Étienne La Font de Saint-Yenne

1759

Lettre à M. Gresset

Édition de Valentin Abel
2016
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2016, license cc.
Source : Lettre à M. Gresset Étienne La Font de Saint-Yenne p. 1-16 1759
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

Lettre à M. Gresset §

{p. 1}LETTRE
A
M. GRESSET,
De l’Académie Française,
Au sujet de celle qu’il a publiée sur la Comédie.

J’ai vu depuis peu de jours, Monsieur, votre Lettre imprimée sur la Comédie : elle annonce vos regrets au sujet des Pièces de Théâtre que vous avez données au public, et de vos bagatelles rimées, dont la plupart ont fait l’admiration de nos meilleurs esprits, et les délices des connaisseurs. Je ne puis assez louer le courage de cette rétractation authentique et très édifiante, que {p. 2}peut seule inspirer notre divine Religion. C’est le fruit de vos méditations sur les devoirs que nous impose sa doctrine la plus pure et la plus sainte, dictée par la sagesse même sous le voile de notre humanité. Cette doctrine, puisée dans le sein de l’Eternel, nous ordonne de renoncer en face de l’Eglise, et par les promesses les plus solennelles, à tout ce qui peut nous être un obstacle pour arriver à la félicité la plus sublime. La hauteur de cette félicité à l’égard de la créature, est d’être un jour éternellement associée à la propre gloire de son Créateur. Quel degré de grandeur aurait-elle pu imaginer qui lui fût comparable ! Mais par quelle voie ce maître absolu de ses bienfaits a-t-il voulu la faire arriver à ce bonheur si prodigieux ? La voici. C’est en nous privant volontairement de la jouissance illégitime des créatures et des plaisirs des sens, qui dégradant la noblesse de notre origine, ne peuvent jamais remplir les desirs immenses d’un cœur plus vaste {p. 3}que cet univers et que tous les êtres créés. Objet unique de notre amour, Dieu veut que nous lui rapportions toutes les pensées, toutes les volontés et tous les actes d’une âme qu’il a créée pour sa gloire, et formée à son image. Quoi de plus juste ! Il demande que nous préférions l’amour d’un bien éternel à l’amour de la réputation et des applaudissements des hommes, toujours frivoles, passagers, et souvent injustes ; que nous lui consacrions nos talents et les lumières de notre esprit qui lui appartiennent, et dont il nous demandera un compte sévère. Et de quels biens les hommes peuvent-ils payer l’abandon précieux que nous leur faisons des productions de notre esprit ? Ont-ils la puissance de nous assurer cette paix du cœur, trésor si désirable ? Ces talents enviés ne nous attirent-ils pas au contraire leurs calomnies et leur jalousie jusqu’au tombeau ? Voyons à présent les biens que nous promet le plus riche et le plus magnifique de tous les Souverains, {p. 4}en échange de ces sacrifices. L’homme se fut estimé heureux par l’exemption de tous les maux et des besoins de cette vie. Mais ce bonheur oisif et tranquille eût-il rempli les desirs d’un cœur fait pour aimer, et qui ne peut trouver de repos que dans l’amour et dans la possession d’un bien inaltérable et infini comme lui ? Et c’est là la récompense que Dieu lui destine : l’union éternelle à sa propre gloire ; la contemplation de ses perfections, accompagnée d’une joie qui l’inondera de sa plénitude, et qui sera sans fin comme sans affaiblissement.

Voilà, Monsieur, les grands motifs, voilà les sublimes espérances qui vous ont fait sacrifier cette fumée qu’on nomme réputation, aux seuls biens réels et durables, et qui vous ont forcé d’abjurer des talents si chers à notre orgueil, en ce qu’ils nous élevent au-dessus des esprits ordinaires, et ravissent leur admiration. Quelle victoire sur l’amour propre ! Qu’elle est pénible et qu’elle est {p. 5}rare ! Combien serait-elle au-dessus des forces de l’homme, sans la toute-puissance de la grâce !

Vous nous peignez dans votre Lettre avec énergie, et en même tems avec douleur, ce combat intérieur, cette guerre continuelle que nous livre l’opposition de nos actions, avec notre croyance et nos principes, et vous nous développez en même temps une vérité bien humiliante. C’est que dans la fièvre de l’âge, et possédés de l’enthousiasme poétique, nous hasardons des maximes fausses et scandaleuses, entraînés par l’harmonie du vers, par la beauté de la rime, mais plus souvent encore par le désir du nom de bel esprit, titre aujourd’hui si flatteur, qui fait regarder nos vérités les plus sacrées comme des erreurs populaires, et le catéchisme du vulgaire ignorant et crédule. Voilà ce qui fait rimer tant de maximes erronées, que la voix impérieuse de la vérité qui réside au fond de notre cœur, condamne et désavoue malgré l’impiété de {p. 6}notre plume, et que nous nous efforcerons en vain d’étouffer.

Que nos Philosophes du jour, si hardis et si superbes, osent attribuer à la matière et à la brute, la faculté de démêler et d’approfondir ces contrariétés ! Qu’ils osent assurer que les sensations, c’est-à-dire, les idées que reçoit l’âme matérielle, suivant leur système, par les organes des sens, puissent combiner des sentiments si déliés, si spirituels, et les juger ! L’absurdité de ce paradoxe n’est pas même digne de réfutation.

Vous avez prévu, Monsieur, l’effet de votre Lettre sur les mondains et sur nos grands esprits : elle n’a été dictée, selon eux, que par le faste et l’orgueil, qui seul vous l’a fait publier. En vain ai-je essayé de leur démontrer l’inconséquence de leurs raisonnements, et l’impossibilité d’accorder la vanité de l’amour propre, avec un aveu aussi humble et aussi chrétien qui l’écrase et qui l’atterre, qui soule aux pieds des lauriers cueillis, et ceux dont vous êtes encore {p. 7}en état de vous couvrir. Que m’ont-ils opposé ? Des paralogismes usés, cent fois anéantis ; des axiomes de leur nouvelle morale philosophique. Bornés aux seuls plaisirs d’amusements, leurs plus chères délices, ils s’élèvent avec fureur contre la chimère des vertus chrétiennes dont ils font gloire de fronder l’élévation et la dignité, et leur incompatibilité avec toute fausse modestie.

Voilà les hommes, mon cher Monsieur, toujours prêts d’empoisonner le motif des actions les plus louables, quand ils se voient dans l’impuissance d’attaquer l’évidence de leur réalité.

Vous nous promettez une Edition de vos Œuvres, revue et examinée, le flambeau de la Morale chrétienne à la main. Le Public se flatte que vous y laisserez tout ce qu’un enjouement innocent vous a dicté. La piété véritable ne fut jamais ennemie de la gaieté : elle en fait même le caractère. Vous joignez à cet enjouement les grâces du style, et cette facilité, cette aisance originale, {p. 8}où l’on ne voit nul travail d’esprit, et qui ajoute infiniment à l’agrément et à la nouveauté de vos pensées ; elle en fait le charme ; et il serait difficile d’en trouver aucun modèle dans les Poètes Latins, ni dans les Français anciens et modernes.

Je ne puis passer ici sous silence la beauté de vos Portraits, puisque la Peinture fut toujours l’âme et l’essence de la vraie Poésie. Le coloris de la vôtre est extrêmement enchanteur, par la sublimité de l’imitation. Peut-on rendre avec plus de vérité l’air important et l’épaisseur du génie de la plupart de nos Crésus modernes ? Je dis la plupart ; et il y aurait de l’injustice à n’en pas excepter un petit nombre de modestes, et d’un esprit délicat et cultivé. Quels tableaux touchés avec plus d’art, que ceux de l’esprit tortillé, inconséquent, et sans nulle vigueur de nos frivoles déclamateurs dans la ChartreuseI, et surtout dans le style ingenu que vous leur opposez du Curé de la Seigneurie, {p. 9}peint avec une naïveté ravissante ! Quelles images plus fortes, plus intéressantes, souvent même sublimes de la perversité de nos mœurs et de nos usages, principalement dans le Temple de Thémis, où la plupart de ses Ministres assoupis sur leurs redoutables Tribunaux, laissent à leurs passions le privilége odieux de mettre les poids dans sa balance, et où le plus grand nombre de ses organes fait un trafic honteux et mercenaire de l’éclat de leur voix et de la subtilité de leurs sophismes, du faux et de la vérité, selon vos propres expressions !

L’on espère entendre encore le caquet dévot et libertin de Vert-VertII, quand il aura été purifié, et le babil si agréablement rendu de ces Révérences cloîtrées. Le Public relira avec la même satisfaction le voyage et les erreurs de ce nouvel Ulysse chanté dans votre charmante Iliade, aussi excellente dans le genre comique, que celle du Poète Grec dans l’Héroïque, et fort supérieure à {p. 10}son Poème insipide du Combat des Rats et des Grenouilles, dont le style languissant et froid ne saurait être comparé au style vif et enjoué de votre Héros, et dans le ton de la bonne plaisanterie, soutenu jusqu’au dernier vers.

Peut-on trouver dans aucun ouvrage en ce genre, rien de si délicatement imaginé, et de si heureusement décrit, que les Statuts de cette délicieuse République, qui terminent la pièce de la Chartreuse ? Où pourrait-on goûter avec autant d’abondance que de choix les plaisirs de l’esprit libre de tout préjugé et de tout soin incommode dans le sein d’une oisiveté philosophique ? Quel lieu plus propre à oublier voluptueusement et aussi parfaitement les biens et les maux de l’autre vie, et l’Auteur de notre être, que dans cette société d’Epicuriens choisis et délicats ? Société dont la seule description est si séduisante, qu’elle a fait plus d’une fois regretter aux disciples de la nature et de ses doux penchants, de n’être qu’une agréable {p. 11}chimère, impossible à réaliser.

Il y a des traits trop excellents dans l’Epître à votre Muse (à la morale près de trois ou quatre vers), pour qu’ils ne passent pas à l’admiration de nos neveux, quand même ils seraient retranchés de votre nouvelle édition. Aucun de nos Poètes n’a rien écrit de supérieur pour la beauté et l’élévation des sentiments à ces deux morceaux de votre Epître, dont l’un commence, Trop insensé qui séduit par la gloire…, et l’autre encore plus précieux, Je veux qu’épris d’un nom plus légitime…. Quelles admirables idées ! Qu’un homme est grand, quand il pense ainsi ! Non, non, l’esprit n’imagine point de si divines maximes : c’est la plume du cœur qui les écrit ; c’est lui seul qui les enfante, parce que lui seul en a le germe dans son sein.

Je ne dirai rien de vos Pièces de Théâtre, ni du MéchantIII, dont l’illusion trop séduisante me fit l’Apologiste dans son temps. J’attends avec impatience la Critique que vous nous promettez {p. 12}d’un ridicule national, vicieux et très-commun : je croirais que ce serait l’Esprit Philosophique, si ce caractère était celui de notre Nation, chez laquelle le vrai Philosophe est fort rare, si l’on entend par ce mot ceux qui enseignent et qui pratiquent les maximes de la bonne morale, et si nous n’avions pas vu naître dans ce siècle l’abus scandaleux de ce titre respectable, et la plus fausse Philosophie.

Vous voilà à présent engagé, Monsieur, à occuper votre talent à des sujets utiles aux mœurs et à la Religion, et surtout à dissiper et à détruire ce tourbillon d’insectes qui lancent tous les jours contre elle leur aiguillon venimeux, et osent publier leurs railleries impies et punissables de ses dogmes sacrés. Brisez, Monsieur, ces plumes hardies, écrasez leurs blasphèmes, non par des raisonnements sérieux et théologiques ; il en paraît tous les jours d’excellents en ce genre, et dont la plupart ne sont point lus par ceux pour qui {p. 13}ils sont faits ; mais par les traits de cette plaisanterie fine et délicate que vous savez manier avec tant d’adresse sous le voile d’une allégorie ingénieuse, souvent plus persuasive que des arguments doctement froids et méthodiquement léthargiques.

Je finis, Monsieur, en vous réitérant ma satisfaction de votre Lettre, malgré toutes les censures privées et publiques : ente autre, celle d’un Ecrivain fort connu et de beaucoup d’esprit, qui s’est adressé une Lettre d’un Poète Anglais, auteur de plusieurs Poésies dramatiques qu’il abjure entre les mains d’un Ministre Anglican, savant Docteur, et également habile médecin, puisqu’il le guérit sur le champ de tous ses scrupules, en lui apprenant que ses Pièces de Théâtre sont à peine connues, et qu’elles tomberont bientôt dans un entier oubli. Il est assez singulier qu’un Auteur ait ignoré le succès de ses Pièces dans le temps, et qu’il ait attendu douze années à en être informé par un {p. 14}homme d’Eglise. Ce même Docteur Anglais y ridiculise injustement ce que vous dites de très moral à l’occasion de la Comète derniere. Il vous fait faire un hors de propos grossier de vos Ecrits dramatiques avec ce phénomène, en supprimant vos réflexions sensées sur le peu d’utilité pour les mœurs de l’exactitude dans nos spéculations astronomiques, lorsqu’elles ne nous mènent point à réfléchir sur notre destinée éternelle, et à l’état où nous serons pour toujours au retour de cette Comète. Cette critique peu équitable n’a pas laissé de plaire au Public, et de réjouir beaucoup nos beaux esprits avides de toute censure juste ou injuste. Mais faisons bien, Monsieur, et laissons rire. Ce ne sera ni l’injustice de nos Censeurs, ni les préjugés aveugles des passions humaines qui seront nos juges, ce sera Dieu seul, dont l’œil perce le fond des cœurs. Jugement terrible que nous prononcerons contre nous-mêmes à l’instant de la mort, instant où tous les voiles tomberont, {p. 15}et où il sera trop tard, comme vous le dites éloquemment, pour brûler nos Ecrits suspects et indélébiles au flambeau de notre agonie.

Vous nous assurez que jamais le Théâtre n’aura l’approbation de l’Eglise. L’opposition évidente des maximes de l’Evangile, avec celles qu’on y débite, et l’inutilité jusqu’à ce jour des efforts de ses défenseurs plus savants en morale que les Bossuet, les Nicole, les Peres et tous les Conciles, nous répond de l’accomplissement de votre prédiction. M. Rousseau de Genève nous a démontré invinciblement son incompatibilité avec les bonnes mœurs, dans son éloquente Lettre à M. d’Alembert. En vain celui-ci a épuisé toutes les ressources de son génie pour renverser ses arguments : on a admiré avec justice la subtilité de son esprit ; et les raisons du sieur Rousseau sont restées victorieuses. Quels regrets pour les vrais Chrétiens, qu’un génie d’une trempe aussi forte, et un si homme de bien, vive et meure {p. 16}victime des ténébres de l’erreur ! Demandons avec les plus vives instances au Dieu de la vérité et à l’Auteur de toutes lumieres, qu’il daigne l’éclairer avant la fin de sa carriere. Pour moi, Monsieur, soyez persuadé que jusqu'au terme de la mienne, j’honorerai votre piété et votre religion ; et j’admirerai vos Ouvrages. J’ai l’honneur d’être ; avec ces sentiments, Monsieur, etc.

P. S. En finissant cette Lettre, je reçois le Journal de Trévoux, dont le principal Auteur est fort de mes amis, et s’est concilié l’estime générale des savants et des gens de bien par sa modestie, sa sagacité, son impartialité et son désintéressement : le cas qu’il fait de votre Lettre, l’a engagé à la déposer toute entière dans son Journal, comme un monument consacré à la Religion dont il est l’infatigable défenseur contre tous les Ecrivains qui osent l’attaquer.