Guillot Gorju

1634

Apologie de Guillot-Gorju. Adressée à tous les beaux Esprits

Édition de Hugh Roberts et Clotilde Thouret
2015
Source : Apologie de Guillot-Gorju. Addressee à tous les beaux Esprits, Paris, Michel Blageart, rue de la Calandre, 1634.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d'édition), Clotilde Thouret (Responsable d'édition) et Chiara Mainardi (XML-TEI).

[FRONTISPICE] §

APOLOGIE
DE
Guillot-Gorju.
Addressee à tous les beaux Esprits.
A Paris
Michel Blageart, rue de la Calandre
1643.

{p. 3 }Plusieurs blâmeront, peut-être, le dessein de GUILLOT-GORJUI, et ensuite la Comédie, auparavant que d’y avoir bien pensé ; et parce qu’ils n’y trouveront aucun véritable crime ils calomnieront l’innocence de cette condition. Mais il faut croire qu’ayant ce grand esprit que vous avez déjà remarqué en plusieurs de ses actions, il ait été poussé de quelque puissante considération pour le faire venir en poste de Lyon à Paris, dans la plus fâcheuse saison de l’Hiver, et contre le sentiment presque de tout le monde, qui s’en est étonné avec aussi peu de raison pourtant que celui-là qui tenait à grand prodige d’avoir vu un serpent entortillé {p. 4} à une clef : auquel on répondit, que le prodige eût été bien plus grand si la clef était à l’entour du serpent. Aussi de voir GUILLOT-GORJU monter sur le Théâtre, il n’est pas si étrange que si on y voyait monter un Eléphant pour jouer la Comédie.

Que si quelqu’un possédé de l’humeur austère des Lacédémoniens qui rejetaient les sauces, les bisques, les confitures, et quelques autres plaisirs innocents de la vie, refusait de l’aller voir, et trouvait qu’il eût terni sa réputation exerçant la Comédie : qu’il écoute les raisons qui l’ont mû à ce faire, elles étoufferont je m’assure aussitôt la calomnie qu’un flambeau ardent est éteint quand on le plonge dans l’eau.

Premièrement, il a considéré une maxime qui est très véritable, à savoir que le Vulgaire qui juge d’ordinaire des choses comme un aveugle des couleurs, croit beaucoup plus à l’opinion qu’à la raison ; d’où il conclut que selon les nations différentes, et la diversité des opinions, telle action est blâmée en un pays qui est honorée en un autre ; et qu’il y a bien de l’apparence que le déshonneur qu’on veut attacher à cette douce et charmante vacation est imaginaire et aussi difficile à découvrir, qu’une marque sur le corps des Sorciers, pour les convaincre de maléfice.

Il a vu que dans la nature toutes les choses qui sont rangées auec un si bel ordre y sont toutes nécessaires, mais diversement ; les unes pour l’utilité, les autres pour la beauté et l’ornement, et d’aucunes pour le plaisir. Dans la societé civile et dans une République qui est un assemblage de plusieurs hommes, il s’en trouve pareillement dont l’utilité est {p. 5} considérable, d’autres servent de lustre et à l’ornement, et d’autres sont pour le plaisir et la récréation, et dans cette considération qu’ils sont tous nécessaires ; il n’y en a pas un, à son avis, qui soit méprisable. Que si vous rejetez de la République ceux qui exercent la Comédie, il faudra en même temps bannir les Parfumeurs, les Musiciens, et les Poètes, qui semblent aussi peu nécessaires ; et même il arrive ordinairement que les parties les plus nécéssaires sont celles qui paraissent le moins, et celles qui sont pour la nécessité sont moins honorées que celles qui sont pour l’ornement ou pour la volupté, comme les Boulangers sont moins estimés que les Pâtissiers, et les Laboureurs que les Orfèvres. Entre lesquelles conditions si on en voulait choisir quelques-unes innocentes et exemptes de corruption, ce serait des Comédiens, des Jardiniers, et des Laboureurs : car y a-t-il personne au monde qui n’envie la condition paisible et tranquille de ces gens qui vivent innocemment de leur labeur, les uns apportant leurs choux, leurs arbres, et leurs fleurs aux Halles où à la vallée de Misère, et les autres sur le Théâtre, le travail des plus belles plumes. Tellement qu’on peut appeller maintenant le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le Trône de la poésie Française et de la délicatesse des bons vers. Qui pourrait donc s’imaginer qu’à cette condition où il paraît quelque innocence et rayon de justice, il y eût quelque infamie attachée ? Que si en ce temps où on ne fait état que de ceux qui en ont, quelqu’un eût vu Cratès jeter ses pistoles dans la mer, l’eût il pas estimé un fol et un infâmeII ? Qui n’eût blâmé Diogène dans son tonneau qui lui servait de maison roulante, et cependant c’était une marque de {p. 6} sa vertu et de sa Philosophie. Il y a ainsi beaucoup de choses difformes dans l’opinion, qui sont tout autres en effet et fort éloignées des vicieuses qualités qu’on leur donne. Mais quand on trouverait quelque chose à redire dans cet exercice, y a-t-il condition au monde qui soit exempte de blâme ?

Si c’était une chose si mauvaise et inutile que la Comédie, les Républiques les mieux policées en permettraient-elles l’exercice ? Qui ne sait jusques-à quel degré est montée la gloire de la Comédie chez les Grecs et les Romains ? c’est dans ces agréables divertissements que ces hommes trouvaient le charme de leurs ennuis, s’en servant aussi quelquefois comme d’un échelon pour arriver aux grandes charges en gagnant les volontés du peuple par ce moyen. Aussi la Comédie à la prendre dans les bornes de l’innocence et de l’honnêteté est une nue représentation des histoires passées ; et en ce sens elle n’a aucune difformité : au contraire elle peut ce semble, autant exciter à la vertu les esprits bien faits, comme la trompette guerrière émouvait le courage d’Alexandre.

Que si quelques lois semblent avoir été un peu sévères à ceux qui exercent cet art, il faut croire que ces lois en ont voulu condamner l’abus et non pas l’usage : et à le prendre à la rigueur le mot de Comédien n’est point exprimé dans ces lois. Et qui voudrait si mal penser de ces sages Romains, ces grands Politiques qui bâtissaient des lois pour conserver leur République, que de croire qu’ils eussent voulu flétrir d’aucune note d’infamie des personnes qui ne sont pas moins nécessaires aux autres que le Soleil l’est aux fleurs, et le sel à la vie. Mais qui pénétrera plus avant dans l’intention de la loi, on verra que c’est par un intérêt public, et une raison d’État {p. 7} qu’on a été contraint de coucher en tels et tels termes cette loi.

Les premiers Empereurs de Rome s’étaient trouvés assez souvent parmi les troupes de Comédiens pour leur plaisir ; et à leur exemple il n’y a point de doute que les enfants des meilleures et plus nobles familles eussent embrassé cette condition, si par le frein des lois on n’eût su dextrement arrêter la violence de cette inclination qui les y poussait, aussi bien qu’elle en pousserait encore beaucoup de notre temps, qui au lieu de s’occuper aux grandes et héroïques actions, où leur noblesse les destine, les ferait passer leurs meilleures années dans la douceur de cette vie voluptueuse. Et comme autrefois après que l’on eût fait plusieurs lois, pour arrêter le désespoir des Vierges Milésiennes, qui se précipitaient à la mort, voyant qu’on n’en pouvait venir à bout : Les Magistrats s’avisèrent de publier un Edit, qui déclarait infâmes ces filles et les exposait à la peine d’une honteuse nudité après leur mortIII. Aussi ceux qui ont publié la loi contre les Comédiens, voyant que cette loi n’était pas une barrière assez forte pour divertir les jeunes hommes de cet exercice, pour maintenir leur premier jugement, ils ont voulu rendre incapables des charges et des dignités ceux qui mépriseraient leurs Ordonnances. De dire maintenant que cette incapacité de parvenir aux charges de la République, soit une marque d’infamie : Cette objection est frivole, puisque ceux qui sont ignorants, ou d’une basse condition sont de la même façon incapables ? Qui voudrait soutenir qu’un laboureur, ou un jardinier fussent dans le déshonneur, d’autant qu’ils ne pourraient se voir dans un emploi considérable ? D’ailleurs on a vu {p. 8} que ce serait faire tort au public que de le priver de ces personnes, principalement quand elles excellent dans leur métier, si on les admettait à des charges où elles réussiraient moins. Ceux qui considèreront et pèseront mûrement ces raisons pourront supposer aussi que comme plusieurs lois dans la suite des siècles ont été abrogées et ont perdu leur vigueur, celle que les adversaires de GUILLOT-GORJU objectent, peut avoir perdu sa vertu et sa force.

D’alléguer ici l’opinion de Platon, GUILLOT-GORJU qui a lu ses livres aussi bien que d’autres, dit et soutient que c’est alléguer la turpitude de cet Auteur ; et par conséquent non recevable. Que s’il a banni de sa République le divin Homère des vers duquel il avait emprunté, pour ne pas dire dérobé, la sublimité de son style : faut-il s’étonner qu’il aitIV voulu chasser en même temps les Musiciens, et les Comédiens qui ont un perpétuel commerce avec la divine Poésie ? Mais il a fait paraître qu’il était meilleur Philosophe que sage et prudent Politique, voulant introduire la communauté des femmes dans sa République ; laquelle opinion a été condamnée universellement de tous les Magistrats comme pernicieuse et contraire au bien public. Qui pourrait maintenant prendre pied sur ses autres opinions après une si monstrueuse proposition ? aussi tout compté et tout rabattu n’étaient-ce que de pures imaginations pour une République en Idée. Bannir les Comediens de la vie civile et commune, ce serait ôter les histoires des livres, les belles femmes du monde, la foire Saint-Germain du cours de l’année, les confitures des galeries de l’Hôtel de Bourgogne, et le Gros-Guillaume de la Comédie même. En un mot, ce serait faire un affront à la {p. 9} nature qui nous inspire insensiblement ces desseins. Ne voit-on pas que la Philosophie des enfants sont les Fables d’Esope ? Que les Maîtres dans les Académies de la vertu, jettent sans y penser des semences dans l’esprit de la jeunesse de la Comédie et du Théâtre ? Que pour les inciter aux actions généreuses et hardies on leur fait apprendre des rôles de vers pour les représenter puis après aux yeux du monde ? Et y a-t-il fils de bonne mère qui n’ait joué la Comédie en son temps, et qui ne la désirât encore jouer, voyant la mignardise et gentillesse d’un Bellerose, de Mademoiselle Beaupré, Mademoiselle Valliot, et des autresV ? La Comédie n’étant donc mauvaise de soi, qui la voudra blâmer et la traiter plus rigoureusement que les Philosophes Moraux qui l’ont mise au nombre des plaisirs légitimes et des voluptés innocentes, comme la peinture, la sculpture et la musique ?

Que si on veut fonder ce déshonneur sur le plaisir que la Comédie engendre naturellement, c’est ne connaître pas l’essence du plaisir et très mal raisonner : car GUILLOT-GORJU au contraire soutient que c’est le plaisir qui rend la Comédie agréable et louable, sans lequel elle n’aurait rien pour la distinguer des actions pénibles et sérieuses. Il n’appartient qu’aux renfrognés Stoïciens à défendre l’autre opinion, encore faudrait-il qu’ils fussent entourés des objets de la peur qui les faisait blêmir et démentir le plus souvent leur orgueilleuse Philosophie. Il n’y a rien de si conforme au naturel de l’homme que le plaisir, et encore qu’un chacun le nie, on est contraint à la fin de l’avouer, ainsi que ce Berger dans Esope, lequel n’osant dire au Lion l’endroit du bois où s’était cachée la Biche, lui montrait du doigt. De même encore que quelques-uns {p. 10} accusent la volupté, ils laissent volontiers charmer leurs esprits aux plaisirs et aux voluptés.

Les autres choses que l’homme fait c’est l’art ou l’expérience qui lui ont appris ; mais le plaisir est plus ancien que tout cela, la nature en est seule la maîtresse, et l’a enseigné aux animaux pour le soutien de leur vie : c’est pourquoi il naît avec nous et n’est jamais vicieux que quand il passe les bornes que la nature lui a prescrites. En cela on peut connaître la perversité de l’homme qui applique les meilleures choses en des mauvais usages. La raison est une chose fort excellente, mais elle devient mauvaise quand les hommes en abusent aussi bien que de la volupté. De dire que le plaisir nous est commun avec les animaux, cette objection est inutile ; car le Soleil est-il moins beau pour être commun à tout le monde, et les Eaux sont-elles moins agréables pour être divisées en plusieurs endroits de la terre ?

De cette raison GUILLOT-GORJU passe à une autre, et dit que puisque les animaux recherchent le plaisir avec tant de contention et d’ardeur, on peut conclure que c’est un bien convenable à leur nature : C’est pourquoi les Philosophes dans la division du Bien en ont fait de trois sortes : à savoir, un bien honnête, un utile, et un délectable : ou pour mieux dire, ce n’est qu’un même bien, qui a trois faces comme un corps naturel, trois dimensions lesquelles ne se peuvent séparer l’une de l’autre. Pour preuve de ceci, on peut alléguer ce qu’allèguent les Médecins, que la nature pour l’utilité de ses opérations dans le corps de l’animal, y a tellement attaché le plaisir que l’un ne se trouve jamais sans l’autre. Sur ce fondement qui doutera que le Gros-Guillaume ne prenne une incroyable volupté mêlée d’utilité {p. 11} à vider une bouteille ? Pour les actions honnêtes et de la vertu, qui les pratiquerait jamais sans le plaisir qui se trouve dans la vertu. On n’entreprend point un travail en tant que travail, et cela est tellement vrai que l’homme ne peut pas longtemps agir, en quelque condition qu’il se rencontre, sans être diverti et récréé par une nouvelle délectation.

Ce qui ne s’observe pas seulement dans la nature de l’homme et dans ses actions, mais aussi dans ses discours : De là est venu que l’Eloquence pour persuader avec plus de force, a mêlé parmi ses préceptes celui de la délectation : c’est ce point qui assaisonne les autres, c’est lui qui donne jour à la doctrine et aux raisons, et de l’activité aux mouvements. Mais outre cet avantage les anciens Orateurs n’en sont pas demeurés là, car ils ont soigneusement recherché les endroits de leurs harangues où ils pouvaient mêler une honnête raillerie pour relâcher de la sévérité des Juges. Ils ont même donné des règles pour exciter le Ris. Cicéron n’est-il pas tout plein de ces joyeuses rencontres, et ne confesse-t-il pas d’avoir formé son action même sur les actions de ceux qui étaient célèbres en la Comédie ? Et qui voudrait blâmer la dignité de la profession des Orateurs, d’autant qu’ils savent prudemment récréer les esprits des Juges ? Et qui oserait estimer les Clercs du Palais gens de peu d’honneur pour représenter la cause grasse, la veille du premier Mercredi de CarêmeVI ?

Pour ce qui est de la lecture, elle est ennuyeuse si elle n’est diversifiée : par exemple, si les Dames lisent les livres de L’Astrée, les discours sérieux d’un Sylvandre leur sembleraient-ils pas dégoûtants sans les naïvetés d’un Hylas ?

Que deviendrait enfin cette propriété de rire {p. 12} qui se retrouve en l’homme à la distinction des autres animaux, s’il ne se rencontrait quelque objet légitime pour donner exercice à cette puissance : C’est selon l’avis de GUILLOT-GORJU pour cette raison que nous estimons fous et insensés ceux qui rient pour rien et sans aucun sujet légitime : Si on veut donc condamner le plaisir de la Comédie, il faut aussi désapprouver le plaisir du Cours, des promenades, du récit gracieux des Histoires, de la Musique, des Tableaux et mille autres récréations qui ont été inventées, pour assaisonner les actions de la vie. En un mot il faut détruire la Nature dans tous les ouvrages de laquelle il se rencontre quelque image de plaisir et de volupté.

Mais quand on considérera les personnes à qui les Comédiens s’étudient davantage de donner du plaisir : je m’assure que le respect emportera sur l’esprit de ces Critiques ce que la raison n’y aura pu gagner. Ils sont la plupart du temps appelés pour divertir les Rois, les Princes, et les Seigneurs de leurs sérieuses occupations : dont les délices, comme disait un Duc de Florence, sont plus à estimer que le travail de leurs sujects, et dont les plaisirs et divertissements nous doivent être aussi précieux que leur personne nous est chère. De dire que la présence des Rois suspend pour quelque temps leur déshonneur, n’est-ce pas une subtilité trop injuste et calomnieuse ? Car encore que les Rois donnent et ôtent la noblesse quand il leur plait, est-ce pas comme qui dirait qu’une laide femme en présence des Rois et des Princes serait belle, et qu’au sortir de là elle reprendrait sa première laideur ? Que s’ils donnent ensuite la comédie au peuple, c’est un effet de leur courtoisie qu’ils ne refusent à personne.

Peut-être les adversaires de GUILLOT-GORJU {p. 13} désespérés de pouvoir mordre là-dessus non plus que sur le verre se prendront à l’argent que les Comédiens reçoivent, comme un juste salaire de leur travail. Mais en ce point ils se condamneront eux-mêmes. Y a-t-il personne au monde qui fasse rien pour rien, et qui soit excité à travailler s’il n’est alléché par le profit ? Et si cette opinion avait lieu, y a-t-il condition qui pût s’exempter de cette tache ? Tout travail mérite récompense ; et qui ne voit qu’il faudrait détruire le commerce, si les choses se donnaient pour rien : au contraire, il faudrait avouer que les Comédiens seraient infâmes, s’ils prenaient votre argent sans vous donner du plaisir, ou s’ils vous donnaient du plaisir pour rien, qui ne les estimerait gens pleins de grand loisir ? Que si la joie fait vivre selon la confession de tous ceux qui viennent à la Comédie, et au rapport des plus experts médecins : pouvez-vous trop payer cette médecine si agréable que vous prenez sans dégoût et sans peine ? Mais on commence à découvrir que cette calomnie, dont on tâche de noircir la Comédie n’est fondée que sur un intérêt et non sur aucune vérité : Car je m’assure qu’il n’y aurait pas un qui ne louât les Comédiens, et la Comédie s’ils n’étaient point obligés de mettre la main à la bourse à l’entrée de l’Hôtel de Bourgogne ; sans aucune exaction pourtant de la part des portiers : car où est le premier Sergent qu’on ait envoyé à aucune personne pour se faire payer ?

Pour les Dames, on ne croit pas qu’elles se puissent plaindre, puisque la Comédie ne leur coûte rien d’ordinaire, non plus que les boîtes de confitures que leurs adorateurs épargnent aussi peu que l’eau de la rivière. La douce violence qu’elles souffrent de ne pouvoir rire autant qu’elles voudraient {p. 14} est le seul mal qu’elles peuvent objecter aux Comédiens. D’ailleurs, y a-t-il argent que l’on donne avec moins de regret ? après-dînée qu’on estime mieux employée ? Et qui est-ce dans son âme qui soupçonne le moindre déshonneur parmi une troupe si belle, voyant les merveilles de leur Théâtre. Il paraît aussi que cette opinion est seulement dans l’esprit du vulgaire comme une maladie épidémique : car pour les Grands ils ne se contentent pas de payer au double les loges, mais ils leur font outre plus de très grands présents estimant ne pouvoir trop récompenser un si agréable travail.

Après avoir porté cette botte franche que les adversaires de GUILLOT-GORJU ne peuvent parer, il triomphe ici en un mot du reste de leurs faibles raisons, alléguant que si la Comédie n’était suivie d’une farce, elle serait plus tolérable. Mais au contraire si la Comédie n’était assaisonnée de cet accessoire, ce serait une viande sans sauce, et un Gros-Guillaume sans farineVII étant plutôt une étude qu’un divertissement. Il y a non seulement des farces indifférentes, mais honnêtes ; et si on demande combien il y a de Comédies honnêtes, on peut répondre qu’il y en a autant que d’actions honnêtes parmi les hommes : que si ce qui suit la Comédie peut être plus proprement appelé le tableau des actions humaines, si par hasard on y représente quelque chose qui choque la modestie, combien les actions en effet sont-elles plus odieuses, dont les Comédies ne sont que le tableau ? Et GUILLOT-GORJU s’en rapporte à ses critiques, savoir s’ils croiraient à la foi de Gros-Guillaume lorsqu’il s’excuserait de leur faire une farce, et s’ils tiendraient leur argent bien employé s’ils n’étaient servis de ce plat à la fin pour la bonne bouche, qui est proprement après une ample collation, une boîte de dragées ou de {p. 15} confiture. Que s’il y a quelque chose de licencieux dans son action il se soumet à la censure des Dames, dont il respectera toujours les yeux aussi bien que les oreilles. Mais comme ces hypocondriaques ne savent à quoi se prendre ni de quel bois faire flèche, ils estiment que la Comédie est cause de plusieurs désordres. Et qui commet ces désordres, sinon les insolents qui s’y trouvent, et les ennemis des belles actions ? Et pourquoi blâmez-vous les Comédiens des fautes que vous faites ? Dans les lieux les plus augustes s’y peut-il pas rencontrer des désordres de cette nature, y a-t-il assemblée publique où il ne se trouve un mélange de brouillons avec des honnêtes gens ? Cette objection aurait pu être faite voirement avec plus de raison que maintenant, quand elle serait de valeur. Autrefois les Comédiens n’étant pas si parfaits et excellents dans leur art, ils ne tenaient pas les yeux et les oreilles des spectateurs attachés, ce qui était cause qu’on se divertissait quelquefois à autre chose, mais la modestie est si grande à présent, et on est tellement ravi des bonnes pensées et de belles conceptions de la poésie que chacun se tient dans sa loge, comme des statues dans leur niches, et les Dames y sont si retenues, que c’est tout ce que peut faire le Gros-Guillaume que leur apprêter à rire.

Si le Soleil attire à soi les vapeurs et exhalaisons de la terre ce n’est à dessein de former des tonnerres et des tempêtes dans la moyenne région de l’air. Aussi l’intention des Comédiens vous attirant en ce lieu, est pour vous y donner un agréable divertissement, car ils sont les plus fâchés quand il se fait du bruit, pour preuve de ceci c’est que si vous les vouliez croire jamais vous n’y ameneriez vos laquais, et jamais il n’y entrerait de passe-volantsVIII. Est-ce à dire que si dans le Heaume, la Grosse Teste ou les Trois MailletsIX, {p. 16} quelqu’un abuse du vin que Paumier ou Gros-Guillaume n’en doive jamais boire ? Que si quelque insolent se fait paraître durant la Comédie qu’on ne doive jamais venir à l’Hôtel de Bourgogne ?

Au reste GUILLOT-GORJU demande s’il y a lieu au monde d’où on sorte plus content ? Aussi ceux qui tiennent l’affirmative n’ont pu persuader leur opinion qu’à quelques intéressés, qui dans la foule ou les brouilleries ont perdu le castor, et quelquefois la pane, mais les Comédiens en sont les plus fâchés, car ils savent bien que ces gens après des pertes si sensibles ne viennent de deux ans à la Comédie ni à l’Hôtel de Bourgogne, dont l’approche leur a été si funeste : et il est aussi rare maintenant que les éclipses qu’on y laisse autre chose que l’argent qu’on demande à la porte.

Où est donc cette infamie dont on s’efforce de charger GUILLOT-GORJU ? Et s’il y en a comme quelques-uns tâchent à le montrer comment l’ose-t-on dire sans avoir peur de participer à cette infamie ? Quelle perversité n’est-ce point, dit un grand personnage, d’aimer ceux que l’on condamne, de mépriser ceux que l’on applaudit, d’adorer l’ouvrage dont on blâme l’ouvrier ? Quel jugement de travers est celui-là qu’un homme soit déshonoré par les mêmes moyens qui lui acquièrent des louanges ? Aussi GUILLOT-GORJU estime que l’ayant vu vous perdrez la mémoire du défunt, et cette opinion plutôt que les Dames ne perdront leurs amours, et le Gros-Guillaume ses gouttes ; mais il ne se soucie pas que vous la perdiez ou non, pourvu que vous ne perdiez point l’envie de venir à l’Hôtel de Bourgogne, où il attend tous ses critiques, vos objections, et votre argent qu’il ne refusera jamais venant de mains si belles et si libérales.

FIN