Jules Boll

1846

Histoire pittoresque des passions

Édition de Doranne Lecercle
2017
Source : [Jules Boll], Histoire pittoresque des passions chez l’homme et chez la femme et particulièrement de l’amour. Ouvrage illustré de vingt belles gravures, Paris, chez les principaux libraires, 1846, p. 158-163.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition), Clotilde Thouret (Responsable d’édition) et Thomas Soury (XML-TEI).

[FRONTISPICE] §

Histoire pittoresque
des passions
chez l’homme et chez la femme

et particulièrement
de l’amour.
Ouvrage illustré de vingt belles gravures

PARIS
chez les principaux libraires.
1846I.

{p. 158}

RELIGIONII §

Sans être une passion, la religion prend une part très active dans les révolutions de la société humaine. Tout à la fois sujet de concorde ou de dissensions, instrument de paix ou de vengeance, préconisée par les uns et méconnue des autres, elle soutient le faible et l’affligé de ses douces espérances, en même temps qu’elle sert de masque à l’hypocrite, de crédit aux dévots, de ressource à tous ceux qui savent la tourner à leur profit.

Son premier but fut de servir de frein aux mauvaises passions des hommes, et de rétablir parmi ceux-ci les saintes lois de la fraternité, le règne de la justice et de l’union. Dégénérée plus tard par les dérèglements et la cupidité de ses ministres, elle soutint, sous le pontificat surtout des prédécesseurs et des successeurs d’Alexandre VI, le vice, l’impureté, la polygamie. Pendant trois siècles de massacres horribles, dans le midi de la France, elle encouragea le crime et les plus noirs forfaits ; plus terrible encore elle introduisit chez tous les peuples chrétiens, la noire inquisition dont les mystères feront à jamais frémir d’horreur ; et partout, et en tous temps, elle sema la discorde, {p. 159}anéantit l’égalité, en convoitant la suprématie et le despotisme, et abusa de ses privilèges, en les employant à satisfaire l’égoïsme et les mauvais penchants de ceux qui étaient appelés à la sanctifier.

De là la dépravation et l’incrédulité parmi ses propres partisans. De là sa décadence, son pouvoir déchu, son unique influence sur le faible. De là aussi des sectateurs toujours nouveaux, réformateurs de la société religieuse, ennemis irréconciliables des abus, sujets de sarcasmes et de disputes implacables, voués à la haine éternelle de tous ceux qui prêchent le pardon des injures, la sainte patience, l’indulgence et la paix.

Mobile de la plupart des institutions qui ont eu pour but d’influer sur le cœur humain, la religion joua un grand rôle dans l’établissement du théâtre en France. Ce furent les confrères de la Passion qui les premiers, en 1402, élevèrent un spectacle public où ils jouaient, les jours de fête, les Mystères de la Passion, auxquels ils mêlèrent plus tard les plus basses plaisanteries, pour égayer les spectateurs et réveiller leur curiosité. Ce n’était plus alors que des mélanges de farces à la fois pieuses et impures, dont les spectateurs, il est vrai, n’avaient pas l’esprit de voir tout le ridicule, mais qui ne devaient pas moins servir un jour de prétexte à la critique. Pour donner une idée de ces immoralités, nous allons citer un passage du désespoir de saint Joseph, que les acteurs religieux de ce siècle représentaient comme un martyr de la jalousie que lui causait la grossesse de son épouse :

« Elle a été trois mois entiers
Hors d’ici, et au bout du tiers
Je l’ai toute grosse reçue :
L’aurait quelque paillard déçue,
Ou de fait voulu efforcer ?
Ha ! bref, je ne sais que penser. »

{p. 160}Telle était la situation du théâtre, lorsque vers le milieu du seizième siècle la comédie profane intervint avec ses obscénités, et rivalisa avec la religieuse jusqu’au siècle de Louis XIV, où les Corneille et les Racine commencèrent à illustrer notre scène, et lui donnèrent un caractère de décence et de moralité.

Mais cette réforme ne trouva pas d’unanimes approbations. Ceux qui avaient introduit l’usage des spectacles en France, jaloux de se voir disputer et enlever un si précieux privilège, suscitèrent des anathèmes contre leurs concurrents, et travaillèrent les esprits pour rendre le théâtre méprisable aux yeux du monde. Dès lors, ils ne le regardèrent plus que comme une école de dépravation, propre plutôt à corrompre les mœurs qu’a les former. Ils allèrent plus loin : il chargèrent les princes de l’Eglise de prendre part à leur lutte.

Ce fut alors une révolution dans tout le monde chrétien. Le clergé, oubliant tout ce que saint Augustin avait dit en faveur de la comédie et de la tragédie, surtout au liv. II, chap. VIII, De Civit., où son opinion est si clairement exprimée dans ce peu de mots : « Et hæc sunt scenicorum tolerabiliora ludorum, comœdiæ scilicet et tragœdiæ » ; oubliant aussi que saint Thomas d’Aquin, à l’exemple du grand saint, avait considéré l’art dramatique, qu’il appelle histrionatus ars, comme nécessaire et indispensable à la société : « Necessarius ad conversationem vitæ humanæ » (art. 3, in resp. ad 3, quæst. 168), et enfin ignorant peut-être, ce que nous ne voudrions pas admettre, que saint Antonin lui-même, appuyé de l’autorité de saint Thomas, dit dans suæ Summæ, tit. 8, cap. IV : que « de illa arte vivere non est prohibitum » ; le clergé, disons-nous, commença par excommunier les représentants de la scène, et, sacrifiant jusqu’à la cupidité, il finit par leur refuser les secours onéreux1 {p. 161}des sacrements, en dédaignant de servir de si indignes rivaux, et hâtèrent la propagation du théâtre par leurs révoltantes persécutions. C’est ainsi que la lutte cessa d’être apparente ; mais, rivaux irréconciliables, les acteurs et les prêtres ne vivront jamais dans une paisible harmonie.

Cependant ces différends n’eussent point eu lieu si le caractère auguste de la religion eut été bien compris. Mais la religion est comme les passions qui doivent être utiles aux hommes : lorsqu’elle n’est pas exercée avec sagesse, avec une prudente modération, elle peut nous éloigner de la voie de nos devoirs, influer sur notre humeur et nous faire devenir aussi pervers qu’elle aurait pu nous rendre bons et bienfaisants.

Dès qu’on s’écarte des bornes de la sainte morale pour suivre des exercices qui n’en sont ordinairement que les signes, on hâte les graves progrès du fanatisme, qui dévore le cœur d’une ardeur sacrilège, et nous mène au crime ; on néglige insensiblement la raison pour embrasser la cause, et on ne recherche plus l’exercice de la sainte vertu qui nous porte à faire le bien, pour s’appliquer à fuir les moyens qui peuvent nous conduire au vice ; devenant ainsi inutile à la société et à soi-même, et ressemblant parfaitement à ces hommes que Le Dante, dans ses chants, nous peint indignes du paradis, parce qu’ils n’ont rien fait pour le mériter, et que l’enfer même refuse d’admettre parmi les siens, parce qu’il n’aurait aucune gloire de les posséder.

{p. 162}Machiavel, entrant dans l’opinion du Dante, a fait le panégyrique de Pierre Soderini en une épigramme digne de passer à la postérité. La voici :

« La notte che morì, Pier Soderini
Si presentò dell’inferno alla bocca ;
Ma Pluto gli gridò : anima siocca,
Che inferno ? .. va’ nel limbo di’ bambiniIII. » 

Il faut espérer que de tels hommes trouveront un jour cette répulsion sur la terre, et on pourra dire alors qu’ils auront fait bien des efforts pour la mériter.

Mais jetons un coup d’œil rapide sur les ministres d’une religion austère, sur ceux mêmes qui en suivent extérieurement les préceptes, sur tous ceux qui la font servir à leurs lâches projets, soit pour satisfaire leur envie, soit pour protéger leur ambition, et nous trouverons comme compagnes inséparables de leurs caractères : l’insatiabilité, qui les rend avides de richesses, d’honneurs et de vénération servile ; l’égoïsme, qui les porte à tout faire pour eux-mêmes et à ne rien rapporter aux autres ; insensibilité, qui, après avoir endurci leurs cœurs à la vue des maux qui accablent l’humanité, à l’aspect des souffrances qui précèdent la mort, et que, dans leurs exercices, ils sont appelés à contempler, rend leur âme inaccessible aux douces impressions de la vertu et aux charmes de la sociabilité ; la cupidité, qui les rend sévères pour ceux dont la misère réclame des soins qu’elle ne peut assez récompenser, adulateurs et serviles auprès de ceux à qui les richesses et le faste permettent de faire de nombreux sacrifices.

Et dès lors remarquez dans leurs rapports sociaux que d’orgueil et d’austérité vis-à-vis du pauvre, que de bassesse et d’humilité en face du riche et du puissant ! – Auprès de l’un quel {p. 163}maintien de fausse pudeur, quel visage dédaigneux, quel air de haute protection. Jamais ils n’oseraient le regarder en face ; ils craindraient de porter leurs regards trop bas, ou de laisser apercevoir cette fourbe noblesse plus propre à inspirer l’indignation et le mépris, que le respect et la vénération.

– Mais comme leur caractère change en présence de l’autre, ce ne sont plus les mêmes hommes. Leur attitude est courbée dans la région dorsale avec élévation des épaules et renfoncement de la tête et du cou ; leur démarche est étudiée, leur pas, lent et léger ; leurs gestes, souples et insinuants ; leur visage, empreint d’un sourire forcé ; leur regard, humble, faux et agité d’une secrète anxiété ; leur élocution, recherchée ; leur voix, adoucie et pleine de déclamation.

Voila les hommes qui trouvent la religion en dehors de la morale, ou qui soumettent celle-ci aux caprices de la première pour la tourner à leur avantage. Ce sont là pourtant les prétendants à la formation des mœurs, les concurrents à la direction de l’enseignement et de l’éducation, les juges de nos secrètes iniquités, les conseillers de nos devoirs envers Dieu et envers l’humanité, les conciliateurs des cœurs, les consolateurs des affligés et les prétendus bienfaiteurs du genre humain !

Hélas ! que serait la société si elle ressemblait à de tels hommes !