Garnier, Jean-Jacques

1765

De l’éducation civile

2017
Source : De l’éducation civile Garnier, Jean-Jacques p. 76-113 1765
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

De l’éducation civile §

{p. 76}CHAPITRE III.
Des principaux avantages que l’on doit attendre du nouvel Etablissement.

Le premier avantage, celui même qui engendre tous les autres, est de ramener les Lettres à l’esprit de leur véritable institution : elles n’ont point pour objet, comme on pourroit le penser d’après l’abus qu’on en a fait dans ces derniers temps, de procurer un stérile amusement, ni de servir de pâture à quelques hommes peu propres au maniement des affaires publiques. Elles se vantent, au contraire, d’épurer la raison, & de rendre ceux qui savent les cultiver, supérieurs au reste des mortels dans toutes les fonctions qui {p. 77}honorent l’humanité. S’il en faut croire les anciens monumens, ce sont les Lettres qui ont rassemblé les hommes dispersés, qui les ont fait passer de l’état de brutes, à une vie sage & réglée. Elles fonderent les premieres Cités, & formerent des Législateurs. Dans la suite, elles présiderent aux assemblées du Peuple ; dicterent des Loix, & répandirent, sur tous les Etats où elles furent accueillies, une célébrité qui triomphe encore de la mort & du temps. Si ces merveilles nous paroissent aujourd’hui presque incroyables, c’est que nous avons perdu de vue le véritable esprit des Lettres, & que nous les avons, en quelque sorte, dénaturées par nos institutions politiques. Ceux qui les cultivoient, parmi les anciens, étoient ordinairement les premiers hommes de l’Etat par leur naissance, & par leurs emplois. C’étoient un Solon, {p. 78}un Lycurgue, un Périclès, un Alcibiade, un Epaminondas, un Polybe, un Ciceron, un Brutus, un César & un Pompée. De tels hommes ne cherchoient point, dans les Lettres, un stérile amusement, ni la réputation plus stérile encore d’Ecrivains élégans : elles étoient, entre leurs mains, un moyen puissant de captiver les esprits, & de régner sur les cœurs ; au lieu que parmi nous, les Lettres ont été, ou entiérement méprisées, ou le plus souvent regardées comme le partage de quelques hommes obscurs qui ne pouvoient aspirer à rien de grand, & qui n’y cherchoient qu’un frele asyle contre l’indigence. Elles ne pouvoient manquer de se ressentir de cette humiliation, & de contracter quelque chose de la bassesse de ceux qui les cultivoient. Leurs plus grands exploits ont été de flatter adroitement un homme en place, de {p. 79}gagner le cœur d’une Maîtresse, ou de cueillir de vains applaudissemens. Ceux qui ont daigné les protéger parmi nous, ont consulté leur goût, & jamais l’utilité publique. Je n’en excepte que François I, qui les accueillit en vrai Politique, qui les admit dans sa familiarité, & qui tenta de les introduire dans l’administration ; mais ce généreux Prince trouva un terrain sauvage & inculte, il fallut donner ses premiers soins à le défricher, & attendre que le temps & l’application eussent fait germer cette premiere semence. Il encouragea, par de solides bienfaits, l’étude des Langues savantes ; il conféra des Magistratures & des Charges aux hommes distingués par leurs talens, & ne négligea aucun moyen d’exciter l’émulation dans le cœur de ses Sujets. C’est à de si sages institutions, que la France doit ses meilleurs Jurisconsultes, {p. 80}ses plus habiles Négociateurs, & ses Historiens les plus estimables. Que n’avoit-on pas lieu de se promettre de ces heureux commencemens, si le Plan du Pere des Lettres eût été constamment suivi ? Mais un démon, envieux du bonheur de la France, & la légereté, si souvent reprochée à notre Nation, vinrent troubler un si bel ordre ; les guerres sanglantes de Religion, absorberent les esprits pendant environ un siecle, & ne semblerent s’amortir que pour faire place au délire de l’imagination. Les François parurent avoir oublié qu’ils étoient des êtres pensans, obligés de cultiver leur raison, & de s’occuper de choses sensées, pour s’abandonner entiérement à de vaines imaginations, & à tout ce qui caractérise l’enfance. Delà, cette effroyable multitude de Romans, qui firent trop long-temps les délices de la Nation, {p. 81}& qui gissent avec leurs Héros, tristement étendus sur la poussiere. Delà encore, cet essain toujours renaissant de Poëtes épiques, tragiques, comiques, lyriques, graves, badins, galans, élégiaques, sérieux, burlesques, dont la seule nomenclature formeroit un gros Volume ; mais dont les productions oubliées, pour la plûpart, ne méritent de tenir place que dans les Archives de la flatterie & de la sottise. Laissons là les mauvais, & demandons au petit nombre de ceux qu’on admire, quels services ils ont rendus à la Nation, & quel Citoyen est devenu meilleur en les lisant ? Nous avons triomphé de la barbarie, répondront-ils ; nous avons adouci les mœurs publiques. C’est véritablement un grand service, leur dirons-nous, si, en les adoucissant, vous les avez rendues meilleures & plus pures : mais si vous ne les aviez adoucies qu’en les amollissant ; si votre {p. 82}magie n’avoit servi qu’à transformer des tigres & des lions, en des renards & des singes, le beau secret que vous auriez trouvé ! Tragiques François, quittez pour un moment le cothurne, & daignez me répondre : Ne vous vantez-vous pas d’être les Précepteurs de la Nation ? Eh bien ! dites-nous donc, depuis plus d’un siecle que nous prenons de vos leçons, avons-nous fait bien des progrès dans le chemin de la vertu ? Les hommes, parmi nous, sont-ils devenus plus appliqués à leurs devoirs, & plus délicats sur la réputation ? Les femmes se respectent-elles davantage ? Les enfans sont-ils plus soumis à leurs parens ? L’union regne-t-elle davantage dans les familles ? Les droits de l’amitié sont-ils mieux connus & plus respectés ? La Patrie a-t-elle acquis un plus grand nombre d’illustres Défenseurs ? Enfin, ceux qui vous fréquentent, valent-ils mieux que ceux {p. 83}qui vous négligent ? Tâchez sur-tout de nous prouver bien clairement ce dernier point ; car j’observe que les parens, qui s’occupent de l’Education de leurs enfans, vous redoutent étrangement ; que les Personnes, à qui leurs Places prescrivent de la gravité & de la décence, craindroient d’être surpris dans les Temples où l’on débite si pompeusement vos maximes, que bien des gens sensés s’y ennuient ; que vos Prêtres & vos Prêtresses ne jouissent pas encore des droits que les Loix accordent au dernier des Citoyens. D’où peut venir, & tant d’indocilité, & tant d’ingratitude dans vos Disciples ? Voilà ce qui m’embarrasse. C’est un reste de barbarie, me direz-vous, dont nous triompherons avec le temps. Les Grecs, cette Nation sage & polie, n’eurent garde de se deshonorer par une conduite si dure envers les talens : ils érigeoient des statues à leurs Poëtes tragiques, & {p. 84}distribuoient publiquement des couronnes aux excellens Acteurs. Je conviens du fait : mais n’avez-vous observé aucune différence entre la conduite des tragiques Grecs & la vôtre. Les premiers, si j’ai bien lû leurs Ouvrages, tendoient directement à l’utilité publique & particuliere de leurs Concitoyens : c’est là l’unique but qu’ils semblent s’être proposés dans leurs Compositions. Ecrivant dans le sein d’une République idolâtre de sa liberté, ils s’attacherent à décrier la tyrannie ; ils tracerent des portraits effrayans ; des Rois & de tout ce qui les environne, afin d’inspirer plus d’horreur au Peuple contre tout ce qui pouvoit altérer la forme du gouvernement établi. Outre cette utilité générale, ils faisoient fréquemment allusion aux conjonctures où se trouvoit la Patrie ; de sorte que ceux qui sont bien versés dans l’Histoire de {p. 85}la Grece, peuvent marquer assez au juste dans quelle année chaque Piece a été composée. Ils trouvoient le secret d’inspirer au Peuple les sentimens les plus convenables à l’état où il se trouvoit, & les résolutions les plus glorieuses dans les temps de calamités. Enfin, ne pouvant se dispenser de faire entrer dans leurs Pieces des méchans & même des scélérats, & de les faire parler conformément à leur caractere, ils eurent soin de prémunir l’esprit des Spectateurs contre le poison du vice, en introduisant sur la scene le Chœur composé de Personnages vertueux & innocens, qui prenoient part à l’action ; s’intéressoient pour la vertu opprimée ; détestoient l’injustice, & corrigeoient, par des maximes pleines de sagesse & de gravité, ce qu’il y avoit de repréhensible dans la conduite & dans les discours de quelques-uns des Interlocuteurs. {p. 86}Ce chœur, qui ne quittoit jamais la scene, profitoit des entr’actes, pour célébrer, dans des Vers mélodieux, tantôt la Justice divine prête à éclater contre les méchans, tantôt l’instabilité des choses humaines, qui ne permet point à de foibles mortels de s’enorgueillir pour un succès passager ; & tantôt enfin, la sainteté des Loix naturelles, que le coupable ne viola jamais impunément. Ces maximes, énoncées avec force, & accompagnées des charmes de la Musique & de la Danse, pénétroient profondément dans l’ame des Spectateurs. On se plaisoit à les répéter & à les apprendre, & c’étoit toujours ce que l’on retenoit le mieux de la Piece. Tragiques François, telle étoit la conduite de ceux dont vous vous dites les descendans ! Pourquoi avez-vous changé une si sage disposition ? Etoit-ce pour lui en substituer une meilleure ? {p. 87}J’ouvre vos Livres, & je ne trouve par tout que certaines amours romanesques, dont l’absurdité & la triste uniformité sont encore les moindres défauts. Le devoir & la vertu sont, dans vos Pieces, de malheureuses victimes, que vous parez de quelques fleurs, pour faire à l’Amour un sacrifice plus éclatant. Comment avez-vous remplacé le chœur des Anciens ? Par des Confidens & des Confidentes, que je n’oserois nommer par leur nom, & qui semblent n’avoir d’autres fonctions que de corrompre ceux qu’ils conseillent. Il est vrai que vous avez changé le lieu de la scene ; que vous ne la mettez plus, comme autre-fois, dans une Place publique, ou dans le vestibule d’un Palais : vous avez trouvé plus commode de renfermer vos mysteres dans l’obscurité d’une chambre ou d’un cabinet. Vous {p. 88}avez compris qu’il y auroit de l’indécence à obliger une jeune Personne, à révéler, à une Assemblée respectable, des secrets qu’elle rougit de s’avouer à elle même ; mais auriez-vous oublié cette maxime d’un Ancien, que les choses honteuses à faire ne sont jamais bonnes à dire, encore moins à représenter ? Et pourquoi nos Françoises doivent-elles être moins respectées que les Dames Grecques & Romaines ? Quels modeles osez-vous leur offrir ? Des Phedres, des Cléopâtres, des Hermiones, des Roxanes, des Eriphiles, &c. Voudriez-vous avoir de pareilles Héroïnes pour filles & pour femmes ? Enfin, que peuvent faire de mieux, ceux qui vont vous entendre, que d’armer leur cœur contre des impressions funestes à leur repos, & d’oublier si parfaitement ce qu’ils viennent {p. 89}d’apprendre, qu’il ne leur en reste aucun souvenir en rentrant dans le sein de leurs familles ? Tragiques François, répondez enfin ; ou, si vous vous obstinez à garder un silence majestueux, écoutez ce que le cœur me suggere pour votre défense, & jugez si c’est un ennemi qui vous poursuit.

J’admire bien sincérement les heureux talens que la Nature vous a si libéralement prodigués. Vous êtes des ames d’une trempe singuliere, des mortels privilégiés. Je pense, en second lieu, qu’on ne peut vous imputer tous les reproches qu’on vient d’entendre, mais uniquement à l’art que vous professez, & à la futilité du plus grand nombre de vos Spectateurs. L’objet de votre art, c’est de plaire ; & on ne plait qu’en se conformant aux inclinations de ceux à qui {p. 90}l’on parle1, en flattant leur goût, & en les entretenant des choses qui les intéressent. Vous avez observé que {p. 91}ceux dont dépendoit principalement le succès de vos Pieces, étoient, ou de jeunes femmes, ou de jeunes gens inappliqués, qui n’accourent au théâtre que pour se procurer des sensations agréables. Vous avez sagement compris que des choses sérieuses leur paroîtroient froides, & que des vérités fortes les écraseroient. En conséquence, vous avez mis en usage toutes les ressources de votre génie, pour leur retracer les momens de leur vie les plus délicieux. Ils ont aimé à se retrouver dans vos peintures, & à comparer ce qu’ils ont quelquefois senti au-dedans d’eux-mêmes, avec les impressions que votre magie leur fait éprouver. Vous avez parfaitement réussi dans ce noble projet : ils vous ont regardé comme des hommes divins ; ils n’ont point balancé à vous placer à la tête des gens de Lettres ; que dis-je ? Ils n’ont plus estimé le {p. 92}reste des Ecrivains, qu’en raison de la conformité qu’ils pouvoient encore avoir avec vous. Ils ont appris vos Ouvrages ; ils ont dressé des théâtres, où leur plus doux passe-temps consiste à jouer eux-mêmes vos Pieces. Ce qu’un Auteur satyrique disoit avec aigreur d’un Peuple trop envié, s’est réalisé de nos jours : Natio comœda est. Si vous eussiez eu pour Spectateurs & pour Juges des hommes graves, attentifs au maintien de la discipline & des mœurs, vous auriez également tenté de leur plaire, vous vous seriez rapprochés des tragiques Grecs ; & je ne doute presque point qu’avec les heureuses dispositions que vous aviez reçues de la Nature, vous ne fussiez parvenus à les égaler. Je me garderai donc bien de vous faire aucun reproche personnel ; mais, après cette déclaration, ne nous sera-t-il pas permis de regretter la perte que la Nation a {p. 93}faite de tant de génies si capables de lui rendre des services importans, s’ils se fussent occupés de ses vrais besoins, & s’ils eussent préféré la gloire de l’éclairer au stérile emploi de l’amuser ? Pouviez-vous trouver mauvais qu’on cherchât à dissiper le prestige qui fascine les yeux du commun des Lecteurs, & à ramener les Lettres à l’objet de leur véritable institution. Car enfin, depuis qu’on a mis les Poëtes à la tête des gens de Lettres, & les Auteurs dramatiques à la tête des Poëtes, qu’en est-il résulté ? Que l’on s’est accoutumé à regarder tous les gens de Lettres en général comme des Artisans de volupté, & une sorte de Bâteleurs, pardonnez cette expression, uniquement faite pour amuser des hommes désœuvrés. Quand ils ont voulu écrite quelque chose de sensé & de profond, on a presque cru qu’ils sortoient de leur {p. 94}sphere : ils n’ont plus trouvé, ni Libraires, ni Lecteurs. Cet accueil ne pouvoit manquer de refroidir sensiblement leur ardeur. Aussi le nombre des Ouvrages solides est-il considérablement diminué de nos jours. Plusieurs Savans, d’un mérite distingué, se mesurant avec leur siecle, semblent avoir adopté la réponse d’un Philosophe qu’on engageoit, sur la fin d’un repas, à parler des matieres de sa profession : Les choses que je pourrois dire, répondit-il, seroient aujourd’hui hors de saison ; & celles qui seroient aujourd’hui de saison, je n’ai nulle envie de les dire. La carrière littéraire est presqu’abandonnée à une foule d’Ecrivains superficiels, qui, à l’exemple des Poëtes, ne savent plus qu’enfiler des paroles, ou à des Compilateurs mercenaires, pour qui toutes les matieres sont également bonnes, & qui semblent n’avoir d’autre but en écrivant {p. 95}que de noircir des rames de papier. Delà, ce tas de Brochures éphémères qui absorbent un temps précieux, & qui contribuent plus qu’on ne pense à dégrader l’esprit en le rendant oiseux & incapable d’une sérieuse application. Je sais qu’il est encore des Ecrivains courageux, qui luttent avec succès contre le goût dominant ; & qui, contens des suffrages du petit nombre de leurs pareils, se mettent peu en peine des applaudissemens du vulgaire : mais le nombre n’en est-il pas déja considérablement diminué, & n’est-il pas à craindre qu’il ne diminue encore de jour en jour, & que l’esprit des Lettres ne s’abâtardisse entiérement si l’on n’y apporte promptement un remede efficace.

Pour trouver ce remede efficace, il faut imiter la conduite d’un Médecin courageux & prudent, qui remonte à la source du mal, & qui ne s’arrête point aux topiques lorsqu’il a {p. 96}quelque lieu de craindre les progrès de la maladie. Il faut, à son exemple, & lorsqu’il en est temps encore, oser dire la vérité aux risques d’affliger ceux qui l’entendent, & de passer pour un caractere dur & féroce, ou même pour un esprit contrariant & bizarre qui cherche à se faire un nom par la singularité de ses opinions. Un homme ferme & courageux sait se mettre au-dessus de ces petites considérations personnelles ; & content du témoignage de sa conscience, il tend au bien, sans regarder autour de lui. Mais il ne suffit pas de connoître la nature du mal, il faut indiquer le remede, & les moyens les plus sûrs d’en faire l’application.

L’expérience nous apprend qu’il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, de corriger des hommes faits, & de changer entiérement des caracteres déja formés : au lieu que la jeunesse est une cire molle prête à prendre {p. 97}toutes les formes qu’on voudra lui donner. C’est donc sur cette jeunesse, l’espérance & la ressource d’un Etat, qu’il convient de tenter la réforme que l’on se propose d’introduire. Si l’on prenoit soin d’inculquer de bonne heure, aux jeunes gens, qu’ils ne sont point faits comme de vils animaux, pour se procurer des sensations voluptueuses ; que leur raison est le flambeau qui doit les éclairer ; que cette raison a besoin d’être épurée ; qu’elle dicte des devoirs ; que la satisfaction qui provient des actions vertueuses, ou conformes à la raison, est le plus grand de tous les plaisirs & le seul permanent ; qu’un homme, qui néglige sa raison, est plus à plaindre que celui qui renonceroit volontairement à l’usage de ses yeux ; qu’il est aussi impossible d’être heureux, avec une ame souillée de vices, que de se bien porter avec un corps couvert {p. 98}d’ulceres ; que la Science est la source des biens, l’ignorance la source de tous les maux, &c. Croit-on que ces maximes, qu’il est possible de démontrer aussi rigoureusement qu’aucune proposition de géométrie, si elles étoient une fois implantées dans de jeunes ames, n’y germassent pas avec le temps, & ne donnassent pas des fruits dans la saison ? Il n’y auroit presque point à craindre qu’on les oubliât promptement : les détails de la vie y rameneroient sans cesse ; & l’expérience journaliere, plus éloquente que les Maîtres, acheveroit la conviction. Or, où pourroit-on mieux puiser ces maximes, que dans une Ecole de la vie civile, formée sur le modele de l’Académie de Platon & du Portique de Zenon.

Les leçons qu’on y donneroit, outre l’importance des matieres, auroient encore cet avantage, qu’elles {p. 99}seroient naturellement à la portée de toutes sortes d’esprits : les autres Sciences exigent dans ceux qui s’y consacrent, des dispositions que la Nature n’a point données à tous les hommes en général, au lieu que la Science des mœurs est à la portée de tout le monde. Il n’y a personne de si malheureusement né, dit Horace, qui, avec de la docilité, ne puisse y faire des progrés.

Nemo adeo ferus est ut non mitescere possit
Si modo culturæ patientem accommodat aurem.

La raison en est claire. La sage Nature n’a point destiné tous les humains à être des Poëtes, des Orateurs, des Géometres, ni des Grammairiens ; mais elle les a tous destinés à vivre en société, & à s’acquitter des devoirs attachés à l’humaine condition. {p. 100}Elle leur a donc fait part à tous des qualités propres à régler leur conduite, & à se rendre des Citoyens utiles. Je conviendrai, sans peine, qu’elle a varié ses dons même à l’égard de cette derniere qualité : ce qu’on en peut conclure, c’est que tous ne remporteroient pas les mêmes avantages de la nouvelle Ecole. Les uns, & ce seroit peut-être le plus grand nombre, n’y apprendroient qu’à se rendre des hommes de probité, des peres attentifs & des amis secourables. Ils retiendroient la substance des maximes qu’on y enseigneroit ; mais sans pouvoir remonter aux principes, ni en déduire des conséquences. Les autres iroient un peu plus loin ; & aux qualités qui forment l’homme de probité, ils joindroient assez de connoissances sur les liens de la Société, pour s’acquitter convenablement des Charges du second Ordre, {p. 101}soit dans la Magistrature, soit dans l’Administration. Enfin, il s’en trouvera qui, doués d’un génie excellent, épuiseront les matieres avec le nouveau Professeur ; & qui, non-contens des secours qu’ils se seront procurés dans son commerce, essayeront de voler de leurs propres aîles, & ne seront point effrayés de l’immensité de l’espace qui s’offrira à leurs regards. L’étude des Philosophes leur fera naître des doutes, & leur fournira en même temps les moyens d’en trouver la solution ; la lecture des Historiens leur apprendra à connoître l’homme dans toutes ses variétés ; les Orateurs leur présenteront le modele de la façon dont on doit s’énoncer dans les occasions importantes ; les Rhéteurs leur découvriront les secrets de l’art de dominer sur les esprits ; les Poëtes eux-mêmes contribueront de plus d’une manière {p. 102}à les enrichir : ils leur offriront la Nature embellie des charmes de leur imagination, & leur prodigueront des maximes puisées dans le sein de la Philosophie ; & qui, pour n’être pas entiérement développées, n’en sont souvent que plus propres à faire une vive impression. Si, dans cette derniere recolte, ils viennent à rencontrer des graines dangereuses, ils sauront s’en préserver à l’aide des principes dont on aura pris soin de les prémunir. Ils imiteront la conduite des abeilles, qui tirent quelquefois un miel salubre des plantes venimeuses. Livrés à des travaux si intéressans, ils verront, avec douleur, approcher le temps où l’on viendra les arracher de leur paisible retraite pour les faire entrer dans le monde, & les obliger de se livrer à la dissipation. Combien de fois, au milieu des assemblées les plus bruyantes, regretteront-ils le {p. 103}silence de leur cabinet, & la compagnie de leurs Livres ! Mais, forcés de se prêter à des usages malheureusement indispensables, ils porteront, dans la Société, cet esprit de réflexion & d’analyse qu’ils ont puisé dans leur éducation ; cependant ils prendront bien garde que personne ne les devine, de peur de se rendre incommodes à la tourbe des esprits superficiels & des sots. Dans les momens où ils paroîtront le plus occupés des fadaises que l’on débite, ils étudieront secretement les mœurs & les caracteres des principaux Acteurs, & mettront à profit, pour leur raison, des momens qu’ils regardoient comme absolument vuides. Puisque leur étude principale se réduit à la connoissance de l’homme, la Société leur présentera toujours des Livres vivans, & ils ne doivent plus appréhender d’y rester oisifs dès qu’une fois ils auront acquis l’art d’observer. {p. 104}Enfin, munis de tous les secours que pouvoit leur fournir la Théorie, ils desireront d’y joindre la Pratique, & se présenteront avec une modeste assurance, pour remplir les places auxquelles leur naissance les appelle. L’Etat aura toujours une pepiniere abondante de Sujets laborieux & appliqués, en état de se distinguer dans les Places qu’on jugera à propos de leur confier, soit dans la Magistrature, soit dans l’Administration. On n’éprouvera plus d’autres embarras que celui du choix entre des Sujets également dignes. Les gens en place trouveront à leur tour, dans le second ordre des Citoyens, des premiers Commis, des Secrétaires, des hommes de confiance, propres à les soulager dans le détail des affaires.

Qu’on ne s’imagine pas que la nouvelle Ecole fût moins utile aux Militaires. La Prudence est l’ame de {p. 105}la guerre ; & il y a des loix à observer, les armes à la main, comme dans l’administration ordinaire de la Justice. Quelqu’un a défini l’Art Militaire, l’Art de commander & d’obéir. Or, pour bien commander, il faut non-seulement connoître les hommes que l’on conduit, mais encore ceux que l’on se propose de combattre. Il faut combiner les avantages respectris des uns sur les autres, afin de n’être jamais forcé à prendre un parti désavantageux. En un mot, par tout où il y aura des hommes, la Prudence seule aura droit de commander. Les exemples viennent ici à l’appui du raisonnement. Depuis que l’on connut, dans la Grece & à Rome, des Ecoles pareilles à celles que nous proposons, on observa que tous les grands Capitaines y avoient pris des leçons, & que plusieurs même, au sorti de ces Ecoles, se trouverent en {p. 106}état de conduire des armées, sans aucun apprentissage ultérieur. Tels furent, parmi les Grecs, Xénophon, Alcibiade, Dion, Epaminondas ; & parmi les Romains, Lucullus, Brutus & Julien.

La République des Lettres y gagneroit infiniment. On feroit peut-être moins de Dissertations pour décider si Corneille est supérieur à Racine, si la Motte avoit plus d’esprit que Rousseau, &c. Mais on seroit plus curieux de connoître quelles passions sont les plus dangereuses de l’amour ou de la cupidité ; comment on doit distinguer, la prudence de l’astuce ; sur quoi se fonde la parfaite amitié, & si ce sentiment doit être compris au nombre des vertus. Un Philosophe abordé dans une Isle où les Dames prodiguoient leurs caresses & leurs soins à de petits chiens & à des singes, demanda depuis quand ces Insulaires {p. 107}avoient cessé d’engendrer. A considérer la légereté & la futilité des Ecrits qui occupent quelquefois l’attention publique, ne pourroit-on pas demander, avec autant de raison, depuis quand les hommes, parmi nous, ont cessé d’écrire ? Ce n’est certainement point le génie qui nous manque ; nos voisins eux-mêmes en conviennent ; ce n’est que le goût des choses solides, & le talent de bien choisir l’objet de nos travaux. Pour donner au génie François toute l’activité dont il est susceptible, & pour lui faire enfanter des productions pareilles à celles d’Athenes & de Rome, il ne faudroit que le plier de bonne heure à la réflexion, l’occuper d’études solides, & lui inspirer, s’il étoit possible, le même degré d’intérêt qui conduisoit la plume des anciens Ecrivains. Fixez le goût du Public sur des objets vraiment intéressans, & tout rentrera {p. 108}dans l’ordre : bientôt nos Ecrivains, jaloux d’occuper l’attention publique, changeront de batterie, & chercheront à se surpasser mutuellement, non plus par la légereté & les graces, du style, mais par la profondeur & la vérité de leurs recherches. Quelques-uns, faute de génie, resteroient au-dessous de leur entreprise : mais j’oserois assurer que la plûpart trouveroient en eux-mêmes une fécondité & des ressources dont il ne se fussent pas mêmes doutés. L’esprit, frappé de la grandeur d’un objet, se plaît à le considérer sous ses divers aspects, à l’analyser & à le suivre dans tous ses rapports. L’ame se passionne & devient naturellement éloquente ; les expressions mâles & nerveuses ne manquent point au besoin ; le style prend de la noblesse & de la force sans le secours de l’art. C’est là, si je ne me trompe, la magie des Démosthenes, {p. 109}des Thucydides & des Platons. Si ce nouvel ordre de choses venoit à s’introduire, bientôt on concevroit du dégoût pour les Auteurs qui ne cherchent à se rendre recommandables que par des gentillesses & le coloris ; on leur diroit, avec dédain : Nîl sacri es. Si l’on continuoit à les lire, ce seroit avec le même esprit & les mêmes dispositions que les hommes sensés portent à une farce, ou à un spectacle de marionnettes, spectacles si ravissans pour des enfans.

Enfin, pourquoi désespérerions-nous de voir revivre ces hommes rares qui s’étoient rendus si profonds dans la Science des Mœurs & du Gouvernement, à qui les Cités faisoient quelquefois des députations solemnelles pour les prier de leur donner des Loix, que les Particuliers alloient consulter sur l’état de leur ame, comme on consulte aujourd’hui {p. 110}les Médecins sur les maladies du corps ? Il y a plus d’analogie qu’on ne pense entre ces deux Professions, la Médecine & la Philosophie Morale. Si cette derniere nous paroît aujourd’hui plus conjecturale, c’est qu’elle a été beaucoup moins cultivée parmi nous. Je suppose que la Médecine eût eu le sort de la Morale, qu’elle n’eût point fait une Profession distincte, qu’elle eût été long-temps défigurée par un jargon puérile & barbare, croit-on qu’elle fût parvenue au degré de considération dont elle jouit aujourd’hui. Quel Art peut se perfectionner s’il n’est exercé ? Je conviens que nous ne connoissons pas clairement la nature de l’ame ; mais sommes nous beaucoup plus savans sur la nature de la matiere ; & puisque dans l’un & l’autre cas nous sommes obligés de combiner un grand nombre d’effets bien observés pour parvenir {p. 111}à quelque degré de connoissance sur les causes, quels effets sont plus sensibles & plus caractéristiques que ceux des passions & de toutes les affections de l’ame, dont nous sommes continuellement avertis par le sens intime ? Croit-on que si ces effets eussent été soigneusement recueillis par un génie observateur, savamment analysés & bien vérifiés par une chaîne d’expériences non interrompues, ils n’eussent pu former un corps de doctrine sur la culture de l’ame, plus intéressant & plus certain qu’aucun Traité que nous ayons sur la guérison du corps humain ? Il est démontré que l’ame a ses maladies propres ; que ces maladies ont des symptômes faciles à reconnoître ; qu’il y a des remedes contre ces maladies, & un art de les administrer. Mais en vain la nature nous offre les moyens de nous rendre heureux, si notre inapplication {p. 112}& notre lâcheté nous empêchent d’en profiter. Enfin, je suppose que malgré nos recherches & les travaux multipliés de trois ou quatre générations, on ne soit point encore parvenu â une science certaine sur l’ame, on aura du moins avancé dans cette découverte, & chaque pas qu’on fera en avant sera marqué par quelque avantage. La Médecine ordinaire, telle qu’elle est exercée par nos Praticiens, n’est point non plus une science certaine, & cependant elle ne laisse pas de procurer des secours infinis : pourquoi n’en espérerions nous pas de pareils & de plus grands encore de la Médecine de l’ame, en raison des progrès qu’elle fera parmi nous. C’est bien le cas de dire, comme Horace :

Non possis oculo quantum contendere Lynceus
{p. 113} Non tamen idcirco desperes lippus inungi :
Nec quia desperes invicti membra Glyconis
Nodosâ nolis corpus prohibere chiragrâ
Est quodam prodire tenus si non datur ultra.