Géry, André-Guillaume de

1788

Sermons sur les spectacles (2)

2017
Source : Sermons sur les spectacles (2) Géry, André-Guillaume de p. 6-50 1788
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

Sermons sur les spectacles (2) §

{p. 6}SERMON POUR LE DIMANCHE DE LA QUINQUAGÉSIME.
Sur les Spectacles.

Ut quid claudicatis in duas partes ? Si Dominus est Deus, sequimini eum ; si autem Baal, sequimini illum.

Pourquoi penchez-vous vers deux partis différens ? Si le Seigneur est votre Dieu, suivez-le constamment ; & si c’est Baal que vous regardez comme votre Dieu, attachez-vous à lui. 3. Reg. 18.

C’est, mes Frères, le reproche que faisoit le Prophète Elie à ces foibles Israélites, qui tantôt sembloient vouloir retenir la religion des Saints Patriarches de qui ils tiroient leur origine ; & tantôt prostituoient leur culte & leurs hommages aux vaines idoles que Jeroboam avoit établies, ou adoroient sous le nom de Baal l’esprit d’erreur {p. 7}& de mensonge qui les avoit séduits. Mais ce reproche, ne pouvons-nous pas l’adresser à une infinité de demi-Chrétiens qui veulent concilier Jésus-Christ & le monde, & jouir tout-à-la-fois des divertissemens du siècle, & des consolations de la piété ; à ces personnes de l’un & de l’autre sexe que l’on voit, tantôt prosternées aux pieds des saints Autels, priant avec des démonstrations de piété & de ferveur, écoutant avec respect la parole du salut ; & tantôt confondues dans la foule des mondains, imitant leur luxe & leurs vaines parures, prêtant l’oreille à leurs fausses maximes, partageant leurs plaisirs les plus frivoles & les plus dangereux ; à ces personnes, par exemple, qui, après avoir satisfait aux devoirs extérieurs de la piété, ne croient point en perdre le fruit & le mérite, en assistant aux Spectacles du théâtre ; & qui regardent comme permis & innocent, ce que l’Eglise a toujours condamné avec tant de sévérité ?

Ah ! si dans cette assemblée formée par la piété & la charité Chrétienne, il se trouvoit des fidèles qui se soient fait à eux-mêmes cette funeste illusion ; combien n’est-il pas important de la {p. 8}détruire ? avec quelle force ne devons-nous pas leur représenter que le Dieu qu’ils servent est un Dieu jaloux, qui veut être aimé uniquement, qui ne souffre point de partage dans les cœurs qui se donnent à lui, & qui rejette enfin comme indignes de lui, des hommages qu’on rend également au monde son ennemi ?

Oui, mes Frères, toute alliance de Jésus-Christ & de Belial est monstrueuse aux yeux de la religion : oui, pour être véritablement Chrétien, il faut marcher dans les voies de la piété d’un pas plus ferme & plus égal : ut quid claudicatis in duas partes ? Oui, si vous êtes véritablement persuadés que le Seigneur est votre Dieu, que lui seul mérite votre reconnoissance & votre amour ; il faut le servir avec plus de constance & de fidélité, il faut éviter avec plus de soin tout ce qui peut altérer cette sainteté, cette pureté de cœur qui peuvent seules vous rendre agréables à ses yeux ; il faut laisser aux adorateurs de Baal ces pompes, ces plaisirs, ces spectacles qui font partie du culte impie qu’ils lui rendent : si Dominus est Deus, sequimini eum. Ce ne sont donc pas des impies & des mondains {p. 9}décidés que je veux convaincre aujourd’hui du danger des spectacles profanes : nous n’avons point de principes communs d’où nous puissions partir ; & avant de les instruire sur ce point de la morale Chrétienne, il faudroit les ramener aux premiers élémens de la religion. C’est à eux qu’on peut dire avec le Prophète : Si vous regardez Baal comme votre Dieu, attachez-vous à lui, suivez ses maximes, adoptez ses loix, prenez part à ses fêtes sacriléges : si Baal Deus est, sequimini illum. Mais c’est à vous, mes Frères, qui connoissez notre sainte religion, qui l’aimez, qui aspirez aux récompenses qu’elle promet, & qui croyez pouvoir concilier, avec les devoirs qu’elle prescrit, l’assistance à ces spectacles pernicieux ; c’est à vous que je veux prouver que vous ne pouvez les fréquenter, sans vous exposer à votre perte éternelle.

Le danger des Spectacles pour la piété & pour les mœurs sera le sujet de ma première partie ; la réponse aux raisonnemens, par lesquels on entreprend de les justifier, sera le sujet de la seconde. Puissé-je, mes Frères, ou arracher de vos cœurs le goût de ce {p. 10}dangereux plaisir, s’il y a déja germé ; ou augmenter l’horreur que les principes de la religion vous en ont déja donnée. Ave Maria.

PREMIERE PARTIE. §

Pour donner à des Chrétiens une juste horreur des Spectacles du théâtre, il suffiroit, mes Frères, de rappeler ici le jugement qu’en ont porté les Saints Docteurs de l’Eglise, & les anathêmes que ses Conciles ont prononcés contre la vile & honteuse profession de Comédien. Si la comédie est innocente, si l’on peut y assister sans craindre de s’y corrompre & l’esprit & le cœur, pourquoi des condamnations si rigoureuses contre des hommes qui donnent au public un divertissement si agréable ? pourquoi proscrire leur art avec plus de sévérité que tant d’autres qui ne servent qu’à entretenir le luxe & la mollesse ? pourquoi enfin ne peut-on l’exercer sans s’exclure soi-même de la société des Fidèles, sans se rendre indigne de la réception des Sacremens, de l’assistance aux Saints Mystères, de la sépulture Ecclésiastique ? Il n’y a point ici de milieu, mes Frères, il faut choisir {p. 11}entre l’Eglise & le Théâtre, & condamner l’un ou l’autre. Il faut ou reconnoître la profession de Comédien pour pernicieuse & anti-Chrétienne, ou imputer à tout ce que nous avons de plus saint & de plus respectable la rigueur la plus injuste. Mais qui de vous seroit capable d’hésiter dans une pareille alternative ? vous souscrivez vous-mêmes au jugement que l’Eglise, d’accord en cela avec toutes les nations les plus sages & les plus policées, a porté contre cette honteuse profession. Autant vous avez de goût pour les Spectacles, autant vous avez de mépris pour ceux qui vous les donnent ; & il n’est personne parmi vous qui n’aimât mieux voir ses enfans dans le tombeau que sur le théâtre.

Mais si c’est une honte, si c’est un crime d’exercer la profession de Comédien, peut-on être innocent en assistant à la comédie ? les spectateurs ne sont-ils pas autant de complices de ce crime ? ne contribuent-ils pas tous solidairement à entretenir les Comédiens dans un état que l’Eglise réprouve, & dans tous les désordres qu’il entraîne ordinairement après lui ?

C’est là, mes Frères, le raisonnement {p. 12}que faisoit autrefois le célèbre Tertullien. Quelle inconséquence, s’écrioit-il ! Vous avez pour la profession de comédien le plus juste mépris : la société elle-même, d’accord sur ce point avec la religion, les exclut de toutes sortes de dignités & d’honneurs, & en cela elle fait de leur art la censure la plus sévère ; & vous ne rougissez point d’assister à leurs jeux profanes ? vous allez applaudir à des hommes, dont vous détestez & l’état & les mœurs, auxquels vous seriez au désespoir de ressembler ? Ne voyez-vous pas que vous vous exposez à partager leur condamnation ? car ; il ne suffit pas à des Chrétiens de ne pas s’avilir jusqu’à cette honteuse profession ; il leur est aussi défendu d’approuver ceux qui l’exercent : nobis satis non est, si ipsi nihil tale faciamus, nisi & talia facientibus non conferamur.

Et ne croyez pas, mes Frères, que ce soit ici seulement l’opinion particulière d’un Auteur connu par son austérité : c’est le sentiment de toute l’Eglise. Un Concile de Carthage défend sévèrement aux Clercs de prendre aucune part aux spectacles profanes ; & quelle est la raison qu’il en apporte ? c’est que {p. 13}l’assistance à ces spectacles a toujours été défendue à tous les Chrétiens & aux laïcs eux-mêmes : Quandoquidem à spectaculo & omnes laïci prohibeantur, semper enim Christianis omnibus hoc interdictum est.

Ici, mes Frères, je crois entendre la réponse que vous opposez à ces raisonnemens & à ces autorités. Les Spectacles, dites-vous, ne sont plus aujourd’hui ce qu’ils étoient autrefois. La licence qui y régnoit, & qui leur a attiré tant de justes censures, en est sévèrement bannie. Le théâtre, alors l’école du vice & de l’impudence, est devenu celle de la décence & de la vertu. Les condamnations anciennes n’ont donc plus aujourd’hui d’objet, & il seroit à propos que l’Eglise levât des anathèmes qui ne sont plus mérités.

Les Spectacles ne sont plus aujourd’hui ce qu’ils étoient autrefois ! Eh quoi ! mes Frères, la tragédie & la comédie ne sont-elles plus comme autrefois le tableau mouvant & animé des passions humaines ? ne sont-elles pas ces passions mêmes mises en jeu & en action ? ces passions n’y sont-elles pas comme autrefois & plus même {p. 14}qu’autrefois déguisées, embellies, animées de toutes les couleurs qui peuvent les rendre aimables, & les insinuer profondément dans les cœurs ? Je veux, mes Frères, examiner avec vous cette réforme prétendue des Spectacles, & vous prouver que, dans l’état où ils sont aujourd’hui, ils sont plus capables que jamais de faire sur les cœurs les impressions les plus dangereuses, & les plus incompatibles avec la piété.

Je sais, mes Frères, que la plupart des pièces de théâtre sont exemptes de ces grossières équivoques, de ces paroles licentieuses qu’on y entendoit autrefois ; les mœurs de notre siècle devenues plus décentes, sans être, en effet, plus pures, ont exigé qu’on donnât un frein à l’impudence, & qu’on retranchât ce qui choquoit trop ouvertement l’honnêteté. Mais en combien de manières n’y est-elle pas encore blessée ! J’en appelle ici, mes Frères, à votre propre témoignage : j’en appelle sur-tout à ce sexe à qui la pudeur est si naturelle, & en qui elle survit quelquefois à la vertu. Je vous demande si jamais vous n’avez entendu sortir de ces bouches impures que des paroles chastes & mesurées ; si jamais vos yeux {p. 15}& vos oreilles n’ont rien rencontré dans les Spectacles, qu’on dit être les plus châtiés, qui pût alarmer la modestie ; si vous voudriez imiter, ou si vous souffririez dans les personnes dont la conduite vous est confiée, les parures indécentes, les manières lascives & dissolues, l’air d’effronterie & d’impudence qu’on étale sur le théâtre ; si vous adopteriez le langage qu’on y parle ; & si enfin vous n’avez jamais rougi, en souriant à des propos que vous auriez honte de répéter ? Je ne parle ici, mes Frères, que d’après vos propres aveux : éloigné par principes autant que par devoir & par bienséance de ces plaisirs dangereux, je ne les connois point par moi-même : quelqu’un qui les auroit goûtés, vous les peindroit sans doute avec des couleurs plus fortes & plus capables de vous en donner de l’horreur.

Cette réforme d’ailleurs s’étend-elle à tous les spectacles que l’on met sous vos yeux ? Si la licence est, en effet, bannie du théâtre national, ne s’est-elle pas réfugiée sur un théâtre, étranger d’origine, & malheureusement trop naturalisé parmi nous ? ne règne-t-elle pas dans ces spectacles d’un ordre inférieur, {p. 16}qu’on a multipliés à l’infini, & qu’on a pris soin de rapprocher du peuple, de peur sans doute qu’aucune classe de citoyens n’échappât à cette corruption ? Et pourriez-vous, en effet, mes Frères, dans les circonstances où nous nous trouvons, vanter encore la pureté, la décence des Spectacles ? La capitale ne retentit-elle pas encore des applaudissemens insensés qu’a reçus, même sur le théâtre national, une pièce également contraire au bon goût & aux bonnes mœurs ? ce Drame monstrueux n’a-t-il pas eu un succès, aussi déplorable aux yeux de ceux qui s’intéressent encore à l’honnêteté & à la vertu, que favorable à la cupidité de ceux qui le représentoient ? N’avons-nous pas entendu des hommes du monde reconnoître qu’on ne pouvoit y être attiré que par l’appas même de la licence, & avouer qu’en grossissant la foule des spectateurs, ils auroient eu honte d’y conduire les personnes dont ils avoient intérêt de conserver l’innocence & la vertu ? Et cependant c’est dans de telles circonstances qu’un profane comédien pousse l’absurdité de son orgueil jusqu’à nous donner son art pour le premier de tous les arts ; qu’il ose avancer que {p. 17}la gloire de son théâtre est une partie essentielle de la gloire nationale. Disons mieux, mes Frères, la patience avec laquelle on écoute de tels discours, & la basse complaisance avec laquelle on y applaudit, sont la preuve la plus complète de la dépravation & de l’avilissement de la nation. Oui ; si quelque chose est capable de nous avilir aux yeux des Sages, c’est l’importance que nous attachons à cet art frivole & dangereux ; c’est de voir que les comédies & les comédiens soient l’objet continuel de nos conversations comme de nos ouvrages périodiques, & qu’on soit en quelque sorte obligé de se bannir de la société, lorsqu’on n’est pas en état d’y rendre compte du bon ou du mauvais succès d’une pièce nouvelle, du jeu d’un acteur, de la figure ou de la voix d’une actrice.

Cette fureur pour les Spectacles, qui nous anime & nous transporte aujourd’hui, a été, mes Frères, selon la remarque des Auteurs les plus judicieux, un des vices de ce peuple qui avoit conquis l’univers, & un des signes avant-coureurs de sa décadence. Est-elle moins condamnable chez les François, que chez les Romains ? Non ; parce que {p. 18}nos Spectacles ne sont pas meilleurs que les leurs. Nous le connoissons, mes Frères, ce théâtre des anciens ; on nous a conservé quelques-unes de ces pièces qui se représentoient avec tant d’appareil dans les jeux publics, & auxquelles le peuple Romain couroit avec tant d’avidité. Elles ne se sentent que trop sans doute de la corruption qui régnoit parmi ce peuple idolâtre : mais sont-elles, en effet, plus licentieuses, plus dangereuses pour les mœurs, que celles qu’on représente aujourd’hui sur nos théâtres ? Non : si les Auteurs dramatiques qui les ont prises pour modèles, en ont imité les beautés, ils en ont encore plus copié les vices. Cependant les partisans du théâtre en vantoient dès-lors l’honnêteté, & les Pères de l’Eglise, sans la leur contester entièrement, ne laissoient pas de le regarder comme une école de vice & d’impudicité : Privatum consistorium impudicitiæ. En vain, dit Tertullien, en vain nous dit-on, que dans les comédies l’honnêteté se trouve réunie avec l’agrément : Sint dulcia licet & grata, & etiam honesta quædam. A-t-on jamais préparé du poison avec du fiel, ou dans le suc des plantes les plus amères ? ne le cache-t-on {p. 19}pas, au contraire, dans les liqueurs les plus flatteuses & les mets les plus exquis ? Le démon en use de même en répandant son venin sur les choses de ce monde qui sont les plus agréables. Je veux donc que les comédiens représentent des actions pleines de générosité & de décence ; mais ce n’est-là qu’un artifice pour déguiser le poison qu’ils veulent verser dans nos ames ; nous devons être plus effrayés du danger qu’attirés par le plaisir : omnia illic seu fortia, seu honesta, proindè habe stillicidia mellis de poculo venenato, nec tanti gulam facias voluptatis quanti periculum.

Appliquons, mes Frères, aux Spectacles de nos jours ce que disoit ce grand homme de ceux de son temps. Qu’importe qu’on ne voie, qu’on n’entende plus directement dans les Spectacles rien qui puisse alarmer la pudeur & salir l’imagination, si tout y est d’ailleurs destiné à séduire l’esprit & à corrompre le cœur ; si le voile qu’on y jette sur des objets honteux en eux-mêmes, n’est qu’un artifice pour insinuer plus sûrement dans les ames le poison d’un amour profane & criminel, & percer de ses traits envénimés {p. 20}ceux que la grossièreté & l’indécence des paroles seroient capables de révolter ? Ah ! ce n’est pas lorsqu’elle se présente à nous sous l’idée du libertinage que la passion est la plus redoutable ; c’est au contraire lorsqu’elle se déguise sous le masque de l’honnêteté, lorsqu’elle prépare de loin la pente du précipice, & qu’elle cache sous des dehors imposans les désordres honteux auxquels elle veut nous conduire. Or, c’est-là ce que produisent ordinairement ces Spectacles dont on ose vanter la décence & la pureté.

En effet, n’est-ce pas l’amour profane qui fait le fond ordinaire des pièces de théâtre ? Les héros qu’on introduit sur la scène tragique, les simples citoyens qui parlent & qui agissent dans la comédie, ne paroissent-ils pas également asservis à cette passion impérieuse ? ne viennent-ils pas y faire éclater les désirs & les feux dont ils sont dévorés ? le sexe le plus tendre & le plus étroitement obligé aux loix de l’honneur & de la retenue, n’y vient il pas lui-même faire l’aveu humiliant de sa foiblesse & de sa défaite ? Et pourquoi affecte-t-on de mettre de tels discours dans la bouche de ces personnages {p. 21}qu’on nous représente d’ailleurs comme dignes de notre estime, sinon pour nous persuader que l’amour n’est pas aussi condamnable que l’Evangile veut nous le faire croire ; qu’il est ou un penchant légitime de la nature, ou tout au plus une foiblesse pardonnable, puisqu’enfin c’est celle des héros ?

Ah ! mes Frères, il n’est que trop vrai que nous portons tous dans le fond de notre cœur le principe & le goût de cette funeste passion. Mais ce penchant qui entraîne avec tant de violence un sexe vers l’autre, pour être presque universel, n’est pas pour cela moins honteux. C’est cette concupiscence de la chair, qui ne vient pas de Dieu, mais du péché ; un des principaux devoirs d’un Chrétien, c’est de lui résister avec courage, de la combattre sans cesse, d’embrasser avec ardeur tout ce qui peut la réprimer & l’affoiblir. Quelle horreur ne devons-nous donc pas avoir d’un spectacle où tout tend, au contraire, à l’excuser ou à la fortifier ? Quels feux criminels ne peuvent point allumer les objets qu’on y voit, les discours passionnés qu’on y entend, les principes suborneurs qu’on y établit, soit qu’ils ne soient exprimés {p. 22}que par la voix d’un acteur qui paroît lui-même embrâsé de ces feux profanes, & qui les peint par ses gestes, son ton, ses regards ; soit que pour rendre la séduction encore plus efficace, ils soient soutenus & entremêlés d’une musique molle & voluptueuse ? A Dieu ne plaise que je profane la sainteté de la Chaire Evangélique, en citant ici les maximes insensées qu’on débite au théâtre sur l’usage des passions, sur l’amour des plaisirs, sur l’emploi de la jeunesse. Les personnes qui ont eu le malheur de fréquenter les Spectacles, savent mieux que moi que ces maximes sont la corruption même, réduite en art & en systême ; & celles dont les oreilles n’ont pas encore été souillées de ces discours anti-Chrétiens, n’ont rien de plus à désirer que de les ignorer toujours.

L’amour profane, cette passion si criminelle en elle-même & dans le larcin qu’elle fait à Dieu de notre cœur ; cette passion si incompatible avec la sagesse & la tranquillité de l’ame ; cette passion si funeste par les ravages qu’elle cause quelquefois dans la société & par les crimes qu’elle y occasionne ; l’amour, dis-je, n’est pas la seule maladie que {p. 23}les Spectacles puissent donner à nos ames. Combien d’autres vices y sont érigés en vertus, & y reçoivent des applaudissemens insensés ? quelle opposition entre la morale de l’Evangile & celle du théâtre ! Jésus-Christ vous ordonne d’oublier les injures, de pardonner sincèrement à vos ennemis, de les aimer ; & vous applaudissez à un héros de théâtre qui vient se vanter d’avoir lavé dans le sang une insulte faite à sa gloire, & qui fait trophée de cette vengeance barbare. Vous écoutez avec plaisir les imprécations que prononce contre sa patrie, contre son frère, contre elle-même, une femme désespérée de s’être vu enlever l’objet de sa passion. Les principes de votre religion ne vous inspirent que l’humanité & la douceur ; & vous vous repaissez du spectacle affreux d’une mère qui égorge ses propres enfans, d’un frère qui boit le sang de son frère. Ces Romains qui se plaisoient à voir couler dans l’arène le sang des gladiateurs étoient-ils donc plus cruels & plus coupables que vous ? La religion vous oblige de respecter dans les Rois l’image du Très-haut ; elle regarde comme un crime énorme tout attentat contre leur {p. 24}personne ou leur autorité : & vous vous plaisez à voir sur le théâtre le jeu criminel d’une révolte ou d’une conjuration ; vous applaudissez au fanatisme de ces fiers républicains implacables ennemis de la royauté ; vous les voyez sans horreur tremper leurs mains dans le sang du chef de la patrie. Le suicide est aux yeux de la raison comme à ceux de la religion une foiblesse & un crime : il est sur le théâtre un acte de magnanimité ; il est presque la fin ordinaire des héros malheureux. Et que dirai-je de tant d’impiétés dont les théâtres retentissent aujourd’hui ? L’incrédulité a mêlé son poison à tant d’autres qui les infectoient déja : on n’y néglige aucune occasion d’ébranler les fondemens de la foi, de lancer sur la Religion, sur ses Ministres, sur ses Mystères, les traits les plus malins ; & ce sont ces traits impies qui attirent les applaudissemens des spectateurs ; ce sont ceux qu’on retient avec plus de facilité, qu’on répète avec plus de complaisance. Tel est le ton qu’a donné à la scène Françoise cet homme trop fameux, auquel ses aveugles disciples rendent aujourd’hui une espèce de culte fanatique, & qui est devenu leur idole {p. 25}pour avoir prostitué à l’impiété & au blasphême les grands talens qu’il avoit reçus de l’Auteur de la nature.

Qui donc osera désormais appeler le théâtre une école de vertu ? Nous n’en connoissons point d’autres que celles dont l’Evangile est la règle, dont la grace de Jésus-Christ est le principe, dont la gloire de Dieu est la fin. Sont-ce-là les vertus auxquelles on applaudit au théâtre ? Les héros qu’on y introduit donnent, il est vrai, de grands exemples de générosité, de modération, de magnanimité : mais ces vertus ne semblent amenées que pour autoriser les foiblesses criminelles qu’ils y mêlent ; mais ces vertus n’étant fondées que sur l’orgueil, ne sont aux yeux d’un Chrétien que des vices déguisés ; mais ces vertus enfin ne sont pas celles qui peuvent nous rendre agréables à Dieu ; elles ne nous empêcheroient pas d’être pendant toute l’éternité les malheureuses victimes de sa justice.

S’il est dangereux de se former l’idée de la vertu sur ces héros de l’antiquité payenne qu’on introduit sur la scène tragique, est-il plus sûr, mes Frères, de prendre pour règle de sa conduite & de ses mœurs les maximes qu’on {p. 26}débite dans cet autre spectacle, qui est destiné à représenter les actions les plus ordinaires de la vie ; je veux dire la comédie ? C’est à elle que les partisans du théâtre attribuent particulièrement le pouvoir de corriger les mœurs, & c’est elle que j’accuse sur tout de les altérer & de les corrompre.

Le ridicule a souvent plus de force sur l’esprit des hommes que les exhortations les plus pathétiques & les déclamations les plus véhémentes. Si dans la comédie ce ridicule n’étoit jeté que sur les vices, elle n’en deviendroit pas pour cela tout-à fait excusable ; parce qu’elle a en elle-même des défauts que rien ne peut couvrir aux yeux de la religion. Mais que faut-il en penser, si ce ridicule est le plus souvent répandu sur la vertu même ; ou si en épargnant les vices les plus criminels, on se contente de blâmer des défauts ou des usages qui ne sont incompatibles ni avec la probité, ni avec la religion ? Or, voilà, mes Frères, la véritable idée que l’on doit avoir des comédies les plus estimées.

Ce fameux Comique, qui dans le dernier siècle a porté cet art dangereux à sa dernière perfection, mais dont la mort {p. 27}devroit donner plus de frayeur aux amateurs du Spectacle que ses ouvrages ne leur causent d’admiration & de plaisir, a, dit-on, corrigé les mœurs de son siècle ; c’est-à-dire, qu’il a détruit par la force du ridicule quelques restes de mauvais goût, d’affectation dans le langage & dans les manières : mais de quel vice réel nous a-t-il en effet corrigés ? N’a-t-il pas, au contraire, étendu ses railleries jusques sur les objets les plus sérieux & les plus respectables ? En immolant à la risée publique un père avare ou un mari jaloux, n’a-t-il pas justifié, pour ainsi dire, la dissolution d’une jeunesse débauchée, & les déportemens d’une épouse infidèle ? Lors même qu’il met sous vos yeux le portrait vraiment odieux d’un hypocrite détestable, n’est-il pas évident que son but est de rendre la piété suspecte ; & n’est-ce pas la conséquence qu’en tirent des spectateurs déja trop portés à la mépriser ? Et s’il m’est permis de me servir de cette expression familière, n’a-t-il pas toujours mis les rieurs du côté des vices & des crimes ? Etrange réformateur des mœurs, qui donne des leçons de la séduction la plus criminelle ! étrange {p. 28}réformateur, qui apprend à des domestiques à abuser de la confiance de leurs maîtres, en favorisant par toutes sortes de tromperies les passions criminelles de leurs enfans ! étrange réformateur, qui apprend à ces enfans eux-mêmes à se jouer de l’âge & de la foiblesse de leurs pères, à les voler, à les forcer de consentir à des alliances formées par la passion ! étrange réformateur, qui réduit en plaisanterie un crime aussi horrible que l’adultère, & qui veut nous faire rire des désordres qui devroient nous faire verser les larmes les plus amères ! Et cependant, on ne rougit point de mettre un tel homme au nombre de ceux qui ont le plus illustré leur siècle ; on porte la prévention & le blasphême jusqu’à dire qu’il a plus corrigé de défauts que les Ministres mêmes de la parole de Dieu. Seigneur, à quel degré d’avilissement & de mépris votre divine parole est-elle donc aujourd’hui réduite !

Non, mes Frères, ne croyez pas qu’un profane Comédien puisse jamais devenir pour vous l’instrument des miséricordes du Seigneur. Il n’y a que sa grace qui puisse vous corriger de vos vices, & vous donner l’amour de la {p. 29}vertu ; & sa grace sans doute n’est pas attachée au ministère criminel de ces suppôts de satan. Le langage de la vertu leur est toujours étranger ; & lorsqu’ils en débitent les maximes, lorsque dans certaines pièces ils osent prendre les noms & les personnages des Saints ou des Prophètes du Seigneur, il me semble entendre ce Dieu terrible qui leur dit : Méchant, pourquoi oses-tu parler de mes commandemens, & pourquoi mon nom se trouve-t-il sur tes lèvres impures ? Quare tu enarras justitias meas, & assumis testamentum meum per os tuum ?

Jusqu’ici, mes Frères, je n’ai considéré le théâtre que du côté de sa morale & de ses maximes, & je crois avoir suffisamment prouvé que sous ce point de vue, il mérite plus que jamais les anathêmes de l’Eglise & l’horreur des véritables Chrétiens. Combien d’autres preuves ne pourrois-je point ajouter à celle-ci ? Que ne pourrois-je point vous dire en faveur des pauvres, qui ont des droits si sacrés & si imprescriptibles sur ce superflu que vous employez à vous procurer ce dangereux plaisir, sur la profanation dont vous vous rendez coupables ; lorsque {p. 30}vous choisissez pour assister à ces pernicieux spectacles le jour même du Seigneur ; lorsque, pour me servir de l’expression de Tertullien, vous sortez de l’Eglise du Dieu vivant pour aller à celle du démon ; lorsque de ces mêmes mains que vous venez d’élever vers le ciel dans la prière, & de cette même voix qui vient de célébrer les louanges du Seigneur, vous applaudissez à de vils comédiens ? Que ne pourrois-je pas vous dire enfin sur l’assemblée profane dont vous allez faire partie, & qui n’est peut-être pas moins blâmable que le Spectacle même qui en est l’objet ? Qui ne sait, en effet, mes Frères, que c’est dans de telles assemblées que se trouvent réunies les trois concupiscences, dans lesquelles consistent, selon Saint Jean, la corruption du monde & le titre de sa réprobation ; la concupiscence des yeux, la concupiscence de la chair, & l’orgueil de la vie ; que c’est-là qu’on étale le luxe le plus condamnable & les parures les plus insensées ; que le motif qui y conduit un si grand nombre de mondaines, est autant le désir d’y être vues que celui de voir ; qu’elles y deviennent elles-mêmes la partie la plus dangereuse du {p. 31}Spectacle ; qu’une infinité d’hommes, rassasiés du plaisir de la comédie ou incapables de le goûter, n’en connoissent point d’autre que celui de promener sur elles leurs regards indiscrets & voluptueux ? Une femme Chrétienne, une femme honnête peut-elle se résouder à devenir ou l’objet de leur indécente critique, ou l’aliment du feu impur qui les dévore ? C’est-là, mes Frères, ce qu’observoit de son temps l’Ecrivain Ecclésiastique que je vous ai déja cité plusieurs fois : in immundo spectaculo nemo priùs cogitat quam videri & videre ; & ce qu’il y a de plus indécent dans les spectacles, c’est ce mêlange d’hommes & de femmes, parées de tout l’attirail de la vanité, qui jettent mutuellement dans les cœurs les uns des autres les étincelles d’un amour déréglé : In omni spectaculo nullum majus scandalum occurrit quam ipse ille mulierum & virorum accuratior cultus, qui inter se de commercio scintillas libidinum conflabellant. Puisse le Seigneur arracher du cœur de ses serviteurs tout désir d’un plaisir si dangereux : avertat Deus à suis tantam voluptatis exitiosæ cupiditatem. Mais, il est temps, mes Frères, de laisser reposer votre attention {p. 32}pour discuter ensuite les raisonnemens par lesquels les partisans du théâtre s’efforcent de le justifier : ce sera le sujet de ma seconde partie.

SECONDE PARTIE. §

Lorsque nous opposons aux partisans du théâtre l’autorité de l’Eglise & les condamnations rigoureuses qu’elle a toujours portées contre la profession de comédien, ils nous répondent que ces condamnations ne sont pas universelles ; qu’il est des Eglises, & même des Eglises principales où les comédiens jouissent de tous les droits qui appartiennent à des Chrétiens & à des Catholiques. Lorsque nous leur représentons que les loix de l’Etat les comptent à peine au nombre des Citoyens, & les excluent de tous les emplois qui supposent de l’honnêteté & de la vertu ; ils nous objectent que ces hommes, que nous traitons avec tant de mépris, sont souvent l’objet de la faveur des Grands, & qu’ils exercent leur art sous la protection du Gouvernement & des loix. Enfin, lorsque nous exposons les dangers inhérens à la nature même des Spectacles, & qui les rendent {p. 33}si redoutables à la piété & aux bonnes mœurs ; ils nous objectent leur propre expérience, & prétendent n’y avoir jamais trouvé ces dangers par lesquels nous voulons les effrayer. Voilà ce que nous entendons tous les jours ; voilà ce qui attire aux Ministres de l’Evangile, lorsqu’ils croient devoir censurer ces spectacles pernicieux, des reproches odieux d’ignorance, de prévention, de zèle aveugle & inconsidéré : reproches qui doivent nous affliger sans doute, parce qu’ils prouvent l’endurcissement de ceux qui nous les font, & leur opposition à la sainte doctrine de Jésus-Christ ; mais reproches que nous devons nous faire gloire de braver & de mépriser, parce que nous savons que le monde doit nous haïr comme il a haï notre divin Maître ; parce que nous ne pouvons nous taire sur ces abus, sans trahir notre ministère ; & que si nous étions capables de penser ou de parler sur les Spectacles d’une manière qui pût plaire au monde, nous ne serions plus les serviteurs de Jésus-Christ. Mais voyons qu’elle solidité peut avoir cette apologie du théâtre.

Premièrement, mes Frères, je veux {p. 34}bien supposer avec vous que dans quelques parties de l’Eglise Catholique, les comédiens sont traités avec moins de rigueur que parmi nous ; qu’ils n’y sont point exclus du corps visible de l’Eglise, & qu’ils y jouissent des marques extérieures de sa Communion. Mais que voulez-vous en conclure ? que leur profession y est approuvée ; qu’on ne la regarde pas dans ces contrées comme dangereuse, qu’on n’y attache aucun caractère de réprobation ? Ah ! mes Frères, il faudroit donc aussi tirer la même conséquence en faveur de tous les pécheurs qui ne sont pas frappés du glaive de l’excommunication. Ignorez-vous que l’Eglise souffre dans son sein de grands pécheurs, des pécheurs scandaleux, des pécheurs qui, par leurs mœurs dissolues & leurs honteuses débauches, déshonorent la sainteté du Christianisme ? Elle ne tolère point leurs désordres sans doute ; elle les punit, au contraire, avec toute la sévérité de sa discipline ; elle avertit sans cesse les coupables du précipice affreux qu’ils se creusent & des trésors de colère qu’ils amassent sur leur tête : mais elle ne prononce pas toujours contre eux des jugemens publics & solemnels ; elle {p. 35}n’use pas toujours du droit qu’elle a de les retrancher de sa société. Et qu’importe qu’ils passent pour être membres du corps mystique de Jésus-Christ, s’ils n’en sont reconnus que pour des membres morts ? Qu’importe qu’ils ne soient pas publiquement exclus de la participation des saints Mystères, s’il est universellement avoué qu’ils ne peuvent les recevoir que pour leur condamnation ? Qu’importe que leurs cendres reposent dans les mêmes lieux que celles des fidèles Chrétiens, s’ils ne doivent sortir de leurs tombeaux & ressusciter au dernier jour, que pour être précipités dans des flammes éternelles ? L’excommunication est une peine terrible sans doute ; mais la colère de Dieu l’est encore davantage. Et croyez-vous que parmi les Pasteurs de l’Eglise, il y en ait un seul qui croie les Comédiens à l’abri de cette vengeance divine, tant qu’ils continuent d’exercer leur art pernicieux ?

Pourquoi d’ailleurs cette différence de discipline entre les diverses parties de l’Eglise Chrétienne ? Est ce de la part de celles qui laissent les Comédiens sous l’anathême, un excès de rigueur ; ou n’est-ce pas plutôt, de la {p. 36}part de celles qui les en affranchissent, une preuve de relâchement & un oubli des règles anciennes ? Ah ! je ne crains point de le dire : si l’Eglise Gallicane est plus sévère sur ce point que quelques autres, c’est que, par un effet de la miséricorde de Dieu, dont nous ne méritons que trop d’être privés, la religion a été jusqu’ici mieux connue, & la morale de Jésus-Christ enseignée avec plus de pureté parmi nous que par-tout ailleurs.

Cependant, sous les yeux même de cette Eglise & dans ce Royaume Chrétien, les Spectacles du théâtre sont tolérés, autorisés même en quelque sorte par le Gouvernement ; & les Comédiens y exercent leur art sous la protection des loix. Oui, mes Frères : mais ce n’est pas dans le point de vue de la politique que nous considérons ici les Spectacles, c’est dans celui de la religion. Nous n’examinons pas s’il est nécessaire, pour le bon ordre d’une ville immense & d’un peuple innombrable, qu’il y ait des théâtres ouverts à l’oisiveté. Peut-être y a-t-il parmi nous des hommes assez corrompus pour que l’assistance aux Spectacles, quelque condamnable qu’elle puisse être, {p. 37}soit encore le moindre mal qu’ils commettent : peut-être ne pourroit-on les priver entièrement de ce plaisir, sans donner lieu à des désordres plus honteux pour les mœurs, plus dangereux pour l’Etat, plus ruineux pour les familles. Dans cette supposition les Spectacles peuvent être regardés comme un mal nécessaire ; & loin d’exercer sur le Gouvernement qui les tolère une censure téméraire, nous ne devons que gémir sur la douloureuse nécessité où il se trouve réduit. Mais un abus, qu’on est forcé de tolérer, cesse-t-il pour cela d’être un abus ? A combien d’autres objets, plus criminels encore, cette tolérance ne s’étend-elle pas ? Vous le savez, mes Frères, & il n’est pas nécessaire que je vous indique ici cet opprobre de nos mœurs. Il est donc nécessaire qu’il y ait des Spectacles, comme il est nécessaire, selon Jésus-Christ même, qu’il y ait des scandales : necesse est ut veniant scandala, afin qu’on puisse discerner les véritables Chrétiens de ceux qui n’en ont que le nom. Il faut donc des Spectacles pour le monde, oui, j’en conviendrai, s’il le faut, avec vous ; mais laissez-les, mes Frères, à ce monde corrompu & frappé {p. 38}par Jésus-Christ de tant d’anathêmes. Laissez-les à ces hommes oisifs, qui ont besoin de ces divertissemens pour soulager l’ennui dont les accable leur inutilité. Laissez-les à ces hommes charnels, qui réalisent trop souvent les désordres dont ils vont voir au théâtre la représentation voluptueuse, & qui retrouvent dans les mœurs qu’on y expose la peinture de leur propre cœur. Laissez-les enfin à ces ennemis de la croix de Jésus-Christ, qui n’ont de pensée & d’affection que pour la terre & pour ses vains plaisirs, qui mettent leur gloire dans ce qui fait leur confusion & leur honte, & dont la fin sera la damnation éternelle. Que ces hommes, déja souillés de tant de vices, se souillent encore davantage : qui in sordibus est, sordescat adhuc. Je vous l’ai dit, mes Frères, dès les commencement de ce discours : ce ne sont point de tels hommes que je veux convaincre du danger des Spectacles. Je n’entreprends d’en détourner que ceux qui croiroient pouvoir en concilier la fréquentation avec une vie pieuse & Chrétienne.

Que le Gouvernement politique tolère ou autorise les Spectacles, cette condescendance en change-t-elle la nature ? {p. 39}rend-elle la morale du théâtre plus pure & plus conforme à celle de Jésus-Christ ? diminue-t-elle les dangers qu’y courent la piété & les mœurs ? Que les Grands de la terre répandent leur faveur sur ceux qui les représentent, qu’ils les admettent à leur familiarité, qu’ils leur donnent auprès d’eux un accès qu’ils refusent souvent à la probité & à la vertu ; qu’une nation voisine porte l’enthousiasme jusqu’à mêler les cendres d’un Comédien avec celles de ses Rois ; que des Auteurs insensés osent nous proposer de suivre un tel modèle : ce fanatisme prouve-t-il autre chose que l’excès de dépravation, auquel les Chrétiens de nos jours sont parvenus, & qu’ils augmentent encore en se livrant à ce penchant violent qui les entraîne vers des plaisirs si frivoles & si dangereux ?

Mais ces dangers sont-ils aussi réels que nous le prétendons ? En vain, nous dit un partisan du théâtre, en vain s’efforce-t-on de me convaincre du danger des Spectacles ; mon expérience me rassure contre les terreurs que l’on veut m’inspirer. Depuis long-temps je les fréquente ; & jamais je n’ai ressenti les funestes effets qu’on leur attribue. {p. 40}Mon esprit y trouve un délassement aussi honnête que nécessaire ; & mon cœur n’y voit point le poison qu’une morale trop sévère croit y appercevoir. Voilà, mes Frères, ce qu’on nous répète sans cesse, & ce que quelques-uns d’entre vous se sont peut-être dit à eux-mêmes pendant le cours de cette instruction. Essayons d’en démontrer l’illusion.

Vous dites, mes Frères, que jamais vous n’avez éprouvé les dangers du Spectacle, & qu’il ne fait sur vous aucune de ces impressions fâcheuses que nous lui attribuons. Si cela est ainsi, louez la miséricorde du Seigneur, qui vous a soutenus sur le penchant d’un précipice où vous vous étiez témérairement engagés : le miracle qu’il a opéré en votre faveur, n’est guère moins extraordinaire que celui par lequel il a autrefois préservé les trois jeunes Hébreux des flammes dont ils étoient environnés. Mais ne laissez pas pour cela de blâmer la témérité qui vous a fait braver le danger ; craignez de tenter davantage le Seigneur, & d’abuser plus long-temps de sa patience. Je dis plus : devez-vous, en effet, vous glorifier d’avoir vu & entendu si impunément {p. 41}ce qu’on voit, ce qu’on entend au Spectacle ? Vous en concluez l’innocence de ce divertissement ; & moi je devrois peut-être en conclure la corruption de votre cœur ; je devrois peut-être vous dire que si vous n’y avez pas perdu votre innocence, c’est que vous ne l’y aviez pas portée ; que si des objets si séduisans n’ont point allumé dans votre cœur le feu des passions, c’est qu’il en étoit déja tout consumé ; qu’enfin si le démon ne s’est pas servi de ce moyen pour vous attirer dans ses piéges, c’est qu’il étoit déja assuré de vous y tenir.

Souffrez, mes Frères, que j’emploie ici une comparaison qui me paroît aussi frappante que naturelle. Vous n’ignorez pas que les riches de ce monde exposent souvent dans leurs palais des statues ou des tableaux dont un œil chaste & modeste ne peut soutenir la vue. Lorsque nous leur représentons combien cette espèce de luxe est criminelle & dangereuse pour les mœurs, ils nous répondent, comme vous, qu’ils n’en reçoivent aucune impression fâcheuse ; qu’ils ne voient dans ces tableaux que l’habileté du Maître qui les a peints ; qu’à peine ils font attention {p. 42}aux objets qu’ils représentent ; & qu’enfin ils n’en sont pas pour cela plus émus. Ils le disent, mes Frères, & cela peut être ainsi. Mais croyez-vous qu’ils en soient, en effet, moins coupables ? & la tranquillité dans laquelle les laissent de tels objets prouve-t-elle autre chose, sinon que leur cœur est déja profondément corrompu, que leur imagination est depuis long-temps accoutumée à ces horreurs, & qu’enfin c’est l’habitude du poison qui en émousse la force à leur égard ? Appliquez-vous à vous-mêmes, mes Frères, cette réflexion : le Spectacle ne fait point sur vous d’impression dangereuse ; mais il en feroit sur un cœur pur & encore novice dans la connoissance du mal ; mais il en fait sur cette jeune personne que vous y conduisez ; il lui fait éprouver un sentiment jusqu’alors inconnu ; il remplit son esprit d’une curiosité inquiète, son cœur de désirs confus, son imagination de fantômes importuns. Elle y éprouve, si elle est véritablement Chrétienne, des scrupules & des remords combattus, il est vrai, & trop souvent vaincus par l’idée du plaisir, par les discours séducteurs de pécheurs endurcis qui insultent à sa simplicité.

{p. 43}Mais enfin, c’est trop long-temps supposer que le Spectacle ne fait point sur vous de funestes impressions. Vous vous trompez, mes Frères, & je n’en veux point d’autre preuve que le plaisir même que vous y trouvez. Oui ; ce plaisir prouve que vous avez reçu dans votre cœur l’impression de toutes les passions qu’on y représente. Car, mes Frères, c’est un principe certain & fondé sur la nature même de notre cœur, que nous ne pouvons aimer la représentation d’un objet odieux. Si le Poète, peu fidèle aux règles de son art, vous présentoit l’idée de certains désordres auxquels le monde, tout corrompu qu’il est, attache encore une juste ignominie, il révolteroit votre délicatesse, & l’horreur qu’il vous inspireroit, détruiroit en vous le sentiment du plaisir. Par conséquent lorsque vous vous plaisez à voir la représentation d’une intrigue amoureuse & à entendre le langage de la passion, c’est une preuve que cette passion n’est pas à vos yeux ce qu’elle est à ceux de la religion, c’est-à-dire, une passion honteuse & criminelle : & y a-t-il donc tant de distance entre approuver une passion, l’aimer & la ressentir ?

{p. 44}En quoi consiste d’ailleurs le plaisir du Spectacle, & en quoi diffère-t-il de celui que pourroit vous procurer une représentation muette & inanimée ? N’est-ce pas en ce qu’il vous émeut & vous transporte, en ce qu’il vous fait éprouver successivement toutes les passions dont les acteurs paroissent agités ? Oui, mes Frères, votre ame hors d’elle-même est, pour ainsi dire, entre les mains de ces habiles imitateurs de la nature : ils vous font ressentir leurs craintes, leurs désirs, leurs douleurs, plus véritablement qu’ils ne les sentent eux-mêmes. Vous vous attendrissez, vous pleurez avec eux ; vous avez pour Zaïre les yeux & le cœur d’Orosmane ; vous vous indignez, comme lui, contre ces rigides Chrétiens qui l’arrachent d’entre ses bras, & peut-être contre la religion même qui s’oppose à son amour. Si tous ces sentimens ne passoient pas dans votre ame, vous accuseriez la pièce, ou ceux qui la représentent, de n’avoir pas atteint le but qu’ils se proposoient ; & l’ennui, plus efficace que nos exhortations, vous feroit bientôt renoncer à un plaisir devenu pour vous si insipide. Tant il est vrai, comme ledit Tertullien, que le {p. 45}but du Spectacle est de vous agiter, de vous transporter, de vous passionner ; & qu’où cesse cette agitation, là cesse aussi le plaisir qu’on y éprouve : omne Spectaculum sine concussione spiritûs non est… & si cesset affectus, nulla est voluptas. Et croyez-vous, mes Frères, que ces sentimens, reçus dans votre cœur, n’y laissent point de traces pour la suite ? Croyez-vous que votre ame, ébranlée par des mouvemens si violens, n’en devient pas plus foible dans des tentations analogues à ces mouvemens même ; qu’elle n’en est pas plus disposée à concevoir pour un objet réel cette vive tendresse qu’une fiction a su vous inspirer ? Le venin que vous recevez dans votre ame ne produira peut-être pas son effet sur-le-champ : mais ses progrès, pour être plus lents, n’en seront pas moins sûrs, & la corruption de votre cœur ne sera pas moins dangereuse pour être moins apperçue. Cessez donc d’opposer votre expérience à des principes certains & incontestables : votre cœur bien approfondi ne prouve que trop évidemment le danger des Spectacles.

D’après cela ne demandez plus, mes Frères, si c’est un grand péché de fréquenter {p. 46}ces Spectacles pernicieux. Oui, c’en est un, sans doute ; parce qu’on ne peut sans péché, violer une loi de l’Eglise & paroître approuver ce qu’elle condamne ; parce qu’on ne peut s’exposer soi-même à la tentation, & attiser le feu de la concupiscence ; parce qu’enfin des personnes, sur-tout qui font profession de quelque régularité, de quelqu’attachement à la religion, ne peuvent sans péché se conformer à un monde pervers, & devenir pour leurs frères un sujet de scandale.

N’en seroit-ce pas un, mes Frères, & même un des plus affligeans pour la religion, de retrouver au théâtre les mêmes personnes qui nous édifient maintenant dans cette Assemblée. Vous y êtes venus sous les auspices de ce juste, de ce fils de David, à qui Jésus Christ a donné le doux nom de père, & qui en a eu, pour ce Dieu fait homme, toute la tendresse ; qui l’a soustrait aux fureurs du cruel Hérode, qui a protégé son enfance, qui l’a nourri du travail de ses mains. Le Seigneur qui avoit confié à Saint Joseph le soin de sa propre famille, vous associe en quelque sorte à sa gloire en vous inspirant le désir de secourir par {p. 47}vos bienfaits des familles infortunées qui, par leurs besoins & leurs malheurs, sont des images sensibles de celle dans laquelle Jésus-Christ a voulu naître. Ah ! plus vous comprenez l’importance & la dignité de cette fonction, plus aussi vous devez, mes Frères, éloigner de vous tout trait de ressemblance avec ce monde ennemi de Jésus-Christ. A Dieu ne plaise que vous croyiez pouvoir allier l’œuvre de Dieu avec celle du monde. Les tributs imposés sur les Spectacles en faveur des pauvres & des malheureux, & la générosité même avec laquelle les Comédiens leur sacrifient en certaines circonstances le produit de leurs talens, n’en rend pas l’usage plus légitime : & vos libéralités envers vos frères indigens ne vous donneroient pas le droit de fréquenter ces Spectacles profanes. Je dis plus : la part que vous prendriez à ces dangereux plaisirs ne pourroit qu’anéantir aux yeux de Dieu le mérite de votre bienfaisance. L’aumône efface les péchés sans doute, mais c’est quand on les fuit, quand on les déteste de tout son cœur, & non pas lorsqu’on y persévère. Joignez donc, mes Frères, à l’exercice de la charité tout ce qu’exige {p. 48}de vous la prudence Chrétienne, & le désir d’être Saint comme votre père céleste est Saint. C’est ce que je vous souhaite, &c.

Ce Sermon fut prêché pour la première fois le jour de Saint Joseph, Fête des Dames de la Charité, en l’Eglise de Saint Séverin, avec la Péroraison précédente. Il fut prêché une seconde fois à une Assemblée de Charité, à S. André-des-Arcs, avec la Péroraison suivante.

Vous y êtes venus à la voix d’un Pasteur vigilant & charitable pour vous exciter mutuellement à la pratique des bonnes œuvres, & soulager par vos libéralités l’indigence dans laquelle gémissent un grand nombre de vos frères infortunés. Rien n’honore plus l’humanité, rien n’est plus digne du Christianisme que de pareilles dispositions. Mais plus vous devez de reconnoissance à l’Auteur de tout bien qui vous les a inspirées, plus aussi vous devez vous éloigner du monde son ennemi. A Dieu ne plaise que vous croyiez pouvoir allier l’œuvre de Dieu avec celle {p. 49}du monde. Les tributs imposés sur les Spectacles en faveur des pauvres & des malheureux ne les rendent pas plus légitimes ; & vos libéralités à l’égard de vos frères indigens ne vous donnent pas le droit de les fréquenter. Je dis plus : la part que vous prendriez à ces dangereux plaisirs ne pourroit qu’anéantir aux yeux de Dieu le mérite de votre bienfaisance. L’aumône efface les péchés sans doute ; mais c’est quand ont les fuit, quand on les déteste de tout son cœur, & non pas lorsqu’on y persévère.

Je finis, mes Frères, par ces paroles de l’Apôtre qui, bien méditées, renferment toutes les instructions que j’ai voulu vous donner dans ce discours : Qu’on n’entende pas même parler parmi vous de fornication, ni de quelqu’impureté que ce soit ; qu’on n’y entende point de paroles déshonnêtes, ni de folles, ni de bouffonnes, qui ne conviennent point à votre vocation : Fornicatio & omnis immunditia nec nominetur in vobis ; aut turpitudo, aut stultiloquium, aut scurrilitas quæ ad rem non pertinet. Mais tout ce qui est véritable & sincère, tout ce qui est honnête, {p. 50}tout ce qui est saint, tout ce qui est d’édification & de bonne odeur, que ce soit-là l’objet de vos pensées & la règle de vos mœurs ; & que la paix de Dieu, cette paix infiniment supérieure à tous les plaisirs du monde ; cette paix qui surpasse tout sentiment & toute pensée, garde vos esprits & vos cœurs en Jésus-Christ notre Seigneur, jusqu’à l’éternité bienheureuse que je vous souhaite au nom du Père, &c.