Louis Bourdaloue

1758

Sermon sur les divertissements du monde

Édition de Clotilde Thouret
2018
Source : Louis Bourdaloue, Sermon sur les divertissements du monde, dans Sermons du Père Bourdaloue, t. 2, Lyon, Jean-Marie Bruyset, 1758, rééd. 1768, p. 52-97.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

[FRONTISPICE] §

SERMONS
du Pere
BOURDALOUE,
de la Compagnie de JESUS.
POUR LES DIMANCHES
Tome Second.
Nouvelle Edition


A LYON
Chez Jean-Marie Bruyset,rue
Saint Dominique
M. DCC. LVIII.

{p. 52}

SERMON
POUR
LE TROISIEME DIMANCHE
APRÈS PAQUES.
Sur les Divertissements du monde. §

Amen, Amen dico vobis, quia plorabitis et flebitis vos : mundus autem gaudebit.

Je vous le dis en vérité, vous pleurerez, vous serez dans l’affliction, et le monde se réjouira. En saint Jean, ch. 16.

C’est Jésus-Christ qui parle, et qui dans l’Evangile de ce jour prononce en deux paroles deux jugements bien contraires ; l’un en faveur des élus, qui nous sont représentés dans ses Apôtres ; et l’autre pour la condamnation des pécheurs, qui composent ce monde qu’il a si hautement réprouvé, et contre lequel il a si souvent fulminé ses anathèmes. Vous pleurerez, vous vivrez dans {p. 53}la souffrance et dans la peine ; voilà le sort des prédestinés : Plorabitis et flebitis vos : mais le monde sera dans la joie, et rien de tous les plaisirs de la vie ne lui manquera ; voilà le partage des pécheurs : Mundus autem gaudebit. Quel partage après tout, Chrétiens, et jamais l’eussiez-vous ainsi pensé ? Sont-ce là les châtiments dont le Fils de Dieu menace les ennemis de son Evangile ? Sont-ce là les récompenses qu’il promet à ceux qui s’attacheront fidèlement et constamment à le suivre ? et selon nos vues humaines, ne devait-il pas, ce semble, renverser la proposition, et dire aux justes ; vous vous réjouirez, et aux pécheurs ; vous serez accablés de chagrins et vous passerez vos jours dans la douleur ? Oui, mes chers Auditeurs, il le devait selon nos vues humaines, c’est-à-dire, selon les vues faibles et bornées de la fausse prudence de la chair : mais les vues de la sagesse divine sont bien supérieures aux nôtres, et pour l’accomplissement des desseins de Dieu à l’avantage de ses élus, il fallait qu’ils renonçassent aux divertissements du monde, parce que si les apparences en sont belles et les dehors engageants, la fin en est malheureuse, et qu’ils mènent à la perdition. Aussi prenez garde à ce que le Sauveur des hommes ajoute pour la consolation de ses disciples : c’est, leur dit-il, {p. 54}qu’après avoir vécu dans les pleurs, votre tristesse se changera en joie, mais dans une joie solide, durable, éternelle ; leur donnant à entendre par une règle toute opposée, que les joies trompeuses du siècle n’aboutiront qu’à un souverain malheur : Sed tristitia vestra vertetur in gaudium. Grande et terrible vérité que j’entreprends aujourd’hui de développer, et dont la suite de ce discours vous fera connaître l’importance. Implorons le secours du Saint-Esprit, et pour l’obtenir, adressons-nous à Marie. Ave Maria.

Je ne prétends rien exagérer, Chrétiens, et ce n’est pas mon dessein de condamner sans exception tous les divertissements de la vie ; je sais quels arrêts le Fils de Dieu a portés contre les heureux du siècle, lorsqu’il a dit en général : Væ vobis qui ridetis !

Luc, chap. 6.

malheur à vous qui cherchez les plaisirs de ce monde ! Væ vobis quia habetis consolationem vestram !

Ibid.

malheur à vous qui trouvez votre félicité sur la terre, et qui la faites consister dans les vaines joies de la terre ! Mais du reste sans altérer en aucune sorte les paroles de Jésus-Christ, et sans vouloir en adoucir la sévérité, je puis et je dois même convenir d’abord qu’il y a des récréations innocentes, des récréations honnêtes, et par conséquent permises selon les règles de discrétion et {p. 55}de modération que l’Evangile nous prescrit. Je ne viens donc point vous dire que tous les divertissements du monde sont criminels et réprouvés de Dieu : Mais aussi j’avance avec saint Grégoire Pape, qui l’a remarqué avant moi, que ces divertissements du monde permis et innocents sont bien rares, que ces divertissements honnêtes sont dans le monde en bien petit nombre, en un mot, que la plupart des divertissements du monde sont condamnables ; pourquoi ? par trois raisons qui comprennent tout mon sujet et qui méritent toute votre attention. Je les considère ces divertissements mondains, dans leur nature, dans leur étendue, et dans leurs effets. Or je soutiens, comme vous l’allez voir, qu’ils sont presque tous, ou impurs et défendus dans leur nature, c’est la première partie ; ou excessifs dans leur étendue, c’est la seconde partie ; ou enfin scandaleux dans leurs effets, c’est la troisième et la dernière partie. Appliquez-vous, s’il vous plaît, à ces trois pensées, qui demandent un plus ample éclaircissement, et que je vais mettre dans leur jour.

I. Part. §

Tertullien fait une réflexion bien vraie dans le traité qu’il a composé des spectacles ; il dit que l’ignorance de l’esprit de l’homme n’est jamais plus présomptueuse, ni ne prétend jamais mieux {p. 56}philosopher et raisonner, que quand on lui veut interdire l’usage de quelque divertissement et de quelque plaisir dont elle est en possession, et qu’elle se croit légitimement permis : car c’est alors qu’elle se met en défense, qu’elle devient subtile et ingénieuse, qu’elle imagine mille prétextes pour appuyer son droit, et que dans la crainte d’être privée de ce qui la flatte, elle vient enfin à bout de se persuader que ce qu’elle désire est honnête et innocent, quoiqu’au fond il soit criminel et contre la loi de Dieu. Mirum quippe quàm sapiens argumentatrix sibi videtur ignorantia humana, cùm aliquid de hujusmodi gaudiis ac fructibus veretur amittere.

Tertullien

Et en effet, c’est de ce principe que naissent tous les jours les relâchements dans la morale chrétienne. Une chose est agréable, ou le paraît ; et parce qu’elle est agréable, on l’aime ; et parce qu’on l’aime, on se figure qu’elle est bonne ; et à force de se le figurer, on s’en fait une espèce de conviction, en vertu de laquelle on agit au préjudice de la conscience et malgré les plus pures lumières de la grâce : or appliquons cette maxime générale aux points particuliers, surtout à celui que je traite. Je prétends qu’il y a des divertissements dans le monde, qui passent pour légitimes et que l’opinion commune des gens du siècle autorise, mais que le christianisme {p. 57}condamne, et qui ne peuvent s’accorder avec l’intégrité et la pureté des mœurs. Expliquons-nous encore plus en détail : car sans cela, Chrétiens, peut-être auriez-vous de la peine à bien concevoir ma proposition, et peut-être dans la pratique tout ce que je dirais, ne produirait-il aucun fruit. Raisonnons donc sur certains sujets plus ordinaires, plus connus, et qui sont à peu près les mêmes que ceux dont a parlé Tertullien. Ecoutez-moi.

Ainsi, par exemple, ces représentations profanes, ces spectacles où assistent tant de mondains oisifs et voluptueux, ces assemblées publiques et de pur plaisir, où sont reçus tous ceux qu’y amene soit l’envie de paroître, soit l’envie de voir ; en deux mots, pour me faire toujours mieux entendre, comédies et bals, sont-ce des divertissements permis ou défendus ? Les uns éclairés de la véritable sagesse, qui est la sagesse de l’Evangile, les réprouvent ; les autres trompés par les fausses lumieres d’une prudence charnelle, les justifient ou s’efforcent de les justifier. Chacun prononce selon ses vues, et donne ses décisions. Pour moi, mes chers Auditeurs, si je n’étois déjà d’une profession qui par elle-même m’interdit de pareils amusements, et que j’eusse comme vous à prendre parti là-dessus et à me résoudre, il me semble d’abord que pour m’y faire renoncer, {p. 58}il ne faudroit rien davantage que cette diversité de sentiments. Car pourquoi, dirois-je, mettre ma conscience au hasard dans une chose aussi vaine que celle-là, et dont je puis si aisément me passer ? D’une part on m’assure que ces sortes de divertissements sont criminels ; d’autre part on soutient qu’ils sont exempts de péché. Ce qui doit résulter de là, c’est qu’ils sont au moins suspects ; et puisque ceux qui soutiennent que l’innocence y est blessée, sont du reste les plus réglés dans leur conduite, les plus attachés à leurs devoirs, les plus versés dans la science des voies de Dieu, n’est-il pas plus sûr et plus sage que je m’en rapporte à eux, et que je ne risque pas si légérement mon salut ? Voilà comment je conclurois, et ce seroit sans doute la conclusion la plus raisonnable et la plus sensée.

Mais ce n’est pas là que je me voudrois arrêter, et il y a encore de plus fortes considérations qui me détermineroient. Que ferois-je ? suivant le conseil du Saint-Esprit, j’interrogerois ceux que Dieu m’a donnés pour maîtres, ce sont les Peres de l’Eglise : Interroga patrem tuum, et annunciabit tibi ; majores tuos, et dicent tibi ;

Cantic. Moys.

et après les avoir consultés, il seroit difficile, s’il me restoit quelque délicatesse de conscience, que je ne fusse pas absolument convaincu sur cette matiere. Car ils m’apprendroient des {p. 59}vérités capables non-seulement de me déterminer, mais de m’inspirer pour ces sortes de divertissements, une espece d’horreur. Suivez-moi, je vous prie.

Ils m’apprendroient que les païens même les ont proscrits, comme préjudiciables et contagieux. Il n’y a qu’à lire ce que saint Augustin en a remarqué dans les livres de la Cité de Dieu, et les belles ordonnances qu’il rapporte à la confusion de ceux qui prétendroient maintenir dans le christianisme ce que le paganisme a rejeté. Ils m’apprendroient que d’abandonner ces spectacles et ces assemblées, dans les premiers siecles de l’Eglise, c’étoit une marque de religion, mais une marque authentique ; et qu’en particulier ils ne blâmoient pas seulement le théatre parce que de leur temps il servoit à l’idolâtrie et à la superstition, mais parce que c’étoit une école d’impureté. Or vous sçavez s’il ne l’est pas encore plus aujourd’hui, et si la contagion de l’impureté n’y est pas d’autant plus à craindre, qu’elle y est plus déguisée et plus raffinée. Il est vrai, le langage en est plus pur, plus étudié, plus châtié ; mais vous sçavez si ce langage en ternit moins l’esprit, s’il en corrompt moins le cœur, et si peut-être il ne vaudroit pas mieux entendre les adulteres d’un Jupiter et des autres divinités, dont les excès exprimés ouvertement et sans réserve, blessant les oreilles, feroient moins d’impression {p. 60}sur l’ame. Ils m’apprendroient que dans l’estime commune des fideles, on ne croyoit pas pouvoir garder le serment et la promesse de son baptême, tandis qu’on demeuroit attaché à ces frivoles passe-temps du siecle. Car c’est vous jouer de Dieu même, mon Frere, écrivoit saint Cyprien, d’avoir dit anathême au démon, comme vous l’avez fait en recevant sur les sacrés fonts la grace de Jesus-Christ, et de rechercher maintenant les fausses joies qu’il vous présente dans une assemblée ou dans un spectacle de vanité. Ils m’apprendroient que sur cela l’Eglise usoit d’une sévérité extrême dans sa discipline, et que cette sévérité alla même à un tel point, que ce fut quelquefois un obstacle à la conversion des infideles. Jusques-là, dit Tertullien, que l’on en voyoit presque plus s’éloigner de notre sainte foi par la crainte d’être privés de ces divertissements qu’elle condamnoit, que par la crainte du martyre et de la mort dont les tyrans les menaçoient.

Voilà, dis-je, ce que m’apprendroient ces saints Docteurs, et ce qu’ils vous apprennent : voilà leur tradition, voilà leurs pensées, voilà leur morale. Prenez garde, je ne dis pas que ç’a été la morale d’un de ces grands hommes, mais de tous : tellement que tous d’un consentement unanime sont convenus de ce point, qu’ils n’ont eu tous là-dessus {p. 61}qu’une même voix, et souvent que les mêmes expressions. Je ne dis pas que ç’a été leur morale dans un temps, et qu’elle a changé dans un autre : de siecle en siecle ils se sont succédés, et dans tous les siecles ils ont renouvellé les mêmes défenses, débité les mêmes maximes, prononcé les mêmes arrêts. Je ne dis pas que ç’a été la morale de gens foibles et instruits, bornés dans leurs vues et timides ou précipités dans leurs décisions : outre leur sainteté qui nous les rend vénérables, nous sçavons que c’étoient les premiers génies du monde ; nous avons en main leurs écrits, et nous y voyons la sublimité de leur sagesse, la pénétration de leur esprit, la profondeur et l’étendue de leur érudition. Je ne dis pas que ç’a été une morale de perfection seulement et de pur conseil : il n’y a qu’à peser leur termes et qu’à les prendre dans le sens le plus naturel et le plus commun : sur quel autre sujet se sont-ils expliqués avec plus de rigueur ? de quoi nous ont-ils plus fait craindre les funestes conséquences ; et à quoi ont-ils plus attribué les suites fatales et plus donné la force du précepte ? Je ne dis pas que ç’a été une morale fondée sur des raisons propres et particulieres : je vous l’ai déjà fait remarquer, et je le repete ; ils n’employoient point d’autres raisons que nous, ils n’en avoient point d’autres ; ce qu’ils {p. 62}disoient contre le théatre et contre ces assemblées mondaines d’où nous tâchons de vous retirer, c’est ce que nous vous disons ; et tout ce qu’ils disoient, c’est ce que nous avons le même droit qu’eux de vous dire. Enfin je ne dis pas que ç’a été une morale qu’ils n’aient adressée qu’à certains états, qu’à certains caracteres et à certains esprits : ils n’ont distingué ni qualités, ni conditions, ni tempéraments, ni dispositions du cœur ; ils parloient à des chrétiens comme vous, et ils leur parloient à tous. En vain tel ou tel leur répondoit, ce qu’on nous répond encore tous les jours, et ce qu’a si bien remarqué S. Chrysostome : Tout ce que je vois et tout ce que j’entends, me divertit et rien de plus ; du reste je n’en ressens aucune impression, et je n’en suis nullement touché Vaine excuse qu’ils traitoient, ou de déguisement et de mauvaise foi, ou d’erreur au moins et d’illusion : de déguisement et de mauvaise foi, parce qu’ils n’ignoroient pas que c’est un prétexte dont veulent quelquefois se prévaloir les plus corrompus, cachant les désordres secrets de leur cœur, afin de justifier en apparence leur conduite ; d’erreur au moins et d’illusion, parce qu’ils sçavoient combien on aime à s’aveugler soi-même, et combien la passion fait de progrès qu’on n’apperçoit pas d’abord et qu’on ne veut pas appercevoir, {p. 63}mais qui ne deviennent ensuite que trop sensibles.

Or je m’en tiens là, mes chers Auditeurs, et que peuvent opposer à des témoignages si exprès, si avérés, si respectables, les partisans du monde ? Qui en croiront-ils, s’ils ne se rendent pas à de semblables autorités ? et ne seroit-ce pas une témérité insoutenable, et où nul chrétien de bon sens ne tombera jamais, de prétendre que ces hommes de Dieu se soient tous égarés, qu’ils aient tous porté trop loin les choses, et que dans le siecle où nous vivons, nous soyons plus éclairés qu’ils ne l’étoient ? Cependant vous en verrez qui, sans hésiter, appellent de tout cela à leur propre jugement, et qui ne se feront pas le moindre scrupule de ce que tous les Peres de l’Eglise ont cru devoir hautement qualifier de péché. Car voilà jusqu’où est allée la présomption de notre siecle. Comprenez-la, s’il vous plaît, toute entiere ; il s’agit de la conscience et du salut, et tout ce qu’il y a eu jusqu’à présent, sur ces sortes de matieres, de juges compétents, de juges reconnus et autorisés, ont décidé : mais ce n’est point ainsi qu’en jugent quelques mondains, et ce n’est qu’à eux-mêmes qu’ils veulent s’en rapporter. Observez bien ce que je dis : quelques mondains. Car du moins si c’étoient {p. 64}les pasteurs des ames, si c’étoient les maîtres de la morale, si c’étoient les ministres des autels, les directeurs, les prédicateurs de la parole de Dieu, qui maintenant et parmi nous eussent sur la question que je traite, des principes moins séveres que ceux de toute l’antiquité ; et si ces principes étoient généralement et constamment suivis par la plus saine partie des chrétiens, peut-être seroit-il plus supportable alors d’examiner, de délibérer, de disputer. Mais vous le sçavez : prédicateurs dans la chaire, directeurs dans le tribunal de la pénitence, docteurs dans les écoles, pasteurs des ames, ministres des autels, tiennent tous encore le même langage, et se trouvent appuyés de tout ce que l’Eglise a de vrais enfants et de vrais fideles. Que reste-t-il donc ? je l’ai dit ; quelques mondains, c’est-à-dire un certain nombre de gens libertins, amateurs d’eux-mêmes, et idolâtres de leurs plaisirs ; de gens sans étude, sans connoissance, sans attention à leur salut ; de femmes vaines, dont toute la science se réduit à une parure, dont tout le desir est de paroître et de se faire remarquer, dont tout le soin est de charmer le temps et de se tenir en garde contre l’ennui qui les surprend, dès que l’amusement leur manque et qu’elles sont hors de la bagatelle ; {p. 65}mais, ce qu’il y a souvent de plus déplorable, dont la passion cherche à se nourrir et à s’allumer, lorsqu’il faudroit tout mettre en œuvre pour l’amortir et pour l’éteindre. Voilà les oracles qui veulent se faire écouter, et que l’on n’écoute en effet que trop ; voilà les docteurs et les maîtres dont les lumieres effacent toutes les autres, et dont les résolutions sont absolues et sans replique ; voilà les guides dont les voies sont les plus droites, et les garants sur qui l’on peut se reposer de sa conscience, de son ame, de son éternité. Ah ! Chrétiens, soyez-en juges vous-mêmes, et concluez, tandis que je passe à un nouvel article, non moins important, ni moins commun.

Car ce que je puis encore compter parmi les divertissements criminels, et ce que je mets dans le même rang, ce sont ces histoires fabuleuses et romanesques dont la lecture fait une autre occupation de l’oisiveté du siecle, et y cause les mêmes désordres ; entretien ordinaire des esprits frivoles et des jeunes personnes : on emploie les heures entieres à se repaître d’idées chimériques, on se remplit la mémoire de fictions et d’intrigues toutes imaginaires, on s’applique à en retenir les traits les plus brillants ; on les sçait tous, et les sçachant tous on ne sçait rien. Ce seroit peu néanmoins de {p. 66}n’apprendre rien et de ne rien sçavoir, si c’étoit là le seul mal qu’il y eût à craindre. Mais voici l’essentiel et le point capital à quoi je m’attache : c’est que rien n’est plus capable de corrompre la pureté d’un cœur que ces livres empestés ; c’est que rien ne répand dans l’ame un poison plus subtil, plus présent, plus prompt ; que rien donc n’est plus mortel, et ne doit être, par une conséquence bien juste, plus étroitement défendu. Expérience, confession même de ceux qui en ont fait les tristes épreuves, raison, tout concourt à établir cette vérité : et je vous demande en effet, mon cher Auditeur, vous à qui je parle, et qui avez dans vous-même votre conscience pour témoin de ce que je dis, n’est-il pas vrai qu’autant que vous vous êtes adonné à ces lectures, et qu’elles vous ont plu, vous avez insensiblement perdu le goût de la piété ; que votre cœur s’est refroidi pour Dieu, et que toute l’ardeur de votre dévotion s’est ralentie ? Je dis plus : n’est-il pas vrai que par l’usage et l’habitude que vous vous êtes fait de ces lectures, l’esprit du monde s’est peu-à-peu emparé de vous, que vous avez senti celui du christianisme diminuer à proportion et s’affoiblir, que les heureux principes de votre premiere éducation se sont altérés, que vous n’avez plus eu dans la tête que de folles imaginations, que {p. 67}la galanterie, que la vanité ; et que tout le reste, beaucoup plus solide et plus sérieux, vous est devenu insipide, ensuite fatiguant, enfin odieux et insupportable ? Ce n’est point encore assez ; mais ne vous déguisez rien à vous-même, et reconnoissez-le de bonne soi : n’est-il pas vrai qu’à force de lire ces sortes d’ouvrages et d’avoir sans cesse dans les mains ces livres corrupteurs, vous avez donné imperceptiblement entrée dans votre ame au démon de l’incontinence, et que les pensées sensuelles ont commencé à naître, les sentiments tendres à s’exciter, les paroles libres à vous échapper ; que la chair s’est fortifiée, et que vous vous êtes trouvé tout autre que vous n’aviez été jusques-là, ou que vous ne vous étiez connu ? Peut-être en êtes-vous surpris : mais moi je ne m’en étonne pas, et sans une espece de miracle il falloit que cela fût ainsi. Ayant tous les jours de tels livres sous les yeux, et ces livres étant aussi infectés qu’ils le sont, il n’étoit pas naturellement possible que vous n’en prissiez le venin, et qu’ils ne vous communiquassent leur contagion. Car, pour parler le langage du monde, et pour user du terme propre, qu’est-ce, à le bien définir, que le Roman ? une histoire, disons mieux, une fable proposée sous la forme d’histoire, où l’amour est traité par art et par regles ; {p. 68}où la passion dominante et le ressort de toutes les autres passions, c’est l’amour ; où l’on affecte d’exprimer toutes les foiblesses, tous les transports, toutes les extravagances de l’amour ; où l’on ne voit que maximes d’amour, que protestations d’amour, qu’artifices et ruses d’amour ; où il n’y a point d’intérêt qui ne soit immolé à l’amour, fût-ce l’intérêt le plus cher selon les vues humaines, qui est celui de la gloire ; où la gloire même, la belle gloire, est de sacrifier tout à l’amour ; où un homme infatué ne se gouverne plus que par l’amour, tellement que l’amour est toute son occupation, toute sa vie, tout son objet, sa fin, sa béatitude, son Dieu. Dites-moi si j’ajoute rien ; mais en même temps faites-moi comprendre comment, aussi fragiles que nous le sommes et aussi enclins au mal, on peut se retracer incessamment à soi-même de semblables images et n’en pas ressentir les atteintes ? Les plus grands Saints y résisteroient-ils ? un Ange n’y seroit-il pas surpris ? et l’innocence même n’y feroit-elle pas naufrage ? Ou bien, apprenez-moi comment dans une religion aussi pure que la nôtre, il peut être permis à un chrétien d’exposer la pureté de son cœur à une ruine si évidente et si prochaine ?

Mais, dit-on, en tout ce que je lis, il ne s’agit que d’un amour honnête. Abus, {p. 69}mes Freres : appellez-vous amour honnête celui qui possede un homme et qui l’enchante jusqu’à lui ravir le sens et la raison, qui absorbe toutes ses penses, qui épuise tous ses soins, et qui aux dépens du Créateur, le rend idolâtre de la créature ? Appellez vous amour honnête celui qui fait oublier à un homme les plus saints devoirs de la nature, de la patrie, de la justice, de l’honneur, de la charité ? Or n’est-ce pas là souvent que se termine la prétendue honnêteté du Roman ? Mais ces lectures servent à former une jeune personne, et lui apprennent le monde. Ah ! Chrétiens, vous est-il donc si nécessaire de sçavoir le monde, que vous deviez pour cela renoncer à votre salut ? et fallût-il éternellement ignorer les manieres du monde, ne vaut-il pas mieux à ce prix garder votre ame et la sauver ? Oui, certes, ces livres vous formeront selon le monde, mais selon quel monde ! selon un monde païen, selon un monde impie et perverti, selon un monde condamné par J.C. et le plus dangereux ennemi dont vous ayez à vous préserver. Or voyez si ce sont là les enseignements que vous voulez suivre, s’il n’y a pas un autre monde où vous pouvez vous borner, s’il n’y a point d’autre politesse dans le christianisme que celle qui va à vous damner, s’il n’y a point d’autres maîtres pour vous instruire et pour vous élever.

{p. 70}Belle leçon pour vous, peres et meres, c’est par-là que je conclus cette premiere partie ; et plaise au Ciel que vous en compreniez toute la conséquence ! Vous avez des enfants, et après avoir mis votre premiere étude à leur inspirer les sentiments de la piété chrétienne, la religion, j’en conviens, ne vous défend pas de leur faire prendre certains airs du monde. Mais de leur fournir vous-mêmes, sous ce damnable prétexte, des livres qui leur tournent l’esprit à tout ce que le monde a de plus vicieux ; mais d’en remplir votre maison, et de ne vouloir pas que rien là-dessus de nouveau leur échappe et leur soit inconnu ; mais de leur en demander compte et d’entendre avec une secrette complaisance les récits qu’ils en font ; mais de les croire bien habiles et bien avancés quand ils sçavent répondre aux mots couverts par d’autres bons mots, qu’ils conservent dans leur mémoire des poésies libres, et qu’ils les sçavent rapporter fidélement sans se méprendre ; mais de les conduire vous-mêmes, (car ceci regarde tous les points de morale que je viens de toucher) de les conduire vous-mêmes à des spectacles d’autant plus capables de les amollir, que ce sont de jeunes cœurs beaucoup plus flexibles et plus sensibles ; mais de leur faire observer les endroits fins et délicats, sur-tout les endroits vifs et tendres ; mais de les engager vous-mêmes {p. 71}dans des assemblées, où ils ne voient du monde que ce qu’il a de riant, que ce qu’il a d’éclatant, c’est-à-dire, que ce qu’il a d’attrayant et de séduisant, voilà de quoi vous aurez bien lieu de vous repentir dès cette vie, et de quoi vous serez bien sévérement punis en l’autre. Ce ne sont encore pour eux que des divertissements ; mais attendez que le feu se soit allumé, et bientôt ces divertissements ne deviendront, et pour eux, et pour vous, que trop sérieux. Sera-t-il temps alors d’arrêter l’embrasement ? sera-t-il en votre pouvoir de couper cours à des maux dont vous aurez été les auteurs ? vous en gémirez, et vous les déplorerez ; mais en serez-vous quittes devant Dieu pour les déplorer et pour en gémir ? Qu’alléguerez-vous à son tribunal pour votre excuse, et suffira-t-il de lui dire que vous vouliez dresser vos enfants et leur donner la science du monde ? N’étoit-ce pas vouloir les perdre et vous perdre vous-mêmes avec le monde ? Il faut donc en revenir à ma proposition, que la plupart des divertissements ordinaires du monde sont condamnables, ou parce que dans leur nature ils sont impurs et criminels, comme vous l’avez vu ; ou parce que dans leur étendue et leurs mesures ils sont excessifs, comme je vais vous le montrer. C’est le sujet de la seconde Partie.

II. Part. §

{p. 72}Tout excès, Chrétiens, est un vice ; et la vertu même, qui est la regle de tout bien, n’est ni bonne ni honnête dès qu’elle est extrême. Il faut être sage ; mais il faut l’être avec sobriété, dit saint Paul, et qui l’est trop, ne l’est point du tout, parce que la sagesse est essentiellement un état de raison, et par conséquent de modération. Non plus sapere quàm oportet sapere, sed sapere ad sobrietatem.

Rom. c. 12.

Or si cela est vrai de la vertu, beaucoup plus l’est-il des divertissements et des récréations de la vie. Si pour être sage, il faut l’être sans excès, à plus forte raison faudra-t-il éviter l’excès pour se divertir en sage. Cependant, mes chers Auditeurs, il y a des divertissements dans le monde où l’excès est si ordinaire, que, quoiqu’ils puissent être d’ailleurs permis, légitimes et innocents, ils sont presque toujours condamnables, parce qu’ils sont presque toujours excessifs. Je n’entreprends pas de les par courir tous, et je n’ai garde de l’entreprendre, car ce seroit un détail infini. Mais souffrez que je me borne à un seul, sur lequel je ne me suis encore jamais bien expliqué, et qui va faire tout le fonds de cette seconde partie : c’est le jeu. Principe de mille malheurs, et passion que je ne puis trop fortement combattre, puisqu’elle est la source de tant de désordres.

Vous le sçavez : on joue, mais sans retenue, et l’excès est tel, que ceux {p. 73}mêmes qui en sont coupables, sont obligés de le condamner. Que j’en prenne à témoin un joueur de profession, et que devant Dieu je le prie de me répondre si son jeu ne va pas trop loin, je dis trop loin selon la raison, le Christianisme et la conscience ; il en conviendra : en effet dans la plupart des jeux, sur-tout des jeux que l’usage du monde autorise le plus, il y a trois sortes d’excès opposés à la raison et à la religion. Excès dans le temps qu’on y emploie, excès dans la dépense qu’on y fait, excès dans l’attachement et l’ardeur avec laquelle on s’y porte, tout cela contraire aux regles de la vraie piété et aux maximes éternelles de la loi de Dieu. Ne condamnons point les choses dans la spéculation ; disons ce qui se pratique et ce qui se passe devant nos yeux. Un homme du monde qui fait du jeu sa plus commune et presque son unique occupation, qui n’a point d’affaire plus importante que le jeu, ou plutôt qui n’a point d’affaire si importante qu’il n’abandonne pour le jeu ; qui regarde le jeu non point comme un divertissement passager, propre à remettre l’esprit des fatigues d’un long travail et à le distraire, mais comme un exercice réglé, comme un emploi, comme un état fixe et une condition ; qui donne au jeu les journées entieres, les semaines, les mois, toute la vie, (car il y en a de ce caractere, et vous en connoissez.) Une femme {p. 74}qui se sent chargée d’elle-même jusqu’à ne pouvoir en quelque sorte se supporter ni souffrir personne, dès qu’une partie de jeu vient à lui manquer ; qui n’a d’autre entretien que de son jeu ; qui du matin au soir n’a dans l’idée que son jeu ; qui n’ayant pas, à l’entendre parler, assez de force pour soutenir quelques moments de réflexions sur les vérités du salut, trouve néanmoins assez de santé pour passer les nuits dès qu’il est question de son jeu ; dites-le moi, mes chers Auditeurs, cet homme, cette femme gardent-ils dans le jeu la modération convenable ? cela est-il chrétien ? cela est-il d’une ame qui cherche Dieu, qui travaille pour le Ciel, qui amasse des trésors pour l’éternité ? cela est-il d’un ouvrier évangélique, tels que doivent être tous les fideles, et d’un homme appellé de Dieu pour cultiver sa vigne et pour lui rendre compte de tous les moments jusqu’au dernier : Donec reddas novissimum quadrantem ?

Matth. c. 5.

Ce jeu perpétuel, ce jeu sans interruption et sans relâche, ce jeu de tous les jours et presque de toutes les heures dans le jour, s’accorde-t-il avec ces grandes idées que nous avons du Christianisme, et que Jesus-Christ lui-même a pris soin de nous tracer : car ce n’est point moi qui les ai imaginées, c’est le Sauveur du monde qui dans toute la suite de son Evangile ne nous a parlé d’une vie chrétienne {p. 75}que sous la figure d’un combat, d’un négoce, d’un travail, pour nous faire entendre que ce doit être une vie laborieuse et agissante ; or y a-t-il rien de plus incompatible qu’une vie de travail et une vie de jeu ?

Mais tout jeu est-il donc un crime pour nous ? Non, Chrétiens ; et je m’en suis déclaré d’abord ; je blâme l’excès du jeu, et en vain me répondrez-vous que le jeu en soi n’est point blâmable, puisque ce n’est pas là ce que j’avance. Quand vous prétendez que le jeu, j’entends certain jeu, est indifférent, et quand je soutiens que l’excès du jeu est criminel, votre proposition et la mienne sont toutes deux vraies et se concilient parfaitement ensemble ; mais moi par la mienne je vous avertis d’un abus que la vôtre ne corrigera pas. Réglez votre jeu, ne donnez au jeu qu’un reste de loisir que Dieu n’a pas refusé à la nature et que la nécessité requiert ; mettez avant le jeu le service du Seigneur et les pratiques de la religion ; avant le jeu, la priere, le sacrifice des autels, la lecture d’un bon livre, l’office divin ; avant le jeu, le soin de votre famille, de vos enfants, de vos domestiques, de vos affaires ; avant le jeu les obligations de votre charge, les devoirs de votre profession, les œuvres de miséricorde et de charité ; avant le jeu, votre avancement dans les voies de Dieu, votre perfection et tout ce {p. 76}qui y doit contribuer ; quand vous aurez satisfait à tout cela, vous pourrez alors chercher quelque relâche dans un jeu honnête et borné, vous pourrez vous y récréer avec la paix du cœur, et même, si je l’ose dire, avec une espece de bénédiction de la part du ciel. Je dis avec la paix du cœur, parce que vous jouerez sans passion, parce que vous jouerez dans l’ordre, et que vous réduirez votre jeu à être pour vous ce qu’il doit être, je veux dire, une courte distraction, et non une continuelle occupation ; parce que vous prendrez votre jeu assez pour vous délasser, et trop peu pour vous fatiguer ; enfin parce que vous n’aurez point dans votre jeu le ver intérieur de la conscience, qui vous reproche la perte du temps qui s’y consume et l’inutilité de votre vie. Je dis même avec une espece de bénédiction de la part du ciel, parce que vous ne vous y proposerez qu’une fin chrétienne, que vous ne vous accorderez ce repos que pour mieux agir, et qu’en ce sens vous sanctifierez, si je puis parler de la sorte, jusqu’à votre jeu ; mais tandis que le jeu l’emportera sur toutes vos fonctions, qu’il vous fera oublier tout ce que vous devez à Dieu, tout ce que vous devez au prochain, et tout ce que vous vous devez à vous-mêmes ; que vous n’y distinguerez ni les jours les plus solemnels ni les jours ordinaires, et que sans réserve {p. 77}toutes vos heures y seront employées, je dirai que c’est au moins une dissipation criminelle du temps que Dieu vous a donné, et une profanation dont vous aurez à lui répondre.

Cependant d’un excès on tombe dans un autre ; excès dans le temps que l’on perd au jeu, et excès dans la dépense qu’on y fait. Jouer rarement, mais hazarder beaucoup chaque fois ; ou hazarder peu, mais jouer continuellement, ce sont deux excès défendus l’un et l’autre par la loi de Dieu ; mais au dessus de l’un et de l’autre, un troisieme excès c’est de jouer souvent et toujours de risquer beaucoup en jouant. Or ne vous y trompez pas, quand je dis un jeu où vous hazardez beaucoup, un gros jeu, je ne veux pas seulement parler des riches et des grands du siecle, je parle de tous en général et de chacun en particulier, conformément aux facultés et à l’état. Tel jeu n’est rien pour celui-là, mais il est tout pour celui-ci ; l’un peut aisément porter telle dépense, mais elle passe les forces de l’autre, et ce qui seroit un léger dommage pour le premier, doit avoir pour le second de fâcheuses suites : ainsi on a des dettes à payer, on a une nombreuse famille à entretenir et des enfants à pourvoir, on a des domestiques à récompenser, on a des aumônes à faire et des pauvres à soulager ; à peine les revenus y peuvent-ils suffire, et si l’on étoit {p. 78}fidele à remplir ces devoirs, on ne trouveroit plus rien, ou presque rien pour le jeu. Toutefois on veut jouer, et c’est un principe qu’on a tellement posé dans le systême de sa vie, que nulle considération n’en fera jamais revenir ; on le veut à quelque prix que ce soit, et pour cela que fait-on ? Voilà le désordre de l’iniquité la plus criante : parce qu’on ne peut pas acquitter ses dettes si l’on joue, ou qu’on ne peut jouer, si l’on acquitte ses dettes, on laisse languir des créanciers, on se rend insensible aux cris de l’artisan et du marchand, on use d’industrie et de détours pour se soustraire à leurs justes poursuites et pour leur lier les mains ; on les remet de mois en mois, d’années en années, et ce sont des délais sans fin ; on n’a rien, dit-on, à leur donner, et néanmoins on trouve dequoi jouer. Parce qu’on ne peut accorder ensemble le jeu et l’entretien d’une maison, on abandonne la maison, et l’on ménage tout pour le jeu ; on voit tranquillement et de sang froid des enfants manquer des choses les plus nécessaires ; on plaint jusqu’aux moindres frais, dès qu’il s’agit de subvenir à leurs besoins ; on les éloigne de ses yeux, on les confie à des étrangers, à qui l’on en donne la charge, sans y ajouter les moyens de la soutenir ; on ne les a pas actuellement ces moyens, à ce qu’on prétend, mais pourtant on a de quoi jouer. Parce qu’il faudroit diminuer {p. 79}de son jeu, si l’on vouloit compter exactement avec des domestiques et les satisfaire, on reçoit leurs services, on les exige à la rigueur, et du reste on ne veut point entendre parler de récompenses ; c’est une matiere sur laquelle il ne leur est pas permis de s’expliquer, et un discours dont on se tient offensé ; des paroles, on leur en donnera libéralement ; des promesses, on leur en fera tant qu’ils en demanderont ; ils ne perdront rien dans l’avenir, mais à condition qu’ils perdront tout dans le présent, et que cet avenir à force de le prolonger ne viendra jamais : les affaires ne permettent pas encore de penser à eux, et cependant elles permettent de jouer. Parce que dans les nécessités publiques l’aumône coûteroit, et que le jeu en pourroit souffrir, on ne connoît point ce commandement ; on est témoin des miseres du prochain, sans en être ému, ou si le cœur ne peut trahir ses sentiments naturels, l’esprit n’est que trop ingénieux à imaginer des prétextes pour en arrêter les effets ; on est pauvre soi-même, ou volontiers on se dit pauvre lorsqu’il y a des pauvres à soulager, mais on cesse de l’être dès que le moment et l’occasion se présente de jouer. Tout cela veut dire qu’on sacrifie à son jeu les droits les plus inviolables et les intérêts les plus sacrés ; que l’on fait du jeu sa premiere loi ; que pour ne pas se détacher du jeu, on se {p. 80}détache de toute autre chose, et que dans la concurrence de toute autre chose avec le jeu, quelque essentielle qu’elle soit par elle-même, on retient le jeu et l’on renonce à tout le reste. Or comment appellez-vous cela ? et si ce n’est pas un excès, faites-m’en concevoir un autre plus condamnable ?

Mais mon jeu après tout n’est qu’assez modique et que très-commun : je le veux ; mais ce jeu très-commun fait gémir des créanciers qui ne touchent rien, et qui du moins pourroient s’aider pour les nécessités de la vie de ce qu’un divertissement très-superflu leur enleve ; ce jeu très-commun vous empêche de fournir à des enfants ce que demande non seulement une éducation honnête et sortable à leur naissance, mais quelquefois la nourriture et le vêtement ; ce jeu tres-commun prive des domestiques du fruit de leurs peines, et ruine toutes leurs espérances ; ce jeu très-commun vous endurcit aux gémissements et aux plaintes de tant de malheureux qui réclament votre assistance et qui ne tirent de vous nul secours. Jeu plein d’injustice, jeu également odieux et à Dieu et aux hommes, à Dieu qui voit l’ordre de sa providence renversé et ses loix violées, aux hommes qui se trouvent par-là frustrés de ce qui leur est dû et de ce qui leur appartient par de si justes titres. Ah ! mon cher Auditeur, acquittez-vous, voilà {p. 81}votre principale obligation : n’engagez pas pour un vain plaisir le sang de vos freres et la substance des pauvres : jusques-là il n’y a point de jeu pour vous ou il ne doit point y en avoir, et pour peu que vous y puissiez mettre, c’est toujours trop, puisque c’est le bien d’autrui que vous exposez, et dont vous faites la plus inutile et la plus injuste dépense. Si vous voulez jouer, que ce soit du vôtre, et souvenez-vous que le vôtre même n’est plus à vous pour le risquer, tandis qu’il est sujet à des charges et que vous en êtes redevables. Importante maxime que je voudrois pouvoir bien imprimer dans l’esprit de tant de grands et de tant d’autres ! Que tout à coup on verroit tomber de tables de jeu, si le jeu par la loi des hommes étoit interdit à ces débiteurs, qui bien-loin de le quitter pour se dégager de leurs dettes, entassent dettes sur dettes pour l’entretenir et se rendent enfin insolvables ! Mais si la loi des hommes n’a rien ordonné là-dessus, faut-il une autre loi que la loi de l’Evangile, que la loi de conscience, que la loi de nature ?

Qu’on dise après cela que les temps sont difficiles, qu’on a bien de la peine à se maintenir dans son état, qu’on est obligé de se resserrer, et qu’on ne peut pas aisément se dessaisir du peu qu’on a : je ne contesterai point avec vous, Chrétiens, sur le malheur des temps ; sans en {p. 82}être aussi instruit que vous, je le connois assez pour convenir qu’on doit maintenant plus que jamais user de prudence et de réserve dans l’administration des biens ; mais n’est ce pas justement ce qui acheve de vous condamner, et quel témoignage plus convainquant puis-je produire contre vous que le vôtre ? Car voici ce qui me paroît bien déplorable dans la conduite du siecle. On n’entend parler que de calamités et de miseres : il semble que le ciel irrité ait fait descendre tous ses fléaux sur la terre pour la désoler ; chacun tient le même langage, et ce ne sont par-tout que plaintes et que lamentations. Mais voyez l’insoutenable contradiction : au milieu de ces lamentations et de ces plaintes, tant de jeux ont-ils cessé ? tant de mondains et tant de mondaines se sont-ils retranchés sur le jeu, en ont-ils plus mesuré leur jeu, se sont-ils réduits à un moindre jeu ? En vérité, mes chers Auditeurs, n’est-ce pas insulter à l’infortune publique, n’est-ce pas faire outrage à la religion que vous professez, n’est-ce pas allumer tout de nouveau la colere du ciel ? Vous me répondrez que vous vous retranchez en effet ; mais par où commencez-vous ce retranchement ? est-ce par le jeu ? non sans doute. Mais par où encore une fois ? par le pain que devroient recevoir de vous ceux que la famine dévore. Par où ? par les besoins {p. 83}domestiques d’une maison, où tout manque afin que votre jeu ne manque pas. Par où ? par tout ce qui n’a point de rapport au jeu, ou plutôt, fût-ce le nécessaire même, par tout ce qui peut servir au jeu, en le dérobant aux usages les plus essentiels. Je sçais qu’à considérer ce que je dis dans une pure spéculation et selon les premieres vues, on se persuadera que j’exagere et que je pousse cette morale au delà du terme. Mais examinez-la dans la pratique, consultez vos propres connoissances, faites attention à ce qui se passe autour de vous, et vous avouerez qu’au lieu de rien outrer, il y a bien encore d’autres extrémités que je ne marque pas, et où l’amour du jeu emporte. Car que seroit-ce, si je parlois d’une femme qui, dans un jeu dont les plus fortes remontrances ne l’ont pu déprendre, dissipe d’une part tout ce qu’un mari amasse de l’autre ; qui se tient en embuscade pour le tromper, et détourne pour son jeu tout ce qui peut venir sous sa main : si je parlois d’un mari, qui tour à tour passant du jeu à la débauche, et de la débauche au jeu, expose jusqu’à ses fonds et fait dépendre d’un seul coup la fortune de toute une famille : si je parlois d’un jeune homme, qui sans ménagement et sans réflexion, emprunte de tous les côtés et à toutes conditions, et ne pouvant encore se dépouiller d’un héritage qu’il n’a-pas, se dépouille au {p. 84}moins par avance de ses droits, et ne compte pour rien toute une succession qu’il perd, pourvu qu’il joue. Ces exemples peut-être ne sont-ils pas aussi communs qu’ils ont été autrefois ; mais ne le sont-ils pas encore assez pour vous instruire, et pour vous faire connoître les excès du jeu ? Peut-être même quelques-uns, par une sagesse forcée, et cédant à la nécessité, ont-ils enfin dans ces années dures et stériles apporté quelque tempérament à leur jeu ; mais ce tempérament suffit-il ? ôte-t-il au jeu tout ce qu’il doit lui ôter dans les conjonctures présentes et dans la situation où vous vous trouvez ? vous met-il en état d’accomplir, selon qu’il dépend de vous, tous vos devoirs ; et s’il ne va pas jusques-là, votre jeu n’est-il pas toujours un excès ? excès, non-seulement dans le temps qu’on y emploie et dans la dépense qu’on y fait, mais dans l’attachement et l’ardeur avec laquelle on s’y porte.

Quel spectacle, de voir un cercle de gens occupés d’un jeu qui les possede, et qui seul est le sujet de toutes les réflexions de leur esprit et de tous les desirs de leur cœur ? Quels regards fixes et immobiles ! quelle attention ! il ne faut pas un moment les troubler, pas une fois les interrompre, sur-tout si l’envie du gain s’y mêle. Or elle y entre presque toujours. De quels mouvements {p. 85}divers l’ame est-elle agitée selon les divers caprices du hazard ! de là les dépits secrets et les mélancolies, de là les aigreurs et les chagrins, de là les désolations et les désespoirs, les coleres et les transports, les blasphêmes et les imprécations. Je n’ignore pas ce que la politesse du siecle vous a là-dessus appris ; que sous un froid affecté et sous un air de dégagement et de liberté prétendue, elle vous enseigne à cacher tous ces sentimens et à les déguiser ; qu’en cela consiste un des premiers mérites du jeu, et que c’est ce qui en fait la plus belle réputation. Mais si le visage est serein, l’orage en est-il moins violent dans le cœur ? et n’est-ce pas alors une double peine que de la ressentir toute entiere au dedans, et d’être obligé, par je ne sçais quel honneur, de la dissimuler au dehors ? Voilà donc ce que le monde appelle divertissement ; mais ce que j’appelle moi passion et une des plus tyranniques et des plus criminelles passions. Et de bonne foi, mes chers Auditeurs, pouvez-vous vous persuader que Dieu l’ait ainsi entendu, quand il vous a permis certaines distractions et certains délassements ? lui qui est la raison même, peut-il approuver un jeu qui blesse toute la raison ? et lui qui est la regle par essence, peut-il vous permettre un jeu où tout est déréglé ? Il vaut mieux jouer, dites-vous, que de parler du prochain, {p. 86}que de former des intrigues, que d’abandonner son esprit à des idées dangereuses. Beau prétexte, à quoi je réponds qu’il ne faut, ni parler mal du prochain, ni former des intrigues, ni donner entrée dans votre esprit à des idées sensuelles, ni jouer sans mesure et à l’excès, comme vous faites. Quand votre vie seroit exempte de tous les autres désordres, ce seroit toujours assez de celui-ci pour vous condamner. Achevons, et disons enfin que la plupart des divertissements du monde sont condamnables, parce qu’ils sont scandaleux dans leurs effets : c’est la troisieme Partie.

III. Part. §

C’est une chose bien surprenante, remarque S. Chrysostome, que la maniere dont s’est expliqué Jesus-Christ sur tout ce qui nous scandalise et qui nous devient une occasion de péché. Si votre œil est pour vous un sujet de scandale, dit ce Sauveur des hommes, arrachez-le et ne délibérez point ; Si oculus tuus scandalisat te, erue eum.

Matth. c. 5.

Si c’est votre main, coupez-la, et privez-vous de tout le service qu’elle pourroit vous rendre : Si manus tua scandalisat te, abscinde eam.

Matth. c. 18.

Or si c’est enfin votre pied, ne l’épargnez pas, parce qu’il vaut bien mieux perdre votre pied, votre main, votre œil, tout votre corps, que de vous mettre en danger de perdre votre ame ; {p. 87}Bonum tibi est. Pourquoi pensez-vous, Chrétiens, que le fils de Dieu se servît de cet exemple du pied, de l’œil, de la main ? C’étoit, répond Saint Chrysostome, pour nous faire entendre que les choses même les plus nécessaires, celles qui nous touchent de plus près, et dont il semble que nous puissions moins nous passer dans l’usage de la vie, nous doivent être interdites, dès-là qu’elles nous font tomber en quelque sorte que ce puisse être, et qu’elles nous conduisent au péché. Soit qu’elles soient la cause directe et immédiate du péche, soit qu’elles en soient seulement l’occasion, il n’importe. Cause du péché, occasion du péché, distinctions subtiles, mais inutiles. Si je peche par occasion, je peche, et je me damne aussi-bien que si j’avois autrement péché. Dieu m’oblige donc aussi étroitement à fuir l’occasion du péché que la cause du péché, quelque avantage d’ailleurs et quelque raison même de nécessité que cette occasion puisse avoir pour moi. Rien dans l’ordre naturel ne m’est plus précieux que mon œil, rien ne m’est plus utile que ma main pour les actions de la vie, c’est mon pied qui me soutient et qui me conduit ; mais afin de me garantir d’une chûte mortelle, dont je serois menacé en les conservant, il n’y a ni œil, ni pied, ni main que je doive ménager : il faut sacrifier tout pour sauver {p. 88}l’essentiel et le capital, qui est la vie de l’ame : Si manus tua vel pes tuus scandalisat te, abscide eum et projice abs te. Voilà, mes chers Auditeurs, le sens des paroles du fils de Dieu. Or à combien plus forte raison cette grande maxime doit-elle vous servir de regle à l’égard de vos divertissements ? Il y en a qui dans leur substance n’ont rien de criminel, et dont l’usage, si vous le voulez, ne va point à des excès remarquables ; mais Dieu néanmoins prétend avoir droit de vous les défendre, et en effet il vous les défend ; pourquoi ? parce qu’il se peut faire que ce soient pour vous des occasions dangereuses, et que dans les circonstances qui s’y rencontrent, vous trouviez un scandale que vous êtes indispensablement obligés d’éviter ; par-tout ailleurs ils seroient permis, en tout autre temps ils seroient même louables, et on vous les conseilleroit : mais en tel lieu, à telles heures, et en telle compagnie vous devez vous en abstenir, parce que vous y courez risque de votre innocence et de votre salut. Et comme en matiere de salut tout est personnel, et que la bonté ou la malice de nos actions n’est prise que par le rapport qu’elles ont à nous ; quand il s’agit de m’accorder un divertissement ou de m’en priver, l’idée générale qu’on en a ne suffit pas pour former ma résolution ; mais si j’y reconnois quelque endroit par où il me puisse être nuisible, {p. 89}je dois dès-lors le rejetter et m’en éloigner : Abscide eum, et projice abs te. C’est ainsi que la foi me l’enseigne, et c’est ainsi que la seule raison me le dicte.

Un exemple, Chrétiens, vous fera mieux comprendre ma pensée. De tous les plaisirs y en a-t-il un plus indifférent en soi et plus innocent que la promenade ? et n’est-ce pas de tous les divertissements du monde celui où la censure peut moins trouver à reprendre, et sur quoi les loix de la conscience ont moins, ce semble, à réformer ? Or je prétends néanmoins, et vous en êtes aussi instruits que moi, qu’il y a des promenades suspectes, qu’il y en a d’ouvertement mauvaises, qu’il y en a de scandaleuses, et que ce scandale ne regarde pas seulement les ames libertines et déclarées pour le vice, mais celles mêmes qui du reste en ont ou paroissent en avoir plus d’éloignement et plus d’horreur. Siecle profane, que n’as-tu pas sçu corrompre, et où n’as-tu pas répandu ta malignité ! Vous m’entendez, mes chers Auditeurs, et vous devez m’entendre. Vous sçavez ce que sont devenues certaines promenades, et ce qu’elles deviennent tous les jours ; vous sçavez ce qui les fait préférer à d’autres, et ce qu’on y va chercher. Concours tumultueux et confuse multitude, qui sert de scene à la vanité et à la mondanité ; s’il y a une beauté humaine à produire et à faire connoître, {p. 90}s’il y a un ornement et une parure à faire briller, n’est-ce pas là qu’on l’étale avec plus d’éclat et plus de pompe ? Au milieu de tant d’objets différents qui tour à tour et comme par des évolutions réglées, passent sans cesse et repassent, de quoi les yeux sont-ils frappés, et à quoi se rendent-ils attentifs ? Quelles pensées se forment dans les esprits ? quels sentiments touchent les cœurs, et sur quels sujets roulent les conversations ?

Scandale d’autant plus dangereux qu’on en voit moins le danger et qu’on le craint moins. Car combien de mes Auditeurs, et de ceux même qui professent plus hautement le Christianisme, et qui veulent vivre avec plus d’ordre, m’accusent peut-être de porter ici trop loin la sévérité de la morale évangélique ? Ils conviendront avec moi de tout ce que j’ai dit du théatre, du jeu, des spectacles, des assemblées, des lectures, et de tout ce que j’en puis dire. Mais que j’attaque jusqu’à la promenade, que je prétende qu’il y ait sur cela des mesures à garder et des précautions à prendre, que je sois dans l’opinion qu’une mere chrétienne ne doit pas sans ménagement et sans réflexion y exposer une jeune personne, qu’elle doit avoir égard aux temps, aux lieux, à bien des circonstances dont elle n’a guere été en peine jusqu’à présent, c’est ce qu’on traitera d’exagération, et sur quoi l’on ne voudra {p. 91}pas m’en croire. Mais moi je sçais ce qu’en ont pensé les Peres de l’Eglise, et c’est à eux que je m’en rapporterai ; car ce n’est pas d’aujourd’hui que ce scandale a paru dans le monde, et que les prédicateurs et les conducteurs des ames se sont employés à le retrancher du Royaume de Dieu. Je sçais ce qu’en a dit Saint Ambroise dans cet excellent ouvrage de l’instruction des vierges ; je sçais ce que Saint Jerôme en a écrit, non pas une fois, mais en divers traités sur cette matiere. Ces grands hommes avoient l’esprit de Dieu, pour former les vierges de Jesus-Christ à la sainteté de leur état ; mais ils leur donnoient des enseignements et leur traçoient des préceptes qui redresseroient bien vos idées touchant ces promenades qui vous semblent des plaisirs si convenables et si légitimes. Ils posoient pour principe, qu’une jeune personne ne devoit jamais se produire au jour qu’avec des réserves extrêmes et toute la retenue d’une modestie particuliere ; que la retraite devoit être son élement, et le soin du domestique son exercice ordinaire et son étude ; que si quelquefois elle sortoit de là, c’étoit ou la piété ou la nécessité qui seule l’en devoit tirer ; que s’il y avoit quelque divertissement à prendre, il falloit éviter non-seulement le soupçon, mais l’ombre même du plus léger soupçon ; que sous les yeux d’une mere {p. 92}discrette et vigilante elle devoit régler tous ses pas, et que de disparoître un moment, c’étoit une atteinte à l’intégrité de sa réputation ; qu’elle devoit donc toujours avoir un garant de sa conduite et un témoin de ses entretiens et de ses démarches ; enfin qu’une telle sujétion, bien-loin de lui devenir odieuse, devoit lui plaire ; qu’elle devoit l’aimer pour elle-même et pour sa consolation propre, et que dès qu’elle chercheroit à s’en délivrer, ce ne pouvoit être qu’un mauvais augure de sa vertu : c’est ainsi que ces saints Docteurs en parloient. Qu’auroient-ils dit de ces promenades, dont tout l’agrément consiste dans l’appareil et dans le faste ; des ces promenades pour lesquelles on se dispose comme pour le bal, et où l’on apporte le même esprit et le même luxe, de ces promenades changées en comédies publiques, où chacun, acteur et spectateur tout à la fois, vient jouer son rôle et faire son personnage ? Qu’auroient-ils dit de ces promenades dérobées, où le hazard en apparence, mais un hazard en effet bien ménagé et bien prémédité, fait de prétendues rencontres et de vrais rendez-vous ? qu’auroient-ils dit de ces promenades…. Je ne m’explique point, mes chers Auditeurs, et je dois ce respect au saint lieu où nous sommes assemblés ; tel est le désordre que la pudeur même m’oblige de le taire, et qu’on ne peut mieux {p. 93}vous le reprocher que par le silence.

Mais vous, Chrétiens, que devez-vous penser de tout cela ? et qu’en doivent craindre tant de filles et de femmes du monde ? Sont-elles plus saintes que n’étoit une Eustochium, que n’étoit une Blasille, que n’étoient bien d’autres illustres vierges, à qui Saint Jerôme faisoit de si salutaires leçons ? La corruption de notre siecle est-elle moins contagieuse, et y a-t-il moins d’écueils dont on ait à se préserver ? Ah mes chers Auditeurs, un peu de réflexion aux maux infinis que peut causer et que cause tous les jours la vie dissipée, sur-tout des personnes du sexe, et cette malheureuse liberté dont elles se sont mises en possession ! Si je vous faisois parler là-dessus, et si vous vouliez me répondre de bonne foi, que ne pourriez-vous pas m’en apprendre ? car que n’en avez-vous pas sçu ? C’est-là, diriez-vous, que tel commerce a commencé, c’est-là qu’on se voyoit, et que les intrigues se nouoient. Vous les connoissez, et vous en pourriez faire un compte exact ; mais peut-être n’y mettriez-vous pas celles qui doivent plus vous intéresser, et dont vous ne vous êtes pas apperçus ; parce que vous êtes mieux instruits de ce qui se passe chez les autres que chez vous. Quoi qu’il en soit, avec toutes les connoissances que vous avez et qui doivent sans doute vous {p. 94}suffire, pouvez-vous négliger un point aussi important que celui-là ? pouvez-vous souffrir une licence dont vous n’ignorez pas le péril, et qu’il est si nécessaire de réprimer ? la pouvez-vous tolérer en celles qui vous appartiennent de plus près, en celles dont vous répondrez spécialement à Dieu, puisqu’il les a soumises à vos ordres et confiées à votre vigilance ? Mais s’il ne vous est pas même permis de la tolérer, qu’est-ce donc d’entreprendre de la justifier, qu’est-ce de l’approuver, de l’entretenir et de l’autoriser ? Et vous, Ames chrétiennes, si des parens trop faciles demeurent à votre égard dans une tolérance si lâche et si criminelle, en pouvez-vous user ? n’y devez-vous pas renoncer comme à un scandale, et ne concevez-vous pas en quel abyme il est capable de vous précipiter ?

Mais faut-il se priver de tout divertissement ? A cela je réponds deux choses. Car en premier lieu, si tout divertissement du monde a l’un de ces trois caracteres que j’ai marqués, ou d’être criminel en lui-même, ou d’être excessif dans son étendue, ou d’être scandaleux dans ses effets, il n’y a point dans le monde de divertissement que vous ne deviez avoir en horreur, bien-loin de le chercher et de vous le procurer : pourquoi ? parce que l’un de ces trois caracteres suffit pour vous damner, et {p. 95}qu’il n’y a point de divertissement qui puisse compenser la perte de votre ame, et que vous ne deviez sacrifier pour votre salut. Je le veux, la vie pour vous en sera moins agréable, elle sera même insipide et triste, et s’il faut porter la chose jusqu’où elle peut aller, ce sera selon la nature une vie affreuse ; mais n’oubliez jamais les paroles de mon texte, et ce que le Fils de Dieu vous dit dans la personne de ses Apôtres : Mundus gaudebit, vos verò contristabimini ; le monde se réjouira, le monde aura pour lui les plaisirs des sens et en goûtera les douceurs, tandis que vous n’aurez pour partage que les afflictions et les larmes : cependant votre sort sera préférable à toutes les joies du monde, et par où ? parce que toutes ces joies du monde finiront bien-tôt, et qu’elles seront suivies d’un malheur éternel, au lieu que vos peines passageres se changeront dans une félicité parfaite qui n’aura jamais de fin : Sed tristitia vestra vertetur in gaudium. Or avec une telle espérance jugez si vous devez regretter les plaisirs du siecle, et si le sacrifice que vous en serez doit beaucoup vous coûter. Mais en second lieu, il y a, et j’en suis convenu d’abord, j’en conviens encore, il y a des récréations et des divertissements dans la vie de plus d’une espece : il y en a d’honnêtes, sans excès {p. 96}et sans danger, et voilà ceux qui vous sont accordés. Les premiers Chrétiens avoient eux-mêmes leurs jours et leurs heures de réjouissance, mais d’une réjouissance chrétienne, c’est-à-dire d’une réjouissance sage et mesurée, innocente et conforme à leur profession. Arrêtez-vous-là, et l’Evangile n’y trouvera rien à redire.

Que dis-je, mes chers Auditeurs, allons plus avant ; et selon l’avis du Prophete, si nous avons à nous réjouir, que ce ne soit en nul autre, ni en rien autre chose que dans le Seigneur. L’Apôtre Saint Paul souhaitoit que les fideles fussent comblés de toute sorte de joie ; et le même souhait qu’il faisoit pour ses disciples, je le fais ici pour vous-mêmes : Je vous dis comme ce Docteur des nations, réjouissez-vous, mes Freres, et réjouissez-vous sans cesse : mais quelle doit être votre joie, cette joie intérieure et spirituelle dont Dieu remplit une ame qui le cherche en vérité, et qui ne cherche que lui, qui n’aspire que vers lui, qui ne veut se reposer qu’en lui, cette joie divine qui est au dessus de tous les sens, et que l’homme terrestre et charnel ne peut comprendre. Mettez-vous dans la disposition de la goûter, et elle se fera sentir à vous. Ce n’est point dans le bruit et les assemblées du monde qu’on la trouve, ce n’est point dans {p. 97}les jeux et les spectacles du monde, c’est dans le silence de la solitude et dans le repos d’une vie sainte et retirée. Plus vous renoncerez aux divertissements humains, et plus cette joie céleste se répandra avec abondance dans vos cœurs ; elle les pénétrera, elle les inondera, elle les transportera. Telle est la promesse que je vous fais, et dont j’ai pour garants tout ce qu’il y a eu jusqu’à présent de saints sur la terre et tout ce qu’il y en a. Nous ont-ils trompés en ce qu’ils nous en ont appris, ou se trompoient-ils eux-mêmes ? David se trompoit-il, lorsqu’il s’écrioit qu’un jour dans la maison de Dieu et avec Dieu, valoit mieux pour lui que dix mille avec les pécheurs et au milieu de tous les plaisirs ? Saint Paul et tant d’autres se trompoient-ils, lorsque sur les fréquentes épreuves qu’ils en avoient faites, ils nous ont assuré que rien n’égale cette onction secrette et ces consolations que Dieu communique à ceux qui le craignent et qui le servent ? Fions-nous à leur parole, ou plutôt confions-nous en la parole de notre Dieu, qui s’est engagé à faire, si nous le voulons, tout notre bonheur, et dans le temps, et dans l’éternité, où nous conduise, etc.