Dancourt, Louis Hurtaut

1760

Lettre à M. Fréron

Édition de Valentin Abel
2016
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2016, license cc.
Source : Lettre à M. Fréron Dancourt, Louis Hurtaut p. 3-54 1760
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).
{p. 3}

Lettre à M. Fréron §

MONSIEUR,

J’ai lu, je ne sais où, qu’un Seigneur Italien voyageant en France, on lui faisait remarquer entre autres raretés dans une des Maisons Royales un tableau de le BrunI, qui malheureusement pour le Peintre se trouvait placé entre un GuideII et un CorrègeIII.

Ce Tableau sûrement a du mérite, dit L’étranger, mais il a deux mauvais Voisins.

Je suis précisément dans le cas de le Brun, un Journaliste indulgent vient d’annoncer avantageusement au Public ma Réponse à Mr. J.J. Rousseau sur sa Lettre à Mr. Dalembert ; mais l’extrait qu’il donne de mon Ouvrage est précisément à la suite de la Lettre entière de Mr. Gresset, dans laquelle cet auteur annonce au Public son abjuration du Théâtre.

J’ai une obligation sincère à l’Auteur Périodique de l’exhortation qu’il fait à son correspondant de lire mon ouvrage ; mais n’ai-je pas lieu d’avoir quelque chagrin de me voir à côté d’un si mauvais voisin ?

J’aurais attendu toujours de pied ferme {p. 4}Mr. Rousseau ; mais cet Adversaire appuyé des scrupules de Mr. Gresset me paraît maintenant plus redoutable. Les Dévots ne manqueront pas d’adjuger la Couronne à mon Antagoniste, par prévention pour le pieux Adjudant qu’on vient de lui donner, m’avouerai-je battu ? J’ai trop d’amour propre pour cela ; si je dois essuyer la honte d’une défaite, je veux m’en dédommager par l’honneur d’avoir au moins disputé la victoire.

Il ne s’agit plus de combattre ici contre le sophisme armé d’une plume d’or, et secondé par l’éloquence, et la prévention des sots : il s’agit de justifier ma profession aux yeux des gens d’une piété éclairée et de leur prouver que la conduite de Mr. Gresset n’est pas un titre suffisant pour la réprobation du Théâtre.

St. PaulIV a dit : Mariez vous, vous ferez bien ; ne vous mariez pas vous ferez encore mieux. Un Philosophe moderne a fait sentir que l’appât du mieux pourrait être la cause de la fin du monde par la destruction totale de toutes les Sociétés. En effet si l’exemple de ces pieux Cénobites de la Thébaïde, proposés pour modèles aux Chrétiens, frappait assez pour que tout le monde se proposât de le suivre, n’est-il pas vrai que la privation des secours mutuels, l’éloignement pour le mariage proposé par St. Paul, occasionneraient la fin du Monde, et que ce serait prévenir la Volonté de Dieu qui {p. 5}s’en est réservé la destruction ? qu’on n’objecte point que ce serait là le moyen dont Dieu voudrait se servir pour anéantir l’Univers : ce moyen ne serait pas celui qu’il a prédit aux nations qu’il emploiera ; les phénomenes les plus terribles doivent préceder son dernier Jugement. Une mort universelle et subite frappera les habitants du monde ; les tombeaux s’ouvriront au son de la trompette des Esprits célestes, et Dieu paraîtra au milieu des foudres et des tempêtes, accompagné de toute sa Gloire. Le projet indiscret d’une piété mal entendue serait d’ailleurs confondu par l’événement ; où les hommes fuiraient-ils le monde ? dans les déserts, dira-t-on ; mais alors les solitudes seraient dans les Villes et les déserts deviendraient des peuplades.

St. Paul ne pouvait donc supposer le célibat comme un état plus parfait que celui du mariage que pour ceux qui comme lui pouvaient justifier sa pensée par des qualités toutes divines et qu’il s’en faut bien que tous les Chrétiens, même de son temps, partageassent avec lui. Mariés vous, disait-il à ceux que les impulsions de la Chair exposaient à des tentations dangereuses ; mariez vous et vous ferez bien. Mais vous à qui Dieu a accordé une plénitude de grâces et le pouvoir de dompter toutes vos passions, ne vous mariez pas, l’état du Mariage augmentera vos devoirs envers Dieu plus on se propose de devoirs à remplir, {p. 6}plus on s’expose à commettre de fautes : ne vous mariez pas, vous ferez encore mieux.

On peut dire dans le même sens à tous les Chrétiens : lisez l’histoire profane pour occuper vos loisirs, lisez des traités de Morale, des Pièces de poésie dictées par le goût, la raison et la vertu, vous ferez bien ; si vous ne lisez que les Saintes Ecritures, vous ferez encore mieux.

Lisez L’Ode de Rousseau à la Fortune, ou plutôt aux Conquérants, vous ferez bien ; ne lisez que ses Odes sacrées, vous ferez encore mieux.

Vous Auteurs, à qui le Ciel n’a accordé que du Génie et de l’esprit, ne prêchez que que la morale et la sagesse et vous ferez bien ; mais lorsque vous ne craindrez plus que votre Plume n’altère par sa faiblesse, la sublimité des idées de notre Sainte Religion, consacrez lui vos talents ; perfectionnez, peignez comme Racine, l’enthousiasme divin des Prophètes, et vous ferez encore mieux.

Vous qui seriez entraînés par tous les vices si l’art du Théâtre n’était capable de vous distraire de mille mauvaises idées qui triompheraient de vous dans votre oisiveté, allez au spectacle, et vous ferez bien ; dès que le silence de vos passions vous permettra d’être attentif à la voix d’un Orateur sacré, n’allez plus qu’au sermon, vous ferez encore mieux.

Vous Acteurs à qui le Ciel n’a départi d’autre talent que celui de vous approprier {p. 7}les idées d’autrui, l’art de les exprimer avec toute l’énergie extérieure qu’elles exigent, peignez aux hommes leurs vices et leurs ridicules ; soyez les organes de la Morale et de la Raison, vous ferez bien.

Lorsque vos talents affermis par l’étude et la réflexion vous permettront de le faire, jouez les Rôles de Saints, de Martyrs et de Patriarches, soyez Polyeucte, Esther, Joad, Gabinie, Mardochée, Jephté, et vous ferez encore mieux.

Du bien au mieux, il n’est pas besoin de faire observer que l’espace est immense, mais n’est-il pas absurde qu’on exige le mieux avant que d’avoir passé par le degré du bien, puis qu’il n’est que trop vrai que l’espace est encore plus grand du mal au bien que du bien au mieux.

Que la sévérité de nos Rigoristes est rebutante ! quoi point de milieu avec eux ! il faut absolument être un saint ou un réprouvé ! ne tiendront-ils jamais aucun compte à un Chrétien d’être religieusement honnête homme ?

L’état de perfection est si opposé à la nature humaine, qu’il est sans doute sage de ne point effrayer les hommes par l’aspect de la distance immense qui sépare les mondains et les prédestinés. L’expérience ne prouve que trop que les menaces du Ciel ne sont pas toujours les moyens les plus sûrs de porter à la perfection. Ne peut-on pas être plus certain de réussir, quand on proposera différents {p. 8}degrés vers le bien par lesquels on fera passer les hommes ? cette pratique sage et naturelle ne leur ferait-elle par franchir insensiblement l’immensité de l’espace du mal au bien, et du bien à la suprême perfection ?

Or le Théâtre est un des plus sûrs moyens de faire d’honnêtes gens : Il est donc injuste de le proscrire ; puisqu’il faut être honnête homme avant que d’être un saint. Un Janséniste ne manquera pas de me nier que le Théâtre inspire la probité. Qu’aura-t-il à me répondre, si je lui dis que ses sermons ne font pas des saints ? Il voudra s’appuyer de l’expérience et me demandera de lui prouver qu’on est sorti meilleur du Théâtre qu’on n’y était entré. Prouvez moi, lui dirai-je alors, que votre sermon ait fait plus d’effet, et que cette Devote qui vient de maudire à vos pieds les Jésuites, soit retournée chez elle avec moins de penchant à la médisance, qu’elle en soit sortie plus charitable pour son prochain et moins acariâtre pour son domestique. Un Juge intègre entre nous deux prononcerait peut-être que l’Orateur et le Comédien sont également inutiles.

En laissant subsister cette opinion d’inutilité du Théâtre, ce serait autoriser en quelque sorte sa réprobation : il est donc essentiel que je prouve non seulement qu’il est utile ; mais même qu’il est nécessaire, et cela par l’expérience.

Un homme déjà formé, chez qui toutes les passions ont pris le degré d’empire que la {p. 9}négligence de ses parents, ses mauvaises dispositions, les défauts de son éducation leur ont laissé prendre, ne sera pas plus touché de la Morale de nos pièces de Théâtre, que des principes sacrés développés dans une harangue Apostolique : ce sera cependant toujours un grand bien, comme je l’ai prouvé dans ma lettre à Mr. J.J. Rousseau, que cet homme apporte son oisiveté dans nos salles de Spectacles et qu’il occupe à rire de ses propres vices, le temps qu’il pourrait donner à les satisfaire, il est certain que la privation du spectacle ne l’engagera pas à courir aux temples pour y consommer ses loisirs, il est donc très sage d’applaudir à un moyen tout trouvé de l’empêcher d’abuser de ce loisir, et qui le distrait assez de ses penchants, pour l’empêcher de faire du mal.

Si par rapport à cet homme, le Théâtre n’a pas l’avantage de le porter à faire le bien, n’est-il pas toujours d’une grande considération qu’il soit capable de l’empêcher de faire du mal, et n’est-ce pas une nécessité que d’employer tous les moyens possibles d’empêcher les méchants de se livrer au mal ? Le Théâtre est un de ces moyens, le Théâtre est donc nécessaire.

Je suis bien éloigné de borner à cela l’utilité du Théâtre, je sais par expérience qu’il est capable de former le cœur et l’esprit des jeunes gens ; s’il ne m’est pas permis de me citer moi-même et de remercier le Théâtre des sentiments de probité dont je {p. 10}fais profession, qu’on me permette de citer un de nos plus grands Dramatiques. Sa probité, ses mœurs et sa vertu prouvent authentiquement qu’il s’en faut bien que le Théâtre soit capable de corrompre un cœur bien fait ; c’est Mr. de Crébillon, osera-t-on rejetter l’opinion de ce Grand homme.

Un Auteur de dix sept à dix huit ans que les Muses ont tout sujet de regretter, et que sa résignation aux volontés de ses parents a consacré à des travaux utiles au Ministère, avait fait une pièce intitulée l’Ecole de la Raison, il avait pris jour pour en faire la lecture aux Comédiens Italiens. Le jour pris Mr. de Crébillon se trouva par hasard à l’assemblée. Le jeune Auteur lut sa pièce en tremblant, rien n’est plus naturel devant un pareil Juge, mais quelle dut être sa satisfaction, lorsqu’il entendit Mr. de Crébillon prononcer ces paroles ? est-il possible qu’à cet âge on pense déjà avec tant de probité, de délicatesse et de force ! d’où cela vient-il, si ce n’est de ce que l’on va de bonne heure à la Comédie ? Le Public a reconnu et applaudi dans cette Pièce toutes les belles et bonnes choses que Mr. de Crébillon y avait reconnues.

Quoique l’Auteur de l’Ecole de la Raison soit assurément pénétré autant que personne des vérités de la Religion Chrétienne, il est trop trop honnête homme pour démentir Mr. de Crébillon et pour vouloir {p. 11}faire croire qu’il avait puisé les pensées de son Ouvrage dans les Livres Sacrés, ou dans les sermons des Prédicateurs qu’il avait entendus. Voilà donc un exemple frappant qui confirme l’opinion d’un grand homme sur l’utilité du spectacle ; mais un exemple n’est pas assez. En veut-on deux mille, que l’on suive la conduite des jeunes gens qui en sortant du Collège pour entrer dans le monde, ont le bonheur de prendre du goût pour le spectacle et de le préferer à tous les amusements auxquels la jeunesse a coutume de se livrer. On les verra tous devenir polis, sages, complaisants, on les verra se piquer de sentiments, de bonnes mœurs, et justifier par leur conduite l’utilité d’un amusement si louable. La morale ayant fait dans leur cœur de si grands progrès ; après qu’ils auront admiré Socrate, Caton, Cicéron et tous les sages de l’Antiquité Païenne, peut-on s’imaginer qu’il ne sera pas plus facile alors de leur faire admirer les vertus des Héros et des Martyrs du Christianisme ? Peut-on s’imaginer que l’Entousiasme prophétique de Joad dans Athalie, la fermeté Sainte de Mardochée, le courage héroïque de Polyeucte, celui des Maccabées, la fin toute chrétienne de Gusman, enfin tous ces spectacles rendus plus intéressants encore par un pieux usage des vérités chrétiennes mises en action ; peut-on, dis-je, s’imaginer que ces spectacles soient sans {p. 12}effet sur des cœurs disposés par le goût qu’on leur aura inspiré déjà pour la vertu à se laisser pénétrer des vérités de notre Sainte Religion ? peut-on enfin s’imaginer qu’il ne soit pas facile de faire un bon Chrétien de quelqu’un que le Théâtre aura déjà rendu honnête homme ? Mais supposons encore plus, ou plutôt consultons l’évidence : l’incrédulité n’est malheureusement que trop commune, elle n’est même que trop précoce : elle est d’autant plus dangereuse, elle s’établit d’autant plus fermement, qu’il est très périlleux de paraître incrédule, les Ministres de la Religion s’arment contre la Philosophie du jour, des châtiments les plus terribles de la justice séculière, on n’ose donc communiquer son incrédulité à personne et content de sa manière de penser, on laisse tonner les Orateurs sacrés, mais on s’éloigne de leurs foudres, ils ne prêchent plus que devant ceux qui les croient, et ceux pour qui leurs efforts et leur zèle seroient utiles, sont précisément les seuls qui ne les vont point entendre. Que deviendront ces incrédules, si lorsque l’on perd tout espoir d’en faire des Chrétiens, on veut encore supprimer un moyen qui pourrait les rendre honnêtes gens ; un moyen par lequel la morale la plus pure est exposée d’une façon à germer dans tous les cœurs quelle que soit leur façon de penser en matière de Religion.

{p. 13}Mr. Gresset vient d’abandonner le Théâtre ; il n’est pas douteux qu’il a bien fait, s’il a resolu de consacrer ses talents à des Ouvrages tous chrétiens. Mais s’il est vrai comme il est aisé de s’en convaincre, que le Théâtre peut faire d’honnêtes gens, peut-il en conscience, s’il ne se sent pas en état de remplir une carrière plus sublime, peut-il dis-je abandonner celle dans laquelle il était entré avec tant de succès ? veut-il renoncer à hâter les progrès de la Morale, s’il n’est pas sûr de faire aussi bien en faveur de la Religion et de la piété ?

Mr. Gresset dit : qu’il voit sans nuages et sans enthousiasme que les Lois sacrées de l’Evangile et les maximes de la Morale prophane, le Sanctuaire et le Théâtre sont des objets absolument inalliables. Je ne sais si c’est un malheur, je ne vois pas à beaucoup près cela comme lui. Je vois au contraire et je suis intimement persuadé que plus un homme sera honnête homme, plus il sera persuadé des vérités de la Morale, plus il sera facile d’en faire un bon chrétien ; comme il est impossible qu’un vrai Chrétien ne soit pas honnête homme. Ces deux qualités se touchent de si près qu’un Docteur de l’Eglise s’écriait que toutefois qu’il lisait la vie de Socrates, il était prêt à s’écrier : O saint Socrate ! Mr. Gresset voudrait-il démentir un des Oracles du Christianisme ?

Tous les suffrages de la bienséance et de la vertu purement humaine, ajoute Mr. Gresset, {p. 14}fussent-ils réunis en faveur de l’art Dramatique, il n’a jamais obtenu et il n’obtiendra jamais l’approbation de l’Eglise. La prédiction du nouveau Converti est effrayante ; mais j’ose moi prédire le contraire, quand l’Eglise aura vu l’exécution de ce que je conseille dans ma lettre à Mr. Rousseau, quand le public ne viendra plus au spectacle que pour le spectacle même, qu’on aura banni l’indécence de nos foyers et purgé nos coulisses de leur impureté ; alors le spectacle n’ayant plus d’accessoires reprochables, la vertu y étant pratiquée avec autant de zèle que bien décorée par le talent des Acteurs et des Actrices ; les prétentions de nos luxurieux Petits-maîtres cesseront : les femmes du Monde qui ne viennent dans les loges que pour s’y donner en spectacle, rougiront d’y paraître moins sages et moins décentes que des Comédiennes.

Comment Mr. Gresset peut-il dire que les maximes de l’Evangile sont inalliables avec l’art du Théâtre ; ne représente-t-on pas avec succès dans les Collèges des sujets tirés de l’Ecriture, n’en représente-t-on pas sur nos Théâtres publics ; l’Evangile n’a-t-il pas fourni le sujet de l’Enfant prodigue, y a-t-il donc dans la morale de cette pièce quelque chose de contraire à la morale du Christianisme, les Espagnols n’ont-ils pas leurs Auto SacramentalesV ?

Dans le Pays du monde où l’on fait profession de la plus exacte piété, on croit {p. 15}édifier le Public par la représention des Pièces Allégoriques dont l’objet est toujours le développement d’une vérité Evangélique, on peut pour s’en convaincre consulter les réflexions historiques et critiques sur les différents Théâtres de l’Europe par RiccoboniVI le Père. J’ai vu à Munich représenter par les Ecoliers des Jésuites un Spectacle moitié Lyrique et moitié Dramatique, la partie Lyrique servait d’Intermède à ce dernier Poème, elle avait pour sujet le triomphe de David sur Goliath, le sujet Dramatique était la Parabole du mauvais Riche ; on peut, comme vous voyez, allier le Théâtre avec l’édification, et si les Saintes Ecritures n’offrent pas un assez grand nombre de sujets Théâtraux ce n’est pas sans doute exciter le scandale que d’en choisir dans l’histoire prophane pour les Tragédies et de puiser dans le commerce du monde des vérités morales pour en orner une Comédie.

L’objet de ce dernier genre étant d’attaquer les vices et les ridicules, c’est remplir le devoir d’un Chrétien que d’en composer, puisqu’attaquer les vices et recommander les vertus, c’est satisfaire à la charité, c’est préparer à son prochain les voies de salut. Si l’objet de la Comédie est louable, pourquoi donc le moyen ne le serait-il pas ? Réformons les abus, rien n’est plus facile, je le répète, et gardons nous de rejetter un moyen que la Providence nous accorde {p. 16}de rendre la vertu précieuse, aimable et facile à pratiquer. Gardons nous de rejetter une voie par laquelle on peut engager les hommes à s’observer au moins par bienséance, si leur cœur est assez corrompu pour qu’on désespere de leur amendement total.

Ne condamnons pas non plus par l’exemple de Mr. Gresset, cet art que les Prophètes ont rendu si respectable, cet art si justement appelé par les Païens le langage des Dieux : le mauvais usage qu’on en a pu faire ne doit pas le faire proscrire, ou bien il faudrait par la même raison, ne plus méditer sur les Saintes Ecritures ; puisque les hérétiques en ont abusé par les sens forcés qu’il leur a plu de donner à quelques passages : je sais bien que des spectateurs impies, au lieu de s’en tenir au sens naturel d’une pensée croient souvent voir une impiété enveloppée dans un vers très innocent en soi, ils veulent croire, par exemple, que nos Ministres Ecclesiastiques sont attaqués et la Religion outragée dans ces deux vers de la Tragédie d’Oedipe de Mr. de Voltaire,

Nos Prêtres ne sont pas ce qu’un vain peuple pense :
Notre crédulité fait toute leur Science.

Quoi de plus naturel cependant que ces vers dans la bouche de l’Acteur qui les prononce ; au lieu de faire une allusion absurde, {p. 17}un bon Chrétien ne verrait dans ces mêmes vers qu’une pensée heureuse et très propre à démontrer l’imbécilité de la crédulité Païenne. C’est sans doute des pensées de l’espèce de celle-ci que M. Gresset a eu en vue lorsqu’il dit qu’au Théâtre on se laisse entraîner à établir des principes qu’on n’a point, et qu’un vers brillant décide d’une maxime hardie, scandaleuse, extravagante.

Mr. Gresset n’ignore pas que notre Police rigoureuse et sage, non plus que nos scrupuleux Censeurs ne souffrent point dans une pièce de Théâtre l’exposition d’une maxime hardie encore moins d’une pensée téméraire, scandaleuse, extravagante, et que toute la rigueur de la justice s’appesantit sur ceux des Auteurs qui osent publier des impiétés, quelqu’heureux, quelque sonores, quelqu’éblouissants que soient les vers qui les expriment.

Concluons donc en faveur du Théâtre que puisqu’on n’a rien de scandaleux à lui reprocher maintenant, que puisqu’il est quant au fond très respectable par l’objet qu’il se propose, on ne doit en conscience s’appesantir que sur les abus qui l’accompagnent pour en hâter la réforme ; dès qu’on y verra régner la décence que la Police y peut mettre comme je l’ai démontré à Mr. Jean Jacques, quel motif pourrait alors empêcher nos plus pieux Ecclésiastiques d’y assister ? quel respect n’aurait-on pas pour une assemblée dont ils feraient partie ? quel {p. 18}goût ne prendrait-on pas pour la vertu, en voyant ces Personnes vénérables l’applaudir dans la bouche de nos Acteurs et sacrifier un Cagotisme mal entendu à l’avantage de faire remarquer au peuple des vérités auxquelles il ne fait pas peut-être assez d’attention. On opposera vainement que non seulement un Ecclésiastique mais même un simple particulier ne peut jamais assister au spectacle parce que le vice au Théâtre est toujours en opposition avec la vertu et que l’image du vice est toujours scandaleuse ; je réponds à cela qu’il faudrait donc bannir de l’éloquence sacrée ces peintures énergiques et frappantes du crime qui semblent le mettre sous les yeux des Auditeurs, dont on veut que l’imagination soit puissamment affectée par les images oratoires. Qu’aura-t-on à me répondre lorsque l’on aura remarqué dans l’Evangile, que Jesus Christ lui-même a permis que la rage, le désespoir, l’incrédulité d’un des compagnons de son supplice fut en opposition avec la ferveur, la résignation, la foi, et l’humilité du bon Laron ? Quand donc un auteur religieux honnête homme, et spirituel emploiera son art d’une manière dont il croit trouver un exemple dans la conduite de son Sauveur, que pour faire mieux respecter la vertu, que pour en rehausser l’éclat, il emploiera dans ses peintures les ombres noires et ténébreuses du vice, peut-on douter qu’il ait fait un ouvrage édifiant, utile et louable ?

{p. 19}Si Mr. Gresset rend compte de ses scrupules pour autoriser son abjuration du Théâtre, le Public me permettra sans doute de lui rendre compte des motifs qui m’ont porté moi à monter au Théâtre et de ceux qui m’engagent à persister dans l’état de Comédien. Né de parents beaucoup plus distingués par leur probité, que par leur fortune, j’ai reçu par leurs soins plus d’éducation, que leur médiocrité n’aurait dû les porter à m’en accorder ; leur tendresse généreuse et paternelle s’est privée du nécessaire pour me mettre en état de prendre un parti, qui me rendit plus heureux qu’ils ne l’ont jamais été. Leur vertueuse simplicité leur avait persuadé qu’il me suffirait d’avoir des mœurs et quelque capacité pour faire ma fortune. Mes études achevées, il s’agissait d’appliquer à un objet l’éducation qu’ils m’avaient donnée, mais dans ce siècle où le savoir le plus sublime ne conduit à rien sans la fortune, mon Père eut bientôt lieu de désespérer que les faveurs de cette Déesse fussent destinées à un jeune homme qui ne savait qu’un peu de grec et de latin ; qui n’avait pas assez de crédit pour solliciter avec succès un bénéfice, qui n’avait pas assez de loisir et de biens à sacrifier à l’espoir de la célébrité dans le Palais de Thémis ou dans les laboratoires d’Hippocrate ; l’emploi parut donc à mon Pere l’unique ressource à laquelle je pusse m’attacher ; je sentais trop vivement ma situation et la sienne, pour ne pas {p. 20}convenir de la sagesse de ses intentions. J’aurais été trop heureux si le goût que j’avais pris pour les lettres et qu’il m’avait inspiré lui même m’eut abandonné en même temps que je me résignais à ses vues. J’allai dans une petite Ville de Province prendre les premiers errements de la Finance, chez un ancien ami de mon Pere. Je reconnus bientôt que toute la science de ce métier se bornait à une assiduité servile et à l’étude d’un seul Volume, l’Ordonnance des Aides et Gabelles. Je ne pus m’empêcher d’associer nos meilleurs Poètes à ce livre ennuieux : et j’avoue sincèrement qu’il faisait la moindre partie de mes lectures. Il s’agissait cependant de prendre un parti, j’étais à charge à mon Pere et quoique sa tendresse ne se lassât point, je saisis la première occasion qui s’offrit de lui prouver le désir que j’avais de ne plus subsister à ses dépens ?

J’avais fait connaissance avec quelques Commis aux Aides qui me paraissaient fort contens de leur état, ils l’étaient en effet : mais je ne remarquais pas qu’ils étaient des imbéciles. Un d’entr’eux était assez bien avec un des Fermiers de la Province pour me pouvoir procurer une Commission par son canal, je le priai d’écrire. Mon Père que j’avais informé, appuya sa sollicitation et j’obtins un emploi : je m’en acquitai d’abord avec tout le zèle dont j’étais capable, on me mit sous les yeux pour m’encourager un Tableau de {p. 21}progression que j’envisageais avec plaisir, je me voyais déjà Fermier général en imagination et je ne réfléchissais pas que de dix mille Commis aux Aides, il n’y en a pas deux cents dans le Royaume qui jouissent d’appointements honnêtes. Engagé donc par serment à bien servir les intérêts de la Ferme, excité par une ardente émulation je fermai les yeux sur ce qu’il y avait de vil dans un emploi pour la possession duquel j’avais fait le vœu de bien persécuter mon prochain, je me proposais bien de me faire un cœur de fer, de fermer l’oreille à tous les mouvements de la charité, pour n’avoir rien à me reprocher sur l’exécution de mon serment. Je fis effectivement avec assez de fermeté quelques procès verbaux à des fraudeurs expérimentés qui savaient mépriser ces sortes d’aventures et donc la subtilité les dédommageait en peu de temps du tort que la vigilance de mes Camarades et la mienne leur faisait de temps en temps, mais j’eus malheureusement plusieurs aventures attendrissantes où ma fermeté m’abandonna. Je signai plus d’une fois en pleurant des procès verbaux qui réduisaient des malheureux à être dépouillés absolument. Messieurs mes Supérieurs me raillaient sur ma sensibilité, leur âme ferme et beaucoup plus aguerrie que la mienne était hermétiquement fermée à tous sentiments d’humanité ; je répondais avec aigreur à leurs impertinentes {p. 22}railleries, il n’en fallait pas d’avantage pour me faire souvent répéter avec mépris, que je n’étais pas digne d’un emploi si avantageux et pour me faire prédire que je n’y ferais jamais mon chemin. Je bénis le Ciel que l’événement ait justifié la prédiction.

Je pourrais par quelques petites anecdotes prouver au Public qu’un honnête homme n’a pas beaucoup à rougir de n’avoir pas la capacité que Messieurs les Sous fermiers exigent de leurs Employés ; puisqu’elle consiste à abuser cruellement de l’Ordonnance.

L’auteur de l’ami des hommes a vu couper le poignet à une femme qui défendait son chaudron contre un Huissier des tailles. J’ai vu moi un grand nombre de scènes presque aussi cruelles dont le détail serait de trop ici.

Je ne prétends pas cependant autoriser le mépris que l’on a généralement pour les Commis aux Aides, c’est avec injustice qu’il est universellement répandu sur une quantité d’honnêtes gens qui sont revêtus de cette robe.

L’espoir chimérique d’une fortune à venir a déterminé jusqu’à des Gentils hommes à se charger de l’opprobre qui accompagne la1 Rouanne et le2 Portatif. {p. 23}J’ai vu d’honnêtes gens Directeurs, Contrôleurs et simples Employés. Je les ai vu donner des marques de compassion et marquer de la répugnance pour les persécutions que la Compagnie leur prescrivait d’exercer ; mais je me garderai bien de les nommer, ce serait les exposer infailliblement à la perte de leurs emplois, il est bien certain au moins que leur indulgence les éloignerait pour toujours du Tapis vert.

Quoiqu’une politesse hypocrite ait pu inspirer d’estime pour les Sous-Fermiers je puis protester qu’ils n’en ressemblent pas moins vis-à-vis de leurs sous-Ordre, au portrait qu’en a fait Mr. de St. Evremond. Sous un extérieur galant qui leur sert à tromper ceux qui n’ont point d’affaires avec eux, je proteste au Public qu’ils n’en cachent pas moins une âme aussi barbare que jamais.

On les voit sortir des bras des Filles de l’Opera pour aller signer sur les Autels de Plutus qu’ils n’aiment pas les Commis pitoyables : un procès verbal doit toujours être prêt à les dédommager des frais d’une nuit voluptueuse.

Les auteurs Dramatiques qui se sont imaginés que la politesse, les mœurs et le bon esprit avaient triomphé de l’avarice et percé jusqu’au cœur de ces Messieurs se sont étrangement abusés ; qu’ils seraient détrompés bientôt, si leur intérêt les {p. 24}conduisait dans les Anti-chambres de ces Tirans pour solliciter quelques graces ! Ils les verraient alors à découvert, l’impertinence, l’orgueil, la dureté et la fatuité qu’ils ont ajouté à tous les autres vices qu’on leur a déjà reproché assaisonneraient toutes leurs réponses.

Ces Midas répandus aujourd’hui dans les cercles brillants, y contractent une urbanité usuelle qui ne sert qu’à tromper ceux qu’ils respectent ou qui leur sont indifférents, mais pour les bien juger, c’est dans leur Commerce avec leurs subordonnés, qu’il faudrait aller chercher l’opinion qu’ils méritent et saisir leurs traits caractéristiques pour en faire un portrait ressemblant et juste, experto crede Roberto.

C’est dans les ordres qu’ils donnent tous les jours à leur Commis que le Ministère verrait avec indignation qu’ils abusent du nom du Monarque le plus doux, le plus compatissant, le plus chéri et le plus digne de l’être, pour s’autoriser à faire des exécutions cruellement despotiques. Puissent les cruautés de ces barbares ne pas altérer dans le cœur des peuples les tendres sentiments que les vertus de ce grand Monarque y ont si justement imprimés.

A quoi sert me dira-t-on tout ce détail à faire voir combien un honnête homme est malheureux dans les Emplois subalternes. Il est beaucoup plus raisonnable d’amuser et d’instruire le Public que d’être au service {p. 25}de gens qui à l’orgueil du Pharisien ne joignent assurément pas les remords justifiants du Publicain leur Confrère. Tout excommunié qu’on prétend que je suis, je ne troquerais certainement pas mon salut pour celui de ces Messieurs.

De retour à Paris je travaillai à me mettre en état d’exercer un emploi où la probité fut moins exposée et dans lequel l’amour propre eût moins à souffrir, j’obtins la liberté de travailler en qualité de surnuméraire dans le Bureau de la Direction générale des Monnoïes. J’y fus convaincu que la politesse, la générosité, la bonté de cœur et la compassion, ne sont point incompatibles avec la capacité nécessaire au travail le plus épineux des Finances. Les Emplois de ce Bureau occupés par les plus honnêtes gens du monde, les suivent jusqu’au tombeau ; à moins qu’une retraite volontaire n’y laisse une place vacante. Je ne prévoyais point que cela dut arriver si tôt et l’impatience que j’avais de n’être plus à charge à mon Père, me rappelait au projet de monter au Théâtre. J’avais eu dès ma plus tendre jeunesse du goût pour cette profession, mon Père m’avait mené de bonne heure à la Comédie, et je puis assurer que la premiere fois que j’ai vu le spectacle, a décidé ma vocation pour ce genre de vie. Mes Parents s’en apperçurent avec peine : mais mon inclination plus forte que leurs scrupules me {p. 26}peignait le Théâtre comme une profession si aimable que je ne perdis jamais l’occasion de m’essayer dans des parties de plaisir, sur le talent que je voulais exercer un jour. J’avais joué souvent depuis mon retour à Paris quelques pièces avec des jeunes gens qui partageaient mon goût pour cet amusement. Comme dans notre société on me faisait l’honneur de m’accorder quelque préférence pour le talent, on me chargeait communément des rôles les plus difficiles dans quelque genre qu’ils fussent, jusqu’à ce que Mr. le Kain vint prouver à la societé qu’on pouvait mieux jouer que moi, le rôle d’un Héros. Je sentis trop sa supériorité pour vouloir lui disputer les honneurs du Cothurne, je me reservai ceux du Brodequin.

On a vu dans ma lettre à Mr. Rousseau comment nos talents furent accueillis par Mr. de Voltaire et la bonté qu’il eut de les fortifier de ses conseils : Revenons. Je n’eus pas vu plûtôt mon ami sur la scene applaudi, chéri, caressé, estimé, comme il le mérite, par les gens les plus respectables, que je fus convaincu que je ne pouvais prendre un meilleur parti que de l’imiter : mais les circonstances ne me permettant pas d’aspirer au Théâtre de Paris où quelques talents que j’eusse possedés, j’aurais été un sujet superflu surtout pour le genre que je me promettais d’adopter. Je pris le parti de {p. 27}m’engager dans une troupe de Province à la sollicitation d’un de mes amis qui était actuellement à Rennes. J’arrivai donc, je débutai avec succès ; mais j’avoue en même temps que je trouvai la troupe composée de sujets si méprisables pour les mœurs et les talents, que je me reprochai ma précipitation ; si j’avais des chagrins à essuyer d’une association pareille, j’en étais bien dédommagé par les bontés, les politesses généreuses que je recevais d’une bonne partie des Magistrats du Parlement de la Province et particulièrement de l’illustre et respectable famille de Mr. le President à Mortier de C.-G. Ces distinctions excitaient la jalousie de mes Camarades envers mon ami et moi, de force que nous étions exposés tous les jours aux scènes les plus désagréables.

Il me fallut toute la passion que j’avais pour le Théâtre, pour que ces premières épreuves et un accident terrible qui m’arriva ne m’en dégoutassent pas pour jamais. J’étais allé me promener avec mon ami au bord de la rivière ; quelques danseurs s’y baignaient ; mon ami se laissa entraîner par leur exemple et le malheureux se noya à nos yeux, on fit de vains efforts pour le retirer de l’eau ; on ne put le retrouver que plus de deux heures après, tous les honnêtes gens qui le connaissaient, frémirent de cet accident, ils en marquèrent leur sensibilité, quant à moi, on me {p. 28}permettra de passer legérement sur l’effet que produisit en moi un événement si funeste. Sensible comme je le suis il ne m’est pas possible de me le rappeler sans éprouver la douleur la plus vive, je dirai seulement que mon ami eut le sort de Mademoiselle Lecouvreur quand on l’eut tirée de la rivièreVII ; autant valait-il l’y laisser.

Cet accident et l’indigne conduite de la plupart de mes Camarades me déterminèrent à revenir à Paris, sans renoncer cependant au Théâtre, parce que je n’ignorais pas que la troupe que je quittais était la plus mauvaise du Royaume, je reçus bientôt un engagement pour la Cour de Bayreuth et j’y vins me convaincre que les bonnes mœurs, la probité, la conduite se peuvent très bien accorder avec le talent et le métier de Comédien, j’avoue en même temps que je n’ai pas trouvé la même pureté dans les troupes dans lesquelles j’ai été engagé depuis, mais j’y ai cependant trouvé toujours un bon nombre de sujets capables de justifier la bonne opinion que j’ai de ma profession. Quoiqu’en dise Mr. Rousseau, j’y ai trouvé des gens qui jouaient des Rôles de fripons et qui auraient été très fâchés qu’il y eût dans le monde de plus honnêtes gens qu’eux. J’ai reconnu enfin que notre état comme tous les autres avait de la marchandise mêlée, et j’ai conclu que je ne gagnerais rien à quitter la profession {p. 29}de Comédien pour en prendre une autre n’en connaissant aucun où la probité ne sait même plus exposée que dans la mienne, puisque nos intérêts sont réglés et que nous ne sommes pas intéressés comme dans les autres états à écarter tous les concurrents d’un projet, ou bien à employer tous les moyens possibles pour faire exclusivement notre fortune. Je gémis à la vérité, de ce que sa profession de Comédien est presque la seule qui puisse servir de refuge à la probité. Marchands, Financiers, Procureurs, Avocats, Employés, Prêtres, Séculiers, Réguliers, interrogez votre cœur et ne répondez que d’après lui, on verra si j’ai tort. Si toutes les professions exposent la bonne foi en faveur de l’intérêt, on me permettra donc de croire que j’ai bien choisi en m’attachant à celle qui ne m’oblige jamais à tromper personne, on me permettra de croire que je dois en conscience faire usage d’un talent qui peut contribuer à faire d’honnêtes gens, comme l’expérience le prouve, et qui par conséquent facilite aux Pasteurs le moyen de sanctifier leurs Ouailles. Mr. Rousseau ce féroce ennemi des spectacles ne dit-il pas lui même que le Théâtre est capable d’empêcher les mauvaises mœurs de dégénérer en brigandage. Un Rigoriste ne manquera pas de me dire que dès que l’Eglise condamne une profession c’est un crime que de l’exercer. {p. 30}Moi je dis qu’en consultant le décret de l’Eglise je ne fais rien de contraire à ce qu’elle m’impose, elle s’est expliquée sur les motifs qui l’ont engagée à proscrire la scene. Or la scène s’est purgée des reproches qui l’avaient fait condamner, il est donc permis d’y monter et je ne sais si je ne puis pas à mon tour reprocher un scrupule indiscret, un orgueil très peu chrétien ou même de l’inhumanité à ceux qui par leurs décisions particulières, donnent aux décrets de l’Eglise une extension qu’ils n’ont pas. Mais, me dira-t-on, en supposant que votre profession ne mérite pas toute la rigueur de la censure, vous ne disconviendrez pas qu’elle est frivole et par conséquent condamnable ? J’ai prouvé qu’elle était utile et même nécessaire, et si selon quelques particuliers la Comédie est condamnable et qu’ils exigent qu’on s’en rapporte à leur décision particulière, ne peut-on pas leur opposer d’autres décisions particulières qui l’approuvent et qui par conséquent infirment les leurs, ou du moins autorisent à ne pas s’y soumettre sans examen ? Pourquoi ne pense-t-on pas à Rome, Naples, à Venise, dans toute l’Italie et l’Allemagne, comme on pense à Paris sur cet article ? Je dois à un Jésuite mon Confesseur homme éclairé et plein de zèle, célébre Prédicateur et dont son Ordre fait le plus grand cas, l’abolition de certains scrupules que j’avais sur le {p. 31}Théâtre. Je M’étais confessé à lui d’avoir joué la Comédie du GlorieuxVIII, il connaissait assez bien cette pièce pour être étonné de mon scrupule, « si vous avez cru mal faire en le faisant, me dit-il, vous avez péché, la meilleure action cesse de l’être, quand on croit en la faisant en faire une mauvaise Hélas ! mon Père, lui dis-je, je ne l’ai pas cru alors, mais j’ai craint de m’être trompé et c’est pour cela que je m’en accuse. Mon Enfant, me dit-il, je ne sais point confondre les choses indifférentes, avec les criminelles. Je crois que l’on peut s’amuser fort honnêtement et sans pêcher par l’exécution de pièces de Théâtre, pourvu qu’on ait donné la préférence à celles dans lesquelles il n’y a rien contre la pudeur, la vertu, ni la Religion. Ce n’est pas cependant que je croie qu’on ne puisse faire mieux ; si vous vous sentiez la force nécessaire pour employer tous vos loisirs envers Dieu, vous pécheriez mortellement de ne pas vous livrer à ses saintes inspirations ; mais si vos passions sont trop tumulteuses, et qu’il n’y a qu’un plaisir innocent qui puisse vous en distraire, je vous conseille de le prendre. L’oisiveté serait mille fais plus dangereuse pour vous, le temps où l’on cesse d’être occupé, est précisément celui que le Démon attend pour vous tenter. » Je {p. 32}crois que personne ne trouvera trop de relâchement dans cette doctrine de mon Confesseur, si ce n’est un de ces Enthousiastes qui par la rigueur de leur discipline offraient les âmes faibles, les font désespérer de leur salut, et par l’outrance de leurs maximes en font souvent des incrédules au lieu d’en faire des justes. Je ne prétends point faire croire que ma profession édifie quoiqu’elle puisse prétendre à cet avantage pour l’avenir. Il me suffit qu’elle ne scandalise pas et qu’elle sait à cet égard au niveau de toutes les professions : il en est de beaucoup plus utiles, il en est dont l’objet est sacré, tous ceux qui sont à portée d’exercer celles-ci, qui en ont la capacité, pechéraient selon moi mortellement, puisqu’ils n’useraient pas des dons de la Providence, ils manqueraient tout à la fois à la reconnaissance envers Dieu et à la charité envers le Prochain, en ne faisant pas le mieux dont ils sont capables ; mais un particulier comme moi, qui n’a pas lieu de prétendre à ce degré sublime d’utilité, et de capacité, un honnête homme indigent sans autres ressources que ses talents appuyés de quelque éducation, n’a-t-il pas raison de préférer le bien qu’il peut faire au mal qu’il était contraint de faire essuyer à tout le monde et très souvent contre sa conscience. Quel est l’homme raisonnable qui ne préferera pas un Comédien à un Commis {p. 33}aux Aides, quel est l’homme raisonnable qui n’aimera pas mieux être Comédien et qui ne se croira pas meilleur Chrétien sur la Scène où il fait profession d’être l’organe de la vertu, de la raison et de la vérité, que d’être le vil instrument de la cupidité de nos voraces Financiers. On me dira peut être encore que je pouvais prendre une profession subalterne mais pure aux yeux du Christianisme. Quoi donc Mr. serait-ce que je deusse me faire Laquais ? On n’est dans ce misérable état utile qu’à un seul homme et tout à fait inutile à sa Patrie. Devais-je apprendre un métier ? Il aurait fallu que mon Père après m’avoir fait étudier inutilement, joignit aux regrets d’une dépense superflue, le chagrin d’en faire une nouvelle pour les frais de mon apprentissage, il aurait fallu que je me sentisse de l’inclination pour aucune de ces professions Mécaniques et qu’en conscience pour m’y livrer, je me sentisse capable de l’exercer. J’en appelle aux gens de bon sens : je leur demande si une éducation un peu suivie inspire beaucoup de goût pour l’esclavage rebutant d’une profession Mécanique ; s’il n’est pas sage, prudent et même religieux de s’adonner à ce à quoi on est le plus propre, s’il n’est pas du devoir d’un fils d’être pressé d’ôter à sa famille dont il a autant lieu de se louer que je l’ai de la mienne, le fardeau de son entretien. Si j’ai fait voir combien la probité a à souffrir {p. 34}dans les emplois subalternes, on avouera sans doute que je n’ai pu rien faire de mieux que de me faire Comédien, dans la ferme résolution d’être un Saint, dès que je le pourrai devenir. Je puis répondre de la ferveur de ma foi, de mon attachement à la Religion auquel ma profession ne portera jamais d’atteinte. Je verserais tout mon sang pour en soutenir les vérités, je suis tout prêt d’être un martyr, mais n’est pas un Saint qui veut. Loin de blâmer l’objuration de Mr. Gresset, je l’approuve : elle m’édifie même ; mais elle ne me prévient pas pour cela contre ma profession. Qu’il me prouve auparavant que Sidney, la Tragedie d’Edouard III.IX, la Comédie du MéchantX aient scandalisé personne ; qu’il me prouve clairement le danger qui peut résulter des maximes sages qu’il a repandues dans ses Ouvrages ; qu’il me prouve clairement qu’on se damne en mettant en action un traité de morale et j’imiterai sa conduite. Qu’il avoue charitablement, s’il ne peut opérer les preuves que j’exige, qu’il a bien fait jusqu’à présent ; mais qu’étant dans la résolution de mieux faire, il veut se livrer tout entier à ses résolutions. Il fera bien, je le répète : on doit préferer le mieux au bien ; mais on ne doit pas abandonner le bien quand on n’est pas capable du mieux. Je ne puis pas être un Saint, je l’avoue, je n’ai ni l’Enthousiasme ni le Zèle {p. 35}Apostolique qui convient à un Orateur sacré, sans quoi je consacrerais mes talents à Dieu. Je ne puis être que Comédien, je le suis, n’ai-je pas raison ? Tous les Censeurs du Théâtre approfondissent ma profession, ils en cherchent les moindres détails, c’est à elle qu’ils attribuent toutes les fautes qu’avec un cœur corrompu, ceux qui l’exercent commettraient dans tout autre. C’est nous autoriser sans-doute, nous autres Comédiens, à examiner les professions qu’on prétend moins susceptibles de reproches, j’use donc de ce privilège et je demande à tout homme au monde, si sa profession n’expose pas sa bonne foi à des secousses mille fois plus violentes que la nôtre. Quel est le Marchand qui m’osera soutenir que dans sa profession on ne profite pas de tous les moyens qui peuvent accélérer la fortune ? Quel est le Marchand qui ne m’avouera pas que la crainte de l’avenir lui prescrit de mettre toujours l’occasion à profit, et qui ne soit très persuadé qu’il serait un sot de ne pas le faire, quoique sa Religion lui défende les gains excessifs et usuraires ? Osera-t on prendre le parti du Commerce, pour peu qu’on ait la conscience timorée ? On sent bien qu’un bon chrétien dans cet état, ne fera pas rapidement fortune, qu’en se contentant des gains licites, qu’en se faisant conscience de vendre des marchandises déteriorées, {p. 36}qu’en se renfermant enfin dans les bornes prescrites à sa profession, il sera bientôt hors d’état de subsister, lui et sa famille. Quiconque connaît les inconvénients de cette profession, doit donc bien se garder de la prendre, puisqu’elle expose à des tentations auxquelles il est très difficile de résister, puisque la prudence semble autoriser ce que la Religion condamne.

Il faut vivre. Quel sont les Procureurs ou les Avocats qui auraient du pain, s’ils s’assujettissaient aux devoirs que la Religion leur impose ? Dieu, l’humanité, la probité, la charité, leur prescrivent en qualité de Chrétiens d’être pour ainsi dire des Anges de paix : ils doivent rejetter toute cause non seulement mauvaise mais même équivoque ; et ces gens à qui leur Religion prescrit d’employer leurs lumières à maintenir l’union et la paix entre leurs frères, n’auraient pas de pain s’ils n’y entretenaient la discorde.

Des sottises d’autrui nous vivons au Palais.

Y’a-t-il un seul homme de Judicature qui ose nier que cela sait ainsi ? Quel est donc l’homme tant soit peu Chrétien qui osera hasarder de s’attacher à cette profession ? Que des traces du monstre on purge la Tribune, j’y monte. A cette condition, je n’aurai pas sitôt cet honneur, je crois. Une profession où la charité est sans contredit encore plus intéressée que dans {p. 37}les autres, c’est celle qu’on a instituée pour la conservation des hommes.

Quel est le bon chrétien qui osera se faire Médecin, quand il réflechira à quelles conditions il lui est permis d’exercer cette profession ? Il ne doit jamais douter de l’efficacité des remèdes qu’il applique, il ne doit en un mot rien hasarder même de l’aveu du malade, qui n’est pas le maître d’exposer sa vie ni sa santé ; c’est sur des preuves évidentes et sur des expériences lumineuses qui ne lui laissent aucun doute sur le parti qu’il doit prendre, qu’il lui est permis de se déterminer. J’attends donc pour me faire Médecin d’être sûr qu’un Médecin scrupuleux ne soit pas exposé à passer pour ignorant, en avouant à ses malades que la Médecine n’a pas encore acquis le degré de lumières suffisant pour la juste application des remèdes ; et tout Médecin bon Chrétien qui aura fait fortune avec les scrupules que la Religion doit inspirer sur sa profession, sera le modèle que je me proposerai de suivre.

Si la bonne foi a tant à souffrir dans toutes les professions, si les devoirs de la Religion s’accordent si peu avec l’intérêt de ceux qui les exercent il n’est donc qu’un seul état où l’on puisse se supposer à couvert des tentations : c’est l’Etat Ecclésiastique. Or je demande si tout le monde peut l’embrasser ? Je sais bien que c’est de tous les états celui qui renferme le {p. 38}plus grand nombre de bons Chrétiens ; mais je sais de même que les devoirs de cet état étant en bien plus grand nombre, que ceux de tout autre, il est défendu par la Religion de se les imposer sans une vocation bien déterminée. Quel héroïsme ne faut-il pas pour immoler toutes ses passions à la pureté que l’Eglise exige.

J’ai donc bien fait, puisque j’ai connu tous les dangers des différents partis que j’aurais pu prendre, de choisir l’état le moins périlleux pour moi. Le Théâtre est suspect de luxure, mais outre qu’il serait difficile de prouver que dans aucun état, on soit à couvert de ce vice, il sera toujours vrai que c’est dans cet état seul que la probité n’est point exposée à des secousses très dangereuses et à des tentations auxquelles il est téméraire de s’exposer. Vous n’avouerez donc pas, me dira-t on, qu’on peint sur le Théâtre la passion de l’amour comme une vertu et que par conséquent, loin d’apprendre à régler cette passion, on l’encourage par des peintures agréables et flatteuses, ce qui est absolument contraire à la Religion. Je réponds à cela non pas comme l’Auteur du Tableau du siècleXI que l’amour le seul amour est le principe universel. Cette expression hardie ne donne pas lieu de présumer de son Orthodoxie. Je suis Chrétien et Catholique. Excepté le mal dont notre propre corruption est la source, je ne reconnaîtrai {p. 39}jamais d’autre principe universel que Dieu ; et je puis, je crois, sans pécher contre la Religion le regarder comme le principe d’un amour pur et délicat. C’est la seule passion que sa bonté autorise. Il veut que les Epoux s’aiment avec excès, il ne met aucune borne à leur attachement réciproque. L’homme, a-t-il dit lui même, quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme. Quel doit donc être l’état du cœur d’un homme qui aspire au nœud sacré de l’hymen, sinon une disposition prochaine à tout abandonner pour s’attacher uniquement à l’objet auquel il se destine ? Et cette disposition qu’est-ce autre chose que l’amour. Quelle attention l’obligation que Dieu nous a imposée avant de nous marier, ne doit-elle pas faire à notre choix ? Ce n’est pas seulement aux charmes extérieurs, c’est à la vertu, c’est au mérite, aux talents, qu’il faut donner la préférence. Et ce n’est qu’à des beautés recommandables par tous ces avantages, que le Théâtre conseille aujourd’hui de s’attacher. La peinture des avantages qui résultent d’un pareil choix, l’exposition des motifs qui doivent déterminer à le faire, n’a sans doute rien de criminel ; et si l’on rend amoureux à l’excès deux personnes qui reconnaissent réciproquement ces avantages en elles ; que le mérite et la vertu soient toujours les motifs qui déterminent les deux partis {p. 40}à s’unir, que l’on prouve maintenant ce qu’il y a en cela de contraire à l’Ecriture. On doit convenir bien plutôt que c’est une façon très louable de seconder les Pasteurs, et de justifier avec combien de raison ils exigent que les Epoux avant de s’unir, soient déterminés l’un vers l’autre par le penchant le plus tendre. Je sais bien que dans quelques unes de nos pièces, on ne représente l’amour que du côté ridicule, mais on doit observer en même temps avec quelle adresse nos Auteurs ont soin de faire prévoir tous les inconvénients qui résulteront d’une union indiscrète, si l’amour naît dans l’âme de deux étourdis qui ne s’unissent que parce qu’ils sont épris de leur impertinence réciproque, on a grand soin de leur prédire une désunion prochaine, la froideur, le mépris mutuel, la coquetterie, les tracasseries, les infidélités qui de part et d’autre les autoriseront à se détester réciproquement. On tourne en ridicule un vieillard amoureux d’une jeune personne, parce que ce vieillard est criminel à tous égards, éclairé sur les devoirs de l’état dans lequel il veut s’engager pour la seconde fois, c’est un fourbe qui sait bien qu’il ne les remplira pas, qui n’est ordinairement porté à convoler que par avarice, ou par des velléités luxurieuses : semblables à ces feux de paille qui s’éteignent avant d’avoir pu communiquer la {p. 41}flamme aux corps solides qui les approchent.

Que l’on réflechisse un peu sur tous les maux qui résultent d’une union si disproportionnée, loin de croire comme Mr. Rousseau, qu’on se rend criminel en tournant à cet égard les vieillards en ridicule, on conviendra bientôt que les Auteurs Dramatiques ont non seulement raison de plaisanter l’amour barbon, mais qu’ils feraient encore bien de l’accabler de tous les reproches qu’ils font au crime.

On pourrait même justifier jusqu’à un certain point les tableaux un peu libres que quelques uns de nos Auteurs se sont permis d’exécuter. Pourquoi sera-t-il permis d’attaquer ouvertement tous les vices, pendant qu’il sera prescrit d’en respecter un seul ? N’ai je pas entendu le Révérend Père d’Ir. Missionaire Jésuite donc le Zèle sans bornes fera la gloire de son Ordre dans l’esprit de toutes les personnes d’une véritable piété, ne l’ai-je pas entendu, dis je, en prêchant sur le mariage, regretter de ne pouvoir appeler les choses par leur nom, et de ne pouvoir faire naïvement la peinture des impudicités qu’on rougit, disait-il, de nommer par un scrupule de bienséance toute mondaine, mais qu’on ne rougit pas de commettre, tant il est vrai, ajoutait-il, que le monde est parvenu au dernier degré de corruption ! Mais puisque le Zèle Apostolique n’autorise pas même un Orateur Sacré à peindre trop sensiblement certains {p. 42}vices, j’exhorte nos Auteurs Dramatiques à s’imposer la même retenue pour que le Théâtre à l’avenir soit absolument exempt de tous reproches.

J’ai cependant bien de la peine à ne pas savoir un gré infini au traducteur de la Tragedie Anglaise intitulée Barnwell ou Marchand de LondresXII, de nous avoir donné un modèle de spectacle très capable de faire sentir aux jeunes gens tous les dangers du libertinage et du commerce avec les femmes perdues. Ce genre de Tragédie Bourgeoise nous manque et je le préfererais, j’ose le dire, aux Tragédies Héroïques, puisque les personnages de ces pièces devraient ressembler aux hommes d’aujourd’hui et feraient par conséquent plus d’impression que les Héros de l’antiquité, dont les mœurs étaient si différentes des nôtres.

S’il manque quelque chose à la perfection poétique de la Scène Française, je ne prétends pas en faire conclure qu’il manque quelque chose à sa perfection morale ; quelque nouvelle forme que l’on donne au spectacle on ne pourra le faire avec des intentions plus pures que celles qui dirigent aujourd’hui la plume de nos Auteurs. Je crois donc que les plus scrupuleux de nos Pasteurs sont en conscience obligés de travailler à nous rendre l’estime publique.

Les Tribunaux cesseront alors de nous {p. 43}proscrire. Que dis-je, Protecteurs du bien public, ils se sentiront obligés d’être les nôtres. La rigueur d’une loi dont l’extension est absurde ne les empêchera plus de nous rendre la justice qui nous est due.

Je sais bien, comme le dit l’Auteur du Tableau du siècle, que cette loi ne subsiste que par Politique et qu’elle n’est destinée qu’à réprimer le goût que la Noblesse la plus distinguée pourrait prendre pour les Comédiennes, ce qui occasionnerait des mésalliances très fréquentes absolument opposées aux vues de la Politique sur la solidité des fortunes et la splendeur de la Noblesse. Pour ôter à la Politique ce motif dont elle abuse malgré elle, le remède est fort simple, il n’y a qu’à ne plus souffrir au Théâtre que d’honnêtes gens. Dirai-je plus, il n’y a qu’à n’y plus souffrir que de la Noblesse et pourquoi non dès que le Théâtre sera annobli ? Combien de jeunes Demoiselles victimes de l’ambition de leur famille traînent dans une prison perpétuelle une vie malheureuse, languissent dans une oisiveté préjudiciable à l’Etat, dont on pourrait faire d’excellentes Comédiennes ? L’intérêt et l’ambition des familles pourraient alors se concilier avec la tendresse paternelle. Une Demoiselle serait destinée au Théâtre, elle y jouirait d’appointements honnêtes, qui la mettraient {p. 44}en état de figurer décemment dans le sein de sa famille. Qu’un seigneur épris de ses charmes et de ses talents vienne mettre alors sa fortune à ses pieds, quel mal en résulterait-il ? Une Demaiselle porterait son nom, ses talents et sa pension pour Dot. Loin que la fortune de son mari s’alterât par cette alliance, il est probable qu’elle pourrait croître. L’Epoux n’aurait point à rougir d’une mésalliance et quand il aurait servi l’Etat en qualité de Militaire ou de Magistrat, il viendrait recueillir la récompense de ses services au spectacle. Il y verrait la Nation reconnaissante témoigner à l’Epouse par des applaudissemens prodigués, combien elle serait contente du mari. Plus le Parterre le verrait sensible aux suffrages qu’on accorderait à sa vertueuse Epouse, plus il s’efforcerait, en lui en prodiguant de nouveaux, de lui faire sentir qu’il aurait deux objets en vue. Quel spectacle attendrissant pour le Public, qu’un Héros enchanté des talents de sa femme, qui paraîtrait se contenter pour toute récompense de ses services, des applaudissemens qu’on accorderait à ce qu’il aurait de plus cher ! Quel plaisir pour le Public de lui prodiguer cette satisfaction ! Quel plaisir pour le Public de pouvoir faire une allusion flatteuse de l’Héroïsme représenté à des Héros actuellement présents.

Le vaillant Maréchal de Saxe put-il être insensible aux témoignages de reconnaissance {p. 45}que toute la Nation lui donna au Théâtre de l’Opera, en secondant par ses applaudissements l’ingénieuse politesse de l’une des Actrices3 Quelle gloire pour un Héros de voir les suffrages de son Maître confirmés par ceux du Public ? Le Théâtre deviendrait pour eux ce que le Champ de Mars était pour les Triomphateurs de Rome. Les Comédiens et les Comédiennes seraient les Ministres de leur Triomphe. Après avoir inspiré l’Héroïsme par leurs talens, ils auraient l’honneur de les couronner et de justifier ainsi par l’évidence, l’utilité de leur Profession. Ce n’est pas que je veuille conseiller de prendre subitement le parti de de confier le Théâtre qu’à la Noblesse. Je ferais moi-même la victime de cet avis, puisque je n’ai pas d’autre ressource ; mais je conseille pour l’avenir de ne plus faire d’Elèves pour le Théâtre qui ne soient nobles et à qui leur famille donne une assez bonne éducation, pour qu’ils ne démentent point par leur conduite les belles maximes qu’ils seront chargés d’introduire dans le cœur de ceux qui viendront les entendre.

{p. 46}Une dernière objection plus grave que toutes les autres, c’est que la Profession de Comédien, m’a-t-on dit, met trop souvent l’amour propre en mouvement et qu’il est impossible d’y réussir, à ce qu’on croit, si cette passion ne domine dans la cœur. Je réponds à cela que j’ai malheureusement l’amour propre nécessaire pour désirer de réussir dans mon métier, si c’est un malheur que de l’avoir.

Il y a longtemps que Mr. de la Rochefoucault a dit que l’amour propre était le mobile de tout. Si cela est, je suis dans le cas universel et je ne vois pas quelle Profession on pourra me proposer d’exercer, si l’amour propre est aussi condamnable qu’on le croit. Quelle est la profession dans laquelle on réussira, si l’on n’a pas le désir de s’y distinguer ? Si ce désir est un crime, quel est le Prédicateur qui pourra répondre en conscience de la pureté de ses intentions ? Celui qui prêchera le mieux sera peut-être le premier à s’interdire l’entrée de la Tribune sacrée, pour ne pas éprouver la satisfaction trop flatteuse pour l’amour propre, et par conséquent criminelle, de savoir trop bien captiver son Auditoire. A Dieu ne plaise que je croie que cet amour propre sait condamnable, il est au contraire très naturel de penser que Dieu a attaché du plaisir à bien faire et à faire mieux que les autres, tout ce qu’on fait. Je crois {p. 47}donc qu’il s’en faut bien que sa justice puisse nous faire un crime de la satisfaction intérieure que nous ressentons après avoir fait aussi bien qu’il est en nous. On cessera de condamner si sévèrement l’amour propre, quand on saura le distinguer de l’orgueil et de la vanité.

L’amour propre est le principe de l’émulation, l’émulation est le desir d’être aussi estimable que les autres et c’est sans contredit un sentiment louable. L’orgueil est un amour propre excessif qui nous fait croire que nous sommes toujours supérieurs aux autres, ou qui, malgré notre persuasion intérieure du contraire, nous porte à ne pas avouer notre infériorité et à faire tous les efforts dont nous sommes capables pour humilier les autres. Il y a donc entre l’orgueil et l’amour propre la même différence qu’il y a entre l’avarice et la sage économie, entre la générosité et la prodigalité, entre le courage et la fureur.

Tels sont, Monsieur, mes sentiments sur la Comédie, j’ai encore un coup pour la démarche de Mr. Gresset toute la vénération qu’elle mérite, quand on a comme lui l’âme assez sublime pour pouvoir ne s’occuper que de Dieu, ce serait pêcher que de ne pas profiter d’une grâce aussi singuliere, ce serait pêcher de ne faire que le bien quand on peut faire le mieux, que dis-je, il y aurait de l’impiété à mépriser les tresors de la grâce ; {p. 48}mais il y aurait de la témérité sans doute à s’imposer les devoirs des Saints, quand on a beaucoup à travailler encore pour être juste. Remplir les devoirs d’un bon Chrétien, faire tout le bien dont je suis capable, cultiver mon métier dont j’ai reconnu tous les avantages et dont l’expérience me prouve l’utilité pour former le cœur et l’esprit des jeunes gens, c’est là comme j’ai résolu de vivre et les dispositions dans lesquelles je supplie la Providence de me faire persévérer. Puissai-je toujours faire le bien pour me rendre digne aux yeux de l’Etre suprême de toute l’étendue de sa grâce ; mais en supposant que je ne l’obtienne point cette plénitude de grâce, qu’on me permette de ne pas croire que je sais un reprouvé. La Théologie ne balance point à admettre différents degrés de grâce, dont il résulte qu’il y a différents degrés de vertus et de mérites, par conséquent différents degrés de récompense ; qu’on me permette donc d’espérer dans la miséricorde de Dieu, et de croire que j’aurai part au degré de ses faveurs en récompense du bien que j’aurai fait, comme Mr. Gresset espère peut-être d’avoir part au degré le plus sublime de la gloire des Prédestinés, parce qu’il aura fait le mieux dont je suis incapable.

J’abjurerai la scène si l’on peut me montrer une Profession moins périlleuse {p. 49}que la mienne, mais je connais le danger de toutes celles auxquelles je pourrais m’attacher, je dis hardiment à tous ceux qui les exercent que celui d’entre vous qui est sans peché me jette la premiere pierre.

Permettez moi, Monsieur, de profiter de l’occasion de vous demander votre avis sur quelques critiques qu’on a fait de ma Lettre à Mr. Rousseau, l’amour propre m’aveugle peut-être assez pour m’en dérober la justesse : je vais vous les exposer et y répondre ; vous aurez entendu les deux parties, il vous sera facile de juger et je n’en appellerai point de votre jugement.

On a trouvé d’abord extremement hardi que j’aie dédié mon Livre au Roi sans en avoir obtenu l’agrément, on a trouvé bien plus hardi encore que j’aie osé commencer mon Epître dédicatoire par cette phrase. Ce n’est point au Vainqueur de Rosbach que j’ai l’honneur de dédier cet ouvrage, né Français je serais un traître. Je réponds à la première objection que j’aurais cru m’exposer aux soupçons d’un projet intéressé, en demandant au Roi cette permission : que c’était d’ailleurs mettre la modestie de ce grand Monarque à une épreuve dont j’aurais été la dupe, puisqu’il ne me l’aurait pas permis ; que j’avais un témoignage de ma gratitude à rendre public et que si le respect me condamne, la reconnaissance me justifie. Je réponds à la seconde objection qu’il faut que ces Messieurs connaissent bien peu notre {p. 50}Auguste Maître s’ils peuvent penser qu’il trouve mauvais qu’un étranger, quoiqu’à son service, ait un attachement sincère pour sa Patrie et s’ils pensent que ce Monarque généreux les estimerait beaucoup, si leurs intérêts les ayant expatriés, ils avaient la bassesse de feindre, ou d’avoir des sentiments contraires au bien de leur Patrie. Que ces Messieurs sachent que je connais assez mon Maître pour être persuadé au contraire qu’il me saura gré de mes sentiments et qu’il me regarderait comme indigne des bontés dont il m’honore, si j’en avais d’autres. Qu’ils sachent que l’intérêt de sa gloire ne lui fera jamais haïr une nation estimable par tant d’endroits et que les grandes âmes comme la sienne savent estimer et reconnaître le mérite dans leurs ennemis même. Quelques grenouilles du Parnasse ne se seraient pas permis les croassemens injurieux dont ils ont fait retentir l’air contre ma nation, s’ils avaient su s’occuper d’objets infiniment plus estimables. Au lieu de ces hyperboles insultantes dont on flattait le goût de la Canaille, on aurait, comme de bons sujets à qui aucune des belles actions de leur Maître ne peut échapper, manifesté plusieurs faits qu’il est bien honteux qu’il faille que ce sait moi qui les apprenne au Public. C’est de la bouche des Officiers français que j’ai su comme tout le monde à Berlin que Sa Majesté allait elle-même consoler un Général français prêt à mourir de ses blessures. On {p. 51}a vu, dis-je, ce grand Monarque donner des larmes à l’état dans lequel il voyait son ennemi.

Aucun de mes Censeurs n’a dit ni écrit, quoique les Officiers français enchantés de la grandeur d’âme de leur vainqueur l’aient dit à tout le monde, que ce Monarque ayant à sa table quelques Généraux français prisonniers, il leur tint ce propos qui prouve bien que je puis aimer ma Patrie sans lui déplaire. c’est un songe pour moi que de vous voir ici, Messieurs, je ne puis m’accoutumer à vous croire mes ennemis. Combien y a-t-il de Héros dans toute l’histoire qui aient jamais consolé des vaincus de la sorte ? Qu’on me montre un papier public dans lequel il ait été question de ces admirables procedés.

On peut d’autant mieux me pardonner d’aimer à la fais mon Maître et ma Patrie, que je ne suis pas de taille à porter le mousquet ni pour ni contre, et que quand bien même j’en aurais la force j’avoue très humblement que je n’en aurais point le courage. Plût au ciel que pour le bien de l’humanité tous les hommes fussent aussi poltrons que moi et que la peur devint une vertu.

On m’a reproché de m’être défendu avec trop d’aigreur contre Mr. Rousseau. Je me croyais autorisé par la grossiéreté des injures que le dit Sieur avait vomi contre les Comédiens en général et par {p. 52}conséquent contre moi. Mais puisque d’honnêtes gens pour le jugement desquels j’ai la plus respectueuse résignation, ont cru que je devais me défendre avec plus de modération, j’en demande excuse au Public et je passe condamnation. Puissai-je par l’empressement avec lequel je déclare que je ne crois pas Mr. Rousseau un fripon, l’engager à m’imiter et à avouer, comme il le pense sûrement, que les Comédiens qui jouent des valets et des arlequins ne sont pas non plus des Coquins. S’il le refuse je crois qu’alors le Public me permettra d’en revenir à mon premier sentiment, puis qu’en fournissant à Mr. Rousseau les moyens de se convaincre que nous sommes pour la plupart d’honnêtes gens, il y aurait une méchanceté atroce de sa part à vouloir entretenir le Public dans la prévention que la Lettre à Mr. d’Alembert peut avoir établie contre nous. C’est un chagrin que Mr. Rousseau m’épargnera sans doute, s’il est aussi véritablement Philosophe qu’on le dit. Il s’efforcera de rendre l’estime de ses Lecteurs à une profession utile qui n’est pas plus responsable que les autres, des désordres d’une partie de ceux qui l’exercent. Et il ne rougira point de se dédire en faveur des honnêtes gens qui y sont attachés.

Mr. Rousseau a dit dans sa Lettre4 à {p. 53}Mr. d’Alembert l’image du vice les choquait moins (les Anciens) que celle de la pudeur offensée. J’ai répondu page 128. Quel galimatias est ceci ? qu’est ce que c’est que l’image du vice à découvert qui ne choque point la pudeur des Anciens ? qui peut donc mieux offenser la pudeur que le vice à découvert ? On prétend que je n’ai cité ces derniers mots de Mr. Rousseau, que pour lui faire dire ce qu’il n’a pas eu envie de dire et me procurer une raison légitime en apparence de le critiquer. On dit que j’ai bien senti qu’en répétant tout ce qu’il avait dit, je n’aurais pas pu lui répondre. On va juger si ces Messieurs ont raison, puisque je vais remettre sous les yeux du Public tout ce qu’a dit Mr. Rousseau.

Les Anciens avaient en général un très grand respect pour les femmes, mais ils marquaient ce respect en s’abstenant de les exposer au jugement du Public et croyaient honorer leur modestie, en se taisant sur leurs autres vertus etc : De là venait que dans leurs Comédies les rôles d’Amoureuses et des filles à marier ne représentaient jamais que des esclaves et des filles publiques, ils avaient une telle idée de la modestie du sexe qu’ils auraient cru manquer aux égards qu’ils lui devaient de mettre une honnête fille sur la scène, seulement en représentation. En un mot l’image du vice à découvert les choquait moins que celle de la pudeur offensée. Je demande à présent au Public si j’ai eu tort de répondre {p. 54}comme j’ai fait ? j’ajoute de plus que Mr. Rousseau a eu tort lui, de mettre un si mauvais goût sur le compte des Anciens, puisque les Adelphes et l’Adrienne de Térence sont l’une et l’autre exemptes de tout reproche d’impureté. Aussi l’Université de Paris n’a-t-elle aucun scrupule qui l’empêche de mettre ces deux pièces dans les mains de ses Elèves. C’est sans doute un argument assez fort en faveur du Théâtre, que cet usage. Il ne me reste donc plus qu’à faire des vœux pour qu’il plaise à nos Antagonistes d’avoir à notre égard moins de prévention et plus de charité, pour que les Comédiens puissent en France comme partout ailleurs se posterner librement aux pieds des Autels et remercier Dieu

D’avoir reçu de lui le talent enchanteur
De parler à l’esprit par l’organe du cœur.

J’ai l’honneur d’être.

MONSIEUR

Votre etc. DANCOURT