Chénier, Marie-Joseph de

1789

La liberté du théâtre

2017
Source : La liberté du théâtre Chénier, Marie-Joseph de p. 1-45 1789
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

La liberté du théâtre §

{p. 1}DE LA LIBERTÉ DU THÉATRE, EN FRANCE.

Par M.J. de Chénier.

1789.

{p. 3}I. Ceux qui pensent & qui savent exprimer leurs pensées, sont les plus redoutables ennemis de la tyrannie & du fanatisme, ces deux grands fléaux du monde. L’Imprimerie doit détruire, à la longue, la foule innombrable des préjugés. Grace à cette découverte, la plus importante de toutes, on ne verra plus l’esprit humain rétrograder, & des siècles de barbarie succéder aux siècles de lumières. En vain ceux qui sont intéressés à tromper les Peuples, voudroient maintenant ralentir la communication des idées. La persécution contre les livres, ne fait qu’irriter le génie. Elle ne sauroit empêcher, ni même retarder les révolutions qui s’opéreront, de siècle en siècle, dans l’esprit général ; & les persécuteurs ne réussiront qu’à se rendre odieux, en troublant, il est vrai, le repos des Ecrivains illustres, mais en augmentant leur célébrité.

II. Cependant lorsqu’un Gouvernement s’efforce, {p. 4}quoiqu’infructueusement, de gêner, de quelque manière que ce soit, le commerce des pensées, on peut en conclure, sans hésiter, que la Nation, soumise à ce Gouvernement, ne connoît aucune liberté. Lorsque cette Nation, lasse d’être avilie, veut ressaisir des droits imprescriptibles, elle doit commencer par secouer ces entraves ridicules qu’on donne à l’esprit des Citoyens. Alors il devient permis de publier ses pensées, sous toutes les formes possibles. Il ne faut pas s’imaginer qu’on pense librement chez une Nation où le Théâtre est encore soumis à des loix arbitraires, tandis que la Presse est libre ; & ce n’est pas à la fin du dix-huitième siècle, que des François peuvent contester l’extrême importance du Théâtre.

III. Les mœurs d’une Nation forment d’abord l’esprit de ses ouvrages dramatiques. Bientôt ses ouvrages dramatiques forment son esprit. L’influence du Théâtre sur les mœurs, n’a pas besoin d’être prouvée, puisqu’elle est indispensable. L’amour-propre, mobile de toutes les actions humaines, principe des bonnes & mauvaises qualités chez tous les hommes, les rend peu disposés à profiter de l’instruction directe. Mais dans une belle pièce de Théâtre, le plaisir amène le spectateur {p. 5}à l’instruction sans qu’il s’en apperçoive ; ou qu’il y puisse résister. L’homme est essentiellement sensible. Le Poëte dramatique, en peignant les passions, dirige celles du spectateur. Un sourire qui nous échappe en écoutant une pièce comique, ou dans l’éloquente tragédie, des pleurs que nous sentons couler de nos yeux, suffisent pour nous faire sentir une vérité, que l’auteur d’un traité de morale nous auroit longuement démontrée. Ajoutez que notre sensibilité, & même nos lumières sont infiniment augmentées par celles de nos semblables qui nous environnent. Un livre dispersé dans les Cabinets parvient à faire lentement une multitude d’impressions différentes, mais isolées, mais presque toujours exemptes d’enthousiasme. La sensation que fait éprouver à deux mille personnes rassemblées au Théâtre François, la représentation d’un excellent ouvrage dramatique, est rapide, ardente, unanime. Elle se renouvelle vingt fois par an, dans toutes les villes de France, dans toutes les Capitales de l’Europe ; &, quand l’ouvrage est imprimé, il unit à ce grand effet qui lui est particulier, le seul effet que peut produire un bon ouvrage d’un autre genre.

IV. Un Gouvernement équitable encourageroit {p. 6}tout ce qui peut corriger les mœurs publiques. Un Gouvernement éclairé concevroit que, plus les hommes seront instruits, plus il tendront à l’égalité politique, seule baze solide d’une constitution. Un Gouvernement, ami des hommes, voudroit le bonheur de chaque Citoyen, & l’éclat de la société entière. Mais le bonheur de chaque Citoyen dépend de l’égalité politique de tous les Citoyens ; & plus chaque Citoyen est heureux dans son intérieur, plus la société entière est puissante & respectable au-dehors. Tout dépend donc, pour une Nation, de la masse de ses lumières. Le Gouvernement-est donc coupable envers une Nation, quand il gêne la publication de la pensée en tout ce qui ne nuit point au droit des Citoyens. Or, comme ce droit des Citoyens est essentiellement égal pour tous, il est très-évident que les différentes manières de publier sa pensée, doivent être également libres. Il doit donc être permis de représenter ce qu’il est permis d’imprimer. Il ne peut être nuisible de faire réciter ce qu’il est utile d’écrire.

V. Sous la régence d’Anne d’Autriche, & dans la jeunesse du Roi Louis XIV, la Nation Françoise commençoit à s’instruire en écoutant, à son Théâtre, les Scènes admirables de P. Corneille, {p. 7}& les excellentes Comédies de Molière. Ces deux Poëtes lui apprenoient à penser, tandis que ses plus éloquens prosateurs bornoient encore tout leur génie à défendre Jansénius, ou à flatter en chaire les Princes morts & les Princes vivans. Mais quand on s’apperçut de cette route nouvelle que la raison se frayoit en France, on résolut de la lui fermer. Plus nos Poëtes dramatiques avoient illustré la Nation chez l’étranger, plus on sut les avilir ; & plus leur art parut propre à former des hommes libres, plus on crut devoir rendre esclaves tous ceux qui le cultivoient. Ce n’est donc point assez d’avoir composé en France une pièce de Théâtre ; ce n’est point assez d’avoir à essuyer les intrigues, les cabales, les dégoûts sans nombre inséparables de la carrière dramatique ; ce n’est point assez d’avoir à supporter les tracasseries les plus étranges, les rivalités les plus humiliantes. Pour faire représenter une pièce, il faut monter d’échelon en échelon ; de M. le Censeur Royal, à M. le Lieutenant-Général de Police ; quelquefois à M. le Ministre de Paris ; quelquefois à M. le Magistrat de la Librairie ; quelquefois à M. le Garde-des-Sceaux : voilà pour la ville. Veut-on faire représenter sa Pièce à la Cour ? C’est une autre échelle à monter. Il faut s’adresser à M. l’Intendant des Plaisirs, dits Menus, & {p. 8}de M. l’Intendant des Plaisirs, dits Menus, à M. le premier Gentilhomme de la Chambre en exercice. Tous ces Messieurs ont leur coin de Magistrature, leur droit d’inspection sur les Pièces de Théâtre, leur privilège ; car où n’y en a-t-il pas en France ? Il est bien vrai qu’une Pièce peut être représentée à Paris & à la Cour, quand il est avéré qu’elle ne contrarie aucune opinion particulière d’aucun des arbitres ; mais on doit sentir, en récompense, que rien n’est moins possible, quand la Pièce n’est pas tout-à-fait insignifiante.

VI. On a établi des Censeurs, agens subalternes du Gouvernement, qui recherchent, avec un soin scrupuleux, dans les Pièces de Théâtre, ce qui pourroit choquer la tyrannie & combattre les préjugés qu’il lui convient d’entretenir. Tout ce qui est dépourvu de sens est approuvé par ces Messieurs ; les adulations basses & rampantes sont protégées ; les farces même les plus indécentes sont représentées sans obstacle ; les vérités fortes & hardies sont impitoyablement proscrites. La mission des Censeurs est de faire la guerre à la raison, à la liberté ; sans talens & sans génie, leur devoir est d’énerver le génie & les talens ; ce sont des Eunuques qui n’ont plus qu’un seul {p. 9}plaisir ; celui de faire d’autres Eunuques.

VII. Du moins si l’on connoissoit des loix établies qu’il ne fût pas permis de transgresser ; s’il y avoit des bornes marquées au-delà desquelles le génie ne pourroit plus avancer impunément ; si l’on savoit bien précisément jusqu’à quel point la raison est tolérée en France ; quelque circonscrit que fût le cercle des idées, en rougissant de l’avilissement où la Nation est plongée, en gémissant sur la tyrannie qui nous environne, nous pourrions tenter de nous y soumettre. Mais tout est arbitraire. Tout suit la volonté d’un Garde-des-Sceaux, d’un Lieutenant-Général de Police, ou même d’un Censeur. C’est du caractère particulier, c’est du degré de lumières, c’est du caprice de quelques hommes, que dépend la permission de représenter une Pièce de Théâtre. Crébillon déclarant à l’auteur de Mahomet qu’il lui est impossible d’approuver cette Pièce, Crébillon suffit pour suspendre, pendant plusieurs années, la représentation du chef-d’œuvre. Il faut obtenir le suffrage d’un souverain Pontife, moins scrupuleux parce qu’il étoit plus éclairé ; il faut contrebalancer le refus d’un rival timide & jaloux, en trouvant un Censeur raisonnable ; il faut vaincre la froide obstination d’un Prêtre octogénaire & {p. 10}de quelques autres Ministres, à peine capables de comprendre cette profonde Tragédie.

VIII. Quand la Comédie de Tartuffe, écrite soixante ans auparavant, fit marcher la Nation vers la vérité, d’une manière aussi forte & plus directe, Molière déchiré, calomnié par la cabale des Prêtres, Molière insulté en pleine Eglise par Bourdaloue, Molière, en insérant dans sa Pièce un Panégyrique de Louis XIV, sut intéresser l’orgueil de ce Prince, & s’assurer de son appui. Ce despote, jeune alors, aidé d’un esprit droit & d’une forte volonté, donna, pour un moment, au Théâtre d’un Peuple asservi, un peu de cette liberté qui caractérise le Théâtre des Nations gouvernées par elles-mêmes. Il aida Molière à triompher de ses ennemis, & cette admirable Comédie fut représentée. Elle ne l’auroit pas été, je pense, en des temps postérieurs au régne de Louis XIV. Elle éprouveroit de grandes difficultés dans ce moment-ci. Louis XIV, lui-même, n’auroit pas toujours été si favorable à Molière. Lorsque dans ses dernières années, affoibli par l’âge & par les chagrins, lassé d’une puissance arbitraire exercée pendant plus d’un demi-siècle, il traînoit les restes de sa vie entre son Confesseur Jésuite, & sa maîtresse Janséniste, il n’est pas probable {p. 11}qu’il eût pris plaisir à voir tourner en ridicule les charlatans de dévotion, & leurs cris auroient infailliblement étouffé, près du vieux Monarque, les réclamations du Philosophe.

IX. Ainsi tout varioit en France sous le despotisme aristocratique dont nous voulons secouer le joug. Ainsi la loi d’hier n’étoit plus celle d’aujourd’hui, & celle d’aujourd’hui se voyoit le lendemain remplacée par une autre. Ainsi, le moindre ami du Prince, un Valet-de-chambre, une Courtisane en faveur, la Maîtresse d’un Ministre ou d’un premier Commis, persécutoit insolemment la Philosophie, ou la protégeoit plus insolemment. On a vu Voltaire, luttant à chaque nouveau chef-d’œuvre contre la foule des envieux & des fanatiques, forcé de ménager des Courtisans qu’il méprisoit, déplorant la pusillanimité de ses Concitoyens, disant la vérité par vocation, par besoin, par enthousiasme pour elle, se rétractant, se reniant lui-même pour échapper à la persécution ; admiré sans doute, mais dénigré, mais haï, mais enfermé deux fois dans les cachots de la Bastille, exilé, contraint de vivre éloigné de sa patrie, osant à peine venir expirer dans cette ville qui se glorifie de l’avoir vu naître, jouissant des honneurs d’un triomphe, & trouvant à peine un {p. 12}tombeau ; avant ce dernier opprobre poursuivi, pendant trente années, jusqu’au pied du Mont-Jura, par des mandemens & des réquisitoires ; flattant sans cesse & les Flatteurs & les Maîtresses du feu Roi ; & laissant à la postérité, avec un exemple de force, un exemple de foiblesse, qui déposera moins contre lui, que contre son siècle, in ligne encore, à bien des égards, d’être éclairé par un si grand homme.

X. Et que n’eût-il pas fait dans des circonstances plus heureuses ? Quel essor n’eût pas pris son génie ? Quelle importance n’eût point acquise la Tragédie dans notre siècle, si des obstacles puérils n’eussent point arrêté la marche de Voltaire ? Il a parfaitement connu la majesté de ce beau genre de Poésie. Dans Mérope & dans Oreste, il a transporté sur notre Scène, l’austère simplicité de la Scène Grecque. Dans Mahomet & dans Alzire, il a sû déployer, avec une énergie jusques-là inconnue des François, cet amour de l’humanité, cette haine du fanatisme, cette passion pour la tolérance qui fait aimer ses beaux ouvrages autant qu’on les admire. Combien il auroit donné de plus grandes leçons, s’il n’eût pas été forcé d’affoiblir ou de voiler ses intentions en présentant sur la Scène des mœurs étrangères & des faits inventés ! Quelle {p. 13}carrière immense ce redoutable ennemi de la superstition auroit vû s’ouvrir devant ses pas, en jettant les yeux sur l’Histoire Moderne ! Là, tous les grands préjugés s’offrent à combattre. De quels traits de feu n’eût-il pas sû peindre les usurpations & les fureurs du Sacerdoce ; l’établissement de l’Inquisition ; les forfaits d’un Alexandre VI ; les guerres longues & sanglantes que le Fanatisme-allumoit, tour-à-tour, dans tous les coins de l’Europe ; des millions d’hommes égorgés pour des querelles Théologiques ; &, malgré tant d’atrocités, les Peuples courbant toujours la tête sous un joug imbécille & cruel, que leur sang avoit tant de fois rougi !

XI. Il n’auroit point, sans doute, (je suppose toujours des temps plus heureux,) il n’auroit point dégradé la Tragédie nationale en la consacrant, comme a fait un homme médiocre, à des aventures sans importance, à des fanfaronnades militaires, à des flatteries serviles, flétrissantes pour l’auteur qui ôse les risquer & pour l’Auditoire qui peut les souffrir. Voltaire, Poëte, Historien & Philosophe, étoit vraiment digne de créer, parmi nous, une Scène nationale. On peut lui reprocher d’avoir médiocrement aimé la liberté. On peut lui reprocher même d’avoir souvent {p. 14}déifié les tyrans & la tyrannie. Mais les grands hommes sont ceux qui ont moins de préjugés que le vulgaire. En faisant marcher l’esprit de son siècle, Voltaire dépendoit lui-même de cet esprit ; ou peut-être il a cru qu’il devoit subir un joug pour qu’on lui permît d’en briser un autre. S’il avoit vu, autour de lui, se former une puissance publique, il auroit écrit avec plus de hardiesse & de profondeur sur les matières politiques. Dans les circonstances où nous sommes, l’autorité arbitraire n’auroit point eu d’adversaire plus intrépide. Il auroit compris que la tyrannie est mille fois plus dangereuse que le fanatisme. Le fanatisme, sans la tyrannie, ne sauroit avoir aucune puissance. Avec de l’argent & des soldats, la tyrannie est toujours toute puissante.

XII. Echauffé, dès mon enfance, par les écrits des grands hommes, pénétré des vérités sublimes qu’ils ont exprimées avec tant d’énergie, passionné pour l’indépendance, & révolté contre toute espèce de tyrannie ; mais, par une suite de ce caractère, me sentant très-incapable de parvenir à la faveur, sous un Gouvernement arbitraire, je m’étois livré de bonne heure à la Philosophie & aux Belles-Lettres. J’avois compris que dans un Etat où l’intrigue dispose de toutes les places, {p. 15}un bon livre, c’est-à-dire un livre utile, devient la seule action publique permise à un Citoyen qui ne veut point descendre à des démarches humiliantes. Entraîné vers la Tragédie, non-seulement par un penchant irrésistible, mais par un choix médité, par une persuasion intime que nulle espèce d’ouvrage ne peut avoir autant d’influence sur l’esprit public ; j’avois conçu le projet d’introduire, sur la Scène Françoise, les époques célèbres de l’Histoire Moderne, & particulièrement de l’Histoire Nationale ; d’attacher à des passions, à des événemens tragiques, un grand intérêt politique, un grand but moral. La Tragédie est plus philosophique & plus instructive que l’Histoire, écrivoit jadis Aristote. J’avois crû qu’on pouvoit rendre notre Théâtre plus sévère encore que celui d’Athène. J’avois crû qu’on pouvoit chasser de la Tragédie ce fatras d’idées mithologiques & de fables monstrueuses, toujours respectées dans les anciens Poëtes. J’avois crû enfin, qu’en joignant à la gravité, à la profondeur des mœurs de Tacite, l’éloquence harmonieuse, noble & pathétique des vers de Sophocle, un talent supérieur au mien pourroit faire dire un jour à tous les gens raisonnables, ce qu’Aristote écrivoit il y a près de trois mille ans.

{p. 16}XIII. J’ai du moins saisi la seule gloire où il m’étoit permis d’aspirer ; celle d’ouvrir la route & de composer le premier une Tragédie vraîment nationale. Je dis le premier, car tout le monde doit sentir que des Romans en dialogue sur des faits très-peu importans, ou traités avec l’esprit de la servitude, ne sauroient s’appeler des Tragédies Nationales ; & les Personnes un peu lettrées n’ignorent pas qu’on avoit fait, il y a plus d’un siècle, des tentatives en ce genre. J’ai choisi, pour mon coup d’essai, le sujet, j’ose le dire, le plus tragique de l’Histoire moderne ; la Saint-Barthélemi. Nul autre ne pouvoit offrir, peut-être, une aussi forte peinture de la tyrannie jointe au fanatisme. J’ai tâché de représenter fidèlement le caractère irrésolu, timide & cruel du Roi Charles IX, la politique sombre & perfide de Catherine de Médicis, l’orgueil & l’ambition du Duc de Guise, ce même orgueil, cette même ambition masquée, dans le Cardinal de Lorraine, d’un zèle hypocrite pour la Religion Catholique. J’ai opposé à cette Cour de conspirateurs, la fière & intrépide loyauté de l’Amiral de Coligni, la noble candeur de son élève, le jeune Roi de Navarre, depuis notre bon Roi Henri IV, & le grand sens du Chancelier de l’Hôpital, ce Ministre ami des loix {p. 17}& de la tolérance. Que le Public me permette de l’entretenir un moment, non pas précisément de cet ouvrage qui n’a pas encore été soumis à son jugement, mais des difficultés qu’il a fait naître à plusieurs lectures, & des prétendus inconvéniens que quelques gens ont trouvés à sa représentation. Mes Lecteurs voudront bien remarquer qu’en répondant aux objections faites contre cette Tragédie, j’aurai répondu à toutes celles qu’on pourroit faire contre les Tragédies Politiques & Nationales. Elles demandent à être traitées avec cette liberté austère & impartiale, avec cette haine des abus, avec ce mépris des préjugés qui distingue un Poëte & un Historien Philosophe. S’il se trouve, & certainement il s’en trouvera parmi ceux qui jetteront un coup-d’œil sur cet écrit, s’il se trouve des personnes bien convaincues que ce genre d’ouvrages ne seroit pas moins utile qu’il seroit intéressant pour la Nation ; s’il se trouve, & certainement il s’en trouvera, des personnes étonnées de la puérilité des objections que je m’apprête à réfuter, je les prie d’observer que ces objections m’ont surpris plus qu’un autre ; & je les prie encore de vouloir bien se joindre à moi, d’unir, sur ce point, leur voix à la mienne, & d’employer, pour soutenir la raison, un peu du zèle & de l’ardeur qui {p. 18}n’ont cessé d’animer ceux qui font profession de la combattre.

XIV. Est-il possible de représenter, sur le Théâtre, un Roi de France tout-à-la-fois homicide & parjure, un Roi de France qui verse le sang de ses Sujets ? Ne seroit-ce pas au moins très-indécent ? Voilà la première objection. Que veut-elle dire ? A qui craint-on de manquer de respect ? Sont-ce des Courtisans de Charles IX qui parlent ? Est-ce bien sous le règne d’un Prince équitable, d’un Prince qui a senti lui-même le besoin de limiter son pouvoir, qu’on peut trouver de l’indécence à faire justice d’un Tyran, deux siècles après sa mort ? L’indécence seroit de calomnier un Charlemagne, un Louis IX, un Louis XII, un Henri IV. Mais quand un Roi de vingt-deux ans, a pu commettre le plus grand crime dont l’histoire du monde fasse mention, celui d’un Roi qui conspire contre son Peuple, l’indécence est sans contredit, à penser un seul moment, qu’une Nation, victime de sa rage, lui doit encore des égards, & qu’un Citoyen de cette Nation ne peut la venger après deux siècles écoulés, en livrant sur le Théâtre, la mémoire de ce monstre, à l’exécration publique.

{p. 19}XV. N’est-il pas indécent de représenter des Prêtres chrétiens sur le Théâtre ? N’est-ce pas un moyen sûr de nuire à la Religion, sur-tout si l’on fait parler ceux qui ont mérité la haine publique ? telle est la seconde objection. C’est-à-peu-près celle que les dévots faisoient autre fois contre la Comédie de Tartuffe. Ainsi les Charlatans, qui trompent les Peuples, font toujours semblant de confondre la cause des hommes & la cause de Dieu. Mais leur fausse dialectique ne séduit plus personne. Non, sans doute, un ouvrage où le fanatisme est peint des couleurs les plus noires, c’est-à-dire de ses véritables couleurs, non sans doute, un ouvrage où la tolérance est prêchée sans cesse, ne sauroit nuire à la Religion, à moins que la Religion ne soit essentiellement fanatique, & prodigue du sang des hommes. Si cela étoit, ceux qui voudroient l’abolir seroient les bienfaiteurs de l’humanité. Mais cela n’est pas. Les jours sont venus où la Religion s’épure, & s’identifie, pour ainsi dire, avec la morale. On sait qu’il ne faut point accuser Dieu des fautes de ses Ministres ; & l’on sait qu’un Ministre de Dieu peut être coupable. Le Prêtre convaincu d’un crime est puni comme un autre homme, & les priviléges de l’Eglise doivent être anéantis au Théâtre comme ailleurs, par la raison, {p. 20}maintenant connue, qu’un privilége est une chose absurde.

XVI. On m’a fait une troisième objection qui me seroit bien plus sensible si elle n’étoit parfaitement ridicule, & peut-être indigne de la réponse sérieuse que je vais y faire. « Vous voulez composer des Tragédies nationales ; & pour coup d’essai vous choissez dans l’Histoire de France un fait qui est l’opprobre de la Nation ; vous voulez retracer à vos Concitoyens une époque flétrissante pour eux, & qui devroit être, à jamais, effacée du souvenir des hommes. » Courtisans patriotes, vous croyez donc que le Massacre de la Saint Barthélemi est l’opprobre de la Nation ! J’admets pour un moment cette proposition que je vais bientôt vous nier. Vous ne pensez pas du moins qu’un crime exécuté en 1572 puisse flétrir la Nation Françoise en 1789. Quand les Danois assemblés par Représentans en 1660 déférèrent à leur Roi l’autorité la plus illimitée, certainement ils se couvrirent d’opprobre aux yeux de tous les Peuples qui avoient alors quelque idée du droit politique ; mais si les Danois aujourd’hui se rappelloient qu’ils sont des hommes, & qu’il ne convient pas à des hommes d’obéir au caprice d’un seul, vous ne pensez pas que l’ignominie {p. 21}de leurs ancêtres peseroit encore sur eux. L’opprobre n’est pas plus héréditaire que la gloire. L’un & l’autre ne sont pas plus héréditaires chez les Nations que chez les individus ; & la honte des Danois en 1660 ne subsisteroit plus pour leur postérité devenue libre, comme le contrat des Danois en 1660 ne sauroit lier leur postérité.

XVII. Il en est ainsi des François. En supposant que le Massacre de la Saint-Barthélemi soit le crime de la Nation ; les François de ce temps-là sont flétris, mais non ceux d’aujourd’hui, qui n’étoient pas nés encore. En vous accordant (ce qui n’est point mon avis) qu’un Ecrivain Philosophe doit quelquefois dissimuler sa pensée par respect pour sa Nation, vous conviendrez du moins qu’il doit ce respect seulement à la génération qui existe, & qu’il ne doit que la vérité aux générations qui ne sont plus. Cet esprit de fanatisme & d’intolérance qui a causé nos Guerres Civiles du seizième siècle, s’est beaucoup affoibli parmi nous ; mais quand il subsisteroit dans toute sa force, quand il seroit encore l’esprit général ; quand les partisans effrénés du dogme auroient conservé sur la Nation cette influence qu’ils ont perdue ; seroit-ce en effet respecter la Nation que de la tromper ? Seroit-ce lui manquer de respect {p. 22}que de l’éclairer ? Quel homme auroit le mieux mérité de ses Concitoyens ? celui qui dans des écrits timides caresseroit leurs préjugés ? ou celui qui risqueroit de leur déplaire, en disant tout haut des vérités énergiques ? Un bon Citoyen ne doit-il pas traiter sa Nation, comme un véritable ami traite son ami ? N’est-ce pas servir son ami que de le désabuser d’une erreur funeste ? Et ne vaut-il pas mieux servir son ami que de le flatter ?

XVIII. Vous voyez donc bien qu’en retraçant un événement du seizième siècle je n’ai fait que ce que fait un Historien. Vous voyez bien que j’ai tout au plus accusé la Nation Françoise du seizième siècle, & non pas la Nation Françoise actuelle, à qui seule je dois obéissance & respect. Vous voyez encore que si j’avois attaqué les erreurs de la Nation Françoise actuelle, bien loin de lui manquer de respect, j’aurois fait le devoir d’un bon Citoyen. Par conséquent il est démontré que votre objection est absurde à tous égards. Mais pour surabondance de droit, je vous nie maintenant ce que j’ai pû vous accorder tout à l’heure. Le Massacre de la Saint-Barthélemi n’est point le crime de la Nation ; c’est le crime d’un de vos Rois, & il ne faut point confondre vos Rois avec la Patrie, malgré les maximes d’esclave qu’on {p. 23}vous débite à vos Théâtres, dans vos prétendues Pièces nationales. C’est le crime de Charles IX, de sa mère, du Duc de Guise, du Cardinal de Lorraine ; c’est le crime de la Cour ; c’est le crime du Gouvernement ; comme la révocation de l’Edit de Nantes, les Massacres des Cévennes, & pour ne pas faire une énumération trop longue, comme tous les malheurs qui ont affligé, durant quatorze siècles, cette grande & superbe Nation, écrasée de règne en règne, & de Ministre en Ministre ; mais qui est fatiguée de la servitude, & qui sent enfin sa dignité.

XIX. Il n’est pas vrai que ces événemens désastreux doivent être effacés du souvenir des hommes. Cette pensée fausse n’est digne que d’un Rhéteur pusillanime. Ils doivent y vivre à jamais, au contraire, pour leur inspirer sans cesse une nouvelle horreur, pour armer sans cesse le genre humain contre des fléaux dont le germe est toujours subsistant, quoique souvent il soit caché. Les fanatiques assurent qu’il n’y a plus de fanatisme ; les tyrans, qu’il n’y a plus de tyrannie ; & la foule des gens à préjugés ne cesse de crier que les préjugés n’existent plus. Quand tous ces mensonges seroient autant de vérités, les Tragédies d’un Peuple libre, d’un Peuple éclairé, devroient {p. 24}toujours avoir un but Moral & Politique ; & les principes de la Morale & de la Politique ne sauroient changer. Il faudroit toujours, à ne considérer même que la perfection de l’art, représenter sur la Scène ces grands événemens tragiques, ces grandes époques de l’Histoire, qui intéressent tous les Citoyens ; & non plus ces intrigues amoureuses, qui n’intéressent que des femmes ; non plus ces passions si fades, éternel aliment de cent Tragédies, qui se répètent sans cesse, & qui se ressemblent toutes par la mollesse & l’absence d’idées. Poëtes tragiques François, lisez, relisez Sophocle & Tacite ; connoissez bien le siècle où le sort vous a placés ; & songez, en observant le Peuple nouveau qui vous environne, qu’il est temps d’écrire pour des hommes, & que les enfans ne sont plus.

XX. O Racine ! Poëte sublime & naïf dans Athalie, austère dans Britannicus, par-tout sensible & touchant, par-tout correct, élégant, harmonieux, loin de moi l’esprit des barbares qui méconnoissent tes admirables beautés ! Certes, malgré tes défauts, qui sont ceux de ton siècle, & que tes grands talens peut-être ont rendus plus contagieux ; je vois & je révère en toi le génie le plus parfait qui ait illustré les Arts de l’Europe. {p. 25}Mais falloit-il abaisser ce génie au rôle de complaisant de Cour ? Falloit-il ambitionner des succès aux petits appartemens de Versailles, ou dans le Couvent de Saint Cyr ? Falloit-il enfin perdre tes veilles à composer des Tragédies allégoriques, à retracer en vers excellens, mais peu tragiques, & encore moins philosophiques, les amours du jeune Louis XIV, & de la fille de Charles premier, ou les amours du vieux Louis XIV & de la veuve Scarron ? Homme fait pour éclairer la France, qu’importoient à la France Esther & Bérénice ? Ah ! si au lieu d’écrire cette longue Elégie royale, tu avois traité le grand sujet que j’ai tenté ; si tu avois employé ton temps & ton éloquence à donner à tes Concitoyens d’énergiques leçons de tolérance & de liberté, tu aurois servi ta Nation qui avoit alors plus d’éclat que de bonheur, & plus de talens que de lumières. Peut-être le Conseil de Louis XIV n’auroit pas été animé du même esprit que le Conseil de Charles IX ; peut-être l’industrie des François n’auroit pas enrichi l’Etranger de notre ruine ; & peut-être le sang des François n’auroit pas coulé sur les échafauds du Languedoc, pour des opinions théologiques.

XXI. Si je réclamois la liberté du Théâtre dans l’auguste Assemblée des Représentans de la Nation, {p. 26}ou si j’étois sûr de n’avoir pour Lecteurs que des hommes éclairés comme eux & soumis au seul empire de la raison, je n’invoquerois l’autorité d’aucune époque ni d’aucune Nation. Je n’exposerois que des motifs tirés du droit légitime de publier sa pensée. Ce chapitre est donc spécialement écrit pour ceux dont le jugement est moins exercé, qui examinent moins sévèrement les idées qu’ils ont adoptées, qui prennent souvent l’usage pour le droit, & sont plus aisément persuadés par des exemples que convaincus par des raisonnemens. Ministres, Commis, Censeurs-Royaux, Agens ou Partisans du despotisme, écoutez. Je ne vous parlerai point des Athéniens. Vous me diriez qu’ils vivoient au sein d’une démocratie ; comme si le droit des hommes dépendoit de la forme des Gouvernemens, comme si le droit des hommes n’étoit pas le même dans Athènes & dans Paris, sous le trente-neuvième degré & sous le quarante-neuvième, à Tornéo & sous la ligne. Mais laissons dans ce moment les Peuples qui n’ont point oublié la dignité de l’homme. Je vous dirai qu’au commencement du seizième siècle, on représenta sur différens Théâtres d’Italie, & même à Rome, devant le Pape Léon X, la Comédie de la Mandragore du célèbre Florentin Machiavel. Dans ce pays superstitieux, {p. 27}on vit sans frémir, sur la scène, un Religieux qui se joue de la confession, & qui est l’agent d’un adultère. Il faut voir dans l’original les conseils que frère Timothée donne à sa pénitente. Cette scène est admirable, j’ose le dire. Elle est égale, en tout sens, â celle où Tartuffe veut séduire la femme de son bienfaiteur ; &, ce qui doit plus étonner, Machiavel a écrit sa Comédie cent cinquante ans avant celle de Molière. Cette pièce n’est pas sans doute une école de bonnes mœurs ; mais son immoralité ne seroit pas un titre d’exclusion, à Paris, où l’on représente journellement les farces de Montfleuri, de Dancourt, & de M. de Beaumarchais. Rappellez-vous bien que la Mandragore fut composée au commencement du seizième siècle ; dans un pays où les Monastères ont fourni tant de Souverains Pontifes ; dans les momens où la Cour de Rome avoit besoin d’exagérer le respect qu’on doit aux Prêtres ; quand l’Eglise étoit divisée par une foule d’hérésies ; quand Martin Luther ébranloit déjà le trône Apostolique. Jettons maintenant un coup-d’œil sur le Théâtre d’Angleterre. Shakespeare écrivoit à la fin du même siècle. Voyez dans ses pièces nationales, les Rois, les Princes, les Pairs du Royaume, les Prêtres, les Prélats de l’Eglise Romaine & ceux de l’Eglise Anglicane, introduite {p. 28}sur la scène, & pesés, pour ainsi dire, avec un esprit de liberté que le Philosophe David Hume est loin d’avoir égalé dans son histoire. Croit-on que les Anglois fussent libres du temps de Shakespeare ? Ah ! de quelle liberté jouissoit l’Angleterre avant la fuite de Jacques II ? Sous les règnes sanglans d’Henri VIII & de ses filles, les Loix se taisoient devant le Monarque. La crainte & la corruption enchaînoient les Parlemens, & l’antique charte nationale, bien loin d’être réclamée par les Anglois, étoit presque ignorée d’eux. Agens ou Partisans du despotisme, tel fut pourtant, sous le despotisme, le Théâtre de l’Angleterre & de l’Italie.

XXII. Je sais que depuis ce temps, & même depuis la révolution de 1688, on a tenté d’abolir, en Angleterre, la liberté dont jouissoit le Théâtre. Je sais que Walpole est parvenu à consommer cette iniquité ministérielle. Depuis cet Anglois lâche & vil, le Théâtre est soumis dans son pays à des formes arbitraires. Par une suite nécessaire des mœurs Angloises, ces formes sont beaucoup moins vexatoires, beaucoup moins infâmes qu’en France ; mais elles sont toujours arbitraires, & par conséquent tyranniques. Si l’on ne savoit combien les Ministres Anglois ont de {p. 29}moyens de corrompre les membres du Parlement ; si l’on ne savoit combien il leur est facile de déterminer, en leur faveur, la pluralité des voix, il seroit impossible d’imaginer qu’une Nation qui se croit libre & qui se vante de penser, jouisse de la liberté de la Presse, sans jouir en même temps de la liberté du Théâtre. Comment ne pas voir, en effet, que l’une & l’autre sont également fondées sur le droit qu’ont tous les hommes de publier leur pensée ? Depuis cet avilissement du Théâtre, nul homme d’un véritable génie n’est entré dans la carrière. Les Tragédies des Anglois sont devenues froides, sans cesser d’être monstrueuses. C’est un non-sens perpétuel, aussi bien que leurs Comédies, dont rien n’égale la licence, grace à la censure des Chanceliers, qui ne craignent que la raison.

XXIII. Députés des Communes de France, éloquens soutiens de l’Assemblée Nationale ; & vous, Nobles, qui avez protesté contre l’esprit de scission, & qui voulez être de la Nation Françoise ; & vous, Prêtres, qui ne dédaignez point le nom de Citoyens François ; c’est à vous maintenant que je m’adresse. Prêtres, ne soyez point effrayés par le sujet de cet ouvrage. Ne soyez pas plus scrupuleux que le Pape Léon X qui n’a {p. 30}cessé d’encourager l’art Dramatique ; que le Cardinal de Richelieu qui l’a cultivé lui-même ; que le Cardinal Mazarin qui a présidé à la naissance de l’Opéra chez les François ; que le Cardinal Bibiéna qui a fait la première Comédie régulière écrite chez les Modernes ; que l’Archevêque Trissino à qui nous devons aussi le premier essai régulier dans l’art Tragique. Le Théâtre est, comme la Chaire, un moyen d’instruction publique. L’instruction publique est importante pour tous les Citoyens. Prêtres qui siégez parmi les Représentans de la Nation, vous êtes Citoyens, vous êtes envoyés dans cette Assemblée pour y exercer des fonctions civiques, & non des fonctions sacerdotales.

XXIV. Vous tous, Législateurs élus par le Souverain, Citoyens de toutes les professions ; vous tous que nous avons chargés de rendre à la France les droits qu’on avoit usurpés sur elle ; ces droits qui sont à tous les hommes, & qui ne sauroient dépendre ni des climats, ni des époques ; parcourez un moment cet écrit ; vous suppléerez par vos lumières au peu d’étendue des miennes. Vous penserez ce que je n’ai peut-être pas su dire. Vous sentirez combien la liberté du Théâtre est à desirer pour l’utilité publique. Cette {p. 31}raison devroit seule déterminer des Citoyens ; mais cette raison, déjà si forte, n’est ici que secondaire, puisqu’il est question d’une chose rigoureusement juste. Il faut poser des loix écrites, des loix coercitives, des loix consenties par ceux qui représentent la Nation. Il faut que ces loix prononcent sur tous les cas. Dans un pays libre, tout ce qui n’est pas expressément défendu par les loix, est permis de droit.

XXV. Mais, me dira-t-on, les Représentans de la Nation ne pourroient-ils pas autoriser la censure par une loi écrite, & par conséquent, rendre légale l’autorité de tous ceux qui gênent la publication de la pensée ? Demandez-moi s’ils peuvent rendre le despotisme légal. Ne frémissez pas ; vous m’aurez fait la même demande. Qu’est-ce que le despotisme ? c’est l’autorité arbitraire. Si elle peut être juste en un seul cas, elle peut être juste dans tous. Mais elle est injuste par son essence. Du moment que vous admettez une seule partie de l’Ordre public où l’opinion du Magistrat fait la loi, vous violez le droit naturel, & le despotisme est en vigueur. Les Magistrats sont les instrumens de la puissance législative, & non pas ses dépositaires. Ils doivent obéir aveuglement aux loix écrites, comme l’automate de Vaucanson {p. 32}obéissoit à des loix mécaniques. Malheur au pays où les Magistrats sont législateurs ! Ce pays est un pays d’esclaves ; & les Magistrats sont législateurs par-tout où leur opinion particulière décide. Mais ne sentez-vous pas les inconvéniens d’une liberté sans limites ? Je les sens, & je veux des limites, puisque je veux des loix. Quand l’opinion des Magistrats décide, il n’y a point de limites. Il n’y en a ni pour l’esclavage, ni pour la licence. N’avons-nous pas vu représenter sur nos Théâtres les parades les plus indécentes & les plus insolens libelles ? La représentation de Tartuffe, ce chef-d’œuvre de morale comique, n’a-t-elle pas été suspendue pendant plusieurs années, tandis que la Femme Juge & Partie, ne souffroit aucune difficulté ? Des hommes du premier mérite n’ont-ils pas été, de leur vivant, désignés avec outrage, & presque nommés sur le Théâtre, tandis qu’on ne permettoit pas d’y dénoncer, d’une manière vague & générale, les vexations les plus tyranniques, & les abus les plus crians ?

XXVI. Mais, me diront encore ces hommes que la raison effraye toujours, pensez-vous qu’il soit possible d’établir des loix qui prononcent sur tous les cas ? J’avoue que j’ai quelque peine à {p. 33}comprendre cette objection. Quand on dit que des loix coercitives doivent prononcer sur tous les cas, on entend sur tous les cas où il y a délit. Quant à moi, je ne saurois concevoir un délit sans concevoir aisément une loi qui prononce des peines contre ce délit. Mais des loix qui prononceroient sur tous les cas ne seroient-elles pas au moins très-difficiles à poser en pareille matière ? Cette objection me paroît plus ridicule que l’autre, & c’est beaucoup dire. Sans doute elles seroient difficiles à poser ; mais elles sont importantes ; mais elles sont justes ; mais il seroit souverainement injuste de conserver des formes arbitraires. Qu’importe la difficulté ? Faut-il regarder les Représentans de la Nation Françoise comme des enfans lâches & paresseux, qui n’aiment point l’esclavage ; mais qui pourtant demeurent esclaves, par la raison qu’il faudroit se donner trop de peine pour être libres ?

XXVII. Et quelles loix devroit-on poser ? cette question n’entre point dans le plan de mon ouvrage, & feroit seule la matière d’un écrit plus considérable. D’ailleurs, je ne suis point le législateur. C’est aux seuls Etats-Généraux qu’il appartient de faire des loix. Quand elles seront établies, je m’y soumettrai. Du moment que j’ai {p. 34}prouvé qu’il en faut établir, du moment que j’ai démontré que la liberté du Théâtre est juste, ainsi que la liberté de la Presse, & ne peut en être séparée légitimement, de ce moment je n’ai plus rien à dire, & ma tâche actuelle est remplie. Cependant je suis occupé sans cesse de ces loix si importantes, qu’il est nécessaire d’établir sur la publication de la pensée. J’écarte, en ce moment, des idées qui se jettent en foule sous ma plume, & qui m’entraîneroient fort loin de mon sujet. Mais je me livrerai bientôt à un second travail. Le desir d’être utile à ma Patrie, l’amour de la liberté, de la justice, & non pas l’amour de la gloire, m’excite à rassembler mes forces pour entreprendre cette tâche nouvelle. Je proposerai des loix, non pas seulement sur le Théâtre, mais sur tout ce qui est relatif à la publication de la pensée. En attendant, revenons à la matière que je traite aujourd’hui. Tâchons de ne rien oublier qui puisse augmenter l’évidence, & convaincre mes lecteurs. Que la raison soit toujours ma seule éloquence. Ce n’est pas comme Ecrivain, c’est comme Citoyen que je veux mériter l’estime. Je consens que l’on dise de moi ; cet homme écrit mal ; il a fait un mauvais ouvrage : pourvu qu’on soit obligé de dire ; cet homme à raison ; cet homme écrit la vérité.

{p. 35}XXVIII. Mais la liberté du Théâtre n’intéresse que les Gens de Lettres. La proposition est fausse. Le Théâtre, je l’ai dit, est un moyen d’instruction publique ; par conséquent, il intéresse la Nation entière. Mais les seuls Gens de Lettres feront des réclamations sur ce point. Quand cela seroit vrai, n’est-ce point à ceux qui sont lésés par une injustice qu’il appartient de réclamer contr’elle ? & faudra-t-il ne point écouter un homme qui crie à l’oppression ? faudra-t-il négliger ses plaintes précisément parce qu’il est opprimé ? Voilà sans doute une singulière logique. Eh ! les Gens de Lettres, n’ont-ils pas le droit de réclamer pour eux-mêmes, après avoir réclamé pour tant de monde ? N’est-ce point un homme de Lettres qui a demandé justice pour les Calas & pour Sirven ? Ne sont-ce point des Gens de Lettres qui ont tonné contre la superstition, contre le fanatisme, & contre nos loix criminelles, & contre les injustices des Tribunaux, & contre les jugemens par commission, & contre les Lettres de Cachet, & contre la corvée, & contre les déprédations du fisc, & contre tous les abus qui ont abâtardi les Nations, & dégradé l’espèce humaine ? J’aime à voir des importans de Versailles, des Valets grands Seigneurs, bardés d’un cordon rouge ou bleu, s’imaginant avoir réfuté les raisons les plus évidentes, quand ils ont répondu {p. 36}d’un air froid, qu’il n’est question, sur ce point, que des intérêts des Gens de Lettres. O François ! si vous ne méritez plus ce nom de Welches qu’un grand homme vous donnoit souvent, si vous voulez devenir une Nation libre & raisonnable, rendez-en grace à vos Gens de Lettres. L’orgueil & la foiblesse des Monarques, la vanité des Princes, la bassesse des Courtisans, les préjugés & l’ambition du Clergé, l’avarice, l’insolence & l’incapacité des Ministres, les prétentions des corps toujours armés les uns contre les autres ; voilà ce qui a réduit votre Nation au néant politique, où elle s’est vue plongée si long-temps. Vos Gens de Lettres l’ont retirée insensiblement de l’abîme. On n’a rien oublié sans doute pour les rendre aussi souples, aussi rampans que le reste des Sujets. On les a effrayés par la persécution, avilis par la protection. On les a écartés soigneusement de tous les emplois importans, presque toujours remplis par des fripons ou des imbécilles. On les a réunis dans des sociétés littéraires, pour les retenir plus aisément sous la verge du despotisme. L’ambition d’un homme de Lettres étoit nécessairement bornée en France au fauteuil académique, à quelque misérable pension qu’il falloit mériter par la bassesse, à quelque place de Censeur Royal qu’il falloit {p. 37}remplir en espionnant, en interceptant la vérité. Tout au plus Voltaire & Racine ont-ils pu prétendre à des emplois subalternes de Gentilhomme de la Chambre, ou d’Historiographe de France. Ce systême d’avilissement étoit conforme à l’esprit de la tyrannie. Il devoit réussir ; il a réussi. Cependant, comme il n’étoit pas possible que des hommes plus éclairés que le reste de la Nation, n’eussent pas des momens d’énergie, la raison a fait entendre, sur le Théâtre & dans les Livres, une voix timide, il est vrai, mais puissante ; car c’étoit-la voix de la raison. Chaque jour dans le cabinet des Ecrivains illustres, dans les tours de la Bastille ou de Vincenne, & même au sein des Académies, la masse des idées s’est augmentée. Il s’est trouvé quelques hommes dans notre siècle qui ont uni la philosophie à l’éloquence ; ils ont écrit avec une noble hardiesse, qui sera surpassée par leurs successeurs. N’outragez donc plus vos Gens de Lettres. Ils vous ont fait presque autant de bien, que vos Rois, vos Ministres & votre Clergé vous ont fait de mal. Apprenez que sans les Gens de Lettres, la France seroit, en ce moment, au point où se trouve encore l’Espagne ; & si l’Espagne possédoit aujourd’hui cinq ou six Ecrivains du premier ordre, apprenez que dans cinquante {p. 38}ans, elle seroit arrivée au point où se trouve aujourd’hui la France.

XXIX. Il est donc démontré que les Gens de Lettres François ont des droits à la reconnoissance de la Nation ; mais cette reconnoissance doit se borner à une estime spéciale, & c’est ce qu’ils ont obtenu ; car c’est la seule chose qu’on ne pouvoit leur enlever. Et quel homme confondra jamais la considération passagère d’un Ministre toujours flatté durant son ministère, avec la considération d’un Racine, d’un Fénélon, d’un Voltaire, où d’un Montesquieu. Leur gloire grossit, pour ainsi dire, à mesure qu’elle s’éloigne. Elle rajeunit de siècle en siècle. Les Gens de Lettres, sans doute, & même ces grands hommes, n’ont pas droit d’attendre des loix une protection particulière, que ne partageroit point le reste des Citoyens. Des loix équitables ne connoissent point d’acception pour certaines classes de Citoyens ; mais elles ne connoissent pas non plus d’exception. Si cette locution, le premier, le dernier des Citoyens n’étoit pas une locution absurde, il seroit vrai de dire que le dernier des Citoyens doit jouir dans la même étendue que le premier des avantages de la constitution. Tous les deux doivent {p. 39}être également réprimés par les loix. Ce qui est juste, ce qui est injuste à l’égard d’un Citoyen, est juste, est injuste à l’égard d’un autre. Il s’en suit très-évidemment qu’il n’est pas raisonnable d’interdire au Théâtre la représentation d’un seul état de la société, s’il en est un seul dont la représentation soit permise. J’ose dire qu’il n’y a qu’une manière de répondre à ce raisonnement. C’est d’employer encore le galimathias inintelligible des défenseurs de l’autorité arbitraire ; c’est de proposer, comme le modèle d’une bonne constitution, ce monstrueux ordre de choses, ou des gens en place ordonnoient, défendoient ce qu’ils vouloient, sans alléguer d’autre motif de leur volonté ; que leur volonté ; ou dans leurs décisions, tous les agens subalternes de l’autorité, copioient, au moins pour le sens, la formule inhumaine & dérisoire, qui termine les Edits des Rois de France : Car tel est notre plaisir.

XXX. Nous touchons à l’époque la plus importante qui marque, jusqu’à ce jour, l’histoire de la Nation Françoise ; & la destinée de vingt-cinq millions d’hommes va se décider. Si les intérêts particuliers s’anéantissent devant l’intérêt public, si l’on fait aux préjugés cette guerre ardente & vigoureuse, digne du Peuple qui s’assemble, {p. 40}& du siècle qui voit s’opérer une aussi grande révolution, alors le nom de François deviendra le plus beau nom qu’un Citoyen puisse porter ; alors nous verrons s’élever des vertus véritables ; alors le génie, sans cesse avili par le despotisme, reprendra sa fierté naturelle. A des arts esclaves succéderont des arts libres ; le Théâtre, si long-temps efféminé, si long-temps adulateur, rappellé désormais à son but respectable, n’inspirera, dans ses jeux, que le respect des loix, l’amour de la liberté, la haine du fanatisme, & l’exécration des tyrans.

XXXI. Mais si, quand il faut de puissans remèdes, on nous donne des palliatifs ; si l’on veut ménager encore les prétentions arbitraires, & cet empire de l’habitude, cette autorité des anciens usages ; si l’on se contente de remplacer un Gouvernement absurde par un Gouvernement supportable ; si l’on ne fait que perfectionner le mal, pour me servir de l’expression du vertueux Turgot ; si, quand il faut établir une grande constitution politique, on s’occupe de quelques détails seulement ; si l’on oublie un instant que les loix doivent également protéger tous les Ordres de Citoyens, que toute acception de personne ou d’état, est une chose monstrueuse en législation, que tout ce qui ne gêne point l’ordre public doit être permis {p. 41}aux Citoyens, & que par une conséquence nécessaire, il doit être permis de publier ses pensées, en tout ce qui ne gêne point l’ordre public, de quelque manière, sous quelque forme que ce soit, par la voie de l’Impression, sur le Théâtre, dans la Chaire & dans les Tribunaux ; si l’on néglige cette portion importante de la liberté individuelle ; la France ne pourra point se vanter d’avoir une bonne constitution : les ames fières & généreuses, que le sort a fait naître en nos climats, envieront encore la liberté Angloise que nous devions surpasser : nous perdrons, peut-être pour des siècles, l’occasion si belle qui se présente à nous, de fonder une puissance publique ; & les Philosophes François, écrasés, comme autrefois, sous la foule des tyrans, seront contraints de sacrifier aux préjugés, ou de quitter le pays qui les a vu naître pour aller chercher une Patrie ; car il n’y a point de Patrie sans liberté.

XXXII. Quant à moi, je ne respecterai point des convenances arbitraires. Tant que j’écrirai, ma plume, soumise à la véritable décence, ne se permettra jamais ces affreux Libelles, répandus de nos jours avec tant de profusion, pour troubler le repos des Citoyens & déshonorer des familles entières. Mais je ne concevrai jamais comment {p. 42}dans les ouvrages qui ont pour objet la correction des mœurs & la peinture de la société, l’on peut raisonnablement oublier certaines professions, ou traiter ces professions privilégiées avec des ménagemens qu’on n’a point pour les autres. Je ne concevrai jamais comment ce qui paroît instructif dans l’Histoire, peut sembler nuisible sur la Scène. Comment, par quel principe conforme à la liberte que la Nation revendique à si juste titre, on peut raisonnablement interdire aux Poëtes dramatiques les personnages les plus importans de nos Annales. Je ne concevrai jamais comment la représentation d’un Prêtre fanatique, peut être préjudiciable à la tolérante morale. Comment la représentation d’un Roi tyrannique, où d’un Magistrat injuste, peut détruire la puissance des Loix. Je ne croirai jamais que l’unique but de la Tragédie soit d’intéresser, pendant deux heures, à quelque intrigue amoureuse, terminée par un dénouement romanesque. Je serai toujours persuadé que le but de ce genre si important est de faire aimer la vertu, les loix & la liberté, de faire détester le fanatisme & la tyrannie. Si cela est incontestable, il est aussi incontestable que le vrai moyen de faire aimer la vertu, que le vrai moyen de faire détester le fanatisme & la tyrannie, c’est de les représenter fidèlement. La mémoire de Charlemagne & {p. 43}d’Henri IV ne sera point déshonorée, par la raison que dans des Pièces de Théâtre on aura fait parler & agit Louis XI & Charles IX comme des tyrans qu’ils étoient. Fénélon ne sera point flétri, lorsque dans une Tragédie on aura peint le Cardinal de Lorraine, comme un Prélat séditieux & intolérant. Sully, l’Hôpital & Turgot ne descendront point du rang où les a placés l’opinion publique, du moment que sur la Scène on aura retracé avec énergie l’administration despotique d’un Duprat, ou d’un Richelieu. Ainsi, dans la ferme résolution où je suis de faire servir au bien de ma Patrie les foibles talens que j’ai reçus de la nature, je représenterai dans mes Tragédies, le plus énergiquement qu’il me sera possible, & les vertus & les vices des hommes qui sont livrés au jugement de l’Histoire. Je n’aurai pas plus de ménagement pour les rangs & pour les professions que n’en auroit un Historien véritablement instruit des droits de l’humanité. Si des Tragédies composées dans un but aussi moral, aussi patriotique, ne peuvent encore être représentées en France, je m’occuperai, dans le silence du Cabinet, d’une génération plus heureuse & plus raisonnable que la nôtre. Je travaillerai pour ceux qui viendront après nous. C’est d’eux que j’attendrai la récompense de mes {p. 44}travaux. Cependant je gémirai sur la foiblesse de mes Concitoyens. Leur négligencé sur cet article ne pourra qu’être la suite de leur négligence sur beaucoup d’autres points. Ils se seront occupés de la liberté individuelle. Mais la liberté individuelle n’existe pas dans un pays où il n’est pas permis de publier ses pensées ; mais il n’est pas permis de publier ses pensées dans un pays où le Théâtre ne participe point à la liberté de la Presse. En effet, la représentation d’une Tragédie, d’une Comédie, est une manière de publier ses pensées. D’ailleurs, pour qu’une Nation jouisse de la liberté individuelle, il faut que tout Citoyen de cette Nation puisse faire librement tout ce qui n’attaque point la sûreté personnelle, l’honneur & la propriété des autres Citoyens. Aucun homme juste, aucun homme doué de raison ne peut révoquer en doute l’évidence de ce principe ; & la constitution n’est pas libre, je ne dis pas quand une classe de Citoyens, mais quand un seul Citoyen ne jouit pas de cette liberté dans sa plus grande étendue.

XXXIII. Je relis ce que je viens d’écrire, & je crois pouvoir terminer ici des réflexions, présentées avec la franchise altière d’un ami de la vérité, & d’un Citoyen digne de respirer un air {p. 45}libre. Je n’adopterai jamais ces formes timides, ce style équivoque qui convient à l’imposture, & dont on a souvent masqué la raison. Les gens imbus d’anciennes erreurs s’étonneront de cette importance que j’attache à la liberté du Théâtre, du Théâtre qui change insensiblement les mœurs Nationales. Les opinions les plus certaines sont traitées de chimères quand elles contrarient les pensées de la multitude. Mais le temps de la justice vient tôt ou tard, & sur la question que j’ai traitée dans cet ouvrage, le temps de la justice n’est pas, je crois, fort éloigné. Ces idées qui, au moment de leur publicité, sembleront peut-être des paradoxes à plusieurs classes de Lecteurs, répétées sans cesse après moi, seront bien-tôt devenues des vérités triviales. La génération qui s’avance aura peine à concevoir qu’on ait pû les contester. Mais en plaignant les erreurs de notre siècle, elle sera soumise elle-même à d’autres erreurs, qui, poursuivies sans relâche dans mille écrits énergiques, finiront par succomber, à leur tour, sous les efforts de la Philosophie. Ainsi marche l’esprit humain. Ainsi l’art de penser & d’écrire, rendra chaque jour les hommes plus éclairés, & par conséquent plus vertueux, & par conséquent plus heureux.