Etienne Dubois de Bretteville

1697

Essais de sermon

Édition de Thomas Soury
2016
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2016, license cc.
Source : Etienne Dubois de Bretteville, Essais de sermons pour tous les dimanches de l'année, Paris, Denys Thierry, 1697, tome 4, p. 461-469.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

[FRONTISPICE] §

ESSAIS
DE
SERMONS
POUR
TOUS LES DIMANCHES
DE L'ANNEE
AVEC DES SENTENCES CHOISIES
De l'Ecriture Sainte et des Pères de l'Eglise
pour chaque Discours traduites en François
et
Plusieurs Sermons entiers sur des Dimanches, avec
de pareilles Sentences
Par feu M. l'abbe de Bretteville.
TOME QUATRIEME

A PARIS
Chez Denys Thierry, ruë Saint Jacques, devant les
Mathurins, à la Ville de Paris.
M DC XCVII.
avec approbation et privilege du roy.

{p. 461}

POUR LE VINGT-TROISIÈME DIMANCHE D’APRÈS LA PENTECÔTE. §

« Loquente Jesu ad eos, ecce Princeps unus accessit, et adorabat eum dicens : Domine, filia mea modò defuncta est ; sed veni, impone manum tuam, et vivet, etc. » Matth. 9.

« Comme Jésus parlait aux troupes, un Prince de la Synagogue vint à lui, et l’adorant lui dit : Seigneur, ma fille vient présentement de rendre l’esprit ; mais venez, touchez-la de votre main, et elle vivra. Jésus se leva, et le suivit accompagné de ses Disciples. Alors une femme travaillée depuis douze ans d’une perte de sang, s’approcha de lui par derrière, et toucha le bord de son vêtement, (car elle disait en elle-même, si je puis seulement toucher son vêtement, je serai guérie.) Jésus alors se retournant, et la regardant, lui dit : Ma fille, {p. 462}ayez confiance, votre foi vous a sauvée ; et à l’heure même cette femme fut guérie. Jésus étant arrivé à la maison de ce Prince de la Synagogue, vit les joueurs de flûtes, et une troupe de gens qui faisaient grand bruit ; et il leur dit : Retirez-vous, cette fille n’est pas morte, mais elle dort : et ils se moquaient de lui. Après qu’on eut fait sortir tout ce monde, il entra où était la fille, et l’ayant prise par la main, elle se leva ; et le bruit s’en répandit par tout le pays. »

Le Fils de Dieu s’est toujours ouvertement déclaré contre les jeux, les danses, et les spectacles publics : témoin ce grand miracle dont il est parlé dans notre Evangile, qu’il ne voulut pas opérer tandis que ces danseurs et ces joueurs d’instruments seraient dans la maison du Prince de la Synagogue ; c’est pourquoi il les fit chasser avant que d’y entrer. Dicebat, recedite. C’est contre ces jeux et ces spectacles profanes que je veux parler aujourd’huy à l’exemple de tous les saints Pères, qui les ont toujours regardés avec horreur : et afin que les mondains ne me puissent rien objecter, nous verronsDivision. 1. ce que dit le monde pour justifier ces divertissements profanes. 2. Ce que dit l’Evangile pour les condamner. La justification des divertissements du monde, selon les pécheurs. La condamnation de ces divertissements, selon Jésus-Christ. C’est le sujet de cet Entretien.

I. Quand je parle de divertissements mondains, je n’y comprends point ce qui est visiblement péché, ainsi que sont les commerces charnels, l’ivrognerie, et mille autres débauches dont la seule image fait horreur. Je ne parle que de ce qui se passe parmi les gens mêmes qui font profession d’une vie réglée : et pour ne m’attacher qu’à ce qui est de plus ordinaire, je ne parle que de la comédie, du bal, et du jeu. Voici à peu près la manière dont les {p. 463}gens du monde justifient ces sortes de plaisirs : ce sont des choses, disent-ils, qui sont purement indifférentes d’elles-mêmes, et qui ne sont péchées que par le mauvais usage qu’on en fait. Car enfin quelque austerité que l’on ait dans les mœurs, on ne peut pas dire, qu’écouter precisément des Acteurs qui récitent un poème où l’on fait voir le crime puni et la vertu recompensée, où il ne s’agit que d’un amour vertueux et légitime, qui n’aboutit qu’à un lien sacré ; quelque sévère, disent-ils, que l’on soit, on ne peut pas dire que ce soit un péché en soi-même. Il en est ainsi du bal et du jeu, où l’on suppose qu’il ne se trouve que des gens d’honneur et de probité. Si donc l’on pèche dans ces sortes d’occasions, ce n’est que la mauvaise intention des particuliers qui en est la cause, et nullement le spectacle qui est de soi indifférent, et que l’on peut rendre bon ou mauvais selon la disposition dans laquelle on est. C’est ainsi que parle le monde ; mais ce n’est pas ainsi que parlent les Saints. Le saint homme Tobie ne voulait point entendre parler de jeux ni de danses : « Nunquam cum ludentibus miscui me. » Le Prophète Jérémie assure qu’il ne s’est jamais trouvé dans ces sortes de compagnies : « Non sedi in concilio ludentium. » Si ces sortes de divertissements avaient été indifférents, Prophète, vous n’auriez pas parlé de la sorte.

Mais parce que le plus grand argument dont les gens du monde se servent pour autoriser ces divertissements, est le témoignage de saint François de Sales : Examinons ici les paroles et les intentions de ce Saint dans le 32. et 33. chapitre de son Introduction à la Vie dévote. Il dit que le jeu, le bal et la comédie sont des choses indifférentes : mais il est visible qu’il ne parle ainsi que par une pure tolérance ; il tolère, il souffre ces sortes de plaisirs, mais il ne les permet pas : il y a bien de la différence entre souffrir et permettre ; Dieu souffre même le péché, mais il ne le permet pas.

Que si on m’objecte que ce grand Saint ne devait point avoir cette tolérance, mais une sainte sévérité, semblable à celle que les Pères ont témoignée contre les damnables divertissements : je vous réponds qu’il devait avoir cette {p. 464}tolérance dans le temps déplorable où le Christianisme était presque éteint. Il n’y avait presque plus de sainteté, et on pouvait dire alors ce que dit autrefois le Prophète Jérémie : « Viæ Sion lugent eo quòd non sint qui veniant ad solemnitatem : Les rues de Sion pleurent, parce qu’il n’y a personne qui vienne à la grande solennité. » On ne parlait plus de piété, la dévotion n’était presque plus connue, je ne dis pas des gens du monde, mais même des Prêtres. Les guerres civiles et les hérétiques avaient causé une terrible désolation ; et comme il y avait à craindre que l’hérésie n’entraînat le reste de la piété, il fut envoyé de Dieu pour la rétablir. Comme il lui fallait remettre la dévotion en toutes sortes de conditions, et la faire entrer dans l’âme de ceux qui vivaient à la Cour, aussi bien que de ceux qui vivaient dans les Cloîtres ; pour insinuer cette piété dans l’âme de ceux qui vivaient dans le monde, il lui fallait prendre des mesures de douceur, il fallait user de tolérance, de crainte que la sévérité n’écartât ceux qu’il voulait attirer, et que la pensée d’une malheureuse impossibilité ne les empéchât de venir à lui. Ce sont les termes dont il se sert. Il ne voulut donc pas épouvanter le monde, il voulait les attirer ; se persuadant que si une étincelle de l’amour divin entrait dans leurs cœurs, ils seraient bientôt embrasés, et alors ils trouveraient facile ce qui leur semblait difficile. Comme il ne tâchait qu’à faire naître l’amour divin dans les cœurs, il était obligé d’avoir cette tolérance et cette douceur. S’il n’a pas beaucoup parlé contre le luxe des femmes, c’est parce qu’il savait très bien que quand l’amour de Dieu serait dans leurs cœurs, il en bannirait l’amour des vanités du monde. Ainsi quoi qu’il eût cette tolérance, il n’a pas laissé de condamner le bal, la comédie, et les autres divertissements qui sont si dangereux : et pour vous le faire voir, c’est qu’il demande à ceux qui vont au bal et à la comédie des dispositions et des réflexions qui sont incompatibles avec l’amour de ces divertissements.

Remarquez les trois réflexions qu’il leur demande. 1. Il leur demande qu’après qu’ils sont retournés du bal et de la {p. 465}comédie, ils fassent cette réflexion. Vous êtes allés au bal et à la comédie, il est vrai. Mais savez-vous ce qu’il faut faire il faut maintenant considérer l’état où vous êtes, et le péril que vous avez évité, et ce que vous deviendrez. Dans le temps que j’étais au bal et à la comédie, il y avait dans l’enfer un nombre infini de personnes, qui n’y sont que pour avoir pris les divertissements que j’ai pris, et que je viens de quitter. Ah ! quelle étrange considération ! En second lieu, dans le temps que je courais à ces divertissements, quantité de Religieux ont quitté leur cellule pour aller chanter les louanges de Dieu. En troisième lieu, dans le temps que j’étais à ce divertissement, plusieurs âmes souffraient les agonies de la mort. Un jour viendra que vous souffrirez comme elles, et lorsque vous serez dans ces agonies, il y aura des libertins qui seront dans la joie et dans le divertissement. Lorsque j’étais dans ces divertissements Dieu m’a vu, la sainte Vierge et les Anges ont été les spectateurs de ma joie criminelle, et ont vu mon caractère de Chrétien profané, ils l’ont vu avec horreur, ils l’ont vu avec compassion. Enfin lorsque j’étais dans le divertissement, la nuit s’est écoulée, un temps qui m’a été donné pour penser à mon salut s’est passé, il ne reviendra jamais. Ah ! si vous faisiez sérieusement ces réflexions après être venus du bal et de la comédie, si vous les faisiez, mes Dames, pourriez-vous vous résoudre à y retourner une autre fois ? Mais qui sont ceux qui sont capables de faire ces réflexions ? Ce ne sont pas les pécheurs, ce ne sont pas les mondains, il n’y a que les gens de bien ; et si les gens du monde n’en sont pas capables, ce n’est pas pour eux que Saint François de Sales a cette tolérance. S’il souffre que ceux qui sont capables de faire ces réflexions aillent au bal et à la comédie, il ne souffre pas la même chose aux autres. Ainsi quelle a été l’intention de saint François de Sales. C’a été de retirer du bal et de la comédie. Il a semblé autoriser ces divertissements, et son dessein a été de les détruire, d’autant qu’on ne peut faire ces réflexions qu’il demande, sans en avoir de l’horreur. S’il arrive qu’une Dame Chrétienne se trouve engagée {p. 466}dans cette occasion, et ne puisse par bienséance s’en dispenser, il faut qu’elle prenne cela comme une épreuve de sa vertu. On doit regarder ces sortes d’occasions dans lesquelles une necessité de bienséance engage quelques personnes ; on doit, dis-je, les regarder comme une espèce de persécution, où il faut s’armer de courage et de vertu.

Saint Jerôme parlant des danseurs, dit que « c’est le démon qui danse dans leurs personnes, et qu’il se sert de ces lâches ministres pour seduire et tromper les hommes. » « His tripudiis diabolus saltat, his dæmonum ministris homines decipiuntur. » En effet tout ce que la volupté impudique est capable d’employer d’artifice, est attaché au bal, à la danse et à la comédie. Si je demande à une Dame du monde, quel dessein avez-vous, quand vous vous préparez au bal ? Vous faites tout ce que vous pouvez pour vous orner, vous employez tous les artifices imaginables, vous ajoûtez autant que vous pouvez à la beauté que la nature vous a donnée ? Mais quel est votre dessein ? C’est pour vous faire voir, c’est pour vous rendre agréable. Et qu’est-ce qu’il en arrive ? une fille Chrétienne qui aura vécu dans la modestie, croyant qu’il lui est permis de prendre quelque chose d’extraordinaire, se met au hasard de se perdre. Voilà le premier pas du démon ; c’est par l’ornement que vous apportez au bal qu’il commence à vous gagner ; il débauche votre cœur. Mais quand vous y êtes, qu’y faites-vous ? Tout ce qu’il vous est possible pour paraître belle, agréable, charmante, et pour être du nombre de celles à qui on vient rendre des hommages comme à des divinités visibles. Et n’est-ce pas pour donner une étrange atteinte à votre pudeur ? Il n’est pas permis de dire toutes choses ; mais il est certain que comme on y est libre, on y fait des déclarations qu’on n’oserait faire autre part, et dans ce malheureux commerce on forme des alliances qu’on entretient secrètement, et dans le cabinet. Et qu’en arrive-t-il, des suites déplorables pour des familles : c’est par ce moyen que le diable établit son empire, et cause de terribles desolations dans l’Eglise.

{p. 467}Il en est ainsi du jeu, qui est visiblement une occasion de damnation. 1. Parce qu’on y perd le temps que Dieu ne nous a donné que pour faire notre salut. 2. Parce qu’on y perd son argent, ce qui est une source nécessaire d’une infinité de crimes et de désordres. 3. Parce qu’on y perd la grâce de Dieu par les emportements auxquels on s’abandonne.

II. Quand le monde aurait toutes les raisons imaginables pour justifier les divertissements profanes ; ce serait assez pour les condamner que Jésus-Christ leur a donné tant de fois une éternelle malédiction. « Malheur à vous, dit-il, qui cherchez la joie et les ris » : « Va vobis qui ridetis. » Je ne voudrais que cette seule pensée pour arrêter un Chrétien, lorsqu’on lui propose une partie de comédie ou de bal. Je vais chercher la joie, et peut-être que dès lors ma place est marquée dans les Enfers. Je vais danser, et peut-être que cela même me fera brûler éternellement avec les démons.

Le grand principe qui nous fait voir que Jésus-Christ condamne les divertissements mondains, est qu’il a ouvertement déclaré qu’il était impossible de se sauver sans porter sa croix, et sans imiter sa vie souffrante. Or est-ce porter sa croix, est-ce ressembler à Jésus-Christ crucifié, que d’être ornée comme une idole pour attirer les vaines adorations d’une infinité d’impudiques ? Est-ce être crucifié avec Jésus-Christ, que d’éclater en des ris et en des immodesties indignes même d’un Païen ?

Ah ! mon Dieu, puisque vous n’avez pas marché par la voie des plaisirs, il n’est pas juste que nous y marchions. Nous voulons nous priver à votre exemple de toute sorte de plaisirs, pour goûter vos plaisirs éternels.


SENTENCES DE L’ECRITURE.
Cum saltatrice ne assiduus sis, nec audias illam, ne fortè pereas in efficacia illius2.
Ne vous trouvez pas souvent avec une femme qui danse, et ne l’écoutez pas, de peur que vous {p. 468}ne périssiez par la force de ses charmes.
Fatuus in risu exaltat vocem suam : vir autem sapions, vix tacitè ridebit3.
L’insensé en riant élève sa voix, mais l’homme sage rira à peine tout bas.
Die natalis Herodis saltavit filia Herodiadis in medio, et placuit Herodi. Unde cum juramento pollicitus est ei dare quodcunque postulasset ab eo. At illa præmonita à matre sua : da mihi, inquit, hic in disco caput Joannis Baptista. Et contristatus est Rex : propter juramentum autem, et eos qui pariter recumbebant, jussit dari, misitque et docollavit Joannem in carcere. Et allatum est caput ejus in disco, et datum est puellæ, et attulit matri suæ4.
Or comme Hérode célébrait le jour de sa naissance, la fille d’Hérodias dansa publiquement devant lui, et elle lui plut de telle sorte, qu’il lui promit avec serment de lui donner tout ce qu’elle lui demanderait. Cette fille ayant été instruite auparavant par sa mère, lui dit : donnez-moi présentement dans un plat la tête de Jean Baptiste. Le Roi fut fâché de cette demande ; néanmoins à cause du serment qu’il avait fait, et de ceux qui étaient à table avec lui, il commanda qu’on la lui donnat : il envoya en même temps couper la tête à Jean dans la prison. Et sa tête fut apportée dans un plat, et donnée à cette fille, qui la porta à sa mère.
Miseri estato, lugete, et plorate : risus vester in luctum convertatur et gaudium in mœrorem5.
Affligez-vous volontairement vous-mêmes, soyez dans le deuil et dans les larmes : que votre ris se change en pleurs, et votre joie en tristesse.

SENTENCES DES PERES.
Non diligamus visibilia spectacula, ne ab ipsa veritate aberrando, et amando umbras, in tenebras projiciamur6.
Ne nous trouvons point aux spectacles du monde, de crainte qu’en fuyant la verité et en cherchant les ombres, nous ne tombions dans les tenebres.
Qui non vult illaqueari à dæmonibus laqueo carnalis lasciviæ, debet quantum potest declinare spectacula vanitatum7.
Evitez les spectacles de vanité, si vous ne voulez pas tomber dans les pieges du demon.
Quæ pudica fortasse ad spectaculum processerat, de spectaculo revertitur impudica8.
Souvent celle qui est entrée innocente au bal, en sort impudique.
Quidquid in spectaculis mortiferis videtur, Satanæ pompa est et lascivia9. {p. 469}
Tout ce que l’on voit dans les spectacles profanes, n’est autre chose que les pompes de Satan, auxquelles le Chrétien a renoncé dans son Baptême.
Nihil ferme, vel criminum vel flagitiorum est, quod in spectaculis non sit10.
Il n’y a point de crimes ni de pechés qui ne soient renfermez dans les spectacles mondains.
Qui fortè ad spectaculum puri venerant, de theatro adulteri revertuntur11.
Une infinité de personnes qui viennent à la comedie sans peché, s’en retournent avec l’adultere dans le cœur.