Pierre Bardou

1684

Epître sur la condemnation du théâtre

Édition de Marie-Hélène Goursolas
2016
Source : Pierre Bardou, Epistre sur la condamnation du theatre a Monsieur Racine, Paris, Chez la veuve de Jean Baptiste Coignard, 1684.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d'édition), Clotilde Thouret (Responsable d'édition), Chiara Mainardi (XML-TEI) et Ludivine Rey (XML-TEI).

[FRONTISPICE] §

Epistre
sur
la condamnation
du theatre
a Monsieur Racine

a Paris,

Chez la veuve de Jean Baptiste Coignard Imprimeur ordinaire
du Roy et de l’Académie Française, rue S. Jacques, devant la rue
des Noyers, à la Bible d’or.
MDCLXXXIV.
avec permission {p. 3}

Le Théâtre est proscrit, RACINE, il va cesser,
L’Eglise, sur ce point, commence à prononcer.
Contre le T***I, et son hardi volume
Je vois de toutes parts son zèle qui s’allume.
Le Prélat a fait bruitII ; et la chaire a tonné.
Sous le poids des écrits, dont il est condamné,
Déjà plus d’un Docteur a fait gémir la presse.
En vain, pour l’appuyer, la volupté s’empresse ;
La Comédie expire, et son vain défenseur
Ne sert qu’à réveiller le courroux du Censeur.

{p. 4} Et qui peut, parmi nous, approuver une Scène
Où règne avec éclat l’impiété païenne ?
Où l’on voit chaque jour les Démons encensés
Rétablir, par nos mains, leurs autels renversés.
Quelle école, en ces lieux, pour la faible jeunesse,
Que celle, où l’on enseigne à sentir la tendresse ?
Où, pour toucher d’exemple, et suborner un cœur,
Par les yeux d’une femme on enchaîne un vainqueur :
Où l’on fait aux héros un devoir ridicule
De se soumettre au Dieu qui fait filer Hercule.
Aux païens, il est vrai, l’on pardonne aisément
Qu’un héros courageux devienne un lâche amant.
D’une Vénus infâme adorateurs fidèles,
Leurs flammes n’étaient point honteuses, criminelles :
L’amour le plus indigne, et le plus vicieux
Avait, pour s’excuser, l’exemple de leurs Dieux.
Mais nous, que l’Evangile instruit de ses maximes,
Nous verra-t-on ainsi diviniser les crimes ?
En donner au public des préceptes pompeux,
Consacrer à l’amour des hymnes et des jeux ;
Sur la terre et le ciel lui donner la victoire,
Et charmés de nos fers, applaudir à sa gloire.

Cet amour, nous dit-on, que l’on peint si puissant,
Dans ses plus grands transports n’a rien que d’innocent.
Du théâtre, aujourd’hui, les douces impostures
N’en font aux spectateurs que de sages peintures ;
Par l’austère devoir le crime est combattu ;
Et l’on y voit toujours triompher la vertu.

RACINE, c’est ainsi que tes doctes ouvrages
N’offrirent de ton cœur que de nobles images.
{p. 5}L’amour, dans tes écrits, honnête, généreux,
Dès qu’il fut déréglé se trouva malheureux.
Mais toi-même, bientôt, en te rendant justice,
N’as-tu pas du Démon reconnu l’artifice,
Qui pour mieux préparer son funeste poison,
Sait donner à l’erreur un faux air de raison :
Content que l’on affecte un dehors de sagesse,
Plonge insensiblement les cœurs dans la mollesse ;
Et fait du fol amour de si charmants portraits,
Qu’on cesse d’éviter et de craindre ses traits ?
Tu voulus dans les vers d’Esther et d’Athalie,
Donner un nouveau lustre à la Scène avilie ;
Et par toi, dans saint Cyr, le théâtre ennobli
Offre du vrai sublime un modèle accompli.

On ne voit pas régner, dans ce nouveau tragique,
Tout le faux merveilleux de la vertu stoïque.
Tes héros ne sont pas de ces audacieux
Qui ravagent la terre, et menacent les cieux.
Ici, l’amour masqué d’une sage apparence,
Ne tend point en secret de piège à l’innocence.
De plus grands intérêts, de plus beaux sentiments
N’excitent dans l’esprit que d’heureux mouvements.
On y voit, dès l’abord, s’emparer de la Scène
Du véritable Dieu la grandeur souveraine.
De sa gloire invisible on sent la majesté ;
On y craint sa justice, on chérit sa bonté.
Mon âme, qui se sent de sa grandeur première,
Vole vers cet objet, s’y livre toute entière ;
Et goûtant, à longs traits, l’aimable vérité,
Conçoit pour tout le reste une illustre fierté.III 
{p. 6} Mieux que dans les écrits du savant paganisme,
Tu m’y fais admirer le parfait héroïsme.
Une vertu sublime, ou n’entre point l’orgueil,
De la vertu païenne inévitable écueil,
Un courage indompté, conduit par la sagesse ;
Nul mélange honteux de force et de faiblesse.
Si de la belle Esther un Prince est enchanté,
C’est sa vertu qu’il vante et non pas sa beauté,
Rien du profane amour n’y ressent la licence ;
Tout respire en Esther la paix et l’innocence.
Quel plaisir d’écouter tes aimables Acteurs,
Des plus hautes vertus nouveaux Prédicateurs !
Des poèmes si beaux, chaque fois qu’on les joue,
Exercent sur nos cœurs les droits de Bourdaloue :
Celui qui de son Dieu tendait à s’éloigner,
S’y sent, par le plaisir, doucement ramener.
Et quand, des saints écrits magnifique interprète,
Tu prends entre tes mains la harpe du prophète ;
Est-il quelque démon, dans l’âme des méchants,
Qui puisse résister à des sons si touchants ?

C’est là que la vertu peut tenir son école.
L’acteur innocemment y peut jouer son rôle.
Là, mettant à profit les heures du loisir,
Le parterre chrétien s’instruit avec plaisir.
C’est dans ces vers sacrez, mêlés de symphonie,
Qu’il sied bien aux auteurs d’exercer leur génie.
S’ils ont de leurs talents autrement disposé,
C’est un présent du Ciel dont ils ont abusé.
Pour donner à son culte un air plus magnifique,
Dieu sans doute inspira les vers et la musique.
{p. 7} Faut-il que pour la fable il se soit consumé,
Tout ce beau feu d’esprit parmi nous allumé !
Mensonges séducteurs, pompeuses bagatelles,
Méritiez-vous d’user nos plumes les plus belles !
Fallait-il, pour chanter l’amour, et ses erreurs,
Profaner d’un Lully les divines fureurs !

Loin de nous, l’appareil de tous ces vains spectacles,
Qui doivent leur éclat aux fabuleux miracles ;
Et dont tout l’art consiste à savoir ranimer
D’aveugles passions qu’il nous faut réprimer.
Gardons-nous d’écouter d’amoureuses chimères ;
D’honorer de nos pleurs des maux imaginaires.
Ou, s’il est à pleurer certaine volupté,
Pleurons des saints héros la mort, l’adversité.
Qu’on vienne, à ton exemple, en de savantes veilles,
Des volumes sacrés étaler les merveilles.
De Joseph, dans les fers, partageons les douleurs ;
Pour Jonathas mourant laissons couler nos pleurs.
Que du ferme Abraham l’auguste sacrifice
Prépare des dangers dont notre cœur frémisse.
Allons, avec Jephté, soupirer à l’autel,
Où sa fille innocente attend le coup mortel.
Dieu qui verra nos cœurs touchés par ces images,
Jusque dans nos plaisirs recevra nos hommages.
Mais, qu’il rentre à jamais dans l’éternelle nuit,
Ce fantôme d’amour, que la Scène a produit !
Qui sait presque toujours allumer dans nos veines
Le feu dont il brûla les Phèdres, les Chimènes.
Malheur à notre esprit, s’il goûte des plaisirs
Qui peuvent contre Dieu révolter nos désirs !

{p. 8}Mais je le vois tomber ce dangereux théâtre,
Qu’anima si longtemps un génie idolâtre.
Ses poètes rampants, et ses mauvais acteurs
Rebutent, chaque jour, les doctes spectateurs.
Pour charmer dans ses jeux, l’esprit avec l’oreille,
Il n’a plus son Molière, il a perdu Corneille.
Et lorsque par toi seul soutenu, rassuré,
Il voit monter sa gloire au suprême degré ;
Tu disparais, tu veux faire un plus noble usage
Des talents que le ciel t’a donnés en partage.
RACINE, c’en est fait. Tout son lustre a passé,
Depuis qu’à l’embellir ta muse a renoncé.
Et ta sage retraite est un coup qui l’étonne
Plus que tous les Censeurs que lui fait la Sorbonne.

P. BARDOU