissimus Venetorum Patriarcha Justinianus : nostri sæculi bono natum nulli sanctorum Pontificum postponendum Borromæum nos fermè audivimus. Quæ itaque nunc horremus theatra, nulla sæcula probavere : quæ spectacula odimus, quæ diris omnibus insectamur, quæ nunc execrabilia scribimus, nulla unquam tempora sustinuere. Addo hîc, licèt quatuor spectaculorum genera, ut Pamelius in Tertullianum advertit, à Patribus olim improbarentur ; ludi circenses in circo, agones in stadio ; in amphitheatro gladiatorii ludi, munera, venationes ; scenicæ artes in theatro : nosea tantùm loca in hanc Parænesim excerpsimus, easque sententias, quæ nostrorum temporum Comœdias reprehenderent, & in ludos quos hi in scena factitant, convenirent.

Objiciunt tertiò : Si legipossunt Comœdiæ ; nec {p. 575}peccato lethali adstringimur, etiam si turpes, si de amoribus viri & fœminæ colloquantur ; rursus si fatentur fidei Quæsitores nullo modo contra bonos mores eas esse, ideoque se ut in lucem prodeant, permittere : cur easdem in scena audire nefas ? cur exitiale adeo, ut ad crimen obliget in proscenio easdem spectare ? quid addir scena ut mala vix, statim pessima ? res sunt quæ movent, non feriens aerem vox : res autem utrobique eædem sive scribantur seu proferantur.

Plerique rationem hanc plurimi faciunt : audivi doctos alioqui viros etiam insolubilem asserere, sed immeritò. Scire aves quid amplius scena habeat, ut quæ extra scenam mala vix, in ea statim pessima ? Dicam statim, gestus, vultus, voces. At quàm fortia hæc, quàm potentia in humanis actibus, ipse vides : Vidisti hominis cadaver ? at vidisti sæpiùs. Illic & oculos habes, sed vitreos ; aures, sed pendulas ; nares genasque, at exangues ; porrecta genua, rigentes manus, ora pallentia, immota omnia, totusque frigido simillimus Hermæ. At qualis si vivat ? oculos intuere animæ scintillulas, in quibus anima præsertim emanat ac floret, in quibus tanquam à geminis orbibus tota in lacrymas defluit, tota in flammas exardet, tota in deliciis lascivit, tota in tristitia obnubitur ; & planè, oculos syderibus conferes. Vultus aspice, aut genas nativà purpurâ divites roseasque : & quàm gratæ dices, quàm pulchræ, quàm decentes ! Vides in membris totoque in corpore sensum motumve, & divinum & Cœlo dignum pronunciabis. Planè idem si lectionem scripturamque cum scena conferas. In scena etenim voces ad voluptatem effusæ ; jucundæ ad lætitiam ; ad molestiam demissæ ; hesitantes ad metum ; flebiles molliterque circumflexæ ad miserationem ; ad iracundiam acutæ crebroque incidentes. In scena os vultusque in ira ardens ; in gaudio hilaris ; in adversis adstrictus ; in probris petulans ; in seriis compositus ; remissus in ludicris ; in arduis acer. In scena denique manus verborum comites, sive (ut dicam meliùs) verbisequæ, sæpe interpretes ; quàm argutæ, quàm sapientes, implentes verba, eorumque impetum {p. 576}& vim, ut rectè quispiam illas dixerit orationis telum. Lectionem verò nec gestus implent, nec oculi adjuvant, nec voces augent ; omnino mutam, omnino mutilam, imo emortuam : ideo actionem orationis vitam dixit Cicero, Quintilianus, infinita magis audita delectare quàm lecta. Neque enim (inquit ille) tam refert qualia sint quæ intra nosmetipsos composuimus, quàm quomodo efferantur : nam ita quisque movetur, ut audit : affectus omnes languescant necesse est, nisi voce, vultu, totius prope habitu corporis inardescant. Documento sunt vel scenici actores, qui & optimis Poetarum tantùm adjiciunt gratiæ, ut nos infinitè magis eadem illa audita, quàm lecta delectent. Hæc Quintilianus : Quid si ad hæc addas omnium membrorum fractionem ad lasciviam usque pedum cæterarumque partium incessum, denique ejusdem scenæ pompam, apparatum, vestes, personas, saltationes, chordarum modulationes, choreas ; & inquies idem esse utrobique periculum voluptatisque discrimen, sive legantur Comœdiæ, sive audiantur.

Ego scriptam Comœdiam æquivocè, Comœdiam, dico si cum ea quæ in prosceniis agitur, comparetur ; nec plus hanc cum ea convenire quàm si cùm vivo homine, hominem mortuum conferas.

Objiciunt quartò : Comœdiæ ut & Tragædiæ ad humanæ vitæ exemplum adinventæ sunt, ut per eas discerent populi tanquam per tenebras lucem, testatur id omnis antiquitas ; non igitur malæ. Mali ergo qui iis malè utuntur, qui furta, qui raptus addiscunt, ut faciant : quæ verò illic exhibentur, ideo fiunt, ut quæ mala sunt horreas, secteris quæ bona ; ut pericula quæ in scena spectas, extra scenam vites : dolos dum rides in proscenio, domi caveas ; ne à conjuge illudaris ; ne filiam per lenones amittas ; ne in adversis desperes ; ne fortunæ favoribus fidas : sacra hæc si finem inspicias, licèt parum honesta, si actus. At Poetarum est utile dulci admiscere & comico hoc melle nauseanti ad virtutem animo medicinam facere. Responsionem quam extorques, accipe qui sic loqueris. Quæ hæc medendi ratio, {p. 577}mortem bibere, ut venenum evomas ? Velle ut in caligine alii videant, dum omnibus tenebras facis ? An non vides quòd malos reddis pejores, dum vitia fingis : bonos inficis, dum turpia objicis ? Heu quale magisterium, ut ad virtutem instruas, vitia ingentibus delinimentis præ oculis exhibere. Dum per adulteria quæ componis, maritos doces ut à servis, ceu à lenonibus caveant, an non etiam & servos instruis quò Dominum possint fallere ? Dum doces, ut filiam custodiat Pater, an non ostendis quo patrem possit circumvenire filia ? In se si transcribant quæ agis, planè meretricem pingent matronæ ; lenonem servi ; infidelem conjuges ; impudicam puellæ ; adulterum viri ; effrænem adolescentes : si quæ non agis, desine, nec tuo magisterio indigemus. Satis virtutis docetur in Ecclesiis ; satis formantur ad mores pro sacris rostris, satis increpantur senes, hortantur pii, terrentur improbi, deterrentur sacrilegi. Tu efficies ut asperum virtutis iter ament pueri, dum lenocinia & amores, carnisque illecebras adornas ? per te honestatem amabunt adolescentes quam vident te ex his spectaculis ablegasse ?

Salvete virtutum Magistri, Scurræ, Histriones : sanè tantumdem debent vobis respublicæ & urbes quantùm pudicitiæ, quantùm decoris intulistis. Sinite qui Christo dedistis nomen, quosque ille in admirabile lumen suum vocavit, ut id in suis Comœdiis laudent Ethnici, qui meliores magistros non indicabant, qui in turpitudinum stercore vitreas virtutum gemmulas expiscabantur. Si verè virtutem sititis, in illum aspicite, in illustrium Martyrum Acta ; ad sanctarum puellarum exempla ; inde fortitudinem, inde prudentiam, inde pudicitiam & honestatem desumite : quantò feliciùs, quantò faciliùs & caduca spernere, & puritatem amare, & honestatem fovere, & mores formare poteritis ? Minimè exempla deficient ni desit animus : ille inter lasciva honestatem requirit, qui honestatem unquam nec à nomine agnovit.

Quintò objiciunt : Ex iis qui hæc nostri temporis spectacula frequentant, plerique nunquam {p. 578}aut vix controversiam audivere, crimenque lethale ne sit ea adire : quidam honestum maximè putant, veluti quòd res sit, quæ à pejoribus populum removeat : complures pro eo pugnant, quòd saltem minimè malum, ex sacris religiosisque Ordinibus viri plures visuntur etiam in theatris : quorum auctoritate facilè suadetur populus id haud quaquam crimen. Esto ergo lethale sit crimen theatra ingredi, Comœdias spectare, ludis hisce interesse, dum bonâ fide id omnes faciunt, minimè ipsis lethale. Quare potius peccatorum omnium reus erit qui eos admoneat, quandoquidem admoniti facient adhuc.

Argumentum hoc non à vili Plebecula, sed per doctissimorum hominum ora mihi transmissum & objectum est à viro (ut aiunt) doctissimo. Ceu ingentis criminis reus sim, qui hanc Parænesim molior, simque veluti omnium criminum particeps quæ mox facient spectaculorum Inspectores, solùm quia conscientias verbero, solùm quia moneo. Ego primùm gratias ago doctissimo viro qui, presso nomine, saluti meæ sic consulit, ne ignorans errem dum alios doceo. Verùm sic illum convenirem : Peccassem ego etiam lethaliter, vir doctissime, dum omnium saluti consulere exopto, & ignoranter peccassem nisi à te admonitus ? Ergo existimas posse ignorantem graviter peccare, nedum cùm malum minimè agnoscit, sed etiam quod majus est, cùm ingens virtutis opus existimat se factitare ? Ergo etiam crimini subjacent, qui Comœdias adeunt, licet ignorent se peccare : ergo non ii innocentes & absque peccato (ut aiebas) licèt bonâ fide eas adeant ; ergo non mei causâ lethale crimen incurrent, qui etiam ostenderent, nullo admonente : ergo neque hâc Parænesi admonentem eos, qui ignorantes peccant reprehendas, qui me (ut ais) ignoranter peccantem admones : me unum quem dicis errantem admonere, dignum tuo judicio putasti, vir litteratissime quisquis es. Et crimini mihi adscribes, si innumeros quos graviter errantes fateris admoneam.

Sed ad objectionem respondeo. Ea ignorantia à culpa excusat, quæ (ut Theologi aiunt) omnino {p. 579}invincibilis est, inculpabilis, probabilis, justa, & omnino involuntaria, & quâ tota actûs malitia ignoratur : culpabilis verò, si saltem malitiæ pars cognita sit, ut rectè docet Sanchez lib. 1. cap. 17. ex Corduba & Adriano, qui ait ad mortale peccatum sufficit intellexisse rationem culpæ quæ simpliciter culpa sit, quâ cognitâ, etiam si invincibiliter ignoretur ejus vis ad destruendam gratiam & jus ad gloriam ; & discrimen inter peccatum mortale & veniale, satis est ad culpam mortalem. At quis ad Comœdias ingreditur qui saltem aliqualem malitiam illius actûs non novit ? qui ergo non putant id veniale ? Peccant omnes mortaliter, si mortale peccatum est illas adire cùm ignorent se peccare mortaliter.

Dices, præcipua spectatorum pars id planè nescit invincibiliter, etiam quoad omnem malitiæ partem, cùm Religiosos viros illic adstantes videat ; satiùs ergo eos in bona fide relinquere, ne mox scientes lethaliter peccent. Respondetur : Existimo neminem id invincibiliter amplius ignorare, tum quia etiam Scenici ipsi argumentum hoc sæpiùs in proscenio tractarunt, docentes minimè id peccatum esse : imo & libellum scripsere quem vidi, audivique per alios, in scena ab ipsis ad auditores allatum, disseminatumque ut sic securiùs omnes circumvenirent pios, impios : quod non facerent, nisi submussarent plerique, & revera timerent an id malum. Præterea jam ubique ea de re agitur, inter nobilium virorum, inter matronarum cœtus ; nemo de ea non disputat, nemo non judicat. Jam Confessarii opinionibus pugnant : si concedunt, laudantur : improbantur, si negant : Sapientiæ titulus ab iis hoc uno emitur, si quis minimè scrupulosior videatur : sacerdotes qui ea horrent, sæpe conviciis onerantur ; honorantur, aut saltem placent, si ea adeant : si è Confessariis alter prohibeat, ad priorem appellant, qui concesserat : si prior negaverat, alterum deligunt qui permittat. Scilicet id misero huic sæculo deerat, ut Histriones conscientiarum judicem agerent in scena ; ut docerent populum scurræ ; & Dei honor, animarum salus à Dæmonum satellitibus disputaretur, {p. 580}& placeret è Confessariis indoctior aut dissolutior. Invincibiliter ergo ignorabunt qui sic nesciunt ? justa erit, erit innocens, erit probabilis ignorantia hæc, quâ Comœdiarum inspectores laborant ? minimè verò ; sed verè, &, ut Scholastici loquuntur, affectata ad peccandum liberiùs, & absque conscientiæ remorsu, non culpam minuens, sed adaugens. Fare qui hæc legis, vir doctissime, justa & invincibilis ignorantia ea est quæ neque directè, neque indirectè volita est ? At hæc saltem indirectè volita ab his qui theatra ingrediuntur, quandoquidem possent illam expellere, sed nolunt : dum, ut ipsemet ais, etiam admoniti non desistent : invincibilis & innocens ignorantia nunquam cum ingenti peccandi affectu reperitur. Peccant ergo Comœdiarum nostri temporis inspectores gravissimè, licèt ignorent se gravissimè peccare. Quo etiam planum remanet maximè ad Dei gloriam & animarum salutem conferre singulos quosque admonere, neque ullum id admonenti crimen : licèt admoniti faciant adhuc, & graviùs peccent. Facit à me egregiè D. Ambrosius, sermone 83. quemlibet adscribere : Ego interdum parcens vobis tacere vellem ; sed malo vos contumaciæ causas reddere, quàm negligentiæ sustinere judicium.

Denique qui ais, crimen faciam, si scripsero : at scripsere in spectaculorum spectatores ante me quot auctores superiùs laudavi ; integro libro id fecit Tertullianus, pluribus atque integris homiliis Chrysostomus, aliisque permulti ; qui tamen de christiana republica optimè meriti. Non obticuit Christus peccatum esse mortale, mentale adulterium : ostendit ille, debere nos etiam inimicos diligere : docuit quòd nefas sit alicui irasci ; & tamen secus Pharisæi docuerant. Sciensque plurimos ex hominibus præcepta ea minimè completuros ; docuit tamen. Jubetur Propheta, quasi tuba exaltare vocem, populo scelera annunciare & peccata : nos id nefas existimabimus ? proh nefas !

{p. 581}SILLOGE TERTIA
Remediorum in hujusmodi animarum luem.

In id hæc reperio : Primum ut viri graves præficiantur, qui, juxta Platonis sententiam, eorum dicta factaque expendant, an honesta & reipublicæ proficua, nec prodeant donec singula probentur. Ita Lælius Zeccus quem suprà retulimus.

Ut præsertim Ecclesiasticus judex id videat, ac judicet, un ea quæ ab iis habentur, turpia, salutique animarum dissentanea. Ita Menoch. casu 69. n. 42. de Arbitr. judic. quæst. centur. 1. Verùm id minime necessarium, quandoquidem omnes quæ à venalibus hisce Histrionibus Comœdiæ exhibentur, inhonestæ censeri debeant, cùm in iis viri & mulieres de amoribus colloquantur.

Secundum longè tutissimum, in quod omnes ferè conveniunt, qui in Histriones scripserunt, nimirùm, ut ejiciantur pellanturque. Ita quem mox citavimus Menochius, n. 30. ejus hæc verba : Cùm itaque tot mala è spectaculis ludisque theatralibus impudicis atque inhonestis exoriantur, necesse habent ii, quibus populi cura & custodia demandata est, omnem adhibere diligentiam, ne turpes ii Histriones & Mimi urbes & civium domos inficiant, alioqui non minùs hi quàm illi delinquent : cùm facere his videatur qui non prohibet cùm prohibere possit, quod ipsi principes & populi facilè præstabunt, si eos non recipiant, vel receptos expellant : si pariter civibus suis mandent, ne eorum ædes ingrediantur. In Actis Mediolanensis Ecclesiæ, addidit etiam sanctissimè sanctissimus Carolus, ut Principes in caupones etiam acriter animadvertant si eos receperint.

Postremum erit cùm id minimè per Principes sæculares fiet, penes quos est, pestes ejusmodi urbibus exigere, ut à Confessariis & Concionatoribus singuli admoneantur, lethali peccato esse obnoxios tum Actores, tum Inspectores. Monuit id ante me disertis verbis Jo. Mariana, lib. 3. de Rege & Regis Instit. ubi de Spectaculis : Profectò curandum est, ut ea opinio publicè {p. 582}suscipiatur, theatra quibus obscena argumenta tractantur, officinam universæ improbitatis esse ; qui concurrunt eò non secùs facere quàm qui ad ganeas, ad furta, ad cædes, ad lupanaria. Qui suscepti laboris fructus erit multò maximus. Erunt enim qui gravitate cognitâ desinant peccare, salutemque suam turpi voluptate potiorem habeant, ne prudentes & scientes in mortem ferantur furentes, rapidi & miserabiles.

AUTHORES qui contra Actores & Inspectores Comœdiarum nostri temporis, nobiscum convenêre.

A.

Abbas Panormitanus.

Acta Mediolan. Eccl.

Adrianus.

Ælianus.

Alexander Alensis.

Alexander J.C.

Altisiodorensis.

D. Ambros. Episcop. Mediolan.

D. Anton. Archiep. Fl.

Angelus de Clavasio.

Archidiaconus.

Aristoteles.

D. Augustinus.

B.

Baldus.

Barnabas Brissonius.

D. Basilius.

D. Beda.

D. Bernardus.

Bonacina.

C.

Canones.

Cap. pro dil. de consecr.

Canonicæ Institut.

Gloss. in easdem.

Cap. Donare.

Cajet. Card.

D. Carolus.

S. Clem. Rom. Pont.

D. Cyprianus.

D. Cyrillus.

Corduba.

Cornelius Tacitus.

Concilia.

Arelatense 1.

Carthaginense 3.

Nannatense.

Aquisgranense.

Agathense.

Carthaginense 4.

D.

David.

Demetr. Phalaræus.

Didacus Covarruvias.

Durandus.

E.

Ecclesiasticus.

Ecclesiastes.

Emanuel Sà.

F.

Florentius Harthemius.

Fortunatianus.

Francisc. Petrarcha.

G.

Gabriel Biel.

D. Gregorius Magn.

{p. 583}D. Gregorius Nazianzenus.

H.

Henricus Gran.

D. Hieronymus.

Historia Tripartita.

I.

Jacobus Menochius.

D.J. Chrysostomus.

Jo. Mariana.

Isaacus, Presbyter.

Judit.

Julianus.

Justinus Imperator.

L.

Lactantius.

Lælius Zeccus.

Lampridius.

B. Laurent. Justin.

Leges.

L. Consensu. C. de rep.

L. 2, §. Ait Prætor.

Authent. ut cùm de appellat. cognoscitur.

L. Omn. dies C. de Fer.

M.

Marcellus Megal.

D. Matthæus.

Minutius Felix.

N.

Nazianzenus. Vid. D.

Gregor. Naziazen.

P.

Paludanus.

Paulus Comitolus.

Plato.

Pompeius Magnus.

Procopius.

Q.

Quintilianus.

R.

Reginaldus.

Riccardus de S. Vict.

S.

Salvianus.

Seneca.

Statius Papinius.

Suetonius.

Summa Armilla.

Summa Tabiena.

Sylvester.

T.

Tertullianus.

Theophilus.

D. Thomas.

Thomas Cantiprat.

Thomas Sanchez.

Tullius Cicero.

V.

Valerius Maximus.

Varro.

Viguerius.

Vincent. Bellovacen.

Rien n’est plus persuasif que cet Ecrit. Et si dans le pays où il fut originairement imprimé, il n’a pas diminué le goût des Spectacles, c’est que, en Italie, comme ailleurs, tel est l’aveuglement des hommes, quand des licences sont devenues communes, quand on voit la multitude s’y livrer, les personnes en place n’en être {p. 584}pas exemptes, la plupart en faire gloire, quelque horribles que soient ces licences ; on n’en est plus frappé, & l’on ne peut comprendre qu’elles soient telles qu’elles le sont dans la vérité369.

Voilà ce qui fit éprouver à M. Colbert, Evêque de Montpellier370, beaucoup de contradictions, lorsqu’il censura les Spectacles publics, qui s’étoient établis dans la ville de Montpellier. Ce respectable Prélat fut même dans le cas de donner, en 1734, deux Avertissemens, pour défendre aux Musiciens de la Cathédrale, d’aller exercer leur art dans le Concert public de cette ville, demi-Spectacle, où l’on jouoit indifféremment des pieces sacrées & profanes. Il est étonnant qu’il ait fallu deux actes d’autorité pastorale, pour réprimer un pareil abus. Car, est-il dit dans l’un des deux Avertissemens : « Il ne faut pas être {p. 585}maître en Israël pour sçavoir qu’on profane le saint nom de Dieu, en mêlant les hymnes saintes avec les fables lascives du Paganisme. Il ne faut pas un grand effort d’esprit, pour voir que c’est insulter à la Majesté Divine, que de faire servir au divertissement d’une assemblée mondaine les paroles mêmes que Dieu a dictées pour nourrir la piété de ses enfans. Enfin les plus simples n’ont aucune peine à reconnoître que c’est un sacrilege, que de mettre dans la bouche des Chantres d’une Eglise les Pseaumes de David, & les Opéra de Lulli ; de même que c’est profaner les paroles divines, que de les mettre dans des bouches encore toutes souillées des traits enflammés de l’amour impur.

Ce respectable Evêque ne condamnoit point la Musique en elle-même. C’est en effet, comme nous l’avons déjà observé, un art dont il fut fait le meilleur usage dans son origine, même chez les Payens. Athénée nous assure que toutes les loix divines & humaines, les exhortations à la vertu, la connoissance de ce qui concernoit la Divinité, les Héros, les vies & les actions des Hommes illustres, étoient écrites en vers, & chantées publiquement par des chœurs au son des instrumens. Et nous voyons, par nos Livres Saints, que tels étoient dans les premiers temps les usages des Israélites.

« On n’avoit point, dit M. J. J. Rousseau, trouvé de moyen plus efficace pour graver dans l’esprit des hommes les principes de la morale & l’amour de la vertu. Et {p. 586}tout cela n’étoit point l’effet d’un moyen prémédité, c’étoit celui de la grandeur, des sentimens & de l’élévation des idées, qui cherchoient par des accens proportionnés à se faire un langage digne d’elles ».

« Mais la Musique est aujourd’hui déchue de ce degré de puissance & de majesté, au point que nous pourrions douter de la vérité des merveilles qu’elle opéroit autrefois dans le moral, si nous n’en avions l’attestation des meilleurs Historiens, & des plus graves Philosophes de l’antiquité. Elle n’agit plus utilement que dans le physique sur les corps371 ».

{p. 587}« La Musique latine, c’est-à-dire, celle qui est usitée dans les Eglises, n’a pas même conservé assez de gravité pour l’usage auquel elle est destinée. On y recherche trop de travail, & comme l’a dit l’Abbé du Bos, on y joue trop sur le mot. On ne doit pas y rechercher l’imitation comme dans la Musique théatrale. Les chants sacrés ne doivent point représenter le tumulte des passions humaines, mais seulement la majesté de celui à qui ils s’adressent, & l’égalité d’ame de ceux qui les prononcent. Quoique puissent dire les paroles, toute autre expression dans le chant est un contre-sens. Il faut n’avoir, je ne dis pas aucune piété, mais je dis aucun goût, pour préférer dans les Eglises la Musique au plain-chant372 ».

{p. 588}Aussi en général ce n’est point la piété qui porte le monde aux mottets qui s’exécutent dans nos Temples, où les Hymnes sacrées ne doivent toujours être chantées que pour louer Dieu, pour publier ses merveilles, & pour attirer son secours. C’est le seul usage légitime qu’on en puisse faire. Or, ce n’est point là l’objet de tous ceux qui vont à ces mottets, comme ils se rendent aux Théatres, que M. Colbert a également combattus373 par les argumens les plus convaincans. En voici quelques-uns :

« Vos jeux scéniques, leur dit-il, sont des Spectacles consacrés aux Dieux des Nations, puisque c’est leur histoire que l’on y décrit, leurs amours qu’on y peint, leurs infamies que l’on y représente sous des voiles qui en diminuent l’horreur, & qui en augmentent le danger. Ce sont des fables, il est vrai, mais des fables qui font sur le cœur de plusieurs des impressions plus durables, que les vérités les plus sublimes ».

« Qui peut se dire à soi-même, qu’il n’a contracté aucune tache en sortant d’un lieu où les deux sexes se rassemblent, pour voir, pour être vus, & pour goûter le plaisir qu’y cause l’émotion que les sens y reçoivent » ?

« Mais, nous dit-on, ne trouve-t-on pas dans les lieux-mêmes les plus saints des occasions de se perdre quand on le veut » ?

{p. 589}« Il est vrai, répond M. Colbert, les Temples ne sont plus pour la plupart des Chrétiens le tabernacle de Dieu avec les hommes, la Maison du salut, & la porte du Ciel. Mais la profanation que les gens du monde font des lieux saints, ne justifie point les Spectacles. Que dis-je, si les chûtes sont à craindre dans les lieux où le démon tente en esclave qui redoute la présence de son Maître ; qui peut se promettre de demeurer ferme, dans un lieu où le démon tente en maître qui sent le pouvoir qu’il a sur ses esclaves ? Le précepte de Dieu nous rassemble à l’Eglise, & nous sommes en danger : serons-nous en sûreté aux Spectacles, d’où sa loi nous bannit ? Nous sommes troublés dans l’Eglise où Dieu est pour nous : que devons-nous éprouver aux Spectacles, où non seulement le démon, mais Dieu même est contre nous374 » ?

« Combien, nous objecte-t-on encore, voit-on de villes dans le Royaume où les Théatres & les Académies de Musique sont en usage ? Qui est-ce qui les condamne ? Tout ce qu’il y a de personnes de distinction s’y rencontrent. On les regarde comme un divertissement {p. 590}honnête. Pourquoi fouiller dans le cœur ? Chacun y est pour soi ; tant pis pour ceux qui y viennent avec de mauvaises intentions ».

« C’est-à-dire, que ne pouvant justifier en eux-mêmes les Spectacles, on tâche d’en couvrir le mauvais par le nombre & la quantité des personnes qui s’y rencontrent : c’est ordinairement le dernier prétexte que la cupidité suggere pour autoriser les abus. Quand Saint Augustin voulut bannir de l’Afrique les repas que l’on faisoit dans les Eglises, & qui avoient dégénéré en repas de dissolution & d’ivrognerie, le dernier retranchement des intempérans, fut de lui demander si les Evêques, qui n’avoient pas prohibé ces festins, n’étoient pas Chrétiens. Allez à Rome, disoient-ils, vous verrez tous les jours dans l’Eglise de Saint Pierre ces mêmes festins, dont vous êtes si scandalisé, tandis qu’à Hippone nous ne les faisons que quelques jours dans l’année. A quoi Saint Augustin répondit, qu’il faut prendre pour modeles non les Eglises où les abus regnent, mais celles qui n’y ont jamais donné entrée, ou qui les ont réformés ; qu’à l’égard de la Basilique de Saint Pierre, on lui a dit souvent que les défenses ont été faites ; mais que la multitude des charnels, les a toujours violées. Qu’après tout, si l’on veut honorer l’Apôtre Saint Pierre, c’est à ses préceptes qu’il faut s’arrêter, & avoir bien plus d’égard à ce qu’il dit contre l’intempérance dans sa premiere Lettre, où sa volonté paroît, {p. 591}qu’à ce qui se fait dans sa Basilique, où sa volonté ne paroît pas375 ».

« Les raisons que l’on apportoit du temps de Saint Augustin, pour justifier les repas d’intempérance dans les Eglises, on osa s’en servir depuis, pour couvrir des excès encore plus grands, connus sous le nom de la fête des Fous376. La faculté de Théologie de Paris écrivit, en 1444, une Lettre à tous les Evêques, & à tous les Chapitres du Royaume, pour les exhorter à l’abolir. La plupart des Chapitres répondirent : Nos Prédécesseurs ont permis cette {p. 592}fête. C’étoit de grands personnages : qu’il nous suffise de vivre comme ils ont vecu. A quoi la Faculté de Théologie répondit, qu’un pareil argument ne peut être suggeré que par le démon, procul dubio istud argumentum diabolicum est, & infernalis hæc persuasio. Connoît-on, ajoute-t-elle, quel est le sort de ceux qui ont souffert une fête si abominable ? Quand la loi de Dieu s’explique clairement contre un abus, il ne faut pas examiner si les hommes le dissimulent ou le tolerent. C’est la loi de Dieu qu’il faut suivre, & non les hommes, si ce n’est qu’eux-mêmes obéissent à la loi. Vous cherchez des modeles, disent les Théologiens de Paris, suivez Saint Augustin, Saint Hilaire, Saint Chrysostome, & tant d’autres saints Evêques qui se sont élevés contre les abus de leurs temps. Suivez les décrets des souverains Pontifes, les Canons des Conciles généraux, qui ont réprouvé ceux qu’ils ont vu naître. Suivez tout ce qu’il y a de personnes graves, & de gens de bien, qui gémissent sur les scandales d’aujourd’hui. Croiroit-on que des Chapitres d’Eglises Cathédrales & Collégiales aient commis durant trois cens ans des impiétés qu’on regarderoit comme fabuleuses, si elles n’étoient attestées par des monumens incontestables ? C’est ce qui prouve, comme nous l’avons dit ci-dessus, que les abus les plus licencieux disparoissent aux yeux des hommes, quand ils sont devenus communs & autorisés. Non seulement on ne se cache point pour {p. 593}les commettre, mais même on en fait gloire377 ».

« Saint Augustin remarque que quand l’iniquité des hommes est venue à ce point, l’Ecriture Sainte lui donne le nom de cri, clamor. Le cri de Sodome & de Gomorrhe s’augmenta de plus en plus, c’est-à-dire, que les crimes de ces deux villes, non seulement n’étoient pas permis, mais qu’on se faisoit comme une loi de les commettre. Aussi voyons-nous au temps où nous vivons une multitude d’abus, qui sans être aussi grands que le péché de Sodome, sont cependant des abus déplorables. Mais parce qu’ils sont devenus communs, un Evêque n’ose plus, je ne dis pas excommunier un Laïque, mais dégrader un Clerc pour de telles fautes ».

« Que doit-il donc faire, demeurer dans le silence ? Peu sensible aux discours & aux jugemens des hommes, il doit crier sans cesse, clama, ne cesses ».

C’est ce que fit M. Colbert ; il manifesta sur cet objet son zele dès la premiere année de son Episcopat, par l’Ordonnance pastorale qui suit. Nous l’aurions placée dans son rang, page 412, si nous en avions eu connoissance plutôt.

{p. 594}ORDONNANCE
De M. l’Evêque de Montpellier, touchant la Comédie.

Charles-Joachim Colbert, par la grace de Dieu, Evêque de Montpellier, &c. A tous les Fideles de notre Diocese, salut & bénédiction en Notre Seigneur Jesus-Christ.

Etant venus en cette ville pour rendre à Dieu les actions de graces annuelles de sa réduction sous l’obéissance du feu Roi Louis XIII, de glorieuse mémoire, & ayant pour ce sujet interrompu le cours de nos visites, nous avons trouvé avec une extrême douleur, à notre arrivée, une troupe de Comédiens qui, pendant que nous étions occupés à la campagne à visiter le Troupeau que Jesus-Christ a confié à nos soins, est venue s’établir ici ; & nous avons appris dans l’amertume de notre cœur, que notre peuple couroit en foule, même les saints jours de Dimanches, à ces spectacles d’iniquité. Il n’y a point de Fidele, pour peu qu’il soit instruit de sa Religion, & des maximes de l’Evangile, qui ne sçache combien ces sortes de représentations sont dangereuses ; combien elles sont opposées à l’Esprit de Jesus-Christ ; {p. 595}combien elles sont capables d’entretenir les passions, ou de les faire revivre ; & avec quelle ardeur les Saints Peres de l’Eglise se sont appliqués à éloigner dans tous les temps les Chrétiens de ces assemblées profanes.

A ces causes, renouvellant les Ordonnances de notre Prédécesseur, & celles des Vicaires-Généraux du Chapitre, le Siege vacant, nous déclarons excommuniés, ipso facto, tous les Ecclésiastiques Séculiers & Réguliers, qui se trouveront à ces Spectacles, quand même ils ne seroient pas Diocésains, pourvu qu’ils fassent quelque séjour en cette ville. Ordonnons à tous Curés, Confesseurs & Prédicateurs, d’instruire en public & en particulier tous les Fideles de l’un & de l’autre sexe, de l’obligation où ils sont de s’abstenir de divertissemens si préjudiciables à leur salut : leur défendons d’admettre les Comédiens à la participation des Sacremens, & à la Sépulture Ecclésiastique, si au préalable, ils n’ont promis publiquement de renoncer à leur profession, que les loix Ecclésiastiques & Civiles ont toujours regardée comme infame Exhortons tout ce qu’il y dans notre Diocese de saintes ames, de faire à Dieu des prieres particulieres pour détourner sa colere, que ces sortes de divertissemens attirent pour l’ordinaire sur les villes. Et pendant que nous allons continuer le cours de nos visites, nous les conjurons de se joindre à nous, pour attirer sur eux & sur nous les bénédictions de Jesus-Christ. Fait {p. 596}à Montpellier, dans le Palais Episcopal, ce vingt-trois Octobre mil six cent quatre-vingt-dix-sept.

Signé, † Charles-Joachim, Evêque de Montpellier.

Par Monseigneur, Montreau.

M. de Castries378, Archevêque d’Alby, M. de Pouillac379, Evêque de Lodeve, donnerent de pareilles Ordonnances dans le cours de leur Episcopat : & combien d’autorités de ce genre n’aurions-nous pas à citer ! Mais faut il faire tant de frais d’armes contre des adversaires qui, en se défendant, se détruisent eux-mêmes : tel doit être l’effet de la réponse que M. Dalembert a faite au nom des amateurs des Theatres, dans sa Lettre à M. J.J. Rousseau.

« Il faut l’avouer, lui dit-il : Personne n’a combattu les Spectacles avec autant de force que vous. On ne peut point dire que vous condamnez ce que vous ne {p. 597}connoissez pas. Vous avez étudié, analysé, composé vous-même le poison dangereux dont vous cherchez à nous préserver ; & vous décriez nos Pieces de Théatre avec l’avantage non seulement d’en avoir vu, mais encore d’en avoir fait ; & à ce dernier égard vous nous avez traités comme ces animaux expirans qu’on acheve dans leurs maladies, de peur de les voir trop long-temps souffrir ».

« Je suis persuadé que chez une Nation corrompue, le Théatre est un nouveau moyen de corruption. Mais rendez-nous, si vous le pouvez, & moins pénibles & moins tristes les devoirs de citoyen, d’ami, d’époux, de fils & de pere. Il faut nous consoler des chagrins qui les accompagnent. Nous avons trop besoin de plaisirs pour nous rendre difficiles sur le nombre & sur le choix. Rendez les Peuples plus heureux, & par conséquent les citoyens moins rares, les amis plus sensibles & plus constans, les peres plus justes, les enfans plus tendres, les femmes plus fidelles & plus vraies : nous ne chercherons point alors d’autres plaisirs que ceux qu’on goûte au sein de l’amitié, de la Patrie, de la nature & du chaste amour ».

Tenons-nous-en à cette assertion de M. Dalembert. Nous avons l’aveu que nous desirions : habemus confitentem reum.

Comme c’est par goût, & non par raison qu’on chérit les Spectacles ; il y aura toujours quelques-uns de leurs partisans qui, intéressés à en prendre avec chaleur la défense, {p. 598}prétendront que le Théatre offre un grand secours à l’éducation. C’est la these que M. Armand, Poëte dramatique, & fils d’un fameux Comédien de ce nom, a soutenue depuis peu ex professo, par un Discours en Vers, intitulé, l’Utilité des Spectacles, inséré dans le sixieme Cahier du Journal de Théatre, de l’année 1776380. Il y donne même les Comédiens pour les meilleurs Instituteurs de la jeunesse. Voici comment il l’annonce à ceux qui n’en conviennent pas :

Sans prétendre à ma voix donner un ton d’oracle,
Par raison & par goût, je chéris les Spectacles ;
Et j’ose présumer, tel qu’il est de nos jours,
Qu’à l’éducation il offre un grand secours.
… … … … …
O vous ! esprits livrés aux préjugés trompeurs,
Qui nous peignez cet Art sous d’affreuses couleurs ;
Pour en prendre une idée & plus juste & plus saine,
Voyez Le Kain, Brisard ou Molé sur la Scene,
Et tant d’Acteurs fameux dont les rares talens
Méritent de Paris les applaudissemens.
… … … … …
… La vertu s’exprime par leur bouche.
… … … … …
Avant de décider, en toute occasion,
Nous devons consulter l’honneur & la raison :
En prenant ce parti, nous verrons le Spectacle
S’établir en tous lieux, sans rencontrer d’obstacle.
… … … … …
{p. 599}Hé ! quel amusement d’une plus noble espece
La prudence peut-elle offrir à la Jeunesse !
… … … … …
Tel qui veut fréquenter la bonne compagnie,
Dans ce lieu doit s’attendre à la voir réunie.
Un pere de son fils peut y guider les pas,
Sûr que des bonnes mœurs il ne l’éloigne pas,
Et qu’il y recevra des leçons de sagesse,
D’humanité, d’honneur, de goût, de politesse,
Qui, dans ses actions, ainsi qu’en ses propos,
Sçauront le distinguer des pédans & des sots.

Ce Poëte a mis pour épigraphe de son Discours les deux Vers suivans :

Sous d’affreuses couleurs, tel qui peint le plaisir,
Ne le blâmeroit pas, s’il osoit en jouir.

L’exemple de M. J.J. Rousseau suffiroit pour détruire cette proposition ; mais il n’est pas le seul. Les témoignages que nous avons rapportés dans notre premiere Lettre, pour prouver le danger des Théatres, émanent presque tous d’Auteurs qui avoient osé, & dont quelques-uns même osoient encore jouir du plaisir des Spectacles. Néanmoins ils les ont peints sous des couleurs affreuses, c’est-à-dire comme ils méritent d’être peints par ceux qui sçavent encore discerner le vice d’avec la vertu.

Il parut en 1776 un Roman intitulé : Le Paysan perverti. Son Auteur y fait assez connoître son goût pour les Spectacles. Cependant il les a aussi peints sous des couleurs affreuses. En voici quelques traits qui ont été {p. 600}rapportés dans le cinquieme Cahier du Journal de Théatre, de l’année 1776.

« En général (y est-il dit page 134) la peinture des ridicules, [sur laquelle on fonde le plus l’utilité des Jeux scéniques], ne sert trop souvent qu’à détériorer les mœurs, & à rendre la société moins sociale, non seulement parce qu’elle étend ces mêmes ridicules, & leur donne une teinte plaisante qui empêche trop souvent d’en rougir ; mais parce qu’elle multiplie les caustiques, les persiffleurs, les ironistes, espece insupportable ; & qu’elle affoiblit le mutuel entre-support, sans diminuer un seul de nos défauts. C’est à la Comédie que nous devons nos jeunes gens avantageux, dont la sotte importance fatigue si fort l’homme sensé : nous lui devons nos vieillards débauchés, & le mépris qu’on a pour cet âge : nos femmes coquettes, impudentes, libertines…. Enfin c’est au Spectacle que fermentent ces desirs tumultueux, qu’une foule de prostituées, qui en connoissent bien l’effet, se présentent pour assouvir quand on en sort. Les Spectacles exaltent les passions, & par-là corrompent le cœur ».

Est-il un Pays où l’Art dramatique n’est point devenu nuisible aux mœurs ? En quelque contrée qu’on transporte cette plante, elle ne produira toujours que de mauvais fruits sur les Théatres publics.

On a donné dans le premier Cahier du Journal de Théatre de l’année 1776, une Notice apologétique sur l’établissement des {p. 601}Spectacles dans nos Colonies. Ils n’ont commencé d’avoir lieu qu’au mois d’Avril 1771 à la Martinique, & qu’au mois de Novembre 1772 à la Guadeloupe. L’Auteur de cette Notice exagere beaucoup la nécessité qu’il y avoit de procurer dans ces contrées cette nouvelle source de plaisirs dont nos Régimens y avoient porté le goût381. « On ne tarda pas, dit-il, à en sentir les bons effets. Les femmes qui auparavant étoient isolées, se rapprocherent. Le desir de paroître en public avec tous ses avantages, a fait naître le goût de la parure & du luxe : les deux sexes s’en sont piqués. Les Peres Blancs ou Dominicains ont déclamé contre avec d’autant moins de raison, qu’ils devoient prévoir que les Spectacles n’ajouteroient rien à la corruption qui régnoit auparavant dans ce Pays ».

Mais il paroît, par les premiers effets qui en ont résulté, que M. Dalembert a eu raison de dire, que chez une Nation corrompue, le Théatre est un nouveau moyen de corruption, & par conséquent les Peres Blancs ou Dominicains étoient fondés à s’opposer à l’établissement des Spectacles dans nos Colonies.

Rien n’est plus ordinaire que de voir les Apologistes des Spectacles s’irriter contre {p. 602}les Ministres Ecclésiastiques qui condamnent avec zele cette sorte de divertissement.

Le Discours de M. Armand, sur l’Utilité des Spectacles, porte une forte teinte de cette Epître en Vers qu’un Dramomane du dernier siecle adressa au célebre Bossuet, & que nous avons rapportée ci-devant page 395. Les réflexions que nous y avons ajoutées, peuvent s’appliquer aux Vers suivans du Discours de M. Armand, sur l’Utilité des Spectacles :

De tous nos saints Docteurs j’adore la morale ;
Ma vénération pour eux est sans égale,
Lorsqu’ils prêchent d’exemple, & ne disent jamais :
Faites ce que je dis, & non ce que je fais.

C’est de même dans l’ardeur de la colere contre les ennemis des Théatres qu’est éclos le Sonnet suivant, qu’on a reproduit dans le sixieme Cahier du Journal de Théatre, de l’année 1776, & qu’on attribue à un ancien Comédien nommé Dulac, qui voulut se venger des Curés de la Ville de Metz, qui s’étoient opposés à l’établissement de sa Troupe, où il avoit alors pour camarade Armand, qui fut ensuite à Paris un fameux Acteur de la Comédie Françoise.

Pasteurs, qui nous damnez dans vos sermons austeres :
Le Sage dit qu’il est des momens pour prier ;
Qu’il est des temps pour rire, & d’autres pour pleurer,
A quoi bon nous prêcher des maximes contraires ?
***
Pourquoi nous imposer des regles plus séveres ?
Sur un Théatre on peut quelquefois folâtrer :
{p. 603}Dans l’Eglise on ne doit que gémir, adorer :
L’un est le lieu des ris, & l’autre des Mysteres :
***
Cependant chaque jour, près d’un sacré pilier
On bouffonne, on cajolle, on fait notre métier :
Abolissez plutôt ce sacrilege exemple.
***
Le Seigneur, qui jadis réprima le péché,
N’empêcha pas les jeux au milieu du marché ;
Il ne chassa que ceux qui profanoient le Temple.

On sçait que dans l’ordre moral il y a des objets hideux qui peuvent être utiles, comme ces esclaves de Sparte qu’on enivroit pour inspirer à la jeunesse l’horreur de l’ivrognerie.

Ce Sonnet, que nous venons de rapporter, devoit fortifier & augmenter contre son Auteur ce sentiment de mépris qu’éprouve à l’égard des Comédiens tout homme sage qui voit jouer pour la premiere fois une représentation dramatique ; & ce sentiment naturel, dit l’Auteur d’un Roman que nous avons cité, page 599, ne sçauroit être étouffé que par la corruption des mœurs qui nous porte à crapuler nos amusemens, en allant nous étouffer dans un tripot & avec des gens que notre Religion & nos Loix reprouvent également, & qu’elles ont également raison de réprouver.

Cette bonne assertion se trouve citée dans le cinquieme Cahier du Journal de Théatre, de l’année 1776. Elle a été combattue dans le neuvieme Cahier du même Iournal ; mais avec les lieux communs ordinaires, {p. 604}dont la prétention audacieuse va jusqu’à soutenir que la profession de Comédien est nécessaire, non seulement à cette classe de Citoyens, qu’on appelle honnêtes gens, mais encore à l’ordre public, au maintien des mœurs, & au maintien de tous les Ordres de la société.

N’est-ce point-là le cas de dire que qui prouve trop, ne prouve rien ? C’est sans doute d’un esprit aussi follement prévenu pour les vils Histrions, qu’est émanée la fausse & scandaleuse réflexion suivante, qu’on a aussi insérée dans le sixieme Cahier du même Journal, & qui n’auroit dû y être admise que pour y être flétrie, comme elle le mérite.

« Le Sonnet de Dulac, y est-il dit, produisit à Metz l’effet le plus heureux pour les Comédiens, n’ayant rien été dit dans les Sermons qui le valût. On revint au Théatre en dépit des Curés. Si l’on a écrit quelque part fort sérieusement que le tonnerre ne tombe jamais sur le laurier, ou du moins ne l’endommage pas, les Comédiens ne seroient-ils pas autorisés avec autant de justice à le choisir aussi pour l’emblême de leur art, puisque les foudres du Vatican, lancés depuis long-temps contre cette Profession, n’ont servi qu’à lui donner plus d’éclat » ?

Mais il n’y a point d’autre éclat que celui du plus grand déshonneur, qui puisse convenir à une profession qui, par ses licences, a souvent mérité d’être supprimée dans quelques Etats, comme elle le fut à Londres sous la Reine Elisabeth, & sous Charles I.

Quelle présomption que de tirer avantage {p. 605}de l’inaction d’une loi étouffée par le grand nombre de ses prévaricateurs ! Quelle témérité que d’oser comparer les Ministres Ecclésiastiques à des Comédiens, comme dans la troisieme strophe du Sonnet de Dulac ? Impiété que deux nouveaux Dramaturges se sont aussi permis, & dont nous avons eu occasion de parler dans notre second Volume, pages 409 & 413.

De pareils écarts sont de la plus dangereuse conséquence, à ne les considérer même qu’en politique. La Religion, de même que les Loix de la Patrie, & leurs Ministres ne doivent jamais être insultés impunément.

On sçait qu’Horace se demandant quel est l’homme de bien ? Il répond que c’est celui qui observe & respecte les statuts & les loix de ses Peres382. On ne reçoit que trop souvent aux Théatres les leçons de cette fausse Philosophie qui attaque la Religion Chrétienne & les vrais intérêts de l’Etat. M. Séguier l’a observé dans un de ses Requisitoires, dont nous avons donné un extrait, page 469 ; & son observation a sa preuve dans les Vers suivans du même Discours de M. Armand, sur l’utilité des Spectacles :

Aux esprits éclairés sur ce point je me fie :
Notre siecle est celui de la Philosophie.
S’il mérite ce nom, tout doit nous assurer
Que le Spectacle a pu sur-tout y coopérer.

{p. 606}Mais quelle Philosophie que celle qui s’éleve contre le Christianisme, qui a produit tant de bons effets politiques dans tous les Pays où il a été reçu ! M. de Montesquieu lui a rendu cet hommage, dans le XXI-Ve Livre de l’Esprit des Loix : « La Religion chrétienne, dit-il, à adouci généralement les mœurs, a rendu les Gouvernemens plus tempérés, a inspiré les vertus sociales. Chose admirable ! La Religion chrétienne, qui semble n’avoir d’autre objet que la félicité de l’autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci ».

Il est intéressant de se rappeller de pareils témoignages, si peu suspects, rendus à la Religion & aux mœurs. « Hélas ! le Paganisme même ne nous fourniroit-il pas des armes contre toutes ces maximes étranges, répandues dans divers Ecrits avec tant d’ostentation, qui depuis plusieurs années portent le trouble dans les familles, & n’annoncent à l’Etat que des malheurs, si jamais elles deviennent générales ? »

C’est une observation que M. l’Abbé de Fontenai a faite dans la Feuille Hebdomadaire des Provinces, du 16 Août 1776, où il a annoncé comme un très-bon Ouvrage bien pensé & bien écrit le Testament spirituel, ou derniers Adieux d’un Pere mourant à ses Enfans383. Et à son sujet il a fait cette réflexion : « Ce seroit un gage éternel de {p. 607}prospérité pour des familles, si des parens vertueux pouvoient léguer leurs vertus, comme ils léguent leurs biens. Mais jusqu’à présent ils n’ont pu laisser que de grands exemples, qui d’ordinaire sont bientôt oubliés ».

Il faut aujourd’hui recourir aux Payens, pour prouver que les principes de la Morale chrétienne sont naturels, vrais & faits pour le bonheur de l’homme. C’est dans cette vue que Dom Desmonts, Bénédictin de la Congrégation de S. Vannes, fit imprimer en 1747, à Charleville, un Ouvrage intéressant, dédié à S.A.M. le Prince de Condé ; il est intitulé : Le Libertinage combattu par le témoignage des Auteurs profanes, 4. volumes in-12.

M. l’Abbé Brotier, dont on a une excellente édition de Tacite384, a aussi rassemblé utilement les pensées morales de cet Historien, en commençant par ce qui concerne la Religion ; & à cette occasion il a fait une judicieuse observation latine, dont le sens est, que les Chrétiens les mieux instruits de la Doctrine évangélique, ne doivent pas être indifférens à ces témoignages étrangers : Nos meliora divinaque de Religione docti, nihil habemus quod à Tacito hac in re mutuemur. Quod tamen de ea scripserit, haud omittendum.

Cette réflexion justifie l’usage fréquent que nous avons fait des preuves de cette espece. M. l’Abbé Brotier n’a pas oublié, dans son Abrégé385 de la Morale de Tacite, {p. 608}l’article des Spectacles ; c’est l’objet du vingt-huitieme Chapitre.

Cet Historien leur reprochoit non-seulement d’avoir été la cause de la corruption des mœurs, mais encore de l’avoir portée aux derniers excès : sur-tout depuis que Néron eut multiplié les lieux publics d’amusement, & qu’il eut donné le goût des Théatres particuliers où des jeunes gens d’illustres familles se dégraderent en y exerçant l’art des Histrions de la Grece & de Rome386. Eh ! l’amour effréné des Spectacles ne fit-il pas même quelquefois négliger, dans les plus grands périls, la défense de la Patrie ? L’histoire nous en a conservé quelques exemples. Les Etats-Unis de Philadelphie s’étoient vus dans le cas de craindre d’en fournir une preuve ; mais leur Congrès, pour prévenir ce funeste effet, rendit contre les Spectacles, une Ordonnance qu’on trouve ainsi rapportée, pag. 562 du Journ. Hist. de Geneve, année 1778.

{p. 609}En Congrès, le 16 Octobre 1778.

« Comme la fréquentation des spectacles & des lieux publics d’amusement tend malheureusement à détourner les peuples de l’attention qu’il leur est indispensable de donner aux moyens nécessaires pour la défense de leur pays & le maintien de leurs libertés ;

« Arrêté que toutes personnes qui, exerçant un emploi quelconque sous les Etats-Unis, représenteront sur un Théatre, y feront représenter, ou encourageront par leur présence ou autrement ces sortes de spectacles, seront jugées indignes de conserver leur emploi, & en conséquence destituées.

« Ordonné que cet arrêté soit publié ». Signé, Moresyoung, Secretaire duCongrès.

M. le Marquis de la Fayette étoit alors dans ces contrées où l’ardeur de son courage l’avoit porté en 1777, & où il servit avec la plus grande distinction jusqu’au mois de Janvier 1779, qu’il en partit pour revenir en France. « Comme il ignoroit, est-il dit dans le même Journal, que le Congrès eût pris un arrêté semblable, pour recommander aux treize Etats-Unis de passer des loix pour la défense des spectacles, il se proposoit d’aller à une comédie qu’on avoit affichée. Et ayant dîné chez M. Henri Lawrence, Président du Congrès, il lui proposa d’être de la partie ; mais celui-ci lui ayant fait part de la résolution que le Congrès avoit prise, & de l’intention où il étoit d’interdire les spectacles à toutes les personnes qui le servoient, M. le {p. 610}Marquis de la Fayette lui répondit sur le champ, en le remerciant de ce qu’il lui apprenoit & ajouta : Puisque le Congrès a défendu les spectacles, je n’irai sûrement point ».

Cette réponse honnête nous donne lieu d’observer qu’un Chrétien, s’il veut être conséquent, doit aussi dire : Puisque ma religion me défend les spectacles, je n’irai sûrement point. Au reste le christianisme, en interdisant tout ce qui peut corrompre les mœurs, assure le bien politique des Etats.

Tacite, j’y reviens encore, cet Historien Philosophe, qui a sçu assigner aux événemens leurs véritables causes, abonde en pensées capables de persuader que les Empires ne peuvent être heureux qu’autant que la vertu y domine, que les vices y sont en horreur, & qu’on y observe cette belle maxime qu’Epictete emprunta de Platon ; Suivez Dieu, Deum sequere. Voilà le fruit qu’on doit retirer de la morale de cet Historien. C’est dans cette vue que M. l’Abbé Brotier nous en a donné l’Abrégé ; & cette intention paroît bien sincérement énoncée dans les paroles suivantes qui terminent son Avertissement du 7e volume : elles expriment un sentiment que doivent avoir ceux qui écrivent pour l’instruction des autres : Mihi satis sit viam monstrasse, artisque novæ elementa proposuisse, quibus erudiantur ingenia, mores instruantur, animi ad viriles curas exsuscitentur ; & quod mihi ut & Cornelio Tacito semper in votis fuit, omnes ad vitiorum odia, studiaque virtutum inflammentur, quibus stat humana societas, florent vigentque Imperia.

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