Jeremy Collier

Joseph de Courbeville, tr.

1715

La critique du théâtre anglois

2017
Source : La critique du théâtre anglois Collier, Jeremy Courbeville, Joseph de p. I-XXII; p. 1-504 1715
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

La critique du théâtre anglois §

{p. 0}LA CRITIQUE DU THEATRE ANGLOIS,
COMPARÉ
AU THEATRE D’ATHENES, DE ROME ET DE FRANCE.
ET L’OPINION DES AVTEVRS
tant profanes que sacrez, touchant les Spectacles.
De l’Anglois de M. Collier.

A PARIS,
Chez NICOLAS SIMART, Imprimeur &
Libraire ordinaire de Monseigneur le Dauphin,
ruë S. Jacques, au Dauphin couronné.

M. DCC. XV.
AVEC PRIVILEGE DU ROY.

{p. I}

AVERTISSEMENT DU TRADUCTEUR. §

L’Ouvrage dont je donne ici la Traduction est fameux en Angleterre sous ce titre : Examen abregé des mauvaises mœurs & de la profanation du Théatre Anglois : avec le sentiment de l’antiquité sur ce sujet. En lisant ce titre on voit assez que je n’ai pas eu tort de le changer ou plûtôt de l’exprimer en d’autres termes ; celui que j’y substitue étant le même pour le fonds, mais plus convenable à nôtre maniere d’annoncer un ouvrage au Public.

Quoiqu’il en soit, dés que le Livre de M. Collier parut, toutes les Muses {p. II}d’outre-mer se souleverent contre lui. « Cette Critique

Journ. Angl de Févr. 1700.

(dit le Journaliste Anglois) jetta d’abord l’alarme chez la nation entiere des Poëtes : comme ils virent que leur profession risquoit d’être bien-tôt reduite à rien, ils ramasserent à l’exemple de Demetrius,

Act. 19. 27.

tout ce qu’ils pûrent de forces pour empêcher que leur Grande Diane ne tombât dans le mépris. Ils mirent tout en mouvement pour harceler M. Collier ; & il n’y eut point de prétendu bel esprit qui ne lui lançât son trait de Satyre. Mais malgré cette foule d’écrits, celui de M. Collier subsiste contre eux dans toute sa force. Cet Auteur a eu le plaisir de voir combien nos Poëtes sont des adversaires méprisables, lorsqu’ils sortent de leur sphére, & qu’ils se mêlent de parler raison. »

Il ne faut point d’autre éloge du Livre de M. Collier que ce fracas vainement excité contre lui sur le Parnasse Anglois. Pour moi si-tôt que j’appris par le Journal de Londres, la nouvelle de cette guerre littéraire, j’eus une impatiente curiosité de lire l’ouvrage qui l’avoit causée : je l’attendis longtemps, {p. III}& il me tomba enfin entre les mains par je ne sçai quel hazard, & dans le temps que je n’y pensois plus. Je l’eus à peine parcouru, que je resolus en moi même, & que je commençai presque aussi-tôt de le traduire en nôtre langue. Car j’avoüe que ce n’est ni un de mes amis, ni une personne de qualité, ni une espece de défi (discours d’Auteurs si rebattus dans les Préfaces) qui m’ont engagé à ce travail. L’unique motif qui m’a porté à l’entreprendre, c’est le merite de l’original si reconnu en Angleterre, que je me suis aisément persuadé que la traduction n’en déplairoit pas en France : j’ai même cru qu’elle pouvoit être en quelque sorte necessaire aux deux Nations conjointement.

Les François verront une critique judicieuse, sçavante, variée de differens traits, qui sauvent les redites si ordinaires dans ce genre d’écrire, où il est encore moins permis qu’en tout autre de se distraire de son objet. Ils auront une idée juste du Théatre Anglois, qu’il est à propos de ne pas ignorer, & qui leur a été assez inconnu jusqu’ici. Car ce qu’en dit M. de Saint {p. IV}Evremont n’est que comme un leger crayon, qui n’est pas même ressemblant, au moins pour l’essentiel. « Il n’y a point de Comedie (ce sont ses termes) qui se conforme plus à celle des Anciens que l’Angloise, pour ce qui regarde les mœurs. »

Voilà en peu de mots un panegyrique bien glorieux au Théatre Anglois, & capable d’inspirer de la jalousie à toutes les autres Muses Dramatiques ; s’il est fondé sur le vrai. Mais en quelque sens que M. de S. Evremont prenne ici les Mœurs, c’est-à-dire, ou par rapport aux regles du Théatre, ou par rapport à celles de la Morale, les mœurs de la Comedie Angloise sont très contraires aux mœurs de la Comedie des Anciens.

Je ne dis point cela, parce que je n’apprehende pas que M. de S. Evremont qui n’est plus, me replique : convaincu de mon insuffisance, & toûjours plein de la même estime pour lui, je ne l’attaque point, tout mort qu’il est. Mais j’ai un concurrent à lui opposer qu’il ne jugeroit pas indigne d’entrer en lice avec lui. C’est M. Collier, lequel combat la Comedie Angloise par {p. V}un paralelle continuel avec celle des Anciens, dont l’Angloise s’écarte si fort pour ce qui regarde les mœurs.

Il y a apparence qu’on s’en rapportera plus sur ce point à M. Collier, qui cite tous les anciens Poëtes avec lesquels il confronte ceux de sa nation, qu’on n’en croira M. de S. Evremont qui se cite tout seul, & qui de son propre aveu n’avoit nulle teinture de la langue Grecque. « Pour le style de Plutarque, dit-il en quelque endroit, n’ayant aucune connoissance du Grec, je n’en sçaurois faire un jugement assuré. » Il est donc vrai qu’on sçaura au juste & pour la premiere fois par cette Traduction ce que c’est que le Poëme Dramatique en Angleterre.

Un autre avantage, c’est qu’on sera desormais au fait sur le goût Anglois, en matiere de composition & d’ouvrage purement de belles lettres. On sçait que ce genre d’écrire est marqué à un coin different des autres ; qu’il ne consiste pas, comme l’histoire, par exemple, dans un recit simple & fidéle ; qu’il y faut je ne sçai quel brillant qui serve comme de parure au solide, certains tours particuliers soit pour la {p. VI}pensée, soit pour l’expression ; certaines figures qui le caractérisent. Tout cela se trouvera dans M. Collier, lequel est estimé l’un des plus beaux esprits de de-là la mer, & passe pour connoître à fond les graces propres de sa langue. Et l’on remarquera ici par forme de digression, que ces qualitez mêmes qui font la gloire de l’Auteur, font justement la peine du Traducteur ; l’idiome Anglois dans sa perfection étant infiniment opposé au tour François.

Cette traduction pourra encore être utile à nos Poëtes Dramatiques en particulier. Les caractéres que M. Collier fait des Poëtes anciens, & les loüanges qu’il donne au Théatre François du siécle passé, auront peut-être ces deux bons effets. Nos Modernes qui marchent sur les pas des Anciens & du celebre Corneille, trouveront leur conduite applaudie, & s’y affermiront par les exemples dont on leur rappelle le souvenir. Les autres au contraire qui s’écartent de la voie des Anciens, & qui commencent à salir la Scéne par une licence inconnuë à leurs prédecesseurs, rougiront de dégénérer de ces grands {p. VII}Hommes ; & se corrigeront peut-être dans la crainte qu’on ne leur fasse bien-tôt les mêmes reproches que M. Collier fait aujourd’hui à ses compatriotes.

On n’a pas en vûë d’insinuer par là que nôtre Théatre est actuellement aussi déreglé que celui de nos voisins : on déclare au contraire sans restriction qu’il s’en faut bien que les choses en soient à ces termes. Mais nous est-ce là un si grand avantage ? & oserions-nous bien nous en prévaloir ? C’est une triste ressource pour des coupables d’en être reduits à dire qu’il en est encore de plus coupables qu’eux dans le monde. Non, il ne suffit pas à des Auteurs Catholiques de n’être ni tout-à-fait obscénes dans le langage, ni absolument impies, comme le sont les Poëtes modernes en Angleterre : M. Collier nous apprendra que ce n’en est point assez pour des Payens mêmes. D’un autre côté nos Dramatiques n’ont-ils pas déja assez de traits dans leurs Poëmes ausquels peut convenir cet ouvrage, au défaut d’une critique particuliere du Théatre François ? Ils verront pour le moins que ni la Tragedie ni {p. VIII}la Comedie ne doivent rouler sur une passion qui paroît presque toûjours chez eux une vertu & non une foiblesse, ou qui est toûjours pernicieuse aux mœurs sous quelque fome qu’ils la representent. C’est ce que leur reproche l’ingenieux Auteur qui vient de donner au public un Recueil de ses Poësies, & dont le merite est trop connu par ses Poëmes, de l’Art de Prêcher & de l’Amitié, pour que je ne craigne pas de le rabaisser par tout ce que j’en dirois de plus avantageux.

 « Heureux, si le Théatre au bon sens ramené,
N’avoit point, de l’amour aux intrigues borné
Cru devoir inspirer d’une aveugle tendresse
Aux plus sages Heros la honte & la paresse :
Peindre aux bords de l’Hydaspe Alexandre amoureux,
Negligeant le combat pour parler de ses feux,
Et du jaloux dessein de surprendre une ingrate
Au fort de sa défaite occuper Mithridate :
{p. IX}Faire d’un Musulman un Amant delicat
Et du sage Titus un imbecille, un fat,
Qui coeffé d’une femme & ne pouvant la suivre
Pleure, se desespere, & veut cesser de vivre
… … … … … …
… … … … … …
Mais on suppose en vain cet amour vertueux :
Il ne sert qu’à nourrir de plus coupables feux
L’amour dans ces Heros plus prompt à nous séduire,
Que toute leur vertu n’est propre à nous instruire. »

Au regard des Anglois, que la paix multiplie chaque jour dans le Royaume, ils seront bien-aises d’avoir un excellent Auteur de leur nation traduit dans une langue qu’il leur est necessaire de sçavoir pour vivre en un pays étranger avec quelque plaisir & quelque satisfaction. Je me flatte que cette traduction leur sera d’un grand secours, & pourra leur tenir lieu d’un long usage ; s’ils ont soin de la comparer avec {p. X}l’original. Car M. Collier, conformément à son sujet, parle d’une infinité de choses, ausquelles par consequent une infinité de termes françois doivent répondre.

Je ne prétens pas neanmoins que ma traduction soit tout-à-fait litteralle : ce seroit me faire gloire de parler Anglois en François ; d’ailleurs on me convaincroit aisément d’imposture sur cet article : les habiles gens à Londres entendent communément le François ; bien differens de nos Ecrivains qui presque tous ignorent l’Anglois. Mais ce que j’ose assurer, c’est que j’ai toûjours rendu la pensée de mon Auteur, & litterallement même dans tous les endroits où je n’ai point été arrêté par des Anglicismes & par des constructions purement Angloises. Je confesse que j’ai usé en ces rencontres & en quelques autres pareilles, du privilege accordé à tout Traducteur ; ce privilege étant aussi établi & aussi consacré que ce qu’on appelle, le Droit des Gens.

Voici comme je me suis alors comporté. Attentif & fidéle au sens de l’original, j’ai adouci certaines metaphores trop fortes selon nous ; j’en ai même {p. XI}retranché quelques-unes, qui ont dans l’Anglois un agrément auquel nous ne sommes pas accoûtumez : j’ai déplacé quelques pensées pour leur donner un ordre plus conforme à nôtre maniere d’arranger les nôtres ; j’ai changé le sens figuré au sens propre, ou le sens propre au sens figuré, à mesure que l’un ou l’autre me sembloient convenir davantage : j’ai étendu ce qui pouvoit nous paroître trop obscur, pour être trop laconique ; & au contraire j’ai serré ce qui pouvoit nous paroître lâche pour être trop étendu : quoiqu’aprés tout, ce ne soit gueres le défaut de M. Collier d’être diffus. Enfin j’ai ajoûté certaines liaisons du discours, dont l’Anglois peut se passer, & que nous autres nous jugeons necessaires.

Mais ces legers changemens ne doivent point offenser les parties intéressées ; parce qu’ils sont inévitables, & qu’ils n’alterent point le fonds d’un ouvrage : j’ai même eu la précaution de les citer à la marge ; du moins j’en ai cité assez pour qu’on ne revendique point ceux que je laisse, afin de ne pas surcharger les marges déja pleines des citations de mon Auteur.

{p. XII}A propos de citations, j’en ai supprimé quelques-unes des Poëtes Anglois : j’espere que M. Collier ne s’en formalisera point, lui qui connoît toute la delicatesse, & du langage & du genie François. Il me pardonnera aussi d’avoir accommodé à nôtre goût, comme il a fait à celui de son pays, la version des Peres de l’Eglise qu’il rapporte : quoiqu’à dire le vrai, je les aie le plus souvent traduits d’après lui, tant ils m’ont paru semblables à eux-mêmes dans la traduction.

Au reste, les noms des Comedies & des Personnages que j’ai cru devoir traduire en François, se trouveront à la tête du Livre, avec l’Anglois à côté. Cette liste est faite particulierement pour les Anglois : on y a gardé l’ordre alphabetique : la lettre C. marquera que c’est un nom de Comedie, & la lettre P. que c’est un nom de Personnage habillé en François. On ne présume pas neanmoins d’avoir toûjours heureusement rencontré dans la traduction de ces noms, qui sont composez de plusieurs mots & faits à plaisir : tels sont par exemple chez nos Comiques, Le Baron de la Crasse, Comedie. Mr. {p. XIII}Bonne-Foi, Personnage ; tels sont chez les Comiques Anglois, The Plain-Dealer, C. Sr. Tun-Belly, P. que j’ai traduits ; l’Homme sans façon : le Chevalier Ventre-de-Tonne, &c.

AVIS. §

J’Apprens dans le cours de l’impression de cet ouvrage que feu M. Dryden si souvent & si justement attaqué par M. Collier, s’étoit depuis converti à la Foi catholique ; qu’il fit une sincere penitence de ses Poëmes licentieux, & que pour satisfaire en quelque sorte à Dieu, à la Religion & au bon exemple, il traduisit en sa langue quelques-uns de nos meilleurs Livres de pieté. J’ai cru devoir à la memoire de M. Dryden ce témoignage public de sa conversion : Dieu veüille que ses confreres comme lui coupables, se soient convertis ou se convertissent bien-tôt comme lui.

{p. XIV}

PRÉFACE DE L’AUTEUR §

Persuadé comme je le suis que rien n’a contribué davantage à corrompre nôtre siécle que les spectacles, je consacre volontiers quelques-unes de mes veilles à écrire sur ce sujet. Certainement nos Dramatiques regardent la vertu comme leur grande ennemie : ils en ont donné des marques non équivoques en l’attaquant avec un acharnement incroyable ; & (ce que je ne puis avoüer sans une extrême douleur) avec un succez aussi qui passe l’imagination. Cependant, ils croiroient ce semble ne réüssir qu’à demi, s’ils se bornoient à déregler les mœurs, sans toucher à la religion ; & s’ils ne joignoient à leurs leçons de libertinage des leçons d’Athéïsme. Sans cela l’homme le plus corrompu rentreroit encore en soi-même, {p. XV}& substitueroit à la morale du Théatre qui l’a perverti celle de l’Evangile qui le convertiroit. Mais nos Poëtes coupent cette voie de retour, autant qu’il est en eux ; ils nous retranchent toute ressource, & se comportent à nôtre égard comme des Corsaires qui ne se contenteroient pas de nous enlever nos richesses, s’ils ne nous ôtoient encore la vie.

Pour leur rendre la justice qu’ils meritent : leurs mesures sont bien prises dans le dessein qu’ils ont de nous perdre tout-à fait. Il n’est rien tel pour cela que de renverser les principes de conduite ; la pratique suivra à coup sûr ce renversement : car n’avoir aucun bon principe, c’est n’avoir aucune raison d’être vertueux. En effet, il ne faut pas attendre de l’homme qu’il reprime ses injustes penchans, ni qu’il renonce à ses plaisirs, quand nul motif ne l’engagera à se faire ces violences : il ne se mettra gueres en peine de la vertu, si elle est sans recompense : la voix de la conscience ne l’inquietera gueres, si ce n’est qu’une idée en l’air, un phantôme, un effet de la mélancolie.

Au reste, je ne rapporterai qu’un tres petit nombre d’endroits de nos Poëtes, {p. XVI}eu égard à la multitude infinie qu’ils sont en état de me fournir ;

L’Anglois dit : Un Inventaire de leurs meubles eût été &c.

c’eût été un trop long ouvrage pour moi que de les recüeillir tous exactement : & d’ailleurs dans la crainte de fatiguer le Lecteur, j’ai cru ne lui devoir montrer qu’un échantillon lequel suffît pour le faire juger de tout le reste.

En traduisant les Peres de l’Eglise, je n’ai rien negligé pour entrer bien dans leur pensée. Je ne me suis pourtant pas fait scrupule d’ajoûter en quelques occasions un mot ou deux à l’Original ; mais uniquement pour en rendre le sens plus intelligible, pour en conserver mieux toute la force, & pour garder en même temps les regles de la langue dans laquelle j’écris.

Je dois encore avertir ici, que je n’ai point hesité à rendre les termes d’Amant & de Maîtresse en d’autres plus propres & plus expressifs : & je ne suis pas convaincu que j’aie peché en ceci contre la politesse bien entenduë. Puisque le mal differe du bien, il faut sans doute exprimer l’un d’une maniere qui le differencie de l’autre ; ce seroit le moyen de les confondre en effet que de les confondre dans le langage : toutes les mauvaises qualitez {p. XVII}doivent être désignées par des termes capables d’en inspirer de l’horreur.

Il est certain que les choses dans la vie dépendent beaucoup des noms qu’on leur attribue : par exemple on ne pare point d’un beau nom un indigne caractére, sans en déguiser l’idée naturelle, sans faire illusion à ceux qui ne sont pas assez sur leurs gardes, & sans les attirer par là dans le piége. Du moins, n’est-ce pas faire un insigne affront à la vertu & la mettre comme de pair avec le vice, que de revêtir des mêmes expressions ce qui est infame & ce qui est honnête ? Pour moi, je déclare que je ne sçai point ce que c’est que de flatter le crime, & à mon avis, quiconque le prétend

L’Anglois dit : Complimenter le crime, c’est n’avoir plus qu’un pas à faire pour adorer le Diable.

ménager, n’a plus qu’un pas à faire pour fléchir le genou devant Baal.

DESSEIN DE L’OUVRAGE. §

La fin du Poëme dramatique est de porter à la vertu & d’éloigner du vice ; c’est de montrer l’inconstance des grandeurs humaines, les revers imprevûs de la fortune, les suites malheureuses de la violence & de l’injustice ; c’est de mettre {p. XVIII}en jour les chimeres de l’orgueil & les boutades du caprice, de répandre du mépris sur l’extravagance, & du ridicule sur l’imposture ; c’est en un mot d’attacher à tout ce qui est mal, une idée de honte & d’horreur.

Nos Poëtes s’écartent étrangement de ce but ; ou plutôt ils visent à toute autre chose dans leurs Pieces de Théatre. Ce n’est pas neanmoins qu’ils ne pussent parvenir à la fin que se propose la Poësie dramatique, s’ils avoient des intentions saines : à cela prés, on peut dire que rien ne leur manque. Sans parler des secours du spectacle & de la Musique ; ils sont maîtres des sources d’où naissent les pensées & les mouvemens convenables à ce genre d’écrire : ils ont l’invention, l’éloquence, l’expression, avantages merveilleux & propres à faire d’heureuses impressions, s’ils étoient bien employez : car la force d’enlever les esprits, & le pouvoir de remuer les cœurs, ne deviennent des talens dignes d’éloges que par le bon usage

L’Anglois dit : Sont comme un canon dont on s’est saisi &c.

qu’on en fait. Or ces talens sont aujourd’hui comme de puissantes armes en des mains ennemies : on les tourne du mauvais côté ces armes ; & on les manie avec d’autant plus de peril pour nous {p. XIX}qu’on sçait mieux l’art de les rendre nuisibles.

Mais ne seroit-ce point sans fondement que je me plains de la sorte ? Non : & je puis prouver combien ma plainte est juste par une simple exposition de la conduite de nos Poëtes, eu égard aux mœurs & à la Religion. Leur conduite considerée sous ce double rapport, est un tissa d’excez monstrueux que je reduis à quatre choses : à leur obscénité outrée dans le langage : à leur impieté sans exemple : à leur insolence extrême à l’égard du Clergé : à leur iniquité opiniâtre dans l’infame choix de leurs premiers rôles toûjours scelerats & toûjours applaudis. Je vais verifier sensiblement tous ces chefs d’accusation contre nos Poëtes ; & faire voir à la fois la nouveauté & le scandale de la pratique du Théatre Anglois.

{p. XX}

LISTE DES NOMS
des Comedies & des Personnages, traduits de l’Anglois en François. §

L’Amour Desinteressé. Love for Love. C.

L’Amour Triomphant. Love Triomphant. C.

L’Astrologue Joüé. The Mock-Astrologer. C.

Babillard. Tattle. P.

Le Vieux Bachelier. The Old Batchleur. C.

La Bergere fidelle. The faithful Shepherdess. C.

Bien-Masqué. Mask-Well. P.

Cherche-Esprit. Love-Wit. P.

Le Chevalier de Malthe. The Knight of Malta. C.

Le Chevalier du Pilon Brûlant. The Knight of the Burning Pestle. C.

Dameret. Sparkish. P.

M. le Digne. S. Worthy. P.

L’Ennemi du Sexe. Woman-Hater. C.

La Femme de la Campagne. Country-Wife. C.

La Femme Provoquée. Provoc’d-Wife. C.

{p. XXI}La Femme Taciturne. Silent-Woman. C.

File-Texte. Spin-Text. P.

Le Fourbe. The Double-Dealer. C.

Franc-homme. Free-Man. P.

L’homme sans façon. The Plain-Dealer. C.

M. Longue-veuë. Fore-sight. P.

Milord-fat. Lord-foplington. P.

La Mode. Fashion. P.

Le Moine Espagnol. Spanish Fryar. C.

L’Orphelin. Orphan. C.

Pateline. Fondle-Wife. P.

Rend-Graces. Say Grace. P.

Sang-farouche. Wild-Blood. P.

Sans-soucy. Careless. P.

Ventre-de-Tonne. Tun-Belly. P.

{p. XXII}

APPROBATION. §

J’ay lû par l’ordre de Monseigneur le Chancelier, La Critique du Theatre Anglois, & j’ai crû que la lecture n’en seroit ni moins utile ni moins agreable en France qu’elle l’a été en Angleterre. Fait à Paris ce 31 Mai 1714.

Signé, RAGUET.

{p. 1}

CHAPITRE I.
L’obscenité du Théatre Anglois dans le langage. §

Je ne crois pas qu’on exige de moi qu’en traitant cette matiere, je cite les endroits de nos Comedies qui y ont rapport, & que je marque exactement en quel Acte {p. 2}on les trouvera, en quelle Scéne, en quelle page. Ce seroit me demander une chose bien opposée à mon dessein, qui est de combattre le vice & non point de le servir. En verité la pluspart de ces sortes d’endroits sont si étranges qu’il n’est pas permis de les mettre en jour pour les condamner même : ils sont si sales qu’on n’ose y toucher. Cependant, afin que nos Poëtes ne crient pas contre moi à l’injustice, si je ne rapporte point ici leurs paroles, je nommerai pour le moins leurs Pieces & leurs Personnages.

Or entre les raretez de cette espece, on peut d’abord mettre deux

La Veufve Blacacre & Olivie.

caracteres de l’Homme sans façon

C.

, & trois

Hornat, Fidget, Pinchvvif.

de la Femme de la campagne

C.

, qui sont les plus dignes de remarque ; sans être pourtant les seuls dignes de reprehension. Je suis fâché que le Poëte, homme de merite & de bon goût descende à de si énormes bassesses.

{p. 3}On voit des gens qui sont grossiers, uniquement faute d’esprit : ils ne nous choquent que comme des malheureux dont l’indigence seule est la cause de la malpropreté qui paroît en leur personne ; mais l’Auteur de l’Homme sans façon, n’est point dans ce cas-là : il peut quand il veut donner à sa Muse un air plus gracieux & plus noble. Et c’est un principe reçu dans le monde, qu’un défaut nous est d’autant moins pardonnable qu’il nous est plus facile de l’éviter.

Avançons. Iacynte

P.

, Elvire, d’Alinde & Madame Plyant dans l’Astrologue

C.

joüé dans le Moine Espagnol, dans l’Amour Triomphant & dans le Fourbe, s’oublient d’une étrange maniere ! Presque tous les caracteres dans le Vieux

C.

Bachelier sont obscenes à l’excez : l’Amour Desinteressé

C.

& le Relaps ne le sont gueres moins, non plus que Dom Sebastien.

C.

{p. 4}Je ne me pique pas au reste d’avoir parcouru tout le Théatre Anglois ; mais sans compter les autres Comedies dont j’auray occasion de parler dans la suite, celles que je viens de citer suffisent déja pour mettre le Lecteur au fait. Ce sont ici comme des recueils de saletez qui ne se trouvent nulle part ailleurs.

Tantôt le libertinage y est successivement representé dans ses divers degrez. Il commence, il croît, il arrive à son comble : il est peint de toutes les couleurs propres à flatter l’imagination, à penetrer aisément dans l’esprit, & à empêcher que le charme par où il peut seduire, ne languisse un moment. Tantôt c’est dans une allusion qu’on le glisse : ensuite c’est une description qu’on en donne ; quelquefois il est caché sous un leger voile : tantôt il se montre à découvert.

{p. 5}Et dans quel esprit offre-t-on au Spectateur ces peintures, si ce n’est pour le disposer au crime, pour lui en ôter la honte & lui en faire un amusement ? Cette conséquence est tres-naturelle ; & ainsi l’on n’aura pas de peine à croire que telle est aussi la fin que se proposent nos Poëtes. Certainement, des discours licentieux au point que le sont les leurs ne sçauroient gueres avoir d’autres effets que de réveiller la cupidité & d’affoiblir les armes de la vertu. C’est à cause de ses funestes suites que Platon bannit les Poëtes de sa République ; & qu’un Pere de l’Eglise appelle la Poësie, une liqueur dont le poison se compose dans les pharmacopées du démon.

Je sçai bien que l’abus d’une chose n’est pas toûjours une raison d’en supprimer l’usage. Aprés tout, les jeunes gens, encore plus que les autres, devroient s’interdire {p. 6}des divertissemens où l’on expose à leurs yeux d’infames portraits, & tracez par des mains habiles : en se permettant ces amusemens prétendus, ils risquent de sentir naître en eux des passions qu’on n’étouffe point sans peine, & qu’on ne contente en quoi que ce soit sans crime. Qu’il est dangereux de commettre de la sorte sa vertu ! On a tout lieu d’apprehender qu’en ces momens critiques elle ne nous abandonne.

Mais le danger de nos Spectacles est le moindre des reproches qu’ils meritent : on n’y voit que scandales affreux : on y degrade absolument la nature de l’homme : on y substitue la convoitise à la raison : on y franchit toutes les barrieres qui nous séparent des bêtes. Non, si les plus lascifs animaux sçavoient parler, ils n’auroient pas un plus énorme langage que celui de nôtre Théatre.

{p. 7}Suivons la chose de plus prés & donnons-lui plus de jour. La saleté est une faute contre le sçavoir-vivre, aussi bien que contre la Religion : elle ne peut être que le plaisir grossier de gens sans esprit & sans caractere dans le monde. Par exemple, le petit peuple libertin & qui n’a aucun principe d’éducation, nulle idée de la bienseance, nul fonds pour fournir à un entretien agreable, ne connoît point d’autre ressource dans sa sterilité que de se jetter sur des ordures.

C’est ainsi qu’un homme à qui la corruption de son cœur tient lieu de genie, enfantera sans peine des Scenes lubriques ; & que la facilité du métier invite apparemment tant de personnes à s’en mêler. Car il semble en effet que les Poëtes modernes recourent à la saleté, comme quelques-uns des anciens recouroient aux Machines, {p. 8}afin de relever par là leur imagination froide & languissante. Quoiqu’il en soit, si nôtre Pegase manque de vigueur & d’haleine, il fait de vains efforts pour se soutenir, il retombera toûjours, pour m’exprimer de la sorte, dans la boue & dans la fange.

L’obscenité d’ailleurs passa toûjours en général pour être le propre d’un Rustique ; & dans l’esprit du sexe en particulier, pour être l’attribut d’un insigne brutal. Il est certain que des paroles impures ne manqueroient pas de choquer dans le commerce ordinaire de la vie, & qu’une femme sur tout, qui a un peu d’honneur ne les souffriroit point.

Mais comment donc arrive-t-il que les mêmes choses qui nous blesseroient dans l’entretien, ne nous déplaisent pas au Théatre ? Est-ce que les femmes laissent chez elles toutes les regles de {p. 9}l’honnêteté, lorsqu’elles viennent à la Comedie ? Est-ce que le lieu change tout à coup la disposition de leur cœur, & convertit en objet de plaisir ce qui étoit un objet d’aversion pour elles ? Ou bien est ce que la modestie & la sagesse qu’elles montrent ailleurs, ne seroient qu’hypocrisie & que grimace ?

Suppositions trop injurieuses au sexe pour les admettre ! Ce seroit traitter les Dames à peu prés de la même maniere que ceux qui reçoivent leur argent, pour les insulter à la face d’une nombreuse Assemblée : ce seroit s’imaginer qu’elles se repaissent d’idées criminelles, qu’elles sont accoûtumées au langage des mauvais lieux, & qu’elles aiment à voir des representations abominables.

Cependant les loix de la modestie sont si severes à l’égard {p. 10}des femmes, que ce leur est presque un crime d’apercevoir trop qu’elles sont mal-observées : elles ne peuvent quelquefois témoigner sur cela leur repugnance ni changer de visage, sans qu’il en naisse quelque sentiment desavantageux à leur vertu : pour peu qu’elles paroissent comprendre en ces occasions, c’est dans l’esprit des autres comme si elles avoient part au mauvais discours qui se tient, ou comme si elles dissimuloient mal qu’elles y entendent finesse.

En un mot quiconque dit des infamies devant le sexe, ou s’imagine par là plaire aux femmes, ou bien ne se l’imagine pas : s’il croit leur plaire, quelle injure ne fait-il point à leur vertu ! s’il ne le croit pas, quelle rusticité de leur parler un langage qu’elles abhorrent ! quel crime même ! Car sur ce point, les usages {p. 11}du monde & les principes de la conscience, les regles de la politesse & les maximes de l’Evangile sont d’accord. En quelques autres circonstances le vice n’est que trop applaudi : mais ici l’on n’est point coupable aux yeux de Dieu, sans l’être encore aux yeux des hommes. Et ce double crime nôtre Théatre le porte si loin qu’il revolte & souleve les moins gens de bien.

Premierement. Nos Dramatiques mettent des obscenitez dans la bouche même du sexe : les personnages & les pieces que je me suis contenté de nommer en sont des preuves sensibles ; & s’il en étoit besoin, ces preuves pourroient être multipliées presque à l’infini ; car les Comedies chez nous sont rarement innocentes de ces desordres ; les Tragedies mêmes n’en sont pas toûjours nettes. Monimie,

Dans l’Orphelin.

par exemple, {p. 12}fait une description qui ne convient point ; & la Princesse Leonore

Dans le Moine Espagnol.

raconte une histoire galante avec d’affreuses circonstances. Est-ce donc l’usage que des personnes de ce rang recitent de sales chroniques ?

Ce sont-là sans doute les choses tendres que M. Dryden dit que les Dames lui demandent ! Mais je m’imagine qu’il entend les Dames

Les Prosituées.

trop modestes pour se découvrir le visage dans le Parterre : un divertissement de cette nature ne sçauroit être inventé pour d’autres qu’elles : il est assaisonné conformément à leur goût. C’est une fête où leur dépravation est celebrée, un nouveau lustre jetté sur leur caractere, un panegyrique complet de leur vie.

Mais aprés tout, c’est representer mal le sexe & faire violence à sa modestie naturelle que {p. 13}d’attribuer à des femmes de pareils rôles. La modestie est leur caractere propre, comme l’observe le P. Rapin dans ses Reflexions sur la Poëtique d’Aristote. On ne peut donc leur ôter ainsi ce qui les caracterise sans les tirer de l’ordre où elles sont dans la nature, & sans en faire des monstres.

Euripide, cet exact observateur de la nature, garde toûjours avec soin ce decorum du sexe.

Euripid. Hippolit.

Lorsque Phedre est possedée d’une honteuse passion elle n’oublie rien pour la cacher : elle est aussi retenuë & aussi chaste dans son langage que la plus vertueuse Matrone de la Grece. Il est vray que l’effort de sa honte & de sa passion tout ensemble, que la crainte de satisfaire son penchant, & l’embarras en même temps de s’en défaire la reduisent à l’extravagance. Mais ses égaremens d’esprit n’ont rien {p. 14}d’obscéne : Phedre est modeste toute insensée qu’elle est. Si Chacsper avoit pris les mêmes précautions pour la jeune

P. d’une Piece intituleé Hamlet.

Ophelie, tout en eût été beaucoup mieux. Puisqu’il

L’Anglois dit : puisqu’il avoit resolu de la noyer comme une jeune chatte, que ne la faisoit-il nager, &c.

avoit arrêté qu’Ophelie periroit, que ne terminoit-il sa destinée un peu plutôt ? C’est une cruauté dans lui de ne ménager un reste de vie à cette infortunée que pour la livrer à d’indignes transports.

On dira peut-être que ces saillies ne doivent être comptées pour rien dans une absence d’esprit, qu’une fiévre ardente ignore le crime, qu’un homme qui extravague, tuë sans être homicide. Soit ; mais des gens en cet état doivent être enfermez & ne voir personne : il n’est pas raisonnable de les produire, & encore moins de les abandonner à leur extravagance.

Au reste, il paroît que nôtre {p. 15}Théatre fait grand fonds sur les expediens de la fureur & de la folie : les femmes y sont tantôt furieuses & tantôt folles ; afin de leur ouvrir un vaste champ à la licence & de mettre leur effronterie à couvert. Ce beau stratagême est employé pour Marcelle dans Dom Guichot, pour Hoyden dans le Relaps, & pour Mademoiselle Prude dans l’Amour Desinteressé.

Avec tout cela, le procedé de nos Poëtes revient malgré eux à cet aveu, que les femmes doivent parler autrement qu’ils ne les font parler, tandis qu’elles sont dans leur bon sens. Encore une fois, la modestie est le caractere propre du sexe ; c’en est l’ornement ; c’en est le rempart : elle a été établie par la Providence comme garde de la vertu ; & afin qu’elle ne manque jamais au besoin, elle est entée, pour ainsi dire, {p. 16}sur la disposition naturelle du corps ; elle est même proportionnée aux differens âges, & plus agissante dans les jeunes gens lesquels ont les passions plus vives.

La modestie est aussi essentielle pour l’integrité de l’innocence, que les sens de l’homme lui sont necessaires pour joüir d’une santé parfaite : ce qui nuit à l’un de ces sens devient un préjudice au bonheur de la santé ; & ce qui blesse la modestie fait une playe à l’innocence. Aussi dés que l’ennemi de la pudeur approche, le sang s’éleve contre lui, s’oppose au premier choc, & supplée au raisonnement & à la reflexion.

Par conséquent, quel guide plus sûr pour de jeunes personnes qui n’ont encore nulle experience ? La modestie les instruit par une soudaine repugnance au mal : c’est une sorte de leçon toûjours {p. 17}prête & toûjours efficace : l’agitation du sang, le mouvement des esprits & l’alarme causée par là dans tous les sens sont de merveilleux secours contre le crime ; tout cela sert à avertir la raison, & à aller au devant de la surprise. Ainsi la difference du bien & du mal se retrace-t-elle dans l’ame en un moment, ainsi le peril est-il mis en une distance propre pour être aisément surmonté.

Secondement. Nos Poëtes representent indifferemment, & les femmes du commun & les femmes de qualité, tout le sexe en un mot sous les mêmes traits de libertinage. Voilà ce qui repugne encore davantage à la nature & à la vraisemblance ; & ce qui rend l’irregularité de nôtre Théatre plus monstrueuse. Mais on aime mieux encourir le reproche de gâter les caracteres, {p. 18}que de cesser d’être vicieux. J’ai déja fait entrevoir cette prévarication, même Poëtique : Iacynte dans l’Astrologue Joüé & Belinde dans le Vieux Bachelier en sont deux autres exemples. Mais l’Auteur du Fourbe met ici une enchére sur tous ses rivaux. Il y a quatre femmes dans cette Comedie ; & les trois plus distinguées par leur rang sont des femmes perduës. Le compliment est nouveau de dire aux femmes de condition que les trois quarts parmi elles n’ont point d’honneur. La politesse de Rome étoit toute autre que n’est celle de Londres : les prostituées dans Plaute & dans Terence ne sont que de la lie du peuple.

Troisiémement. On retranche souvent au Spectateur jusqu’au foible azile de la double entente : il est reduit à la necessité de comprendre une sotise, ou bien de {p. 19}ne rien concevoir. Lors même qu’une pensée a deux faces, on met la pire sous ses yeux. Tout est alors tellement disposé que le mauvais côté de la pensée se montre toûjours : semblable à une peinture hideuse qui nous presente toûjours le regard.

Quatriémement. Les Prologues mêmes & les Epilogues sont scandaleux au souverain degré. Je les laisse à la marge comme des écuëils qui font frémir.

L’Astrologue Joüé.

La femme de la campagne.

Cleomene.

Le Vieux Bachelier.

Je dirai seulement que les Acteurs cessent alors d’être Acteurs, & que ce n’est plus en eux le personnage, mais l’homme qui paroît, qui parle, & qui adresse directement la parole à l’assemblée.

Le but des Prologues, c’est d’attacher par une prévention avantageuse pour le dessein ; & le but des Epilogues, c’est de solliciter l’applaudissement de la compagnie. On croiroit donc {p. 20}qu’en ces rencontres plus qu’en toute autre les Dames devroient être ménagées & les bienseances respectées. Mais il n’en est rien : le Poëte au contraire se surpasse alors lui-même dans le genre obscéne, & pousse les choses jusqu’à rebuter des débauchez ordinaires. Et pour rendre encore plus sensible le debit de ces insolences, c’est à des femmes qu’on en donne la commission.

Tels sont les preparatifs du Poëte pour prévenir les Dames en sa faveur ; tels sont ensuite les éloges qu’il leur destine pour meriter leur approbation ; persuadé apparemment de la delicatesse de leur goût ; mais des Auteurs de cette espece ont-ils la moindre notion de l’honnêteté ? Ils en foulent aux pieds toutes les regles les plus communes. Ont-ils de la religion ? L’on ne s’y prendroit pas autrement, quand on {p. 21}s’étudieroit exprés à diffamer la vertu : car ces pratiques de nôtre Théatre deviennent des monstres par rapport au Christianisme dont nous faisons profession.

Le Paganisme n’étoit gueres autre chose qu’un mystere d’iniquité : on adoroit alors le libertinage dans les temples, comme on s’y abandonnoit ailleurs : les divinitez Payennes étoient de grands exemples du vice ; & on leur rendoit des hommages conformes à leur propre penchant. Il n’est donc pas si étonnant que la Poësie de ces Idolâtres ne fût pas toûjours reguliere, & qu’ils se permissent pour le Théatre quelques libertez : ils trouvoient dans leur Theologie du fondement à cette conduite. C’est pour cela que l’on pardonne plus à Plaute

Plaut. Amphitr.

l’adultere de Jupiter & l’employ de Mercure qui le favorise ; que la priere adressée aux Dieux par {p. 22}Gimnasium est moins horrible ;

Gissellar.

que Cherée autorise sa faute sur l’avanture de Jupiter & de Danaé.

Terent. Eunuch.

Mais l’esprit du Christianisme est bien different de la créance de ces Poëtes. Les exemples de l’Auteur de nôtre Foy sont autant d’arrêts prononcez contre le crime. On nous interdit les plus legeres attaches au mal ; on nous défend tout entretien trop enjoüé ; on nous demande de la pureté jusques dans les pensées. Ce qui passoit peut-être parmi les Payens pour une plaisanterie & pour un amusement, est un sujet d’horreur pour des Chrêtiens. La Majesté du Souverain Estre que nous reconnoissons, la sainteté de ses Ordonnances & l’attente d’un avenir éternel établissent une difference infinie entre eux & nous.

Cependant avec toute la tolerance {p. 23}des Divinitez Payennes, le Théatre de Rome & le Théatre d’Athenes sont de beaucoup moins impurs que le nôtre. Je commence par Plaute ; ce Comique si reprehensible est modeste neanmoins en comparaison de nos Poëtes.

Premierement. Plaute deshonore rarement le sexe par des discours semblables à ceux dont nous venons de parler ; & lorsqu’il le fait, ce ne sont que des prostituées de la plus vile extraction : encore, ces femmes ne tombent-elles jamais dans les grossieretez de nos Modernes. Par exemple, Cleærete donne presque dans l’ordure : Lene & Bacchis ne s’en écartent point assez :

Afinar. Cistell. Bacchid.

mais aucune d’elles n’est obscéne à l’Angloise. Chalinus deguisé en femme est plus condamnable que tout le reste.

Casin. Merca.

Pasicompa tient des discours trop libres avec Lysimachus {p. 24}aussi-bien que l’Esclave Sophroclidisca

Persa.

avec Lemnoselene. Enfin Phronesium s’entretient à double entente avec Stratophane.

Trucul.

Voilà ce me semble tous les endroits le plus à blâmer dans Plaute eû égard aux femmes : on y appercevra de la retenuë, si on les rapproche de nos Comedies. J’en dis trop peu : une seule de nos Pieces de Théatre est souvent plus licentieuse que toutes celles de Plaute ensemble. Et pour le trancher net : les prostituées de Rome seroient des Vestales à Londres.

Secondement. Pour ce qui est des hommes dissolus dans leurs paroles, ce ne sont ordinairement que des Esclaves :

Persa.

excepté peut-être le scelerat Dordalus & Lusitele.

Trinum.

Ce dernier même, jeune homme de naissance, ne s’émancipe qu’en une seule occasion {p. 25}où il s’exprime trop librement ; & pour cette faute comme échappée à Lusitele, le Poëte lui fait faire une sorte de satisfaction dans la suite de son personnage. Le jeune homme s’apporte à lui-même de fortes raisons contre une inclination illegitime : son entretien avec Philton renferme une instruction morale : aprés cela, il donne à Lesbonicus de sages conseils, & déclame avec chaleur contre le libertinage.

Plaute en releguant ainsi la licence du langage au menu peuple, péche bien moins que nos Poëtes. 1°. La representation des mœurs est alors plus naturelle. 2°. Il est moins à craindre, & ceci est essentiel, que le vice ne soit imité d’aprés la canaille. Des valets, des esclaves, de petites gens sont trop méprisables & trop méprisez pour devenir {p. 26}des exemples à suivre. Il peut être même que le Poëte fasse ses bas personnages vicieux, pour dégoûter l’honnête homme d’un pareil vice : les Ilotes à Sparte étoient representez yvres, afin de mettre l’intemperance dans le décri. Je ne rapporte point cela comme un expedient que j’approuve, mais comme une circonstance qui ne laisse pas d’adoucir les choses & de fournir une sorte de prétexte à quelque indulgence pour le Poëte.

Troisiémement. Ces esclaves & ces libertins reconnus se permettent rarement des extravagances devant le sexe. Il n’y a gueres dans Plaute que quatre exemples de cette espece ; c’est à sçavoir Olimpion, Palestrion, Dordalus, Stratilax :

Casin. Mil. Glor. Persa Trucul.

les femmes à qui ils s’adressent sont deux esclaves & une prostituée.

Nos Dramatiques n’y font {p. 27}point tant de façon : ils sement leurs Comedies de sottises toutes crues sans égard ni à l’assemblée, ni à la qualité, ni au sexe. Chez eux les hommes de distinction en disent aux femmes de distinction, & celles-cy répondent sur le même ton avec une impudence qui n’est semblable qu’à elle seule. C’est-là certainement avoir bien à cœur que la saleté passe en usage parmi nous. Que peut-on faire de plus que de l’anoblir ainsi en la rendant familiere aux personnes du premir rang ? Il faut qu’aprés cela elle monte à son plus haut point : à moins qu’elle ne tombe dans le mépris par la voie même dont on se sert pour l’élever en honneur.

Quatriémement. Les Prologues, ni les Epilogues dans Plaute n’offensent jamais la pudeur. Je sçai que Lambin prétend découvrir une mauvaise équivoque {p. 28}dans le Prologue du Pœnulus : mais j’estime pour moi que c’est forcer la construction de cet endroit. Le Prologue des Captifs est à observer : Appliquez vous à cette Piece, dit le Poëte ; les paroles qui suivent apportent la raison pourquoi elle merite de l’attention : Non enim pertractatè facta est… neque spurcidici insunt versus immemorabiles. Où nous voyons que de l’aveu de Plaute une Comedie impure est un indigne amusement, & que les paroles indecentes doivent être proscrites des pieces de Théatre.

Au reste, que ce fût-là le vrai sentiment de Plaute, c’est dequoi ses propres Ouvrages font foy : car ses meilleures Comedies sont presque toûjours dans l’ordre à cet égard ; l’Amphitrion y est à une fausse addition prés : l’Epidicus son chef-d’œuvre, les Menechmes, le Rudens, & le Trinummus, {p. 29}qu’on peut compter entre ses plus belles pieces de la seconde classe, ne blessent point l’oreille chaste : son Truculentus, autre ouvrage de merite, quoique non achevé, est encore de mise, supposé le systême du Paganisme. En un mot, par tout où Plaute est plus Poëte il est communément moins bouffon, & par tout où il est bouffon il est rarement bon Poëte : l’ordonnance est alors pitoyable, la diction pleine de pointes & la pensée vuide d’esprit. De sorte que son genie heureux semble l’abandonner dés qu’il veut en faire un indigne usage.

Cependant, il ne s’étend jamais à la moderne sur les succés ni sur les disgraces de l’amour : ces deux articles lui paroissent des écuëils, il n’y touche que légérement & avec beaucoup de circonspection. Enfin il laisse quelque {p. 30}ressource à la modestie, il respecte la dignité de l’homme raisonnable, & fait assez sentir que la corruption des mœurs n’est point son objet.

Examinons-le dans une conjoncture délicate.

Cistell.

Silenium est éprise d’un violent amour ; & elle a de la retenuë malgré l’effort de sa passion : elle marque bien sa douleur sur l’éloignement forcé de celui qu’elle aime, & sur le danger où elle est de le perdre ; mais sa plainte a des bornes, & n’est mêlée d’aucune indecence. Alcesimarchus de son côté ne sçauroit soutenir l’absence de Silenium ; il se trouble, il s’emporte, il menace : mais sa passion n’éclate qu’en discours vagues : il n’en trace nulle image, il n’en désigne aucune particularité messeante.

Plaute neanmoins vivoit dans un siecle qui n’étoit pas encore {p. 31}bien rafiné, & semble ajuster souvent ses Comedies à la portée du vulgaire. C’est pour cela, je croi, que ses caractéres passent le naturel, & que chaque trait ridicule en est trop alongé ; que ses vieillards sont trop credules, ses avares trop défians, & tous ses originaux singuliers au-delà du vraisemblable : c’est peut-être encore pour la même raison que ses personnages du dernier ordre sont trop libres dans leurs paroles.

Terence parut lorsque Rome étoit devenuë plus polie ; & il se conforme à cette politesse de son temps. Je ne vois en lui qu’une expression qui sente l’obscénité ; c’est ce que Chremes dit à Clitiphon. Otez de ses Comedies ce vilain apophtegme, & elles seront comme d’honnêtes conversations, à ce qu’il me semble. Je ne parle pourtant icy que des termes qui {p. 32}font le sujet de mon indignation contre nos Auteurs : car pour ce qui est des choses, je n’ai garde de les garantir sans restriction dans Terence. Ce Poëte donc sur ce pié là est fort circonspect pour ses personnages de femmes : ni Glicerium dans l’Andrienne, ni Pamphile dans les Adelphes, ni Phanium dans le Phormion, ni Philumene dans l’Hecyre n’ont part à l’entretien sur le Théatre : c’eût été en ce temps-là trop de liberté pour de jeunes personnes dont on attendoit beaucoup de reserve.

A la verité, dans l’Heautontimoreumenos l’intrigue du Poëte oblige Antiphile de paroître déguisée sous Bacchis : elles ont ensemble à cette occasion un court dialogue, où Bacchis toute Courtisanne qu’elle est se comporte en honnête femme : ses paroles n’ont rien de ses mœurs ; {p. 33}au contraire, elle louë la vertu qu’elle n’a pas & l’admire dans Antiphile. Antiphile dit, il est vrai, combien elle a toûjours été constante pour Clinie ; elle a un air étonné à son arrivée, elle le saluë gracieusement & ne parle plus du tout.

Mr. Dryden dans sa Poësie Dramatique semble en vouloir à cette conduite de Terence. Il critique les Romains de faire des personnages Muets de femmes qui ne sont pas mariées : il appelle cela, l’éducation de la vieille Elizabeth, dont la maxime étoit que les filles se presentassent & ne parlassent point. N’en déplaise à M. Dryden, cette ancienne pratique seroit aujourd’hui bien necessaire pour le Théatre. Du train que les choses vont, les rôles muets seront toûjours trop rares : car il vaut beaucoup mieux ne rien dire que de sortir de son caractere, quand on parle.

{p. 34}Revenons.

Eunuch.

Une jeune personne flétrie par Cherée ne donne d’autres indices de son malheur que les larmes ameres qu’elle verse ; elle n’ose le raconter à des femmes mêmes. Que la Comedie a fait de chemin depuis ce temps-là !

L’Amour Triomphant

Dalinde nous paye d’audace aprés avoir perdu sa vertu, bien qu’elle n’en doive la perte qu’à son seul penchant.

Terence a cette delicatesse qu’il n’entameroit pas aux yeux du sexe un discours peu honnête : Chremes rougit de redire devant sa femme quelque chose du libertinage de son fils. Pudet dicere hac præsente verbum turpe.

Les esclaves chez lui sont en regle & sur leurs gardes :

Heauton.

ils fuïent l’occasion, ou bien ils la parent ; ils glissent plutôt qu’ils n’apuyent sur un endroit dangereux. Ce Poëte n’estimoit point que la bassesse de la naissance fût comme {p. 35}un passe-port pour la saleté : il sçavoit que le poison le moins nuisible peut s’attacher à certains temperamens, & qu’outre cela nous avons des Spectateurs à qui nous devons du respect. Lorsqu’on a à paroître devant des personnes au-dessus de soy, on prend soin de le faire avec bienseance ; quelque negligé qu’on puisse toûjours être en son particulier.

Maintenant, si Plaute est plus riche que Terence pour l’invention, celui-cy l’emporte sur l’autre pour le jugement & pour le bon goût : non seulement ses railleries sont plus fines & son style est plus élégant, mais ses caractéres aussi sont plus exacts, & montrent qu’il a mieux connu la nature que Plaute.

Il reste encore à dire pour la gloire de Terence & à nôtre confusion, que les Courtisanes sont {p. 36}chez lui plus retenuës que les femmes d’honneur & de condition à la maniére de nos Poëtes : Bacchis dans l’Heautontimoreumenos & Bacchis dans l’Hecyre en sont des preuves ; leurs paroles sont mesurées à la modestie inséparable du sexe, & non à leur profession.

Eunuch.

Thaïs la premiere en ce genre est tres-spirituelle, tres-artificieuse & tres-engageante ; mais elle ne hazarde pas un seul mot obscéne. Que l’on admire icy la discretion de ce Comique comparé à ceux de nôtre siécle !

Peut-être que cette conduite de Terence avoit sa source dans une modestie qui lui étoit naturelle, & qui influoit aprés cela par choix sur ses Ouvrages. Mais quelque fût son fonds personnel, & son goût particulier, il n’ignoroit pas qu’à Rome on ne violoit point impunément les loix de l’honnêteté dans le langage. {p. 37}En effet, le Théatre avoit alors un frein, il redoutoit les Censeurs publics ; & l’office de celui qui présidoit au Chorus étoit établi pour arrêter la licence des Dramatiques. Ajoûtons que bien loin que les paroles sales pussent plaire à la Noblesse Romaine, elles étoient un moyen sûr de l’offenser. De là cette regle d’Horace.

Non immunda crepent ignominiosaque dicta.
Offenduntur enim quibus est Equus & Pater & res.

De Art. Poët.

Les anciens Romains exigeoient des égards infinis dans la conversation d’un étranger avec leurs femmes ; de crainte qu’il n’en scandalisât la pudeur.

Var. apud Nonium.

Ils défendoient par le même principe le commerce du grand monde à celles qui n’étoient pas mariées. Dans la Grece, nulle femme au-dessus de la condition d’esclave {p. 38}ne mangeoit hors de chez elle ;

Cor. Nep.

à moins que ce ne fût quelqu’un de ses proches qui l’invitât. C’est apparemment par un pareil motif qu’on fit taire la vieille Comedie à Athenes, aussi bien que pour ses diffamantes Satyres.

Lib. 4. mor. C. 14.

Car suivant la remarque d’Aristote les Comediens qui vinrent aprés, furent plus moderez & plus sages que les autres. Sous cette fameuse République, si un Poëte s’avisoit d’insinuer quelque chose dans ses Poëmes, qui fût contre la religion ou contre les mœurs, on informoit aussi-tôt de son mauvais procedé, & on le condamnoit à de grosses amendes.

Vit. Eurip. Edit. Cantab. 1694.

N’oublions pas de faire observer que ni Plaute ni Terence, ni Aristophane même ne fournissent aucun exemple de femme mariée que l’on corrompe. Sur nôtre Théatre rien de plus commun que des infideles à leur époux : {p. 39}les modéles d’infidelité y sont tracez avec une varieté infinie, & tous marquez au sceau de la belle gloire ; c’est icy une sorte de science où nos Poëtes ont voulu exceller pour la mettre en vogue. Que de moyens jusqu’à nos jours, inconnus ! que de ressorts nouveaux ! que de piéges par eux inventez pour surprendre la vertu ! Avec quels applaudissemens n’enchantent-ils pas la défaite ! Car voilà leur objet principal : la finesse de l’intrigue, & la naïveté de la representation se terminent là pour l’ordinaire. Rome avoit d’autres sentimens sur ce point, dont elle prévoyoit les conséquences : le Gouvernement qui éclairoit de prés les Poëtes n’eût pas vû d’un œil indifferent le deshonneur d’une famille travesti en Comedie.

Remarquons encore, que les Comiques anciens n’avoient point {p. 40}de sales chansons ;

L’Amour Desinteressé.

au lieu qu’en cecy les Anglois sont extrêmes.

L’Amour Triomphant &c.

Or répandre le charme du vers & du chant sur le mal, n’est-ce pas pour en redoubler la force, pour le rendre plus present à l’esprit & plus agissant sur le cœur ?

Afin de réünir ensemble tous les Dramatiques Latins ; Seneque est chaste dans son langage, & laisse ordinairement l’amour à quartier. Il n’y a point chez lui de cajolleries ; si ce n’est dans son Hercules furens : & là même, Lycus dit peu de choses & en termes honnêtes à Megare. Il s’étend assez dans sa Thébaïde sur l’inceste d’Ædipe, mais sans aucune description fâcheuse. Phedre à la verité déclare ouvertement sa passion, elle en avoüe la violence, & est bien moins sage dans Seneque que dans Euripide.

Hippol.

Cependant, si les sentimens de Phedre éclatent trop, les expressions {p. 41}au moins en sont regulieres.

Passons de l’Italie à la Gréce ; & jettons un coup d’œil sur le Théatre d’Athenes. Eschyle y parut le premier avec reputation : il a du grand, il est hardi ; & semble vouloir transmettre aux Spectateurs la noble audace qui l’anime. Son style a je ne sçai quoi de pompeux, de guerrier, & si je l’ose dire, d’entreprenant : c’est en quelque maniere la trompette qui sonne dans ses vers, propres à échaufer le courage, à inspirer l’ardeur Martiale & à en faire venir à une action. Mais il ne ménage pas toûjours son feu ; il se perd quelquefois dans les nuës, emporté par son attrait pour le sublime ; il est surabondant en épithetes : ses metaphores sont dures, tirées de loin ; & quelquefois son élevation est plutôt dans l’enflure des mots que dans la hauteur des pensées.

{p. 42}Aprés tout, on peut dire d’Eschyle en général qu’il associe d’ordinaire le solide au brillant, que sa diction est toûjours belle, & que ses pensées sont magnifiques. Au regard des bonnes mœurs, Eschyle est sur cela d’une attention qui tient du scrupule : il comprenoit qu’on ne sçauroit rendre un plus mauvais service à l’Etat que de corrompre les hommes ; & que la ruine publique a le plus souvent sa racine dans la dissolution des peuples.

Aristoph. Ran.

Aussi, décline-t-il, pour user de ses termes, la jurisdiction de l’amour dont il blâme hautement les intrigues. Qu’on ne s’attende donc pas à de longues citations de lui sur ce sujet, l’aversion qu’il en a l’en fait parler tres-succintement. Mais la rareté même de ces sortes d’exemples dans ce Poëte est une preuve efficace pour l’affaire presente ; & son témoignage est d’autant {p. 43}plus fort qu’il est plus précis.

Oreste est forcé par l’Oracle de vanger la mort de son pere au prix de celle de sa mere :

Orest. 48. Edit. Cantab.

lorsqu’il est sur le point d’ôter la vie à celle dont il l’a reçuë, il en rapelle la cruauté ; mais il en dissimule l’adultere. Euripide charmé de cette discretion la donne à son Electre en pareille circonstance. Eschyle dans la Piece suivante fait des vœux pour ses compatriotes par la bouche des Eumenides :

Eumenid. 305.

le tour qu’il prête à celles-cy est noble & tout poëtique. Les Eumenides souhaittent entre autres choses que toutes les jeunes personnes s’engagent par les liens legitimes d’un heureux hymenée, & qu’Athenes ne compte dans les enceintes de ses murs que de veritables Citoyens. En cet endroit, Eschyle n’offre qu’un leger crayon de l’amour, tout {p. 44}permis qu’il est alors ; & il le fait avec un tel choix de couleurs que les vœux des Eumenides ont tous les traits de la vertu & qu’ils y conduisent les Spectateurs.

L’Auteur du Fourbe

P. 79.

sort de toute mesure dans une semblable occasion : il donne un galimatias d’obscénitez & de pedanteries à l’un de ses premiers personnages.

Touch-Wood.

Mais nos Poëtes font aujourd’hui comme ils l’entendent ; ils mettent impunément & le merite & la naissance à aussi bas prix qu’il leur plaît.

Reprenons. Danaus prescrit à ses filles de sages regles de conduite : elles avoient à demeurer dans une terre étrangere, & à y lutter contre l’indigence & l’esclavage, circonstances qui ajoûtent de nouveaux dangers à la vertu. Danaus leur laisse sur cela les ordres les plus précis de veiller à leur sûreté ; il veut qu’elles {p. 45}sacrifient tout pour conserver leur honneur & qu’elles perissent plutôt que de le perdre.

Pag. 340.

Je ne doute point que nos Poëtes ne nomment ce discours de Danaus, une harangue insipide, & que du haut de leur esprit ils n’en regardent l’Auteur en pitié. Cependant rien ne m’empêchera de leur dire que d’honnêtes Payens ne sont pas toûjours les derniers des hommes, & que dans une fausse Religion l’on a quelquefois plus de probité que n’en ont des Chrêtiens.

Sophocle succeda à Eschyle pour le Théatre, & fut certainement un homme extraordinaire. Il surpasse son Prédecesseur par beaucoup plus d’art dans l’ordonnance & beaucoup plus d’exactitude dans le style : ses caractéres sont bien pris & ne se démentent point : ses incidens causent la surprise, & ses catastrophes sont {p. 46}amenées : il ne reçoit que le beau, le grand, le merveilleux : il donne à tous ses raisonnemens un tour qui frappe : ses figures sont hardies sans être outrées. On n’y voit point un entassement de mots ampoullez : on n’y voit rien de guindé, rien de contraire à la nature & à la vraisemblance, rien de pareil à Dom Sebastien le Roy des Atomes.

Piece Angloise.

Sophocle non plus qu’Eschyle n’insiste point sur l’amour : s’il en parle, c’est avec tout le laconisme & toute la sagesse imaginables. Par exemple, quand il rapporte l’inceste d’Oedipe il enveloppe ce que cette idée a de choquant, il l’éloigne & la dépayse par des expressions metaphoriques.

Oedip. Tyran. Edit. Steph.

Dans un autre de ses Poëmes, Creon veut la mort d’Antigone pour avoir osé ensévelir Polynice.

Antigon. 242. &c.

Antigone & Hemon fils de Creon avoient l’un pour l’autre {p. 47}quelque chose de plus que de l’amitié : Hemon tâche donc d’ôter à son pere le dessein qu’il a formé contre les jours d’Antigone : il lui represente que donner la sépulture à un frere, quoique contre son ordre, c’est aprés tout une action d’humanité ; & que le peuple pourroit bien ne pas voir d’un œil tranquille le châtiment de celle qui l’a faite. Mais Hemon ne dit rien de l’interêt personnel qui l’attache à la Princesse ; si ce n’est dans un vers tellement obscur que Creon ne le comprit pas. Antigone de sa part, au milieu de ses autres malheurs déplore celui de se voir mourir si jeune ; sans qu’il lui échape une parole sur le chapitre d’Hemon. Le Poëte d’ailleurs se garde bien de mettre au même temps sur le Théatre ces deux personnages si intéressez l’un à l’autre : il apprehende qu’ils ne lui deviennent {p. 48}des caractéres trop delicats à manier & trop dangereux à exposer. Nos Tragiques n’y eussent pas cherché tant de mystere : ils auroient accordé à Hemon & à Antigone plus d’un tête-à-tête pour se soüiller l’imagination, pour ternir l’éclat de leur naissance & faire de leur penchant reciproque, un scandale.

Sophocle mêle au recit de la mort d’Hemon celui de la passion de ce jeune Prince, qu’il orne de tout le merveilleux & de tout le pathetique de la Poësie. Sa narration neanmoins est dans la bienséance ordinaire : les sentimens y sont élevez & tendres à la fois ; ils ravissent & touchent ; ils font naître l’admiration & la pieté ; & rien davantage.

Le Chœur dans les Trachinies convient qu’on ne resiste point sans peine à l’effort du penchant :

Trach. 348

il indique finement les intrigues {p. 49}des Dieux, & passe aussi-tôt à une belle description du combat d’Acheloüs & d’Hercule. C’est ainsi que Sophocle coule vite sur un sujet delicat sans y arrêter ; comme une hirondelle qui ne fait que raser d’un vol rapide la surface de l’eau.

Parcourons maintenant Euripide : sa maniere est de fuir l’affectation du Theatre & de suivre le naturel de la conversation : il sçait exprimer en des termes ordinaires des choses qui ne le sont point : c’est l’honnête-homme dans lui plutôt que l’Auteur qui pense & qui parle. Ce qu’il a de particulier & de personnel c’est la netteté du style ; ce sont certains principes, certains retours heureux de morale ; c’est l’art de remuer à coup sûr les passions, & sur tout celle qu’on nomme la Pitié : c’est une étenduë d’esprit qui le fait approfondir {p. 50}& épuiser un objet de quelque côté qu’il le saisisse.

Tel est en passant, le caractére d’Euripide, & je l’ai encore pour moi contre la pratique de nos Poëtes. J’en ai déja insinué deux exemples, dont l’un est d’Electre & l’autre de Phedre Continuons. Dans son Hippolite il définit la débauche, une folie, une stupidité : être vertueux selon lui, aussi bien que selon Eschyle, c’est être raisonnable. C’est-à-dire, qu’au sentiment de ces deux Tragiques, la regularité dans les mœurs suit de la droite raison, comme la conséquence, de son principe. Lors donc que Phedre se trouve l’esprit tout occupé d’Hippolite, elle s’efforce de substituer des raisons solides à ces idées frivoles, elle donne à celles-cy le change par des invectives contre les femmes déreglées ; elle conclut à plutôt mourir que {p. 51}d’être infidéle à son époux & que de devenir une tache à sa famille : la honte des peres, ajoûte-t-elle, passe & reste aux enfans, qui ne la portent gueres écrite sur le front sans qu’elle leur soit une flétrissure personnelle aux yeux des hommes. Alors, le Chœur enchanté du courage & de la resolution de Phedre s’écrie : O que la sagesse sied bien par tout où elle se rencontre ! Quel lustre n’en reçoit pas le merite &c.

Edit. Cantab. p. 232. &c.

Le Scoliaste fait ces reflexions sur quelques vers d’Hippolite, « Que l’imagination d’un Poëte doit être pure, & que les Muses étant Vierges, il faut que les Poëmes soient assortis à cet état. »

Hermione reproche à Andromaque que son mari ne la regarde pas avec de yeux indifferens ;

Androm. p. 303.

Andromaque lui remontre qu’elle parle trop & qu’elle voit trop {p. 52}loin pour une jeune femme.

Iphig. in Aulid. p. 277.

Achille au premier aspect de Clytemnestre, lui fait assez entendre qu’il est aussi touché de son air modeste que des autres agrémens de sa personne : Clytemnestre reçoit de bonne grace le compliment d’Achille & le loüe de loüer la modestie. Menelaus & Helene sçavent se moderer sur l’agréable surprise de se revoir aprés une longue absence :

Helen. 277

leurs plus tendres expressions ne portent aucune mauvaise idée avec elles.

Osmin & Almerie ne se séparent pas avec la même bienseance que Menelaus & Helene se revoyent.

La nouvelle Mariée en deüil. p. 36.

Leur séparation est un ramas d’impietez & d’ordures que le Poëte eût bien dû nous épargner. En voicy quelques traits contre la Religion & le bon sens. Vous me quittez, Almerie, sans esperance de retour ! Quelle autre peine les damnez souffrent-ils que le desespoir ? {p. 53}que de connoître le Ciel & de sçavoir qu’il est perdu pour eux à jamais ? Ces Messieurs seroient bien pauvres en politesse & tres-courts de comparaisons ; si tout abus des veritez Chrétiennes leur étoit retranché !

Au reste, la passion d’Osmin en fait un homme fort regulier : il a déja perdu toute patience, de son propre aveu ; je croi qu’il a encore perdu l’esprit, sans qu’il le dise lui-même : on en jugera. Que sont, dit-il, les foüets, les roues, les tortures comparées à nôtre séparation cruelle ? Ne sont-ce pas les douceurs les plus doucereuses du monde ? n’est-ce pas le plus letargique repos où l’on puisse être plongé ? n’est-ce pas l’air le plus rafraîchissant qui puisse devorer ?

Des douceurs doucereuses, un repos letargique & un air devorant seroient d’étranges consolations dans la souffrance ! Cette comparaison {p. 54}n’est elle pas bien imaginée ? c’est apparemment que ceux qui aiment, semblables à ceux qui sont en délire, disent tout ce qui leur vient dans l’esprit. Almerie prend ce jargon pour modéle, & y conforme sa réponse. O je suis frappée ! Tes paroles sont des foudres de glace qui lancez dans mon cœur, le fondent en même temps & le gélent.

Des foudres de glace ! Ouy ; il paroît même que le froid s’est communiqué jusqu’à la tête.

Il y a icy un jeu de mots dans l’Anglois qui n’a pû se rendre en François.

Je claque des dents, ajoûte-t-elle, je frissonne, je m’évanouis, les forces me manquent par degrez & s’en vont par des roulades de frayeur. Merveilleux langage ! Ensuite, elle s’écrie : Plus bas encore, bas, bas ; on croiroit que c’est un épagneule qu’elle dresse à se camper sur le derriere. Autres expressions naturelles !

Ibid.

Nous ne leverons plus les yeux ; mais courbez & muets {p. 55}nous moüillerons la face immobile de la terre jusqu’à la pourrir par les torrens continuels d’une pluye ardente. Quelles figures ! quelle élocution ! Le marbre est-il plus dur que cela ? Je me souviens à ce propos d’un certain endroit de Du-Bartas.

 « Quelquefois il advient que la force du froid
Géle toute la nuë : & c’est alors qu’on void
Tomber à grands floccons une celeste laine :
Le bois devient sans feüille, & sans herbe la plaine.
L’univers n’a qu’un tein, & sur l’amas chenu
A grand’ peine paroît du Cerf le chef cornu. »

Je conçois cette description encore mieux que l’autre, que je renvoye aux reflexions de M. Dryden.

Epist. dedicat. du Moine Espagnol.

Mais des douceurs doucereuses, un repos qui aille à la letargie, un air le plus rafraîchissant qui {p. 56}puisse devorer, des roulades de frayeur, des torrens continuels d’une pluye brûlante ; c’est ce que je n’entends point. Car pour parler un peu à la mode de nôtre Théatre, cette multitude d’épithetes ôte tout le sens d’un Poëme, comme un trop grand nombre de petits suce toute la substance de la mere. Mais tout est bon pour des Poëtes dont les tours d’éloquence sont de même espece que les diamans faux des Acteurs.

Je reviens à Euripide.

Troad. p. 46.

Cassandre rapportant les malheurs des Grecs s’arrête tout court à l’adultere de Clytemnestre & à celui d’Egiale. La raison pourquoi elle en demeure là, est admirable : C’est qu’on doit passer sous silence les mauvaises choses, & qu’elle hait une Muse qui cherche à briller dans une narration obscéne. Car il est des choses dont le recit est aussi dangereux qu’elles sont criminelles {p. 57}de leur nature ; la description qu’on en fait laisse souvent le trait empoisonné aprés elle. Euripide attentif à cet écüeil mesure tellement sa Diction & ses Mœurs qu’il n’y tombe jamais.

Que nous nous sommes miserablement soustraits à ces regles des Maîtres de l’Art ! à ces regles qui ont pour fondement, la raison ! Sur nôtre Théatre, rien de plus ridicule que la modestie : défaut d’éducation ! ignorance des usages du monde ! sujet de honte ou peu s’en faut !

L’Homme sans façon. p. 21.

Ne sembleroit-il pas que le genre humain n’est plus genre humain ? que l’essence de l’homme a changé ? que l’extravagance a pris la place de la raison, le renversement celle de l’ordre, & le vice celle de la vertu ?

La Femme provoquée. p. 41.

Mais, quoi ? diront nos Poëtes : tout sera donc impunément {p. 58}dans la confusion ? l’homme laissé à sa mauvaise conduite ? la vie enfin que l’on méne à Londres, inconnuë ? Quel mal y a-t-il que tout cela soit devoilé ? Je demande à mon tour : s’il n’est rien au monde qu’il ne soit convenable de dire ou de représenter ? Seroit-on sage de nous donner le spectacle d’un pestiferé, & de le promener autour de nous ; tandis qu’il souffle par tout la contagion ? Il ne faut donc instruire de quoi que ce soit ? répliquera-t-on. Ce n’est pas là ce que je prétends ; mais je soutiens qu’on ne doit pas instruire de tout : car les hommes doivent-ils tout sçavoir ? Ne vaut-il pas mieux, par exemple, ignorer un mal que d’en acheter la connoissance aux dépens de sa santé ? Qui est-ce qui se feroit une large playe pour connoître la nature de cette douleur ? Est-il quelqu’un qui voulût {p. 59}suivre à la piste une mauvaise odeur pour faire la découverte d’un cloaque ? Je ne m’arrête pas davantage à cette objection ; parce que je la retrouveray ailleurs.

Dans Dom Guichot par M. Durfey.

Le Théatre d’Athenes s’est vû jusqu’icy dans la regle ; mais je tombe d’accord qu’il n’y a pas été sans prescription. Aristophane se donne de grandes libertez, & ses personnages de femmes s’en ressentent aussi-bien que les autres. Cependant, son exemple ne conclut rien pour l’affaire présente : j’ai de mon côté la nature de la chose, l’usage, le sentiment de gens plus habiles & plus sensez qu’Aristophane. Les plus celebres Philosophes, les meilleurs Poëtes, les plus judicieux Critiques, les Orateurs tant Grecs que Latins, tant anciens que modernes me donnent gain de cause sur lui. Je ne veux neanmoins {p. 60}que les Ouvrages mêmes de ce Comique pour le perdre de credit & anéantir son autorité.

Premierement. Aristophane étoit un parfait Athée, & ne s’en cachoit pas trop : pour rendre ce fait sensible, il ne s’agit que de confronter ses Nuées avec ses autres Comedies. Son dessein dans cette piece est de joüer Socrate & d’en faire la risée de la Ville. Or ce Philosophe n’avoit pas seulement beaucoup de raison & de probité ; il passoit même pour rafiner sur la Theologie payenne, pour en retrancher tout le fabuleux, & pour vouloir la ramener au point de la Religion naturelle. Aussi Saint Justin le Martyr & quelques autres Peres ont-ils regardé Socrate comme un homme d’une créance non payenne, & ont cru qu’il avoit souffert pour l’unité d’un Dieu.

Voilà l’homme qu’Aristophane {p. 61}joüe finement, à ce qu’il s’imagine : il lui prête un habillement de foû, & puis il le montre au doigt. Socrate alors instruit son disciple Strepsiade d’une nouvelle Religion & lui déclare qu’il ne reconnoît point les Dieux suivant la notion commune.

Nub. a. 1. s. 3. Edit. Amstel.

Le Poëte lui dit en un autre endroit que les Nuées sont les seules Divinitez : ce qui est le même trait de Satyre que celui de Juvenal contre les Juifs, lesquels n’adoroient qu’un souverain Estre :

Nil præter nubes & cœli Numen adorant.

Satyr. 14.

Socrate continue sa leçon de Theologie, & décide nettement qu’un Jupiter est une chimere Il avance & tâche d’obtenir de Strepsiade par composition qu’il n’admettra point d’autres Dieux que le Cahos, les Nuées & la Langue. Par conclusion : le Poëte condamne le Philosophe à une peine {p. 62}publique à cause de ses singularitez. Il met le feu à l’Ecole de Socrate pour avoir appris aux jeunes gens à disputer contre les loix de la justice, à ce qu’il prétend, pour avoir débité des principes d’Athéïsme, & s’être moqué de la Religion du pays.

Que Socrate ne fut point Athée, c’est ce qui paroît assez certain par les preuves que j’en viens d’apporter : j’y joins encore celle-cy, décisive toute seule ; c’est la confiance qu’il avoit en cet Esprit,

Plat. Apol. Socrat.

en ce Genie dont il suivoit les lumiéres pour se gouverner. Quoiqu’il en soit, il est visible qu’Aristophane n’étoit point de la Religion de Socrate : le Poëte déclamoit contre la suppression des Divinitez fabuleuses que le Philosophe s’efforçoit d’abolir, au mépris de la commune créance. Il reste donc qu’Aristophane étoit bon Payen, ou n’étoit rien du tout.

{p. 63}Il faut voir à cette heure quel cas ce Comique fait des Dieux reçus & honorez : il donne un gage de sa pieté envers eux dans une conjoncture où l’on s’y attendroit le moins ; c’est vers le commencement de ses Nuées. Phidippe, espece de Petit-Maître jure par Neptune le Maquignon qu’il a une tendresse respectueuse pour son pere Strepsiade. Point de Maquignon, si vous m’aimez, repart le bon homme ; cette Divinité m’a ruiné ou peu s’en faut. Le trait est hardi contre Neptune, frere de Jupiter, & Maître d’une partie considerable de l’univers. Certainement, Aristophane ne se seroit pas exposé à la mer, ou bien il n’ajoûtoit gueres foy au Trident. Bagatelle neanmoins, au prix de ce qui suit.

Plutus prétend avoir eu en vûë de ne servir que la vertu : mais Jupiter l’a fait aveugle précisément {p. 64}afin de ne pouvoir discerner l’honnête homme du frippon. Car pour le dire avec franchise ; Jupiter a une pique contre tous les gens de bien. Vers la fin de cette Piece, Mercure est insulté par Carion, & fait lui-même un personnage ridicule & bas. Aprés cela il se plaint de tout son cœur que depuis la guérison de Plutus les sacrifices sont tombez & les Dieux prés de perir de faim ; Mercure enfin essuye les mêmes affronts que les coquins, les délateurs & les femmes de mauvaise vie.

Les sentimens d’Aristophane sont-ils ambigus ? c’est à sçavoir que la Religion de son pays n’étoit qu’une imposture soutenuë de l’artifice & de l’ignorance, & que quand les hommes revenus de leur assoupissement ouvriroient les yeux, ils ne seroient plus si fous que de faire des dépenses {p. 65}en sacrifices pour les Dieux.

Ce n’est encore là que comme un essay de la morale de ce Poëte. Dans ses Grenoüilles, il se divertit du systême des Payens, touchant le Ciel & l’Enfer : Caron & les Grenoüilles Stygiennes y sont comiquement représentées.

Ran. p. 188.

Et afin qu’on ne doute point de son opinion sur la commune créance, il avertit que quiconque ne paye pas le salaire d’un crime trop monstrueux pour le nommer il sera jetté sur le rivage du Tartare. Mais avec quelles gens s’y trouvera-t-il ? Avec ceux qui se parjurent, dit ce Poëte, avec ceux qui maltraittent leur pere ou leur mere. Ainsi trahir ses sermens, outrager ceux à qui l’on doit la lumiére, & ne point recompenser une abomination commise, tout cela va de pair au sentiment d’Aristophane. N’est-il pas évident qu’en plaçant de {p. 66}cette maniere burlesque les malfaiteurs, il avoit pour but de critiquer la créance d’un châtiment à venir ? Xanthias en cette même Comedie somme Æacus de lui répondre par Jupiter leur compagnon de coups d’étrivieres. Un esclave, un miserable est mis de niveau avec Jupiter !

Dans les Oiseaux,

P. 536. &c.

Pisthetœrus dit à Epops que si les oiseaux vouloient bâtir une Ville au milieu de l’air ils pourroient intercepter la fumée des sacrifices & affamer par là les Dieux : ou bien que les Dieux se refugieroient dans la même Ville & y deviendroient leurs tributaires. Car les oiseaux étoient bien fondez à exécuter cette entreprise : ils avoient leur droit d’antiquité sur Saturne & sur Jupiter, ils gouvernoient avant les Dieux ; & ils étoient, à dire le vrai, plus capables qu’eux du Gouvernement. {p. 67}Le Conseiller d’Etat des oiseaux continue & avertit qu’aprés avoir achevé la cité suspenduë, & fortifié l’air d’alentour, leur premier soin doit être de reclamer leur ancienne souverainté : que si Jupiter est sourd à leur juste prétention, il faut lui déclarer & aux autres Dieux confederez une sainte guerre ; & couper incessamment toute communication entre le Ciel & la terre. Pisthetœrus s’échauffe sur le nouvel interêt qu’il prend à la cause des oiseaux, & jure par Jupiter que c’est à eux & non à lui qu’on doit desormais sacrifier. Si Jupiter s’avise de brouiller & force d’en venir à une rupture ouverte, Pisthetœrus se charge d’envoyer un détachement d’Aigles contre lui avec ordre de reduire en cendre son palais, sans qu’il ait presque le temps de se sauver lui-même.

{p. 68}Cependant, pour prévenir les calamitez de la guerre, Hercule propose un accommodement ; & seroit assez d’avis que Jupiter abdicât. Neptune à cette proposition traite Hercule de grosse bête : vû qu’il est l’heritier présomptif de l’empire du monde, & qu’il y doit naturellement succeder aprés le décés de Jupiter. Aristophane croit-il aux Dieux immortels ? Dans son Eiréne, Trigée menace Jupiter s’il n’en reçoit pas satisfaction, d’informer contre lui comme étant mal affectionné à la Gréce, & un traître qui en abandonne les interêts.

Je pourrois rapporter bien d’autres endroits de ce Poëte encore plus étranges ; mais c’en est assez de ceux-cy pour nous convaincre qu’il n’admettoit aucune sorte de Divinité. Et quelle merveille qu’un Athée violât les loix {p. 69}de la pudeur ? Nous-mêmes attendrions-nous moins de quiconque se moqueroit de l’existence d’un souverain Estre ? des regles à nous prescrites par sa sage providence ? des distinctions du bien & du mal ?

Un Sceptique ne connoît ni principes de conscience ni motifs de vertu ; il n’a ni crainte ni esperance d’un avenir qui lui servent de frein : il ne consulte que ses penchans, son plaisir, son ambition, son avarice : il lui importe peu par quelles voyes il arrive à ses fins, pourvû qu’il y arrive, il est content, il est en repos.

A la verité lorsque le libertinage s’établit par principes, il en plaît davantage pour l’ordinaire :

Les Poëtes Anglois sont icy indiquez.

le systême convient à la disposition du libertin ; il couvre la malice de son cœur : il autorise ses procedez : car rien ne lui {p. 70}blesse plus les yeux que les lumiéres de la conscience & de la vertu. He ! quel honneur y a-t-il donc à être Maîtres dans l’art de mal-faire sans scrupule, sans retours, sans honte ? Quel plaisir peut-on prendre à voir le vice croître sans cesse par son industrie & par ses veilles ?

Secondement. Outre l’Athéïsme d’Aristophane, son peu de jugement est encore un titre pour annuler son autorité. En effet, si l’on examine bien ses Poëmes, on trouvera que les caractéres n’y sont point propres, ou n’y sont point uniformes ; que d’abord il y entre mal, ou qu’il ne les soutient pas Dans ses Nuées il donne de sales expressions à un homme de bien : il le fait invectiver contre le vice en homme vicieux & corriger la scurrilité par l’impudence. Est-il rien de plus mauvais sens ? Sur tout ce juste, {p. 71}comme il plaît au Poëte de l’appeller, ayant dit au commencement de son discours que l’on condamnoit les gens au foüet pour de pareilles sotises, lorsque le Gouvernement & la discipline étoient en vigueur.

Le Chœur des Grenoüilles

P. 200.

ne s’accorde pas mieux avec soi-même, & tombe dans une semblable contrarieté de maximes.

P. 242.

Bien plus ; dans la suite de la Piece, Eschyle fait le personnage d’un plaisant & d’un agréable contre son humeur naturelle : il tourne ses propres rasonnemens en railleries le plus mal à propos du monde ; dans le moment qu’il dispute pour la couronne de laurier. Aprés avoir badiné quelque temps sur l’histoire de Bellerophon, Eschyle du même ton badin accuse Euripide d’avoir ruiné les Ecoles & les Academies ; & d’avoir rempli Athenes de {p. 72}sornettes & d’impertinences : de sorte qu’on donnoit souvent le foüet aux petits garçons, & la plantade aux Bateliers pour leurs historiettes & leurs caquets.

Ces legeretez burlesques ont fort mauvaise grace dans la bouche d’Eschyle : son caractére est tout different, & dans le fonds & dans les œuvres qu’il a laissées à la posterité. Il nous est représenté, ce tragyque, comme un homme serieux, fier, haut, sensible à l’honneur, piqué au vif de se voir un rival, & d’être forcé d’entrer en lice avec Euripide. Des puerilitez conviennent-elles à un homme de cette trempe & à l’affaire dont il étoit question ?

Autre exemple du peu de jugement d’Aristophane.

Concion.

Blepyre & quelques autres de la compagnie des Jurisconsultes ont un langage également obscéne & insipide : les plus viles canailles {p. 73}ne plaisanteroient pas avec moins d’esprit & plus d’insolence. Mais la conjoncture où ces membres considerables de l’Etat s’entretiennent de la sorte, ajoûte un nouveau degré à l’extravagance du Poëte ; c’est lorsqu’ils vont se rendre au Conseil, la tête remplie du bien de la nation. De petits bouffons sont-ils propres à regler les affaires importantes de l’Etat, & à donner de l’autorité aux loix ? La saleté & l’ineptie sympatissent-elles avec la sagesse & la gravité de la Magistrature ? Pour convertir des Magistrats en tabarins, il faut avoir percé bien avant dans le vraisemblable & dans les secrets de la Politique ! Le tableau qu’Aristophane en fait est aussi naturel que si un Peintre les avoit tirez en habit de Polichinelles & d’Arlequins.

Ce Comique est fécond en absurditez encore plus grossieres : {p. 74}il n’a pas la discretion de sauver du moins aux Dieux les infamies & les bassesses :

Ran. p. 186.

Bacchus & Hercule en disent dans ses Grenoüilles, folâtrent comme des laquais, & font presque tous les tours de Gibeciere de la Foire Saint Barthélemi. Voici quelques traits de ces deux Acteurs qu’on peut citer sans crainte. Bacchus demande à Hercule le plus court chemin des Enfers : celui-cy répond à l’autre ; qu’il se pende ou qu’il s’empoisonne, & qu’il sera bien-tôt rendu au terme. Cette riposte caractérise bien Hercule ; elle le peint aussi au naturel qu’un singe representeroit le Grand Seigneur dans une audience publique. Quelques obscénitez jointes à ces bouffonneries sont le partage du Fils de Jupiter : encore en est-il quitte à bon compte au prix de Bacchus, à qui le Poëte prodigue toutes les mauvaises {p. 75}qualitez ; c’est un débauché, un brutal, un lâche qu’un phantôme effraye :

P. 192.

lorsqu’il comparoît devant Æacus, ce Juge sevére le traite avec hauteur & examine par une bastonnade ses prétensions à la Divinité ; Bacchus hurle sous les coups & gâte par là son affaire.

Ces pitoyables fictions peuvent-elles s’allier avec la Theologie des Payens ? ces caractéres sont-ils d’aprés l’opinion commune touchant Hercule & Bacchus ? Est-il dans la bienséance que le fils de Jupiter, à qui tant d’Autels sont dressez, paroisse coeffé d’un bonnet bleu & armé d’une cuilliere à pot ? Les Dieux du dernier ordre étoient au moins estimez les conquerans de l’univers, & plus considerez que tous les mortels par leur origine & par leurs exploits. Aussi, Sophocle & Euripide manient d’une autre façon {p. 76}qu’Aristophane les caractéres de Bacchus & d’Hercule.

Et il ne sert à rien de nous dire qu’Aristophane étoit un Poëte Comique, & qu’il falloit bien par consequent qu’il inventât des Scénes réjoüissantes. Miserable raisonnement ! Le Comique est-il moins redevable de sa conduite au naturel & au vraisemblable, que ne l’est le Tragique ? N’est-ce pas composer des farces & non des Poëmes que de metamorphoser les caractéres ou les défigurer par des couleurs étrangeres à l’idée generale qu’en ont tous les hommes ? Que ces imitateurs de Thespis se contentent d’un Théatre ambulant, & s’en aillent de villages en villages avec des chameaux & des porc-espics. Mais le grand & le serieux ne compatissent point avec l’enjoüment & le naïf de la Comedie ? Il faut donc choisir des personnages {p. 77}du ressort de la Poësie comique ; il faut que ces personnages n’ayent rien d’opposé à leur caractére connu, & ne soient point d’une condition trop relevée pour badiner. C’est je crois le sentiment d’Horace,

Aut famam sequere, aut sibi convenientia finge
Scriptor, &c.

De Art. Poët.

Souvenons-nous icy de mettre toûjours du rapport entre les operations & le fonds de la nature :

Avis aux Anglois en particulier.

que les Heros, les grands hommes, & à plus forte raison les Dieux ne fassent rien paroître qui ne réponde à leur superiorité sur les Estres vulgaires ; il est absurde & ridicule de donner aux premiers le langage ou les manieres des autres : Aristophane lui-même n’ignoroit point une regle si essentielle, quoiqu’il pratiquât le contraire.

Dans sa défense d’Eschyle,

Ran. p. 242.

{p. 78}Euripide reproche à ce Tragique d’avoir trop d’emphase dans ses vers, trop d’enflure, trop de fracas & trop de ce qu’Horace a depuis appellé : Ampullas & sesquipedalia verba. Eschyle repart, que les pensées & les sentimens des Heros veulent être rendus par des expressions proportionnées à la majesté de ces personnages : il est dans le vraisemblable que les demi-Dieux le prennent sur un ton mesuré à l’élevation de leur rang : comme ils sont distinguez du commun par la magnificence de leur parure, ils doivent l’être encore davantage par la noblesse de leurs expressions. Euripide n’objecte rien à cette réponse : d’où nous pouvons conclure que le Poëte Comique ne desavoüoit pas l’apologie d’Eschyle.

Aristophane aprés tout n’étoit point un homme abandonné du {p. 79}bon sens : mais il n’en suivoit pas constamment l’inspiration & la lumiére. Il est inégal & extrême dans ses inégalitez : tantôt ce sont de basses faceties dont il rassasie les Spectateurs ; & tantôt ce sont mille traits ingenieux dont il l’accable, sans qu’on voye trop à quel propos. En un mot, le bon sens succombe souvent en lui à la passion pour le burlesque, & lorsque l’esprit brille davantage dans ses Comedies,

Ran. Concion.

il y est communément hors de sa place ; par conséquent à pure perte. Ainsi ôte-t-on le plaisir, lorsqu’on fait lever le liévre mal-à-propos.

Troisiémement. Aristophane se fait lui-même un crime de ses libertez dans ses intervalles lucides.

Ran. 238.

Bacchus est choisi pour arbitre du differend entre Eschyle & Euripide. Eschyle demande à son adversaire par quels endroits un Poëte s’acquiert de la {p. 80}reputation ? C’est, répond Euripide, par son habileté à bien conduire un Poëme jusqu’à sa fin, par les tours éloquens dont il sçait relever ses moralitez, par le choix judicieux de son sujet qui aille toûjours à former & à perfectionner la vertu dans les cœurs.

Mais supposé, reprend Eschyle, que vous eussiez corrompu vôtre siécle ; & que d’une nation vertueuse & pleine de courage vous en eussiez fait une republique de lâches & de voluptueux : que meriteriez-vous en ce cas ? lcy l’Arbitre interrompt les parties, & dit : Ce qu’il meriteroit ? la corde : il n’y a pas deux avis sur cela…

Ibid. p. 240.

Les Poëtes sont indignes de l’être s’ils ne retouchent & ne repolissent cent fois leurs Ouvrages ; s’ils ne travaillent sur des sujets utiles aux mœurs & à la religion ; & s’ils ne peignent les grands modéles de vertu dans {p. 81}tout l’éclat capable d’en inspirer l’imitation.

Eschyle au fort de la dispute taxe Euripide d’imprudence : il lui dit qu’un Poëte doit rejetter ce que l’histoire ou la fable contiennent de scandaleux, & n’adopter que ce qu’il y trouve d’honnête : il lui reproche d’avoir mis en œuvre des sujets de galanteries, & rapporté des incestes dans ses Poëmes :

Ibid. p. 224

& quant à lui, autant qu’il s’en peut souvenir, il s’est toûjours interdit les intrigues d’amour.

Ces remontrances d’Eschyle sont de bons memoires pour faire le procés à bien des Muses : & si le Théatre Anglois étoit icy appellé en jugement, Aristophane le condamneroit à être brûlé avec plus de raison qu’il ne mit le feu à l’Ecole de Socrate. Au reste, il est certain qu’Eschyle dans son démêlé avec Euripide {p. 82}étoit l’interpréte des veritables sentimens d’Aristophane. Car en premier lieu ; c’est un fait que les Poëmes d’Aristophane ne roulent jamais sur l’amour ; bien qu’il n’ait composé que des Comedies. En second lieu, le Chœur, truchement ordinaire du Poëte, parle d’Eschyle avec éloge ; & lui attribue même l’avantage sur son concurrent : enfin Bacchus arbitre du differend prononce aussi en faveur d’Eschyle.

Nous voyons donc qu’Aristophane se refute lui-même & passe condamnation sur ses libertez. Cette remarque & les deux précedentes montrent assez qu’on reclame en vain l’exemple de ce Comique, dont il est visible que l’autorité se reduit à rien.

Je pourrois joindre à ce que j’ai recuëilli du Théatre d’Athenes & du Théatre de Rome, les témoignages d’Aristote & de {p. 83}Quintilien, ces deux personnages celebres : mais je les reserve à des besoins plus éloignez pour venir à ce qui est plus proche de nos temps, & qui s’est pratiqué chez nous. Depuis la Reine Elisabeth jusqu’à Charles II. le Théatre Anglois me fournit des choses importantes à mon sujet. Chacsper d’abord est trop coupable pour être icy reçu en témoignage : son exemple ne sçauroit nous être un modéle : ce qu’il merite du côté de l’esprit, il le perd du côté de la conduite ; & suivant la fortune de Plaute, par tout où il est plus obscéne, il est ordinairement moins sensé. Benjanson beaucoup plus sage que Chacsper prend le parti de la modestie dans ses Decouvertes.

P. 700.

Vn Auteur judicieux, que Benjanson appelle un habile Artiste, évitera toûjours les expressions libres {p. 84}& effeminées. Où les mœurs sont corrompuës, là le langage est dissolu…. Les excez en fêtes & en équipages sont les symptômes d’un Etat malade ; & la mollesse du langage est la marque d’un esprit énervé…. La poësie & la peinture ont également pour objet le mêlange de l’utile avec l’agreable : mais le Poëte & le Peintre doivent irremissiblement se retrancher toute idée qui peut induire à un indigne plaisir : sans cela, ils renoncent à leur fin ; & tandis qu’ils plaisent à l’esprit, ils empoisonnent le cœur…. Les paroles sales & les railleries qui tombent sur des personnes du premier rang paroissent tres-propres à faire rire : mais c’est-là ravaler la Comedie à sa basse origine, & sauter du Théatre dans le tombereau de Thespis.

La Bergere fidéle, ouvrage de Fletcher, renferme une excellente morale ; c’est une sorte d’exhortation à la chasteté. Cette {p. 85}Piece eut le malheur d’avoir de tres mauvais Juges : on la siffla avant qu’elle eût été à demi representée. Mais il paroît que la trop grande austérité de ses mœurs fut l’unique sujet de la persécution qu’elle souffrit. Peu de temps aprés, Benjanson & Beaumont vangerent dans leurs Vers l’Auteur de la Bergere fidéle.

Oeuvres de Beaumont.

Et comme Beaumont celebre la modestie de Fletcher sur toutes choses, aussi est-il loüé pour la même vertu par M. Earl : Ces pensées, ces sentimens, ces expressions chastes me plaisent infiniment.

Gaspar-Main, si je ne me trompe, dit quelque chose de semblable ; mais Fletcher nous en dira davantage ; c’est dans son Prologue de l’Ennemi du sexe où le Poëte parle en personne, & déclare franchement à l’assemblée ce qu’elle doit attendre de lui. S’il est quelqu’un parmi {p. 86}vous qui vienne icy pour entendre des sottises, il peut se retirer : car je vous annonce au grand regret de la canaille, que vous n’entendrez rien de ce genre. On voit que dans ce temps-là l’obscénité n’étoit que du goût des petites gens.

A

Premier Prologue d’une autre piece de Fletcher.

Athenes on a banni du Théatre, & à Rome on a hué ceux qui introduisoient sur la Scéne des parasites, faiseurs de singeries, des fous indecemment vêtus, des Courtisannes libres dans leurs paroles.

Loin

Second Prologue de la même piece.

d’icy toure Satyre qui attaque les particuliers, toute expression trop enjouée, tout ce qui peut avoir l’ombre du crime. Une coupable joye ne cause point un vray contentement ; & les honnêtes gens ne sont touchez que des choses honnêtes.

Je n’ay cité de Fletcher que des Comedies. Le Couronnement est un autre Poëme de lui, dont {p. 87}le Prologue est conçu en ces termes : Il n’y a point icy de ces équivoques dont on séme quelquefois la Scéne pour donner un divertissement grossier : le langage y est semblable à l’onde pure d’une claire fontaine. Nôtre Poëte m’envoye à vous avec confiance pour vous avertir qu’il ne vous refuse aucun plaisir, hors celui de la folie : les gens materiels & qui n’aperçoivent encore la sagesse que dans l’éloignement, mépriseront sans doute son travail ; mais les sages lui en sçauront gré : ils le supporteront au moins en faveur de la bonne intention de sa Muse.

J’ai donc encore ces Poëtes de mon côté contre nos modernes. J’avoüe neanmoins que l’interêt de la vertu n’a pas toûjours été l’objet de leur plume : mais au regard de Fletcher en particulier, il me suffit que ses derniers Ouvrages soient les plus honnêtes ; c’est une preuve ou {p. 88}que ce Poëte s’est corrigé, ou que les endroits reprehensibles dans ses Comedies étoient de la façon de Beaumont, lequel mourut avant Fletcher.

J’appuye toutes ces autoritez par un suffrage d’un grand poids, qui est celui de M. Corneille. Cet illustre Auteur eut le déplaisir de voir échoüer sa Theodore malgré la chasteté des expressions qui y regne depuis le commencement jusqu’à la fin. Voicy comme il s’exprime sur le sort de ce Poëme.

« Ce

Examen de Theodore.

n’est pas toutefois sans quelque satisfaction que je vois la meilleure & la plus saine partie de mes Juges imputer ce mauvais succés à l’idée de prostitution que l’on n’a pû souffrir ; bien qu’on sçût assez qu’elle n’auroit point d’effet, & que pour en extenuer l’horreur j’aie employé tout ce que l’art & {p. 89}l’experience m’ont pû fournir de lumiéres.

« Dans cette disgrace j’ay dequoi congratuler à la pureté de nôtre Scéne, de voir qu’une histoire qui fait le plus bel ornement du second Livre des Vierges de saint Ambroise, se trouve trop licentieuse pour y être supportée. Qu’eût on dit si comme ce grand Docteur de l’Eglise, j’eusse fait voir cette Vierge dans le lieu infame ? si j’eusse décrit les diverses agitations de son ame pendant qu’elle y fut ? C’est là-dessus que ce grand Saint fait triompher cette éloquence qui convertit saint Augustin.

« J’ay dérobé tout cela à la vûë, & autant que je l’ay pû, à l’imagination de mes Auditeurs ; & aprés y avoir consumé toute mon industrie, la modestie de nôtre Théatre a desavoüé {p. 90}ce peu que la necessité de mon sujet m’a forcé d’en faire connoître, &c. »

Ces paroles nous exposent à la fois, & le témoignage du Poëte, & la pratique du Théatre François & le sentiment de la nation Françoise. Est-il rien de plus fort contre nous ?

Certainement, il saute aux yeux, aprés tout ce que j’ay mis en jour, que nôtre Théatre moderne est d’un scandale au-dessus de toute comparaison : il excede la licence de toutes les nations & de tous les siécles : non, il n’a pas même le miserable pretexte de l’exemple dont les plus affreux crimes tâchent du moins à se couvrir. C’est icy un plan sans modéle, un systême de genie, un nouveau champ d’iniquité que personne avant nos Poëtes n’avoit imaginé. Aristophane tout coupable qu’il est par tant {p. 91}d’endroits l’est bien moins qu’eux à cet égard : il n’employe jamais les figures de la plus obscéne Rethorique ; il leur étoit reservé d’en être un jour les créatures.

Leurs Oeuvres mêlées sont encore licentieuses à faire frémir. Ce sont communément des collections de tout ce que les Poëtes les plus sales de l’antiquité nous ont transmis de plus infame. Ce n’est point assez ; le Traducteur Chrétien encherit alors sur l’Auteur payen. Je ne sçaurois me persuader qu’on ait jamais vû de semblables excez ou qu’on les ait tolerez. Enfin, si c’est un merite que d’infecter l’esprit & de corrompre le cœur, que d’apporter dans les familles la honte, les maladies, l’indigence ; je conviens que les Poëmes de nos Auteurs sont au-dessus de tous les éloges : mais s’il n’en {p. 92}est pas ainsi, il me semble qu’on devroit traiter ces ouvrages tout autrement qu’on ne fait.

CHAPITRE II.
L’Impieté du Théatre Anglois. §

Je reduis l’impieté de nos Poëtes à ces deux chefs à leurs imprecations d’abord & à leurs sermens ; ensuite à l’abus qu’ils font de la Religion, & des saintes Lettres.

C’est un usage tout établi sur nôtre Théatre que les Acteurs se lancent des imprecations horribles, & se souhaitent reciproquement la possession du démon, l’enfer, les plus grands malheurs de ce monde, & les plus cruels tourmens de l’autre vie. Les sermens ne leur sont pas moins familiers que ces énormes souhaits : {p. 93}ils partent en toute rencontre de la bouche impie de toutes sortes de personnes ; des gens de condition aussi-bien que de la canaille, des braves aussi-bien que des lâches : l’amour ou la haine, le bon ou le mauvais succez, le sang froid ou l’emportement ne sont jamais représentez sans quelque jurement qui soit comme l’ame & le coloris du tableau.

Au reste un serment mis en œuvre n’est pas une mediocre ressource pour quantité de nos Dramatiques : c’est ce qui remplit le vuide de la pensée, ce qui renfle une expression plate, ce qui donne de l’harmonie & de la rondeur à la periode ; ce qui apprecie enfin l’éloquence & le merite de ceux qui se signalent en l’art de jurer. Mais ce merveilleux talent, si rare ailleurs & si commun chez nous, ne s’y produit pas toûjours sous la même {p. 94}forme : tantôt on extenue le mot affreux, auquel on change quelque lettre sans alterer par là le sens ; comme si on vouloit éluder le crime, bien que l’on viole la loy : tantôt on ne fait que bégayer, on ne prononce le mot qu’à demi ; mais on laisse toûjours assez entendre la chose : c’est comme une piece de monoye qui n’est point si tronquée tout autour qu’on n’y voye & la figure & le nom.

Matth. 22 21.

Et que personne ne se méprenne icy à ces especes de ménagemens : le principe en est trop visible pour qu’ils fassent illusion. Loin que ce soient de ces adoucissemens qu’on apporte quelquefois pour affoiblir le scandale, ce sont des rafinemens inventez pour éviter une uniformité qui pourroit paroître ennuyante. En effet, on ne s’embarasse gueres de ces précautions apparentes {p. 95}dés qu’on s’en est suffisamment servi pour la varieté des sermens : on n’hesite point alors à franchir le pas & à jurer grossierement. Nous avons de ces exemples dans le Vieux Bachelier, dans le Fourbe, dans L’Amour sans interêt. Mais Dom Guichot, La Femme Provoquée & le Relaps sont d’une grossiereté que leurs termes seuls peuvent exprimer. Aussi, les Poëtes d’aujourd’hui effacent-ils encore à cet égard tous ceux qui les ont précedez. Chacsper étoit au prix d’eux un homme grave & concerté, & Benjanson un esprit scrupuleux. Pour ce qui est de Beaumont & de Fletcher, il n’y a dans leurs Comedies que des scelerats qui jurent & qui sont même sur cela reprimandez : sans compter que leurs sermens ne sont point accompagnez d’imprecations pareilles à celles du Théatre moderne.

{p. 96}C’en est assez pour le fait, contre quoi nos Auteurs ne s’inscriront pas en faux : au regard du droit, il n’est pas besoin de grands raisonnemens pour prouver que c’est un crime que de jurer. Car chacun porte avec soi la preuve sensible que rien n’offense plus que le mépris : & il n’est point d’endroit par où l’homme marque plus à Dieu qu’il le méprise que par de continuels sermens. Quelle insolence d’en appeller à lui pour attester des faussetez ! pour cautionner nos folies ! Quel outrage de le prendre, autant qu’il est en nous, pour Acteur de nos coupables divertissemens ? Se joüe-t-on ainsi du Seigneur, sans se proposer d’en avilir, s’il étoit possible, la Majesté suprême ? Ces procedez ne sçauroient s’allier avec la créance serieuse d’un Souverain Estre, & des oracles d’une Religion toute divine.

{p. 97}Nos Poëtes trop convaincus qu’on ne leur impose pas pour le fait, doivent aussi demeurer sans réponse sur toute la grandeur du crime dont on les accuse. Ce n’est point dans quelque évenement tumultueux qu’ils jurent, ni dans la chaleur d’une passion soudainement élevée ; c’est de sens rassis, avec dessein, par une occupation suivie & de métier : circonstances affreuses ! qui ne laissent voir que la malice la plus étudiée & la plus digne de la colére du Juge qui nous demandera compte un jour de nôtre conduite. Mais, si les veritez de l’Evangile n’étonnent point certains esprits, comme j’ai bien lieu de le croire, ne craignent-ils pas du moins la loy qui proscrit en termes formels les juremens sur le Théatre ?

« Pour prévenir & empêcher le grand abus du saint Nom de {p. 98}Dieu sur le Théatre, à la Comedie, &c. il est ordonné par nôtre Souverain Seigneur.… que si une fois ou plusieurs aprés la présente seance du Parlement, quelqu’un ou quelques-uns sur le Théatre à la Comedie, &c. par plaisanterie ou par irreligion, parlent ou se servent du saint Nom de Dieu, ou de Jesus-Christ ou du Saint Esprit, ou de la Trinité, Noms qui ne doivent être prononcez qu’avec respect & avec revérence ; ils payeront pour chaque faute commise en ce point dix livres-sterlins d’amende : la moitié de ladite somme à Sa Majesté Royale, à ses heritiers ou successeurs ; l’autre part pour celui ou ceux qui poursuivront pour le même sujet, à quelque Chambre de Justice que ce soit à Westminster : sur quoi nul pretexte de non comparoître, {p. 99}nul credit, nul offre de serment pour affirmer le contraire, ne sera reçu. »

Si l’on tenoit la main à l’exécution de ce Réglement autentique, le Théatre moderne rentreroit dans le devoir, ou bien les spectacles seroient abolis.

Au surplus ; ce n’est pas seulement une irreligion, c’est encore une impolitesse extrême que de jurer sur un Théatre public. Les Dames composent en ces occasions la meilleure partie de l’assemblée : & n’est-ce pas une maxime dans la societé civile, que quiconque jure en présence du sexe doit apprendre à vivre ? Un Athée qui auroit de l’éducation sçauroit alors se commander. Cet usage du monde semble assez naître de ce préjugé ; que les femmes sont communément plus susceptibles & plus remplies de sentimens de Religion que les {p. 100}hommes : qu’on ne peut par conséquent faire à leurs yeux le plus brutal outrage au Seigneur sans les offenser.

D’ailleurs, les sermens reciproques, tels qu’on les entend sur nôtre Théatre, sont une espece de Dialogue bruyant, dont la colére paroît être des deux côtez, la source ; ils ont tout l’air de préludes naturels d’un combat prochain : spectacle que le sexe timide & sans défense redoute le plus ! En un mot, une femme fremit aux juremens d’un esprit emporté presqu’autant qu’à l’aspect d’une épée nuë : & c’est pour cela que tout galant-homme ne se garderoit gueres moins de jurer que de se battre, étant dans une compagnie de Dames.

Je passe à la seconde branche d’impieté ; qui est l’abus des choses de la Religion & des saintes Lettres. Il me seroit bien triste {p. 101}d’avoir à extraire toutes ces prophanations ausquelles nos Poëtes joignent mille blasphêmes qui semblent ne leur coûter rien : j’en diray neanmoins assez pour faire appercevoir combien ceux que j’accuse sont coupables, & pour faire abhorrer, comme je l’espere, leur sacrilege conduite.

Une Chapelle sert de Scéne au premier Acte de l’Astrologue Joüé : & afin qu’on sçache d’abord à quelle intention se prépare ce lieu sacré, la Scéne s’ouvre par des coqueteries, & par de bons mots sur la pieté.

P.

Iacynte y est une des principales Actrices : elle interrompt entr’autres choses Theodosie sa sœur, & s’écrie : Quoi ? ma sœur, vous voulez prier, ma sœur ? … hé ! quel déplaisir vous ay-je donc causé pour que vous priïez en ma présence ?

P. 31.

A ce discours, Sang-farouche jure par Mahomet, {p. 102}& plaisante en style cynique sur le bonheur de l’autre vie, auquel il préfere serieusement le Paradis des Turcs. Ce personnage dit à Iacynte pour la resoudre au desordre : Le Ciel n’a que des yeux & point de langue ;

P. 37.

ce qui signifie assez que Dieu voit l’iniquité, mais qu’il ne la reprochera pas. Sang-farouche avoit déja donné une étrange preuve de sa Religion : Lorsqu’un homme va chez une femme de qualité, il doit être saisi de frayeur, & tout tremblant : c’est ma pensée qu’il y a beaucoup de pieté à cela. Quelle application d’un passage de saint Paul ; d’une instruction toute sainte à une leçon de libertinage ? Ensuite Iacynte mêlant l’effronterie à l’impieté jure par Alla & par Mahomet ; & se rit fiérement de l’enfer.

Sang-farouche se plaint à Couvretout son valet que les Belîtres & les bons Idiots comme lui fassent de {p. 103}la Providence une bête de charge.

P. 55.

Et Couvretout pour montrer combien il profite sous un tel Maître, répond à Bellami qui voudroit tirer de lui un mensonge : Monsieur, foy de pecheur, je vous ay déja donné ma derniere bourde ; il ne m’en reste plus qu’une pour me faire honneur, comme j’espere d’être sauvé, Monsieur.

Vers la fin de cette Piece, on badine sur les apparitions miraculeuses ; & pour s’en moquer d’une maniére plus sensible, on fait tout-à-coup apparoître un Diable sur le Théatre. Ce Diable vient à éternuer, sur quoi on lui dit : Que Dieu le contente ! que probablement il aura attrappé un rume pour s’être trop long-temps éloigné du feu.

La Scéne de L’Orphelin

C.

est dans une contrée de la Chrétienté ; sans que la Religion y soit pour cela plus respectée. Castalio prostituë {p. 104}à sa Dame les attributs de la Divinité :

P. 20.

Il n’est point de langue qui puisse exprimer mon bonheur ou ma peine ; vôtre présence est le Ciel, & vôtre absence est l’enfer pour moy.

Lorsque Polydore medite les moyens de corrompre Monimie,

P. 31.

il adresse au Ciel ces détestables vœux : O Ciel, soyez beni ! Ne vous rendez propice à mes desseins qu’en ce moment si precieux. Nos Poëtes adorent ainsi le Seigneur par des blasphêmes, comme les Lindiens honoroient Hercule en lançant contre lui des maledictions & des pierres.

Lactan.

Polydore a d’autres boutades impies ; mais elles sont marquées d’un sceau qui empêche tout Ecrivain un peu chaste de les tirer d’où elles ont été mises de la premiere main.

Dans Le Vieux Bachelier.

Vaine-Love

C.

demande à Belmour :

P. 19.

Seriez-vous content d’aller au {p. 105}Ciel ? Belmour répond : Hom ! non pas tout à l’heure, en ma conscience ; non en verité. S’excuser par plaisanterie d’aller au Ciel, c’est une disposition tres-propre pour aller tout de bon en enfer. Au quatriéme Acte, il est parlé de l’adultere aussi cavalierement que si ce n’étoit qu’un crime imaginaire, & qui n’a d’autres fondemens que l’ignorance & la bigoterie.

P. 28.

Avez vous meûrement examiné combien le peché d’adultere est un peché criant, horrible, abominable ? l’avez-vous bien pesé ? vous dis-je. Car c’est un énorme fardeau que ce peché… Et quoiqu’il puisse arriver que.… vôtre époux neanmoins en doit aussi porter sa part. Impieté bouffonne, placée icy pour rassurer la conscience alarmée de celles qui commencent à chanceler dans leur devoir, & pour leur ôter les saintes frayeurs qui les y retiennent.

{p. 106}L’Apologie que fait Letitie

Ibid. p. 31.

à son mari renferme toute l’irreligion dont une créature puisse être capable. Je la supprime, aux mêmes conditions que j’ay dissimulé quelques impietez de Polydore, & que je tais encore celles de Pateline, qui fait d’un passage de l’Ecriture une application insolente. Un peu avant cecy Letitie fâchée de voir son intrigue avec Belmour presque découverte, se rassure par cette consideration :

Ibid. p. 39.

J’ay ma ressource dans son impudence, & je benis le Ciel qu’il en ait une bonne provision. Telles sont les actions de graces que rendent à Dieu nos Dramatiques ; telle est la nature de leur pieté, qu’une passion brutale en est la matiére.

Ibid. p. 49.

J’ay été une sorte de Parrain à vôtre égard, dit Charper à Vaine-love : J’ay promis & voüé quelque chose en vôtre nom que je vous crois {p. 107}étroitement obligée d’accomplir.

L’Anglois ajoûte : Puisqu’on n’épargne pas la Bible, il n’est pas étonnant qu’on attaque le Catéchisme.

Se l’imagineroit-on que l’on ose tourner le saint Baptême en derision, à la face d’autant de Chrêtiens qu’il y a de témoins de cet attentat ?

Dans Le Fourbe ;

C.

Paul Plyant

P.

que le Poëte équippe en vray fou lorsqu’il le fait Chevalier, s’écrie d’un ton niais :

P. 36.

Benie soit la Providence ! Pauvre pecheur indigne que je suis, j’ai de grandes obligations à la Providence. Le mot de Providence revient encore trois autres fois tres-mal à propos. Il semble que le Poëte veüille insinuer que la Providence est une chimere, & qu’il n’y a que les fous qui s’avisent d’avoir de la Religion.

P. 40.

Mais aprés ce qu’il ajoûte, ses sentimens ne sont plus équivoques : car il lui plaît de traiter Jehu de Cocher de Fiacre ; sur quoi l’un de ses personnages replique :

Jehu fit jetter Jezabel par les fenêtres suivant l’ordre qu’il avoit reçu de Dieu d’exterminer la maison d’Achab.

Si Jehu étoit Cocher de {p. 108}Fiacre, j’en suis content…. Vous pouvez mettre cela en note marginale : quoique.… pour prévenir la critique, faites-le seulement avec un petit asterique, & dites : Jehu étoit jadis Cocher de Fiacre. Toute miserable qu’est cette irreligion, j’ai de la peine à croire que l’Auteur s’en sçache mauvais gré ; vû qu’il a bien senti qu’il y prophanoit à la fois le Texte & le Commentaire. Je continuerois sur le compte du Fourbe, sans que je le trouverai encore dans mon chemin.

Je viens à Dom Sebastien,

C.

qui ne fait point attendre le Lecteur pour lui fournir une ample matiere de scandale. Dés le commencement Dorax parle en ces termes : Je confierois au Ciel le soin de ma vengeance ? hé ! Que deviendroit la satisfaction de l’injure que j’ai reçuë ? je n’en aurois aucune. Il faut que je me venge par moi-même {p. 109}& non pas par procureur, je m’en moque.

Mais, Dorax étoit un renegat ? Hé bien ? Il s’étoit fait Turc, & non pas Athée. D’ailleurs ce détestable discours ne devroit pas être donné même à un démon ; parce qu’il ne convient jamais de dire, ce qui ne doit jamais être entendu. Il est vrai qu’une saillie d’Athéïsme charme autant l’oreille de quelques braves qu’une fanfare de trompettes.

Antonio,

Ibid. p. 10.

quoique Chrêtien déclaré ne vaut gueres mieux que le renegat. Il ouvre le billet qu’il a tiré pour sa vie ou pour sa mort ; il voit que ce billet est l’un des mauvais : à cet aspect, il s’écrie aprés quelques imprecations : Il est noir comme l’enfer ! bon ! autre parole d’heureux presage ! Je croi que j’ai le diable au corps…. Encore ? Courage ! Je ne sçaurois prononcer une syllabe qui {p. 110}n’aille à ma mort ou à ma damnation. Belle préparation à la mort dans un homme Chrêtien ! Il faut certainement que l’enfer, le diable, la damnation paroissent à nos amateurs du Théatre, des choses tres-réjoüissantes : sans cela, il n’y auroit pas plus d’esprit que de Christianisme dans le Monologue d’Antonio.

L’imagination de nôtre Poëte s’échauffe en avançant dans son travail ; & voicy un trait singulier du feu qui l’anime : Je ne serois pas plus surpris d’entendre le son subit de la trompette qui appelle au souverain Tribunal les mortels endormis, & qui les fait chercher avec précipitation où sont leurs membres. Ces expressions sont-elles assez serieuses & assez chrêtiennes pour la chose dont il s’agit ? Lucien ni Celse ne se seroient peut être pas énoncez en termes plus badins & plus burlesques sur la resurrection {p. 111}des morts. Sans doute que l’Auteur de Dom Sebastien ne compte pas trop de se voir un jour à ce terrible spectacle : l’idée bouffone qu’il prête à une de nos plus effrayantes veritez ne peut s’adapter qu’à un homme qui tâtonne dans les tenebres de la nuit & qui ne sçait ce qu’il fait. Mais que quiconque parle de chercher où sont ses membres au jugement dernier, craigne de ne les trouver que trop tôt.

Au quatriéme Acte ; Mustapha datte de la seconde nuit du mois

Exod. 12. 13.

Abib, son exaltation au Generalat des troupes rebelles. On ne voit pas quelle peut être la fin du Poëte dans cet abus de l’Ecriture ; si ce n’est d’égaler Mustapha à Moyse, & la victoire d’un parti seditieux à un aussi grand miracle que le fut la délivrance des Israélites.

L’Auteur de Dom Sebastien n’a {p. 112}parlé jusqu’à present que par l’organe d’autrui ; écoutons-le s’énoncer lui-même.

Epître Dedic. d’Aurenge-Zebe. de Mr. Dryden.

Quiconque se reconcilie aisément aprés une injure reçuë, peut bien passer dans le monde pour un homme chrétien ; mais j’aurois de la peine à le mettre au nombre de mes amis. Quoi ? l’homme chrêtien n’est-il donc point un sujet propre à en faire un ami solide ? les principes du christianisme sont-ils en lui des empêchemens qui le rendent inhabile à le devenir ? Le Seigneur nous ôte-t-il les qualitez necessaires à la vraie amitié, dés-là qu’il nous attache à son service ? Ce Dieu qui est charité nous envieroit-il les avantages mutuels qui nous reviennent de l’union parfaite des cœurs ? C’est ce qu’on ne peut penser sans avoir de lui les sentimens les plus injustes, ce qu’on ne peut dire sans donner un dementi à ses adorables oracles.

{p. 113}D’un autre côté ; Jesus-Christ nous ordonne de pardonner à nos freres jusqu’à septante fois sept fois ; c’est-à-dire, autant de fois que nous en aurons été offensez : il nous avertit de solliciter auprés de son Pere le pardon de nos iniquitez, & nous assure que nous l’obtiendrons ; pourvû que nous ne refusions pas de pardonner nous-mêmes les injures qu’on nous a faites. Il n’y a point icy de reduction pour le nombre, point de qualification pour la nature des offenses : il faut les pardonner toutes.

Mr. Dryden à la verité ne chicane pas sur le precepte, il confesse que c’est être Chrêtien que de l’observer ; mais aprés tout, l’observateur de la loi de Jesus-Christ n’auroit pas aisément son amitié. Et pourquoi cela ? c’est que le proverbe Italien dit :

Ibid.

Celui qui pardonne une seconde fois est {p. 114}un fou. Cet indigne proverbe est allegué comme un oracle qui doit prévaloir à l’autorité de Dieu : quel blasphême ! Il paroît bien que suivant la Logique de certains esprits, une raison prise de l’Athéïsme en vaut plus de dix établies sur l’Evangile.

Le jugement de nôtre Poëte n’est pas ici de meilleur alloy que sa créance. Car entre tous les hommes, le plus capable d’être un vrai ami, c’est le vrai Chrêtien. Celui qui aime ses freres comme soi-même, qui porte la generosité au-delà de tout ce qu’apprend la plus sublime Philosophie, qui n’éprouve point de passion dont il soit tyrannisé, qui est au dessus de la jalousie, de l’ambition, de la vanité, de l’interêt, de l’avarice, sources de toutes les divisions ; l’homme, dis-je, qui possede ces qualitez doit être sans doute un ami parfait. Or c’est dans le Chrêtien {p. 115}parfait, & ce n’est que dans lui seul que ces qualitez, sans quoi il n’est point de vraie amitié, se rencontrent.

Mais puisque Mr Dryden ose contredire les principes du Christianisme, examinons un peu les siens.

Ibid.

Nos ames, dit-il, reçoivent des impressions continuelles de la constitution differente de nos corps ; ce qui me fait croire qu’il y a entre les uns & les autres plus d’affinité que nos Philosophes & nos Theologiens ne veulent leur en attribuer. Le sens naturel de ces paroles, c’est que nos ames, à ce que croit M. Dryden, ne sont rien autre chose que la matiere organisée ; ou bien en bon François, que nos ames ne sont rien autre chose que nos corps. Par conséquent, que devient l’homme lorsque le corps ne subsiste plus ? Voilà comme on sappe la Religion par les fondemens, & comme on essaye de {p. 116}mettre devant les yeux un bandeau qui ne laisse voir que la figure passagere de ce monde.

1. Cor. 7. 31.

C’est assurément sur ce systême que Mr. Dryden fonde l’amitié sincere & solide dont il juge le Chrêtien, incapable. Cependant, la vertu qui est la base de l’amitié ne s’acquiert-elle qu’aux dépens de la Religion & de la conscience ? En est-on meilleur ami lorsqu’on a moins de raisons qui engagent à l’être ? Supposé la doctrine de Mr. Dryden, les motifs de s’entr’aimer, s’il en est encore, seront bien foibles ; & les nœuds qui nous uniront ensemble ne tiendront presque à rien. Car en ce cas, pouvons-nous compter sur nous pour quoi que ce soit ? Peut-on s’assurer que les impressions presentes qui nous font connoître & aimer un objet, seront durables ? Le moindre changement au dehors suffira {p. 117}pour renverser nôtre maniere actuelle de concevoir, & nous jetter dans un nouvel ordre de pensées & de desirs.

La matiere & le mouvement sont des choses si dépendantes du hazard, si susceptibles de variation, & qui ont avec cela si necessairement leurs effets. Ces proprietez de la matière & du mouvement sympatisent-elles avec la nature de l’amitié selon l’idée que nous en avons tous ? Le choix peut-il avoir sa racine dans le hazard ? la vertu dans la necessité ? la constance dans l’instabilité ? Il faudra donc que tout homme soit ou ami ou ennemi malgré lui & aussi long-temps à point nommé qu’il plaira aux Atomes : chaque changement dans l’Impulsion & dans la figure dérangera la premiere impression & y substituera une idée nouvelle. En un mot, suivant ces principes, {p. 118}l’amitié dépendra des saisons, & nous serons obligez de consulter les barometres pour y apprendre à quel degré elle en est.

Le même Auteur dit dans son Epître dedicatoire de Juvenal & de Perse : Milord j’en suis reduit à la derniere remontrance d’Abraham. S’il y a dix lignes qui soient bonnes dans cette longue Préface, épargnez-la en leur consideration : épargnez aussi la ville prochaine ; parce qu’elle n’est que fort petite. Ici le Poëte se met à la place d’Abraham, & assit son Mecene sur le trône de Dieu : & où est l’esprit en tout cela ? où est le merveilleux ? Apparemment que c’est dans la convenance du paralelle ? A l’égard de la ville prochaine, pour laquelle M. Dryden demande grace ; où est l’allusion ? Ce n’étoit point de Segor qu’Abraham parloit, mais de {p. 119}Sodome & de Gomorrhe, ces deux villes si criminelles & si indignes de pardon. C’étoit donc à l’une ou à l’autre que le traducteur devoit comparer son ouvrage, s’il vouloit que son allusion eût du fondement, & même de la justesse en tout sens. Pour ce qui est de lui, qui s’arroge la priere d’Abraham ; qu’il apprehende d’en être reduit à celle du malheureux qui implora en vain le secours de ce saint Patriarche.

Il est étrange qu’on mendie de la protection pour un mauvais Livre, dans le langage des saintes Lettres. N’est-ce pas là veritablement prostituer l’éloquence sacrée ? Au reste, je ne comprends pas à quel dessein l’on va foüiller dans les tombeaux des Poëtes anciens & troubler leurs manes impurs ; si ce n’est pour faire revivre les impudicitez du {p. 120}Paganisme & pour empoisonner les vivans par la corruption des morts. Juvenal n’est pas supportable dans quelques-unes de ses Satyres : souvent il coule de sa plume des traits si libres que c’est encore une question ; si l’état des mœurs de Rome, ou le reproche de ces mœurs, si le siecle d’alors ou le satyrique du siecle étoient plus licentieux : ce Poëte prêche le vice même contre lequel il devroit invectiver, & parle moins en nourrisson des Muses qu’en partisan de la débauche.

Mais, loin que Juvenal perde quelque chose de son obscénité par la version Angloise, il gagne à cet égard beaucoup au change ; la sixiéme & onziéme Satyres en sont des preuves trop visibles : ce sont des ordures capables de diffamer, pour ainsi dire, les lettres qui les expriment, & de flétrir {p. 121}à jamais nôtre langue : on s’affligeroit presque d’avoir sur les bêtes l’avantage de l’expression, lorsqu’on en voit un si monstrueux abus. Si M. Dryden avoit tant de passion pour nous traduire Juvenal, ne devoit-il pas du moins en colorer un peu la pensée ? en adoucir quelquefois l’expression ? jetter comme des ombres sur certains portraits indecens ? Il se dit déja, ce me semble, assez de saletez chez nous sans y en apporter d’ailleurs.

Mais, il est de la justice qu’on rende à un Auteur tout ce qui lui appartient & qu’on le fasse valoir autant qu’il vaut : Oüi ? & à quelque prix que ce soit ? Il faut qu’on nous mette le vice devant les yeux, qu’on nous scandalise, & qu’on ne neglige rien pour nous séduire ; parce qu’on ne se comporte ainsi, que par un esprit d’équité ? La justice dûë à {p. 122}un tel Auteur, ce seroit de le brûler : ou pour le moins, la pudeur, si je ne me trompe, est préferable à l’exacte ressemblance, lorsqu’on entreprend de le traduire.

Je retourne aux Comedies de M. Dryden. Dans L’Amour Triomphant, Garcie fait ce compliment à Veramond : Puisse le Ciel & vôtre brave fils, & par dessus tout vôtre Genie prédominant conserver & défendre vos jours ! Il n’est pas aisé de définir ce que le Poëte entend par ce Genie ; sinon que c’est quelque chose en général, dont il releve la vigilance & la protection au dessus de celle du Ciel. Ainsi, quoiqu’il veuille dire, l’impieté se montre toûjours au travers de son terme vague & obscur.

Le Colonel Sancho apprend à Carlos la mort du vieux Juif qu’il appelle une heureuse nouvelle.

Ibid. p. 11.

Carl. Quel Juif ?

{p. 123}Sanch. Hai ! Le riche Juif mon pere : il s’en est allé dans le sein d’Abraham son pere ; & moi qui suis son fils & Chrêtien, je reste son unique heritier. Ce discours est d’un fils bien né ! Mais pourquoi le Poëte nous y avertit-il de la Religion de Sancho ? c’est pour donner plus de relief à sa prophanation & pour plaisanter avec plus de grace sur un passage de saint Luc.

Alphonso se plaint à Victorie que la nature décline avec l’âge ; parce que le frere ne peut plus épouser la sœur comme autrefois. Cette raison du déclin de la nature étant prise de ce que le souverain Legislateur permettoit à nos peres, il est clair que Mr Dryden entend par la Nature, l’Auteur même de la nature. Alphonso

Ibid.

continue & compare à la felicité du Ciel l’infamie d’un incestueux amour : c’est selon lui, l’Eternité {p. 124}en racourci.

Ibid.

On diroit que la passion n’a rien de piquant pour nôtre Théatre, à moins qu’elle n’y paroisse l’effet forcené d’un cerveau fanatique : il faut que pour attirer l’attention du Spectateur elle ressemble à la furie d’un Vautour fondant sur sa proye.

Voyons à present quelque échantillon de la Theologie de Mr Dryden.

Ibid. p. 58.

La vengeance, dit-il, est un morceau si delicat que Dieu se le reserve pour contenter son propre goût. Ce n’est pas là, je croi, l’esprit de ces passages de l’Ecriture : Que le Seigneur est bon, misericordieux, lent à punir ; & qu’il n’afflige qu’à regret les enfans des hommes. De son explication des saintes Lettres nôtre Theologien passe à celle de la Liturgie. Carlos interprete cet endroit de la cérémonie du mariage : Vous prenez une telle sans restriction, soit pour {p. 125}le mieux soit pour le pis, il l’interprete, dis-je, soit Vierge soit prostituée. Et afin qu’on ne se méprenne point à cette exposition de la Liturgie, le Theologien-Poëte a soin de la marquer en lettres Italiques & Majuscules. Mais il ne songe pas qu’il encourt la peine attachée à quiconque corrompt les Prieres Publiques.

Sancho lisant une lettre qui ne lui plaît pas fait cette exclamation : Que Diable est cecy ! Il faut que tout soit orthodoxe ? Diable & orthodoxe joints ensemble font un effet qui répond assez au caractére de l’Auteur : car rien n’a plus l’air d’une imprecation contre la morale chrêtienne.

Dans L’Amour Desinteressé, Scandale essaye d’obtenir de Mde. De Longueveuë qu’elle devienne infidéle à son devoir : celle-cy le menace de le déceler à son mari ; sur quoi Scandale replique : Je {p. 126}mourrai plûtôt martyr que de renoncer à ma passion. Honorer l’adultere de la couronne du martyre ! Comme s’il étoit également glorieux de soutenir le libertinage au peril de sa vie, & de défendre la foi de l’Evangile jusqu’à l’effusion de son sang ! N’envions pas la destinée de ces sortes de martyrs de leur passion : ils n’en seront pas quittes pour y avoir follement sacrifié leur vie, comme il arrive en tant de rencontres.

Jeremie

Ibid.

que l’on suppose avoir fait ses études à l’Université, définit les besoins naturels que nous sentons pour le boire & pour le manger, des enfans de fornication. Langage énorme ! Les Manichéens qui regardoient la création comme l’œuvre du démon, parleroient-ils plus brutalement ? Mais cette définition de Jeremie n’étonnera point quiconque sçait {p. 127}que le Poëte est son Docteur.

Samson suit les pas de Scandale, & invective avec aspreté contre la structure du corps humain. La nature, dit-il, n’a eu de la prévoyance que pour les ours & les araignées. C’est la reconnoissance que Mr C. témoigne au Seigneur pour tous les biens qu’il en a reçus. Il va d’un crime à un autre ; de la censure des ouvrages de Dieu à la prophanation de sa sainte parole.

Mr. De Longueveuë confesse qu’il est naturel à l’homme de faillir. Scandale lui repart : Vous dites vray, l’homme peut toûjours s’égarer ; oui le pur homme.… mais vous êtes quelque chose de plus…. Il y a eu des hommes sages, & ils étoient tels que vous êtes.… des hommes qui speculoient les étoiles, & qui observoient les Cometes. Salomon étoit un homme sage ; mais comment ? par sa pénétration dans la science de l’Astrologie. {p. 128}Mr De Longueveuë au même point de connoissance, au même degré de sagesse que Salomon ! Et quelle espece d’homme est-ce que Longueveuë, suivant l’appreciation que le Poëte fait de son merite ?

Vid. Person Dramat.

Vn pauvre ignorant qui se pique sottement d’Astrologie, de Chiromancie, d’expliquer les songes, &c. Mr C. n’est-il pas un juste estimateur de la sagesse & des lumiéres du plus sage & du plus éclairé des Rois ? de ravaler Salomon au métier de Bohémien, & de diseur de bonne aventure ? Ne conçoit-il pas une haute idée des dons du Ciel ? de les travestir en rêveries & en figures de Geomance ?

Ibid.

Scandale ajoûte que les sages de l’Orient devoient leur instruction à une étoile ; ce que Gregoire le Grand a tres-bien remarqué à la gloire de l’Astrologie. Cette étoile est celle qui parut à la naissance du Sauveur {p. 129}des hommes. Or, s’imagineroit-on que Mr C. sans que son sujet l’y conduise en aucune sorte, ne regarde ce prodige que comme un feu follet, ou comme le Cerfvolant de Sydrophel dans Hudibras ?

Samson & Angelique

Ibid.

mêlent avec quelques bouffonneries obscénes, un abus de l’Ecriture dont on ne peut en conscience rapporter que ces deux mots.

Sams. Le nom de Samson est un tres-beau nom…. Et les Samsons du temps jadis étoient de bons chiens couchans.

Angel. Oui ; mais si vous vous en souvenez, le plus fort des Samsons fit tomber une vieille masure sur sa tête. Pourquoi donner ce tour impertinent à un trait de l’histoire sacrée ? & loger Samson une seconde fois dans la maison

Allusion au lieu où se joüe la Comedie & aux spectateurs.

de Dagon, afin d’y devenir la risée des Philistims ?

{p. 130}Achevons cette Comedie. Babillard voudroit avoir enlevé à Valentin sa Maîtresse : celui cy témoigne sur ce point son ressentiment en style de Theologien. Je vous suis fort obligé Babillard ; vous eussiez bien voulu vous placer entre le Ciel & moi ; mais la Providence a mis le Purgatoire dans vôtre chemin. Avilir le Ciel jusqu’à le comparer à l’objet d’une infame passion ! Employer la Providence pour présider aux interêts du Théatre !

Angelique ferme la Scéne par un discours peu different de celui de Valentin. Les hommes sont pour l’ordinaire hypocrites & infidéles : ils se vantent d’adorer ; mais ils n’ont ni zele ni foi. Combien en trouveroit-on qui semblables à Valentin perseverassent jusqu’au martyre ? Est-il possible que l’on viole ainsi la pureté des choses consacrées au Sanctuaire, pour servir {p. 131}de parade & de trophée à la galanterie ? que l’Idole d’un cœur corrompu aille de pair avec le Tout-puissant ? qu’elle soit adorée avec zele & avec foi ? & qu’on soit prêt d’endurer le martyre pour elle, s’il le falloit ? hé ! n’eût-on égard ici qu’à la modestie, il sied tres-mal à une femme de parler d’elle de la sorte : ce langage d’Angelique étoit des plus insipides, sans l’allusion impie par où le Poëte a cru y apporter un grand assaissonnement.

La Femme Provoquée

P. 38.

regale les Spectateurs d’une chanson à boire, qui est un abregé du pur Athéïsme. Il est vrai que l’on dit aprés cela que cette chanson est pleine de peché & d’impudence. Mais, pourquoi donc l’avoir faire ? l’aveu du mal qu’elle renferme suffit-il pour en être le correctif ? Antidote infiniment plus foible que le poison ! C’est à peu {p. 132}prés comme si quelqu’un mettoit le feu à une maison, & s’imaginoit l’éteindre en criant, Au feu.

Au dernier Acte de cette Piece, Rasor imite un endroit de la Genese en découvrant à Belinde l’intrigue qu’il a tramée contre elle. Voici leur Dialogue.

Belind. Je veux sçavoir qui vous a suggeré toute cette méchanceté.

Ras. Satan & sa sequelle. La Femme m’a tenté, la convoitise m’a affoibli, & ainsi le démon m’a vaincu : comme Adam succomba, j’ai succombé.

Belind. Mr Adam, n’y auroit-il pas moyen de nous faire connoître vôtre Eve ?

Ras. Voilà la Femme

Il demasque une des Actrices.

qui m’a tenté ; mais voilà le serpent

Montrant une autre Actrice.

qui a tenté la femme : si mes prieres étoient exaucées, le châtiment d’un tel complot égaleroit celui du serpent d’autrefois.

{p. 133}Tout ce que dit Rasor jusqu’ici est d’un caractére de libertin & de miserable au naturel : mais il rentre ensuite couvert d’une haire & tient le même discours que la Tribulation dans le Chymiste.

C.

On ne fait au reste ce changement de décoration que pour faire Rasor plus impie ; & son style ne devient conforme à son habillement que pour joüer la Religion d’une maniére plus rafinée. Je suis obligé de taire un article de sa confession, dont le but est d’imputer aux saintes Lettres une saleté : comme le Texte ne peut s’ajuster au Commentaire obscéne de Rasor, il en corrompt les paroles ; de sorte neanmoins qu’on y reconnoît encore le sceau de l’Ecriture.

Ce prétendu jeu de Théatre n’est pas rare dans le Relaps. Milord-fat se rit des solemnitez publiques de la Religion, comme {p. 134}s’il y avoit de la foiblesse & du mauvais sens à rendre au Seigneur nos homages :

P. 34.

En verité le Dimanche est un vilain jour…. Etre attentif aux prieres, c’est être attentif à quoi l’on ne devroit point du tout l’être. Pretieux impie ! ridicule fade !

Lory valet du Jeune La Mode lui dit :

Ibid.

J’ai toûjours été dans une frayeur extrême, depuis que ce remords a eu l’insolence de s’introduire chez vous. Son Maître lui donne cette réponse consolante : Je l’en ai chassé ; sois en repos…. A l’heure qu’il est, conscience, je te défie de m’inquieter. Il est à remarquer que La Mode cet indigne personnage, est pourtant le Heros de la Piece.

La Nourrice

Ibid.

finit une longue legende d’impietez & de plaintes par ces paroles : Sa Dignité,

Titre employé par les petites gens.

elle entend La Mode, répand à toute main les trésors de sa bonté & {p. 135}de sa misericorde ; non seulement elle a daigné nous pardonner nos pechez ; mais ce qui est bien plus considerable, elle m’a déterminée à devenir vôtre moitié. Que cela est bas & pitoyable ! Il faudroit être bien affamé de sacrileges pour prendre goût à ceux-cy.

Amanda que le Poëte nomme une ame vertueuse,

Ibid.

ne fait pas scrupule d’accuser la Genese d’infidélité sur un point d’histoire. Quel tissu, dit-elle, quel composé de fourberies que l’homme ! Certes, l’histoire de sa creation est fausse ; c’est de la côte de la femme qu’il fut formé. Amanda se décrie ici elle-même & condamne à la fois le texte de l’Ecriture : elle fait voir évidemment que le bon sens & la Religion se trouvent chez elle au même degré.

Sur le projet que Berinthie propose pour suborner Amanda,

Ibid.

M. Le Digne s’approche d’elle, & {p. 136}l’en felicite : Ange de lumiére que vous êtes, souffrez qu’on se prosterne à vos pieds, & qu’on vous adore. Voilà un compliment fort extatique pour être adressé à une prostituée : il pourroit bien arriver qu’un autre Ange que de lumiére en recompensât quelque jour Mr Le Digne.

Je me lasse de glaner aprés nos Poëtes & de recüeillir ici leurs prophanations : objets d’horreur pour moi ! j’ai presque envie d’y fermer desormais les yeux & de les dérober à la vûë des autres. Cependant, exposons-les au public dans le même esprit qu’on expose au grand jour les criminels, non pour la pompe, mais pour l’exécution. Il faut quelquefois lancer un regard sur les serpens & sur les viperes pour s’animer à les détruire : car justement indigné au point que je le suis, je ne sçaurois obtenir de {p. 137}moi de m’exprimer sans quelque chaleur. Et quel est l’homme Chrêtien qui puisse envisager d’un air tranquille tant de desordres inoüis ? Qui peut enflammer le zele à plus juste titre que l’insolence & l’Athéïsme ? Non, jamais le ressentiment ne fut plus permis, jamais l’indignation ne dut éclater avec plus de fondement. C’est pour de tels sujets que l’Auteur de la nature a donné au sang qui coule dans nos veines l’usage de se soûlever.

En quel siécle malheureux sommes-nous tombez au sorti du sein de nos meres ? Les oracles de la verité, les Ordonnances du Seigneur, le sort heureux ou déplorable d’un éternel avenir sont devenus un amusement de Théatre & une matiere de mépris. Quoi ? verra-t-on sans s’émouvoir, les saintes Lettres prophanées, & le Christianisme chargé {p. 138}d’opprobres ? ce Christianisme qui tout foible qu’il étoit dans sa naissance fit bien-tôt de si prodigieux progrez ? qui surmonta tous les obstacles de la Puissance mondaine & du sçavoir humain ? qui s’étendit dés-lors au-delà des vastes limites de l’Empire Romain, par le ministere de douze pauvres pêcheurs ? Quoi ! cette Religion si glorieuse par son fondateur, si raisonnable dans ses maximes, attestée par tant de miracles, signée du sang de tant de Martyrs, appuyée sur toutes les preuves de fait les plus fortes ; cette Religion servira de Comedie à une ville & de joüet à des bouffons ?

Mais, en quelle contrée du monde & par quelles gens ces impietez se commettent-elles ? Par un Julien ? par un Porphyre ? Dans une terre idolâtre ? C’est dans un Royaume chrêtien, dans {p. 139}le sein de l’Eglise qui se dit reformée, à la face de toutes les Puissances. Certainement,

L’Auteur regarde les Comedies Angloises comme des ouvrages du démon, aussi-bien que les Oracles qu’ils rendoient autrefois.

le démon étoit pour ainsi dire un saint dans ses Oracles par rapport à ce qu’il est dans ses Comedies : ses blasphêmes n’ont fait que croître à mesure que son langage s’est enrichi ; & l’on s’imagineroit aujourd’hui que Legion étoit une Muse.

Je ne doute pas qu’on ne soit convaincu de l’impieté du Théatre Anglois, aprés les exemples que j’en ai produits : cependant, si on en souhaittoit davantage voici d’abord quelque chose d’impie à brûler. Almeida entre en fureur & écume comme une énerguméne, lorsque

Dom Sebastien.

Dom Sebastien se trouve en danger :

C. p. 51.

Mais y a-t-il un Dieu ? car je commence à en douter. Ah ! maintenant, prens ton essor, crime impie, crime impuni : il paroît que l’éternelle Providence s’est {p. 140}assoupie de lassitude, & qu’elle a opiné pour le meurtre par un signe de tête qu’elle a fait en sommeillant. La page aprés celle-cy, Almeida retombe dans la même fougue de démoniaque.

L’auteur du Fourbe marche sur les traces de son

L’Auteur de la Piece précedente.

Maître ; c’est la moindre chose qu’on puisse dire de lui. Vous croiriez le Chevalier Paul Plyant à la fin de son rôle aprés avoir long-temps insulté à la Providence : mais comme si ce n’en étoit point assez pour contenter tout le monde, il enfante un nouveau monstre d’impieté plus affreux encore que les premiers :

P. 19.

Je sens, dit-il, la passion naître en moi par l’inspiration d’en haut.

Dans L’Amour Triomphant ; Carlos est Chrêtien suivant le dessein de la Piece : il devroit donc avoir des sentimens convenables à sa Religion. Carlos neanmoins {p. 141}vomit cette horrible imprecation : La Nature m’a donné du sens pour tout apanage : la P. puisse-t-elle être sa recompense ? Je fremis d’être l’écho de cette parole entiére ; qu’on l’aille recuëillir si l’on veut de la bouche infernale d’où elle est partie :

P. 44.

l’Auteur du Relaps la repetera encore volontiers, lui qui la fait dire aussi au Jeune La Mode.

Le Fourbe n’est pas épuisé, Cynthie, Personne de haut parage devient pensive ; & répond à la question qu’on lui fait sur sa rêverie.

P. 18.

Je m’amuse à penser que le mariage quoiqu’il fasse de l’homme & de la femme une seule chair, il les laisse deux fous ensemble. Ce mauvais jeu de mots tombe sur un passage de la Genese

Genes. c. 2

appliqué depuis par nôtre Seigneur au sujet du divorce.

Matth. 9.

L’Amour Desinteressé nous marque encore plus quels fruits le {p. 142}même Auteur retire de la lecture des saints Livres. Jesus-Christ nous dit qu’il est la voie, la verité, la vie ; qu’il est venu pour rendre témoignage à la verité ; que sa parole est verité. A quel propos Mr C. emprunte-t-il ces expressions de l’Evangile ? C’est pour les donner à Valentin, lequel dans sa fureur feinte dit à l’Avocat Bougran : Je suis la verité… Je suis la verité. Qui est celui qui marche hors de la voye ? Je suis la verité, & je puis le remettre dans le bon chemin. Veritablement, un Auteur pour qui le blasphême n’auroit pas un attrait extraordinaire, ou qui ne croiroit pas qu’il fût du bel air de blasphêmer, n’affecteroit point ainsi de faire sortir de l’organe d’un furibond les oracles de Jesus-Christ.

Madame Brute

La Femme Provoquée p. 3. & 4.

aprés quelque déliberation simulée entre la vertu & le crime, se détermine avec {p. 143}beaucoup de franchise pour le dernier : Le parti que doit prendre une femme qui a de l’honneur, c’est de deshonorer son mari. Je n’ignore pas que cela est contraire aux loix les plus precises de la Religion ; mais s’il y avoit une Cour de Chancellerie dans le Ciel, je serois sûre de gagner mon procez. Double blasphême. Madame Brute suppose & qu’il n’est point d’équité dans le Ciel, & que s’il y en avoit, l’adultere ne seroit point puni. Le Poëte nous avertit aprés cela par ladite Brute que le blasphême n’est pas le peché des femmes.

P. 65.

Pourquoi celle-cy blasphême-t-elle donc de sens froid, avec vûë, avec choix ; & sans qu’aucune circonstance l’engage à violer une regle si propre de son sexe ? Est-ce que le blasphême n’est jamais hors de saison sur le Théatre, & y porte toûjours avec soi sa justification ?

{p. 144}L’Auteur du Relaps est toûjours le même. Lorsque le Jeune La Mode se voit à portée de dupper son frere aîné, il dit à Lory son valet :

P. 26.

La Providence, comme tu vois, prend soin enfin des hommes de merite.

Ibid.

Berinthie qui s’est chargée de seduire Amanda la sollicite & la presse par cette belle harangue : Mr Le Digne vous a traitée comme les Interpretes font le texte : rien ne lui a échappé dans l’exposition de vos rares qualitez. Effectivement, l’éloge prononcé par Mr Le Digne n’étoit que trop détaillé à la confusion de l’Auteur. Berinthie pousse son allegorie soutenuë également & de prophanations & de saletez : ensuite elle en vient à l’application, elle déclare nettement à Amanda les vûës étranges qu’elle a sur elle, & finit par cette horreur : ç’a, pensez bien à ce que l’on vous dit ; & que le Ciel vous fasse la grace {p. 145}de le mettre en pratique ; c’est à-dire, de devenir une prostituée.

Il est peu de ces dernieres citations qui ne soient de vrais blasphêmes, & par conséquent dans le ressort de la loi portée contre les blasphémateurs publics, & reconnus. En effet, ce sont ici comme des exhalaisons échappées du cachot tenebreux d’Asmodée & de Belzébut, comme des vapeurs mêlées de souffre & de feu capables d’infecter l’air qui nous environne. Sans rien outrer ; ces sales impietez ne suffisent elles pas pour armer toute là nature à la vengeance d’un Dieu insulté ? pour épuiser sur nous les plus rigoureux châtimens ? pour faire perir l’Isle entiere dans les abîmes de la mer ?

Mais, quel dépit transporte donc ces hommes-là ? quelle fureur les possede pour se soûlever contre celui qui les a créez ? pour {p. 146}tourner contre lui l’usage de leur raison, & les talens dont ils lui sont redevables ? Imitateurs du Geant incirconcis, quel ravage ne causeroient-ils pas dans Israël, si la grandeur de leur stature répondoit à celle de leur malice ? Des hommes foibles & impuissans, des vers de terre qui osent braver le Tout-puissant, que ne feroient-ils pas si leur pouvoir étoit proportionné à leur volonté ? Et, quel est enfin le fondement de cette audace demesurée ? Le Saint-Esprit répondra mieux que nous sur cela :

Eccles. 8.11.

Parce que la sentence ne se prononce pas si tôt contre les méchans, les enfans des hommes commettent le crime sans crainte.

La clemence est traitée de foiblesse par bien de gens ; & la bonté divine qui devroit les porter à la componction, ne fait que les endurcir davantage. Ils concluent que {p. 147}Dieu n’a pas le pouvoir de les châtier, de ce qu’il a la patience de les souffrir : parce qu’il y a de l’intervalle entre l’injure & la vengeance ; qu’ils ne perissent pas à l’heure même qu’ils outragent le Seigneur ; qu’ils ne sont point frappez de la foudre, & livrez aux Puissances de l’enfer, ils croyent que le grand jour, le jour redoutable du jugement dernier est une vision. Mais,

Galat. 6. 7.

ne nous y trompons pas, on ne se moque point de Dieu. Que les coupables pensent donc serieusement à la retraite ; avant que le courroux du Ciel vienne fondre sur eux ; avant que d’être precipitez dans le lieu de tenebres, où la fureur n’est plus un concert qui plaise, ni le blasphême une Comedie.

Il ne sera peut-être pas inutile de nous rappeller à present la conduite des auteurs Payens Cependant, on ne doit point être {p. 148}surpris de les voir s’oublier dans les choses qui sont ici reprochées à nos Poëtes : ils n’adoroient pas des Dieux irréprochables : ils n’avoient qu’une idée assez confuse d’une autre vie ; & ils ignoroient les sujets de terreur dont nous devons la connoissance à la révélation divine. Avec tout cela, il en est peu parmi les Poëtes anciens dont l’irreligion égale celle de nos Modernes.

Terence ne donne gueres dans cet écüeil.

Eunuch.

A la verité, Cherée aprés un succez se laisse aller à un transport condamnable :

Heauton.

Chremés dit à sa femme de ne point ennuyer les Dieux par des actions de grace :

Adelp.

& Eschine est tout-à-fait dégoûté d’un mariage conforme à la Religion. Ces exemples, excepté les sermens, sont ce me semble, tous les endroits le plus à reprendre dans Terence.

{p. 149}Plaute est beaucoup plus hardi : mais communément il impute ses saillies en ce genre à des esclaves & à des scelerats par état. Cette précaution rend le mauvais exemple moins contagieux, & diminue de quelque chose la faute du Poëte. J’avoüe neanmoins que cette justification, toute imparfaite même qu’elle est, n’a pas toûjours lieu en faveur de Plaute :

Lyconid, Aulular &c.

il rejette quelquefois ses verves impies sur des Personnages d’un autre rang & d’un autre caractére que des valets & des miserables. Mais comme les Divinitez Romaines n’avoient pas une fort bonne reputation, il est moins étonnant que les Poëtes n’eussent pas aussi pour elles tout le respect imaginable. Cependant, Plaute me fournit encore dequoi confondre l’irreligion de nos Auteurs.

Mil. Glor.

Pleuside souhaiteroit que les Dieux eussent {p. 150}établi un autre ordre des choses par rapport à quelques circonstances particulieres : il voudroit que les hommes sinceres, équitables, genereux vécussent long-temps, & que les fourbes, les injustes, les avares mourussent fort jeunes.

Ibid.

Periplectimene répond à Pleuside d’un air sévere : C’est une grande ignorance & une insigne folie que de trouver à redire à la conduite des Dieux, & de leur manquer de respect. Sur quelque incartade impie du scelerat Ballion, Pseudolus fait ces reflexions :

Pseud.

Ce maraut-là se moque de la Religion ; comment nous fier en lui pour d’autres affaires ? Les Dieux que tous les mortels ont plus raison de respecter, sont précisément ceux que Ballion méprise davantage.

Les Tragiques de la Gréce ont plus de pieté & écrivent plus conformément au systême de la Religion naturelle. Ce n’est pas qu’il ne leur échappe quelquefois {p. 151}des expressions peu respectueuses envers les Dieux ; mais pour l’ordinaire ils en desaprouvent la temerité & punissent l’insolent à qui elles sont attribuées. Promethée

Prometh. Vinct. 57.

dans Eschyle s’emporte, se déchaîne contre le Ciel, & ne veut pas démordre de sa revolte ; il ne changeroit pas sa condition pour celle de Mercure ; il aime mieux vivre miserable que de se soumettre à Jupiter même. Le Chœur lui fait des reprimandes ameres sur son orgueil & le menace des plus terribles châtimens. En effet, le Poëte, pour ne manquer à rien qui soit de son devoir, fait conduire Promethée au supplice : il lance les foudres & les carreaux sur la tête du criminel : il ébranle son rocher par un affreux tremblement de terre : il change l’air qui l’environne en un tourbillon effroyable ; il employe en un mot {p. 152}tous les sujets de terreur pour faire de Promethée un exemple mémorable.

Dans l’Expedition Militaire contre Thebes ; Eteocle espere la perte de Capanée coupable de mille blasphêmes ; & l’évenement répond à son attente.

P. 92.

D’une autre part ; comme Amphiaraüs a beaucoup de religion, l’on craint fort que le succez ne tourne de son côté :

P. 101.

Car un ennemi pieux est presque invincible. L’ombre de Darius rapporte la ruine de Xerxes à son orgueil insupportable ; C’est pour avoir osé construire un pont sur la mer, pour avoir outragé Neptune & s’être cru superieur aux Dieux.

P. 164.

Cette ombre annonce au Chœur que l’armée des Persans a échoüé à cause des insultes faites à la Religion, du renversement des Autels & du pillage des Dieux.

La fureur d’Ajax

Ajax flagel.

est représentée {p. 153}dans Sophocle comme une punition du Ciel : « Il se l’est attirée par sa présomption & par son impieté : lorsque son pere lui recommande d’être brave, mais d’avoir aussi de la religion ; Ajax répond orgueilleusement qu’il n’appartient qu’aux ames lâches de mendier du secours aux Dieux, & que pour lui il sçaura vaincre sans cette frivole ressource. Au moment que Minerve l’encourage à charger l’ennemi, il la paye de ce soin par cette insolente replique : Retirez-vous, je vous prie, & faites voir ailleurs vôtre visage ; je n’ai besoin d’aucune Déesse pour seconder mes entreprises. » Cette brutalité présomptueuse valut à Ajax l’indignation de Minerve & fut cause qu’il devint furieux jusqu’à se tuer de sa propre main.

Le Chœur dans Oedipe

Oedip. Tyran. p. 187.

condamne {p. 154}l’audace de Jocaste, qui sembloit rejetter une faute sur l’Oracle ; quoiqu’aprés tout elle n’en accusât pas Apollon, mais ses Ministres seulement. Le même Chœur exhorte à la pieté & à la confiance aux Dieux ; & assure un sort funeste aux superbes & aux impies.

Tiresias avertit Creon de revoquer son Arrêt rigoureux,

Antigon. p. 188.

& de ne laisser pas le corps de Polynice exposé ; mais de lui accorder la sépulture : il lui remontre que les Autels ont déja été soüillez du sang humain, que sa conduite a rendu le chant des oiseaux incompréhensible, & confondu les signes des Augures. Creon repart plein de rage qu’il ne souscrira point à l’ensévelissement de Polynice : Il n’en fera rien, quand il s’agiroit même d’empêcher par là que l’Aigle ne jettât une partie du cadavre de Polynice dans le lit de {p. 155}justice de Jupiter. Transport violent ! mais Creon le payera bien cher. Peu de temps aprés son fils & la Reine se donnent la mort. A la fin de la Piece, le Poëte qui parle dans le Chœur expose ces aventures tragiques, en montre l’origine, & déclare que c’est Creon même qui a été puni de la sorte pour ses hauteurs & son irreligion.

Hercule dans l’excez de son tourment ne s’en prend point à la Religion :

Trachin.

son impatience va loin, il est vrai ; mais le caractére de la personne, la nature & l’occasion de son supplice sont des circonstances qui rendent ses plaintes comme naturelles & ordinaires, quelque outrées qu’elles paroissent : la violence de sa passion, la force de son temperament & la grandeur de son courage ne pouvoient gueres manquer d’ajoûter de l’énergie & de la vehemence {p. 156}à ses discours. Quoiqu’à parler franchement, Hercule me semble avoir encore plus d’éloquence que d’héroïsme. Aprés tout, son trouble & son desordre ne sont pas sans quelque modification ; il est impatient, mais du moins il n’est pas impie.

Je conviens qu’Hercule Oetée dans Seneque brave le Ciel par d’horribles rodomontades. Mais la methode de ce Tragique ne nous importe gueres : il fait de son Heros la Salamandre imaginaire qui se plaît dans les flâmes & qui y trouve son aliment. Hercule parle trop de suite & dit des choses trop recherchées pour un homme qui souffre cruellement : le feu le gagne de toute part, le brûle, le consume ; & lui tranquille comme sur un lit de gazon recite une harangue de prés de cent vers ; une harangue herissée de pointes d’esprit & semée {p. 157}d’axiomes de Philosophie. Enfin, toute cette Piece est si miserable qu’Heinsius soutient qu’elle n’a été composée par aucun des Seneques, mais par quelque. Auteur plus recent, & de plus basse classe.

Revenons à Sophocle.

Trachin. p. 375.

Hillus accuse les Dieux de negligence pour n’avoir point secouru Hercule dans ses malheurs, & insinue au même temps quelque parole contre Jupiter. Ainsi, Sophocle n’a pas aussi religieusement manie cet endroit que le précedent. Le Chœur toutefois ne laisse point de faire bien-tôt aprés cela quelque reparation de la faute du Poëte : il reconnoît que toutes les disgraces de la vie, toutes les revolutions d’Etat, tous les maux particuliers des familles sont autant de permissions ou d’ordres exprez de Jupiter : le Chœur réunit ensemble tous ces {p. 158}objets pour en faire un plus fort motif d’obéïssance & d’acquiescement aux volontez du Ciel ; d’ailleurs, Sophocle avoit déja usé d’une sorte de préservatif pour qu’on n’envenimât point encore ses paroles : car il avoit été dit d’avance à Dejanire que

P. 340.

nous ne devons jamais blâmer la conduite de Jupiter. C’est quelque chose que cela pour un Payen, quoiqu’au fond ce n’en soit pas assez.

L’impieté de Cleomene

Poëme de Mr Dryden.

paroît une imitation de celle d’Hillus ; avec cette difference que l’une est beaucoup plus hardie que l’autre, & n’a rien de la legereté de la jeunesse qui puisse lui tenir lieu d’excuse. De plus, Sophocle, ainsi que je viens de dire jette en passant quelque maxime saine pour servir comme de contrepoison au mal. Dans Cleomene au contraire, Cleonidas semble l’emporter contre son pere en faveur de {p. 159}l’Athéïsme sans aucun adoucissement.

P. 55.

C’est en cette même Scéne que paroît La Famine : spectacle que Mr Dryden appelle une grande beauté ; mais dont tout le monde n’est pas aussi enchanté que lui. Cleora est celle qui représente La Famine ; & tout le merveilleux de son rôle aboutit à nous dire que l’enfant tetoit sa mere, mais en vain : Il tiroit, il tiroit toûjours, & rien ne venoit ; enfin il tira si fort que le sang sortit, & que j’aperçus du lait rouge sur ses lévres ; ce qui me fit évanouir de frayeur.

Portrait achevé d’un enfant qui téte ! Description si naïve qu’il semble que le Poëte ne vienne que d’être sevré ! Serieusement c’est une grande puerilité que cette idée de La Famine ; & Cleora paroît encore plus manquer de jugement que de nourriture. Si cette imagination n’étoit {p. 160}pas susceptible des agrémens de la poësie Dramatique, il falloit que l’auteur en fît un petit sacrifice au bon sens, selon la regle d’Horace.

De Art. Poët.

Et quæ

Desperes tractata nitescere posse, relinquas.

Au reste, ce qu’il y a de vif & d’animé dans cette Scéne, ce sont des impietez d’Entousiastes : car j’avoüe que l’imagination de nôtre Poëte, en quelque humeur qu’il soit, n’est jamais sterile ni languissante pour de tels sujets. Ainsi, est-il des gens qui ont toûjours assez d’esprit pour tourner ingenieusement les mauvaises choses, pour répandre des graces sur la laideur même, & pour donner, s’il faut ainsi dire, à leur poison le goût d’un baume agreable.

Voici encore un endroit critique de Sophocle. Philoctete nomme les Dieux des méchans,

Philoct. P. 402.

& parle {p. 161}mal de leur gouvernement. Il faut sçavoir que Philoctete étoit un Officier relegué dans une Isle déserte, maltraité de ses propres amis, tout couvert de playes, accablé des miseres de la pauvreté, en proye à tous les maux de la vie, depuis dix années entieres. Ces épreuves pour un homme enséveli dans les tenebres du Paganisme font tres-délicates, & extenuent l’iniquité de ses plaintes. Bien plus, Philoctete semble ensuite se repentir ; il s’assure que les Dieux lui feront justice, & il leur adresse souvent des prieres respectueuses.

Mais la fin de cette Piece est une excellente moralité.

P. 431.

Hercule paroît dans une Machine, & fait connoître sa glorieuse destinée à Philoctete : il lui dit qu’elle est la recompense de la vertu & le prix du merite ; & lui recommande d’être fidéle à remplir {p. 162}les devoirs de la Religion. Car la pieté le rendra plus agreable à Jupiter que tous les autres titres, quels qu’ils soient ; elle accompagne les hommes en l’autre monde, & on trouve toûjours son compte avec elle, soit pendant la vie, soit aprés la mort.

Tout bien examiné : les Poëmes d’Eschyle & de Sophocle sont formez sur le plan de la vertu ; ces deux Tragiques sçavent allier l’innocence au plaisir, & tendent par le concert de l’utile & de l’agreable, à la perfection des mœurs.

Dans Euripide, Penthée est déchiré en pieces pour son insolence à l’égard de Bacchus :

Bacch. a. 2.

& le Chœur observe que les Dieux ne manquent point de punir l’impieté & le mépris de la Religion. Polypheme insulte aux Divinitez du Ciel & se vante d’être aussi grand que Jupiter ; mais au cinquiéme {p. 163}Acte il perd l’œil par le feu.

Heraclid. p. 295.

Le Chœur dit dans un autre Poëme de ce Tragique qu’il faut être dépourvû de raison pour ne pas reverer les Dieux. Cependant, Euripide est blâmable en quelques endroits, où il ne met aucun correctif : mais le procedé d’un Payen qui ne prévarique que rarement, feroit encore nôtre condamnation, quand nous ne serions pas ce que nous sommes de plus que lui.

Seneque inferieur aux Grecs en jugement leur est de beaucoup superieur en impieté : ses heros & ses héroïnes traitent les Dieux avec une arrogance extrême : ils s’élevent contre eux jusqu’à la fureur, sans que le Poëte se mette toûjours en peine de tirer raison de ces insultes.

Agam. a. 3.

Cependant Ajax Oïlée perit dans une tempête pour ses blasphêmes : il est premierement frappé du foudre, {p. 164}& aprés cela précipité au fond de la mer. Mais, ce n’est pas ce trait-là de Seneque, c’est son impieté qu’imitent nos Auteurs modernes. Leurs furieux, le sont presque toûjours impunément, ils restent impies sans qu’on leur sçache mauvais gré de l’être, ils maudissent même avec succez le Dieu vivant. Ainsi, les Poëtes Anglois donnent encore sur ce point le paroli & à tous les autres & à Seneque : les impies de celui-cy ne sont tels que dans un état de gêne, de douleur, de dépit, d’impatience, de desespoir ; au lieu que ceux des autres le sont sans trouble, sans sujet apparent, sans pretexte, & blasphêment par forme de divertissement.

Mais je suppose le Théatre d’Athenes & le Théatre de Rome aussi criminels qu’on voudra les faire. Que s’ensuivra-t-il ? La {p. 165}justification du Théatre Anglois ? hé ! peut-on conclure du Paganisme au Christianisme ? La conduite peut elle être la même de part & d’autre, lorsque la Religion est si differente ? N’avons-nous pas une lumiere plus pure pour nous diriger & de plus terribles châtimens à craindre si nous ne la suivons pas ? N’y a-t-il point de disproportion entre la verité & la fable ? Le Tout-puissant sera-t-il regardé comme une vaine Idole, comme la chimere d’un Jupiter ! Les saintes Lettres ne seront-elles qu’un amusement semblable aux Champs Elysées d’Homere & à la Theogonie d’Hesiode ?

Où est donc nôtre reconnoissance envers le Dieu-Homme, pour les dons de la grace qu’il nous a meritez ? pour s’être rendu semblable à nous & present à nos yeux sous une forme humaine ? {p. 166}pour nous avoir aimez jusqu’à l’excez, afin de nous attacher à lui ? pour s’être humilié jusqu’à l’anéantissement, afin de nous élever au plus haut point de gloire ? Pouvons-nous rejetter l’éternel bonheur qu’il est venu nous annoncer & nous offrir, sans lui faire le plus sanglant de tous les affronts ? Faut-il encore que nous ajoûtions le mépris à l’infraction de ses loix, & l’outrage à l’ingrat oubli de ses bienfaits ? N’est-il point de plaisir pour nous, si nous n’insultons à la bonté de Dieu qui nous a créez, à son amour qui veut nous sauver, & à sa puissance qui peut nous perdre ?

Ne cherchons point à nous faire illusion : nos paroles seront un jour comptées, pesées, punies avec rigueur ; car rien ne blesse plus profondément le Seigneur que des blasphêmes recitez {p. 167}ou chantez sur un Théatre. C’est un crime, que de violer les loix du Prince ; mais quel outrage n’est-ce pas lui faire que de les tourner en plaisanteries & les mettre en chansons ? Les Athées en penseront tout ce qu’il leur plaira ; mais Dieu s’élevera enfin, défendra sa cause & vengera sa gloire offensée.

Pour conclusion. L’impieté ne doit jamais se souffrir, quelque temperament qu’on y apporte : elle doit être exilée de chez nous sans condition & sans reserve : nul pretexte emprunté du caractére ou de l’exemple qu’on en veut faire n’est suffisant pour l’excuser ; nulle prétenduë regle du Théatre ne peut être une autorité pour l’y introduire. L’impieté choque toûjours les oreilles chrêtiennes, deshonore la Majesté de Dieu & a des suites pernicieuses : elle ôte insensiblement {p. 168}l’horreur du crime & affoiblit la lumiére de la conscience dans ceux qui en sont témoins ; parce qu’elle porte au mépris du Souverain Estre qui défend le mal & qui ordonne le bien. En un mot, l’impieté ne sert qu’à nous apprendre d’avance le langage des reprouvez.

{p. 169}

CHAPITRE III.
L’insolence du Théatre Anglois à l’égard du Clergé. §

Nos Dramatiques traitent les gens d’Eglise d’une maniére bien étrange ! ils n’attaquent en toute autre rencontre que quelque défaut exterieur ou purement naturel & borné à un certain nombre de personnes : mais ils ne connoissent ici ni regles ni bornes. Ce n’est pas seulement le ridicule que peut avoir l’homme qu’ils se contentent de découvrir ; c’est sur tout le caractére dont il est revêtu qu’ils s’efforcent de diffamer. Aussi leurs Satyres ne tombent-elles pas tellement sur quelques particuliers, qu’elles n’enveloppent en même temps sans reserve le corps entier dont ils sont membres.

{p. 170}Il est vrai que le Clergé, soit Séculier ou Regulier, n’est pas un leger obstacle aux prétentions des Poëtes : par le ministere sacré la Religon se conserve, les veritez éternelles se perpetuent & la vertu se soutient. Non, le vice n’aura point un empire sans limites, & les consciences n’y éprouveront point une securité sans interruption ; tandis que les Ministres de l’Evangile s’acquiteront de leur devoir : tandis que ces Ministres seront regardez comme les Envoyez du Seigneur & les colomnes du Christianisme ; tandis qu’ils seront en possession d’être écoutez & respectez pour leur caractère, le sujet de la douleur des Poëtes subsistera toûjours ; le Théatre sera toûjours traversé, l’Athéïsme combattu, & le libertinage reprimé. Que faire donc ? Afin que la licence des spectacles n’ait {p. 171}plus de frein, & que les principes qu’on y avance passent aprés cela d’une commune voix, il faut entreprendre l’Etat Ecclesiastique & le faire tomber dans le décri.

Deux choses sont necessaires pour introduire des personnages sur la Scéne sans prejudice de leur reputation ; l’une, qu’ils n’y soient point décriez par autrui, & l’autre qu’ils ne s’y décrient pas eux-mêmes : cette derniere voie de flétrir les gens est la pire ; parce qu’il semble alors qu’un homme soit de son propre fonds ce qu’on le fait paroître. Or nos Poëtes observent au regard du Clergé les deux choses directement opposées à celles que je viens de dire ; & pour y reüssir à souhait, ces esprits ulcerez s’épuisent dans la recherche de tous les lieux communs de la plus noire & la plus insolente malice.

Dans Le Moine Espagnol ;

P. 18. 19. 20.

Dominique {p. 172}a le soin de chercher des prostituées pour Lorenzo : ce Religieux est nommé, bedaine sainte & benite, où il y a de la place à mettre toutes les cloches du Couvent. Il est accablé d’éloges de cette espece, où l’on glisse quelque trait contre l’Eglise en général pour les colorer d’une apparence qui les rende croyables :

Ibid. p. 37.

Quelles sont les ressources infaillibles de l’Eglise ? C’est de mentir impudemment & de se parjurer devotement.

Un peu avant ceci ; Dominique feint d’être malade, se retire & laisse Elvire avec Lorenzo. Alors Lorenzo fait ces commentaires impertinens sur l’intrigue noüée en sa faveur par Dominique. « Vous voyez, Madame, que l’interêt gouverne tout. Cet homme prêche contre le peché, pourquoi ? parce qu’il gagne à parler contre : il n’en dit rien, pourquoi ? parce qu’il gagne {p. 173}à n’en rien dire en telle circonstance. Il ne s’agit que d’accorder à un homme le prix qu’il demande ; & on se rédime aussi aisément des droits de l’Eglise que de ceux de l’Etat. Personne ne veut être frippon gratis ; il est juste qu’il y ait en tout de la compensation : tant d’argent pour tant de probité. Ainsi le Prêtre vous vendra-t-il à beaux deniers les loix de l’Eglise, & ira

L’Anglois dit : Ainsi l’homme d’Eglise renversera-t-il toutes les regles des Echets. Le fou noir se trouvera à la place du fou blanc, &c.

du noir au blanc & du blanc au noir, sans se soucier si le passage alternatif d’une extrémité à l’autre est permis ou non. »

Enfin Dominique est déclaré infame, chassé honteusement du Théatre, & poursuivi par les huées de la canaille. Belle justice ! Le Poëte prend à tâche de travestir ce Religieux en scelerat ; afin d’avoir occasion de faire un exemple sur lui. M. Dryden pese-t-il {p. 174}les choses dans une juste balance ? Vû que Lorenzo, tout débauché qu’il est, s’en retourne triomphant : ce n’est point le vice, mais précisément le Prêtre qu’il corrige. Que M. Dryden suit rarement les regles de l’équité dans ses Comedies ! C’est presque son ordinaire de laisser au laïque tout le fruit d’une mauvaise action, & d’en reserver la honte pour l’Ecclesiastique.

Hornet

La Femme Provoquée p. 6.

entre ses reflexions sur le genre humain compte celle-ci pour une verité constante : Les gens d’Eglise sont les plus grands Athées. Dans cette même Piece ; Hancourt est en habit de Theologien ; Alithée ne le croit point ce qu’il paroît ; mais Dameret voudroit lui ôter son soupçon :

P. 35.

Je vous dis, moi que c’est-là Hancourt de Cambridge ; vous voyez bien qu’il a toute la faquine encolure de l’Ecole. Ensuite, Dameret & Lucy {p. 175}noircissent à merveille dans Hancourt la qualité de Theologien ; mais Hancourt le fait encore mieux lui-même. Il dit dans un à parte, qu’il doit mesurer son style à son habit ; & en conséquence de cet axiome il prend le langage d’un impertinent & d’un fat.

Chamont jeune soldat appelle un Aumônier d’armée, le Chevalier de Gravité,

Dans l’Orphelin.

& le traite de tu & toi. L’Aumônier oubliant son caractére respecte & flate l’insolence de Chamont : le jeune homme devenu plus fier par la basse complaisance du Chapelain redouble d’audace & porte l’insulte au dernier excez. N’y a-t-il donc pas dans toute ta Tribu un seul honnête homme, dit-il ? L’orgueil de vos Superieurs vous fait tous des esclaves : vous vivez tous dans un état de gêne, de bassesse, de servitude…. Vous n’avez point assez de cœur pour pratiquer hautement la vertu ; {p. 176}encore que vous vous ingeriez de la prêcher aux autres.

Le soldat respire un moment ; & aprés cette courte suspension il revient à la charge, de plus belle :

P. 26.

Si tu veux que je ne méprise point tes fonctions, ni ton caractére, conviens avec moi que tous tes confreres sont des scelerats, que ton métier n’est qu’imposture, & que tu es en ce point le plus habile Profés de tout l’Ordre ; avoüe-le moi : car je te dis, Prêtre, que je veux le sçavoir. Le reste de la page est d’une éloquence digne de la plus furibonde harangere : Prens-tu donc tant d’interêt à tout ceci ? Maudite soit la face toûjours hypocrite du vilain ! Voilà justement comme les Ministres de la débauche sont faits : on dit que ces infames ne laissent pas de prier Dieu quelquefois, de parler du paradis, de rouler la prunelle vers le Ciel & d’invectiver contre le vice ; de tromper aussi, de mentir & {p. 177}de prêcher la verité comme tout Prêtre fait. N’es-tu point de ces Ministres-là ?

Le Vieux Bachelier

C.

n’oublie pas de lancer aussi son trait contre le Clergé. On prépare un équipage de Ministre à Belmour pour suborner Letitie ; sur quoi celui-là demande si on a pourvu à tout ; & on lui répond : A tout, Monsieur, à tout ; au large chapeau de saint homme, au petit rabat de Docteur sévere, au long manteau de Pere en Dieu ; sans oublier l’emplâtre que j’ai oüi dire que le Tartuffe Filetexte porte sur l’œil pour toute marque de penitence des iniquitez de sa jeunesse, &c.

L’entretien que Bienmasqué & Rend-grace

P.

ont ensemble dans Le Fourbe est digne de remarque. Bienmasqué projette d’enlever à Mellifont

C.

sa Maîtresse ; & il engage dans cette entreprise le Chappelain

P. 17.

Rend-grace ; Car il {p. 178}faut bien qu’un Levite y ait part, vû que si pas-un d’eux ne s’en mêloit, aucune intrigue soit publique soit particuliere n’iroit son chemin. Bienmasqué crie donc à la porte du Chappelain : Mr. Rend-grace, Mr. Rend-grace ! celui-ci répond : Mon cher Mr. je n’ai plus que le dernier vers d’un acrostiche à faire, & je suis à vous dans l’espace d’une Oraison jaculatoire, dans un Amen. Mon bon Mr. Rend-grace, ne tardez pas, repart Bienmasqué. Je me rends, dit le Chappelain, je cesserois au milieu d’un Sermon pour vous faire plaisir. Vous ne pourriez m’en faire un plus grand, replique Bienmasqué ; excepté celui que je viens vous demander. Avez-vous pensé à un habit pour Mellifont ? J’y ai pensé, répond le Chapelain. Ce qui suit est trop énorme pour ne le pas omettre.

L’Auteur de Dom Sebastien porte des coups aux Evêques à l’aide {p. 179}du Musti, & badine sur le nom de Chrêtien à l’abry du nom de Turc. Il sçait que l’esprit va naturellement d’une idée qu’on lui présente à une autre qui a quelque ressemblance avec elle ; qu’il est aisé de faire l’application d’une Religion à l’autre, & que les spectateurs ne sont que trop disposez à la faire. De crainte neanmoins qu’on ne soit pas assez au fait, le Poëte est attentif à y mettre les moins clairvoyans : car selon lui, Les Prêtres de toutes les Religions sont de même acabit. Mais afin que l’on entre encore mieux dans sa pensée ; il change de style & use, sans allegoriser, des termes propres du Christianisme. C’est Benducar qui parle.

P. 24.

Quoique les gens d’Eglise aient la démangeaison de gouverner tout, ce sont des politiques bien pitoyables, bien sots & bien mal-habiles. Ils ne font le mal qu’à demi. Je le veux {p. 180}bien ; c’est une preuve que du moins ils ne sont pas aguerris à mal-faire. Les paroles suivantes relevent la noblesse des premieres par une comparaison tirée de la profession de Tailleur :

Ibid.

Leurs finesses ne sont pas bien cousuës, ni fort cachées ; ce sont des coutures grossieres & qui crévent les yeux. Ce Benducar-là est un éloquent personnage pour un premier Ministre ! il eût été beaucoup plus propre à faire Jean de Leyden.

Fanatique connu sous le nom de Roy de Munster.

Au quatriéme Acte ; le Musti est déposé & le Capitaine Thomas lui fait en partant une mercuriale que je passe sous silence. Ensuite Mustapha menace son grand Patriarche de l’appliquer à la question ; le Musti répond à cette menace avec beaucoup de gravité & de courage :

P. 96.

J’espere que vous ne serez pas assez barbare pour me condamner à ce supplice ; nous pouvons bien prêcher aux autres la {p. 181}souffrance, mais hélas ! nôtre chair est trop innocente & trop choyée pour pouvoir endurer le martyre. En chemin faisant ; si l’horreur de la souffrance est une marque d’une chair innocente, nôtre Poëte est certes de la complexion des plus grands saints ; témoin son épître dedicatoire du Roy

Poëme de M. Dryden.

Arthur où il paroît qu’il n’aime pas les coups.

Dans Cleomene ; Cassandre à l’Autel, & au milieu d’un grande solemnité s’écrie : Maudits soyez-vous ô Dieux ! qui moissonnez ce qu’il y a de meilleur sur la terre. Maudit soit vôtre temple ! Encore plus maudits soient vos Prêtres ! Elle continue dans son emportement & accuse les Dieux & leurs Ministres de cabale & d’imposture. Ces fureurs sont tres-mal supposées dans l’Alexandrie : il n’est gueres de peuples plus superstitieux que les Egyptiens, ni qui {p. 182}eussent plus vivement ressenti ces outrages faits à la Religion. Ainsi les impietez de Cassandre n’ont nullement l’air de la vraisemblance ; elles sont tout-à-fait contraires aux mœurs du pays. Mais il n’importe ; cela peut être chez nous d’usage par induction & y avoir son succez ; c’est une sorte de compliment agréable aux libertins & aux Athées.

L’Oedipe a de pareilles boutades contre les Prêtres :

P. 38.

A quoi bon te demander la verité ? les caresses des Courtisans, les larmes des coquettes, les sermens d’un artisan, & l’affliction d’un riche heritier sont des veritez au prix de ce que nos Prêtres disent. Oh ! oh ! leur Sacerdoce est-il donc un privilege pour mentir & être crus avec cela ? Nôtre Poëte s’est abandonné ici à son beau feu, mais le bon sens n’y perdra-t-il rien ? Egeon apporte la nouvelle de la mort du Roi {p. 183}Polybe ; & Oedipe en est étrangement surpris :

Ibid.

O vous Puissances réüniës toutes ensemble, est-il possible ? Quoi ? il est mort ? Et pourquoi non ? Etoit-ce un homme invulnerable, impassible, immortel ? Rien moins que cela ; il n’avoit pour toute assurance de vie que son âge qui étoit de quatre-vingt-dix ans ; & si nous en croyons le Poëte lui-même,

Ibid.

Polybe est mort comme un fruit d’automne qui tombe aprés avoir long-temps meuri sur l’arbre, & que l’on admire qu’il ne soit pas tombé plutôt.

Il y a plus ; c’est qu’Oedipe ne sçauroit ignorer l’âge de Polybe ; vû qu’il a tres long temps vécu avec ce Prince à Corinthe. En un mot, le fonds de la chose roule sur cette circonstance ; sçavoir que Polybe âgé de quatre-vingt-dix ans est mort, & qu’on s’étonne qu’il ne soit pas mort plutôt. Pourquoi donc de si grandes {p. 184}exclamations à ce sujet ? Pourquoi en appeller à toutes les Puissances du Ciel & de la terre, afin de rendre une telle mort croyable ? Ce tas de figures eût eu plus de fondement sur ce que Polybe se seroit encore trouvé en vie ; car c’eût été de l’aveu du Poëte même une chose plus surprenante.

Quoiqu’il en soit ; Oedipe est presque hors de lui même à la nouvelle de cette mort, & desire avec impatience d’en apprendre chaque particularité : Afin que la tempête de sa joye croisse par degrez & s’éleve enfin jusqu’aux étoiles. D’où vient cette extase poëtique ? d’un cerveau creux : elle n’a pour garans ni la nature ni l’exemple : Sophocle ne peint point Oedipe dans une tempête de joie ; il ne le guinde point aux étoiles.

Ibid.

Encore un autre essor d’imagination, {p. 185}au sujet de la mort d’Oedipe : il n’est pas d’abord si sublime & ne débute que modestement par un, A tous ceux qui ces presentes Lettres verront. Vous diriez qu’Oedipe va passer une obligation chez le Notaire. Que cela soit notoire jusqu’aux extrémitez de la terre. Bien plus, que cela passe au-delà même de la voûte azurée, & du Palais des Dieux ; & que le fracas de ma bruyante joie les rende sourds. Ce Phebus me rappelle un endroit de je ne sçai quel Rimeur, qui est à peu prés d’une égale beauté pour la pensée : Qu’arriveroit-il si une foible abeille venoit à heurter contre l’extrémité du pole antarctique ? Je ne dissimulerai pas que M. Dryden dans sa défense du Duc de Guise se disculpe fort de ce cambizés ; mais pourquoi le passoit il donc à son ami ? ces verves sans regle sont d’un Ecolier & non d’un Maître.

{p. 186}Pour revenir à mon sujet. Le Chevalier Jean Brute paroît en habit Ecclesiastique,

Dans la femme provoquée, p. 45. &c.

contrefait l’homme yvre, se bat contre un Commissaire de Quartier, qui le terrasse & qui l’arrête. Sur cela Jean Brute peste, jure & lance à quiconque des imprecations accompagnées des plus grandes infamies : les Officiers de la Justice le bernent & le donnent en spectacle comme un fidele portrait de tout l’ordre Ecclesiastique.

Ce plaisir-là n’est gueres digne d’un Protestant & ne fait pas beaucoup d’honneur à la Reformation. L’Eglise Anglicane (j’entens ceux qui la composent) est peut-être la seule communion dans le monde qui tolere de telles insolences : l’Auteur du Relaps se signale par dessus tous les autres en ce métier. Le Chapelain Bulle

P. 73.

fait à de nouveaux mariez des complimens & des souhaits {p. 187}dont le papier, pour le dire ainsi, rougiroit d’être dépositaire.

Le Jeune La Mode dans la page suivante prie Bulle de se hâter d’aller trouver le Chevalier Ventre-de-tonne ; le Chapelain répond d’une maniere peu conforme à son état : Je fends les airs, je vole pour m’y rendre. A la fin de cet Acte ; Bulle parle de la bigamie, & résout ainsi le cas.

Sentimens des Theologiens Lutheriens, qui décident que le Lant-grave de Hesse pouvoit épouser deux femmes. p. 86.

J’avoüe que d’épouser deux maris pour sa satisfaction, c’est commettre un énorme peché d’incontinence ; mais de le faire pour la paix de l’esprit, ce n’est pas plus que de s’enyvrer par forme de remede. D’ailleurs,

La Demoiselle en question étoit déja mariée sans que son pere le sçût, il lui destinoit un autre que celui qu’elle avoit, pour époux : & Bulle prétend qu’elle doit prendre un second mary pour l’amour de la paix.

aller au devant de la colére d’un pere, c’est éviter le peché de désobéïssance ; car lorsque le pere est fâché, c’est-à-dire que la fille lui est rebelle. La conclusion renferme la plus insolente prophanation ; je n’en dirai rien davantage.

Au reste, l’Auteur du Relaps {p. 188}n’est ici qu’un gueux revêtu de la dépoüille de Benjanson ; à cela prés que le plagiaire porte plus haut l’impieté que l’original, & transfere la chose des rendez-vous publics au Sanctuaire. Tout ce qui appartient en propre à l’auteur du Relaps, c’est

P. 97.

le Pere fâché & la Fille rebelle. Le Chapelain Bulle dit au Jeune La Mode : La pieté de Vôtre Grandeur est inexprimable : cependant il y a une chose qui me paroît une matiere de scrupule pour vous ; car la conscience est tendre, tendre ! c’est un enfant à la mamelle.

Je remarque que quand l’imagination de nos Poëtes se lasse, & qu’ils commencent à radoter, ils se jettent communément sur quelque homme d’Eglise pour le faire servir d’organe à leurs rêveries. Avec cet expedient, ils sauvent leur stupidité sous un air de verve Comique ; & leur malice {p. 189}y trouve son compte aussi-bien que leur paresse.

Coupler

Ibid.

instruit La Mode des moyens de s’acquerir le Chapelain Bulle & lui dit : Sur le pied qu’un Chapelain est aujourd’hui, il faut le gagner par de gros presens ; il a besoin d’argent, de benefices, de vin, &c. Procurez-lui tout cela, & je vous réponds qu’il dira la verité comme un oracle. Quelques lignes auparavant ce sont des grossieretez encore plus crûës & semées de quelques sales bassesses : assaissonnement ordinaire de la Comedie.

Coupler

Ibid.

avec sa politesse accoûtumée apprend au Jeune La Mode, que la nuit derniere le diable a emporté le Ministre qui ne se nourrissoit que d’oyes bien grasses & bien doduës. Ensuite on outrage Bulle en vrai langage des halles ; on le fait paroître un hebeté, un miserable, un impie.

{p. 190}J’aurois ici à parler de beaucoup d’autres Comedies ; mais c’en est assez de celles-ci pour faire connoître les dispositions du Théatre Anglois à l’égard de l’Etat Ecclesiastique. On voit sous combien de formes la malice industrieuse de nos Poëtes se travestit pour diffamer le Sacerdoce dans toutes les diverses créances. Ni Juif, ni Gentil, ni Turc, ni Chrêtien, ni Géneve, ni Rome ne se dérobent à leurs traits. Ne semblent-ils pas apprehender qu’il ne reste dans l’univers quelque reduit où le Souverain Estre soit adoré, la vertu pratiquée & le vice craint ? Les effets, il est vrai, ne répondent pas tout-à-fait à la noirceur de leur volonté ; ils sont trop outrez dans la poursuite du projet pour être heureux dans l’exécution : & leurs Satyres ont je ne sçai quoi de grossier où l’on ne voit ni éducation ni esprit.

{p. 191}Du reste, ils ne s’en tiennent pas à des paroles seulement : ils traduisent l’habit comme le ministere en ridicule : la farce se joüe sous des dehors religieux & symboliques de chaque fonction sacrée : l’abus frappe par là davantage, le mépris de la Religion s’insinue avec plus de facilité, & la basse idée qu’on inspire du Sacerdoce revient naturellement à l’esprit, si-tôt qu’un Prêtre s’offre à nos yeux.

Mais sur quelles autoritez nôtre Théatre appuye-t-il son indigne conduite ? Le Sacerdoce fut-il jamais regardé comme un vain titre ? Les Poëtes anciens n’en ont-ils point fait plus de cas que nos modernes ? C’est ce qu’il faut maintenant examiner ; & je vais parcourir ce que les plus celebres d’entre eux ont dit sur ce point. Homere ouvrira la Scéne, vû qu’il est le premier en date pour {p. 192}l’ordre du merite aussi-bien que pour celui des temps. Quoique ce Poëte n’ait point écrit de Comedies, nous pouvons neanmoins l’admettre pour Juge au regard de l’usage & de l’opinion generale de son siécle touchant le Sacerdoce. Et sur quel pié les Prêtres sont-ils dans ses Poëmes ?

Chrysés Prêtre d’Apollon

Home. Iliad.

paroît dans un conseil de guerre la couronne sur la tête & le sceptre en main : il offre une grosse rançon pour sa fille, & insiste fort sur l’honneur qu’il a d’être consacré à Apollon. Toute l’armée opine à accepter ses offres par consideration pour son caractére, hors le seul Agamemnon : ce superbe Prince refuse de rendre la fille de Chrysés, & renvoye le pere avec mépris. Apollon se trouve offensé lui-même dans la personne de son Ministre, & venge l’injure par une peste.

{p. 193}Adrastus & Amphius

Ibid.

fils de Merops Prophéte étoient Maîtres d’une vaste étenduë de pays dans la Troade, & envoyerent un corps d’armée au secours de Priam. Ennomus l’Augure

Ibid.

commandoit les troupes de la Mysie pour les assiegez. Phegeus & Idœus

Ibid.

fils de Darés Prêtre de Vulcain sont en équipage de gens de qualité, & se battent contre Diomede, l’un des heros du parti des Grecs : Vulcain tire d’intrigue Idœus aprés un mauvais succez dans le combat. Dolopion étoit Prêtre du Scamandre & respecté comme le Dieu à qui il appartenoit.

Ulysse

Odyss.

au retour de Troye prit Ismare d’assaut, & pilla toute la ville excepté Maron & sa famille. Maron étoit Prêtre d’Apollon, & fut épargné par respect pour son ministere : il fit des presens en or en argent & en vin à Ulysse, lequel {p. 194}parle avec éloge de Maron ; de sa naissance, de sa vertu & de sa sagesse. Voilà tous les Prêtres dont Homere fait mention : quels égards n’a-t-il point pour eux, conformément à la haute idée que son siécle en concevoit ? Je joins à ce témoignage celui de Virgile, lequel est un Poëte du premier merite dans le même genre qu’Homere.

Virgile est sans doute recommandable par la beauté du genie, par la profondeur du sçavoir & par l’harmonie & la majesté du style : mais on peut dire toutefois que l’ascendant qui le distingue par dessus tout autre, c’est la justesse d’esprit & de bon sens. Un discernement exquis & sûr qui saisit les choses du côté de la nature, & de l’usage, ne l’abandonne jamais : une force de raison soutenuë & une vivacité d’imagination moderée, regnent {p. 195}également dans ses ouvrages : son bel esprit ne s’évapore point en idées vaines & chimeriques, & sa fureur poëtique ne l’entraîne jamais au-delà des regles. Virgile en un mot sçait conserver tout ensemble & ce grand sens & ce beau feu qui font les genies superieurs. Or, ce maître de l’art, cet homme si judicieux & si sensé ne parle d’aucun Prêtre sans le revêtir de quelque marque d’honneur. En voici des exemples.

Lorsque les Troyens déliberent sur ce que l’on fera du cheval de bois, & que quelques-uns veulent qu’il soit placé dans les enceintes de la ville ; Laocoon à la tête d’un parti nombreux se déclare contre cet avis : il harangue avec beaucoup de jugement & de resolution ; & d’un coup de lance il sonde la trompeuse machine. Enfin il pénétre si avant {p. 196}dans le strategéme des Grecs & donne de si sages conseils, que si ses compatriotes n’eussent point été infatuez de leurs folles visions il auroit infailliblement sauvé la patrie.

Trojaque nunc stares, Priamique arx alta maneres.

Æneïd. 2.

Ce Laocoon étoit Prêtre de Neptune & fils de Priam ou frere d’Anchise qui étoit de la maison Royale ; suivant la remarque du R. Pere de la Ruë Jésuite.

Ibid.

Celui qui suit Laocoon, c’est Penthée Prêtre d’Apollon. Il est appellé Penthée Otryade, ce qui est une preuve que son Pere étoit fort connu. Sa familiarité avec Ænée, chez qui il amenoit son petit fils, montre que c’étoit un homme de condition. Penthée donc aprés un court recit de la situation des affaires se joint à la petite troupe d’Ænée, charge avec lui l’ennemi & meurt {p. 197}glorieusement dans l’action.

Le troisiéme est Anius Roi de Delos.

Æneïd. 3.

Ænée banni de sa patrie & cherchant à s’en acquerir une nouvelle, moüille l’ancre à Delos : Anius dans son plus magnifique appareil de Prêtre vient au devant de lui, l’aborde gracieusement & lui prédit des choses avantageuses. En ce même Livre, nous voyons encore un autre Prêtre d’Apollon ; c’est Helenus fils de Priam & Roi de Caonie. Il reçoit Ænée avec beaucoup de tendresse & de magnificence ; il l’instruit sur des points tres-importans à son dessein, & lui fait à son départ un riche present. Je croi que nous pouvons rapprocher de l’exemple d’Helenus celui d’une Princesse que Virgile nomme, Regina Sacerdos. C’est Rhée Sylvie, fille de Numitor Roi d’Albe & mere de Romulus & de Remus.

{p. 198}

Ibid. 6.

Ænée a pour guide la fameuse Sibylle de Cumes, lorsqu’il entreprend d’aller au séjour des Ombres : il trouve au terme, entre autres personnes de sa connoissance Polybœte Prêtre de Cerés. Ce Polybœte est cité de compagnie avec les trois fils d’Antenor, avec Glaucus & avec Thersilocus qui commandoit en chef les troupes auxiliaires pour Troye : de sorte qu’on peut juger de la qualité de Polybœte par le rang des personnes avec qui Virgile le place. Ænée avance, & aperçoit dans les Champs Elisées Orphée que le Poëte appelle le Prêtre de la Thrace. Nous ne nous étendrons point ici sur Orphée, si connu par son habileté dans la poësie, dans la musique & dans toutes les cérémonies de la Religion : c’étoit un des heros de l’antiquité & l’un des principaux chefs dans l’expedition de la Toison d’or.

{p. 199}Au septiéme de l’Æneïde, Virgile nous donne comme une liste des Princes & Officiers generaux qui vinrent au secours de Turnus, & il dit entre autres :

Quin & Marrubia venit de gente Sacerdos
Archippi Regis missu fortissimus Vmbro.

Le Poëte louë ce Prêtre & pour son courage, & pour ses belles connoissances : Umbro avoit le secret de calmer les passions, & d’empêcher les effets du poison par le moyen des plantes dont il connoissoit parfaitement la vertu : sa mort laissa de grands regrets à sa patrie qui lui fit de pompeuses funerailles.

Les Poticiens & les Pinariens

Ibid.

dont parle Virgile, étoient au rapport de Tite-Live des hommes choisis de la meilleure Noblesse du pays ; & le Sacerdoce étoit hereditaire dans leur famille. {p. 200}Æmonide & Chlorée

Ibid.

brillent dans le champ de Mars par l’éclat de leurs armes & par la richesse de leurs habits. Virgile ne glisse que deux mots sur la parure du premier : mais il appuye sur celle de Chlorée qu’il se plaît à décrire avec toute la magnificence dont il est capable. Macrobe, autant que je puis m’en souvenir, est enchanté de cette description qu’il estime être un des chef-d’œuvres de Virgile. Chlorée n’est qu’or, qu’écarlate & que broderie ; il est aussi magnifique dans tout son équipage que la nature & l’art peuvent le faire.

J’ajoûterai encore Rhamnés, Asylas & Tolumnius,

Ibid.

tous trois distinguez par leur naissance & par leurs emplois considerables dans l’armée. Peut-être qu’ils n’étoient pas Prêtres, à proprement parler, mais seulement Augures : {p. 201}c’étoit eux qui interpretoient les resolutions des Dieux par le chant des oiseaux, par l’inspection des entrailles des bêtes immolées, & par les observations du tonnerre. Mais, ces fonctions ne consacroient-elles pas leurs personnes en leur donnant un rapport particulier avec les Dieux ?

Guther. De Jure Veter. Pontif.

Aussi les Romains les mettoient-ils au même degré que les Prêtres.

Il est donc certain qu’Homere & Virgile, ces deux grands personnages respectent toûjours les Prêtres, & les representent avec toutes les qualitez qui peuvent les rendre aux autres respectables. Dira-t-on que ces exemples sont des noms feints & des hommes qui n’existent que dans l’imagination du Poëte ? Mais il ne m’importe nullement que ce soit ici fiction ou bien réalité : ce qu’il y a de sûr, c’est que si les Prêtres eussent été des gens aussi {p. 202}méprisables que nôtre Théatre s’efforce de nous les rendre, Homere & Virgile auroient dû les peindre bien différemment de ce que nous les venons de voir ; ou plutôt, ils les auroient rejettez comme de trop bas personnages pour joüer les premiers rôles dans le Poëme Epique.

Mais Homere & Virgile pensoient autrement que nos Poëtes au sujet des Prêtres : ils suivoient pour regles & la nature & l’usage établi ; ils sçavoient que le Sacerdoce est en soi un ministere considerable, & qu’on en avoit toûjours eu cette idée. Ils auroient donc renoncé de sang froid à la gloire d’hommes sçavans & sages s’ils eussent maltraité les Prêtres ; ils auroient foulé aux pieds la Religion, & l’usage de tous les pays. Mais ce n’étoit pas le dessein de ces Poëtes de se donner à la posterité pour des prévaricateurs {p. 203}& pour des sibilots, uniquement afin de goûter le plaisir de mal-faire.

Je viens aux Tragiques de la Gréce. Eschyle n’employe que dans deux de ses Pieces les Ministres des Dieux : l’un est les Eumenides, où la Prêtresse d’Apollon ouvre le Théatre, & ne paroît plus aprés cela ; l’autre est le siége de Thebes. Dans ce Poëme le Devin Amphiaraüs est un des sept Chefs de l’armée qui assiege la ville : il y a le caractère d’un sage & vaillant Capitaine, & d’un homme qui cherche plus à se signaler par de hauts faits que par une vaine montre de bravoure.

Dans l’Oedipe de Sophocle,

Oedip. Tyran. p. 148.

le Prêtre de Jupiter a peu de part à ce qui se passe. Il paroît portant la parole au Tyran par l’ordre du Roi : Oedipe dans le feu de la colére traite durement Tiresias ; {p. 204}celui-ci replique avec resolution & avec liberté, & dit nettement à Oedipe qu’il est un des serviteurs d’Apollon & non l’un des siens. Il est à remarquer que les duretez d’Oedipe se terminent à la personne seule de Tiresias, & ne tombent point sur son ministere en général au lieu que l’Oedipe Anglois fait du Sacerdoce même un métier de Tartufe. Dans Antigone,

Sophocl. Antig. p. 256.

Creon accuse Tiresias de haute trahison, & d’avoir formé le dessein de vendre son Prince à prix d’argent : le Prêtre soutient alors sa dignité, répond d’un air grave & majestueux à l’injuste accusation, appelle le Roi, son Fils ; & lui annonce son infortune prochaine.

Euripide charge Tiresias d’une fâcheuse réponse de l’Oracle.

Phœniss. p. 358.

Tiresias déclare à Creon l’alternative de la mort de son fils, ou de la perte de la ville : Creon se posse {p. 205}de & n’éclate point en ces cruelles circonstances : aprés même que son fils s’est tué, il ne fait ni des plaintes aux Dieux, ni des reproches à leurs Ministres.

Cadmus use de paroles respectueuses envers Tiresias :

Bacchæ. Act. 1. Act. 4.

Penthée au contraire le menace, & est puni pour son impieté. Iphigenie fille d’Agamemnon est choisie pour être Prêtresse de Diane ; & son pere s’estime honoré d’un tel choix.

Iphigen. in Aulid. & in Taur.

Pour recüeillir ensemble tous les anciens Tragiques ; Seneque se conforme assez à Euripide, & met Tiresias à couvert d’outrages : Oedipe conjure seulement Tiresias, mais sans lui perdre le respect, de reveler la réponse de l’oracle & la personne coupable ; celui-ci s’en excuse d’abord, & enfin le fort de la plainte des Dieux retombe sur Creon.

Troad. p. 193.

Si Calchas n’étoit pas Prêtre en {p. 206}toute rigueur, il étoit pour le moins Augure & avoit des relations aux Dieux : C’est pour cela qu’Agamemnon reconnoît en lui un caractére respectable, & qu’il l’appelle, pour lui faire honneur, du nom glorieux d’Interprete des Destins.

Passons aux Poëtes Comiques.

Plut. Ran. Aves.

Aristophane est un Athée si déterminé qu’il ne vaut pas la peine qu’on parle de lui. Il dit peu de choses sur la matiere presente, & dans le peu qu’il en dit, les Prêtres ne sont pas plus ménagez que les Dieux. Pour Terence, il ne produit point de Prêtres sur le Théatre ; il ne fait pas même mention d’eux dans ses Comedies. Chrysale dans Plaute définit Thestime, Prêtre de Diane, un homme d’honneur & de distinction. Ce Poëte introduit une Prêtresse dans Le Rudens, qui est le seul exemple que je sçache en {p. 207}ce genre dans ses ouvrages. Cette Prêtresse retire chez elle deux femmes sauvées d’un naufrage & reçoit de grands éloges au sujet de son amour pour l’hospitalité. Le débauché Labrax menace de forcer le temple, & commence en effet de le faire : Demade, homme de condition est surpris de cette violence, & promet d’en punir l’auteur : le bruit de cet attentat inoüi le fait s’écrier : Quis homo est tanta confidentia qui Sacerdotem audeat violare ? On voit qu’en ces temps-là c’étoit une insolence extrême que d’insulter au Sacerdoce, & aux dépositaires de la Religion.

Telle étoit donc la conduite des anciens Dramatiques : les Prêtres paroissoient rarement dans leurs Poëmes ; & quand cela arrivoit, c’étoit pour quelque affaire d’importance : on les consideroit toûjours comme des personnes {p. 208}de marque : ils se comportoient toûjours d’une maniere qui répondoit à leur dignité, sans se démentir en quoi que ce fût ; loin de se dégrader par des bassesses ou par des infamies.

A l’égard des Poëtes modernes, le celebre Corneille & l’inimitable Moliere n’employent point de Prêtres dans leurs ouvrages. Le premier exclut Tiresias même de son Oedipe ; quoique le retranchement de ce personnage estropie la fable & se trouve bien à dire dans sa Tragedie. Et quel autre motif que le respect pour la Religion auroit pû l’empêcher d’user d’une liberté fondée sur la pratique de ses prédecesseurs ? J’apprens que la même retenuë s’observe en Espagne & en Italie, & qu’il n’y a dans l’Europe que le Théatre Anglois qui se fasse un amusement d’exposer des Prêtres sur la Scéne.

{p. 209}Au reste, il vaudroit toûjours mieux qu’on retranchât tout Prêtre de la poësie Dramatique : cette suppression ne pourroit que contribuer beaucoup à conserver l’honneur qui est dû aux dehors mêmes de la pieté. Le Sacerdoce est un trop saint & trop auguste ministere pour paroître assez décemment sur un Théatre. La Religion n’est point une matiere aux divertissemens du siécle. Ni le lieu des spectacles profanes, ni les Acteurs, ni toutes les autres circonstances ne compatissent avec des choses sacrées. Représenter l’Eglise dans une Comedie, c’est le moyen de tourner en Comedie cette Eglise même, de convertir en Roman le Christianisme, & de persuader au vulgaire ignorant que les objets les plus serieux ne sont que des plaisanteries & des visions.

Les Tragedies à Athenes étoient {p. 210}une maniere de discours moraux, destinez à l’instruction des peuples : & c’est pour cela qu’elles sont si chastes, si religieuses & si remplies de sentences. Plaute nous assure que les Poëtes Comiques

Rud. A. 4. S. 7.

avoient aussi coûtume de prêcher la morale au peuple. Ainsi, il est moins étonnant qu’il y eût quelquefois des Prêtres sur le Théatre de ces Payens : le sujet de la piece étoit grave alors ; & d’ailleurs l’esprit du Paganisme rend cet usage plus tolerable.

Mais nos Poëtes se guident sur une autre boussolle que les anciens : leur but, c’est de détruire la Religion ; leur maxime c’est de renverser la morale ; & leur grande affaire, c’est à tout le moins de faire rire. Quoiqu’il en soit, que l’on arrange les choses comme on voudra, que l’on manie le caractére sacré avec toutes les précautions imaginables & toutes les bienseances {p. 211}possibles ; aprés tout, aucun Prêtre chrêtien ne doit être mis sur le Théatre. Puisqu’une telle representation est un abus accordé par force à la dureté du siécle, & que le lieu où elle se fait est un lieu profane, elle ne sçauroit être excusable, quelques mesures que l’on prenne.

Racine est une exception de ce que j’ai avancé touchant le Théatre François. Le Grand-Prêtre Joad est l’un des premiers rôles de son Athalie : le Poëte a égard à la dignité du personnage, il le fait un homme de probité & de valeur, & lui conserve jusqu’à la fin un caractére éclatant. Mathan autre Prêtre de cette Tragedie devient idolâtre & quitte le Dieu d’Israël pour Baal. Il est vrai que ce Mathan est un tres-méchant homme : mais non un homme de néant ; c’est un des principaux chefs de la faction d’Athalie. {p. 212}Et quant aux iniquitez de sa vie, elles ne rejaillissent que sur lui & ne deshonorent que sa personne. En un mot, toute cette piece est tres-édifiante : on n’y donne que des leçons de pieté, on n’y chante que de saints cantiques ; & on ne la joüe point sur un Théatre public.

Disons quelque chose de nos Poëtes jusques à Charles II. Chacsper se donne la liberté de faire entrer des gens d’Eglise dans plusieurs de ses pieces : mais il en soutient d’ordinaire la dignité, & ne leur attribue rien qui ne soit dans les regles. J’avoüerai pourtant qu’il s’oublie bien en quelques rencontres. Le Prêtre Evans, par exemple, a des manieres trop mondaines & trop enjoüées :

Mesure Pour mesure.

du reste il tient assez son rang & se comporte en honnête homme.

C.

Mais dans une autre de ses Comedies intitulée, Beaucoup de peine {p. 213}pour rien, le Curé fait le personnage d’un fou, & le Poëte n’y paroît pas plus sage que le Cure : car cette piece n’est qu’un tissu d’impertinences consuës ensemble.

Dans l’histoire du Chevalier de Château-vieux ;

C.

Messire Jean Ministre d’Wrotham jure, joue, boit, est un Chevalier d’industrie, un libertin, un voleur de grand chemin. Certainement rien n’est plus blâmable ni plus ressemblant à l’Auteur du Relaps ; à cela prés que ce Messire Jean a quelques bonnes qualitez ; enfin c’est un homme de cœur, un brave qui fais prisonniers plusieurs rebelles : le Roi le recompense de cette action de vigueur ; & les Juges au milieu de ses autres mauvaises affaires ne laissent pas de lui marquer de la consideration & de l’estime. En un mot, si Messire Jean est coupable de bien des crimes, {p. 214}il n’est du moins ni un hypocrite ni un lâche aux yeux des hommes ; & de plus, ses crimes ne sont point imputez à son état, mais uniquement à sa personne. Le Relaps au contraire a pour fin de flétrir le Sacerdoce, & d’en anéantir le caractére autant qu’il est en son pouvoir : de façon que le tout pour le tout, il s’en faut bien que Chacsper soit aussi criminel que lui.

Benjanson introduit un Ecclesiastique & un Jurisconsulte dans La Femme Taciturne.

C.

Mais il prévient sur cela les Spectateurs & leur demande grace ; parce que ce ne sont que des personnages comme détachez du corps de la piece. Et puis, il est attentif à sauver l’honneur de l’un & de l’autre caractére. Il y a encore au troisiéme Acte un Prêtre que Cutber & Morose maltraitent ; mais l’injustice de ce procedé est bien-tôt {p. 215}reprochée avec indignation. Dans Le conte de peau d’âne,

C.

dans Le Berger affligé &c. les gens d’Eglise ne sont pas trop ménagez. Aussi ces Comedies sont-elles les productions d’une Muse expirante que M. Dryden appelle les rêveries de Benjanson.

Essay du Poëme Dramat.

Beaumont & Fletcher dans La Bergere fidelle, dans Le Chevalier de Malte &c. ont des Prêtres & des Prélats d’un caractére assorti à leur dignité, & d’une reputation hors d’atteintes. Dans La Femme dédaigneuse & dans Le Curé Espagnol deux Prêtres sont outragez ; l’un est un insensé, & l’autre un frippon : il semble en verité qu’on ne les employe tous deux que pour ravaler la Religion. Il est donc vrai que le Théatre Anglois s’est toûjours déchaîné contre l’état Ecclesiastique : & cependant il ne le fut jamais autant qu’il l’est aujourd’hui.

{p. 216}Je laisse les Poëtes pour entrer dans les preuves tirées de la raison & de l’histoire. Je veux montrer en peu de mots combien il est juste que les Ministres de la Religion soient respectez ; & cela fondé sur ces trois choses : sur leur dévouëment special au Seigneur, sur l’importance de leur ministere, & sur la veneration non interrompuë où ils ont été dans tous les pays du monde.

Premierement. Le Sacerdoce est tout consacré au culte divin ; & un Prêtre a specialement l’honneur de n’appartenir point à un moindre Maître que le Très-haut. Or la gloire du serviteur croît à proportion de la qualité du Maître qu’il sert : il est plus honorable, par exemple, d’être attaché au service d’un Prince qu’à celui d’un simple particulier. Faisons & l’analyse & l’application de ce raisonnement. Les Prêtres {p. 217}du Christianisme sont les principaux Ministres du Royaume de Dieu ; ils representent ici bas ce souverain Dominateur ; ils sont les défenseurs de sa Loi ; les sources de sa divine grace leur sont confiées ; c’est eux qui president aux hommages publics qui lui sont dûs. Se moquer donc d’un Prêtre, & encore plus de son caractére, quel crime n’est-ce point ? C’est se moquer de Dieu même. Les injures faites à un Ambassadeur sont reputées faites à son Maître & sont vengées comme telles.

Outrager les Envoyez du Seigneur, c’est au fond ne le reconnoître point lui-même ; c’est regarder les saints Livres comme des fables, & les veritez de l’autre vie comme des impostures inventées par les Prêtres : c’est s’être dit à soi-même, je suis desormais résolu de ne point épargner {p. 218}la profession de ces imposteurs. Mais se joüer de ce que l’on sçait être d’institution divine, ne faire point de cas de ceux qu’on croit les Ministres du Seigneur, & rendre par là son autorité méprisable autant qu’on le peut, ce n’est gueres moins que de sommer Dieu & de le défier de montrer sa Toute-puissance, de faire éclater son courroux & de tirer raison de sa souveraineté méprisée.

Si l’on s’avisoit dans un Royaume de se rire des fonctions de la Magistrature, de vouloir abolir la profession de Courtisan, & de ne tenir aucun compte des Officiers de la Couronne ; cette conduite avertiroit suffisamment le Prince de prendre garde à soi : il n’auroit que trop sujet de croire que sa personne est méprisée, qu’on traite son autorité de phantôme ; & que ses peuples sont prêts de se choisir un autre Maître, {p. 219}ou de se gouverner à leur fantaisie.

La conservation de la Religion dépend beaucoup de la haute idée qu’on a de celui qui en est l’Auteur ; aussi-bien que la conservation d’un Etat dépend fort de l’estime qu’on a pour celui qui en est le Chef. Il est vrai qu’on ne détrône pas le Tout-puissant, ainsi qu’un Monarque de la terre, & que le bonheur de l’Eternel subsiste indépendamment de nos hommages. Mais, comme Dieu n’use pas de son pouvoir absolu pour nous reduire, & qu’il laisse aux hommes l’usage de leur liberté ; il est sûr que la reconnoissance & l’obéïssance qui lui sont dûës se perdent à mesure qu’on affoiblit son autorité par le mépris de ceux à qui elle est commise en ce monde. Et il est facile de s’imaginer combien un attentat de cette nature doit irriter sa colére.

{p. 220}Secondement. Les veritez & les pratiques de la Religion influent beaucoup sur la societé civile. La felicité de cette vie ne tient pas peu à la créance d’une autre. Ainsi, quand par une supposition chimerique nos esperances ni nos craintes ne s’étendroient pas au-delà de ce qui frappe les sens ; l’interêt commun, le bien public, la prudence purement humaine devroient nous porter à ménager le Sacerdoce. Car les Prêtres & la Religion sont comme deux choses l’une de l’autre inséparables : la Religion se conserve si on maintient les Prêtres, & elle tombe s’ils viennent à manquer.

Oüi, la Religion est la base du Gouvernement même politique : sans elle, l’homme est un mauvais sujet, un fâcheux citoyen ; ou plutôt, ce n’est pas un homme. Dés qu’il n’y a plus de conscience, {p. 221}il n’y a plus ni sujetion, ni bonne foi, ni humanité. L’Athée qui se borne à soi-même, & qui ne se soucie pas d’un avenir qu’il ne croit point, n’a d’autre attention qu’à tirer tous les avantages possibles du present : son interêt & son plaisir sont ses Dieux, ausquels il n’hesitera pas de sacrifier tout.

Troisiémement. Le Sacerdoce doit être consideré dans le monde ; parce que c’est un privilege dont il a joüi jusqu’à present sans prescription. Cette verité est si constante que tous les siécles & toutes les nations semblent fournir à l’envi des témoignages pour l’attester. Un discours d’une juste étenduë sur ce sujet feroit un ample volume ; mais je ne ferai que le toucher comme en passant.

A l’égard des Juifs premierement.

De Bell. Judaïc.

Nous lisons dans l’histoire {p. 222}écrite par Josephe, que la race d’Aaron étoit l’une des plus illustres, & que les Prêtres en général étoient comptez parmi la principale Noblesse.

L’ancien Testament

Deuter. 17. 9. 10.

nous apprend que le Grand Prêtre étoit la seconde personne du Royaume.

2. Chron. 19. 8.

Le corps de cet ordre avoit une jurisdiction civile : & les Prêtres faisoient encore partie de la Magistrature au temps de Jesus-Christ.

Matth. 27. Act. 4.

Le Grand Prêtre Joïada fut jugé une alliance digne de la famille Royale ;

Vid. Seld. de Synedr.

il épousa la fille du Roi : son credit & son pouvoir alloient si loin qu’il mit fin à l’usurpation d’Athalie : il fut lui-même à la tête du rétablissement du legitime Monarque. Dans la race Assamonéenne, ils étoient Prêtres & Rois.

La Monarchie d’Egypte étoit une des plus anciennes & en même temps des plus polies du monde, {p. 223}si nous en croyons l’histoire. Là, les sciences & les arts qui perfectionnent l’esprit & qui en font la gloire,

2. Chron. 22. 23.

prirent naissance. Là, Platon & la plûpart des fameux Philosophes se rendoient pour s’enrichir l’esprit de connoissances nouvelles & satisfaire leur avidité de sçavoir. Or, dans cette Monarchie si celebre par tant de beaux endroits, les Prêtres n’étoient point confondus avec le vulgaire. C’étoit eux qui composoient conjointement avec les gens d’épée, le corps de la Noblesse. Outre les fonctions religieuses qui les séparoient du commun, les Archives & les Actes les plus importans de l’Etat étoient confiez à leur garde.

Diodor. Sic.

Plusieurs d’entre eux étoient nourris dans les Cours des Rois, employez à l’éducation des jeunes Princes & admis au Conseil d’Etat.

{p. 224}Joseph Viceroi d’Egypte & au plus haut point de sa grandeur & de son credit fut marié à la fille de Putiphar, Prêtre d’Heliopolis. Le Texte sacré dit que Pharaon la lui fit épouser : ce qui prouve que ce mariage étoit un choix & une distinction de la part du Roi envers Joseph, & non une disproportion de rang ou une inclination de la part de Joseph pour la fille de Putiphar.

Les Mages de la Perse & les Druides de la Gaule occupez au culte des Dieux,

Porph. de Abstin. Lib. 4.

étoient dans une extrême veneration, & possedoient les premieres Charges de l’Etat.

Cæsar. de Bell. Gallic.

Les Indiens, au rapport de Diodore de Sicile, sont divisez en sept corps ; dont le premier est la Caste des Brames qui sont les Prêtres & les Philosophes du pays. « Cette Caste est la plus petite pour le nombre, mais la plus {p. 225}considerable pour la qualité : ceux qui ont l’honneur d’en être ont des privileges extraordinaires. Ils sont exempts de toutes taxes & vivent dans une indépendance absoluë des Puissances seculieres. Ils sont seuls appellez pour offrir les sacrifices & pour faire la cérémonie des funerailles. Ils sont estimez les favoris des Dieux, & les seuls instruits des choses de l’autre vie. C’est pour cela qu’on les revére & qu’on leur fait quantité de presens. »

On avoit pour les Prêtresses d’Argos une telle consideration que l’on dattoit les Epoques, de leur nom & de leur temps ; & que dans la Chronologie elles tenoient lieu d’Empire, de Regne &c.

Polybius loüe extrêmement les Romains de leur pieté à l’égard des Dieux,

Lib. 6.

& de tout ce {p. 226}qui leur étoit consacré : aussi en donnoient-ils de grandes marques ; car lorsque leurs premiers. Magistrats & leurs Consuls mêmes rencontroient quelqu’une des Vestales, ils ne manquoient point de baisser leurs faisceaux par respect. Le Sacerdoce fut chez eux restraint pendant quelque temps à l’ordre de Patrice, c’est-à-dire de la plus haute noblesse. Ensuite, les Empereurs eux-mêmes furent communément Grands-Prêtres. Ces peuples rechercherent dans leurs malheurs l’amitié de Coriolan qu’ils avoient banni ; & lui envoyerent à ce sujet de solemnelles ambassades. La celebrité de ces ambassades & les remarques que fait sur cela un Historien

Dion. Halic.

montrent assez que le corps des Prêtres dont quelques-uns avoient part à la cérémonie, passoit alors pour n’être inferieur à {p. 227}aucun autre corps de l’Etat. Encore un témoignage, c’est celui de Ciceron dans sa harangue aux Pontifes. « Cùm multa divinitùs, Pontifices, à Majoribus inventa atque instituta sunt ; tum nihil præclarius quàm quod vos eosdem, & religionibus Deorum Immortalium & summæ Reipublicæ præesse voluerunt. »

Nous voyons en quel rang le Sacerdoce étoit parmi les Juifs ; & jusqu’où la raison toute seule apprenoit aux Payens à le reverer. Ce caractère seroit-il déchu du droit qu’il eut autrefois à l’estime des hommes ? Le Christianisme est-il devenu un préjudice au Sacerdoce ? La dignité d’une Religion en degrade-t-elle les fonctions ? On ne sçauroit comparer sans crime les Ministres du vrai Dieu avec les Prêtres des Idoles. Ce seroit {p. 228}faire affront à nôtre créance que de balancer ici un instant les respects que meritent les premiers avec ceux que le paganisme rendoit aux autres.

Il est vrai que le Sacerdoce des Juifs étoit d’institution divine : mais tout ce qui est d’institution divine n’est pas d’une égale consideration : les réalitez sont quelque chose de plus que les figures & les ombres ; & comme dit l’Apôtre des Gentils, l’ordre de Melchisedech est plus parfait que celui d’Aaron.

Heb. 7.

L’Auteur immediat de la Religion Chrêtienne, les pouvoirs, les fonctions, la fin du Sacerdoce de ses Ministres, tout cela est bien plus relevé qu’il ne l’étoit dans le Judaïsme. Car Jesus-Christ n’est-il pas plus grand que Moyse ? Le Ciel que les Prêtres ouvrent aux Chrétiens, ne vaut-il pas mieux que la terre de Canaan ? L’Eucharistie {p. 229}n’est-elle pas infiniment préferable à tous les sacrifices de l’ancienne alliance ? Ainsi, dans le Christianisme le Sacerdoce pris en lui-même exige une veneration qu’aucun raisonnement ne peut lui disputer.

Pour ce qui est du fait sur ce point : le monde Chrêtien ne balança jamais à le reconnoître & à l’honorer. Dés que les Grands de la terre furent convertis à la Foi de Jesus-Christ, ils ne donnerent pas au Sacerdoce une mediocre part dans les choses mêmes temporelles, témoin Constantin, ses Successeurs, &c. Mais je viens à des temps & à des pays plus connus.

La France est partagée en trois Corps, dont le premier est celui du Clergé.

Davilla Filmer.

En conséquence de cette prérogative, c’est à un des membres de ce Corps qu’il est accordé de haranguer {p. 230}le Roi, le premier à l’Assemblée des Etats.

En Hongrie, les Evêques sont trés-considerez, & quelques-uns d’eux remplissent les postes les plus importans.

Miroeus. De statu Relig. Christ.

En Pologne, ils font Senateurs, c’est-à-dire, partie de la haute Noblesse. En Moscovie, ils sont encore plus distinguez ; & le Czar d’aujourd’hui est de la race Patriarchale. Il n’est pas besoin, je croi, que je parle de l’Italie.

Puffend. Introduct. à l’histoire.

En Espagne, les Evêques sont communément plus riches que par tout ailleurs ; & les richesses attirent de la consideration : les Prélats y joüissent de leurs terres avec les mêmes droits que les gens de qualité qui sont au service, & sont dispensez de toute comparution personnelle. En France, ils sont Ducs, Pairs, Comtes ; en Allemagne, Princes Souverains ; en Angleterre, Lords du Parlement : {p. 231}& la loi y distingue positivement la Chambre haute entre la Noblesse Ecclesiastique & la Noblesse Séculiere. Plusieurs de nos Statuts appellent les Evêques,

Cette distinction est au-dessus du simple Gentil-homme, & n’a lieu qu’en Angleterre.

Nobles, précisement parce qu’ils sont Evêques. Enfin ils portent dans leurs Armoiries, & la Jaretiére & les Pierres ; ce que personne au-dessous de la Noblesse n’ose s’attribuer.

Il y a eu en Angleterre des personnes du premier rang dans les Ordres sacrez. Odo frere de Guillaume le Conquerant étoit Evêque de Bayeux & Comte de Kent. Le frere du Roi Estienne étoit Evêque de Winchester. Nevill Archevêque d’York étoit frere du fameux Comte de Warwick : & le Cardinal Pool étoit de la maison Royale. Si nous nous rapprochons des derniers temps, nous compterons dans les Ordres sacrez un nombre presque {p. 232}infini de personnes de qualité : témoin les Berkyes, les Comptons, les Montagues &c. Pour ce qui est des simples Gentils-hommes, il est tres peu de familles en Angleterre qui n’aient ou qui n’aient eu quelqu’un dans l’Eglise.

En un mot, le Sacerdoce est un état noble. Le nom de Prêtre, malgré l’ignorance orgueilleuse de quelques petits esprits, est un nom honorable, eu égard à la Religion & au monde même qui lui donne avec justice de la consideration. La qualité de Clerc est pour le moins égale à celle de Gentil-homme : autrement elle pourroit paroître en plusieurs rencontres une sorte de tache. Mais la loi est bien éloignée de faire d’un Ordre sacré une dégradation ignominieuse : la gloire d’une famille continue dans l’Etat Ecclesiastique aussi-bien {p. 233}que dans l’Etat Séculier ; l’écusson en est également conservé dans l’un & dans l’autre : lors même que l’on quitte celui-ci pour embrasser le premier, le nom de Clerc & non celui de Gentil-homme devient la signature ordinaire. Cet usage montre assez qu’on ne perd rien au change, que le caractére spirituel vaut bien l’autre, & pour m’exprimer ici modestement, que si la Clericature n’efface point, elle couvre au moins le titre de Gentil-homme. Enfin qu’un homme de la premiere qualité soit dans le Sacerdoce ou n’y soit pas, le style est toûjours le même en son endroit, quant aux titres d’honneur ; il signe pareillement : Baron de &c. Duc de &c. s’il est l’un ou l’autre.

Certainement, nous ne pouvons croire qu’un homme soit déchu de la gloire de sa famille, {p. 234}dés-là qu’il est homme d’Eglise ; sans faire outrage à nôtre patrie ; sans supposer que nous avons pour Monarque un Julien, & que les loix de l’Antechrist sont les regles que nous suivons. Degrader de Noblesse les Ministres de l’Evangile à cause de leurs saintes fonctions, ce seroit comme imposer des loix penales à l’Evangile même & mépriser souverainement l’Auteur de la Religion chrêtienne. Car telle est la parole de Jesus-Christ à ses Disciples :

Luc. 10. 16.

Qui vous méprise, me méprise : & qui me méprise, méprise celui qui m’a envoyé.

Je me flatte qu’on ne trouvera pas mauvais le peu que je viens de dire à la loüange du Clergé : il n’y a pas de vanité à reprocher lorsqu’il s’agit necessairement de se défendre : c’est pure justice que de se laver des taches dont on est noirci, & de rappeller les choses {p. 235}de l’erreur à la verité. D’ailleurs, quand il y va de la gloire de Dieu & du bien public, on est indispensablement obligé de parler. Celui, par exemple, à qui le Prince donne une Charge, peut-il ne s’en pas acquitter par je ne sçai quelle timidité qui l’arrête ? ce seroit trahir la cause du Prince. Ce n’est point une honnête retenuë, c’est bassesse que de n’agir pas en ces occasions : la modestie la plus humble ne demande jamais qu’un homme prevarique sur ce qu’on lui confie, ni qu’il se dépose du pouvoir dont il est revêtu pour oublier son devoir. Hé ! quoi ? l’autorité que l’on reçoit de Jesus-Christ pour la défense de son nom, est-elle inferieure à celle que prêtent les Rois de la terre pour le soutien de leurs interêts ; Les Royaumes de ce monde sont-ils de plus grande importance que le Royaume {p. 236}du Ciel ? Les affaires du temps present sont-elles plus pressantes que celles de l’éternité ? Non sans doute. Par conséquent c’étoit une obligation essentielle de ne se pas taire sur les outrages faits aux Ministres du Seigneur.

Du reste, il me paroît que les mauvais procedez de nôtre Théatre sont maintenant assez visibles ; & que le Sacerdoce ne merite aucun des traitemens indignes, dont on l’accable. J’avoüe que je ne sçai pas de profession dans le monde qui ait été plus considerée que l’état Ecclesiastique, & qui ait pour cela des privileges mieux établis ; & de meilleures raisons pour les maintenir. La conscience à part : où est le bon sens de se déchaîner contre le Clergé ? Quelle bevûë de ne representer les choses nullement au naturel ? de les peindre sous {p. 237}des traits qui n’y ont pas le moindre rapport ? avec des couleurs qui leur sont si étrangeres qu’on les prend uniquement pour ce qu’elles ne sont pas ? Il faut être bien aveugle & bien ignorant pour fouler ainsi aux pieds & la raison & les regles de l’art.

D’un autre côté, quelle espece de plaisir découvre-t-on dans ce composé de mauvais sens & d’abus ? Est-ce celui de la Religion burlesquement traitée par l’Athéïsme, & des choses les plus respectables, joüées par des bouffons ? Quel divertissement pour des Chrêtiens ! pour des personnes mêmes de bon goût !

Mais le Clergé n’est pas toûjours dans la regle ? & il faut bien qu’il soit averti de ses fautes. Les Poëtes sont-ils les Superieurs Ecclesiastiques ? Les chaires Chrêtiennes sont-elles sous la discipline du Théatre ? Et ceux-là sont-ils {p. 238}propres à corriger l’Eglise qui ne sont pas jugez dignes d’y être admis ? De plus, pourquoi s’en prendre à tout le Corps & au caractére sacré ? Le Sacerdoce est-il un crime ? & le devouëment public au service du Seigneur, un sujet de reproche ? Je ne disconviens point que la personne & sa profession ne s’accordent pas toûjours ensemble. Un bon poste peut être mal gardé ; mais la plainte doit alors tomber sur la negligence de l’Officier, & non sur son poste qui n’en est pas moins bon pour cela. Le Prêtre est capable de faire des fautes aussi-bien que les autres ; mais son caractére est toûjours le même, il est toûjours pur & sans tache : l’homme dans lui peut devenir méprisable, & jamais le Prêtre. On doit donc par respect regarder tout Prêtre, comme la charité veut que l’on regarde tout {p. 239}homme, par le côté le plus avantageux.

On me dira peut-être que tout le Clergé dans nos Comedies se borne à des Chapelains ; & que ces gens-là appartenant à des personnes de qualité, on peut bien les representer sur le pié d’hommes à gages & de domestiques, sans y garder tant de mesures. Je réponds en premier lieu, ainsi que je l’ai fait voir, que nos Poëtes insultent souvent à tout l’état Ecclesiastique, sans égard à qui que ce soit, ni à aucune fonction. Mais quand cela ne seroit pas ; je réponds en second lieu que l’idée qu’on se forme des Chapelains est une erreur tres-grossiere. Ce ne sont point des domestiques : ils ne sont proprement les serviteurs de personne que du Tout-puissant. C’est ce que j’ai prouvé fort au long dans un de mes Traitez de Morale ; & j’y renvoye le Lecteur.

Essays de Morale par M. Collier.

{p. 240}

CHAPITRE IV.
Le vice élevé en honneur & substitué à la place de la vertu sur le Théatre Anglois. §

L’Auteur de la nature a distingué la vertu d’avec le vice par des traits si marquez, qu’il est facile d’en reconnoître la difference dans les conjonctures qui sont de quelque importance pour nous. Rien ne sçauroit moins se ressembler pour l’essentiel que ces deux choses : l’une a je ne sçai quoi d’aimable & de charmant, propre à se faire rechercher ; l’autre a je ne sçai quoi d’odieux & de sombre, propre à se faire fuir. Ceux donc qui s’efforcent de confondre ces caractéres differens, de les effacer s’il se peut, & de les changer, {p. 241}ne sont-ils pas dignes de toute sorte de blâme ?

A la verité, tandis que la raison est sur ses gardes & que la conscience ne gauchit point, il n’y a gueres lieu d’apprehender qu’on leur impose ouvertement. Mais lorsque le vice est caché sous la surface du plaisir, & qu’il ne se montre que sous l’apparence d’un bien convenable, il est à craindre qu’il ne nous fasse illusion & nous surprenne. Le vice déguisé de la sorte peut s’insinuer plus aisément dans l’imagination, suborner la raison, & pénétrer jusqu’au cœur. Ainsi le masque est-il souvent reçu, où l’homme seroit refusé.

Mettre le crime dans une situation avantageuse, le revêtir de tout l’éclat & de toute la pompe imaginable ; le ménager, l’honorer, le respecter ; c’est le moyen d’en détruire la vraie idée, d’en {p. 242}accroître le charme seducteur, & d’en rendre la contagion presque inévitable. L’innocence doit souvent son salut à la crainte & à la honte attachée au crime : si vous rompez ce double frein, & que l’interêt propre se trouve joint à la liberté de commettre le mal tête levée ; que peut-on attendre de là, sinon que le plaisir devienne le maître absolu, & que tout cede à la cupidité ?

C’est à ces termes que nos Poëtes tâchent d’en venir : & quel chemin n’ont-ils pas déja fait, & ne font-ils pas tous les jours sans relâche ? S’ils avoient une autre fin, choisiroient-ils pour heros de leurs pieces, pour leurs personnages favoris des libertins & des Athées ? Le vice seroit-il dans leur Comedies substitué à la place de la vertu, distingué, applaudi, comblé d’honneurs & de biens, si leur dessein n’étoit {p. 243}d’en inspirer l’imitation ? Car c’est un fait que les choses se passent ainsi sur nôtre Théatre : j’en commence la preuve par les exemples des premiers caractéres.

P. Dans l’Astrologue Joüé.

Sang-farouche leve hardiment l’étendart de la débauche, se déclare contre un legitime mariage, & jure par Mahomet.

Ibid.

Bellamy s’égaye l’esprit sur les puissances des tenébres.

Dans le Moine Espagnol. p. 61.

Lorenzo scelerat infame accuse son pere, grave Magistrat, d’être un pilier de mauvais lieux.

Dans la Femme de la Capamgne p. 25.

Hornet debite d’énormes saletez : Hancourt trahit un ami qui en a toûjours bien usé à son égard.

P. Dans l’Homme sans façon.

Franc-homme a le langage d’un brutal ; il trompe une veuve, il en débauche le fils & le revolte contre sa mere.

Dans le Vieux Bachelier.

Belmour est impudique & impie. Metlefont suggere à

P. Dans le Fourbe p. 34.

Sans-souci tous les stratagêmes pour séduire une femme mariée. Tels sont {p. 244}les personnages ausquels nos Poëtes destinent communément quelque parti considerable : & ceux à qui cette distinction n’est pas accordée, n’essuyent du moins aucun reproche sur leur conduite scandaleuse ; que dis-je ? ils s’en retournent avec éloge ; ce sont toûjours des hommes polis, des gens d’esprit.

Dans Dom Sebastien, Antonio fameux Athée & Ministre encore plus fameux de la prostitution épouse Moraïme avec la moitié des biens du Mufti pour recompense de ses merites.

Dans L’Amour sans Interêt, Valentin est le heros de la piece ; s’il est permis de lui donner un si beau nom. Le Poëte avoit quelque envie de faire de cet indigne sujet un honnête homme, mais il s’en avise trop tard. Il est vrai qu’il y a dans Valentin de la sincerité, lorsqu’il recherche Angelique : {p. 245}mais faut-il beaucoup de vertu pour demander sincérement en mariage un Demoiselle riche de 30000, sterlins ?

Ibid. p. 6. 7.25.89.91.

Laissant donc à part cette circonstance ; Valentin est un homme perdu de vices, un prodigue, un débauché, un impie, un mauvais cœur, un fils dénaturé. Ce Valentin est pourtant traité en homme vertueux ; tout lui réüssit à son gré, son bonheur surpasse même ses desirs. Nous aurions sans doute une belle cathegorie de vertus, si elles étoient de la façon de ces Messieurs-là ! ils n’oublient rien pour ennoblir le vice, ils n’épargnent rien pour le rendre heureux.

Dans La Femme Provoquée ; Constant jure comme un Crocheteur ; il sollicite au crime Madame Brute, se donne crûment pour infame, & préfere sans hesiter la débauche à un honnête {p. 246}mariage. Le caractére du Jeune La Mode dans Le Relaps est assez semblable à celui de Constant : nous en parlerons dans un autre endroit.

Pour abreger. Un honnête homme dans les regles du Théatre Anglois, c’est un insigne libertin, un blasphémateur, un Athée. Ces titres remplissent bien l’idée de ce qu’on appelle honneur ! Nos Poëtes n’ont-ils pas raison de les établir comme autant de degrez pour parvenir à la plus haute fortune, comme autant de marques d’une grande naissance & d’une belle éducation ? Car, c’est-là en effet, si je l’ose dire ainsi, leur pierre de touche pour le merite : & celui qui n’en soutient pas l’épreuve, il est dés là rejetté. La conscience est selon eux une chimere gênante, & la vertu une pedanterie qui sied mal à un Cavalier : {p. 247}les vûës & les soins d’un avenir sont des idées & des précautions propres du vulgaire : quiconque donne dans ces travers est un homme sans honneur, un homme à noyer.

Voici donc en racourci le tableau du vrai galant-homme ; c’est de siffler toutes les veritez chrêtiennes, de blasphémer, de dire des infamies au sexe même, de violer toutes les loix de l’amitié, de déchirer ses amis en leur absence & d’en trahir les interêts. Le galant homme que celui qui n’a ni religion, ni probité, ni honneur, ni politesse, ni les dehors mêmes de ces qualitez ! uniquement attentif à profaner ce qu’il y a de plus saint, à ramener tout à soi-même & à scandaliser les gens de bien ! Dignes objets de la faveur du Théatre Anglois ! ce sont les personnages de ce merite qu’on met à la tête des autres, {p. 248}& qu’on fait briller davantage par le caractére & par la pompe exterieure : s’il y a de l’esprit dans une piece, c’est pour eux, tout le reste dût il en manquer.

Quelle peut être la fin d’un Poëte qui dispense la gloire à ce prix ? N’est-ce pas d’accrediter le vice & de décrier la vertu ? de faire une honte aux jeunes gens, sur tout de leur regularité ; de les forcer en quelque maniere à devenir libertins pour leur propre honneur ? Car ils ne peuvent sans cela se conformer au bel usage, ni s’acquerir le nom de galant-homme. Ainsi l’on pervertit les mœurs & l’on éteint la Religion dans ceux qui ont peu de lumieres & encore moins d’experience.

Mais les vertus morales ne sont pas moins persecutées sur nôtre Théatre que les vertus chrêtiennes : {p. 249}on y fait la guerre au merite en quelque genre qu’il soit, & dans quelque condition qu’il se rencontre : qui veut se mettre à l’abri de la persecution de nos Poëtes, doit se couvrir au moins des dehors du vice, & en porter, pour ainsi dire, la livrée. Combien de fois les qualitez loüables d’une profession honnête, l’habileté, la science, la sage œconomie, ont-elles reçu des brocards dans leurs Comedies ? Les meilleurs Bourgeois de Londres ne s’y désignent souvent que sous les noms de faquins, & les plus florissantes Universitez que sous ceux d’écoles de pedanterie. En un mot l’irreligion, le luxe, la mollesse, la dissolution sont les seules vertus qu’ils reconnoissent & qu’ils couronnent : comme si les hommes n’étoient pas déja assez enclins à ces vices sans les y provoquer encore par l’aiguillon de {p. 250}la prétenduë belle gloire. Et voilà comment on confond les marques naturelles de l’honneur & de l’infamie, comment on renverse les idées de la vertu & du vice, comment on substitue ce qu’il y a de plus monstrueux à la place de ce qui est uniquement convenable à l’homme.

Les héroïnes de nos Poëtes sont d’un choix aussi criminel que leurs heros.

Dom Sebastien.

Moraïme perd tout sentiment d’humanité même envers son pere : elle lui attire une rude bastonnade ; & elle se livre ensuite à Antonio.

L’Amour sans interêt.

Angelique parle insolemment à son oncle.

La Femme Provoquée p. 64.

Belinde déclare avec effronterie son inclination pour un amant. Et comme je l’ai déja observé, les femmes du premier caractére dans L’Astrologue Joüé, Le Moine Espagnol, La Femme de la campagne, Le Vieux Bachelier, L’Orphelin, le Fourbe & L’Amour {p. 251}Triomphant sont toutes impudiques, & souvent impies avec cela.

La licence & l’irreligion ont-elles donc toûjours été des titres glorieux sur le Théatre ? Je vois dans les Poëtes anciens des notions de la vertu toutes contraires à celles des nôtres : j’y vois les personnes de rang formées sur un modéle tout autre que celui des Poëtes Anglois. Philolaque dans Plaute gémit d’avoir été infidéle à son devoir,

Mostell. A. 1. 2.

& s’étend fort sur les avantages de la vertu & de la regularité.

Trinum. A. 2. 1.

Lusitele, autre jeune homme de naissance, s’exhorte & s’encourage contre le déreglement : son entretien avec Philton est tres-moral & parfaitement bien ménagé : ensuite il lance des traits piquans & pleins de feu contre le libertinage.

Terent. Eunuch. A. 3.

Chremés jeune homme de condition a de la modestie {p. 252}& de l’honneur : il craint d’être seduit par Thaïs, & se montre jaloux de conserver sa reputation sans atteinte.

Hecyr. A. 3. 4.

Hecyre est résolu de suivre plutôt son devoir pour guide, que son inclination.

Pinacium dans Plaute dit à son amie Panegyrique qu’elles doivent de la fidélité à leurs époux,

Stich. A. 1. 1.

quand ils en manqueroient pour elles : car les ames bien nées sont équitables envers autrui, quelque injuste qu’on puisse être à leur égard. Madame Brute se conduit par d’autres principes :

Dans là Femme Provoquée.

La vertu, dit-elle, est un âne ; un galant vaut cent fois mieux qu’elle.

Pinacium vient à un autre devoir capital :

Ibid. A. 1. 2.

elle dit qu’une fille ne sçauroit porter trop loin le respect envers son pere, & que la désobéïssance entraîne aprés soi le scandale & le desordre. {p. 253}Iacynte dans L’Astrologue Joüé ne connoît point cette maxime de Pinacium : jugeons par son langage de ses sentimens de respect pour son pere. Le Poëte fait tirer l’épée à quelques gens sur le Théatre, & effraye les femmes par une querelle feinte. Theodosie alors s’écrie toute éperduë :

P. 60.

Qu’allons-nous devenir ? Nous mourrons de compagnie, répond Iacynte, rien ne me fâche davantage que de n’être pas homme pour pousser une botte à mon malin vieillard de pere avant que je meure. Aprés cela le vieux Alonzo qui menace ses filles de les mettre dans un Couvent est interrompu par Iacynte : Je veux bien que tu sçaches vieux penard dégoûtant que je me moque de ton Couvent : dis encore une fois le nom de Couvent, & je te renonce pour mon pere.

Je finis ici le paralelle qu’il me {p. 254}feroit aisé de pousser plus loin entre les Poëtes anciens & les modernes. C’en est assez pour moi, qu’on sçache à la honte de nôtre Théatre que tout personnage vicieux y a du succez. Loin qu’il soit même averti de ses vices, il est proposé pour modéle de conduite, de politesse, de bel esprit ; & il est encore representé riche & heureux, afin que son exemple fasse seurement son impression.

Mr. Dryden

L’Astrologue Joüé.

dans une de ses préfaces convient qu’on l’a blâmé pour en user de la sorte ; pour faire ses premiers personnages des débauchez, & les couronner à la fin de la piece contre la regle de la Comedie, qui est de recompenser la vertu & de punir le vice. Mais M. Dryden se tire mal de ce mauvais pas. Il répond qu’il ne connoît point de regle semblable, constamment observée dans la Comedie, {p. 255}soit par les anciens Poëtes ou par les modernes. Et que s’ensuit-il de là ? que les Poëtes ne sont pas toûjours en regle. Une loi peut être tres-bonne quoiqu’elle ne soit pas fidélement gardée : il en est même que l’on viole sans cesse, & qui n’en sont pas pour cela ni moins sages ni moins justes.

M. Dryden continue, & revendique l’autorité de Plaute & de Terence. Je ne disconviens pas qu’il n’y ait dans ces deux Comiques quelques exemples qui peuvent lui être favorables. Mais je répons en premier lieu, que la Religion de ces Poëtes leur laissoit une grande liberté sur bien des choses que la nôtre nous interdit absolument. Le libertinage n’étoit point intimidé chez eux comme il l’est chez nous par l’horreur du scandale & par les menaces du châtiment. A moins donc que M. Dryden ne prétende {p. 256}que le Paganisme & le Christianisme ne different point l’un de l’autre, les autoritez qu’il allegue ne sçauroient servir à le justifier.

Horace en second lieu, aussi bon juge du Théatre que Plaute & Terence, ne paroît pas trop être de leur sentiment. Il condamne les obscénitez de Plaute ;

De Art. Poët.

& nous assure que les personnes de qualité de son tems n’auroient pas souffert une Satyre impure. Il ajoûte que les Poëtes s’attiroient autrefois de l’admiration pour les grands services qu’ils rendoient : ils instruisoient de tout ce qui avoit rapport à la Religion & à l’Etat : ils polissoient les mœurs, moderoient les passions, perfectionnoient l’esprit, & apprenoient aux hommes à devenir habiles pour leurs affaires personnelles & pour les emplois publics. Preuve certaine, que {p. 257}le vice n’étoit pas alors l’objet des Muses, & qu’Horace jugeoit que le but de la Poësie Dramatique est d’instruire.

Horace dit encore, que le Chœur doit naître de la matiere du Poëme, & appuyer le dessein de chaque Acte ; qu’il doit se déclarer le défenseur de la vertu, & du respect dû à la Religion. De ces regles qu’il prescrit au Chœur nous pouvons conclure son opinion touchant la piece même. Car il faut selon lui qu’il y ait une uniformité entre les Chœurs & chaque Acte : en sorte qu’ils ne fassent qu’un tout & n’aient qu’une fin ; par là il est démontré qu’Horace ne vouloit qu’aucun caractére contre les bonnes mœurs fût applaudi sur le Théatre.

Mais, ce qu’Horace dit du Chœur ne regarde que la Tragedie ? Mauvaise défaite ! L’usage {p. 258}du Chœur est-il incompatible avec la Comedie ? L’ancienne Comedie l’admettoit ; Aristophane en est une preuve. Je sçai qu’on prétend que le Chœur fut banni de ce qu’on appelle la nouvelle Comedie ; mais je ne vois pas ce que l’on peut de là inferer, vû que le Plutus d’Aristophane, où il y a un Chœur, est renfermé dans la nouvelle Comedie.

Vid. Schol.

D’ailleurs Aristote qui vivoit aprés cette revolution du Théatre ne dit pas un mot de la suppression du Chœur : il en suppose au contraire la continuation dans ces paroles :

Lib. de Poët. c. 5.

Le Chœur fut ajoûté par ordre du Gouvernement long-temps aprés l’invention de la Comedie. Il est vrai qu’il n’y a pas de Chœur dans Plaute ni dans Terence ; mais il y en avoit peut-être dans ceux qui les ont précedez. Moliere l’a fait revivre en France ; & apparemment qu’Horace ne l’en {p. 259}desavoüeroit pas ; puisque nous ne lisons rien dans ses Ouvrages qui soit opposé à cet usage.

Enfin Horace aprés avoir parlé précisément de la naissance & du progrez de la Comedie, s’explique plus au long sur le reste. Il avertit les Poëtes d’établir le fonds de leurs Poëmes sur les preceptes de Socrate & de Platon & sur les maximes de la Philosophie morale. Ce sont-là les moyens sûrs, ajoûte-t-il, de garder toûjours le Decorum ; & d’attribuer à chaque caractére ce qui le differencie. Puis donc qu’Horace demande que les Poëtes se reglent sur les principes de la Morale ; sans doute qu’il exige d’eux que l’honnêteté regne dans leurs ouvrages, & qu’il s’y trouve une distribution équitable des recompenses & des punitions.

M. Dryden recule ici, & se retranche sur l’autorité des Modernes {p. 260}de sa patrie. Il nous apprend, que

Ibid.

Benjanson aprés lequel il peut faire gloire d’errer, lui fournit plus d’un exemple de ce qu’il pratique ; que cela se voit dans le Chimiste, où Face

P.

ni son Maître ne sont point corrigez pour leurs fautes. Mais quelque honneur que M. Dryden se fasse d’une erreur, il ne s’égare pas de compagnie avec Benjanson au point qu’il se le persuade. L’exemple qu’il rapporte est bien plutôt contre lui que pour lui.

En effet, Face ne conseille point à Cherche-esprit son Maître de suborner la veuve ; & il n’est pas clair non plus que les choses en soient venuës là. Je conviens que ce Face, l’un des principaux imposteurs du Chymiste, est épargné : mais aussi son Maître confesse qu’il est trop bon, que son indulgence est un violement de la Justice, & qu’elle sied {p. 261}mal à la gravité d’un homme de son âge : il conjure l’assemblée de lui faire grace à cause de la violence de la tentation. Cependant, Face a persisté jusqu’à la fin dans ses impostures sans repentir ? M. Dryden

Ibid.

se trompe un peu : car Face ne rend-il pas raison de ses procedez ? Ne se fait-il pas aprés cela lui-même son procez ? Ne s’en remet-il pas de tout à la clemence de l’assemblée qu’il implore ? Et ce sont-là certainement des marques de son aversion pour ce qu’il a fait. Ainsi Benjanson a-t-il soin de prévenir les mauvais effets de sa Piece : il fait faire au Maître & au valet une espece d’amende-honorable de leurs fautes ; il les déclare malfaiteurs, & sollicite leur pardon avant que de les renvoyer.

L’Auteur de l’Astrologue Joué est plus gracieux que cela, & en use plus genereusement à l’égard {p. 262}de Sang-farouche & de Iacynte : il ne demande point qu’ils reconnoissent leurs fautes ; il n’en exige d’eux nulle satisfaction ; il leur permet d’être coupables jusqu’au bout : ils s’en vont sans laisser aprés eux le moindre vestige d’amandement.

M. Dryden

C.

insiste, & cite La Femme Taciturne de Benjanson comme un autre exemple qui est encore à son avantage. Car, Dauphin se dit amoureux de toutes les Dames de l’assemblée : & cependant on adjuge à ce miserable tous les biens de son oncle, &c. Ce que M. Dryden impute ici à Benjanson n’est pas exactement rapporté. Il est bien vrai que Dauphin fait d’abord l’insolente déclaration dont il s’agit ; mais il falloit ajoûter que lorsqu’on parle seulement à Dauphin d’un tête-à-tête ; loin de s’y engager, il marque sur cela sa répugnance, & {p. 263}ne veut point y entendre. Il n’est donc pas tout-à-fait aussi criminel qu’il plaît à M. Dryden de le representer.

Le Renard

C.

de Benjanson est positivement contraire à M. Dryden ; nous en avons son propre aveu pour preuve : il assure que la fin du Poëte dans cette Piece est de punir le vice & de recompenser la vertu.

Essay de la Poës. Dramat.

Pour venir à ce but, Benjanson avoit été obligé de violer la regle de l’unité d’action : M. Dryden n’oublie pas de faire cette remarque contre Benjanson ; mais aprés tout il daigne bien approuver le denoüement de la piece & l’appelle un cinquiéme Acte excellent.

Benjanson parlera bien-tôt pour lui-même, & sur le ton de critique tres-censé. Cependant je vais produire quelques témoignages de Chacsper.

P.

Falstaffe cet Acteur si admiré ne finit pourtant {p. 264}pas heureusement ; il meurt

L’Anglois dit : Comme un rat derriere les tapisseries.

comme un miserable, & le plaisir qu’il a donné ne le garantit point du triste sort qu’il merite. Le Poëte n’étoit pas assez injuste pour consentir que le caractére plaisant de Falstaffe entrât en compensation de sa méchanceté. Mais Falstaffe est un personnage de Tragedie : & les loix de la Justice sont plus austérement observees en ce genre de Poëme ? Je dis à cela que l’on peut appeller Henry IV. & Henry V. des Tragedies, si on veut. Quoiqu’il en soit, Falstaffe ne porte point le cothurne, ce personnage est tout comique d’un bout à l’autre.

Le Prodigue de Londres,

C. de Chasper.

ce fameux Petit-maître aprés toutes ses extravagances trouve une heureuse issuë & épouse un riche parti. Mais alors le Poëte lui donne des qualitez dignes de son rang, & ajuste ses sentimens à {p. 265}sa situation nouvelle : il le fait abjurer ses desordres, se repentir de sa vie passée, &c. Et lorsque son pere l’avertit de se garder de la rechute ; il répond avec sagesse : Dieu aidant, j’aurai toûjours horreur du chemin qui conduit à l’enfer.

J’apporterois de semblables témoignages de Beaumont & de Fletcher, sans qu’ils seroient à present inutiles. Car M. Dryden commence à ne plus compter pour son apologie, sur la ressource de l’autorité : il avoüe à peu prés que cette maniere de se défendre ne vaut gueres mieux que de soutenir une mauvaise coûtume par une autre également mauvaise. Afin donc d’échapper à l’objection qu’on lui fait fondée sur l’autorité, il se jette dans un raisonnement tiré de la nature même de la chose, à ce qu’il tâche de croire. Il met {p. 266}une difference infinie entre les regles de la Tragedie & celles de la Comedie : & c’est que dans la Tragedie le vice doit être persecuté sans ménagement, parce que ce sont de grands personnages, &c. Apparemment que les peines ne sont que pour les Grands & les personnes de condition ? que la justice ne doit point porter ses coups plus bas que sur un Prince ? & qu’il est permis aux simples particuliers de faire tout ce qu’ils jugeront à propos ? C’est que ceux-ci sont en trop petit nombre pour malfaire & de trop petites gens pour être châtiez. Maxime excellente pour Neugate : pour procurer un élargissement général à tous les bandits !

Dans la Tragedie, continue M. Dryden, le crime est quelque chose d’affreux : de façon que c’est une necessité de lui être severe & d’en faire exemple. Et qu’est-ce {p. 267}que le crime dans la Comedie ?

Ibid.

Foiblesse humaine, saillie de jeunesse. Par exemple, ce n’est rien que d’être dissolu, adultere, impie, &c. Qui auroit le cœur assez dur pour tourmenter les gens à ce sujet ? Ce ne sera pas M. Dryden, il a trop d’humanité :

Ibid.

Ces fragilitez excitent la pitié & la commisération ; & ne sont point des fautes à être necessairement punies. Quelle morale ! l’Athéïsme & le déreglement des mœurs ne sont-ils donc que des peccadilles, dignes uniquement de compassion ? & les hommes ne sont-ils damnez que pour des fragilitez humaines ? Je comprens que les loix de la Religion & celles du Théatre Anglois sont bien differentes.

Le poids du raisonnement de M. Dryden porte sur ce merveilleux axiome :

Ibid.

La fin principale de la Comedie est de divertir : il doute que l’instruction doive y entrer ; {p. 268}& si elle y entre, il est convaincu que ce n’en est que la seconde fin. L’affaire essentielle du Poëte est de réjouir.

Quand je conviendrois de ce principe, je ne sçai si M. Dryden en seroit beaucoup plus avancé. Car, n’y a-t-il point de divertissement à esperer, à moins qu’on ne represente le vice heureux, ou qu’on ne lui ouvre toutes les voies pour le devenir ? Il semble qu’un tel renversement, loin de plaire, ne devroit jamais manquer de choquer la raison, & d’exciter l’indignation de ceux qui en sont les spectateurs. Si c’est être fou que de rire sans sujet, c’est bien pis de rire contre toute sorte de raison. Une vraie matiere de rire à des personnes de bon sens & de bon goût, c’est de voir la fripponnerie & la méchanceté tournées en ridicule. Et telle doit être, si je ne me {p. 269}trompe, la fin de la Comedie. Elle ne differe de la Tragedie que par les moyens & non par la fin ; qui est d’instruire également de part & d’autre : l’une corrige par le ridicule qu’on y répand sur le vice, & l’autre par la terreur qu’on y inspire du vice. Le Comique & le Tragique prennent une route differente ; mais ils doivent toûjours aboutir au même terme. J’ai sur cela de bons garans, outre ceux dont j’ai déja parlé.

« Il est vrai, dit le Pere Rapin,

Reflex. su la Poët. p. 1.

que c’est le but que se propose la Poësie que de plaire : mais ce n’est pas le principal. En effet la poësie étant un art, doit être utile par la qualité de sa nature & par la subordination essentielle que tout art doit avoir à la Politique, dont la fin generale est le bien public. C’est le sentiment d’Aristote & d’Horace {p. 270}son premier interprete. »

Benjanson nous fournit quelque chose d’important sur cette matiere dans son Epître dedicatoire du Renard, où il invective avec beaucoup de chaleur & de force de raisonnement contre la licence du Théatre. Il pose pour principe : « Qu’il est impossible d’être bon Poëte, sans être honnête homme : que ce qu’on appelle un bon Poëte, c’est celui qui sçait former les jeunes gens aux bonnes mœurs & inspirer les grandes vertus aux hommes faits, &c. Il ajoûte que la plainte generale d’aujourd’hui est que les Ecrivains n’ont rien de Poëte que le nom ; que la poësie & en particulier celle du Théatre ne met plus en œuvre que l’obscénité, la profanation & la licence effrenée d’outrager Dieu & les hommes : il confesse que cette plainte {p. 271}n’est que trop bien fondée, & marque une extrême douleur de ne pouvoir pas la démentir : il se flate pourtant que tous ses confreres ne sont pas embarquez dans cette horrible entreprise de se damner. A mon égard, poursuit-il, j’ose avancer, & je le fais sur le témoignage sensible de ma conscience, que j’ai toûjours tremblé à la moindre pensée d’impieté & que j’ai toûjours fremi des ordures qui sont aujourd’hui l’aliment du Théatre.… Quel homme raisonnable, ou quel homme bien né ne rougit pas d’enflâmer ainsi la convoitise ? Chaque intermede est un tissu d’infamies capables de choquer les oreilles d’un Payen, & un ramas de blasphêmes qui devroient glacer le sang dans les veines à l’homme chrêtien. »

Benjanson conclut « que l’impudence {p. 272}de ces Poëtes a attiré aux Muses la disgrace du siécle, & a fait tomber la poësie dans le dernier mépris : il atteste les Universitez qu’il a autrefois travaillé, & sur tout dans cette derniere Piece,

Le Renard.

à ramener la forme & les mœurs des anciens, & à ne rien mettre sur la Scéne que d’honnête & d’instructif : ce qui est la fin principale de la poësie. Il a suivi dans le denoüement du Renard l’exemple des anciens, dont les denoüemens n’étoient pas toûjours des évenemens heureux, mais souvent des miserables, des rivaux, des esclaves, des valets, des Maîtres mêmes châtiez : & tout cela dans les regles de la Justice, le devoir d’un Poëte étant d’instruire au naturel. »

Si Benjanson y entendoit quelque chose, la Comedie n’a donc pas pour fin unique & principale {p. 273}de divertir précisément, comme le veut M. Dryden. Ce témoignage de Benjanson est si clair & si sensé qu’il n’a besoin ni de nos Commentaires ni de nos raisonnemens pour produire son effet dans les esprits un peu raisonnables.

Mais comme la passion de plaire & de réjoüir s’usurpe des privileges sans mesure sur nôtre Théatre, il est bon de dire un mot du sentiment d’Aristote à ce sujet. Ce grand genie appelle

De Morib. Lib. 4 c. 14.

« bouffons & impertinens ceux qui plaisantent sans égard aux bonnes mœurs ni à la bienseance. Il y a une difference infinie, dit-il, entre la bonne plaisanterie & l’obscénité : tout Poëte qui veut être plaisant avec succez, doit se tenir toûjours dans les bornes de la raison & de la vertu. Il ajoûte que la vieille Comedie debitoit des saletez, {p. 274}mais que la nouvelle les évitoit & avoit plus de retenuë ; que ce dernier usage plaisoit infiniment plus que l’autre ; que le tabarinage ne doit gueres être moins sujet à la correction qu’un outrage insigne ; que celui qui est dominé par son humeur bouffonne & qui ne cherche qu’à faire rire est un ridicule ; qu’un homme de sens & qui a de l’éducation refuseroit même d’entendre une bouffonerie.

« Quant au plaisir en général,

De Morib. L. 10. c. 2.

le même Philosophe dit que des satisfactions criminelles ne sont point proprement des plaisirs ; & qu’elles ne sçauroient être agreables qu’à un homme qui n’a pas le goût sain : ainsi que certains alimens nuisibles qui ne contentent qu’un estomac déreglé. Mais supposant même qu’il ne s’agit point ici du bon ou du mauvais goût pour {p. 275}discerner le plaisir, & que l’on n’en prend pour juge que l’impression qu’un objet fait sur nous il ne faut pas pour cela saisir tout ce qui se montre à nous, ni courir aprés tout ce qui peut nous frapper agreablement l’imagination. Le seul rapport d’une chose avec la maniere dont nous sommes sensibles, ne doit pas être une raison de nous y rendre ; il en faut examiner la nature. Un plaisir, quelque charme qu’il ait, est indigne de nos poursuites, si tôt que c’est du desordre qu’il naît. Un bel heritage est assurément quelque chose d’agréable ; mais si nous l’obtenons par des voyes injustes, c’est l’acheter trop cher. Il est des plaisirs innocens & il en est d’abominables : aprés tout le plaisir à parler en général n’est jamais une fin à se proposer. »

{p. 276}L’autorité de Quintilien sera ici à sa place ; vû que nos Poëtes traitent les obscénitez de railleries fines. Cet habile Rhéteur n’exclut pas seulement toute saleté grossiere du genre railleur, il en retranche même sans exception toute mauvaise équivoque : il veut « de l’honnêteté dans la pensée aussi-bien que dans les mots qui l’expriment : il veut qu’un homme de probité conserve je ne sçai quelle pudeur jusques dans les petites libertez qui lui échappent, & qu’il parle toûjours avec retenuë & conformément à son caractére : il ajoûte que le ris coûte trop cher si on l’achete aux dépens de la vertu : »

Instit. Lib. 6. c. 3.

Nimium risus pretium est, si probitatis impendio constat.

C’est ainsi que ces Maîtres de l’art qualifient le plaisir de la poësie & qu’ils le resserrent dans {p. 277}des bornes qu’un Poëte ne doit jamais franchir. Mais, quel principe que de prétendre établir pour base de la Comedie, le plaisir ? principe déraisonnable en soi & infiniment dangereux dans ses conséquences. Car si le plaisir doit faire le fondement de la Comedie, il faudra bien à quelque prix que ce soit obtenir cette fin : dés là qu’un expedient, quelque illicite qu’il soit d’ailleurs y pourra contribuer, on ne le rejettera jamais : on étalera les plus scandaleuses expressions : on profanera les choses les plus saintes, on convertira en amusememens dramatiques le plus graves objets de la Religion : comme si le mauvais penchant des Spectateurs devoit être flatté par dessus tout, leur folie entretenuë, & leur Ateïsme favorisé. Mais il importe peu que les gens soient empoisonnez, pourvû qu’on satisfasse {p. 278}leur goût. Peut-on causer la mort d’une maniere plus douce ? Serieusement, si l’on ne cherche qu’à rire sans se soucier pourquoi l’on rit, je ne vois pas que ce soit-là un fort grand plaisir. Un homme qui a perdu l’esprit ne rit de tout son cœur que parce qu’il est fou : la phrenesie même & la fiévre chaude peuvent tellement remuer le diaphragme qu’elles excitent le ris à un malade. Est-il quelqu’un neanmoins qui souhaitât de rire à ce prix ?

Quoiqu’il en soit, nous sommes donc maintenant à la source de l’iniquité de nos Poëtes, de leurs obscénitez, de leurs impietez, de leur application à joüer la Religion & ses Ministres : tout cela n’est que pour plaire & divertir. Apologie admirable ! c’est un beau divertissement que de voir un Poëte Athée affronter {p. 279}les foudres du ciel & défier le courroux vengeur du Tout-puissant. Mais, ne peut-il pas être que cette conduite de nos Dramatiques ne soit qu’une conséquence de leur paresse ? Car il n’est point facile de puiser dans un sujet innocent de quoi réjoüir & plaire : on n’y réüssit qu’aprés beaucoup de travaux & de veilles : du vrai bel esprit, des mœurs qui ne blessent point l’honnêteté, un arrangement soutenu de choses ingenieuses, plaisantes, utiles demandent du temps & des méditations. Hé ! qui voudroit faire de si grands frais pour acquerir de la gloire, tandis qu’on en est quitte à si bon marché, en prenant une autre route ? Il pourroit encore arriver que quelquefois nos Poëtes se trouvassent peu accommodez des avantages de l’esprit & n’eussent pas toûjours le fonds necessaire pour un genre {p. 280}d’écrire auquel ils ne sont pas appellez. Puisque nous en sommes à des suppositions, il pourroit se faire aussi qu’on ne se conciliât point l’attention de l’assemblée si l’on ne poussoit les passions à outrance : & quand les gens sont malades, ne faut-il pas avoir des complaisances pour eux ? il faut enfin les divertir à tort & à travers ; puisque la fin principale de la Comedie est le plaisir. Le plaisir ! je devrois dire la débauche : c’est la vraie signification de ce mot, & le fruit en effet de nos spectacles modernes.

Mais je suppose, ce qui n’est point, que le plaisir, de la maniere que l’entendent nos Poëtes, ait été le premier dessein de la Comedie : qu’en conclueroit-on ? si la fin d’une chose susceptible de correction est mauvaise, ne doit-on pas la redresser ? Malfaire est la fin de la malignité : sera-ce {p. 281}gâter un méchant naturel que de le reformer, s’il est possible ? Un furieux peut se proposer pour fin de mettre le feu à un superbe édifice : sera-ce une raison qui empêche qu’on ne le lie ? En un mot, si le plaisir sans restriction est necessairement l’ame de la poësie Comique, il ne faut plus qu’il soit fait mention de Comedies. Le plaisir arbitraire est bien pis que le pouvoir arbitraire contre lequel nos Republicains crient si haut. Est-il rien de plus honteux que de vivre esclave de toutes les passions ? & est-il rien de plus criminel que d’entretenir les autres dans cet esclavage ou de les y attirer ?

M. Driden pour se laver de ces reproches, est trop heureux d’abandonner enfin son principe. De peur qu’on ne s’imagine, dit-il, que j’écris ceci pour rendre aimable le libertinage, & que je m’embarrasse {p. 282}peu d’avilir la fin & l’institution de la Comedie, (le plaisir n’en est donc pas la fin principale) je déclare nettement que nous ne faisons heureux les hommes vitieux, que comme le Ciel laisse heureux les pecheurs &c. Si le reste répond à ce début, tout ira bien. Mais le Ciel ne pardonne pas sans repentir. Et quelle penitence M. Dryden impose-t-il à Sang-farouche ?

P.

Il seconde toutes ses intrigues, & le marie à une personne qui a de la naissance & de grands biens, n’est-ce pas-là faire un terrible exemple de ce libertin & le punir de la bonne façon ? Qui oseroit être vitieux au peril d’en voir tomber autant sur sa tête ? En verité, il y a des gens qui ont une haute idée du vice, ou qui en ont une bien basse d’un riche & honorable établissement ! sans cela, on auroit sûrement changé la penitence de Sang-farouche.

{p. 283}Quelques exemples des mœurs de nôtre Théatre par rapport à la poësie & à la politesse serviront de conclusion à ce Chapitre. Les mœurs suivant le langage de la poësie consistent dans une juste convenance des actions avec les personnes de qui viennent ces actions. Pour réüssir en cette matiere il faut avoir égard à l’âge, au sexe & à la condition des personnes, afin de ne leur prêter quoique ce soit qui demente quelqu’une de ces circonstances. Ce n’est point assez de faire dire des choses où il y ait beaucoup d’esprit, si elles ne conviennent pas à la personne qui les dit, ou qu’elles soient dites hors de saison ; ce sont comme autant de coups perdus. Je parlerai encore de cette partie de la poësie que je ne fais que définir ici, pour en venir à l’application.

Une absurdité dans les mœurs {p. 284}eu égard à la poësie aussi-bien qu’à la morale, c’est que des femmes & des femmes même du premier rang debitent des infamies. J’ai déja fait à nos Poëtes ce reproche fondé sur plusieurs endroits tirez de leurs Poëmes ; & j’en aurois encore à citer mille autres semblables, s’il le falloit : mais je me fixe maintenant à leurs fautes contre le jugement & la vraisemblance. Dom Sebastien nous en fournit sans compte & sans mesure. Le Mufti badine dans cette Piece sur sa Religion & fait à des canailles une pointilleuse harangue.

P. 85.

Quoique vôtre tyran soit un Empereur legitime, cependant vôtre Empereur legitime n’est qu’un tyran…. Que vôtre Empereur soit un tyran, cela est manifeste ; car vous êtes nez Turcs & il a été un vrai Turc à vôtre égard. Voilà un caractére d’homme judicieusement formé ! un homme bien {p. 285}propre à être le conservateur & l’oracle de la Religion ! Cette harangue seyoit beaucoup mieux au Capitaine Thomas :

P.

mais le Poëte a ses regles particulieres ; tout est bon à son sens pour un Mufti, pour un Patriarche, pour un Prêtre quel qu’il soit.

Dom Sebastien aprés toute la grandeur de son repentir, toutes ses tentatives pour se donner la mort & toutes ses resolutions de se retirer dans un Cloître, se rappelle avec complaisance le souvenir de son inceste : & s’entretient dans le desir d’y tomber de nouveau. Almeïde

P. Ibid.

par une componction semblable à celle de Dom Sebastien,

P. 129.

& par une modestie digne sans doute d’une Princesse, se trouve dans les mêmes sentimens que lui. Quelles mœurs ! Le repentir d’Oedipe & de Jocaste dans Sophocle est d’une autre nature : l’horreur dont leur reconnoissance {p. 286}a été la source reste toûjours dans leur esprit : il ne leur échappe aucun desir de rechute : il ne leur revient de leur premiere passion aucune pensée criminelle.

Cette conduite de Sophocle n’est pas seulement plus instructive que l’autre ; elle est encore plus naturelle. Il n’y a pas d’apparence qu’on veüille aisément réïterer le crime dont l’aspect seul vient de nous effrayer ; quoiqu’on l’eût commis dans toutes les circonstances les plus capables de l’excuser : puisqu’à la premiere vûë d’un crime d’ignorance & d’erreur on se trouble si fort ; ne seroit-il pas bien-étrange qu’on se ressalît aussi-tôt l’imagination par le souvenir, & la conscience par le desir d’une chose qu’on n’ignore plus être un crime ? Ne seroit-ce pas haïr & aimer au même degré le même objet ? le fuir & le poursuivre avec {p. 287}un égal empressement ?

Dans Le Moine Espagnol, Torrismond dit à Leonore : Vous êtes si remplie de beauté & si merveilleusement belle, que vous justifiez la rebellion. Ce visage sans défauts ne sçauroit être la cause d’aucune faute que le Ciel en le regardant ne doive pardonner. Quel compliment ! Torrismond nomme la Reine rebelle, tandis qu’il est & son Général & son amant. C’est bien choisir son champ de bataille & faire galamment sa cour ! Un homme de bon sens eût cru gâter tout par là ; mais Torrismond, graces au Poëte a dequoi prévenir le mal : l’impieté est un specifique, qui chez nos Auteurs remedie à tout. Torrismond n’a qu’à dire à sa Princesse, qu’elle ose être criminelle jusqu’où elle jugera à propos, que sa beauté doit faire taire tous les cris de sa conscience ; parce qu’il n’est rien que le Ciel ne soit obligé de pardonner {p. 288}à une belle personne. Et de prétendre ici qu’il faut passer à Torrismond ces extravagances sur le compte de sa violente passion, ce seroit alleguer une excuse plus coupable encore, s’il se peut, que la faute. Ces transports forcenez ne sont propres que des Petites maisons, ou d’un autre endroit que je ne nomme pas.

Je trouve dans L’Amour Triomphant

P.

une boutade non moins fanatique. Celadée jeune personne de qualité saisie de crainte que son amant ne devienne l’époux d’une autre qu’elle, demande que l’univers tombe dans un informe cahos : elle voudroit voir tous les élemens se confondre & s’ensévelir elle-même sous la ruine commune de ce bas monde : elle invective follement & emphatiquement contre le Ciel de ce qu’il a formé la nature humaine autrement qu’elle n’eût dû être {p. 289}à son avis :

P. 52.

Nature puissante brise la chaîne qui lie ensemble les parties de la machine ronde ; & fais-en un cahos pareil à celui qui est dans mon ame. Pour moi, je croi que si Celadée avoit demandé au lieu du Cahos une voiture, & s’étoit jettée dedans pour porter chez elle son extravagance frenetique, elle eût été beaucoup plus sage & beaucoup plus dans le caractére de son sexe. Mais nos Poëtes qui se guindent ainsi contre le naturel ne rampent-ils point quelquefois par un autre défaut de jugement ?

Dom Gomez joüe avec noblesse sur le double sens d’un mot :

Dans le Moine Espagnol.

Je pense que c’est mon bon Ange qui m’a ici envoyé si à propos, dit le Moine Dominique. Gomez qui soupçonne Dominique d’avoir été corrompu par argent pour une affaire nullement honorable, lui répond : Hé, ouy Pere

La pointe roule sur le mot Angel qui signifie en Anglois & un Ange & une monoye valant deux écus.

Révérend, vous connoissez mieux les {p. 290}bons écus de ceux qui vous ont envoyé ici que vôtre bon Ange. Autres plaisanteries de même goût. Le Colonel Sancho qui brille en ce genre sublime dit que Dalinda sa nouvelle épouse n’est plus Dalinda, mais Dalila la Philistine.

Dans L’Amour Triomphant.

Ce Sancho tout grand guerrier qu’on le fait ne connoît rien au nom de Heraut d’armes qu’on lui donne : il s’imagine qu’on l’apelle Herode ou de quelqu’autre nom de Juif. On sacrifie ainsi le caractére d’un Officier de guerre à un miserable jeu de mots. Aprés tout, Sancho qui ne sçait pas ce que c’est qu’un Heraut d’armes, sçait pourtant ce que c’est que le style laconique : connoissance bien moins necessaire & ordinaire à sa profession que celle des emplois differens qui la composent. Ce Colonel de l’Amour Triomphant est un homme aussi sensé que le Trason de Terence, à cela prés {p. 291}que Trason ne dit pas des pointes basses & fades.

Albanact,

Dans le Roi Artur.

Capitaine des Gardes est immediatement aussi judicieux que Sancho. Emmeline heritiere du Duc de Cornvval étoit aveugle ; Albanact tire de-là cette pensée ingenieuse : Que tout aveugle qu’est Emmeline, Cosvval en l’épousant ne feroit pas un marché borgne.

Carlos

Dans L’Amour Triomphant.

se fâche contre Sancho pour quelque turlupinade & s’écrie : Oüais, vous êtes bien pointilleux dans vôtre prosperité. C’est que le temps de la misere est le seul temps de parler pointe ? Je le croirois volontiers : car lorsqu’un homme en est reduit à un aussi pauvre expedient ; n’est-ce pas une grande misere ? Cependant Carlos pouvoit se montrer moins delicat sur les dictons de Sancho ; vû qu’il en produit lui-même des plus insipides. Je reviens à Sancho, {p. 292}il s’étoit fait un dos vouté pour contrefaire Alonzo : les deux Colonels sous la même figure se mettent en état de se battre. Aprés quelques préludes d’injures reciproques, Sancho crie de toute sa force : Ne m’agacez pas, j’ai une mauvaise pente…. Oui, ma foi repart Carlos ; vous avez une assez belle pente sur le dos : mais je me sens moi, une pente dans le poing à vous donner sur les oreilles. Quel tas de pointes en deux lignes ! ce qu’il y a de surprenant, c’est que Dom Carlos y ait la meilleure part ; quoique ce soit un caractére d’homme de bon sens. Ce n’est donc point à lui, mais bien au Poëte qu’il faut s’en prendre.

Je viens au procedez impolis de nôtre Théatre envers les personnes de qualité de l’un & de l’autre sexe. Premierement les femmes y sont apostrophées avec des airs de rusticité qu’on ne voit {p. 293}que chez nous ; quoiqu’elles aient toûjours été en possession d’être respectées des hommes. Nos Poëtes n’ont rien ici à repartir pour se disculper, car ce ne sont le plus souvent ni de petites gens ni des misantropes qui disent des brutalitez au sexe, mais des hommes de rang & d’un caractére à ne point haïr celles qu’ils maltraitent de paroles.

Raymond

Dans le Moine Espagnol.

homme de naissance fait ces exclamations en paroissant sur le Théatre :

P. 47.

O vertu ! vertu ! qu’es-tu devenuë ? les hommes t’abandonnent pour cette mauvaise marchandise qu’on apelle femme !…. Le Ciel prit l’homme dans son sommeil lorsqu’il la forma de lui : car s’il eût été éveillé, il n’y auroit jamais consenti. La rareté de la vertu dans les hommes pouvoit & devoit être exprimée autrement : il n’étoit pas necessaire d’insulter pour cela tout le sexe, {p. 294}& encore moins de condamner par un insigne blasphême la conduite du Createur.

Le Prince Creon dans Oedipe

P. 3.

outrage toutes les femmes, & ne laisse pas neanmoins d’aimer éperdûment Euridice. Ceci, eu égard au sujet, est justement aussi naturel que poli.

Dans le vieux Bachelier, Charper homme sensé dans l’idée de M.C. n’en est pas plus gracieux envers le sexe. Belinde

P. 35.

seroit curieuse de sçavoir où il a pris le merveilleux talent qu’il a de dire des injures ? Madame, répond cet homme de bon sens ; c’est un talent né avec moi : j’avoue que je n’ai rien omis pour le perfectionner, afin d’avoir quelque merite & quelque relief parmi les Dames.

Hornet

P. 22.

l’un des premiers rôles de la Femme de la campagne est averti d’éviter les femmes & de les haïr autant qu’il est hai d’elles. Il {p. 295}répond : Parce que je les hais & que je voudrois encore plus les haïr, je ne cesserai de converser avec elles. Dorax

P. de Dom Sebastien.

dame le pion à tous les autres, & n’aura pas aisément son pareil en brutalitez à l’égard du sexe : mais son langage l’exempte d’être cité.

Le Relaps rafine sur la methode de ses confreres, & se sert du ministere même des femmes pour les forcer contre la vraisemblance à médire de tout leur sexe. Je n’en rapporte qu’un exemple. Berinthie prend sur elle de corrompre une personne vertueuse, & est contrainte de dire à ce propos : En verité je me suis chargée d’une belle commission ! mais il n’y avoit point moyen de s’en défendre…. D’ailleurs, je commence à croire qu’il y a autant de plaisir à conduire une intrigue pour autrui que pour soi-même : cela exerce tous les talens naturels de la femme ; il y a de la pratique {p. 296}pour l’hypocrisie, pour la dissi : mulation, pour la flaterie, pour le mensonge & pour la malice.

Enfin nos Poëtes en usent fort cavalierement à l’égard des Seigneurs d’Angleterre : ils habillent les Milords en Quolibets & leur attribuent des caractéres qui les rendent tout-à-fait méprisables. Lord-Froth

Dans le Fourbe.

ne signifie pas moins qu’un Sot insigne. Lord-Rake & Lord-Foplington

Dans le Relaps.

portent aussi leur merite dans leurs noms, dont le premier se reduit à Milord-Belître & l’autre à Milord-Fat. Le Lord Plausable dans L’Homme sans façon joüe un personnage ridicule : avec cela pourtant, il est officieux & obligeant. Il dit à Manly

P.

qu’il n’a jamais été tenté de faire tort à personne ; & Manly lui répond : Quoi donc ? Vous aviez peur ?…. Je ne voudrois point d’autre titre que celui-là pour traiter un homme de faquin ; son pere l’eût-il {p. 297}laissé Duc en mourant. Le trait est digne d’un homme sans façon. C’est-à-dire que M.W. ne balanceroit pas à traiter un Duc de faquin. Cependant ces libertez paroîtroient fort étranges dans le commerce ordinaire de la vie ; lorsque sur tout les personnes qu’elles offensent n’y donnent point occasion. Ce n’est pas que je refuse ici à l’Auteur un aveu public de son bel esprit, dont je suis touché autant que qui ce soit : mais il me sera permis de lui avoüer aussi que ses plaisanteries, si l’on peut ainsi les appeller, vont trop loin, & que son entousiasme lui fait outrer les caractéres.

Mustapha vend Dom Alverez sur le pié d’esclave :

Dans Dom Sebast.

le Marchand lui demande : Quelles bonnes qualitez a-t-il ? Quelles bonnes qualitez ? répond Mustapha. Il est d’une illustre & riche maison : quel {p. 298}autre merite voudriez vous qu’eût un homme de son rang ?

L’Amour Triomphant p. 17.

Dom Carlos l’emporte encore sur Mustapha ; quoiqu’il soit donné pour un homme qui a de la naissance & de la raison. La nature, dit-il, a donné à Sancho une tête creuse, mais en recompense la fortune a rempli ses coffres : ce qui fait au juste tout le bien d’un Milord en fonds de terre & d’esprit. Voilà des vers à la loüange des gens de la premiere distinction. Milord Salisbury achete certes à bon compte l’Epître Dedicatoire de cette Piece.

Le Chevalier Ventre-de-tonne, qui avoit pris le Jeune La Mode pour le Milord-Fat son frere aîné,

Dans le Relaps. p. 84.

est détrompé dans la suite : & avant que d’être tout-à-fait revenu de sa méprise, il demande s’il est donc possible que ce soit-là le Milord-Fat ? On lui leve son doute avec beaucoup de politesse & de sens commun ; vû que c’est {p. 299}le Milord qui le fait lui-même en ces termes Oh ! oh ! que lisez-vous sur mon visage qui vous fasse douter qui je suis ? Monsieur, sans présumer trop de ma figure, permettez-moi de vous dire que si vous aviez vû autant de Milords que j’en ai vû, vous ne croiriez pas impossible qu’une personne de pire apparence que moi pût être un homme de qualité à la moderne. J’ai de la peine à voir dégrader de la sorte des familles nouvellement illustrées à juste titre. Mais cette audace qui ne respecte personne est-elle-même nouvellement établie sur le Théatre : la Comedie Latine ne la connoissoit point, ni l’Angloise non plus ; ce n’est que depuis tres peu de temps qu’on s’est avisé de l’avoir. Pour ce qui est de Moliere en France, il prétend n’avoir point poussé la Satyre au-delà du faux Marquis.

L’Ombre de Moliere.

Nos Poëtes ont-ils donc des {p. 300}privileges particuliers ? A-t-on recemment étendu leur chartre ? & est-il dit qu’ils seront desormais sur le même pié de liberté que les esclaves pendant les Fêtes de Saturne ? Tous les hommes doivent-ils être traitez de la même maniere ? faut-il que le rang soit confondu avec le ridicule de la personne ? comme si l’un étoit inséparable de l’autre ? Ne sçauroit-on attaquer le vice sans attaquer la qualité ? Si la Comedie doit être l’image fidéle de la nature,

Essay du Poëm. Dramat.

comme la définit M. Dryden ; pourquoi les bienseances de la vie civile n’y sont-elles pas observées ? pourquoi les mœurs des pays & les attentions dûës à chacun selon son état, y sont-elles negligées ? Pourquoi ériger un homme en Milord sur la scéne uniquement pour l’ériger en fat ? Je suppose que nos Poëtes n’ont pas en vûë de faire renaître {p. 301}l’ancien projet d’anéantir la Chambre des Pairs. Quoiqu’il en soit, il est vrai que la Comedie Angloise est aujourd’hui une merveilleuse Academie de la science du monde & des manieres polies ! Sa methode pour garder les bienseances, pour rendre à chaque condition les respects qui lui sont proportionnez, & pour s’insinuer dans la faveur des Grands, est toute admirable ! Cependant laissons la joüir seule des fruits de son rare merite, & venons à autre chose.

{p. 302}

CHAPITRE V.
Remarques sur L’Amphitrion, Le Roi Arthur, Dom Guichot & Le Relaps. §

ARTICLE PREMIER. §

Ces Comedies vont recevoir des éloges semblables à ceux qu’on a vû dans les Chapitres précedens ; excepté la derniere à qui nous en reservons encore de plus complets. Comme les Auteurs de ces ouvrages se sont extrêmement mis en frais & parez de plus de joyaux qu’à l’ordiinaire, ils meritent des attentions particulieres : tant d’atours ne doivent point être confondus dans la foule. Ainsi, faisons-leur place, & accordons leur une distinction {p. 303}qu’ils demandent. Amphitrion passera le premier.

M. Dryden revêt Jupiter de tous les attributs du Souverain Estre :

Amphitr. p. 1. 2. 3. 8. 9.

il le fait le Tout-puissant, le Createur du monde, & l’arbitre du sort des humains ; il le charge des soins infinis d’une Providence qui peut tout, qui prévoit tout, & qui pourvoit à tout ; en un mot l’imagination du Poëte donne à son Idole les perfections immenses & sans nombre, que la Foi nous découvre dans le vrai Dieu. Aprés avoir annoncé Jupiter sous tant de titres dignes de nos adorations, on le produit sur la Scéne pour servir de divertissement. Il paroît, il examine quelque temps les regards, & s’exprime ensuite avec des transports inoüis : il seroit tenté de renoncer au Ciel son séjour ordinaire,

P. 17.

pour contenter ici bas sa passion & y consacrer l’Eternité toute entiere. {p. 304}Il fait de son commerce infame un portrait en grand, où tout l’art imaginable est mis en œuvre, & où les plus vives couleurs de la lubricité sont employées.

Ce Jupiter compte pour peu son triomphe sur Amphitrion, s’il n’obtient encore d’Alcméne qu’elle se déclare hautement contre son époux : il veut qu’elle en perde aprés cela jusqu’à la pensée, & qu’elle ne se souvienne plus que de son amant ; c’est-à-dire de celui qui l’a deshonorée. Car ce n’est pas le succez seul, mais la maniere de réüssir qui charme Jupiter ; ce n’est pas l’action uniquement, mais la circonstance qu’elle soit un crime, qui lui plaît. L’innocence & la regularité sont à son goût de tristes compagnes, qui gâtent & rendent tout insipide : les plaisirs ne sont point faits pour ceux qui ne {p. 305}sçavent pas secoüer une bonne fois le joug toûjours importun de la vertu. Aussi, Jupiter ne prétend-il rien devoir au nom fade d’époux….

P. 18.

Ouy, les noms seuls d’épouse & de mariage empoisonnent toutes les douceurs de la vie.

P. 19.

Jupiter ne tarit point sur ces sentences & sur d’autres trop obscénes pour les rapporter.

En verité nos Poëtes déconcertent en quelque sorte la critique, par l’excez de leur dissolution ! Il semble qu’ils regardent comme un moyen d’impunité de porter le crime à des extrémitez sans exemple : comme si un malfaiteur se promettoit d’échapper aux poursuites de la Justice, à force de devenir trop scelerat, pour qu’on osât lui faire publiquement son procez. Quoiqu’il en soit, l’excez de la saleté sert en effet d’assurance & d’abri à nos Auteurs : plus ils {p. 306}sont coupables en ce genre, & moins on a le front de les accuser au public les preuves à la main. Ce sont comme des gens retranchez dans un cloaque, dont l’horreur seule défend toutes les approches.

Au reste je voudrois bien sçavoir sur l’autorité de qui M. Dryden nous peint Jupiter avec des couleurs si étranges ? Sur l’autorité de Plaute ? Mais, étoit-ce un exemple à suivre ? Plaute est le seul Payen qui ait eu la hardiesse d’introduire Jupiter sur le Theatre : encore son Amphitrion le ce de-t-il de beaucoup en libertez à l’Amphitrion Anglois. Jupiter à Rome a le même dessein infame qu’à Londres ; mais dans Rome il n’invite point au crime, comme il fait à Londres, par un langage scandaleux ; il n’affecte point des descriptions brillantes de sa honteuse conquête, & ne tâche {p. 307}point d’établir sa conduite comme un modéle qu’on doit imiter. Plaute a quelques égards à la grandeur du caractére, à l’opinion commune de son pays, & aux regles de la bienseance ordinaire. Aristophane même dans ses saillies les plus libres n’atteint point M. Dryden ; & quand il seroit vrai que ce Comique Payen le surpasse, j’ai déja paré cette objection.

Le Cherée de Terence

Eunuch.

est le plus hardi caractére dans le sens dont je parle, aprés celui du Jupiter de Plaute. Cependant la fable de Jupiter & de Danaé n’est qu’indiquée, l’expression en est honnête ; & celui qui la cite, c’est un jeune libertin. Ces circonstances diminuent la faute de Terence, & en changent presque la nature si on la raproche de celles de nôtre Poëte.

A l’égard des Tragiques Grecs {p. 308}il n’y a rien à esperer d’eux en faveur du Jupiter Anglois. Ils parlent de Jupiter en des termes magnifiques, & pleins de respect, & ne font qu’un tout uniforme des actions de ce Dieu & de la haute idée qu’on a généralement de lui. Mais peut-être qu’Homere & Virgile se trouveront plus favorables à M. Dryden ? Point du tout. Jupiter dans Virgile est toûjours grave, auguste, majestueux, & ne descend jamais au-dessous de la Deité. Homere, à la verité, ne le ménage pas si scrupuleusement ; mais il n’en ravale point non plus le caractére jusqu’à le rendre obscéne. Le plus condamnable endroit d’Homere est celui où Jupiter raconte à Junon ses avantures amoureuses : ce Dieu fabuleux s’abandonnant alors à son humeur galante, se dit charmé de la ceinture de Venus & {p. 309}soumis à l’ascendant de sa passion. Il faut avoüer qu’Homere s’étoit ici engagé dans un mauvais pas ; aussi n’oublie-t-il rien pour s’y soutenir avec toute la bienseance dont ces sortes de recits sont susceptibles. A Dieu ne plaise neanmoins que je fasse grace à Homere sur ces libertez-là : sans compter qu’elles ont été censurées par saint Justin le Martyr, ou Clement d’Alexandrie,

Euseb. Præpar. Evang.

elles ont été desapprouvées par les Payens mêmes. Platon blâme les Poëtes à ce sujet, & leur reproche de placer le vice dans le Ciel, & de faire de leurs Dieux des protecteurs du libertinage.

M. Dryden dira-t-il que Jupiter étant connu pour une Idole de sale memoire, sa conduite feinte ne sçauroit gueres être pernicieuse ? Erreur. Il n’est point de circostances qui autorisent l’obscénité, ni qui en ôtent le {p. 310}poison : Le commerce des méchans communique aux bons la corruption, dit Menandre, ainsi que saint Paul. Je joins ensemble ces deux témoignages, afin que si celui du Grand Apôtre ne plaît pas à nos profanes, celui d’un Comique leur fasse leçon sur leur devoir.

Puisque M. Dryden n’a pas de son côté les Payens mêmes pour justifier ses singularitez ; sur quel fondement les appuye-t-il donc ? Certainement ce n’est pas sur la nature des choses : car la nature & les operations, comme je l’ai déja observé, doivent avoir entre elles une juste proportion : il faut que les mœurs s’accordent en tout avec la qualité du personnage qu’on represente ; ou bien il ne faut pas s’ingerer dans le métier de la poësie. Un Peintre qui habilleroit un Monarque en Scaramouche, ou un singe en Monarque, peindroit-il au naturel ? {p. 311}Ce seroit une espece de farceur en matiere de peinture, un bouffon, & non un Peintre, un impertinent qui chercheroit à faire rire par les representations les plus difformes & les plus monstrueuses M. Dryden ne va pas moins contre la nature que ce Peintre supposé. Mais, pourquoi s’écarter encore de Plaute & de Moliere, comme il le déclare lui-même ? Quoiqu’on n’ignore pas qu’il a pris tout le mauvais de l’Amphitrion François, & qu’il l’a outré à son ordinaire. M. Dryden répond ; C’est que la difference de nôtre Théatre d’avec celui de Rome & de France le demande ainsi.

Epist. Dedicat.

C’est-à-dire que le Théatre Anglois doit être necessairement plus licencieux que tous les autres.

Aussi, ne sçauroit-on nier que M. Dryden & ses confreres n’aient infiniment contribué à la corruption {p. 312}de Londres, en empoisonnant au souverain degré le divertissement des spectacles. Les mets donc que l’on offre aux Spectateurs doivent être preparez desormais conformément au goût qu’on leur a donné : puisqu’on les a rendus sceptiques, il faut les regaler comme sceptiques. Et c’est sur ce plan qu’a été tracé l’Amphitrion Anglois ; la chose est trop évidente pour en douter. Car, pourquoi Jupiter paroîtroit-il sous la forme du vrai Dieu ? pourquoi la Toute-puissance seroit elle prostituée à des prodiges d’infamie ? Pourquoi des attributs incommunicables seroient-ils metamorphosez en des airs burlesques ? si ce n’est pour joüer le souverain Estre, pour en effacer la notion, s’il est possible, & pour en abolir la créance ? Les perfections de Dieu, c’est Dieu même ; se moquer de ses perfections {p. 313}& de son Estre, ce sont deux termes qui ne signifient qu’une même chose. Et neanmoins ces perfections sont attribuées à Jupiter sans reserve, & diffamées aprés cela sans mesure. Ainsi, le pretexte que Jupiter n’est qu’une Idole, est un trop foible voile pour couvrir ici le blasphême.

Il n’y a que l’Absalom & l’Achitopel de M. Dryden qui puisse l’emporter sur son Jupiter ; car il est vrai que le Poëte s’abandonne dans ce Poëme à des fougues beaucoup plus audacieuses : le blasphême y marche à la tête de tout sans détour & sans sujet même apparent : chaque personnage y porte un nom marqué dans les saintes Lettres : on y suppose la vraie Religion & l’objet éternel de nos adorations. Par conséquent, l’impieté n’a plus de rideau qui la cache, plus de vaine défaite pour se défendre : il {p. 314}ne s’agit plus d’un spectacle de Deitez payennes ; toute insulte qui attaque ici la Divinité est une insulte faite au vrai Dieu.

Dés le commencement de la Piece, il est dit qu’Absalom étoit fils naturel de David : flétrissure à l’origine de ce Prince ! On fait ensuite un bel usage de ce point Généalogique ! Absalom étoit fort extraordinaire dans sa personne & dans ses procedez à ce qu’il paroît : M. Dryden qui ne conçoit pas bien comment cela est arrivé, se demande à ce sujet : Si son pere l’a mis au monde inspiré par une convoitise plus divine qu’humaine.

P. 1.

N’est-ce pas-là braver tête levée le Dieu vivant ? Quoi ! profaner l’inspiration de l’Esprit Saint jusqu’à la confondre avec la convoitise de la chair ? Où en sommes-nous ? Rafina-t-on jamais de la sorte sur le blasphême ? En verité {p. 315}les tortures que souffre un damné & le desespoir où elles le plongent ne le porteroient point à ces fureurs : elles sont au-dessus de toute expression ; & Dieu veüille qu’elles ne soient pas au-dessus de toute misericorde ! Je ne puis m’empêcher de dire en cette rencontre que le plus grand crime aprés celui d’écrire de pareilles impietez, c’est de les laisser impunies.

Je reviens à l’Amphitrion. Apollon & Mercure ont des mœurs tres-mal assorties à leur rang. Celui-ci se souciant peu de la pureté du langage s’exprime bien moins comme un Dieu, que comme un batelier. L’un & l’autre se rient des Dieux & appellent Mars & Vulcain, Les deux bouffons du Ciel.

P. 16. &c.

Mercure perd le respect à Jupiter son pere, badine sur ses intrigues, plaisante sur sa Grandeur, & tient des discours {p. 316}infames. Si Mercure ne s’oublioit à ce point que sous la figure de Sosie, ses grossieretez & ses folies lui conviendroient moins mal & paroîtroient plus pardonnables ; mais tout cela part de Mercure revêtu du caractére d’Ambassadeur des Dieux. Où est la convenance des mœurs avec la personne ? Il ne fut jamais naturel de voir les Immortels folâtrer & les plus hauts Estres descendre aux actions les plus basses : un Roi qui feroit toutes les grimaces & tous les tours d’un sagouin, ne seroit pas à beaucoup prés si ridicule & si impertinent.

Il n’y a point de vraisemblance, lorsque les loix de la bienseance ne sont pas gardées : & il n’y a point de veritable beauté où la vraisemblance manque, suivant la remarque du Pere Rapin :

Reflex. sur le Poët.

il faut étudier avec soin la nature & travailler d’aprés elle ; autrement {p. 317}tout est forcé, contrefait & bâti en l’air. M. Dryden parle sur cela tres-sensément dans sa préface d’Albion & Albanius. Il dit que l’esprit dans un ouvrage est parfaitement bien défini, une convenance de mots & de pensées…. Qu’une pensée convenable est celle qui naît naturellement du sujet. On doit donc être attentif à prendre bien les caractéres & à peindre les grands personnages semblables à eux-mêmes ? M. Dryden avoüe la conséquence, & va encore plus loin : il veut que la convenance soit gardée même pour les Machines, & que les Dieux ne se départent jamais des fonctions qui leur sont propres. Mais je ne sçache pas que la Theologie du Parnasse ait établi parmi ces fonctions l’obscénité du langage pour caractériser quelqu’un des Dieux : aussi M. Dryden ajoûte-t-il : Si les Dieux ont à parler sur le Théatre, il faut absolument {p. 318}que leurs expressions soient figurées, majestueuses & sublimes. Apparemment que leur langage en ce cas sera proportionné à leur élevation ? Et pourquoi ces regles qu’il prescrit dans une Préface, ne sont-elles pas observées dans son Amphitrion ? Car, je ne croi pas que les ordures soient du style majestueux ni sublime : & quant aux expressions figurées, elles sont marquées du même sceau que les majestueuses & les sublimes ; l’obscénité paroît au travers de la metaphore, & ne frappe pas moins l’imagination que le Soleil qui passe par un verre transparent, frappe les yeux. Il est donc étrange qu’on attribue toutes sortes de bassesses à Mercure & à Apollon même, qui est le Dieu de l’Eloquence.

Mais, quoique cette conduite fût inconnuë aux anciens, il y a peut-être des considerations ausquelles {p. 319}l’usage & la bienseance doivent ceder ; & alors une regle doit être plutôt abandonnée qu’une beauté dans un Poëme.

Præf.

Tel est le sentiment de M. Dryden dans Cleomene ; où il passe par dessus l’unité de temps pour décrire la beauté d’une Famine. Du reste, la beauté est un merite arbitraire qui dépend de la prévention & de la fantaisie ; un visage noir au dernier degré est un objet agreable aux yeux de certains peuples : & il y a apparence que M. Dryden suit un peu pour la beauté de l’esprit l’opinion & le goût des Africains pour la beauté du visage. Car n’est ce pas à son avis un beau spectacle que des Dieux folâtres qui se lancent des étoiles à la tête comme des pelotes de neige ? des Dieux libertins qui debitent au sexe des saletez ? des Dieux impies qui se raillent mutuellement par des blasphêmes ? Tout cela {p. 320}lui semble d’un bien meilleur goût que les loix de la bienseance.

En effet, rien n’est plus à propos imaginé pour affoiblir dans les esprits l’idée d’un souverain Estre, pour ôter à la Religion ses sujets de terreur, & pour rendre la Cour celeste aussi Romanesque que les Palais des Fées. Un libertin qui sent par là son Athéïsme se confirmer & sa conscience se rassurer, ne sçauroit être ingrat envers les auteurs de ces bons offices : son propre interêt même l’engage à prôner de tels ouvrages, & à briguer pour eux des éloges.

Avant que de finir l’Amphitrion, je cherche pourquoi les Dieux comparoissent à un Tribunal Ecclesiastique ? L’importance de l’affaire & la veneration du Poëte pour ces sortes d’endroits n’en seroient-elles pas {p. 321}les raisons ? Non : il me paroît que M. Dryden avoit ici un dessein plus profond ; c’étoit de transporter Thebes à Londres, & de faire voir l’antiquité de la jurisdiction Ecclesiastique ; car si nous en croyons Mercure, cette conference entre Apollon & lui s’étoit tenuë il y avoit trois mille ans. Ainsi Chacsper fait-il parler Hector de la Philosophie d’Aristote & appelle Protestant, Le Chevalier Château-vieux. J’aurois omis la bevûë chronologique de M. Dryden, sans qu’il releve quelque part Benjanson, pour avoir fait tirer un homme avant que la poudre à canon eût été inventée.

Par le caractére des Immortels de nôtre Amphitrion, l’on peut conjecturer quel est celui qu’on y donne aux mortels. En effet, Phedre

P.

est une femme abominable, à qui nulle autre ne le {p. 322}disputeroit en ce genre ; si Bromie n’étoit pas un monstre d’iniquité. Mais, on n’attendoit pas moins ni d’un Jupiter de la façon de M. Dryden, ni des creatures de son Jupiter.

ARTICLE SECOND.
Remarques sur le Roi Arthur. §

Voici un étalage bigarré, un mélange confus de choses qui ne s’étoient jamais rencontrées ensemble avant que M. Dryden les associât. Vous y avez des Genies, des Anges, des Cupidons, des Sirenes, des Diables ; Venus & saint Georges, Pan & le Curé de la Paroisse, l’Enfer du Paganisme & l’Enfer du Christianisme ; des incartades d’obscénité, & des turlupinades sur le peché originel. Pourquoi le vrai {p. 323}& le fabuleux, le sacré & le profane, le saint & l’impur, le serieux & le comique, le Paganisme & le Christianisme ramassez ensemble en un seul objet de divertissement ? Cet assemblage bizarre n’est-il pas inventé pour rendre ridicule le tout, & chaque partie reciproquement aussi peu croyable que l’autre ?

Tous ces Esprits differens s’entretiennent familierement du premier état des Démons, & de Lucifer leur Chef, de leur revolte, de leur châtiment & de leurs prestiges : Et c’est-là ce que M. Dryden appelle avec beaucoup de religion, La maniere enchantée d’écrire, qui dépend uniquement de la force de l’imagination. La chute des Anges rebelles est donc une idée qui n’a d’autre fondement que l’heureux effort d’une imagination vive ? Aprés avoir cité l’enfer, les démons &c. aprés {p. 324}une peinture de ces choses redoutables tracée sur celle qu’en font les saintes Lettres, aprés, dis-je, que M. Dryden a travaillé sur ce fonds sacré, je suis effrayé de lui entendre dire que tout cela dépend uniquement de la force de l’imagination. Est-ce que l’histoire de Tophet n’est pas plus appuyée que la chimere du Stix ? Est-ce que l’étang de souffre & le Phlegeton ne sont pas plus à craindre l’un que l’autre ? Est-ce que nous n’avons pas plus raison de croire les tortures des démons & des reprouvez que les supplices des Promethées de la fable ? Affreuses conséquences ! & toutesfois je ne sçai pas trop comment nôtre Poëte s’en peut tirer. Mais sans commenter davantage la miserable glose qu’il glisse dans son Epître dedicatoire, il me suffit de dire ici que toute la Piece elle-même ne respire que l’impieté.

{p. 325}Etrange marque de Religion, que de badiner sur les vengeances du Ciel & sur les tourmens de l’Enfer ! Ceux qui mettent des démons sur le Théatre ne croyent peut-être gueres qu’il y en ait ailleurs. Quoiqu’il en soit, un pareil spectacle doit produire de terribles effets sur des libertins & des incredules qui voyent changer la face de l’enfer en une Scéne comique. Moyen propre à les endurcir dans leur déreglement, à les tranquilliser dans leur irreligion, & à leur donner un front d’airain qui les fasse tout user. Enfin, ces prétendus jeux de Théatre ne sçauroient causer de moindres maux que d’extenuer les horreurs d’un enfer infiniment redoutable, & de diminuer la crainte toûjours trop foible d’une damnation éternelle.

De l’air dont nos Poëtes manient communément les sujets {p. 326}de la Foi, on s’imagineroit qu’ils sont pleinement convaincus du contraire, & qu’ils ont en main dequoi démontrer un systême d’infidelité. Supposé que cela fût, ne feroient-ils pas sagement de le tenir secret ce systême ? Le divulguer, c’est ce qui ne serviroit qu’à corrompre les hommes & à ébranler les fondemens de la societé civile. Cependant, si ces Messieurs avoient été dans l’autre monde, & qu’ils l’eussent trouvé désert ; s’ils s’étoient alors bien assurez que nulles creatures, nulles Puissances des Tenebres n’existent en cette region soûterraine ; s’ils pouvoient en un mot nous faire voir qu’ils ont découvert que la créance des fidéles touchant l’enfer est une illusion, ils auroient peut-être quelque chose à dire en leur faveur. Ont-ils donc fait ces découvertes ? Ont-ils une preuve infaillible, une démonstration {p. 327}qu’elles aient été faites par d’autres ? C’est ce que qui que ce soit n’osa jamais avancer ; & quiconque l’oseroit, il n’en retireroit d’autre fruit que de se voir siffler pour sa folie. Or, jamais conclusion n’exceda l’évidence de son principe : on peut autant construire au milieu de l’air un édifice qu’établir une démonstration sur un point incertain. Et quel est l’homme assez vain ou plutôt assez insensé pour prétendre connoître certainement toute l’étenduë de la Nature, toute celle de la possibilité, & toute la force des causes invisibles ?

Ainsi, malgré l’audace de M. Dryden dans son bel Opera, il peut y avoir un endroit tel qu’est l’enfer ; & si cela est, des démons qui s’entretiennent, &c. ne sont plus l’effet de la force seule de l’imagination : l’effet de la force {p. 328}seule de l’imagination, c’est une histoire feinte, c’est un tissu de choses qui réellement ne subsistent point. Quoiqu’il en soit, si la poësie, suivant le Pere Rapin, consiste dans le mélange de la verité & de la fble, la Piece de M. Dryden est plus fondée sur la verité qu’il ne le pense peut-être.

Seroit-ce un contre-temps de nous rappeller à l’esprit ce que les saintes Lettres nous disent de l’enfer ? Il y est peint avec tous les traits de la terreur : les sens en fremissent & l’ame en est saisie d’étonnement. La situation de cette sombre demeure, la compagnie de ceux qui l’habitent, la nature & la durée des tourmens qu’on y souffre sont autant d’objets qui glacent d’effroy tout homme Chrêtien. Mais, quels sont les desseins du Seigneur en nous donnant ces terribles avertissemens ? {p. 329}C’est de nous inspirer la crainte necessaire pour éviter ses châtimens rigoureux, & l’attention à meriter ses recompenses infinies ; c’est de nous animer à reprimer nos penchans déreglez & à nous contenir dans les loix du devoir.

Au regard des Anges rebelles, l’Ecriture nous apprend assez leur malheur éternel : elle nous prévient aussi sur leur malice outrée, sur leur pouvoir considerable, sur l’étenduë de leurs connoissances, sur leur industrie toûjours agissante pour nous perdre : elle nous represente ces esprits apostats sous le titre d’ennemis les plus redoutables du genre humain ; afin que nous soyons sans cesse attentifs à leurs attaques, & que nous les repoussions avec vigueur.

Voyons comment M. Dryden nous dépeint ces esprits malheureux, {p. 330}& la triste demeure à laquelle ils sont condamnez. Tout ce qu’il en dit n’a rien que de burlesque, & les incredules n’eurent jamais plus lieu d’être contens de lui. A en juger par cette Piece, on diroit que les démons ne sont que des phantômes pour faire peur aux esprits foibles : ces démons parlent ensemble de l’enfer & de la damnation, avec l’air goguenard des bouffons, qui ne sont sur le Théatre que pour faire rire. L’un d’eux appelle Philidel son camarade ; un esprit malingre & poltron : car il tremble à la bouche béante de l’enfer, & n’ose approcher de la flâme, de peur de brûler tant soit peu ses brillantes aîles de soye : il soûpire en plongeant une ame dans le souffre ; comme si le sot en étoit touché de compassion. Il est visible que tout roule ici sur le systême de la Religion. Ensuite ce sont tantôt des Demi-diables, {p. 331}tantôt des Diables experimentez. Grimbal,

P. 6.

par exemple, qui n’est qu’un Demi-diable tremble qu’à son retour on ne le proméne dans un équipage ridicule d’un bout de l’enfer à l’autre, parce qu’il s’est mal-acquitté de sa commission. Ne semble-t-il pas à M. Dryden qu’il y ait du temps de reste pour badiner en enfer ? puisqu’au lieu des gemissemens & des grincemens de dents on y porte pour punition des aigrettes sur la tête. C’étoit sans doute en plein jour & en belle compagnie qu’il employa ces pensées là ; je le connois, il n’eût pas osé le faire seul & dans les tenebres de la nuit.

Mais, comme il se réjoüit de ce qui effraye davantage dans le Christianisme, il ne faut plus s’étonner qu’il se divertisse aussi de ceux qui en prêchent les veritez. Voici ce qu’il dit d’eux sous la figure d’un païsan.

{p. 332} « Nous avons attrappé nôtre Ministre, oüi-da
 Et nous l’attraperons encore.
 Pourquoi cette grosse pecore
Aura-t-il un sur dix ? je m’en moque lanla ;
 Pour feüilleter dans son grimoire
 Puis repeter sa leçon par memoire,
Et jazer tant, tant, tant que le benêt le sot
 Laisse brûler la viande dans le pot. »

Cecy est en vers Anglois & se chante.

Cette boutade Poëtique n’est-elle pas admirable ? C’est l’Iliade entiere dans une coque de noix ! Tous les gens d’Eglise sont ici compris en peu de paroles. Cependant ; si l’on trouve que l’esprit manque dans ces vers, on doit remarquer que l’insolence y remplit bien ce vuide.

Au reste, les voleurs de dixme sont fort obligez à M. Dryden {p. 333}de sa merveilleuse chanson de Païsan : ils se seroient ennuyez de ne voler qu’en prose, si on ne les avoit encouragez au métier par des vers & de la musique. Un manant donc remplira desormais ses greniers des fruits de son penchant au vol, & chantera encore à bon compte aux dépens de qui il appartient : le vol ne sera plus pour lui un crime, ni pour ses semblables ; ce sera une chanson. Cependant, c’est aux Magistrats d’examiner si le Poëte est comptable ou non de ces conséquences : quant à son dessein, il ne me paroît à moi nullement équivoque. Le lieu où il debite ces maximes, les personnes sur qui elles tombent, & la methode de s’en servir laissent un chemin facile au vol, & il n’en coûtera pas plus dorsenavant pour le commettre qu’il en coûte à un pestiferé pour communiquer son mal aux autres.

{p. 334}Aprés tout, le Clergé ne doit pas être trop mécontent : il pourroit être plus maltraité, s’il eût eu les bonnes graces de M. Dryden, lequel n’est pas heureux à marquer aux personnes son respect & son estime. Il louë, par exemple, le Comte de Leicestre d’avoir plus d’égard à l’amitié qu’à la raison :

Ep. Dedic. de Dom Sebast.

ce qui est une injuste partialité. Il louë le Marquis d’Halifax d’avoir quitté le gouvernail aux approches d’une tempête :

Ep. Ded. du Roi Arth.

comme si les Pilotes n’étoient que pour le beau temps. On ne doute point que ces deux Seigneurs ne soient d’un caractére different de celui que leur donne M. Dryden ; mais le talent de Poëte pour le panegyrique n’en est pas moins étrange, & ce n’est que sur cela que j’insiste.

Ibid.

Il louë encore Atticus & Ciceron, l’un pour ses affectations & l’autre pour sa poltronerie ; & il rabaisse au contraire {p. 335}le courage de Caton. Aprés cela, il témoigne son zele pour le bien public, & se felicite de voir la nation en sûreté contre les insultes des étrangers, &c. cependant il a quelque inquietude au sujet de Gaulois.

Ibid.

Apparemment qu’il craint que ces peuples qui ne sont plus ne viennent enlever les Muses d’Angleterre, ne confinent l’Opera dans une prison, & n’enterrent ainsi tous les plaisirs de la paix.

Aprés avoir donné de l’encens à ses amis, M. Dryden s’en donne à son tour ; mais en homme modeste & qui ne se louë que le dernier. Il dit qu’il y avoit de grandes beautez dans son premier projet du Roi Arthur.

Ibid.

Est-ce que le temps les auroit flétries ? Il apporte d’excellentes raisons pour ne le point montrer au public. Du reste, il y a de grands témoignages d’estime pour soi-même {p. 336}dans cette Epître dedicatoire, de grand airs de vanité & de présomption. Je n’en dirai pas davantage, de peur de réüssir aussi mal que lui dans le panegyrique.

ARTICLE TROISIÉME.
Remarques sur Dom Guichot. §

Monsieur Durfey est un homme d’un genie trop singulier pour ne le pas distinguer du reste des Auteurs. Ce Poëte a travaillé d’aprés le Roman de l’ingenieux Cervantes : par consequent il a trouvé à souhait & le fonds & les caractéres tout preparez pour faire plus d’une excellente Piece. C’est un trait de prudence à lui de s’être mis, pour le dire ainsi, sur les épaules d’un Geant ; mais le succez {p. 337}répond-il à l’avantage qu’il a pris ? Le Lecteur en jugera. Tout ce que j’ai à dire de M. Durfey se reduit à ses impietez, par rapport à la Religion & aux saintes Lettres, à son insolence à l’égard du Clergé, & à son manquement de respect & d’honnêteté envers les Spectateurs.

Le premier exemple de son impieté est une énorme chanson contre la Providence : La Providence qui a formé la beauté du corps ne s’est embarrassée que du dehors & a negligé le dedans.

I. Part. P. 20.

C’est nous faire entendre que Dieu n’a formé l’homme qu’à demi, que l’ame est l’ouvrage de ses mains le plus imparfait, & que la plus noble portion de nous-mêmes a été le moindre objet de ses soins. Quel blasphême contre le Tout-puissant ! Quelle Satyre contre le bienfait de la création ! M. Durfey avance, & se rit de la verité {p. 338}de la Resurrection des morts : Dormez, livrez-vous au sommeil, & ne vous avisez pas de rêver que jamais vous ressusciterez.

Ibid.

Sa troisiéme chanson est une sorte d’ironie sur la chute de nos premiers peres. Il y outrage Adam & Eve, & y reprend le Seigneur, de n’avoir pas fait un autre genre humain : Au commencement de la creation du monde, la profession de scelerat étoit la plus qualifiée ; & lorsqu’ils n’étoient encore que quatre dans l’univers, deux de ces quatre étoient des prevaricateurs. Celui qui pour remedier au mal fit des loix pour reprimer la nature eût dû trouver un moyen de rendre les volontez plus obéïssantes ; il eût dû refondre sa creature.

Dans cette même page & dans la suivante le bienfait de la Redemption n’est pas traité avec plus de respect que celui de la Creation. Ce terme Redempteur, {p. 339}qui parmi nous est affecté à la Personne de Jesus-Christ, & qui semblable au Tetragrammaton des Juifs est specialement reservé à la Divinité, ce nom adorable de Redempteur est attribué au ridicule Dom Guichot. Impietez trop affreuses pour n’être punies que par quelques foibles traits de ma plume ! Je les abandonne à d’autres mains.

Aprés ces profanations des ouvrages & des attributs du Seigneur, le Poëte parle des divines vengeances sur le ton le plus insolent. Il décrit les tortures de l’enfer & les démons, comme si ce n’étoient que des flâmes en peinture & des Grotesques de Calot. Les Grenoüilles Stygiennes d’Aristophane n’ont rien de plus impie, de plus puerile ni de plus bas. Je rapporte quelques-unes des paroles de M. Durfey, pour qu’on juge {p. 340}si j’exagere & si je lui en impose : Paroissez, gras compagnons, qui geignez dans les Limbes, vous qui lorsque vous étiez en chair & en os ne faisiez qu’une ame avec Lucifer, vous qui demeurez toûjours dans sa cuisine parmi les charbons, les marmites & la graisse la plus exquise, vous qui chaque jour vous farcissez de la plus délicieuse curée des ames, vous qui faites griller des tranches de fous pour vôtre déjeûné, Paroissez. Je demande si j’avois exageré ?

L’Epilogue renferme l’histoire de l’âne de Balaam. On promene donc gravement un âne sur le Théatre ; afin de jetter sur un miracle tout le ridicule imaginable : ensuite le conducteur de la bête s’exprime en ces termes : Comme on dit qu’un âne malin parla jadis, lorsqu’un tricot de pommier sauvage lui remua la bile ; de même, si vous êtes gens impolis, j’apprehende {p. 341}bien que nôtre maligne bête ne vienne à parler.

Dans la seconde partie ; le diable paroît en qualité d’Acteur & s’écrie :

P. 18.

Comme j’espere d’être sauvé ! Et Sancho le garantit bon chrêtien. En effet, je lui croirois en quelque sorte plus de Christianisme qu’à nôtre Poëte, puisque l’un tremble devant le même Dieu dont l’autre se moque. Je passe quantité d’impietez de même espece, quantité de juremens horribles, pour venir à la maniere dont M. Durfey en use à l’égard du Clergé.

Ce Poëte, pour lui rendre la gloire qu’il merite, est certainement un athlete formidable à tous les gens d’Eglise : lorsqu’il en trouve dans son chemin, il n’est point de Dom Guichot, point de Chevalier errant qui ramasse plutôt toutes ses forces pour fondre sur eux. Sans allusion, {p. 342}M. Durfey employe en ces rencontres & tout ce qu’il a d’esprit & tout ce qu’il a de malice également ; quoique pourtant, l’un n’est pas égal à l’autre dans lui.

I. Part. p. 13.

Il commence donc par faire assister le Curé Perez à l’impertinente cérémonie de constituer Dom Guichot Chevalier. Ensuite l’Ecuyer Sancho s’accusant à Dom Guichot de quelque beveuë, lui dit : Considerez, mon cher maître, que nul homme n’est né sage : un Evêque même, sans politesse & sans éducation n’a rien de plus qu’un autre homme. Si le Poëte avoit un peu de l’une & de l’autre de ces deux qualitez, il parleroit de ses superieurs avec plus de circonspection, & ne plaisanteroit pas si grossierement sur un caractére toûjours respectable.

M. Durfey a grand soin d’avertir que Sancho est un madré païsan, un dessallé, un fin merle. {p. 343}Et comment cela ? C’est que Sancho vous lâche des proverbes à toute heure, & le plus mal-à-propos du monde. Certes les Pieces de quelques Poëtes sont des chef d’œuvres de finesse d’esprit ; si c’est la marque d’un esprit délié que de faire des quiproquo à tout moment. Quoiqu’il en soit, ce Sancho se plaint d’être marié ; parce que son engagement lui interdit de bons partis qui se presentent : le Curé Perez entre dans sa peine & lui dit : Autant que je puis m’en souvenir ma destinée voulut que je vous donnasse & à Therese la benediction. Sancho lui repart : Que la peste soit de vôtre benediction ! Je vois bien que j’aurai lieu de souhaiter un jour que vous soyez pendu pour vôtre benediction ; beau faiseur de mariage. Le Curé menace Sancho de l’excommunier pour ses irrevérences ; à quoi Sancho replique :

P. 51.

Je ne m’en soucie gueres : {p. 344}il ne m’en coûtera pas plus qu’une meridienne, que je ne ferai point.

Jodelet Prêtre est appellé un saint cormoran,

II. Part.

& est taxé d’expedier un coq-d’Inde & une bouteille de vin, mesure de Malaga à son déjeûné. En ce même endroit, une jeune païsanne en reprimande une autre pour son effronterie : Osez-vous, lui dit-elle, soupçonner un Prêtre d’être fauteur du libertinage ?

P. 3.

Sancho interrompt la sage païsanne, & dit avec cette finesse d’esprit que M. Durfey a mise en lui : Vn Prêtre fauteur du libertinage, est-il donc un oiseau si rare ?

Le Poëte employe encore un autre Prêtre uniquement pour décrier le Sacerdoce. Mannel, Intendant de la maison impute au Chapelain Renardo de si brutales saletez qu’il n’est pas permis de les redire, pour en faire même la honte à l’infame Auteur. {p. 345}Cependant, M. Durfey en caractérisant Mannel, le définit : Vn homme d’esprit, & qui a le vrai goût de la bonne plaisanterie.

P. 7.

Le Poëte remplit bien mal ce caractére. Mais pour un aveugle toutes les couleurs se ressemblent ; une peinture grossiere & une peinture fine sont à son égard la même chose.

Dans la seconde Scéne, Bernardo dit tout haut le Benedicite. Prie-t-il Dieu de favoriser un divertissement diabolique ? Avant qu’on se leve de table, le Poëte ménage une querelle entre Dom Guichot & Bernardo : le Prêtre débute par chanter poüille au Chevalier, qu’il nomme Dom Sot, &c. le Chevalier piqué de ces injures au point qu’on peut se l’imaginer, attache sur le champ son plat à barbe en guise de casque, saisit sa lance & la met en arrêt ; bien resolu d’en venir {p. 346}à un combat opiniâtre & décisif. Cependant, entendons-le s’énoncer sur son ressentiment. O toi, vieux renard noir puisses-tu avoir un tison ardent qui te pende au derriere ! Oüi, Prêtre que tu es, boute-feu qui allumes le flambeau de la discorde par toutes les nations…. Ecoute, laid magot ; n’étoit le respect que j’ai pour ces Messieurs, je repasserois ta soutanne de la bonne façon : vermine d’Eglise que tu es. Le Chevalier conclut sa harangue par un bon soir donné à Bernardo en des termes qu’on ne lira point ici. Au quatriéme Acte on appelle le Clergé dans une chanson ; Le bétail noir : on ajoûte qu’il n’est plus personne aujourd’hui qui fasse attention à ce que les Prêtres disent. J’épargne au Lecteur les autres outrages que fait M. Durfey à l’Etat Ecclesiastique, & je passe à son manquement de respect & d’honnêteté pour les Spectateurs.

{p. 347}A l’égard des saletez, elles sortent toutes crûës de la bouche de Sancho & de Therese ; comme si c’étoient leurs discours ordinaires : Marie de la belle-humeur en debite avec la même volubilité de langue : le premier Epilogue en fourmille dans une seule chanson : la jeune Marcelle se livre à des saillies obscénes, où l’impieté se trouve encore jointe comme par surcroît. Mais tout ceci n’étant point nouveau sur nôtre Théatre, laissons-le pour recüeillir des raretez qui ne se rencontrent que dans les ouvrages de M. Durfey. Ce charmant Auteur cherche à plaire aux Dames par ces idées agreables : Vn habile attrapeur de poux : un pourpoint farci de lentes : un nez à longue roupie : un morceau de papier en état d’être mis au pot de chambre, &c. Ces descriptions sont variées de quelques contes faits à plaisir {p. 348}dans le même genre ; à cela prés qu’ils sont d’un style encore plus bas, & d’un détail qui fait mal au cœur. Quel divertissement pour des personnes de qualité ! Tout cet endroit ne sent-il pas plus le Diaphorus que le Poëte ? A peine le Crocus metallorum provoqueroit-il plus sûrement à vomir. En bonne foi, j’admire M. Durfey de n’avoir pas plus d’égards pour les loges, ni pour le parterre même. Comment, un homme qui a étudié les bienseances & les belles manieres,

Préf. de sa 3. P.

les oublie-t-il à ce point ? Non, le travail infatigable, les sueurs & les veilles

Ibid.

n’eurent jamais un succez plus étrange.

Dans la troisiéme partie, Marie de la belle-humeur n’ouvre la bouche que pour dire une ordure ou un jurement ; & est encore là beaucoup plus scandaleuse que dans les deux autres parties. {p. 349}Aussi les Dames s’offenserent-elles de ces excez & de ceux de Sancho : ce qui mortifia fort M. Durfey. Il fut sensiblement touché que les Dames qui font la meilleure partie de l’assemblée trouvassent sa Comedie ennuyeuse, & indecente ;

Préf.

c’est-à-dire qu’il fut extrémement fâché que les Dames eussent du goût & de la modestie. Mais, il n’importe ; M. Durfey n’est point assez sur le cérémonial pour déferer au sentiment des Dames : loin de s’y rendre, il veut disputer le terrain, & tâche de se maintenir dans sa possession par ce raisonnement. Je ne sçache point, dit-il, d’autre moyen dans la nature pour former des caractéres qui soient vrais, que de faire parler un gueux en gueux, un villageois grossier en villageois grossier, &c.

Ibid.

Mais toute imitation, fût-elle la plus ressemblante du monde, est-elle propre pour le Théatre ? Ce {p. 350}seroit une idée extravagante de vouloir y representer tout ce qui se voit dans la nature. Un fumier par exemple, ou bien un tombereau de bouë nous offriroient un beau spectacle ! Or des paroles sales choquent autant l’oreille que ces vilains objets blessent la vûë : car les paroles sont à l’oreille ce que sont à l’œil les couleurs & la surface des corps. Un langage obscéne est comme un recit d’ulceres dégoûtans : le recit alors le plus naturel est justement le pire : ainsi que l’obscénité la plus naïve est la plus criminelle. Nous entretenir de la sorte, c’est nous outrager, nous donner une idée méprisable de la nature de l’homme, & nous reduire presque à regretter d’être hommes nous-mêmes. Aussi est-ce une maxime parmi les honnêtes gens de ne jamais rien dire qui puisse faire une mauvaise image : & cette {p. 351}maxime doit être encore plus religieusement observée devant des femmes. Il faut donc que le divertissement qu’un Poëte leur prépare se trouve conforme à cette bienseance ; sans quoi il ne peut leur plaire. Les Dames ne sont pas plus charmées des plaisanteries grossieres & insolentes des gueux, qu’elles le sont de leur malpropreté & de leurs haillons : leur donner de pareilles Scénes pour les divertir, c’est les mettre de niveau avec la canaille : car le caractére de chacun de nous se découvre aussi sûrement par ce qui nous fait plaisir que par aucun autre endroit.

Venons aux traits de bel esprit ou de bon sens qui brillent dans M. Durfey : Mannel & Sancho, ces deux plaisans rusez comperes,

C’est leur définition dans les noms des Personnages.

petillent de ces traits ingenieux & sensez. Mannel deguisé en femme de qualité s’adresse à la {p. 352}Duchesse en ces termes : Illustre beauté je desire avec chaleur de sçavoir si le Puristissime Dom Guichot de la Manchissime & son Ecuyerissime Pansa sont en cette compagnie ou n’y sont point ? A cela Sancho replique : Voyez vous, sans tant de fanfares ; le Gouverneur Pansa est ici & Dom Guichotissime aussi : donc tristissime Matronissime, expliquez vôtre volontissime ; car on est fort vôtre serviteurissime. Je ne continuerai pas sur ce ton ; j’ennuyerois les Lecteurs autant que M. Durfey a ennuyé les Dames ; c’est-à-dire à la mort. Si quelqu’un neanmoins par un goût particulier aimoit ce jargon, il trouvera dans l’original dequoi se rassasier. La Scéne du Tailleur & du Jardinier est de la même solidité & de la même beauté d’esprit.

Dans la troisiéme Partie, paroît une troupe de Marionettes. {p. 353}C’est heureusement rencontrer : car toute la Piece ne marche que par ressorts. Mais, quel dommage que ces petits automates ne se soient pas plutôt montrez ! la Comedie entiere devoit être joüée par de tels Acteurs. Le Poëte marque à ce coin Carasco :

Noms des Personnages.

Vn bel esprit. J’ignore ce que ce Carasco peut être en d’autres occasions ; mais je sçai bien qu’en celle-ci c’est un grand fou. Il y a donc des gens qui sont aussi bons juges que bons modéles du bel esprit, & qui n’en ont pas plus la connoissance que l’usage.

Les Epîtres dedicatoires de M. Durfey sont précisément aussi spirituelles & aussi raisonnables que ses Comedies : Donnons-en quelque petit essay. Il parle ainsi dans celle qu’il adresse à Madame la Duchesse d’Ormond : C’est, Madame, de l’heurese étoile de vôtre Grandeur, que je datte ma fortune. {p. 354}Datter du jour & de l’endroit est quelque chose de vulgaire & de bas ; mais datter d’une étoile, cela a je ne sçai quoi de sublime qui convient fort à l’hemisphére de la Comedie. Qui ne croira sans peine que ces enthousiasmes sont en effet de pauvres rejettons du cerveau de M. Durfey ?

Ibid.

comme il les parodie lui-même.

Il y a encore un merveilleux trait dans sa Dedicace à M. de Montague. C’est un parfait Guichotisme ; le Poëte y paroît presque enchanté. Si vos yeux avoient lancé contre moi les regards altiers d’un fier courtisan ; vos precieuses minutes n’auroient jamais été interrompuës par ces ennuyantes fadaises : mais mon cœur dans la consideration interdite de vôtre vertu, eût paresseusement souhaité de voir dans l’éloignement vôtre Prosperité. Je ne sçaurois m’imaginer que le Poëte ne fût pas réellement dans l’état {p. 355}qu’il dépeint : car il y a bien de l’engourdissement & de la pesanteur d’esprit dans tout ce discours. Il ajoûte qu’un souris de son Patron l’a rassuré. Je n’en doute nullement ; je ne conçois pas même comment le Mecéne aura pû s’empêcher de rire tout-à-fait à un pareil compliment. Mais M. Durfey prend toûjours les choses du bon côté, & est déterminé à se rendre heureux par des interprétations favorables.

Serieusement, si pour mes pechez j’étois Poëte ; ou bien j’enverrois promener les Muses, ou bien elles me deviendroient plus propices. M. Durfey pense autrement que le reste des hommes : son principe est de ne s’embarrasser que d’avoir de larges poûmons pour reciter les œuvres d’autrui. Je ne dis cela neanmoins que dans la supposition que ces autres Pieces sont de la nature {p. 356}de celles dont j’ai parlé : comme je n’ai point lû tout ce qu’il a écrit, je ne sçaurois juger de son merite que par cette regle : Ex pede Herculem.

Je finis par un endroit de l’art poëtique de M. Despreaux, qui peut être de quelque utilité à M. Durfey : car, quand il ne se reconnoîtroit pas dans ces vers, il y reconnoîtra toûjours de sages avis contre le tabarinage & l’obscénité.

 « J’aime sur le Théatre un agreable Auteur
Qui sans se diffamer aux yeux du Spectateur
Plaît par la raison seule, & jamais ne la choque.
Mais pour un faux Plaisant, à grossiere équivoque,
Qui pour me divertir n’a que la saleté ;
Qu’il s’en aille, s’il veut, sur deux treteaux monté
{p. 357}Amusant le Pont-noeuf de ses sornettes fades,
Aux laquais assemblez joüer ses Mascarades. »

ARTICLE QUATRIÉME.
Remarques sur le Relaps. §

Je mets le Relaps à côté de Dom Guichot, parce qu’il marche assez de pair avec lui. Cependant, comme l’Auteur du Relaps se sçait tres-bon gré de son ouvrage & s’en remercie amplement dans sa préface ; je sacrifierai un peu plus de temps à l’analise de cette Comedie, dont j’examinerai la Fable, les mœurs, les caractéres, &c. Voici la fable de la maniere que je la conçois.

« La Mode jeune Cadet libertin & prodigue se trouve reduit à la derniere misere, au retour {p. 358}de ses longues courses. Son sort veut qu’il rencontre un jour Coupler vieux rusé, faiseur de mariage par profession : cet honnête homme lui suggere le dessein d’attrapper le Lord-Fat son frere aîné lequel a de gros biens. Le jeune La Mode outré de n’avoir pû obtenir de son frere aîné une certaine somme d’argent, entre dans le dessein de Coupler : il duppe à l’aide de celui-ci Le Chevalier Ventre-de-Tonne, épouse par surprise son heritiere destinée au Lord-Fat, & devient maître par là d’un bien tres considerable. »

Sur ce plan de la fable, je trouve en premier lieu que la Piece est mal-à-propos intitulée, Le Relaps, ou la Vertu en danger. Ces deux noms sont tirez des caractéres de Lovelace & d’Amanda, qui sont l’un & l’autre des {p. 359}personnes d’un rang inferieur par rapport au sujet principal. Lovelace se retire au commencement du quatriéme Acte, & on n’entend plus parler de lui que vers la fin du cinquiéme, où il se montre pour disparoître aussi-tôt. A l’égard d’Amanda tout son rôle consiste à entendre des galanteries sans que sa vertu en souffre d’atteinte : & c’est là un grand point à la Comedie, je l’avoüe ; mais ce n’est pas dequoi il s’agit pour le fonds de la Piece, dont nous parlons à present. En effet, l’Intrigue & le Denoüement roulent uniquement sur le jeune La Mode, qui est sans contredit l’Acteur principal. C’est pourquoi, Le Cadet Prodigue, ou bien L’Imposteur Heureux étoient les noms qui convenoient mieux à cette Comedie, que Le Relaps ou la Vertu en danger. Or, quand on s’égare dés le commencement {p. 360}d’un voyage, c’est un présage qu’on pourroit bien échoüer avant le terme.

En second lieu, cette Comedie peche contre les mœurs : elle aboutit à une mauvaise fin ; le vice y est recompensé contre la regle fondamentale de la poësie Dramatique. On y voit le libertinage tenir lieu de tout merite : le jeune La Mode fait une grosse fortune, précisément pour avoir dépensé en débauches, sa legitime. Ce vice capital de la Piece du Relaps se verifie par un coup d’œil sur le caractére du jeune homme. D’abord, il se dit lui-même scelerat ; il jure ensuite, il blasphême, il appelle en duel son frere aîné, il lui enléve sa future épouse & le fait enfermer lui-même dans un chenil. Quelles vertus à recompenser ! Mais quel est le fondement des violences de ce Cadet dénaturé ? c’est {p. 361}qu’on lui refuse dequoi entretenir son extravagance & fournir à ses déreglemens. Tel est l’homme de bien à qui le Poëte ménage une heureuse issuë. Franchement, il est rare que le vice ne prospere pas sur nôtre Théatre : dés qu’il y paroît, on peut jurer presque à coup sûr que le Poëte a preparé tout pour l’élever en honneur. Cet abus si commun est confirmé par la Piece dont il est maintenant question : l’on y renverse, comme on voit, le but de la Comedie qui est de reformer & de perfectionner les mœurs ; ainsi que le remarque le Pere Rapin.

Reflex. p. 131.

Mais l’Auteur du Relaps a des idées apparemment plus conformes au goût dominant de son siecle. Sa morale : renferme ces instructions.

Les Cadets de famille ne doivent point faire difficulté de dissiper leur bien & aussi promptement {p. 362}& aussi mal-à-propos qu’il leur plaît. Et quand ils ont mis leurs affaires dans cette situation, ils peuvent conclure qu’ils sont en bon chemin pour arriver à une haute fortune. C’est cette maxime que s’applique le jeune La Mode, lorsque son impieté lui fait dire : La Providence prend soint des gens de merite.

P. 19.

Autre instruction. Lorsqu’un homme est mal dans ses affaires, il ne s’agit plus pour lui d’écouter la voix de la conscience, ni de se chicanner par des vûës d’honneur ou de devoir. Alors les plus courts expediens sont les meilleurs : le besoin present justifie les moyens quels qu’ils soient, pourvû qu’on obtienne ce qu’on souhaite : Vn Chevalier de l’industrie vaut bien un Chevalier de la Jaretiére.

En troisiéme lieu, voyons l’Intrigue & le Nœud de la Piece. {p. 363}C’est ici ou jamais que doit paroître le genie, le talent du Poëte. Cette partie du Poëme Dramatique demande certains traits de conduite, certains ressorts d’invention qui soient au-dessus d’un esprit ordinaire : il doit y avoir je ne sçai quoi de merveilleux & d’inesperé qui surprenne le Spectateur : il faut que tout y agisse par degrez, par une preparation d’incidens à propos, & par des voies toûjours vraisemblables. C’est la remarque du Pere Rapin,

Reflex. p. 133.

que tout est défectueux sans la vraisemblance. Lorsqu’il n’y a nul pretexte de recourir au Miracle ou aux Machines, les choses ne doivent point passer la foi humaine. Nous montrer des effets sans une proportion vraisemblable à leur cause, c’est nous offrir des tours de gobelets, nous donner une farce au lieu d’une Comedie, nous amuser par des {p. 364}prestiges enchanteurs. Confrontons le Relaps avec ces principes : pour en expliquer l’intrigue, il faut que nous disions quelque chose encore de plus sur la fable.

« Le Lord-Fat dameret de Londres étoit convenu d’épouser la fille du Chevalier Ventre de Tonne, Gentilhomme campagnard, éloigné de cinquante lieuës de Londres. Cette distance de lieux n’est pas insurmontable, à ce que je croi. Cependant, le Milord n’a jamais vû sa future épouse ni le campagnard son gendre présomptif : Lord-Fat & le Chevalier Ventre-de-Tonne par un merveilleux trait de prudence laissent à Coupler le soin de negocier le mariage. Lorsque tous les articles sont dressez, & que Ventre-de-Tonne attend chez lui dans peu le Lord-Fat, le {p. 365}vieux Coupler trahit les interêts du Milord en faveur du jeune La Mode : il conseille à ce Cadet de prévenir son aîné, d’en contrefaire le personnage, de rejetter sur la force de son inclination son départ precipité & son arrivée sans équipage & sans suite. Et pour se substituer dans l’esprit de Ventre-de-Tonne à la place du Lord-Fat, Coupler lui donne sa lettre destinée à l’aîné, afin de lui servir comme de lettre de créance auprés du Chevalier campagnard. Le jeune La Mode muni de la lettre de Coupler se rend en poste chez Ventre-de-Tonne. Il y est reçu pour le Lord Fat ; & moyennant quelques petits tours de fripponnerie & de souplesse dans la famille, il épouse la Demoiselle sans bruit, à l’insçu de son pere, & une semaine avant le jour marqué pour la cérémonie. »

{p. 366}Voilà le fonds de la fable suivant le dessein du Poëte. Le contretemps causé dans la suite par la venuë du Lord-Fat & le témoignage du Chapelain Bulle & de la Nourrice qui soutiennent le mariage fait en bonnes formes, sont des incidens qui n’importent de rien à l’essentiel. Ici l’on peut reconnoître dans le Lord-Fat une incompatibilité avec lui-même : sa disgrace n’a point l’air de la vraisemblance par rapport à son caractére. Il est vrai que c’est un homme singulier, bizarre, entêté des vaines parures, ébloüi d’un bel équipage, charmé de tout ce qui brille aux yeux ; & que ces frivoles idées ne sont pas des marques d’un grand genie ; mais aprés tout sa conduite au fond n’est nullement celle d’un idiot ni d’un étourdi. Cela supposé est-il naturel qu’un Milord qui a cinq mille livres sterlin de revenu s’en {p. 367}rapporte à Coupler pour lui choisir un parti, & qu’il épouse & la personne & sa fortune sur l’étiquette du sac ? Ce n’est point à Londres la maniere d’un riche Lord, d’un pretieux, d’un dameret de chercher à se marier au hazard & par procureur. Cependant nôtre Poëte fait donner son Milord tête baissée dans un engagement qui dure toute la vie : le Milord n’a pas vû même en peinture la personne à qui l’on unit son sort.

Le départ de Lord-Fat pour se rendre chez Ventre-de-Tonne a quelque chose aussi de fort extraordinaire. Le Lord n’a jamais vû le Campagnard, il sçait seulement que c’est un homme ombrageux au-delà de l’imagination, & qu’il n’y a pas moyen d’être admis chez lui sans la lettre de Coupler. Et cette lettre qui est comme la clef pour entrer au Château {p. 368}de Ventre-de-Tonne, le Lord l’a oubliée, & vient dire aprés cela froidement, qu’il faut bien que ce soit son frere Thomas qui l’ait prise. Pour lui, il n’a ni la précaution de demander une autre lettre, ni l’esprit de produire au moins une copie de celle qu’il a lui-même écrite à Ventre-de-Tonne.

Si le Poëte avoit consulté le bon sens, l’intrigue étoit dénoüée & la Piece finie à ce quatriéme Acte : le reste n’est plus qu’un tissu de puerilitez hors de vraisemblance & opposé aux caractéres établis. L’expedient du Chevalier Jean Lami qui paroît enfin & qui prend fait & cause pour le Lord-Fat est une pauvre invention : tout le dessein de la Piece fait voir que le Lord-Fat n’a jamais compté sur cette ressource ; il ne sçavoit rien du séjour de Jean Lami à la campagne, ni sa {p. 369}demeure :

P. 81.

c’est un fait que ce Gentilhomme étoit à Londres, lorsque le Lord-Fat en partit, que celui-ci n’avoit point concerté avec l’autre son voyage & ne lui avoit point demandé son secours au besoin.

Examinons à cette heure comment le Chevalier Ventre-de-Tonne s’accorde avec lui-même. Le Poëte le fait Juge de paix & Député Lieutenant ;

Charges en Angleterre.

& le suppose éloigné de cinquante lieuës de Londres seulement. Mais, au caractere de ce Gentilhomme, on le prendroit pour un des monstres d’Hercule, ou pour un des Géans de Guy de Warvick : son procedé est tout Romanesque, & n’a rien de conforme au temps, ni au pays. Lorsque La Mode & Lory son valet arrivent, ils trouvent le pont-levis du Château levé, les portes barricadées, un gros mousqueton bandé pour répondre {p. 370}à la demande civile qu’ils font. Et dés que Ventre-de-Tonne est averti de leur arrivée, il fait une sortie en bon ordre avec toutes les forces du Château, & marche contre deux hommes, escorté de sa garde armée de faulx, de fourches, de pertuisannes. Mais pour n’oublier aucune des sûretez qui se peuvent prendre, il faut renfermer la Demoiselle

La fille du Campagnard.

Hoyden sous triple cadenat, à la premiere approche de l’ennemi : enfin il pousse les précautions & les alarmes au plus haut degré de la folie & de la fiction. Cependant cet homme soupçonneux, s’il y en eut jamais, confie à Coupler la destination de sa fille unique, & qui plus est, peut-être, de son propre bien. Car quelle espece d’homme est-ce que Coupler ? un miserable pour les mœurs & un escroc de profession. D’ailleurs, le {p. 371}Lord-Fat & le Chevalier Ventre-de-Tonne ne sont éloignez l’un de l’autre que de cinquante heuës & neanmoins à leur maniere de traiter ensemble par commission, il sembleroit que douze degrez de latitude les séparent.

Pour ce qui est du jeune La Mode, hors la lettre de Coupler, il a toutes les marques d’un imposteur : il arrive avant le temps arrêté, & sans le bel équipage qu’on attendoit : il n’a rien du Lord-Fat, ni pour le langage ni pour l’air, ni pour les manieres. Ventre-de-Tonne lu demande : Où sont vos carosses & vos domestiques, Milord ?

P. 59.

La Mode lui apporte cette miserable défaite. Monsieur, afin de vous témoigner & à Mademoiselle combien je suis impatient d’entrer dans vôtre famille, j’ai laissé mes équipages aprés moi, & j’ai pris les devants avec un seul de mes domestiques. Il est extraordinaire {p. 372}de marquer tant d’empressement à des personnes qu’on n’a jamais vûës. Et puis, il n’est point naturel que le Lord-Fat exposât son teint delicat au grand air de la campagne, dérangeât sur un palefroy l’œconomie de sa personne ; & qu’un damaret comme lui, parût si fort dans son negligé : un Milord precieux se montra-t-il jamais en pareille occasion sans tout son attirail de parures ? Quoi ? Lord-Fat ne veut pas voir son propre frere nouvellement débarqué, avant que d’avoir congedié l’assemblée de Tailleurs, de Lingeres, de Perruquiers, &c. qui se tenoit chez lui ? Ce petit dérangement est à ses yeux une impolitesse énorme dont il craint d’avoir son Cadet même pour témoin : sa folie, c’est la vanité, la pompe, la magnificence ; comment renonceroit-il donc à tout cela sans aucune {p. 373}necessité ? comment se resoudroit-il à se presenter devant sa future épouse dans le plus pitoyable état du monde selon lui ?

Le caractére du Lord-Fat étant tel, il est à présumer que Ventre-de-Tonne en sçait quelque chose : rien n’est plus naturel ni plus ordinaire que de s’informer de la conduite & de l’humeur d’un homme qu’on doit avoir pour gendre. Ainsi l’on ne peut supposer sans aller contre l’usage & la raison, que les manieres du Lord-Fat étoient toutes inconnuës à Ventre-de-Tonne : que si le Chevalier en étoit instruit, c’en étoit bien assez pour lui faire juger que La Mode pouvoit être un avanturier, & un Lord-Fat supposé. Pourquoi donc s’en tient-il sans aucune reflexion à la lettre seule de Coupler ? Que n’enferme-t-il alors sous triple cadenat {p. 374}la Demoiselle Hoyden, pour se donner le loisir de faire un plus ample informé ? Un Juge n’a-t-il jamais entendu parler de fripponnerie ? & y eut-il jamais plus de raisons d’en soupçonner & de s’en garantir qu’en cette rencontre ? On devoit attendre plus de precaution du soupçonneux Chevalier : il est contre toute vraisemblance qu’il passe ainsi de l’extrémité de la défiance à l’excez de la credulité.

En un mot, Le Lord-Fat & Ventre-de-Tonne sont des insensez ou non : si ce sont des insensez, où est la finesse de les attrapper ? où est l’art du Poëte ? Si ce ne sont pas des insensez, pourquoi le Poëte les represente-t-il tels ? pourquoi leur caractére est-il comme un monstrueux composé de parties qui ne se rapportent point ? Qu’on les prenne donc dans quel sens on voudra, l’intrigue {p. 375}tournera toûjous mal : la premiere supposition la rend impertinente, & la seconde incroyable.

Disons maintenant un mot des mœurs de cette Piece. Les mœurs dans le langage du Théatre ont une signification particuliere. Aristote & le Pere Rapin les appellent les causes & les principes de l’action. Elles se forment sur la diversité d’âge, de sexe, de condition, de genie, d’éducation. Il est essentiel aux Mœurs qu’il y ait de la conformité entre le principe & l’action, entre la cause & l’effet, entre la nature & la conduite. Par exemple, Un vieillard ne doit être ni prodigue ni leger, comme un jeune homme. Un homme de condition ne doit point avoir le langage de la roture, ni une Demoiselle de campagne celui d’une coquette de Ville.

Lorsqu’on a une fois imaginé {p. 376}un caractére, il doit suivant la regle d’Horace subsister uniforme, semblable à lui même, & au premier plan jusqu’à la fin. Il faut que le Poëte s’étudie à soutenir ses personnages dans ce qu’il en a d’abord prétendu faire. Il ne doit pas les varier, de sorte qu’un seul-homme en paroisse deux, qu’un homme d’esprit devienne un sot, qu’un courtisan poli devienne un pedant. Si le Poëte d’un autre côté, met un impertinent sur la Scéne, il doit le restraindre précisement à son rôle, & lui retrancher toute sentence grave. En user autrement c’est aller contre la nature & nous representer au lieu d’elle, une chimere. Appliquons au Relaps quelques-unes de ces remarques.

Berinthie Actrice du premier ordre est impudente & impie. Elle s’engage à M. Le Digne de faire tous ses efforts pour corrompre {p. 377}Amanda, & à propos de ce bel emploi, ils plaisantent l’un & l’autre en impies. Dans la suite de la Piece,

P. 51.

aprés bien des discours obscénes, Berinthie est conduite dans un lieu que tous les Spectateurs sçavent être un infame rendez-vous. Où est la pudeur ? Le Pere Rapin

Reflex. P. 60.

blâme l’Arioste de ce que son Angelique est trop immodeste, & le Tasse de ce que son Armide est trop effrontée : ces deux Poëtes, dit-il, ôtent aux femmes leur caractére, qui est la pudeur. M. Rymer est du même sentiment ; voici ses paroles :

Examen des Tragedies du dernier siécle p. 113.

La Nature ne connoît rien dans les mœurs qui distingue & qui caractérise mieux les femmes que la modestie. Une femme effrontée n’est bonne qu’à être sifflée dans une Comedie. Berinthie neanmoins est considerée, applaudie, tres bien reçuë des personnes de marque ; & s’en va sans la moindre flétrissure, sans le {p. 378}moindre reproche au sujet de ses débordemens.

Je viens à l’heritiere du Chevalier Ventre-de-Tonne, à cette heritiere riche de cinq mille livres sterlin de rentes. Cette jeune personne jure, dit des paroles sales ; & est tout aussi mal élevée que Marie de la Belle-humeur. Il est visible que l’Auteur du Relaps n’est ici qu’une copie de M. Durfey ;

Dom Guich.

& par consequent ce morceau lui a extrémement plû dans l’original. Mais ce qui n’est pas déja une beauté pour Marie de la Belle-humeur sied encore bien plus mal à la fille d’un Chevalier. Celle-là n’est aprés tout qu’une pauvre païsanne, en qui la grossiereté surprend moins & choque moins : au lieu que les enfans d’un Député Lieutenant n’ont point coûtume d’être élevez comme des gueux. {p. 379}C’est ignorer les bienseances & ne faire gueres justice à la Noblesse que de confondre ainsi le Seigneur avec le vassal, & de supposer à tout le monde la même éducation.

Le Poëte attribue à Mademoiselle Hoyden un indigne monologue, dont le but est de jurer par son Createur, aprés quoi elle dit :

P. 59.

Bien leur en prend que j’aie un mari qui me vient ; sans cela je me serois mariée avec le Boullanger : Dame, ouy ; je l’aurois fait. Qui que ce soit ne sçauroit frapper à la porte qu’il ne faille aussi-tôt m’enfermer. Arrestons ici ; ce qui suit est d’une obscénité qui glace d’horreur.

Quel composé de Mœurs étranges ! Quel assemblage de contrarietez ! Est ce-là le portrait au naturel d’une fille de condition & d’une riche heritiere ? Où sont les principes, où sont les effets {p. 380}d’une éducation à laquelle on a apporté tant de soins ? A sa rusticité on la croiroit élevée avec la canaille du village, & à son impudence on la croiroit nourrie dans la salle de la Comedie. Le Poëte s’est apparamment flatté qu’il justifioit ces fautes grossieres en appellant celle à qui il les prête, Mademoiselle Rustre.

Hoyden en Anglois signifie Rustre.

Erreur ! Pour nous la donner aussi obscéne & aussi rustique, il devoit accommoder mieux sa condition à son nom. Car en matiere de Mœurs, on ne nous paye pas de paroles : un nom quel qu’il soit ne veut rien dire en soi ; il ne signifie que ce qu’il emprunte du fonds propre de la personne. Et c’est sur ce fonds même que les Mœurs doivent être établies ; c’est-à-dire, sur la diversité d’âge, de sexe, de condition, &c. Si donc le Poëte avoit dessein de faire de Mademoiselle Hoyden {p. 381}une rustique & une effrontée, il falloit d’abord l’envoyer garder les dindons, & ensuite la faire élever avec des servantes de cabaret.

M. le Chevalier Ventre-de-Tonne sçait à peu prés aussi-bien vivre que Mademoiselle son heritiere ; il saluë ainsi le Jeune La Mode : Milord je vous demande la permission de boire ce verre de vin sec à vôtre santé. Le Poëte étoit-il à jeun en presentant le verre à Monsieur le Juge de paix ? Cette expression, boire ce verre de vin sec est trop basse pour un petit Sergent : conviendroit-elle à la figure que fait le Chevalier, & au reste même de son caractére dans cette Piece ? Nous aurions des Magistrats qui feroient beaucoup d’honneur à la nation s’ils étoient formez & choisis de la main de nôtre Poëte ! Les caracteres manquent ici tout-à fait de {p. 382}bon sens ; & ailleurs on leur en accorde, on leur en prodigue sans qu’on sçache pourquoi.

Par exemple, la vanité & les airs precieux sont le partage du Lord-Fat. Le laisser parler sans affectation, c’est le tirer de son Elément. Il faut que son langage pour être naturel, soit toûjours étudié, fardé, empesé. Cependant, le Poëte a pris ce Lord en amitié & lui a donné quelques unes des meilleures plaisanteries de toute la Piece. En effet ce dameret dans un entretien qu’il a avec le jeune La Mode, oublie que Lord-Fat est son nom ; il lui échappe des choses tres-sensées, & des expressions fort naturelles ; il n’a rien d’affecté durant un assez long espace de temps, que la comparaison qu’il fait d’une Montre. Autre intemperance de bon sens : c’est dans un second entretien avec son frere.

{p. 383}La Mode. A moins que vous ne soyez assez genereux pour m’aider à racheter mon bien, je ne vois point d’autre remede à mon malheur que d’aller couper des bourses.

Lord-Fat. Fort bien, mon frere. Pour vous dire sur cela ma pensée, je croi que couper des bourses est effectivement la meilleure ressource du monde pour vous : car si ce métier vous réüssit, vous voilà délivré de peine ; & si vous êtes pris en flagrant délit, vous en voilà aussi délivré d’une autre maniere.

Le jeune La Mode frustré de son attente charge son frere d’injures & l’appelle Le Prince des Fats.

Le Lord-F. Monsieur, je fais gloire d’être à la tête d’un Corps aussi nombreux, & aussi considerable.

La Mode. Quoi ! rien ne te piquera donc ? L’épée à la main, lâche.

{p. 384}Lord-F. Doucement, mon frere, vôtre misere vous rend la vie à charge ; vous m’excitez à me battre avec vous ou dans l’esperance de vous ouvrir un passage au travers de mon sein pour entrer en possession de mes revenus, ou dans le dessein de vous faire tuer vous-même, pour mettre fin à vos maux. Mais j’empêcherai bien l’un & l’autre, &c.

Il y a je ne sçai quel tour d’esprit dans ce Dialogue qui n’est point d’un Lord Fat. Je conçois que le Poëte n’étoit pas d’humeur à supprimer ces pensées-là : les Spectateurs eussent trop perdu à la suppression. Mais il devoit donc tellement arranger les choses, que ces mêmes pensées fussent dites ou par le jeune La Mode dans un à parte, ou par quelqu’autre enfin à qui elles convinssent. Poursuivons : la Demoiselle Hoyden brille quelquefois trop. Nôtre Poëte ne sçauroit {p. 385}se tenir ; il falloit qu’elle eût ce brillant passager, qui ne peut avoir d’autre effet que de rendre bien-tôt aprés sa rusticité plus choquante.

Le Chevalier Ventre-de-Tonne tombe aussi dans des saillies d’homme d’esprit, & badine d’une maniere trop spirituelle pour un personnage comme lui. Mais cet endroit est mêlé d’affreuses profanations, qui m’empêchent d’en rien rapporter. Or, à quoi bon pour m’exprimer ainsi, habiller des fous si magnifiquement ? c’est une dépense bien mal placée. Je ne vois pas neanmoins que l’Auteur du Relaps dût si peu ménager son fonds. Lorsqu’un Poëte n’a gueres que ce qu’il lui faut, c’est une folie à lui de s’épuiser d’esprit pour un caractére de sot, ses personnages plus sensez souffriront de cette prodigalité hors d’œuvre. Lovelace en est la {p. 386}premiere victime : L’amitié, dit-il, est une plante qui croît lentement, ses racines sont composées de tendres fibres qui ont le goût tres-fin. Si des fibres ont le goût tres-fin pour sentir les choses, elles ont donc en verité plus de discernement que nôtre Poëte n’a de jugement.

Examinons encore quelques-uns de ses caractéres d’homme d’esprit. Le jeune La Mode juge à l’humeur vive de la Demoiselle Hoyden, qu’elle pourroit bien avoir à Londres une escorte de Petit-maîtres qui la meneront, hélas ! au Parc, à la Comedie, à l’Eglise & au Diable.

P. 64.

L’arrangement de cette periode est assez mal entendu, ce me semble. Si le Poëte avoit mis de suite la Comedie & le Diable, je crois que l’ordre naturel des choses, & l’air de vraisemblance eussent été beaucoup mieux observé.

{p. 387}Aprés cela, Coupler hors d’haleine au haut de l’escalier de La Mode lui dit en pestant : Pourquoi Diable, ne logez-vous pas au premier étage ? La Mode répond : C’est que je me plais à loger aussi prés du Ciel que je puis.

P. 94.

Un jeune homme qui a de l’usage du monde, qui a beaucoup voyagé, qui a vû la France, l’Italie, &c. devroit plaisanter plus à propos. Cependant, puisqu’on le loge au Galetas, la plaisanterie est assez en son lieu. J’allois oublier une autre pensée ingenieuse du jeune La Mode : Je te montrerai, dit-il à Lori, l’excez de ma passion par l’excez de ma tranquillité. Puisqu’il étoit en train de parler Philosophie à son valet, je regrete bien qu’il se soit si-tôt interrompu. Il falloit continuer & confirmer sa grave sentence par la comparaison d’une violente tempête, sans qu’il y ait sur la mer le moindre {p. 388}souffle de vent. La figure eût été merveilleuse, & le raisonnement poussé à bout.

Venons à M. Le Digne, l’un des premiers personnages du Relaps. On lui attribue beaucoup de finesse d’esprit & beaucoup de sens : ainsi nulle affectation ne doit paroître en lui, nul pretexte n’en doit gâter le caractére. Cependant, ce Monsieur le Digne harangue Amando dans un style plein d’emphase & de pedantissime.

Derniere Scéne.

D’abord il lui parle vers en prose, & puis il lui parle prose en vers : ce qui est aussi naturel que de voir un homme à cheval d’une jambe, & à pié de l’autre. Sa grande affaire c’est d’inspirer à cette Amanda de la haine pour son mari qu’il appelle son Dieu, & elle son Ange. Ranimez en vous ce courage que toutes les femmes doivent avoir, & méprisez vôtre Dieu s’il neglige son {p. 389}Ange. Quelle profanation ! Recevez ses froides caresses avec des bras de glace, & reservez vôtre flâme pour ceux qui viennent à vous pleins de flâmes. Quel Galimatias ! C’est Gueules sur Gueules en Blason. Etendez les bras de vôtre pitié… son zele peut être à vos yeux un titre pour toucher vôtre pitié. Que de pitié ! Que de bras ! C’est apparemment pour soutenir l’allegorie languissante.

La seconde partie de la harangue de M. le Digne est encore plus miserable que la premiere. Il prétend qu’Amanda renonce à la vertu, & soit infidelle à son époux par des principes d’honneur. Il redouble sur cela ses empressemens, & se livre à un transport frenetique, esperant de plaire à Amanda en se donnant la mort ; il est sur le point de s’ouvrir le ventre ; afin qu’on puisse lire dans son cœur la sincerité de sa {p. 390}passion. N’est-ce pas là découvrir veritablement son cœur ? Quand un homme parle aprés cela, le moyen de ne l’en pas croire sur sa parole ?

Au reste, il n’est point de Boucher à qui il pût venir dans l’esprit un expedient plus efficace pour persuader. Cependant, Amanda tient toûjours ferme contre l’ordinaire du Théatre Anglois. Alors M. le Digne en galant homme l’arrête avec emportement & la menace de la tuer. Point tant d’efforts, tout cela est inutile ; ou la mort ou la victoire ; c’est une affaire resoluë.

P. 100.

Ici Amanda devient tout à coup d’une extrême agilité, & lui échappe des mains. M. le Digne étonné de cet évenement, s’écrie : Il y a en elle de la Divinité, elle m’en a inspiré quelque chose. Sa passion change en un tour de main ; il est metamorphosé en admirateur {p. 391}de la vertu, & s’en retourne neanmoins aussi corrompu qu’on peut se l’imaginer. C’en est assez pour les premiers personnages de nôtre Poëte.

Ce seroit à present le lieu d’examiner les sentimens & l’expression du Relaps, qui sont deux autres parties du Théatre. La Pensé ou les sentimens sont les expressions de la Pensée ou des sentimens.

Rap. Reflex. p. 64.

Mais cet examen ne me paroît pas necessaire, aprés celui que nous avons fait des caractéres. Ainsi, considerons à cette heure le Relaps par rapport aux trois Unitez ; de Temps, de Lieu, & d’Action. Ces regles sont établies pour cacher la fiction, pour faire qu’une Piece Dramatique paroisse une action au naturel, & lui donner l’air de la réalité.

Le plus long espace de temps pour la premiere Unité, c’est vingt-quatre heures ; un moindre {p. 392}espace est plus regulier. Pour être bien exact sur ce point, le temps de l’histoire ou de la fable ne devroit pas exceder celui de la representation. C’est-à-dire que l’Action dans une Comedie devroit pouvoir se passer en aussi peu de temps qu’il en faut pour la representer.

La seconde Unité est celle de Lieu. Pour l’observer la Scéne ne doit point errer d’une Ville, ou d’une contrée en une autre. Elle doit demeurer dans la même place, dans la même maison, dans la même ruë, ou pour le moins dans la même ville, où d’abord elle a été mise. Cette seconde regle est une suite de la premiere : car l’espace du temps étant borné, celui du lieu doit l’être aussi à proportion. Les longs voyages sont bannis du Théatre ; la distance d’un lieu à un autre doit être mesurée au {p. 393}temps limité : autrement la supposition d’un voyage ne paroîtra plus naturelle, mais absurde.

La troisiéme unité qui est celle d’Action, consiste en ce que l’action principale d’une Piece de Théatre soit une & simple : cette Unité demande qu’une seule personne paroisse visiblement plus intéressée dans l’Action que toutes les autres. Il faut, pour ainsi dire, que toutes les forces du Théatre se réünissent sous un seul Général ; que les Episodes ou les intrigues de moindre importance se rapportent à la principale ; que tous les Incidens & tous les obstacles servent à quelque chose, & ne paroissent que pour être combattus & surmontez. La representation de deux considerables actions indépendantes l’une de l’autre, détruit la beauté de la subordination, fait languir une Piece, & en diminue de beaucoup {p. 394}le plaisir : c’est-là ce qui divise un Poëme & qui en fait deux. Si l’on veut en sçavoir davantage sur cette matiere, on peut consulter Mr. Corneille.

Discours sur les trois Unitez

Voyons combien le Relaps s’écarte de ces regles.

Premierement. Sa Comedie par une exacte supputation demande une semaine entiere ; mais le moins qu’on puisse lui donner c’est cinq jours. D’abord un jour est employé pour le premier Acte, pour le second & pour une partie du troisiéme, avant que Lord-Fat parte, afin de se rendre chez Ventre-de-Tonne. Ensuite, la distance de lieux, la pompe d’un bel équipage à preparer, sans que rien y manque, toutes les petites façons d’un precieux damaret qui doit se mettre en route, le temps necessaire pour le rendez-vous & pour le retour ; tout cela ne sçauroit emporter moins {p. 395}de quatre jours. Le Lord-Fat ne nous permet pas d’en douter ; car il a grand soin de dire à Coupler combien il est fâché de ne pouvoir point hâter sa marche ; de crainte de déranger l’ordonnance de son équipage.

L’Unité de Lieu est aussi bien observée que l’Unité de Temps. Au troisiéme Acte, la Scéne est à Londres, au quatriéme on la transporte à cinquante-lieuës de là, au cinquiéme on la ramene à Londres. C’est pousser Pegase jusqu’à l’outrer. Nôtre Poëte est tout propre à courre de pair avec les Magiciens. Jamais Juliene Cox ne fit aller plus vite un manche-à ballet. C’est justement Titus à Valton, & Titus à Istington. A en juger par la ressemblance des choses, on diroit que l’Auteur du Relaps a pris dans le Dr. O-S, l’intrigue de sa Piece.

Fameux Fourbe en Angleterre.

Ce Poëte n’est pas plus scrupuleux {p. 396}sur l’Unité de l’Action ; que sur les deux autres Unitez. Lovelace, Amanda & Berinthie n’entrent pour quoi que ce soit dans l’affaire capitale. Ces caractéres du second ordre font un corps à part ; leur interêt est détaché de tout le reste ; ils ne sont par rapport à l’Intrigue ni pour ni contre : Le jeune La Mode ne les voit seulement pas jusqu’à la fin du cinquiéme Acte, où ils reparoissent uniquement pour remplir le Théatre. Cependant ces mêmes personnages sont dans l’idée du Poëte tres-considerables ; puisqu’il en a tiré, quoique mal à propos, le nom de sa Piece ; mais aprés tout, comme ils n’ont point de liaison, point d’interêt commun avec les autres, ils deviennent un tout séparé, & détruisent l’Unité du Poëme. Cette conduite est aussi peu sage que celle d’un Joüaillier qui couperoit {p. 397}un diamant en deux. Il y a de la perte à cette division : l’augmentation du nombre & des parties fait la diminution de la beauté & du prix.

Sur cet examen du Relaps par rapport aux regles de la Poësie Dramatique, il paroît assez que cette Piece n’est qu’un tas d’irregularitez. Il n’y a ni proprieté dans le nom qu’elle porte, ni ordonnance pour l’Intrigue, ni bienseance pour les caractéres. C’est une contrarieté perpetuelle de la Nature, du Temps, & du Lieu.

Les brillantes graces

Préf.

de cette Comedie, ainsi qu’il plaît à l’Auteur de les nommer, ne sont que des juremens, des imprecations, des ordures.

Voyez le chap. 2.

Ce n’est pas qu’il n’ait pressenti qu’on lui feroit ces reproches ; il sçavoit au fond qu’il les meritoit. Aussi cherche-t-il à se disculper dans sa Préface ; mais {p. 398}sa justification fait pitié. Il prétend cause d’ignorance de tout le mal qu’il a pû commettre, & se contente de dire qu’il ne sçauroit qu’y faire, que tout ce qu’il a écrit est imprimé : ce qui prouve parfaitement que son impudence est égale à ses autres qualitez. Nier ainsi en face l’évidence d’un fait, c’est comme si l’on soutenoit qu’il n’y a point de peché qui s’appelle blasphême ; ce qui est de tous les blasphêmes le plus énorme.

Le fort de l’apologie de nôtre Poëte consiste à accabler d’invectives le Clergé (marque autentique de sa Religion) encore le fait il si bassement & si grossierement qu’on voit bien qu’il n’a nul usage même du monde. Il croit pourtant avoir foudroyé tous les Ecclesiastiques par ces terribles epithetes : Torticolis ! visage à vis ! bouche de travers ! Et {p. 399}aprés une décharge d’impietez trop sales pour les rapporter, il ajoûte : Si quelqu’un s’offense de l’histoire du Coq & du Taureau, & de celle du Prêtre & du Chien ; qu’il me pardonne, s’il lui plaît.

Ibid.

L’OPINION DES AUTEURS TANT PROFANES QUE SACREZ
Touchant les Spectacles. §

Aprés avoir montré dans les chapitres précedens, une partie des desordres du Théatre Anglois ; je vais apporter dans celui-ci l’opinion des Auteurs, tant profanes que sacrez, touchant les spectacles. De tous ces differens témoignages il resultera que la Poësie Dramatique a été communément regardée comme la Mere du vice, la corruption de la {p. 400}Jeunesse, & la source des maux du pays où elle est tolerée.

Je range sous trois articles, ces diverses autoritez. Le premier renfermera les Auteurs payens, soit Philosophes, soit Orateurs, soit Historiens ; tous hommes du plus profond sçavoir, du plus grand sens, & de la plus haute consideration. Le second roulera sur les Loix, les Ordonnances des Princes, &c. Le troisiéme comprendra le sentiment de l’Eglise, je veux dire les Décisions des Conciles, & les témoignages des Peres que l’on ne peut rejetter sous quelque pretexte que ce soit.

A l’égard des Payens les plus renommez ; Platon est le premier en datte. Ce Philosophe si sage, cet homme divin nous-dit :

Plat. de Rep. L. 10. Euseb. Præpar. Evang.

« Que la Comedie excite les passions & en pervertit l’usage ; & que par consequent elle est {p. 401}tres-dangereuse pour les mœurs. C’est pour cela qu’il bannit de sa République ce genre de divertissement. »

Xénophon, homme de Lettres & grand Capitaine loüe les Perses de l’austérité de leur éducation.

Cyropœd. p. 34.

« Ils n’auroient pas souffert, dit-il, que les jeunes gens entendissent quoi que ce soit de tendre ou de trop enjoüé. Ils craignoient que la jeunesse volage & legere ne tinst pas ferme en ces rencontres ; & ils sçavoient à quel danger c’est exposer les hommes, que d’ajoûter encore un poids à la pente de la nature. »

Aristote établit pour maxime ;

Polit. Lib. 7. c. 17.

« Que les loix doivent défendre la Comedie aux jeunes gens. On risque trop à leur permettre d’y aller, avant que l’âge & l’instruction ayent affermi dans eux la vertu, & les ayent formez {p. 402}comme à l’épreuve contre la corruption. »

Ce Philosophe qui avoit creusé dans le cœur humain autant que personne, observe de plus :

Ibid. Lib. 8.

« Que la Musique & l’Action font de tres-fortes impressions, qu’elles maîtrisent les Spectateurs, qu’elles tournent les passions à l’imitation du sujet qui est offert : en sorte que si la representation est obscéne », l’assemblée ne peut manquer de s’en ressentir.

L’Orateur Romain invective contre

Tuscul. Quæst. Lib. 4.

« les Poëmes licentieux, qu’il nomme le poison de la pudeur & de la sagesse. Il dit que la Comedie subsiste par l’obscénité : & que le plaisir est la racine de tout mal. »

De Leg. L. 1°.

Tite-Live rapporte ainsi l’origine de la Comedie parmi les Romains :

Dec. 1. L. 7.

« Elle fut introduite par principe de Religion, pour {p. 403}fléchir la colére des Dieux & arrêter le cours d’une grande mortalité. Mais au même temps que la fin est bonne, continue cet Historien, les moyens ne valent quelquefois rien du tout. Le remede alors fut pire que le mal, & l’expiation plus pernicieuse que la peste. »

Valere Maxime, contemporain de Tite-Live donne la même raison que lui de l’origine du Théatre à Rome.

Lib. 2. c. 4.

« Ce fut la pieté qui le fonda. » Mais pour l’établissement de ces Places que M. Dryden appelle des Embellissemens, Valere Maxime les condamne « comme des taches de la paix : il assure que ces Places furent des occasions de troubles au dedans, que Rome eut d’abord honte de ces spectacles, & qu’ils lui coûterent aprés cela du sang répandu. Il conclut que la Comedie n’est {p. 404}point supportable, à cause des suites ; & que les Marseillois firent tres-bien de la proscrire. »

Natural. Quæst. L. 7. c. 32.

« Seneque déplore amerement le libertinage de son siécle, & la fureur d’y exceller dans l’art de corrompre les mœurs. Il se plaint que personne presque ne vaque à l’étude de la Physique & de la Morale ; si ce n’est quand les spectacles sont fermez, ou bien qu’il fait mauvais temps ; qu’il n’y a qui que ce soit pour enseigner la Philosophie, parce qu’il n’y a qui que ce soit pour l’apprendre ; au lieu que le Théatre ne manque ni de Maîtres ni de Disciples ; que cet abus du loisir & des talens naturels a reduit les solides sciences à un pitoyable état ; que c’est pour cela qu’on ne suit plus les traces de l’Antiquité, que tant de belles connoissances se sont perduës, & {p. 405}que l’esprit de l’homme retombe pour ainsi parler dans l’enfance, bien loin de croître. Il fait voir dans un autre endroit que rien ne préjudicie davantage à la vertu que de chercher à passer le temps aux spectacles. Car c’est alors que le vice sous l’apparence du plaisir, s’insinue & pénétre plus aisément dans le cœur. »

Annal. L. 14. c. 14.

« Tacite parlant des pensions que Neron faisoit à la Noblesse ruinée, pour joüer sur le Théatre, se déclare contre cet usage ; il trouve qu’il étoit digne d’un Prince de soulager les pauvres Gentilshommes, & non de les exposer de la sorte ; que la liberalité de Neron eût bien plutôt dû les mettre en état de se passer d’un métier indigne, que de les y engager. Nous lisons dans le même Auteur,

De Morib. Germ. c. 19.

que les femmes de la Germanie étoient {p. 406}à l’abri des perils de leur honneur & qu’elles le conservoient en effet sans taches ; parce que ces peuples n’avoient point chez eux de Comedie. »

Au sentiment du judicieux Plutarque,

Symposiac. L. 7. de audiend. Poët.

« les Comedies ne sont gueres propres qu’à gâter la jeunesse. Lors donc que la poësie Dramatique commence à devenir hardie & licentieuse, on ne sçauroit trop tôt lui mettre un frein. »

Telle est l’opinion de ces celebres Auteurs touchant le Théatre. Ils chargent les Poëtes du déreglement des mœurs, & opposent à leur licence toutes les barrieres imaginables. Cependant, ces Payens n’envisageoient gueres les choses que par rapport à la vie presente, & n’en jugeoient que par les lumieres d’une saine raison. Nous ne sçaurions donc ignorer ici la regle de nôtre conduite : {p. 407}ces exemples nous l’apprennent assez ; mais nous ne pouvons l’abandonner cette regle sans nous rabaisser au dessous du Payen, sans renoncer à la raison, & à cette Philosophie même dont on se pique tant aujourd’hui.

A ces témoignages, je joins ceux de quelques Poëtes qui sont des Juges competans pour l’affaire dont il s’agit. Le premier est Ovide, lequel fait entendre que les spectacles étoient comme le champ fertile où son libertinage trouvoit le plus à moissonner. Rien n’étoit plus commun selon lui, que de surprendre à ces prétendus divertissemens, la vertu des plus sages Matrones, & que de faire échoüer la pudeur des Vierges.

« Spectatum veniunt, veniunt spectentur ut ipsæ :
 Ille locus casti damna pudoris habet. »

Lib. 1. de Art. amandi.

{p. 408}Ensuite attribuant au rapt des Vierges Sabines, les premieres ébauches de la Comedie, il ajoûte :

« Scilicet ex illo solemnia more Theatra
 Nunc quoque formosis insidiosa manent. »

Il composa quelque temps aprés un autre ouvrage où il prétend donner des regles,

De Remed. Amor.

sinon de temperance, au moins de circonspection. Il y défend la lecture de certains Poëtes dramatiques, & encore plus les spectacles ; parce que ces sortes de divertissemens sont capables d’entretenir le mal & de faire retomber le malade.

« At tanti tibi sit non indulgere Theatris, &c.
Enervant animos Citharæ, cantusque, Lyræque,
 Et vox & numeris brachia mota suis. »

{p. 409}Ce Poëte tâche ailleurs de faire quelque reparation de ses vers scandaleux ;

De Tristibus.

& offre à Auguste une espece de plan pour la reformation publique. Il lui conseille entr’autres choses, d’abolir les spectacles, comme les sources de la corruption des mœurs.

« Ut tamen hoc fatear, ludi quoque semina præbent
 Nequitiæ, tolli tota Theatra jube. »

Lib. 2.

Je voulois réünir au témoignage d’Ovide ceux de Plaute même, de Properce & de Juvenal ; mais pour ne point surcharger le Lecteur, je passe à celui de l’Auteur de L’homme sans façon, si connu parmi nous. Ce Poëte dédie sa Piece à la B. fameuse corruptrice de la jeunesse de Londres. Il la loüe à sa maniere sur le merite d’une aussi infame profession, & lui demande le vivre & le couvert chez elle, gratis, {p. 410}

Epist. Dedic.

Je croi, dit-il, qu’un Poëte a autant droit d’avoir une place dans vôtre maison qu’à la Comedie : il contribue à faire subsister l’une & l’autre : il est aussi necessaire à des personnes comme vous, pour assembler des duppes au Théatre, & vous les amener, que les Chanteurs publics sont necessaires aux filoux, pour profiter de la presse. Ce témoignage est contre nôtre Théatre en particulier une preuve sans replique : & l’air de sale plaisanterie qu’y donne le Poëte n’en diminue point la verité.

En second lieu, les spectacles sont combattus par les Loix de tous les pays, & du nôtre même. Les Atheniens quoiqu’amateurs du Théatre,

Plaut. de glor. Athen.

« regardoient neanmoins une Comedie, comme une œuvre si infamante qu’ils établirent pour loi qu’aucun Juge de l’Areopage ne pourroit écrire en ce genre. » Les Lacédémoniens {p. 411}si renommez par la sagesse de leurs loix,

Plaut. Lacon Institut.

par la regularité de leurs mœurs, par leur habileté à former des grands hommes pour la guerre, ne vouloient souffrir le Théatre en aucune façon, sous quelque regle qu’on pût le reduire.

Au regard des Romains, Ciceron dit :

Lib. 4. de Rep. cit. à D. Aug. lib. 2. de Civit. Dei, cap. 13.

« Que leurs Ancêtres estimoient le Théatre, un scandale & une honte pour la nation ; que tout Romain qui se faisoit Acteur, n’étoit pas seulement dégradé, mais desincorporé & dénaturalisé, pour le dire ainsi, par l’ordre des Censeurs. » En effet, saint Augustin loüe les Romains de ce qu’ils excluoient les Comediens du Droit de Bourgeoisie ;

L. 2. de Civ. Dei, c. 29.

de ce qu’ils les privoient de la liberté ; & qu’ils en faisoient des étrangers par rapport au Gouvernement.

Nous lisons dans Tite-Live que {p. 412}les jeunes gens de Rome joüoient en leur particulier certaines pieces, qu’ils appelloient Fabulæ Attellanæ.

Decad. 1. Lib. 7.

« Ils ne permettoient point que ces amusemens fussent deshonorez par des Comediens de profession. Aussi, Tite-Live observe-t-il que les Acteurs des Fabulæ Attellanæ,

Ab Histrionibus pollui

n’étoient point chassez de leur Tribu, ni rejettez du service pour l’Etat : deux peines à quoi les Comediens publics étoient condamnez. »

Le Code Theodosien définit les Comediens,

XV. Cod. Tit. VII. p. 375.

Personæ inhonestæ ; c’est-à-dire, dans la plus douce interprétation, des Personnes nottées & flétries. Leur portrait même ne pouvoit être vû que dans la salle de la Comedie ; & il leur étoit défendu de l’exposer dans quelque lieu honnête

In honesto loco.

de la Ville que ce pût être. Sur cela le Texte de Godefroy dit, que la profession {p. 413}de Comedien étoit traitée de scandaleuse par la loi,

Turpe munus.

& que ceux qui montoient sur le Théatre pour divertir le peuple, recevoient dés-là une marque d’infamie par un Edit exprés contre eux : Famosi sunt ex Edicto.

Venons à nos propres Constitutions. Je trouve dans la 39. Elizab. cap. 4.

I. Jac. cap. 7.

Que tous Joüeurs de farces publics, Contrefaiseurs de Bohémiens, Meneurs d’Ours, &c. seront apprehendez, interrogez, examinez, reputez frippons, faineans, vagabonds ; & encourront toutes les peines & punitions ordonnées à ce sujet par ce dit Acte. Ces peines sont infamantes au souverain degré, & sont même capitales ; à moins que ces sortes de gens ne renoncent à leur métier. Il est vrai que le premier article de cette Constitution excepte les Comediens qui sont sous la protection d’un Baron ou de quelqu’autre personne d’un haut {p. 414}rang, & qui ont la permission de joüer, signée de la main & sçellée des Armes dudit Baron, ou d’une autre personne de haut rang. Mais le privilege de donner une telle permission est revoqué par le dernier Statut : & tout Comedien est sans distinction & expressément condamné aux mêmes peines. Vers l’année 1580. on presenta une Adresse à la Reine Elizabeth pour la suppression de la Comedie. Le contenu de cette Adresse est assez digne de remarque pour que j’en cite quelque chose.

Plusieurs pieux Bourgeois, & autres personnes de consideration bien intentionnées pour la ville de Londres, considerant que les Comedies & les jeux de hazard étoient des pieges tendus à la jeune noblesse & autres, & voyant de grands inconveniens, tant pour les particuliers que pour toute la Ville, si on les permettoit davantage, & que ce seroit une honte aux {p. 415}Gouverneurs & au gouvernement de cette honorable ville de Londres, de les souffrir plus long-temps ; en ont averti quelques religieux Magistrats, les suppliant de prendre les moyens de supprimer les Comedies &c. dans la ville de Londres & dans ses dépendances ; lesquels Magistrats ont sur cela présenté une humble requête à la Reine Elizabeth & à son Conseil privé, & ont obtenu de sa Majesté la permission de chasser les Comediens de la ville de Londres, & de ses dépendances : ce qui a été conformément exécuté ; & les salles de la Comedie de la ruë Grace-Church furent interdites & entierement détruites.

Je finis ce second article par quelques exemples assez recens en France. Un Imprimé de 1696. nous apprend « que Monseigneur l’Archevêque de Paris Cardinal de Noailles, appuyé du credit de quelques personnes pieuses à {p. 416}la Cour, avois mis tout en œuvre pour supprimer par degrez tous les Théatres publics, ou du moins pour les purger de toute profanation.

Artic. de Paris May 17.

Les Gazettes de l’année 1697. portent que le Roi avoit proscrit la Comedie Italienne ; parce que l’on n’y gardoit pas les reglemens de sa Majesté, que l’on y joüoit encore des pieces trop licencieuses, & que l’on ne s’y étoit pas corrigé des obscenitez & des gestes indecens. Les mêmes Gazettes disent que quelques personnes de la premiere qualité, Protecteurs de la Comedie Italienne, avoient agi auprés du Roi pour la revocation de son Arrêt contre elle, mais que leurs démarches avoient été inutiles. » J’ajoûte à tout cela, un Mandement de Monseigneur l’Evêque d’Arras, dont je ne rapporterai que ce qui fait {p. 417}à nôtre question. « Il faut ignorer sa Religion pour ne pas connoître l’horreur qu’elle a marquée dans tous les temps des spectacles & de la Comedie en particulier. Les saint Peres la condamnent dans leurs écrits ; ils la regardent comme un reste du Paganisme & comme un école d’impureté. L’Eglise l’a toûjours regardée avec abomination, & si elle n’a pas absolument rejetté de son sein ceux qui exercent ce métier infame & scandaleux ; elle les prive publiquement des Sacremens, & n’oublie rien pour marquer en toutes rencontres son aversion pour cet état, & pour l’inspirer à ses enfans…. Il est donc impossible de justifier la Comedie sans vouloir condamner l’Eglise, les saints Peres, les plus saints Prélats ; mais il ne l’est gueres moins de justifier ceux {p. 418}qui par leur assistance à ces spectacles non-seulement prennent part au mal qui s’y fait, mais continuent en même temps à retenir ces malheureux ministres de Satan, dans une profession qui les séparent des Sacremens de l’Eglise, les met dans un état perpetuel de peché, & hors de salut, s’ils ne l’abandonnent. Et à l’égard des Comediens & Comediennes, Nous défendons tres-expressément à nos Pasteurs & à nos Confesseurs de les recevoir aux Sacremens ; si ce n’est qu’ils aient fait penitence de leur peché, donné des preuves d’amendement, renoncé à leur état, &c. »

En troisiéme lieu, examinons le sentiment de la primitive Eglise touchant les spectacles. Il faut en indiquer d’abord les Conciles. Le Concile d’Illiberis {p. 419}en Espagne ordonne ;

Ann. 305. Can. 67.

« Qu’il ne sera permis à aucune femme soit dans la Communion de l’Eglise, soit Catéchumene d’épouser ou de retirer chez soi aucun Comedien ou Acteur de Théatre : & celle qui osera le faire sera excommuniée. »

Le premier Concile d’Arles s’exprime sur cette matiere, en ces termes.

Ann. 314. Can. 5.

« A l’égard des Comediens, Nous avons jugé qu’il étoit à propos de les excommunier durant tout le temps qu’ils continuent de joüer. »

Le second Concile d’Arles dit au même sujet, la même chose.

Ann. 452. Can. 20.

Le troisiéme Concile de Carthage où saint Augustin assista, decerne ;

Ann. 397. Can. 11.

« Qu’il ne sera point permis aux enfans des Evêques ou autres gens d’Eglise, d’avoir aucune part aux spectacles publics, ni d’y paroître : ces divertissemens {p. 420}de Payens étant interdits à tout laïque ; parce qu’il est toûjours défendu à l’homme Chrêtien de se mêler parmi les blasphémateurs. »

Ces dernieres paroles font voir que le Canon de ce Concile fut dressé principalement contre les Pieces de Théatre. Et le fondement de la défense qu’il renferme subsiste en tout sens & dans toute sa force pour le Théatre Anglois, aussi bien que pour le Théatre Romain.

Par le 35. Canon de ce même Concile il est arrêté ; « Que l’on ne refusera point l’entrée de l’Eglise aux Acteurs ou autres gens employez au Théatre, qui se sont convertis, ou qui reviennent à la penitence aprés être retombez. » Ceci est encore une preuve que l’on rejettoit de la Communion des fidéles, les Comediens qui persistoient {p. 421}dans leurs profanations.

Un autre Concile d’Afrique déclare ;

Ann. 424. Can. 96.

« Que le témoignage des gens de mauvaise reputation, des Comediens & autres engagez dans ces sortes d’états scandaleux, ne sera écouté, ni reçu contre qui que ce soit. »

Le second Concile de Châlons decide ;

Ann. 813. Can. 9.

« Que les gens d’Eglise doivent s’abstenir de tous divertissemens seducteurs soit par le spectacle, soit par le chant : Oculorum, auriumque illecebris. Pour ce qui est des Comedies & des farces obscénes ; que les Ecclesiastiques ne se les interdisent pas seulement à eux mêmes ; mais, qu’ils sçachent que les laïques sont aussi obligez de se les interdire. » Je passe au témoignage des Peres pour ne point ennuyer la delicatesse du siécle à qui de pareilles citations ne plaisent que mediocrement : {p. 422}& je commence par Theophile Evêque d’Antioche, qui vivoit dans le second siécle.

Lib. 3. de Autol.

« Il nous est défendu d’être témoins des combats de vos Gladiateurs, de crainte que par nôtre presence nous ne devenions complices des homicides qui s’y commettent. Nous n’osons pas non plus être à vos spectacles, de peur que l’indecence & la profanation qui y regnent ne fassent sur nous de fâcheuses impressions. Les emportemens tragiques de Terée & de Thyeste sont à nôtre sens, de veritables extravagances. Nous ne pouvons nous permettre de voir aucune Scéne immodeste. Les adulteres des Dieux & des Heros sur le Théatre, sont des divertissemens d’insensez, mais d’autant plus dangereux que des Poëtes mercenaires les surfont en y mêlant tous les charmes {p. 423}du langage. A Dieu ne plaise que nous Chrêtiens, qui devons nous distinguer par la modestie, qui sommes élevez dans le sein de la vertu, & obligez de vivre en regle ; à Dieu ne plaise que nous salissions nos pensées & encore moins nos œuvres par la vûë de ces representations criminelles. »

Tertullien qui vivoit vers la fin de ce même siécle, est éloquent sur les spectacles. Voici quelques endroits tirez de ses differens ouvrages. Dans son Apologetique, il adresse ainsi la parole aux Payens.

Cap. 38.

« Nous fuyons vos spectacles ; parce que nous ne voyons pas comment les justifier : ce n’est que superstition & idolâtrie : nous avons horreur de ces divertissemens ; parce que nous en abhorrons les principes. D’ailleurs les folies de la Course, & {p. 424}les ordures de la Comedie, les cruautez des combats des Bêtes ne nous font aucun plaisir…. Les Epicuriens se donnoient bien la liberté d’établir une notion du plaisir & d’en déterminer l’objet ; pourquoi n’aurions-nous pas sur cela le même droit qu’eux ? Ainsi quelle injure vous faisons-nous, si nous differons de vous dans l’idée que nous nous formons du plaisir ? Si nous ne voulons point nous déregler pour vivre dans le plaisir, ainsi qu’il vous plaît de le définir ; où est en ceci le mal ? Si quelqu’un en souffre, ce n’est que nous uniquement. »

Le même Tertullien a écrit exprés de Spectaculis, pour détourner les Chrêtiens de tous les plaisirs du Paganisme ; parmi lesquels il met la Comedie. Il leur fait entendre dans son premier chapitre ; « Que leur foi, fondement {p. 425}de leur conduite, & l’ordre de la discipline, leur défendent les divertissemens de la ville. Il les exhorte à se rafraîchir la memoire de leur créance, à se rappeller dans l’esprit leur Baptême, & à se ressouvenir de leurs premiers engagemens. Car, si l’on n’y prend garde, le plaisir a d’étranges charmes. Lorsqu’il a une fois pris l’ascendant, il rejette sur l’ignorance les libertez qu’on s’est données, il fait que la conscience ferme les yeux & dissimule ; & il suborne la raison pour l’armer contre elle-même.

Ibid. Cap. 3.

« La foi de quelques fidéles remplis de préjugez est trop imparfaite. Rien n’est capable de les contenter qu’un texte évident des saintes Lettres : ils hesitent, ils chancellent ; parce qu’il n’est pas dit expressément : Tu n’iras point à la Comedie, {p. 426}ainsi qu’il est dit : Tu ne tuëras point. Ceci toutefois est plutôt un détour qu’une vraie difficulté à faire. Car nous avons dans le premier Pseaume le sens de cette défense d’aller à la Comedie, quoique les termes précis n’y soient pas : Heureux l’homme qui s’est toûjours éloigné des conseils & de la voie des pecheurs & qui ne s’est point assis, comme l’impie, dans la chaire contagieuse du vice & du libertinage.

Ibid. Cap. 10.

« Les Censeurs dont la fonction étoit de veiller au bon ordre & à la pureté des mœurs, regardoient les Pieces de Théatre comme autant de batteries dressées contre la vertu & l’honnêteté. Aussi faisoient ils souvent abattre la sale de la Comedie, avant même qu’on en eût achevé la bâtisse. Ici nous pouvons nous prévaloir contre les Payens, de l’autorité de la {p. 427}seule raison humaine, & les combattre par leurs propres armes. En effet lorsque Pompée le Grand fit élever l’édifice infame de la Comedie, il fit aussi construire au-dessus de cette sale un petit Temple. Il ne vouloit pas que l’édifice fût appellé : La Comedie. Il assembla donc le peuple pour en faire une dédicace solemnelle ; il le nomma Le Temple de Venus ; & donna à entendre en même temps qu’il y avoit au-dessus du Temple des places preparées pour le divertissement public. Il usa de cette précaution, de crainte que dans la suite les Censeurs ne fissent raser le Monument, & ne des-honorassent par là sa memoire. C’est ainsi que se soutinrent les fondemens d’un édifice scandaleux, que le Temple couvrit la honte de la Comedie, & que la discipline du Gouvernement fut {p. 428}jouée par la superstition. Mais le dessein de Pompée répondoit parfaitement au Patronage commun de Bacchus & de Venus.

Le lieu de la Comedie étoit dédié à Bacchus.

Ces deux démons confederez de l’intemperance & de la volupté sont bien placez ensemble. Chaque fonction de Comedien est un trait de ressemblance avec ces deux Patrons, & de devoüement à leur service. Tout ne respire que la mollesse & la débauche dans un Comedien ; tout avertit dans lui que c’est d’une part l’Idole de l’intemperance, & d’une autre part l’Idole de la volupté qu’il adore.

« Supposons que le caractére de certaines personnes, que leur âge, leur complexion même affoiblissent à leur égard, le danger des spectacles ; & que leur vertu n’en ait encore souffert nulle atteinte. Cependant, {p. 429}quel est l’homme qui se puisse promettre de n’être jamais susceptible du mal, encore qu’il s’y expose ? Qui que ce soit ne se plaît à une chose, sans qu’elle fasse quelque impression flateuse sur lui : cette impression ne sçauroit être entretenuë avec complaisance sans laisser aprés elle des traces de la même espece. Or ces traces ne manqueront point de nous frapper, de nous toucher, de nous remuer de plus en plus ; & de nous faire pousser au-delà des bornes un plaisir qui pouvoit n’avoir rien que d’honnête dans son origine. Que si l’on prétend être un Stoïque à la Comedie, on tombe par là dans un autre sujet de reproche. Car ce qui ne fait point d’impression ne fait point non plus de plaisir : & alors il y a du ridicule à se donner de la peine d’aller à un spectacle {p. 430}précisément pour y être spectateur. Si ce n’est que cela que l’on se propose, je croi que des Chrêtiens devroient avoir autre chose à faire que de courrir à ces assemblées sans sçavoir pourquoi.

Ibid. Cap. 22.

« Les Magistrats mêmes qui protegent le Théatre, traitent fort mal les Comediens. Ils en flétrissent le métier, & les privent de la liberté commune, des emplois, des Charges, des honneurs. Ils ne permettent point que ces sortes de gens deviennent Nobles, qu’ils paroissent au Senat, qu’ils haranguent le peuple, ni qu’on les admette au Conseil même de la simple Bourgeoisie. Hé ! quel caprice ? Quelle inconséquence de chérir & d’estimer un art, dont on maltraite & on diffame les plus habiles Ouvriers ? Quelle conduite étrange, de perdre {p. 431}d’honneur des gens par les endroits mêmes par où ils valent ? Peut-on confesser plus autentiquement qu’une chose est mauvaise que de couvrir d’infamie ceux qui y excellent ?

Ibid. Cap. 23.

« Puis donc que le Tribunal de la sagesse humaine juge à propos d’avilir le Théatre, malgré le divertissement qu’il procure : puisque le plaisir qu’il cause ne lui est point un abri contre la censure ; comment les Comediens échapperoient-ils un jour à la Justice divine ? Quels comptes n’auront-ils point à lui rendre ?

Ibid. Cap. 26.

« Il n’est pas étonnant que le démon se trouve le Maître dans ces criminelles assemblées. Nous avons un funeste exemple de l’empire qu’il y exerce. Une femme vint à la Comedie une fois ; & elle s’en retourna possedée du démon. Mais au temps de {p. 432}l’Exorcisme, l’esprit immonde pressé de dire qui le faisoit si hardi que de s’attaquer à des Chrêtiens, répondit : Je n’ai rien fait que je ne puisse justifier. C’est sur mon terrain que je me suis emparé de cette femme. Combien d’autres exemples de Chrêtiens, que le démon s’est soumis à ces spectacles ! Combien s’en est-il attaché à son service en des lieux où il regne presque souverainement ? Car personne ne peut servir deux maîtres ; il ne peut y avoir d’union entre la lumiére & les tenebres, entre la verité & le mensonge, entre la vie & la mort.

Ibid.

« Ne voulons-nous donc point fuïr cette region du vice ? L’air y est infecté de paroles impures qui portent la contagion dans le cœur. Ce n’est pas qu’il n’y ait quelques Scénes agréables, & qui ne respirent même {p. 433}que l’innocence & la vertu. Mais n’est-ce pas l’ordinaire de preparer & d’adoucir un poison ? Ne faut-il pas le rendre agréable au goût, afin d’engager à le prendre ? Ainsi, le démon qui preside aux spectacles compose-t-il le poison qu’il y souffle du mêlange trompeur de la vertu & du vice, afin que l’une fasse passer l’autre. Considerons donc les charmes du Theatre, ses sentimens nobles, ses sages conseils, son style éloquent, ses vers majestueux, sa musique harmonieuse, comme autant de gouttes de miel exprimé des entrailles d’un insecte empoisonné. Que la santé de nôtre ame l’emporte sur nôtre plaisir ; n’en exposons point, la vie à l’attrait d’un peu de douceur.

Ibid. Cap. 28.

« Homme Chrêtien ! le temps de la joie n’est pas encore venu pour nous. Vous en demandez {p. 434}trop, & vous entendez mal vos interêts d’être si empressé pour le plaisir. Vous n’êtes pas sage, permettez-moi de vous le dire, vous n’êtes pas sage de chercher & de mettre vôtre contentement dans de frivoles amusemens. Quelques Philosophes ont placé leur bonheur ici bas dans la tranquillité toute seule : l’éloignement de la peine, & le repos de l’esprit étoient l’unique but de leurs desirs. Et vous il paroît que vous ne seriez pas content à ce prix ; vous soupirez, vous courez aprés les spectacles. Un moment de retour sur vous-même : vous sçavez bien que la mort nous doit être un plaisir, & que par consequent la vie n’en peut avoir aucun pour nous. Ne faut-il pas que nos desirs soient semblables à ceux de l’Apôtre, qui souhait-toit de ne plus vivre, & d’être {p. 435}avec Jesus-Christ ? Reglons-nous donc sur nos esperances ; & que nos plaisirs deviennent conformes à ce que nous devons desirer.

Ibid. Cap. 29.

« Que si vous avez envie de joüir du present même sans attendre si long-temps l’avenir ; par cet endroit-là nous avons encore l’avantage sur vous. Et en effet, vous goûteriez mille douceurs en ce monde, vous vous y trouveriez comme environné des dons délicieux du Seigneur ; si vous n’êtiez ni ingrat envers lui au point que vous l’êtes, ni tout-à-fait aveugle dans l’idée que vous vous faites du plaisir. Car est-il au fond un bonheur plus pur que de vivre dans l’amitié de nôtre Dieu, que de reconnoître & pleurer nos égaremens, que d’en avoir obtenu le pardon ? Quel plus grand plaisir alors que le refus {p. 436}même du plaisir, & que d’être méprisé des hommes ? Quelle joie plus solide que de n’être plus esclave de quoi que ce soit au monde ? que de ne se soucier point de la vie, & de n’être point effrayé de la mort ? que de fouler aux pieds toutes les Divinitez du siécle ? que de combattre & mettre en fuite le démon ? Voilà les plaisirs raisonnables, les vrais plaisirs de l’homme Chrêtien : & tout exquis, tout necessaires qu’ils sont nous les avons toûjours à nôtre disposition ; vû que le Seigneur de sa part ne cherche qu’à nous les procurer. »

Lib. 3. Pædag.

Clement d’Alexandrie dit ;

Ann. 204. Cap. 11.

« Que le Cirque & le Théatre peuvent être justement appellez, Le Siege de la Contagion…. Loin de nous donc ces divertissemens obscénes, impies, ou pour le moins insensez. Quel {p. 437}genre d’impudence, soit dans les paroles soit dans les gestes les Comediens omettent-ils ? Ces bouffons ne se donnent-ils pas toutes sortes de libertez ? Ne bravent-ils pas l’honnêteté à tous momens, pour dire un bon mot ? Or, les témoins de ces sales discours peuvent-ils n’en pas ressentir les effets ? car s’ils ne plaisoient ; pourquoi iroit-on les entendre ? Il n’est point naturel de rechercher ce qui ne nous affectionne nullement, & ce qui n’a aucun goût pour nous. On dira peut-être que l’on ne vient aux spectacles que pour se délasser l’esprit ; mais je répons que l’intervalle qu’il est permis à des Chrêtiens de mettre entre leurs occupations, ne doit pas être rempli par des amusemens criminels. Un homme sage, même selon le monde, sçait choisir ses délassemens {p. 438}& préferer ceux qui sont utiles à ceux qui ne sont qu’agréables. »

Minutius Felix s’exprime ainsi sur la même matiere.

Ann. 206.

« Nous qui reglons le prix de nos œuvres sur la mesure de la vertu, & qui faisons plus d’état de nos mœurs que de nos biens, nous comptons pour rien toute la magnificence de vos spectacles. Nous ne nous trompons point : puisque ces spectacles tirent de l’idolâtrie leur origine, & sont des suites d’une fausse Religion. Le divertissement est déja vicieux dans sa source ; & il est encore en lui-même & vicieux & seducteur. Que peut-on faire de moins que de détester les desordres tumultueux de la Course, & la profession de Meurtrier distinguée par la palme ? Et à l’égard du Théatre, on y voit beaucoup plus de desordres {p. 439}& gueres moins de tumulte. Les Acteurs y sont quelquefois si scandaleux & si expressifs, qu’il n’est pas aisé de mettre de la difference entre le crime & la representation du crime. Quelquefois un Comedien touchant pousse des soûpris qui vous attendrissent ; & par là il vous communique le mal qu’il contrefait. »

Saint Cyprien, ou l’Auteur qui a écrit De Spectaculis, nous fournit encore un plus ample secours contre le Théatre. Ce Pere parle à ceux qui ne croyent pas la Comedie une chose défenduë ; parce que les saintes Lettres ne les condamnent pas en termes formels. « Que la pudeur toute seule supplée, dit-il, au Texte sacré ; & que la lumiére de la raison conduise où la revelation ne se montre pas. Il est des choses trop infames {p. 440}pour être écrites, & elles sont d’autant plus défenduës qu’on ne les nomme point. La sagesse divine eût marqué avoir peu d’idée des Chrêtiens, si elle fût descenduë dans quelque détail à ce sujet. Le silence est quelquefois le plus efficace moyen d’empêcher un mal. Deffendre ouvertement une chose, c’est souvent donner envie de la faire, le commandement perd alors toute sa force, pour en avoir nommé l’objet. D’ailleurs, qu’avons-nous besoin d’autres instructions ? La discipline de l’Eglise, & l’opposition generale aux spectacles, expliquent assez la Loi ; nôtre raison même nous dit sur cela ce que l’Ecriture nous a laissé sans le dire nettement. Je voudrois que chacun sondât ici sa conscience, & descendît au fond de son cœur pour y convenir de ses {p. 441}devoirs. Ce seroit le chemin le plus court pour s’éloigner de tout ce qui choque la pudeur. Car les regles qu’on s’applique & qu’on se prescrit soi-même, on les observe communément avec plus de soin.

« Quelle part l’homme Chrêtien peut-il prendre aux spectacles ? Il ne lui est pas permis de penser même à une mauvaise chose : comment se plairoit-il à des representations obscénes ? La pudeur lui est-elle à charge ? Cherche-t-il à s’en défaire ? Veut-il être excité au crime & s’y livrer ? Car du plaisir d’aller aux spectacles, on en vient bien-tôt à la pratique des maximes impures qui s’y entendent.

« Qu’est-il besoin de détailler les bouffonneries insensées du Brodequin, & les transports fanatiques du Cothurne ? Quand {p. 442}un certain levain d’Idolâtrie n’entreroit point dans tout cela, l’homme Chrêtien ne doit jamais y assister. Quand ces Pieces de Théatre ne seroient point aussi criminelles qu’elles sont en effet, les extravagances dont elles sont toûjours remplies ne conviennent point à la modestie que l’Apôtre exige des fidéles.

Ibid.

« Je l’ai déja dit tant de fois : évitons ces dangereuses folies ; nous ne sçaurions être trop attentifs à nos sens ; veillons sur eux avec une sevérité qui les retienne sans cesse dans le devoir. Prêter l’oreille à de mauvais discours, c’est le moyen d’approuver bien-tôt le mal même. Et puisqu’il n’est que trop vrai que le cœur de l’homme a une pente naturelle vers le mal, y a-t-il de l’apparence qu’il y resiste, lorsqu’il y est encore attiré, {p. 443}invité, sollicité ? Si l’on pousse ce qui penche déja, on ne peut gueres manquer de le renverser. Il faut donc nous retirer une bonne fois de ces vanitez attrayantes du siécle. L’homme Chrêtien a bien d’autres objets à considerer que les spectacles ; il a bien d’autres delices en son pouvoir : delices qui le rendent vertueux & content tout ensemble ! Veut-il se délasser d’une maniere qui lui soit convenable ? qu’il lise les Livres sacrez : il y trouvera toûjours un soulagement proportionné à ses besoins…. Quel plaisir plus noble, mes chers Freres, quel plaisir plus touchant, & plus utile que de vaquer ainsi à la lecture des saintes Lettres ? que d’avoir devant nos yeux les biens ineffables que nous esperons ? que de sentir croître en nous chaque jour les desirs de la gloire qui nous est promise ? »

{p. 444}Saint Cyprien en dit encore davantage dans les Lettres à Donatus & à Eucratius, lesquelles sont indubitablement de lui. Voici une partie de celle qu’il écrit à Eucratius aprés en avoir été consulté. « L’amitié & la déférence que nous avons reciproquement l’un pour l’autre, mon cher Frere, vous ont porté à me demander ma pensée touchant un Comedien qui est dans vôtre voisinage ; sçavoir si un tel sujet doit participer avec nous à la Communion de l’Eglise. Vous me dites qu’il continue dans sa profession scandaleuse, qu’il y forme même plusieurs jeunes Payens, & qu’il leur enseigne ce qu’il n’a pû apprendre sans crime. Cela supposé, mon sentiment est, que ce membre pourri doit être séparé du corps de l’Eglise, & que l’y admettre ce seroit offenser la Majesté {p. 445}divine, violer la discipline de l’Evangile & deshonorer le Sanctuaire. »

Lactance dans ses Institutions Divines

Lib. 6. c. 20.

qu’il dédie au Grand Constantin, avertit les Chrêtiens du desordre & des dangers inséparables de la Comedie. « Les sujets ordinaires de la Comedie c’est de corrompre quelques jeunes personnes ; c’est quelque intrigue de prostituées. Et sur cela plus il paroît d’éloquence, plus il y a de peril ; plus les Poëtes sont habiles, plus ils sont pernicieux à l’Etat. La finesse de la composition & l’harmonie du langage ne servent qu’à donner plus de lustre au sujet, qu’à augmenter le charme, & qu’à l’insinuer davantage dans le cœur.

« Eloignons-nous donc de ces spectacles, conclut Lactance ; de crainte que le poison qu’on y exhale ne rejaillisse jusques sur {p. 446}nous. Les amusemens doivent laisser nôtre cœur dans une assiete tranquille, & non point le déregler. Au reste, l’attache au plaisir, quelque innocent même qu’il fût, est toûjours dangereuse : elle nous fait perdre le souvenir de nôtre Dieu, & negliger nos devoirs de Chrêtien.

Ibid. c. 21.

« Un homme qui auroit chez soi des Comediens, ne se deshonoreroit-il point ? Il seroit sûrement regardé comme un insigne libertin. Or le lieu ne change pas la nature des choses : les Comediens ont dans la sale où ils joüent, la reputation qu’ils ont par tout ailleurs ; ils y sont les mêmes hommes, excepté qu’alors c’est chez eux que l’on va, & qu’il y a plus de monde pour en entretenir le métier.

Ibid. cap. 22.

« Un Poëme bien composé est un Chef-d’œuvre de seduction : {p. 447}il captive nos sens, & nous entraîne à des excez, ausquels on ne s’attendoit point…. Si nous voulons donc que la raison demeure en nous la maîtresse, retirons-nous de la tentation : les spectacles ne sçauroient être une bonne chose, de quelque côté qu’on les envisage. Ce sont comme des mets délicieusement accommodez pour nous flatter le goût, mais empoisonnez au fond pour nous porter la mort dans le sein. Préferons la réalité à l’apparence, l’essentiel à la bagatelle, & l’éternité au temps.

« Dieu met la vertu pour condition de la gloire, & nous conduit à la felicité par les souffrances : au lieu que le démon nous méne à nôtre perte par l’Epicurisme & par les plaisirs. Et comme les douces peines de l’Evangile nous élevent à un bonheur veritable : aussi les satisfactions {p. 448}legeres du siécle nous précipitent-elles dans un malheur réel. En un mot tous ces amusemens flatteurs ne sont que des stratagêmes du démon. Ainsi, prenons-garde que la douceur trompeuse du plaisir ne nous surprenne, & que l’appas ne nous attire dans le precipice. Nos sens sont quelque chose de plus pour le salut de nôtre ame, que ne sont les dehors d’une Place pour sa conservation : défendons les par une vigilance continuelle contre tous les objets capables de les blesser. »

J’omets le témoignage de saint Ambroise,

In Psal. 119.

pour insister davantage sur celui de saint Chrysostome. Cet éloquent Docteur de l’Eglise est fécond sur ce chapitre : j’y puiserois dequoi faire un volume ; sans que j’aime la brieveté, & que je me borne à ce qu’il est {p. 449}exactement necessaire de dire.

Homil. 15. Ad Populum. Antioch.

« La plupart ne croyent point que ce soit une chose positivement illicite, que d’aller à la Comedie. Cependant des desordres infinis sont les suites de cette opinion si commune. C’est la frequentation du Théatre qui introduit tant d’intrigues amoureuses, tant de commerces honteux, & toutes sortes de débauches.

« Evitons, non-seulement le peché ; mais tout ce qui pourroit nous y engager. Des choses qui paroissent indifferentes, ont quelquefois de terribles conséquences, & nous frappent pour ainsi dire par contrecoup. Que sera-ce de celles qui sont évidemment dangereuses, ainsi que l’est la Comedie ? Qui voudroit se choisir une situation propre à se faire tomber, ou bien nager prés d’un tournant ? Celui qui {p. 450}marche sur le bord d’un precipice, trebuche pour le moins s’il ne tombe pas ; quoique communément la vûë du danger devient la cause de sa chute. Il en est de même à l’égard de la conscience. Quiconque s’expose au peril, chancelle à tout le moins ; quoique pour l’ordinaire la vûë d’un objet dangereux l’entraîne aprés soi.

Homil. 38. in cap. Math. VIII.

« Les chansons obscénes devroient plus nous choquer que l’odeur la plus insupportable. Cependant, vous les écoutez avec plaisir, bien loin de les entendre avec repugnance ; vous en riez bien loin de les blâmer : vous les recherchez, bien loin de les abhorrer…. Vous tenez la main à ce qu’il n’échappe pas une parole dans vôtre domestique, laquelle soit contre l’honnêteté : vous châtiez un enfant, vous reprenez {p. 451}un domestique, s’il leur arrive de dire quelque chose de libre. Et à la Comedie vous êtes tout un autre homme ! De miserables bouffons ont un étrange attrait pour vous. Une obscénité ne vous déplaît plus dés qu’elle sort de ces bouches impures ! Au lieu de remontrances & de reproches, ces malheureux ne reçoivent de vous que des éloges ! En verité si vous vouliez un peu vous comparer avec vous même, vous ne trouveriez dans vôtre conduite qu’inconséquence & contradiction !

« Tout ce que je dis ne vous regarde point, me répondez-vous ; parce que vous ne chantez ni recitez ces vers infames. Mais quand j’en conviendrois avec vous ; dequoi cela vous avancera-t-il ? Si vous ne les repetez pas, vous aimez du moins à les entendre. Or, que ce soit la {p. 452}langue, ou bien l’oreille qui serve d’organe au peché ; n’est-ce pas à peu prés la même chose ? La difference des sens ne change pas la nature du crime au point que vous vous l’imaginez peut-être. Cependant, nous pourriez-vous prouver que vous ne redites point ces obscenitez ? N’en parlez-vous jamais aux autres ? Ou bien livré à vous seul, ne les repassez-vous jamais dans vôtre esprit ? Nous ne sçavons point que cela ne soit pas. Ce qu’il y a de certain, c’est que vous allez avec empressement à ces folies, & que vous ne refusez pas de les écouter ; c’est-là, si je ne me trompe, une preuve assez évidente que vous les approuvez, & un assez fort préjugé que vous ne faites gueres scrupule ou de les redire, ou de vous les rappeller dans la memoire.

{p. 453}« J’ai ici une question à vous faire. Supposé que vous entendiez d’horribles blasphêmes, en êtes-vous enchanté ? Y donnez-vous des loüanges & des applaudissemens ? Au contraire, je ne doute pas que vous n’en fremissiez d’horreur, & que vous n’y fermiez aussi-tôt les oreilles. D’où vient cela, je vous prie ? c’est que vous-même, vous ne blasphêmez point. Lavez-vous donc ainsi de l’obscénité qui vous est reprochée. Nous croirons que vous ne tenez point de sales discours, lorsque nous sçaurons que vous avez soin de n’en point entendre.

« Les leçons que vous recevez aux spectacles sont toutes differentes de celles que vous donne la vertu. Comment la conserveriez-vous, vous qui ne vous repaissez que de maximes qui lui sont contraires ? Comment soutiendriez {p. 454}vous les rudes assauts qui sont livrez à l’innocence, vous qui vous abandonnez lâchement aux vaines joies du siécle ? vous qui vous laissez emporter aux frivoles accens d’une voix impure ? Si dans le temps même qu’on employe tous ses efforts & qu’on s’abstient de ces divertissemens mondains, on ne fait souvent rien de plus que se maintenir dans le bien ; que deviendront ceux qui se permettent ces sortes de plaisirs, & qui sont déja si affoiblis par la vie molle qu’ils menent ?

« N’entendez-vous pas ce que nous dit saint Paul ? Rejoüissez-vous dans le Seigneur. Il ne dit point : Rejoüissez-vous dans le Démon. Mais, hélas ! comment comprendriez-vous le sens de ces paroles ? Vous n’êtes attentifs qu’aux extravagances du Théatre ? vous en avez sans cesse {p. 455}la tête remplie, vous en êtes sans cesse occupez. »

Saint Chrysostome pousse cette invective, & donne aux spectacles les couleurs les plus noires dans un détail vif & animé de ce qui s’y dit, de ce qui s’y chante, de ce qui en arrive aprés cela de plus funeste. Il répond ensuite avec toute la force de l’éloquence qui lui est si naturelle, à plusieurs objections qu’il se propose ; parmi lesquelles je choisis celle-cy.

« Vous me nommerez bien des gens, me direz-vous, à qui les spectacles n’ont encore fait aucun préjudice. Mais, prenez garde. La perte du temps que vous y destinez, & le scandale que vous y causez par vôtre seule presence ; ne sont ils pas d’assez grands maux pour vous ? Vous êtes du moins coupable par ces deux endroits. Je vous {p. 456}accorde, si vous voulez, une vertu inébranlable, une fermeté d’ame à l’épreuve de tous les attraits. Mais tout le monde a-t-il ces avantages que je mets en vous ? Non : cependant combien de vos freres foibles se sont exposez aprés vous & ont peri sur vos traces ? Pouvez-vous être innocent, lorsque vous êtes ainsi la cause que les autres sont coupables ? La perte de tous ceux qui se sont corrompus par les spectacles retombe en partie sur vous : chaque témoin participe au mal qui se fait alors ; puisqu’il n’y auroit point de spectacles, s’il n’y avoit point de spectateurs : & ceux qui ont part au crime, auront part un jour au châtiment. Quand donc vôtre vertu se seroit conservée jusqu’ici sans tache (ce que je ne puis me persuader) vous auriez toûjours un {p. 457}sévere compte à rendre au Seigneur, pour avoir autorisé par vôtre exemple, & les spectacles & les Spectateurs. Aprés tout, fussiez-vous aussi vertueux que vous le dites, & que je vous suppose volontiers ; vous le seriez encore beaucoup plus, si vous vous retranchiez les spectacles.

« Mais pour abreger en deux mots toute contestation sur ce point, vôtre cause n’est nullement soutenable. Lorsque l’on pêche comme vous faites dans le principe ; c’est vainement qu’on se met l’esprit à la torture pour en colorer les conséquences. Le meilleur moyen de vous justifier à l’égard du passé est de vous écarter du peril à l’avenir. »

Encore un endroit de saint Chrysostome ; c’est dans la Préface de son Commentaire sur l’Evangile selon saint Jean. « Que sert de tracer ici une peinture {p. 458}exacte de chaque desordre qui se commet aux spectacles ? il suffit de le dire en général : ce ne sont que bouffoneries, turpitudes, injures, sermens, imprecations : ce n’est que scandale, confusion, horreur. Ecoutez-moi donc, Chrêtiens, c’est à vous que j’adresse la parole : Qu’aucun de ceux qui ont le bonheur de participer à la sainte Table, ne deshonore son caractére en participant à des spectacles dont la vûë seule est le poison de l’ame. »

Saint Jerôme s’explique ainsi sur le premier Verset du Pseaume trente-deuxiéme. « Les uns se plaisent au Cirque, les autres au Théatre, &c. Mais le Prophéte Roi recommande ici à l’homme de bien de ne se réjoüir que dans le Seigneur.… Car, comme dit le Prophéte Isaïe : Malheur à ceux qui prennent {p. 459}l’amer pour le doux, & le doux pour l’amer. » Le même Pere exhorte les Dames dans ses Lettres, à ne point aller à la Comedie :

Epist. 12. advers. Jovir. ian. Lib. 2. c. 7.

à ne point chanter ni entendre chanter des chansons peu honnêtes : à ne point tenir des discours trop libres, & à n’en point écouter. C’est que tout cela frappe les sens, dit ce saint Docteur, tout cela les remue, les flatte, les enchante, & ouvre au plaisir un passage qui aboutit à nôtre perte.

Dans le sixiéme Livre de son Commentaire sur Ezechiel, il parle aux Chrêtiens en ces termes : « Puisque nous sommes sortis de l’Egypte, c’est-à-dire, des tenebres de l’iniquité ; il faut épurer nos sentimens, & que les choses qui nous ont fait plaisir, nous fassent horreur desormais : il faut sur tout fuir les spectacles & les autres amusemens {p. 460}dangereux, qui par la voie des sens insinuent le peché dans nôtre ame, & lui ôtent toute sa beauté. »

Saint Augustin nous a aussi laissé quelque chose touchant la matiere presente dans sa cinquiéme Lettre à Marcellin. « La prosperité constante des pecheurs est le plus grand de tous les malheurs pour eux. Moins le Seigneur trouble leur repos, plus il les châtie par là. C’est alors que leurs mauvaises dispositions deviennent pires de jour en jour, qu’ils s’étourdissent davantage, qu’ils s’abusent, qu’ils s’aveuglent de plus en plus sur l’affaire de leur salut. Mais la multitude insensée ne raisonne pas de la sorte ; selon l’idée du plus grand nombre, le siecle est heureux, lorsque la plus part des simples particuliers sont des Princes par leur fortune, quoiqu’ils {p. 461}soient pauvres & les derniers des hommes en vertu ; lorsque les spectacles sont dans l’éclat, quoique la Religion soit dans le mépris ; lorsque le luxe s’attire partout les regards, quoique la charité chrêtienne soit negligée ; lorsque des Farceurs puisent dans la bourse du riche de quoi fournir à tous les excez, quoique le pauvre n’y trouve rien pour soulager ses besoins extrêmes. Cependant, si Dieu permet que ces desordres regnent dans le monde, soyons sûrs que c’est justement alors qu’il est plus irrité contre nous. Sa vengeance la plus redoutable est de laisser à present le crime impuni. S’il nous ôte au contraire toutes les ressources du luxe, de la bonne chere, des divertissemens, des plaisirs, des extravagances du siécle ; c’est alors qu’il signale envers nous sa misericorde. »

{p. 462}Le même saint Augustin dans un de ses Ecrits, intitulé De consensu Evangelistarum,

Cap. 15.

répond à une objection des Payens, & en vient au sujet que je traite. « C’est à tort qu’ils se plaignent, les Payens, comme si les temps étoient moins heureux, depuis précisément que le Christianisme a éclairé le monde. Qu’ils lisent leurs Philosophes, ils y verront la condamnation des mêmes choses ausquelles ils ont aujourd’hui tant de peine à renoncer. Cette observation doit leur fermer à tous la bouche & les convaincre de l’excellence de nôtre Religion. Car enfin, quels plaisirs ont-ils donc perdus ? Aucun, que je sçache ; si ce n’est quelque plaisir illicite, par où ils deshonoroient leur Createur. Mais les temps sont peut-être malheureux à leur sens, parce que le Théatre commence {p. 463}à tomber presque par tout : le Théatre, cette Ecole infame où se donnent des leçons publiques du libertinage…. Et quelle main le renverse donc ? Il est vrai, sa ruine est une suite de la reformation du siécle : il ne se soutient plus, parce que la coûtume insensée de se plaire à des divertissemens obscénes, n’est plus maintenant de saison.

« L’éloge que Ciceron fait de Roscius le Comedien, est un témoignage auquel les Payens n’ont rien à repartir. Roscius étoit un si grand Maître dans sa profession, dit-il, qu’il meritoit seul de paroître sur le Théatre : mais d’un autre côté, c’étoit un si honnête homme que de toute sa troupe il meritoit le moins d’y monter. N’est-ce pas là un aveu authentique de l’iniquité du Théatre ? N’est-ce pas dire {p. 464}assez nettement que plus on étoit honnête homme dans le Paganisme même, plus on étoit engagé à n’avoir aucune part au Théatre ? »

Je pourrois m’étendre davantage sur saint Augustin : mais je suis fort pour la brieveté, lorsque les longs discours ne sont point absolument necessaires. Je pourrois aussi parcourrir les siécles suivans, & y recüeillir dequoi prouver ce que j’ai avancé jusqu’ici. Mais je croi avoir apporté des autoritez assez fortes, assez évidentes, & en assez grand nombre pour que l’on doive s’en contenter. Je les termine toutes par celle d’un de nos Auteurs plus modernes ; c’est Didacus de Tapia. Ce sçavant Espagnol agitant la question, si les Comediens peuvent être admis aux Sacremens, combat, entr’autres, une objection assez {p. 465}ordinaire. On prétendoit en son pays, comme ailleurs, qu’il y a quelque chose de bon à apprendre à la Comedie. Voici la réponse qu’il a fait sur cela.

Didac. in D. Thom. p. 546.

« J’accorde vôtre supposition ; mais la conséquence en est pernicieuse. Est-ce la coûtume que des peres de famille envoyent leurs enfans en de mauvais lieux pour y apprendre quelque chose de bon ? Car il peut arriver qu’il s’y trouve quelque malheureuse qui gémit de son état déplorable. Est-il un homme qui conseillât à son fils pour exercer son courage, d’aller attaquer des voyageurs sur le grand chemin ? A-t-on vû quelqu’un jusqu’icy s’embarquer dans un navire qui fait eau de toutes parts, pour apprendre à se sauver dans un naufrage ? Je conclus de-là que qui que ce soit ne doit aller à la comedie. C’est le rendez-vous {p. 466}que Dieu deteste davantage, & où le Démon se plaît le plus : c’est l’assemblée où toutes les maximes de la Religion sont le plus ouvertement combattuës. Je le repete ; que qui que ce soit donc n’y aille sous ombre de s’instruire : car tout n’y est que poison preparé. »

CONCLUSION. §

Voilà en abregé le sentiment du Christianisme touchant les spectacles : voilà quelle a été l’opinion de l’Eglise sur ce sujet, pendant les cinq premiers siecles ; c’est ainsi qu’elle a censuré le Théatre & par ses Conciles assemblez, & par l’organe de ses saints Docteurs. Or, puisque ces justes censures tombent certainement sur les Poëtes modernes, aussi-bien que sur ceux d’autrefois ; il {p. 467}faut songer serieusement à nous corriger. L’égalité des circonstances de part & d’autre fait revivre à nôtre égard toutes les raisons & toutes les autoritez qui condamnent le Théatre. Si nous sommes Chrêtiens, nous ne sçaurions compter pour rien le sentiment de la primitive Eglise & des saints Conciles. Le temps même où ces Conciles se sont tenus doit leur donner un nouveau degré d’estime & de force dans nôtre esprit. Alors les traditions Apostoliques étoient recentes & hors de toute contestation. Alors les schismes ne séparoient point les Chrêtiens pour en faire des enfans rebelles à leur mere. Alors la discipline de l’Eglise étoit dans toute sa vigueur, la vertu se pratiquoit sans crainte & dominoit ; les fidéles menoient tous une vie conforme à leur vocation.

Pour ce qui est des saints Docteurs {p. 468}que j’ai citez, la dignité de leur Ministere, & la profondeur de leur sçavoir nous disent assez que leur témoignage n’est pas à mépriser. C’étoit des hommes d’une sainteté & d’un courage à toute épreuve ; des hommes qui fouloient aux pieds tout interêt & tout respect humain, qui agissoient avec fermeté, qui écrivoient avec liberté pour la gloire de Dieu & pour la pureté du culte qui lui est dû. En un mot, c’étoit les Heros du Christianisme, l’admiration de leur siécle, & la gloire du genre humain. De quel poids ne doit point être l’autorité de tels hommes ? Lorsqu’ils approuvent ou condamnent une chose ; n’est-ce pas une forte raison pour nous de l’approuver ou de la condamner ? Le caractére seul de leurs personnes doit nous être un puissant motif pour deferer à leur sentiment. Mais considerons-les, {p. 469}si l’on veut, sans rapport à leur rang distingué de Peres & de saints Docteurs de l’Eglise ; & comme de simples particuliers qui disputeroient d’égal à égal. Alors même, ils n’en saperoient pas moins les fondemens du Théatre : la force de leurs raisonnemens subsisteroit & suffiroit seule pour leur donner gain de cause.

On me demandera peut-être si la ressemblance est exacte, la paralelle juste entre l’ancienne Rome & Londres ? Si le Théatre Anglois offre quelque chose d’aussi mauvais que les danses des Pantomimes ? Je ne dis pas cela absolument : les postures des Danseurs modernes, quoique hardies & quelquefois même indecentes, ne sont pas tout-à-fait si scandaleuses que celles de ces anciens bouffons. J’avoüe donc qu’il y a quelque chose à rabattre de la {p. 470}comparaison par cet endroit là.

Et afin d’excuser nos spectacles autant qu’il est possible : peut-être que la Musique n’en est pas aussi condamnable que l’étoit celle des anciens. Je ne decide pas que cette partie du Théatre porte directement au crime : car je ne juge jamais de ce que je ne sçai point : ceux qui ont coûtume d’aller à ces assemblées sont là-dessus des Juges competans. Mais ce que je puis dire, c’est que la symphonie est toûjours trop belle pour un si détestable lieu. Il seroit à souhaiter ou que les Poëmes fussent meilleurs, ou que les airs fussent pires qu’ils ne sont. C’est dommage que l’on prostitue un aussi bel art que l’est la Musique : l’athéisme & le libertinage des spectacles ne devroient être accompagnez d’aucun charme étranger.

Supposons donc que la Musique {p. 471}du Théatre n’est point un crime en soi. Le but neanmoins qu’on s’y propose, est de rappeller l’idée de l’Action, de suivre l’ordre du Poëme, & d’ajuster au tout cette partie Ainsi, conformément à l’esprit de nos spectacles en particulier, les airs qu’on y joüe sont vifs, legers, gais : ils sont composez exprez pour chasser du cœur la mélancolie, & y faire succeder la joie, pour éloigner des Spectateurs tout objet serieux ; pour enchanter & endormir la raison.

Une musique dans ce goût, échauffe étrangement les passions : elle aide une pensée voluptueuse à s’insinuer dans l’esprit, elle en bannit le trouble qu’y cause malgré nous l’irreligion ; elle dissipe toutes les horreurs dont une conscience criminelle est encore susceptible : elle ôte à l’homme toute attention sur lui-même, pour faire {p. 472}place à toutes les mauvaises impressions d’une coupable Poësie, & pour lui faciliter le chemin du crime. Une Piece obscéne secondée d’une agréable musique est comme une pierre d’aimant armée ; elle attire plus à coup sûr qu’elle ne feroit sans ce secours.

Quoi ! faut-il qu’il soit au pouvoir de quelques hommes méprisables,

Les Joüeurs d’instrumens.

de nous enchanter à l’aide de leurs mains mercenaires ? faut-il qu’ils puissent ravir les esprits & transporter les cœurs par la souplesse & l’agilité de leurs doigts ? Oüi, une musique enlevante est presque aussi dangereuse qu’une mine qu’on fait joüer sous terre ; on devroit y veiller avec le même soin que l’on apporte à l’Imprimerie & à la Monoye. Peut-être qu’un reglement public sur ce point ne seroit pas hors de propos ; il seroit du moins au goût de Platon.

Lib. 4. Rep.

Ce sage Philosophe {p. 473}est du sentiment, que l’on doit retenir dans la Musique les tons graves & majestueux des Anciens. Il appuye fort sur cela ; il ne craint pas même de dire que changer les notes, & étendre trop cet art, c’est le moyen de renverser bien-tôt toutes les loix du Gouvernement. Platon croioit apparemment, aprés avoir bien examiné le charme des tons trop variez, la diversité des âges, la difference des temperamens, que la République s’en trouveroit mieux de reformer un peu la Musique.

Ciceron subtilise moins sur cette matiere :

Lib. 2. de Leg.

il reconnoît neanmoins qu’elle est assez importante pour ne la pas negliger tout-à-fait. Il avoüe qu’une symphonie legere & bien variée est dangereuse & séduisante. Il loüe la sagesse des anciens Grecs, qui avoient paré à cet inconvenient. {p. 474}Il observe que les Lace demoniens avoient fixé par une loi expresse le nombre des cordes de la Harpe ; qu’on imposa silence à Timothée fameux Joüeur d’instrumens, & qu’on lui ôta sa Harpe, parce qu’elle avoit une corde de plus qu’il n’étoit ordonné.

Pour revenir au Théatre Anglois ; si nos symphonies sont moins condamnables que celles des Romains, nous perdons assez par le chant ce foible avantage que nous avons sur eux. Les paroles de nôtre Musique sont communément sales au dernier degré, & impies à la fureur. Qu’est-ce qu’un couplet de chanson sur nôtre Théatre ? C’est le précis, c’est l’Elixir de ce que la débauche & l’Athéïsme ont de plus outré. Les Anciens ne donnoient point dans ces excez, comme nous l’avons fait voir ailleurs.

Cap. 1.

Au regard de l’obscénité de la {p. 475}diction dans nos poësies Dramatiques, j’ai montré combien nous surpassons en ce point tous les Anciens. Et pour ce qui est de favoriser le crime, de décrediter la vertu, de jurer, de blasphémer ; nous n’avons rien dans l’antiquité la plus déréglée qui approche de nos Poëtes. Je veux neanmoins qu’ils se puissent laver en quelque sorte de ces reproches, ce qu’ils ne feront pas certainement ; il restera encore deux articles sur leur compte, qu’ils ne sçauroient justifier. Le premier est de s’étendre au point qu’ils font, sur l’amour.

Ce sujet est presque toûjours traité de la maniere la plus tendre & la plus passionnée : il est ordinairement la base, le mobile, le centre de tout dans une Piece de Théatre : c’est le dessein capital à quoi les Incidens se raménent, & sur quoi roule l’Intrigue : {p. 476}les Spectateurs s’y attendent même, dans le train que les choses sont à present. Peut-être aussi que sans cette ressource nos Muses ne sçauroient que dire, & se verroient bien-tôt à l’Hôpital. Et l’expedient est merveilleux de prendre ainsi le genre humain par son foible, & de vivre aux dépens de sa folie sans qu’il s’en apperçoive ! En effet, comme Narcisse étoit aveugle & fou sur sa ressemblance, on est l’un & l’autre sur sa passion, & on ne se plaît gueres moins à en voir le portrait que celui de sa personne. Ce penchant à se retrouver au dehors tel qu’on s’aime en soi-même donne du prix à des ouvrages dont l’amour est le but principal, & engage à les venir entendre.

Alors ces representations de l’amour agitent & mettent en action les esprits ; parce que cette {p. 477}passion trouve au dedans de nous un parti, pour ainsi dire, tout formé en sa faveur. La même Piece qu’on joüe à nos yeux se represente aprés cela dans nôtre imagination, comme sur une nouvelle Scéne dont la premiere est devenuë le modéle. Car, lorsque le cœur est déja disposé à ces sortes d’impressions, elles s’y font aussi aisément que des empreintes sur de la cire bien preparée.

Voilà comment le Théatre repand la contagion : on y rappelle dans les cœurs d’infames amours, ou même on les y excite en ceux où elles n’étoient point. Si elles subsistoient déja, elles s’accroissent beaucoup aux spectacles, où les alimens propres à les fort fier ne manquent jamais. C’est-là qu’on les tire de l’assoupissement, qu’on les guérit des dégoûts, & qu’on leur redonne leur premiere ardeur. Ainsi, la cupidité devient-elle {p. 478}la maîtresse absoluë de tout ; ainsi force-t-elle toutes les gardes de la pudeur. Que si le mal ne gagne pas jusques-là, les autres suites des spectacles ne laissent pas d’être tres-fâcheuses. La passion y est toûjours prête à se soulever contre la raison, & le devoir y a sans cesse à lutter contre le penchant au mal : on ne s’y remplit l’esprit que de bagatelles, & l’on en sort d’ordinaire incapable, au moins pour quelque temps, de s’appliquer à des occupations serieuses.

Je ne dis pas neanmoins que tout le monde indifferemment plie ou succombe sous les coups. C’est une étrange déroute que celle où qui que ce soit ne tient ferme, ni ne se sauve. Mais on ne sçauroit nier non plus, que le Théatre n’ait fait en ce genre des conquêtes presque infinies ; & il n’y a pas lieu de s’en étonner ; {p. 479}on prepare pour cela les moyens les plus capables de nous surprendre : c’est la nature, la passion, le sentiment qui parlent dans les Acteurs ; leur voix, leurs gestes, leur regard, leur air ; tout est expressif dans eux & touchant. Or, quand le sujet de la Piece plaît déja, la representation naïve & passionnée que l’on en donne fait bien de l’ouvrage en peu de temps.

Pour ce qui est de tous les lieux communs de la lubrique Morale, rien n’est plus impie & plus extravagant que l’usage qu’en font nos Poëtes. L’objet de la passion des Heros du Théatre n’est pas moins que leur divinité. C’est cette Idole qui tient leur raison sous ses loix, qui dispose à son gré des mouvemens de leur cœur, qui leur prescrit toutes leurs démarches. De quels transports fanatiques sommes-nous donc possedez ? {p. 480}Les adorations & les offrandes du Sanctuaire sont prodiguées sur un Théatre public ; l’amour impur s’y confond avec la charité, & l’Idolâtrie de cœur avec la revérence dûë au Tout-puissant ; la creature & le Createur y sont mis sans distinction au même degré. Et ces bizarreries sacrileges passent souvent de la Comedie aux entretiens particuliers ; souvent de jeunes libertins, aprés les avoir entenduës, expriment leur fol amour dans un langage consacré au Dieu suprême, au Dieu seul digne de nos vœux & de nos hommages.

Le second article que j’ai à reprocher en général au Théatre Anglois, c’est de porter comme il fait à la vengeance. Il n’est rien de plus commun, que d’y voir les premiers Caractéres se distinguer par les querelles & par les duels. Ces usages contraires {p. 481}à la raison, punis par les loix, opposez au Christianisme, font la belle gloire sur nôtre Théatre : les ressentimens, la cruauté, le carnage y sont comme canonisez : l’orgueil y passe pour bravoure, & les Heros y sont formez d’aprés les Démons. Il seroit inutile d’en apporter des exemples, vû que rien n’est plus ordinaire, comme je viens de le dire. Et sur cet article, le Théatre François n’est peut-être gueres moins blâmable que le nôtre.

Le Cid. Cinna. Pompée &c.

Il s’ensuit de-là qu’on se fait une fause idée de l’honneur, au mépris de l’Evangile, & au préjudice de la paix qui devroit regner parmi les Chrêtiens. Je conviens que le Théatre n’est pas l’Auteur de la damnable coûtume de se venger. Mais pourquoi ne s’appliquer pas à arrêter le cours d’un si grand mal ? J’ai toûjours {p. 482}cru que ce n’étoit pas le but de la poësie dramatique d’appuier les faux préjugez, & les mauvaises coûtumes ; de fomenter les caprices & les erreurs des hommes. Cependant nos Poëtes n’oublient rien pour entretenir la méchanceté du siécle, & pour en rassurer le desordre : ils ont fait de la vengeance en particulier, la marque & la distinction de l’homme d’honneur ; ils l’ont érigée en titre de Noblesse & de merite. Je n’irai pas plus loin sur cela, j’en ai parlé ailleurs assez au long.

Essays de Morale.

Au reste il est à remarquer que ces deux derniers vices de nôtre Théatre ne sont que tres-legers, si on les compare avec ceux que nous lui avons auparavant reprochez. Or quand ce qu’il y a de moins mauvais dans des Poëmes, est pourtant criminel ; que sera-ce donc de ce qu’il y a de pire ? {p. 483}Que dirons-nous des gestes indecens qu’on offre à nos yeux, des expressions obscénes qu’on nous fait retentir aux oreilles, des sales images qu’on nous presente à l’esprit ? Cet amas monstrueux peut-il plaire aux Dames de Londres ? Des leçons du crime leur seroient-elles un amusement agréable ? D’affreux détails des lieux infames seroient-ils de leur goût ? on doit croire que ce ne sçauroit leur être un plaisir de voir leur sexe ainsi deshonoré, le libertinage développé sans ménagement, & tout le genre humain diffamé.

Je mets ici à part les interêts de la conscience & les vûës de l’Eternité : quoique ce soient là les objets essentiels, il en est d’autres capables de faire impression sur les femmes. Les regles de la bienseance en général, les loix étroites de la modestie affectée à {p. 484}leur sexe, & l’amour de leur honneur, ne sont-ce pas de fortes raisons pour les éloigner de nos spectacles ? Je n’insiste pas sur ce sujet désagréable, dans l’esperance où je suis qu’elles se feront justice à elles-mêmes. J’ajoûte seulement que quand c’est par hazard & par surprise qu’on tombe sur une piece scandaleuse, ces circonstances peuvent diminuer la faute, d’être allée cette fois aux spectacles : car avec beaucoup de vertu l’on peut neanmoins se trouver engagée par surprise dans un pas glissant. Mais lorsque c’est par choix qu’on va aux spectacles, qu’on y va souvent, qu’on sçait bien qu’ils sont mauvais ; n’est-ce pas une preuve qu’on a de l’inclination pour ce qui s’y dit ? On devroit ce me semble, prendre au moins la précaution de s’informer si la Piece qui se joüe est honnête.

{p. 485}Aprés tout, pour dire franchement les choses comme je pense, il faudroit empecher autant que cela est possible, toutes ces assemblées profanes. Nos Poëtes n’entrent nullement dans le goût de ce qui s’appelle bienseances, retenuë, modestie, honnêteté ; ils ne s’embarassent point de quelle maniere on doit traiter les Spectateurs suivant les regles de la vraie Poësie : le plus mauvais plat de leur métier, pourvû qu’ils esperent qu’on le goûtera, est toûjours le meilleur pour eux. Mais il faut bien que les Poëtes aient dequoi vivre, dira-t-on, & dans la necessité extrême, tous les moyens sont permis. Tel est le langage des Filoux & des voleurs de grand-chemin. Ceux-ci peuvent autant justifier leurs vols par leur état, que les autres leurs obscénitez par le leur.

Pour renfermer & les Spectateurs {p. 486}& les spectacles tout ensemble ; je ne comprends pas comment on peut allier tant de desordres avec la qualité de Chrêtiens dont nous sommes honorez. Nos divertissemens publics sont en quelque sorte une abjuration solemnelle de nôtre Baptême. Car, ne sont-ils pas,

2. Cor. 6. 14.

les vanitez du monde pervers & les œuvres du Démon dans la signification la plus claire & la plus exacte ? Qu’y a-t-il de commun entre la justice & l’iniquité ? ou quel rapport de la lumiére aux tenebres ? Et quelle alliance entre Jesus-Christ, & Belial ?

Oserions-nous donner aprés cela le nom de divertissemens à nos spectacles ? L’impieté auroit-elle donc pour nous des attraits invincibles ? Le crime feroit-il pour nous l’essence du plaisir ? Le mépris de la Religion seroit-il la base des amusemens du Chrêtien ? {p. 487}Ririons-nous d’entendre tourner en ridicule le Texte sacré ? Serions-nous charmez du libertinage & de l’Athéïsme ? En verité, il faudroit pour cela que nous eussions bien envie de renoncer au privilege de la nature de l’homme, aux esperances qui nous sont données touchant une autre vie, au droit incontestable que nous avons à l’heureuse immortalité. Mais quand nous voudrions souscrire à cette renonciation ; sçachons que le neant ne seroit pas en nôtre pouvoir, pour éviter d’une autre part les châtimens éternels. Nos desirs ne nous ont point créez, ils ne nous anéantiront pas non plus. Cependant je ne sçaurois me persuader que nous ayions des vûës si basses ; je ne doute pas au contraire que nous n’ayions de hauts sentimens de la noblesse de nôtre Estre, & de nôtre qualité d’hommes chrêtiens. {p. 488}Et si cela est, comment pouvons nous goûter des spectacles où l’on nous rabaisse à l’état des bêtes ? des spectacles qui sont des derisions continuelles de nôtre créance, & qui nous font un Roman de nos plus solides esperances pour la vie future ?

Au surplus, il sied bien à nos Poëtes de plaisanter encore, & de vouloir nous faire accroire qu’ils se proposent pour fin de reformer les mœurs & d’inspirer la vertu. En bonne foi c’est bien le moyen de combattre le vice avec succez & d’établir la vertu, que de s’étudier comme ils font, à détruire les principes du bien & du mal ! Regardons-les par le côté qui leur est le plus avantageux : nous trouverons que toutes leurs reformes aboutissent à des bagatelles, à de legers défauts d’humeur, à quelques petites incongruitez contre l’exacte politesse. {p. 489}Alors même, de la façon qu’ils s’y prennent, la correction est bien pire que le défaut reproché : ils sifflent la pedanterie, & ils pronent en même temps l’Athéïsme : ils nous ôtent pour ainsi dire, une petite éleveure & ils nous soufflent en même temps le poison.

Hé ! que ces gens-là ne nous laissent-ils tels que nous sommes, puisqu’à la place de la vertu ils ne nous substituent que quelques vaines bienseances ? L’échange en verité n’est pas soutenable ! l’honnêteté même, toute simple ne vaut-elle pas mieux que quand elle est si fardée qu’on peut la nommer une espece d’hypocrisie ? Que sert aprés tout d’avoir de belles manieres, si l’on n’a point de vertu ? Un libertin qui a de la politesse, qu’est-il autre chose qu’un frippon qui a de la politesse ? qu’est-il autre chose {p. 490}qu’un homme à se croire un fou s’il préferoit sa conscience à son plaisir ? qu’un homme à vendre son ami & son pere, s’il le falloit, pour contenter sa passion ?

Je finis. On ne peut rien imaginer de plus pernicieux à la probité & à la Religion, que le systême du Théatre, que nos Poëtes se sont fait. On y éleve en honneur les passions & les vices, qu’il est du devoir essentiel de la raison de mettre dans le décri. On y sappe le bien par ses fondemens ; on y arrête les heureux penchans à la vertu ; on y détruit les principes de la bonne éducation. Moyens efficaces pour renverser tout l’ordre de la discipline, pour amollir les peuples & corrompre les mœurs ! Combien de gens inconsiderez ont été la proye de ces sirenes ! Combien de fois le plus beau sang a t-il été infecté par cette peste ! {p. 491}De quels malheurs les maximes de nôtre Théatre si generalement frequenté n’ont-elles point été les sources ? Par-là que de familles deshonorées en Angleterre, desolées, ruinées !

Ce qu’il y a de plus déplorable, c’est que cette gangréne gagne & devient chaque jour plus maligne ; c’est que la fiévre qu’elle cause se tourne en fureur, & que ceux qui en sont attaquez veulent à peine souffrir qu’on leur touche : & y-a-t-il esperance de guérison lorsque le malade prend parti pour son mal, & se déclare ennemi de tout remede ? En effet qu’est-ce qui nous guérira ? Les veritez de la Religion, ces remedes souverains à nos maux ? Oüi, c’est ce qui arriveroit, si nous ne la méprisions pas cette Religion ; mais tandis que les principes seront mauvais, la vie sera mauvaise aussi. Quels effets d’ailleurs {p. 492}peut avoir le secours de la divine parole pour ceux qui sont plus preparez à rire du Prédicateur qu’à pratiquer ce qu’il enseigne ? qui sont plongez dans les plaisirs, & endurcis dans de criminelles habitudes ? qui n’ont ni la patience d’écouter l’instruction ni la volonté de la mettre en œuvre ? Il est aussi possible de nourrir un homme qui n’auroit point de bouche, que d’instruire quiconque n’est pas disposé à entendre conseil.

Il est vrai que l’on ne doit desesperer de rien, tant que le vice dure : quelquefois une puissante grace du Seigneur, une remontrance pathetique, une affliction sensible dissipent tous les préjugez & pénétrent jusqu’au fond de l’ame. Mais ces heureuses circonstances ne se rencontrent pas tous les jours ; alors en quel extrême danger du salut n’est-on point ? {p. 493}Or, c’est au Théatre en partie que nous devons attribuer cette situation malheureuse : par consequent les Poëtes ont moins sujet d’esperer grace auprés du Seigneur, & plus besoin de faire penitence, que personne.

{p. 494}

TABLE DES PRINCIPALES MATIERES
Contenues dans ce Volume. §

Chapitre Premier.

L’Obscenité du Theatre Anglois dans dans le langage, page 1

Suite de cette licence de nos Poëtes modernes, 3

L’obscenité ; contre le sçavoir vivre aussi-bien que contre la Religion, 7

Le Theatre Anglois scandaleux au souverain degré sur ce point, 11

La modestie, caractere propre des femmes, 13, & suiv.

Les avantages de la modestie, 15, & suiv.

L’obscenité beaucoup plus insupportable dans un Auteur Chrétien que dans un Auteur Payen, 21, & suiv.

Le Theatre de Rome & le Theatre d’Athenes bien moins licentieux que le Theatre Anglois, 22

Preuves tirées sur cela : de Plaute, 23

de Terence, 31

de Seneque, 40

{p. 495}Comparaison du Theatre Anglois avec le Theatre d’Athenes, 41, & suiv.

Caractere abregé d’Eschyle, 41

La Chasteté de l’expression dans ce Tragique, 42

Le genie & la conduite de Sophocle dans ses poëmes où la chasteté regne toûjours, 45

Caractere d’Euripide different des deux premiers, 49

La pureté de son stile, là même.

Tout ce qui est dans la nature n’est pas bon à mettre sur le Theatre, 58

Critique des Ouvrages d’Aristophane, & son authorité nulle pour l’affaire presente, 59

Le témoignage de ce Comique contre lui-même, 79

Autoritez de Benjanson, 83, & suiv.

Autoritez de Beaumont & Fletcher, 84

Autoritez Et de Pierre Corneille, contre l’état present du Theatre Anglois, 88

CHAPITRE SECOND.

L’impieté du Theatre Anglois consistant ; en premier lieu, dans les imprecations & dans les juremens, 92

Pourquoy on a recours aux Juremens, 93

Le Theatre Anglois plus coupable aujourd’huy à cet égard qu’il ne fut jamais, 95

La grandeur de cette sorte d’impieté, 96

Impieté punie par les Loix mêmes humaines, 97

Jurer sur un Theatre public, c’est n’avoir aucun principe d’éducation, 99

Rien de plus grossier que de jurer sur tout {p. 496}en présence du sexe, 99, & suiv.

L’impieté de nos Poëtes modernes consistant en second lieu ; dans l’abus qu’ils font de la Religion & des saintes Lettres, 100

Exemples de cet abus dans l’Astrologue joué & dans l’Orphelin, 101

Dans le vieux Bachelier & dans le Fourbe, 104

Dans Dom Sebastien, 108

Reflexions sur l’Epître dedicatoire d’Aurenge Zebe & sur la Traduction de Juvenal par M. Dryden, 112, & suiv.

L’homme Chrêtien seul veritable ami, 112, & suiv.

L’Athéïsme détruit l’amitié, 116, & suiv.

Autres exemples d’impieté dans l’Amour Triomphant, 122

Dans la femme Provoquée, 131

Dans l’Amour sans interest, 141

Dans le Relaps, 133

L’horreur de cette seconde sorte d’impieté, 136

Les Poëtes Anglois évidemment blasphemateurs & convaincus de l’être par la plûpart des pieces rapportées cy-dessus, 138

Les Dramatiques Latins & Grecs, religieux au prix des nôtres. Cecy prouvé par l’exemple de Plaute & de Terence, 147 & s.

Par l’exemple des Tragiques d’Athenes, 150

Seneque plus criminel sur cet article que les Poëtes Grecs ; mais moins aussi que nos Auteurs, 163

Exemple des Payens ; vain prétexte pour des Chrétiens, principalement en cette matiere, 164

{p. 497}Nulle de ces impietez ne sçauroit être permise sous quelque prétexte que ce soit, 167

CHAPITRE TROISIÉME.

L’insolence des Poëtes Anglois à l’égard des Prêtres dans toute sorte de créance, 168

A quel dessein les Poëtes Anglois en usent ainsi, 169

Quelques exemples de leur insolence, 170

Conduite du Theatre Anglois contraire en ce point à l’usage de toutes les nations, 191

Preuves tirées d’Homere, là-même.

De Virgile, 194

D’Eschyle, 203

D’Euripide, 204

De Seneque, 205

Des Poëtes comiques Grecs & Latins, 206

Des Dramatiques modernes, 208

Preuves tirées de la raison qui apprend à respecter les Ministres de la Religion, 216

Premiere preuve : leur devoûment special au Seigneur, là-même.

Seconde preuve : l’importance de leur ministere, 220

Troisiéme preuve : la veneration non interrompuë, où ils ont été en tout pays & en tout temps, 221

Conclusion de ce Chapitre, 236

On refute ce qu’on pourroit opposer, 237

{p. 498}CHAPITRE QUATRIÉME.

Le vice élevé en honneur & substitué à la place de la vertu sur le Theatre Anglois, 240

Combien l’on est coupable, lorsqu’on donne à la vertu les couleurs du vice & au vice celles de la vertu, & le mal qui arrive de là, là-même.

Les Heros de nos Pieces toûjours scelerats & toûjours applaudis, 242

Portrait du Galant homme d’Aprés nos Poëtes, 246 & suiv.

Les vertus morales persécutées sur nôtre Theatre, 248

Les Héroïnes de nos Comedies aussi vertueuses que les Heros avec le même succez qu’eux, 250

Les jeunes personnes de condition ont des mœurs plus saines dans Plaute & dans Terence, 251

Vaine Justification de l’Astrologue Joüé, dans sa Préface, 254

Sentiment d’Horace contraire à celuy de l’Astrologue joüé, 256

Exemple de Benjanson inutile pour justifier l’Astrologue Joüé, 260

Autorité de Chacsper opposé à l’Astrologue Joüé, 263

Erreur de l’Auteur de l’Astrologue Joüé, sur la difference qu’il met entre la Tragedie & la Comedie, 265, 266

Le divertissement n’est point la fin principale de la Comedie, 267

La Comedie & la Tragedie, quoique par {p. 499}une route differente, doivent tendre à une même fin ; qui est la réformation des mœurs, 268, & suiv.

Les témoignages sur cela ; du P. Rapin, 269

De Benjanson, 270

D’Aristote & de Quintilien, 273

Il est dangereux & déraisonnable de faire du divertissement le but principal de la Comedie, 277

Incongruitez de nos Dramatiques par rapport à la poësie du Theatre & à la politesse convenable, 283

Jusqu’où nos Poëtes se guindent, 287

Jusqu’où nos Poëtes rampent, 289

Leur rusticité à l’égard du Sexe, 292

La liberté qu’ils se donnent à l’égard des Seigneurs d’Angleterre, 296

Il n’y a que nos Modernes qui en ayent usé de la sorte, 299

CHAPITRE CINQUIÉME.

Article Premier.

Remarques sur l’Amphitrion de M. Dryden, comparé avec celuy de Plaute & avec celuy de Moliere, 302

Article Second.

Remarques sur le Roy Arthur de M. Dryden, 322

Article Troisiéme.

Examen du Dom Guichot de M. Durfeï, 336

Article Quatriéme.

Examen du Relaps ou de la Vertu en danger, de M.V. 357

L’OPINION DES AVTEVRS tant profanes que sacrez, touchant les Spectacles, 399

{p. 500}Le sentiment des Philosophes, des Orateurs, des Historiens & des Poëtes mêmes du Paganisme touchant les Spectacles, 400

Le Theatre blâmé par les Loix d’Athenes, de Sparte & de Rome, 410, & suiv.

Par le Code Theodosien, 412

Par les Statuts d’Angleterre, 413

Par des Mandemens des Prélats de France, 415

Le Theatre proscrit par la primitive Eglise, par les Conciles d’Illiberis, d’Arles, &c. 418

Témoignages des Peres contre le Theatre, & sur tout de Theophile d’Antioche, 421

De Tertullien, 423, & suiv.

De Clement d’Alexandrie, 436

De Minutius Felix, 438

De Saint Cyprien, 439

De Lactance, 445

De Saint Chrysostome, 448 & suiv.

De Saint Jerôme, 458

De Saint Augustin, 460

Censures des Peres & des Conciles, convenables au Theatre Anglois, 474

Conclusion, 466

{p. 502}

PRIVILEGE DV ROY. §

Louis par la grace de Dieu Roy de France & de Navarre, à nos amez & feaux Conseillers les Gens tenans nos Cours de Parlement, Maistres des Requestes ordinaires de nôtre Hôtel, Grand Conseil, Prevost de Paris, Baillifs, Senechaux, leurs Lieutenans Civils & autres nos Justiciers qu’il appartiendra, Salut. Nôtre cher & bien amé ***, Nous ayant fait remontrer qu’il desireroit faire imprimer & donner au Public un ouvrage de sa composition, intitulé, la Critique du Theatre Anglois comparé au Theatre d’Athenes ; de Rome & de France ; & l’Opinion des Auteurs tant profanes que sacrez touchant les Spectacles : de l’Anglois de M. Collier, s’il Nous plaisoit luy accorder nos Lettres de Privilege sur ce necessaires ; Nous luy avons permis & permettons par ces presentes de faire imprimer ledit Ouvrage, en telle forme, marge, caractere, conjointement ou séparement, & autant de fois que bon luy semblera, & de le faire vendre & debiter par tout nôtre Royaume pendant le temps de quatre années consécutives, à compter du jour de la datte desdites Presentes. Faisons deffenses à toutes sortes de personnes de quelque qualité & condition qu’elles soient, d’en introduire d’impression étrangere dans aucun lieu de nostre Obéïssance ; & à tous imprimeurs, Libraires & autres, d’imprimer ou faire imprimer, vendre, faire vendre, debiter ni contrefaire ledit Livre en tout ni en partie, sans la permission expresse & par écrit dudit Exposant ou de ceux qui auront droit de luy, {p. 503}à peine de confiscation des exemplaires contre-faits, de quinze cent livres d’amende contre chacun des contrevenans, dont un tiers à nous, un tiers à l’Hôtel-Dieu de Paris, l’autre tiers audit Exposant, & de tous dépens, dommages & interesis. A la charge que ces Presentes seront enregistrées tout au long sur le Registre de la Communauté des Imprimeurs & Libraires de Paris, & ce dans trois mois de la datte d’icelles ; que l’impression dudit Livre sera faite dans nôtre Royaume & non ailleurs, en bon papier & en beaux caracteres, conformément aux Reglemens de la Librairie ; & qu’avant que de l’exposer en vente, il en sera mis deux exemplaires dans nôtre Bibliotheque publique, un dans celle de nôtre Château du Louvre, & un dans celle de nôtre trés cher & feal Chevalier Chancelier de France le sieur Phelypeaux Comte de Pontchartrain, Commandeur de nos Ordres : le tout à peine de nullité des Presentes. Du contenu desquelles Vous mandons & enjoignons de faire joüir l’Exposant ou ses ayans causes pleinement & paisiblement, sans souffrir qu’il leur soit fait aucun trouble ou empêchemens Voulons que la copie desdites Presentes qui sera imprimée au commencement ou à la fin dudit Livre, soit tenuë pour dûëment signifiée, & qu’aux copies collationnées par l’un de nos amez & feaux Conseillers & Secretaires, foy soit ajoûtée comme à l’original. Commandons au premier nôtre Huissier ou Sergent de faire pour l’execution d’icelles tous actes requis & necessaires, sans demander autre permission, & nonobstant clameur de Haro, Chartre Normande, & Lettres à ce contraires : Car tel est nôtre plaisir, {p. 504}Donné à Versailles le dixiéme jour du mois de Juin l’an de grace mil sept cens quatorze, & de nôtre Regne le soixante-douziéme.

Par le Roy en son Conseil, FOUQUET.

Il est ordonné par l’Edit de Sa Majesté de 1686. & Arrests de son Conseil, que les Livres dont l’impression se permet par chacun des Privileges, ne seront vendus que par un Libraire ou Imprimeur.

Registré sur le Registre N°. 3. de la Communauté des Libraires & Imprimeurs de Paris, page 823. n°. 1011. conformément aux Reglemens, & notamment à l’Arrest du Conseil du 13. Aoust 1703. A Paris ce 12. Juin 1714.

Signé, ROBUSTEL, Syndic.