Philippe Goibaud-Dubois

1666

Réponse à l'auteur de la lettre

Édition de Marie-Hélène Goursolas
2016
Source : Philippe Goibaud-Dubois, Response à la lettre de l'auteur, s.l., s.n., 1666.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d'édition), Clotilde Thouret (Responsable d'édition) et Chiara Mainardi (XML-TEI).

[FRONTISPICE] §

RESPONSE
A
L’AUTEUR
DE LA LETTRE,
Contre les Hérésies Imaginaires.
et les Visionnaires
I.

{p. 1}Monsieur,

J’ai lu ce que vous répondez à l’Auteur des Hérésies Imaginaires et des Visionnaires. Vous déclarez d’abord que vous ne prenez point de parti entre lui et Desmarets. Je vous déclare aussi que je n’y en prends point, mais je ne veux pas dire, comme vous, que « je laisse à juger au monde quel des deux est le VisionnaireII ». Je ne voudrais pas que le monde crût que je ne susse pas faire un jugement si aisé, et que voyant d’un côté l’Auteur des lettres, qui ne cite que les Saints Pères, comme vous lui reprochez, et de l’autre côté, Desmarets, qui ne dit que des folies, je ne pusse pas discerner que c’est ce dernier qui est le visionnaire et le fanatique. Mais cela ne doit pas vous faire croire que je prends parti, puisque c’est au contraire une preuve que je n’en prends point, et que je suis seulement pour la vérité.

Je vous dirai donc sans aucun intérêt particulier, que le monde rit de vous entendre parler si négligemment d’un Ouvrage qui a été généralement approuvé, et qui ne pouvait pas manquer de l’être, sous le nom de tant de Saints Pères qui le remplissent de leurs plus beaux sentiments. {p. 2}« J’ai lu vos lettres (dites-vous)III avec assez d’indifférence, quelquefois avec plaisir, quelquefois avec dégoût, selon qu’elles me semblaient bien ou mal écrites. » C’est-à-dire selon que vous étiez de bonne ou de mauvaise humeur. Mais je ne m’arrête point à cela, et je crois que c’est seulement un préambule pour venir à votre but qui est de venger la poésie d’un affront que vous prétendez qu’elle a reçu. « Le crime du Poète (dites-vous à tout Port-Royal)IV vous a irrités contre la Poésie. »

Mais Monsieur, s’il se trouvait qu’en effet on ne l’eût point offensée, n’aurait-on pas grand sujet de se moquer des efforts que vous faites pour la défendre ? Voyez donc tout à loisir si on peut lui avoir fait quelque outrage, puisqu’on n’a pas seulement parlé d’elle. On n’a pas nommé la Poésie dans toute la lettre, et tout ce qu’on y dit ne regardant que les Poètes de Théâtre, si c’est une injure, elle ne peut offenser que la Comédie seulement, et non pas la Poésie. Croyez-vous que ce soit la même chose, et prenez-vous ainsi l’espèce pour le genre ?

On voit bien dès là que vous êtes un Poète de Théâtre, et que vous défendez votre propre cause ; car vous auriez vu plus clair dans celle d’un autre, et vous n’auriez pas confondu deux choses qui sont aussi différentes que le bien et le mal. Mais enfin, puisqu’on a seulement parlé des Poètes de Théâtre, qu’a-t-on dit contre eux qui puisse vous mettre si fort en colère ? On les a appelés « empoisonneurs des âmesV ». C’est ce qui vous offense, et je ne sais pourquoi ; car jusqu’ici ces Poètes n’ont point accoutumé de s’en offenser. Peut-être avez-vous oublié en écrivant votre lettre que la Comédie n’a point d’autre fin que d’inspirer des passions aux spectateurs, et que les passions dans le sentiment même des Philosophes Païens, sont les maladies, et les poisons des âmes.

Au moins apprenez-moi comme il faut agir avec vous, car je vois qu’on vous fâche quand on dit que les Poètes empoisonnent, et je crois qu’on vous fâcherait encore davantage, si l’on vous disait que vous n’empoisonnez point, que votre muse est une innocente, qu’elle n’est pas capable de faire aucun mal, qu’elle ne donne pas la moindre tentation, qu’elle ne touche pas seulement le cœur, et qu’elle le laisse dans le même état où elle le trouveVI.

Ce discours vous devrait flatter bien sensiblement puisqu’il est tout contraire à celui qui vous a si rudement choqué : Mais si je ne me trompe, il vous déplaît encore plus que tout ce qu’a pu dire l’Auteur des lettres, et peut-être voudriez-vous à présent ne vous être pas piqué si mal à propos de ce qu’il a dit que les Poètes de Théâtre sont des empoisonneurs d’âmes.

Je ne pense pas aussi que ces Poètes s’en offensent, et je crois qu’après vous il n’y en a point qui ne sachent que l’art du Théâtre consiste principalement dans la composition de ces Poisons spirituels. N’ont-ils pas toujours nommé la Comédie l’Art de charmer, et n’ont-ils pas cru, en lui donnant cette qualité, la mettre au-dessus de tous les Arts ? Ne voit-on pas que leurs ouvrages sont composés d’un mélange agréable d’intrigues, d’intérêts, de passions et de personnes, où ils ne {p. 3}considèrent point ce qui est véritable, mais seulement ce qui est propre pour toucher les spectateurs, et pour faire couler dans leurs cœurs des passions qui les empoisonnent de telle sorte, qu’ils s’oublient eux-mêmes, et qu’ils prennent un intérêt sensible dans des aventures imaginaires ?

Mais cet empoisonnement des cœurs, qui les rend ou gais ou tristes, au gré des Poètes, est le plus puissant effet de la Comédie, et les Poètes n’ont garde de s’offenser quand on leur dit qu’ils empoisonnent, puisque c’est leur dire qu’ils excellent dans l’art, et qu’ils font tout ce qu’ils veulent faire.

Pourquoi donc trouvez-vous si mauvais ce que tous les autres ne trouvent point désagréable ? Et pourquoi n’avez-vous pu souffrir que l’Auteur des lettres ait dit, en passant, que les pièces de Théâtre sont « horribles, étant considérés selon les principes de la Religion Chrétienne et les règles de l’ÉvangileVII» ? Il me semble que la vérité et la Politique devaient vous obliger de souffrir cela patiemment. Car enfin, puisque tout le monde sait que l’Esprit du Christianisme n’agit que pour éteindre les passions, et que l’esprit du Théâtre ne travaille qu’à les allumer ; quand il arrive que quelqu’un dit un peu rudement que ces deux Esprits sont contraires, Il est certain que le meilleur pour les Poètes c’est de ne point répondre afin qu’on ne réplique pas, et de ne point nier, afin qu’on ne prouve pas plus fortement ce qu’on avait seulement proposé.

Est-ce que vous croyez que l’Auteur des lettres ne puisse prouver ce qu’il avance ? pensez-vous que dans l’Evangile, qui condamne jusques aux paroles oisivesVIII, il ne puisse trouver la condamnation, de ces paroles enflammées, de ces accents passionnés et de ces soupirs ardents qui font le style de la Comédie ? et doutez-vous qu’il ne soit bien aisé de faire voir que le Christianisme a de l’horreur pour le Théâtre, puisque d’ailleurs le Théâtre a tant d’horreur pour le Christianisme ?

L’Esprit de pénitence qui paraît dans l’Evangile, ne fait-il pas peur à ces esprits enjoués qui animent la Comédie ? les vertus des Chrétiens, ne sont-ce pas les vices de vos héros ? Et pourrait-on leur pardonner une patience et une humilité EvangéliqueIX ? La Religion Chrétienne qui règle jusqu’aux désirs et aux pensées, ne condamne-t-elle pas ces vastes projets d’ambition, ces grands desseins de vengeance et toutes ces aventures d’amour qui forment les plus belles idées des Poètes ? ne semble-t-il pas aussi que l’on sorte du Christianisme, quand on entre à la Comédie ? On n’y voit que la Morale des Païens, et l’on n’y entend que le nom des faux Dieux.

Je ne veux pas pousser ces raisons plus loin, et ce que j’en ai dit est seulement pour vous faire connaître à quoi vous vous exposez d’écrire contre l’Auteur des lettres, qui peut bien en dire davantage, lui qui sait les Pères, et qui les cite si à propos.

Vous eussiez mieux fait sans doute de ne point relever ce qu’il a dit, et de laisser tout tomber sur Desmarets, à qui on ne pouvait parler moins {p. 4}fortement, puisqu’il est assez visionnaire pour dire lui-même qu’il a fait les aventures d’un Roman avec l’esprit de la Grâce, et pour s’imaginer qu’il peut traiter les mystères de la Grâce avec une imagination de Roman.

Vous deviez ce me semble penser à cela, et prendre garde aussi à qui vous aviez à faire, parce qu’il y a des gens de toute sorte. Ce que vous dites serait bon de Poète à Poète, mais il n’est rien de moins judicieux que de le dire à l’Auteur des lettres, et à ceux que vous joignez avec lui.

Ce sont des « solitaires, dites-vous,X des austères qui ont quitté le monde » et parce qu’ils ont écrit cinq ou six mots contre la Comédie, vous invectivez aussitôt contre eux, et vous irritez cette austérité chrétienne qui pourrait vous dire des vérités dont vous seriez peu satisfait.

Je ne comprends point par quelle raison vous avez voulu leur répondre et il me semble qu’un Poète un peu politique ne les aurait pas seulement entendus. Est-ce que vous ne voulez pas qu’il soit permis à qui que ce soit de parler mal de la Comédie ? entreprendrez-vous tous ceux qui ne l’approuveront pas ? Vous aurez donc bien des Apologies à faire, puisque tous les jours les plus grands Prédicateurs la condamnent publiquement aux yeux des Chrétiens, et à la face des AutelsXI.

Mais vous n’avez pas songé à tant de choses, et vous êtes venu dire tout d’un coup. « Qu’est-ce que les Romans et les Comédies peuvent avoir de commun avec le JansénismeXII ? » Rien du tout, Monsieur, et c’est pourquoi vous ne devez pas trouver fort étrange si le Jansénisme n’approuve pas la Comédie. Ce n’est pas après tout que l’Auteur des lettres ait rien dit que vous ne disiez encore plus fortement, et vous prouvez positivement tout ce qu’il avance, quoique vous ayez dessein de prouver le contraire. Il dit que les Poètes de Théâtre ne travaillent pas selon les règles de l’Evangile, et vous soutenez qu’on leur a bâti des Temples, dressé des Autels, et élevé des Statues ; Il faut donc conclure que les poètes ont rendu les peuples idolâtres, et qu’eux-mêmes ont été les IdolesXIII. Peut-on dire plus fortement qu’ils sont des empoisonneurs publics, et que leurs ouvrages sont horribles étant considérés selon les principes de la Religion et les règles de l’Evangile ?

Tout ce que vous dites ensuite, vos raisonnements, vos comparaisons, vos histoires et vos railleries, sont des preuves particulières de ce que l’Auteur des lettres n’a dit qu’en général, et il n’y a personne qui n’en pût dire bien davantage, s’il voulait juger des autres Poètes par vous-même.

Que pensez-vous qu’on puisse croire de votre esprit quand on vous entend parler des Saints Pères avec un mépris si outrageant, et quand vous dites à tout le Port-Royal « qu’est-ce que vous ne trouvez point dans les PèresXIV ? », comme si des Pères étaient de faux témoins, et qu’ils fussent capables de dire toute chose. Ils ne disent pourtant pas que la Comédie {p. 5}soit une occupation Chrétienne, et vous ne trouverez pas non plus dans leurs livres cette manière méprisante dont vous traitez les Saints que l’Eglise honore. Mais vous croyez avoir grande raison, et vous apportez l’exemple de saint Jérôme comme si ceux de Port-Royal avaient dessein de s’en servir pour justifier une prétendue contradiction dont vous accusez leur conduite « vous nous direz, leur dites-vous,XV que saint Jérôme a loué Rufin comme le plus savant homme de son siècle, tant qu’il a été son ami, et qu’il traita le même Rufin comme le plus ignorant homme de son siècle depuis qu’il se fut jeté dans le parti d’Origène. » Vous devinez mal, ils ne vous diront point cela, ce n’est point leur pensée, c’est la vôtre, mais quand ils auraient voulu dire une si mauvaise raison et d’une manière si injurieuse à saint Jérôme, Vous deviez attendre qu’ils l’eussent dit, et alors vous auriez eu raison de vous railler d’eux, au lieu qu’ils ont sujet de se moquer de vous.

Après ce raisonnement vous en faites un autre pour justifier la Comédie, et il y a plaisir de vous le voir pousser à votre mode. Vous croyez qu’il est invincible, et parce que vous n’en voyez point la réponse, vous ne pouvez concevoir qu’il y en ait. Vous la demandez hardiment à l’Auteur des lettres, comme s’il ne pouvait la donner, et comme s’il était impossible de savoir ce que vous ne savez pas. « S. Augustin, dites-vous,XVI s’accuse de s’être laissé attendrir à la Comédie, qu’est-ce que vous concluez de là ? direz-vous qu’il ne faut point aller à la Comédie ? Mais saint Augustin s’accuse aussi d’avoir pris trop de plaisir au chant de l’Eglise, est-ce à dire qu’il ne faut point aller à l’Eglise ? »

Ce raisonnement prouve invinciblement ce que vous dites six ou sept lignes plus haut, que vous n’êtes point Théologien. On ne peut pas en douter après cela, mais on doutera peut-être si vous êtes Chrétien, puisque vous osez comparer le chant de l’Eglise avec les déclamations du Théâtre.

Qui ne sait que la divine Psalmodie est une chose si bonne d’elle-même qu’elle ne peut devenir mauvaise que par le même abus qui rend quelquefois les Sacrements mauvais ? et qui ne sait au contraire que la Comédie est naturellement si mauvaise qu’il n’y a point de détour d’intention qui puisse la rendre bonne ?

Avec quel esprit avez-vous donc joint deux choses plus contraires que n’étaient l’Arche d’Alliance, et l’Idole de Dagon, et qui sont aussi éloignées que le Ciel l’est de l’Enfer ? quoi ! vous comparez l’Eglise avec le Théâtre ? les divins Cantiques, avec les cris des Bacchantes ? les Saintes Ecritures, avec des discours impudiques ? les lumières des Prophètes, avec des imaginations de Poètes ? l’Esprit de Dieu avec le Démon de la Comédie ? ne rougissez-vous pas, et ne tremblez-vous point d’un excès si horrible ?

Non, vous n’êtes pas seulement ému, et votre Muse n’a point peur de cette effroyable impiété, ni des effets malheureux qu’elle peut produire. {p. 6} « Nous ne trouvons pas étrange, dites-vous,XVII que vous damniez les Poètes, ce qui nous surprend, c’est que vous voulez empêcher les hommes de les honorer. » C’est-à-dire que ce misérable honneur que vous cherchez parmi les hommes, vous est plus précieux que votre salut, vous ne trouvez pas étrange qu’on vous damne, et vous ne pouvez souffrir qu’on ne vous estime pas. Vous renoncez à la Communion des Saints, et vous n’aspirez qu’au partage des Sophocle, et des Virgile. Qu’on dise de vous tout ce qu’on voudra, mais qu’on ne dise point que vous n’avez pas « quelques étincelles de ce feu qui échauffa autrefois ces grands Génies de l’Antiquité ». Vous ne craignez point de mourir comme eux, après avoir vécu comme eux, et vous ne pensez pas au misérable état de ces malheureux génies que vous regardez avec tant d’envie et d’admiration. Ils brûlent perpétuellement où ils sont, et on les loue seulement où ils ne sont pas.

C’est ainsi que les Saints Pères en parlent, mais il vous importe peu de ce qu’ils disent, ce ne sont point vos Auteurs, et vous ne les citez que pour les accuser. Vous n’avez cité S. Jérôme que pour faire voir qu’il avait l’esprit inégal, vous n’avez cité S. Augustin que pour montrer qu’il avait le cœur trop sensible, et vous ne citez S. Grégoire de Nazianze que pour abuser de son autorité en faveur de la Comédie. « Saint Grégoire de Nazianze, dites-vous, n’a pas fait de difficulté de mettre la Passion de Notre-Seigneur en TragédieXVIII »,  mais quoiqu’il en soit, si vous prétendez vous servir de cet exemple, il faut vous résoudre à passer pour un Poète de la Passion, et à renoncer à toute l’Antiquité Païenne. Voyez donc ce que vous avez à faire, voulez-vous quitter ces grands Héros ? voulez-vous abandonner ces fameuses Héroïnes ? si vous ne le faites, saint Grégoire de Nazianze ne fera rien pour vous, et vous l’aurez cité contre vous-même. Si vous ne suivez son exemple vous ne pouvez employer son autorité, et vous ne sauriez dire que parce qu’il a fait une Tragédie Sainte, il vous est permis d’en faire de profanes. Tout ce qu’on peut conclure de là, c’est que la Poésie est bonne d’elle-même, qu’elle est capable de servir aux divins mystères, qu’elle peut chanter les louanges de Dieu, et qu’elle serait très innocente si les Poètes ne l’avaient point corrompue.

Cette seule raison détruit tous les faux raisonnements que vous faites, et que vous concluez en disant à tous les gens de Port-Royal que « le crime du Poète les a irrités contre la PoésieXIX ». On voit bien que vous avez voulu faire une pointe, mais vous l’avez faite de travers, et vous deviez dire au contraire, que le crime commis contre la Poésie les a irrités contre le Poète, car ils n’ont parlé que des Poètes profanes qui abusent de leur Art, et ils n’ont rien dit qui pût offenser la Poésie. Ils savent qu’elle n’est point mauvaise de sa nature, et qu’elle est sanctifiée par les prophètes, par les Patriarches et par les Pères. David, Salomon, saint Prosper ont fait des poésies, et à leur exemple ceux de Port-Royal en ont fait aussi. Ils ont mis en vers français les plus Augustes mystères de la {p. 7}Religion, les plus Saintes maximes de la Morale Chrétienne, les Hymnes, les proses, les cantiques de l’Eglise, et ils ont fait de saints concerts que les fidèles chantent, et que les Anges peuvent chanterXX.

Il n’y a donc point de conséquence ni de proportion de ce qu’ils font avec ce qu’ils condamnent, et c’est vainement que vous tâchez d’y en trouver, et que vous comparez la conduite de Monsieur Le Maistre avec celle de Desmarets. En vérité vous ne pouviez rien faire de plus contraire à cette gloire que vous poursuivez si ardemment, car quelle estime peut-on avoir pour vous quand on voit que vous comparez si injustement deux personnes, dont les actions sont autant opposées qu’elles le peuvent être ?

Tout le monde sait que Monsieur Le Maistre a fait des plaidoyers que les Jurisconsultes admirent, où l’Eloquence défend la Justice, où l’Ecriture instruit, où les Pères prononcent, où les Conciles décident ; Et vous comparez ces plaidoyers aux Romans de Desmarets qu’on ne peut lire sans horreur, où les passions sont toutes nues, et où les vices paraissent effrontément et sans pudeur !

Pour qui pensez-vous passer, et quel jugement croyez-vous qu’on fasse de votre conduite, quand vous offensez tous les Juges en comparant le Palais avec le Théâtre, la Jurisprudence avec la Comédie, l’Histoire avec la Fable, et un très célèbre Avocat avec un très mauvais Poète ?

Pouvez-vous dire que Monsieur Le Maistre a fait dans sa retraite « tant de traductions des PèresXXI », et le comparer avec Desmarets qui fait gloire de ne rien traduire, et qui ne produit que des visions chimériques. Il faut pourtant que vous acheviez cette comparaison si odieuse à tout le monde ; et parce que Desmarets avoue des crimes qu’il ne peut nier, vous en accusez aussi Monsieur Le Maistre, vous abusez indignement de son humilité qui lui a fait dire qu’il avait été dans le dérèglement, et vous ne prenez pas garde que ce qu’il appelle dérèglement, c’est ce que vous appelez souverain bien, c’est cet honneur du siècle que vous cherchez avec tant de passion et qu’il a fui avec tant de force. Il s’est dérobé à la gloire du monde qui l’environnait, et il est vrai que pour s’en éloigner davantage, il a fait toutes les actions qui lui sont le plus contraires.

Mais s’il a bêché la terre comme vous dites, avec quel esprit osez-vous en parler comme vous faites ? et quel sentiment pouvez-vous avoir des vertus Chrétiennes, puisque vous raillez publiquement ceux qui les pratiquent ? Vous parleriez sérieusement et avec Eloge de ces anciens Romains qui savaient cultiver la terre, et conquérir les provinces, que l’on voyait à la tête d’une armée après les avoir vus à la queue d’une CharrueXXII ; et vous vous moquez d’un Chrétien qui a bêché la terre avec la même main dont il a écrit les Vies des Saints, et les Traductions des Pères. Vous ne sauriez voir sans rire un homme véritablement Chrétien, véritablement humble, et qui a cette véritable science qui n’enfle point et qui n’empêchait pas l’Apôtre de travailler aux ouvrages des mains et de prêcher l’EvangileXXIII.

{p. 8}Mais après que vous avez bien raillé d’une « longue et sérieuse pénitence », Vous dites pour achever votre comparaison que Desmarets « a peut-être fait plus que tout celaXXIV ». Je voudrais de tout mon cœur le pouvoir dire, mais je me tromperais et je le démentirais en le disant. Il n’a garde de se repentir d’avoir fait des Romans, puisqu’il assure lui-même qu’il les a faits avec l’Esprit de Dieu. Il proteste en parlant de son Roman en versXXV qui est rempli de fables impertinentes, et de fictions impures « que Dieu l’a si sensiblement assisté pour lui faire finir ce grand ouvrage qu’il n’ose dire en combien peu de temps il l’a achevéXXVI ». Il attribue au Saint Esprit tous les égarements de son imagination. Il prend pour des grâces divines, les corruptions, les profanations et les violements qu’il fait de la parole divine. Si on le veut croire ce n’est plus lui qui parle, c’est Dieu qui parle en lui, il est l’Organe des vérités célestes et adorables, c’est un David, c’est un Prophète, c’est un Micahel, c’est un Eliachim. C’est enfin tout ce qu’un fou s’imagine. Mais il ne se l’imagine pas seulement, il l’écrit, il l’imprime, il le publie, et on le peut voir dans les endroits de ses livres que l’Auteur des lettres a cités.

Si vous aviez fait réflexion sur toutes ces choses, je ne pense pas que vous eussiez pu comparer Desmarets, avec aucun des Mortels, il est sans doute incomparable, il le dit lui-même ; et s’élevant plus haut que l’Apôtre n’a jamais été, il parle bien plus hardiment que lui des choses divines ; il ne s’écrie point ô AltitudoXXVII ! rien ne l’épouvante, et il entre sans crainte dans les mystères incompréhensibles de l’Apocalypse. C’est son livre, il se plaît à dissiper par ses lumières, les ombres mystérieuses que Dieu a répandues sur ces saintes vérités : et comme avec l’ombre et la lumière, on fait toutes sortes de figures ; aussi Desmarets avec le feu de son imagination, et l’obscurité de l’Apocalypse, forme toute sorte de visions et de fantômes.

C’est ainsi qu’il a fait cette grande Armée de « cent quarante-quatre mille personnes » dont il parle tant dans son avis du S. Esprit au Roi et c’est ainsi qu’il a formé toutes ces conceptions chimériques et monstrueuses, que l’Auteur des lettres a rapportées, et que vous témoignez avoir lues.

Mais en vérité pouvez-vous les avoir lues et parler de Desmarets comme vous faites, le défendre publiquement, et inventer pour lui tant de fausses raisons ? Ne craignez-vous point qu’on dise que vous êtes un soldat de son Armée, et qu’on mette dans le rang de ses visions la comparaison que vous faites de Monsieur Le Maistre avec lui. Je vois bien que tout vous est égal, la vérité et le mensonge, la sagesse et la folie, et qu’il n’y a rien de si contraire que vous n’ajustiez dans vos comparaisons.

Pour vos histoires elles sont poétiques, vous les avez accommodées au Théâtre, et il n’y a personne qui ne sache que vous avez changé un Cordelier en CapucinXXVIII. Mais cette fausseté qui est si publiquement reconnue, et qui ôte la vraisemblance à tout le reste, décrédite encore moins {p. 9} votre histoire que la conduite que vous attribuez à la Mère Angélique. On voit bien que ce n’est pas elle qui parle, et que cette sainte Religieuse était bien éloignée de penser à ce que vous lui faites dire dans un conte si ridicule. Aussi n’empêcherez-vous jamais par de telles suppositions qu’il ne soit véritable que tous les Religieux ont toujours été bien reçus à Port-Royal, et l’on n’a que trop de témoins de la charité et de la générosité avec laquelle on y a reçu les Jésuites mêmes, dans un temps où il semblait qu’ils n’y étaient venus que pour voir les marques funestes des maux qu’ils y ont faits, et pour insulter à l’affliction de ces pauvres filles. On ne peut pas demander une plus grande preuve de l’hospitalité de Port-Royal, ni souhaiter une conviction plus forte de la fausseté de votre histoire. Je ne pense pas aussi que vous l’ayez dite pour la faire croire, mais seulement pour faire rire, et vous n’avez été trompé qu’en ce que vous croyiez qu’on rirait de l’histoire et qu’on ne rit que de celui qui l’a inventée.

On jugera si vos reproches sont plus raisonnables, voici le plus grand que vous faites à ceux de Port-Royal, et par lequel vous prétendez les rendre coupables des mêmes choses qu’ils condamnent dans les Poètes de Théâtre. « De quoi vous êtes-vous avisés, leur dites-vousXXIX, de mettre en Français les Comédies de Térence ? » Ils se sont avisés Monsieur d’instruire la jeunesse dans la langue latine qui est nécessaire pour les plus justes emplois des hommes, et de donner aux enfants une traduction pure et chaste d’un Auteur qui excelle dans la pureté de cette langue. Mais vous-même de quoi vous êtes-vous avisé de leur reprocher cette traduction, plutôt que celle des autres livres de Grammaire qu’ils ont donnés au public, puisqu’ils ont tous une même fin, qui est l’instruction des enfants, et qu’ils viennent tous d’un même principe qui est la charité.

Vous voulez abuser du mot de Comédies, et confondre celui qui les fait pour le Théâtre, avec celui qui les traduit seulement pour les Ecoles, mais il y a tant de différence entre eux qu’on ne peut pas tirer de conséquence de l’un à l’autre. Le Traducteur n’a dans l’esprit que des règles de Grammaire qui ne sont point mauvaises par elles-mêmes, et qu’un bon dessein peut rendre très bonnes ? mais le Poète a bien d’autres idées dans l’imagination, il sent toutes les passions qu’il conçoit, et il s’efforce même de les sentir afin de les mieux concevoir. Il s’échauffe, il s’emporte, il se flatte, il s’offense et se passionne jusqu’à sortir de lui-même, pour entrer dans le sentiment des personnes qu’il représente. Il est quelque fois Turc, quelquefois Maure, tantôt homme, tantôt femme ; et il ne quitte une passion que pour en prendre une autre. De l’amour il tombe dans la haine, de la colère il passe à la vengeance, et toujours il veut faire sentir aux autres les mouvements qu’il souffre lui-même, il est fâché quand il ne réussit pas dans ce malheureux dessein, et il s’attriste du mal qu’il n’a pas fait.

Quelquefois ses vers peuvent être assez innocents, mais la volonté du {p. 10}Poète est toujours criminelle, les vers n’ont pas toujours assez de charmes pour empoisonner, mais le Poète veut toujours qu’ils empoisonnent ; il veut toujours que l’action soit passionnée et qu’elle excite du trouble dans le cœur des spectateurs.

Quel rapport trouvez-vous donc entre un Poète de Théâtre, et le Traducteur de Térence ? L’un traduit un Auteur pour l’instruction des enfants qui est un bien nécessaire, l’autre fait des Comédies, dont la meilleure qualité est d’être inutiles. L’un travaille à éclaircir la langue de l’Eglise, l’autre enseigne à parler le langage des Fables et des Idolâtres. L’un ôte tout le poison que les Païens ont mis dans leurs ComédiesXXX, l’autre en compose de nouvelles et tâche d’y mettre de nouveaux poisons, l’un enfin fait un sacrifice à Dieu en travaillant utilement pour le bien de l’Etat et de l’Eglise, et l’autre fait un sacrifice au Démon (comme dit saint AugustinXXXI) en lui donnant des armes pour perdre les âmes. Cependant vous égalez ces deux esprits, vous ne mettez point de différence entre leurs ouvrages ; et vous obligez toutes les personnes justes de vous dire avec saint Jérôme, qu’il n’est rien de plus honteux que de confondre ce qui se fait pour le plaisir inutile des hommes avec ce qui se fait pour l’instruction des enfants, « et quod in pueris necessitatis est, crimen in se facere voluptatisXXXII ».

Reconnaissez donc, Monsieur, que la Traduction de Térence est bien différente des Comédies de Desmarets, et qu’une Traduction si pure, qui est une preuve de doctrine et un effet de charité, ne saurait jamais être un fondement raisonnable du reproche que vous faites à ceux que vous attaquez.

Mais vous les accusez encore avec plus d’injustice, et plus d’imprudence quand vous leur dites « en combien de façons avez-vous conté l’histoire du pape HonoriusXXXIII » n’est-ce pas là un reproche bien judicieux ? Vous ne dites point que cette histoire soit fausse, vous ne dites point qu’ils la rapportent mal, et vous les accusez seulement de l’avoir souvent rapportée. Mais je vous demande qui est le plus coupable, ou celui qui prêche toujours la vérité ? ou celui qui résiste toujours à la vérité ? et qui doit-on accuser, ou le Port-Royal qui a dit tant de fois une histoire véritable, ou les ennemis de Port-Royal qui n’ont jamais répondu à cette histoire, et qui bien souvent ont fait semblant de ne la pas entendre ?

Est-ce point cette surdité politique que vous trouvez si admirable dans les Jésuites, et qui vous fait dire « J’admirais en secret la conduite de ces Pères, qui vous ont fait prendre le change, et qui ne sont plus maintenant que les spectateurs de vos querellesXXXIV. » On ne peut pas vous répondre plus doucement, qu’en disant qu’il est très faux que les Jésuites aient fait prendre le change à Port-Royal, et qu’au contraire le P.R. a toujours eu une constance invincible en défendant la vérité contre tous ceux qui l’attaquent. Que si depuis quelque temps les écrits ne s’adressent pas directement aux Jésuites, et s’ils ne sont plus comme vous dites que les Spectateurs du combat, c’est parce qu’on les a mis hors d’Etat de combattre. On a ruiné {p. 11}leurs desseins, on a renversé leurs prétentions, on a découvert leur secret, on a éclairci leurs équivoques, on les a enfin réduits à ne plus répondre, et assurément vous n’avez rien à reprocher au Port-Royal de ce côté-là.

Vous tournez d’un autre, et vous dites à l’Auteur des Imaginaires, qu’il a affecté le style des Provinciales. C’est par là que vous commencez et que vous finissez votre lettre. « Vous prétendiez, lui dites-vous,XXXV prendre la place de l’Auteur des petites lettres. Je vois bien que vous voulez attraper ce genre d’écrire, mais cet enjouement n’est point du tout votre caractère. » Je ne vous réponds pas ce que tout le monde sait, que les sujets sont bien différents et qu’un enjouement perpétuel serait peut-être un aussi grand défaut dans les Imaginaires, comme il est une grande grâce dans les Provinciales. Je vous demande seulement pourquoi vous jugez des intentions d’un Auteur, qui vous sont cachées ? et pourquoi n’avez-vous pas voulu juger des actions et des livres de Desmarets qui sont visibles à tout le monde ? Ce ne peut être que par une raison fort mauvaise pour vous, n’obligez personne à la découvrir, et ne dites point de vous-même que l’Auteur des lettres a voulu écrire comme Monsieur Pascal. Il n’a voulu faire que ce qu’il a fait, il a voulu convaincre ses lecteurs de la fausseté d’une prétendue hérésie, et il les en a convaincus d’une manière qui sans comparaison, est forte, évidente, agréable, et très facile.

On peut en juger par les efforts que vous avez faits contre lui, puisque vous avez été chercher des railleries jusque dans l’Ecriture Sainte. « Jetez-vous sur les injures, lui dites-vous,XXXVI vous êtes appelé à ce style, et il faut que chacun suive sa vocation. » Vous pensez donc que la vocation porte au mal et aux injures. La Sorbonne dirait assurément que c’est une erreur, mais pour moi je dis seulement que c’est une mauvaise raillerie, et peut-être que vous serez plus touché d’avoir fait un mensonge ridicule, que d’avoir outragé la vérité.

Il paraît assez par la profession que vous faites, et par la manière dont vous écrivez que vous craignez moins d’offenser Dieu que de ne plaire pas aux hommes ; puisque pour flatter la passion de quelques-uns, vous vous moquez de l’Ecriture, des Conciles, des Saints Pères, et des personnes qui tâchent d’imiter leurs vertus.

Pour justifier la Comédie qui est une source de corruption, vous raillez la pénitence qui est le principe de la vie spirituelle, vous riez de l’humilité que saint Bernard appelle la vertu de Jésus-Christ, et vous parlez avec une vanité de Païen, des actions les plus Saintes et des Ouvrages les plus Chrétiens. Vous pensez qu’en nommant seulement les livres de Port-Royal, vous les avez entièrement détruits, et vous croyez avoir suffisamment répondu à tous les anciens Conciles en disant seulement qu’ils ne sont pas nouveaux.

Désabusez-vous, Monsieur, et ne vous imaginez point que le monde soit assez injuste pour juger selon votre passion, il n’y a personne au contraire qui n’ait horreur de voir que votre haine va déterrer les {p. 12}morts, et outrager lâchement la mémoire de Monsieur Le Maistre et de la Mère Angélique, par des railleries méprisantes et des calomnies ridicules.

Mais quoi que vous disiez contre des personnes d’un mérite si connu dans le monde et dans l’Eglise ; ce sera par leur vertu qu’on jugera de vos discours, on joindra le mépris que vous avez pour elles, avec les abus que vous faites de l’Ecriture et des Saints Pères ; et l’on verra qu’il faut que vous soyez étrangement passionné, et que ceux contre qui vous écrivez soient bien innocents, puisque vous n’avez pu les accuser sans vous railler de ce qu’il y a de plus saint dans la Religion, et de plus inviolable parmi les hommes, et sans blesser à même temps la raison, la justice, l’innocence et la pitié.