Charles de La Grange

1694

Réfutation d’un écrit favorisant la Comédie

Édition de Marie-Hélène Goursolas
2018
Source : Charles de La Grange, Réfutation d’un écrit favorisant la Comédie, Paris, Edme Couterot, 1694, p.1-88,
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

[FRONTISPICE] §

REFUTATION
D'UN ECRIT
favorisant
LA COMEDIE.

Donare res suas Histrionibus, vitium est imane. Aug. Tract. 100 in Joan.
Donner son bien aux Comédiens, c'est un vice énorme. Aug. Tract. 100. in Joan.

A Paris,
Chez Edme Couterot , rue S. Jacques,
au bon Pasteur.
M. DC. LXXXXIV.
AVEC PRIVILEGE DU ROI.

{p. 1}REFUTATION D’UN ECRIT FAVORISANT LA COMEDIE

Il paraît depuis peu dans le Public, à la tête des Pièces de Théâtre du Sieur Boursaut, une Lettre qui est tout à la fois et une Apologie de la Comédie telle qu’elle se représente en ce temps, et une Approbation avec éloges des Ouvrages de cet Auteur I. La douleur sensible que cet Écrit m’avait causée, jointe au bruit répandu de toutes parts que c’était l’Ouvrage d’une personne distinguée par sa qualité et par son mérite, me portait à commencer cette Réponse par {p. 2}me plaindre à lui-même de l’injustice d’un procédé que je croyais être le sien ; lorsque par un bonheur que je n’osais espérer, j’ai vu une Lettre Originale Française et Latine, adressée à Monseigneur l’Archevêque de Paris, et signée de la main même de celui contre lequel j’allais mettre la main à la plume. Dans cette Lettre il désavoue en termes si formels l’Écrit que je combats, et la mauvaise doctrine qu’il contient, que je ne dois plus m’en prendre à lui ; et je ne regarderai plus dorénavant ce Théologien sous le mérite duquel l’Auteur de la Lettre a voulu se mettre à couvert, que comme un fantôme que les Comédiens ont fait paraître, ou comme un homme imaginaire qu’ils ont travesti, et auquel ils ont appris leur langage. Je ne laisserai pas néanmoins de répondre aux raisons que cet Auteur quel qu’il puisse être, apporte pour autoriser la Comédie : et quoiqu’elles n’aient rien que de faible, je tiendrai bien employé le temps que j’aurai mis à les réfuter ; parce que quand l’esprit de l’homme est flottant entre le bien et le mal, ou quand son cœur est déja penché sur le bord du précipice, les moindres prétextes qui favorisent sa corruption, l’entraînent et l’emportent à sa perte.

Il entre tout d’un coup en matière ; et {p. 3}après avoir déclaré, que pour guérir le Sieur Boursaut de la crainte scrupuleusePage 1 où il est, que sa conscience ne soit blessée dans ses Pièces de Théâtre, il s’engage dans une des plus difficiles, mais des plus curieuses Questions qu’un Théologien puisse traiter. Voici comme il parle : « Plus j’examine les Saints Pères, plus je lis les Théologiens, plus je consulte les Casuistes, et moins je sais à quoi me déterminer. À peine ai-je trouvé quelque tempérament dans les Scholastiques, qui presque tous sont d’avis de lui faire grâce, que je me sens accablé par un torrent de passages des Conciles et des Pères, qui depuis le premier jusqu’au dernier, ont tous fulminé contre les Spectacles, et ont employé la ferveur de leur zèle, et la vivacité de leur éloquence pour en donner une si grande horreur aux Fidèles, que les consciences faibles et timorées ne veulent pas même qu’il soit permis d’en disputer. » 0

Qui ne croirait que notre Théologien ayant à prendre ici parti, s’en va renoncer aux Scholastiques pour se ranger du côté des Conciles et des Pères, qui depuis le premier jusqu’au dernier, ont tous fulminé contre les Spectacles ? Qui ne s’attendrait à lui voir relever la majesté et l’autorité d’une Tradition si reconnue ? {p. 4}Pour moi j’espérais lui voir tirer de cette uniformité de sentiments entre les Conciles et les Pères, une conséquence infaillible ; savoir, que la doctrine qui condamne les Théâtres, est celle que l’Esprit Saint a inspiré à son Église, et que celle qui lui est opposée ne peut venir que des hommes, ou peut-être d’une source encore plus mauvaise. Je m’attendais, eu égard au scandale des âmes faibles et timorées, qu’il allait demander qu’on fermât les Théâtres, sachant que celui-là pèche contre Jésus-Christ, qui blesse la conscience faible de son frère ;II

1. Cor. 8.

et que selon la doctrine de saint Paul, ce n’est pas celui qui est faible qui doit se surmonter pour imiter celui qui est plus fort ; mais celui qui est plus fort, qui doit relâcher de ses droits pour s’accommoder au plus faible.

Mais notre Auteur fait tout le contraire, sans se mettre en peine du prodigieux nombre d’âmes dont il va causer la perte : Il abandonne le sentiment de tous les Conciles et de tous les Pères, pour se ranger du côté de quelques Scholastiques, qui se sont exprimés en apparence, comme s’ils tenaient la mauvaise cause qu’il défend. Que les raisons sur lesquelles il s’appuie dans un si mauvais choix sont défectueuses, et qu’il est facile d’y répondre ! 1. Il {p. 5}dit que l’Écriture ne condamne point en termes formels la Comédie. 2. Qu’elles ont été inventées pour reprendre les vices des Grands. 3. Que les Pères ne les condamnent que parce que de leur temps il s’y commettait des idolâtries ou des impuretés grossières. 4. Il y a eu des Pères dans les derniers Siècles qui n’ont pas été si sévères contre la Comédie. 5. Les Comédiens se peuvent sauver, parce qu’ils font de bonnes œuvres. 6. Les Comédiens d’à présent n’ont rien que de modeste et de bien réglé. 7. On ne s’élève point si fort contre les jeux de hazard, qui ont été aussi défendus. Examinons la faiblesse de toutes ces raisons.

I. Lisez et relisez, dit-il,

Pag. 4.

l’Écriture, vous n’y trouverez point de précepte formel et particulier contre la Comédie. Ce n’est pas entrer dans le sens de l’Écriture, que de n’y appercevoir autre chose que les commandements ou les défenses de ce qui y est exprimé en termes formels : Elle se contente souvent d’enseigner certaines maximes, et certaines règles générales, sans les appliquer à une infinité de faits particuliers. C’est à nous à la méditer pour connaître l’étendue presque infinie des Commandements du Seigneur : Latum mandatum tuum nimis.

Ps. 118.

En effet, il y a {p. 6}une infinité de crimes dans chaque espèce dont la défense ne se trouve pas dans l’Écriture ; comme il y a des bonnes œuvres sans nombre, auxquelles les Chrétiens peuvent être obligés dans les rencontres soit par rapport à Dieu, soit par rapport au prochain, dont le précepte ne se trouve en termes formels ni dans l’Ancien, ni dans le Nouveau Testament. Combien les Conciles ont-ils décidé, ordonné, défendu de choses dans l’Église, sur l’autorité de la Tradition ? Combien ceux qui traitent des Cas de Conscience approuvent-ils, ou condamnent-ils tous les jours d’actions, conformément à la doctrine de l’Écriture, quoiqu’ils n’y aient pas trouvé mot à mot les résolutions solides qu’ils donnent à ceux qui les consultent. C’est assez pour condamner un abus que l’on trouve dans le Texte sacré, des Lois et des enseignements qui y soient contraires : Et si l’Apôtre saint Jean a dit que le monde ne pourrait pas tenir les Livres qui décriraient le détail de la vie de Jésus-Christ ; on peut dire que toute la vie d’un homme ne suffirait pas pour lire l’Écriture, si elle était entrée dans le détail de chaque action, pour la justifier comme bonne, ou la condamner comme mauvaise.

Ainsi, c’est mal raisonner pour un homme {p. 7}qui se dit Théologien, de dire que quoique tous les Pères et les Conciles défendent la Comédie, on peut néanmoins y aller ; parce que l’Écriture ne défend pas en termes exprés d’aller à la Comédie. Pour raisonner mieux, il faut dire, l’Écriture ne parle en aucune part des Spectacles, et elle ne laisse pas de condamner les Spectacles ; parce qu’elle contient des maximes qui sont toutes combattues par les Spectacles. Elle veut par exemple que nous aimions notre prochain comme nous-mêmes,

Math. 5. 45.

et que nous donnions le superflu de nôtre bien aux pauvres :

Luc. 11. 41.

Ces deux préceptes ne sont-ils pas violés, quand un Abbé, pour donner du divertissement aux Dames, met par an quarante ou cinquante louis d’or à la Comédie, dans un temps où les pauvres meurent de faim et de misère. L’Écriture nous dit : Employés tous vos soins à garder votre cœur.

Prov. 4. 83.

Celui qui aime le péril, y périra.

Eccli. 3. 17.

Détournez vos yeux d’une femme coiffée à l’avantage, de peur que sa beauté ne vous soit un sujet de scandale et de chute.

Eccli. 9. 8.

La Comédie n’est-elle pas une occasion prochaine de manquer à tous ces enseignements salutaires, quand on y trouve tout ce qui peut plaire aux yeux, charmer les oreilles, toucher le cœur ? Quand les Comédiens n’oublient rien pour émouvoir les {p. 8}Spectateurs, et les faire entrer dans le sentiment des passions qu’ils représentent ? L’Écriture nous dit : Le Fils de l’Homme envoyera ses Anges pour ôter de son Royaume tous les scandales.

Math. 13. 41.

Malheur à l’homme qui fait du scandale.

Math. 18. 7.

Si quelqu’un scandalise un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu’on lui attachât une meule au col, et qu’on le jettât dans le fond de la mer ? Ceux qui jouent la Comédie, ceux qui l’autorisent par leurs Écrits, ou par leurs exemples, ne tombent-ils pas dans cette malédiction ; puisqu’ils sont cause qu’une infinité d’âmes tendres et faibles, sentent réveiller leurs passions, deviennent savantes dans le mal, et souvent s’y laissent emporter ?

Qu’est-il donc besoin après cela que l’Écriture parle expressément de Théâtre, d’Opéra, de Comédie, ou de Bal ; puisqu’il n’y a personne qui raisonnant sans se flatter, n’y trouve tout d’un coup la condamnation de toutes ces choses. Il ne sert de rien à l’Auteur de dire, que tout le scandale qui se trouve à la Comédie, est un scandale passif, et non pas actif, sur le vain prétexte, qu’on n’oblige personne d’y venir. C’est un scandale actif de la part des Comédiens, et de tous ceux qui entraînent leur prochain ; parce qu’ils contribuent au {p. 9}mal, et qu’ils mettent leur frère en danger. C’est un scandale actif de composer un mauvais Livre qui contienne des erreurs ou des impuretés, quoiqu’il soit libre à tout le monde de ne le point lire. C’est un scandale actif de mettre dans un Jardin public Venus nue, ou quelqu’autre Statuë déshonnête, quoique personne ne soit obligé d’entrer dans ce Jardin. C’est un scandale actif de paraître dans une Église d’une manière immodeste, quoique chacun puisse détourner ses yeux pour peu qu’il ait soin de son âme. C’est aussi un scandale actif et très-pernicieux, de dire et de représenter des choses touchantes en fait d’amour ; parce que c’est préparer le poison et le présenter, quand même il ne se trouverait personne qui le voulût boire.

Ce sont là les sentiments de l’Eglise ; sentiments dans lesquels elle n’a jamais changé : Elle a toujours cru que les divertissements de la Comédie étaient condamnés par l’Écriture, quoique le Texte sacré ne prononce point le mot de Comédie. Elle a toujours été en possession de condamner les Théâtres, de tenir les Comédiens pour gens excommuniés, de les priver de la participation aux Sacrements ; de déclarer dans ses Rituels qu’on ne les doit point absoudre, même à la mort, s’ils ne promettent {p. 10}de renoncer à leur dangereux Métier.

II. Il n’y a rien de moins pardonnable que la supposition faite par l’Auteur de l’Écrit, pour donner du grand air aux Comédiens, leur attribuant une origine qui soit noble ; lorsqu’il dit que les Grecs les inventèrent pour reprendre les vices des Grands. Il semble qu’il ait plus d’envie d’amuser son Lecteur que de lui apprendre quelque chose de bon. Comme s’il était probable que les Princes, que les Conquérants, que les Rois eussent bien voulu avoir des Comédiens et des Farceurs pour Pédagogues. Comme si les Grands du Monde, qui ne peuvent souffrir qu’on leur donne un mot d’avis, quoiqu’on le fasse en la manière du monde la plus respectueuse, qui disgracient leurs plus chers favoris, quand ils font le moindre semblant de ne pas entrer dans leurs passions les plus injustes, avaient été autrefois d’humeur à écouter patiemment les leçons, ou plutôt les insultes qui leur auraient été faites devant tout le monde par une troupe de Baladins qui les auraient tournés en ridicules. Nous dirons quelque chose de plus solide, quand nous avancerons que tous les Spectacles ont une même origine aussi mauvaise les unes que les autres : qu’ils ont commencé par la superstition ; qu’ils ont été rafinés par le plaisir ; et qu’ils {p. 11}se sont maintenus par la Politique. Généralement parlant il y a eu trois sortes de Spectacles, des Danses, des Combats, des Récits, qui tous se sont accredités dans le monde d’une même manière.

Pour commencer par la Danse : Qui est-ce qui ne sait pas que ç’a été la première manière d’honorer les Idoles ? les hommes grossiers ne connaissaient point anciennement d’autre manière de culte que celui-là : car pour la Prière et l’Invocation, peu de gens en étaient capables. C’était donc par ces témoignages extérieurs de joie, et par la Danse, qu’ils exprimaient autour d’une Idole tout ce qu’ils en pensaient ; c’est-à-dire, la confiance qu’ils y mettaient, le ressentiment des grâces qu’ils croyaient en avoir obtenues, et l’espérance d’en recevoir encore de nouvelles. C’est ce que nous voyons dans l’Écriture, qui nous dit qu’à peine les Israëlites eurent-ils fondu un Veau d’or dans le désert, qu’ils se mirent à danser, comme pour faire la consécration de cette Idole, pour reconnaître qu’ils en tenaient leur délivrance de l’Égypte, et qu’ils en attendaient encore d’autres secours. Nous voyons aussi que les Idoles des Nations s’honoraient de la même manière ; et on peut dire que c’était en partie ce qui causait les fréquentes infidelités du {p. 12}peuple Juif. Ils ne pouvaient souffrir ce culte sérieux et modeste si digne de la Majesté d’un Dieu, qui veut qu’on l’adore en esprit et en vérité ; et ils étaient charmés au contraire, de ces Sacrifices dont les abominables Cérémonies étaient relevées par la Danse des jeunes filles et des jeunes garçons.

Disons-en de même des Combats si sanglants des Gladiateurs. Le démon au milieu de tout cet air si riant qu’il donnait à la superstition et au culte qui lui était rendu, ne pouvait cacher la haine mortelle qu’il porte à l’homme ; c’est pourquoi n’étant pas content du sang des bêtes dans le temps même où Dieu n’en demandait point d’autre, il exigea dans ses Mystères qu’il y eût du sang humain répandu. Chacun sait que l’Idole de Moloch était un Monstre d’airain creux au-dedans, qui avait les mains tellement disposées, qu’on y mettait des petits enfants qui y brulaient quand ce métal devenait enflammé par une fournaise souterraine. Cela ne contenta pas encore ce malheureux esprit ; il voulut voir du sang d’homme dans un âge parfait : témoins les Prêtres de Baal dans ce fameux Sacrifice qu’ils entreprirent d’offrir en présence du Roi Achab et du Prophète Elie ; ces misérables se faisaient des incisions et des découpures dans la chair {p. 13}avec des lancettes et des couteaux, jusques à être tous couverts de sang. De là il passa à se faire immoler des hommes tous entiers ; ce qui était fréquent dans nos Gaules parmi les Druides. La malheureuse coutume vint ensuite d’honorer la Pompe funèbre des Grands qu’on voulait faire passer au rang des Dieux, par des Combats de gens qui se tuaient au bas du bûcher, comme pour dire, que la terre ayant perdu ces Héros, il n’y avait plus qu’à faire périr tout le reste.

Les Récits, c’est-à-dire, les louanges des Dieux, d’où a tiré naissance le Poème Dramatique, n’était pas moins un effet de la superstition. Les hommes qui se poliçaient en differents Pays, ne s’accommodaient pas tous de ces cruautés, ni du silence des Prêtres qui cachaient avec grand soin leurs Mystères : Ils voulurent connaître les Divinités qu’ils adoraient. On tâcha longtemps d’amuser le Peuple avant que d’avoir imaginé cette espèce de Théologie ridicule, dont enfin on convint par tout le monde. D’abord on ne louait que la beauté extérieure des Idoles, et cela suffisait, selon que nous lisons dans la Sagesse,

Sap. 14. 18.

que l’excellence de l’Ouvrage des Sculpteurs contribua beaucoup à faire reconnaître les Idoles pour des Dieux. Je crois que {p. 14}c’est quelque chose de cela, qui est dit de Balthasar et de ses Courtisans dans ce grand Festin où il profana les Vases du Temple de Jerusalem : « Qu’ils louaient leurs Dieux d’or, d’argent, d’airain, de fer et de pierre. » Des traits exterieurs on passa à la vie et aux actions. La plupart de ces Dieux ayant été de grands hommes, on fit leurs éloges, et on loua ce qu’ils avaient fait de beau, pour les rendre vénérables à ceux qui ne s’accommodaient pas du silence que les Prêtres ont gardé le plus longtemps qu’ils ont pu touchant leurs Divinités.

Mais si la superstition a introduit les Spectacles, la volupté les a étrangement rafinés (s’il m’est permis de parler ainsi.) La Danse qui au commencement était toute naturelle, comme on la voit parmi les gens de la campagne et dans le petit peuple, reçut cent agréments qui la polirent : on la remplit de cadences réglées : on en mesura les pas avec des paroles et des instruments : elle devint un art dont tout le monde n’étant pas capable, il n’y eut plus que des gens choisis, qui ne trouvant pas autour des Idoles assez de quoi se dédommager de leurs peines, exerçaient leur adresse partout où on voulut bien les défrayer : Et de cette sorte, au lieu que d’abord {p. 15}tout le monde était de la partie, l’Assemblée se trouva partagée en deux, dont l’une était des Acteurs, et l’autre des Spectateurs.

Qui le pourrait croire à présent, si les Histoires anciennes n’en faisaient foi, que les hommes aimèrent enfin avec tant de passion, ce que la superstition avait eu tant de peine à introduire, je veux dire les combats et les effusions de sang ? D’abord pour accoutumer les hommes à voir de sang froid mourir leurs semblables sans leur donner l’assistance, il avait fallu accompagner ces meurtres mystérieux, de cris si grands, et d’une symphonie si haute, qu’on ne pensait presque pas aux misérables qui perdaient la vie : comme l’on voit à l’Armée que le bruit des tambours et des trompettes met les Soldats dans une certaine animosité qui leur soutient le cœur devant les objets les plus sanglants. Mais enfin l’homme accoutumé à ces horribles boucheries, fit cesser le bruit et la symphonie, pour regarder avec une attention toute ramassée, et une joie toute pure ce cruel spectacle.

Les grands Seigneurs furent les premiers qui les détachèrent de la superstition pour les consacrer au plaisir, et les donnèrent d’abord en particulier dans leurs Palais. {p. 16}En effet, le savant Lypsius qui a fait un Traité curieux touchant les Combats des Gladiateurs III, nous décrit comment ensuite des Festins, lorsque les conviés étaient à la fin du repas, remplis des viandes les plus exquises, et des vins les plus délicats, on apportait des treillis, ou des balustrades amovibles, que l’on rangeait autour des conviés, pour les tenir hors la portée des coups. Ensuite on faisait entrer des Gladiateurs, qui occupant le reste de la Salle, s’armaient de tout le courage et de toute l’adresse dont ils étaient capables, jusqu’à-ce qu’une partie perdant le sang avec la vie, laissât à l’autre une victoire dont souvent ils ne jouissaient pas longtemps. Des Sales de Festin ces Combats passèrent dans les lieux publics, pour communiquer ce divertissement au Peuple, soit afin de captiver sa bienveillance, soit afin de faire paraître la libéralité de ceux qui fournissaient aux frais qui étaient grands, jusqu’à-ce qu’enfin on vit s’élever dans les airs ces Amphithéâtres si fameux où les Combats se diversifièrent en tant de manières.

Pour ce qui est des louanges que l’on récitait à l’honneur des Dieux, elles donnèrent naissance au Poême Dramatique. On mit ces louanges en Vers. On introduisit {p. 17}des personnes qui s’entreparlaient ; on en fit un divertissement tout profane : et les séparant tout-à-fait de la Religion, elles devinrent en plusieurs endroits une École de désordre : Car les Auteurs de ces Pièces cherchant leur propre avantage plutôt que l’honneur de ces fausses Divinités pour lesquelles ils n’avaient guères de vénération, prirent pour sujet de leurs Discours les matières les plus agréables, qui sont ordinairement celles qui traitent de l’amour. De-là toutes ces fictions, tous ces mariages des Dieux, ces descriptions de leurs folles passions : on orna les Théâtres de Décorations : on y ajouta la Danse ; les femmes parurent enfin sur le Théâtre : tout s’y ordonna ; tout s’y concerta pour émouvoir les passions des Spectateurs, et le désordre devint si grand, comme l’Auteur le dit lui-même IV, que le Peuple à la fin des Spectacles, sortant des bornes de la droite raison, avec laquelle il était entré, demandait par une fureur brutale que les Comédiennes fussent dépouillées, pour rassasier leurs yeux d’une impureté criminelle. Ce qui ne peut assez me surprendre, est que quand il Vse trouvait à ces Comédies quelque Personnage recommandable par sa vertu, et dont le respect empêchait le Peuple de s’abandonner {p. 18}à une pareille infamie ; au lieu de demeurer jusqu’à la fin de l’Assemblée, il se retirait pour laisser le monde dans une entière liberté.

Il semble que la Politique devait s’opposer à tous ces Spectacles, qui n’étaient propres qu’à corrompre les mœurs : les Législateurs ne s’en accommodaient pas ; les personnes sages se récriaient contre leurs abus ; ces Récits étaient dégénérés en lâches flatteries, qui donnaient à des hommes les louanges qui ne sont dûes qu’à Dieu, ou en des Satyres indiscrètes, qui apprenaient à faire le mal qu’elles voulaient reprendre. Les Danses étaient devenues pour la plupart des divertissements de dissolution, et il était de l’intérêt public de conserver pour la défense de la Patrie tant de généreux Combattants dont le sang et la vie étaient prodigués pour si peu de chose. Mais l’indocilité des Peuples adonnés à l’amour de ses plaisirs, l’emporta dans l’esprit des Politiques par-dessus l’amour de la vertu ; et ce fut la volupté qui dressa les Théâtres, et non pas le dessein de faire la leçon aux Souverains.

III. Voici encore une troisiéme autorité aussi mauvaise que les deux précédentes. Pour l’établir, il tâche de diminuer celle des Pères et des Conciles, en disant qu’ils ne se {p. 19}sont déchaînés (c’est son terme) VI il eût pu dire plus respectueusement, récriés contre les Spectacles, que parce qu’il s’y commettait des idolâtries, ou que de leur temps il s’y passait des choses déshonnêtes. S’il prétend par ce qu’il appelle idolâtrie qu’il s’y faisait des Sacrifices aux faux Dieux VII, il n’y a rien de plus contraire à la vérité : Et quand Tertullien ou les autres Pères invectivent avec tant de force contre les Théâtres, en les accusant d’idolâtrie, c’est à cause qu’on n’y parlait que des faux Dieux, que tous les appareils en étaient fabuleux, et que tout y ressentait la fausse Religion : ce qui est justement un désordre attaché à nos Théâtres. Pour les Sacrifices, il y avait longtemps, et même plusieurs Siècles qu’on les avait séparés de la Comédie : Les Prêtres n’y étaient plus appellés ; les Spectacles n’étaient plus des assemblées de Religion qui eussent demandé qu’on y fût venu dans un esprit de piété ; mais des assemblées de divertissement où chacun ne cherchait que la joie. Ce qui a trompé l’Auteur de la Lettre ; c’est qu’il a lu que sur quelques Théâtres il y avait un Autel dressé à Bachus ; mais cela ne prouve autre chose sinon qu’il s’est laissé surprendre, quand il a avancé que les Comédies avaient été inventées pour l’instruction des {p. 20}Grands ; au lieu que ces Autels prouvent qu’ils ont commencé par la superstition. Mais comme j’ai déja dit, il y avait longtemps qu’on les en avait détachés, pour les consacrer au plaisir. Si du temps des Pères, il y avait encore en quelques endroits un Autel ou une Idole, c’était la coutume des Païens d’en avoir partout : il y en avait dans les Salles des Palais ; il y en avait dans les Places publiques, comme S. Paul en trouva dans Athènes ; il y en avait dans les Marchés ; il y en avait dans les Bains ; il y en avait dans les Jardins : Mais cela dans l’esprit des Pères ne faisait pas une difficulté. Et à cela près, si les Comédies avaient été innocentes pour les mœurs, ils ne les auraient pas condamnées. S. Paul ne se mettait pas en peine de l’idolâtrie des Marchés, où l’on immolait aux Idoles les animaux dont on exposait la chair en vente : Si quelqu’un des Infidèles vous invite à manger, dit ce grand Apôtre, et si vous voulez y aller, mangez de tout ce que l’on vous sert sans vous informer s’il a été immolé, ou non, il se contente qu’on ne les contraigne point de faire des actes d’irreligion VIII. Les Saints Pères qui sont venus après, se sont conduits par son esprit : ils n’ont point empêché qu’on allât dans les Bains et dans les Jardins où il y avait des {p. 21}Idoles. Quand donc ils ont défendu les Spectacles comme une idolâtrie, c’était parce qu’on y faisait parler les faux Dieux, qu’on les y représentait avec cet air de Majesté qui n’est dû qu’au vrai Dieu ; et qu’enfin il y en avait qui n’étaient guères differents de ceux d’aujourd’hui.

L’Auteur de l’Écrit n’est pas plus heureux quand il se retranche sur les immodesties prétendues de toutes les Comédies d’autrefois, en comparaison desquelles il prétend que les nôtres, ou plûtôt les siennes, sont conformes aux bonnes mœurs et à la droite raison. Il serait aisé de lui faire voir par l’Andrienne et les Adelphes de Térence, qu’il y en avait plusieurs en ce temps-là qui n’étaient pas plus déshonnêtes que celles qui se représentènt dans celui-ci. Mais de peur qu’il ne semble que j’en veuille excuser quelques-unes, je prétends comme tous les gens sages ont prétendu, et parmi les Païens et parmi les Chrétiens, que la Comédie même séparée de l’idolâtrie et de l’impureté grossière, est encore assez mauvaise pour être condamnée, à cause de la vanité, de la fausseté, des ajustements qu’on y voit, de la Compagnie galante qui y assiste, et des passions qui y sont représentées d’une manière si vive.

Solon dont Plutarque a écrit la vie, {p. 22}pensait comme nous, lorsqu’étant allé voir un certain Tespis qui représentait lui-même les Pièces de Théâtre qu’il avait composées. Après l’avoir entendu, il lui fit reproche de cet exercice honteux, et lui demanda comment il pouvait se résoudre à représenter devant tant de monde des choses qu’il savait n’être pas véritables ? Ce Comédien lui répondit, comme le prétend notre Apologiste, qu’il n’y avait point de mal à dire et à faire des choses fausses, quand ce n’est que par divertissement : mais Solon plus éclairé et plus sage en cela que l’un et l’autre, frappant avec indignation la terre de son bâton, déplora le malheur des hommes qui souffraient un tel désordre, et dit ces belles paroles qui devraient confondre tous les partisants de la Comédie : « Nous souffrons et nous approuvons la fausseté dans les divertissements, nous la verrons bien-tôt, par notre faute, s’insinuer dans les sociétés et dans les Contrats. »

Ovide lui-même qui a tant publié de Fables, et dont on a tiré tant de sujets pour des Comédies, ne laisse-pas de reconnaître de bonne foi que ces représentations sont la cause de beaucoup de désordres. Et parlant en particulier des femmes, il dit :

{p. 23} Spectatum veniunt, veniunt spectentur ut ipsæ
Ille locus casti damna pudoris habet.
Elles viennent ici par un penchant de cœur
Dans le desir ardent de voir et d’être vues,
Et par de vains objets leurs âmes trop émues,
Il en coûte souvent bien cher à la pudeur.

Ovid. l. 1. de Arte amandi.

Cicéron dans l’Oraison pro Quinctio, parlant du Comédien Roscius, dit qu’il était si habile dans son Art, qu’il n’y avait que lui seul qui fût digne de monter sur le Théâtre ; et que d’ailleurs il était si homme de bien, qu’il n’y avait que lui seul qui n’y dût point monter.

Les Lacédemoniens, qui n’étaient pas éclairés de la lumière de Jésus-Christ, ne voulurent jamais néanmoins laisser introduire chez eux les Spectacles quelques simples qu’ils pûssent être. Faut-il donc qu’un Chrétien autorise par un Écrit public, ce que les Païens n’ont pû approuver ? Mais faisons parler l’Église, on aura peut-être plus de respect pour elle.

CANON LXII.
Du Concile d’Elvire, tenu l’an 305.

Si les Comédiens veulent embrasser la Foi Chrétienne, Nous ordonnons qu’ils renoncent auparavant à leur exercice, et {p. 24}qu’ensuite ils y soient admis ; de sorte qu’ils n’exercent plus leur premier Métier. Que s’ils contreviennent à ce Décret, qu’ils soient chassés et retranchés de l’Eglise.

CANON V.
Du premier Concile d’Arles, tenu l’an 314.

Quant aux Comédiens, Nous ordonnons qu’ils soient excommuniés tant qu’ils feront ce Métier.

CANON II.
Du 3. Concile de Carthage, tenu l’an 397.

Qu’il soit défendu à tous Laïques d’assister aux Spectacles ; car il a toujours été défendu aux Chrétiens d’aller aux lieux qui sont souillés par les blasphèmes.

CONCILE D’AFRIQUE,
tenu l’an 424.
Canon 28. ou 61. selon le Code des Canons de l’Église d’Afrique.

Il faut représenter aux très pieux Empereurs, qu’on ne doit point contraindre les Chrétiens d’assister aux Spectacles, ou d’en {p. 25}être les Acteurs : Car il ne faut persécuter personne pour l’obliger de faire des choses qui sont contraires aux Commandements de Dieu.

CANON CXXIX.
Du Code des Canons de l’Eglise d’Afrique.

Que les personnes infâmes, tels que sont les Comédiens, ne soient point reçus à former des accusations.

CANON IX.
Du second Concile de Châlons sur Saône, tenu l’an 813.

Les Prêtres doivent s’éloigner de tous les objets qui ne font que charmer les oreilles, et surprendre les yeux par des apparences vaines et pernicieuses ; et ils ne doivent pas seulement rejetter et fuir les Comédies, les Farces et les Jeux déshonnêtes : Mais ils doivent encore représenter aux Fidèles l’obligation qu’ils ont de les rejetter et de les fuir.

Dans tous ces Canons et plusieurs autres que j’omets, l’Église ne condamne point les Spectacles comme faisant partie de l’idolâtrie ; elle les regarde, elle les déteste, {p. 26}elle les défend en eux-mêmes : Et c’est aussi de la même manière que les Pères de l’Église les ont condamnés. Car encore qu’ils nous aient laissé plusieurs exhortations pathétiques, où ils ont blâmé les Spectacles comme des plaisirs sacrilèges et impurs,IX il y a quantité d’autres endroits où ils les condamnent, n’y supposant même rien de ces désordres monstrueux.

TERTULLIEN,
Des Spectacles. Chap. 27.

Ne fuirez-vous donc point les sièges des ennemis de Jésus-Christ, cette Chaire de pestilence, cet air tout infecté par ces voix exécrables :

Sint dulcia licet, et grata, et simplicia, etiam honesta quædam X.

Encore qu’il n’y ait rien dans ces Spectacles que de doux, que d’agréable, que de simple ; et qu’il y en ait même quelques-uns d’honnêtes, ils ne laissent pas d’être dangereux. Personne ne mêle le poison avec le fiel ou avec de l’helebore ; mais on le met dans les viandes bien apprêtées, douces et agréables au goût : De même, le diable répand son venin sur les choses de Dieu les plus agréables. Que tout ce qui se passe à la Comédie soit généreux, honnête,

Seu fortia, seu honestaXI.

harmonieux, charmant et subtil, regardez tout cela comme un breuvage de miel dans une coupe empoisonnée ; {p. 27}et considérez qu’il y a plus de péril à se laisser emporter à la volupté, qu’il n’y a de plaisir à s’en rassasier…. Pleurons pendant que les gens du monde, et les Païens se réjouissent, afin que lorsqu’ils commenceront à tomber dans la douleur, nous soyons dans la joie ; de peur que si nous voulons à présent nous réjouir avec eux, nous ne soyons alors affligés avec eux. Vous êtes trop délicat, ô Chrétien ! si vous voulez dès ce monde ressentir de la joie : que dis-je, vous êtes dans le comble de la folie, si ce qui réjouit les autres est pour vous un plaisir. Il y a eu des Philosophes qui se sont contentés pour tout plaisir d’être dans la tranquillité et dans le repos, et vous n’êtes point satisfait si vous n’avez des Théâtres, des Comédies ; si vous ne voyez la poussière du Cirque, et la place des Combattants. Ne pouvez-vous donc vivre sans les joie du monde ; vous pour qui la mort doit avoir ses douceurs ; vous qui ne devez point avoir de plus grand desir que de sortir de cette vie, et être presenté avec l’Apôtre au Seigneur… Quel plus grand plaisir peut goûter un Chrétien, que le dégoût du plaisir, que le mépris de la vie présente, que la liberté des enfants de Dieu, que la pureté de la conscience, que la paix qui se goûte par celui {p. 28}qui est content de son état présent, que l’affranchissement de la crainte de la mort, que cette foi généreuse avec laquelle on foule aux pieds les Dieux des Nations. Ce sont là les plaisirs des Chrétiens ; ce sont là leurs Spectacles ; Spectacles saints, éternels, et qui leur sont donnés gratuitement.

SAINT CHRYSOSTOME,
Homil. 6. sur le 2. c. de S. Math.

Ce n’est point à nous à passer le temps dans les ris, dans les divertissements et dans les délices ; cela n’est bon que pour des Comédiens et des Comédiennes, et particulièrement pour ces flatteurs qui cherchent les bonnes tables. Ce n’est point l’esprit de ceux qui sont appellés à une vie céleste, de ceux dont les noms sont déja écrits dans cette éternelle Cité, et qui font profession d’une milice toute spirituelle ; mais c’est l’esprit de ceux qui combattent sous les enseignes du démon. Oui mes frères, c’est le démon qui a fait un Art de ces Divertissements et de ces Jeux, pour attirer à lui les Soldats de Jésus-Christ, et pour relâcher toute la vigueur et comme les nerfs de leur vertu. C’est pour ce sujet qu’il a fait dresser des Theatres dans les {p. 29}Places publiques ; et qu’exerçant et formant lui-même ces bouffons, il s’en sert comme d’une peste dont il infecte toute la vie.

SAINT AMBROISE,
Dans le Traité de la fuite du Siecle.

Adam n’eût point été chassé du Paradis, s’il n’eût été séduit par la volupté ; c’est pourquoi David, qui avait éprouvé combien les regards sont dangereux, dit avec raison que l’homme est heureux lorsque le nom du Seigneur est toute son espérance, et qu’il n’a nul égard aux vanités, et aux folies trompeuses du Siècle. Celui qui s’applique à considérer que le Seigneur lui est toujours présent, et qui a toujours les yeux intérieurs de son âme arrêtés sur Jésus-Christ, n’a point d’égard aux vanités et aux tromperies du Siècle. Ainsi ce saint Prophète se tournant vers lui, lui fait ces Prières : Détournez mes yeux, afin qu’ils ne regardent point la vanité.

Ps. 39. v. 5.

Le Cirque n’est que vanité, parce qu’il ne sert à rien.

Ps. 118. v. 37.

La course des chevaux n’est que vanité, parce que la vîtesse d’un cheval est un secours trompeur, quand il s’agit de se sauver.

Ps. 32. v. 27.

Le Théâtre, et tous les autres Jeux ne sont que vanité.

{p. 30}SAINT AUGUSTIN,
Chapitre 2. du liv. 3. des Confessions.

J’avais en même temps une passion violente pour les Spectacles du Théâtre, qui étaient pleins des images de mes misères, et des flammes amoureuses qui entretenaient le feu dont j’étais dévoré : Mais quel est ce motif qui fait que les hommes y courent avec tant d’ardeur, et qu’ils veulent ressentir de la tristesse en regardant des choses funestes et tragiques, qu’ils ne voudraient pas néanmoins souffrir ? Car les Spectateurs veulent ressentir de la douleur, et cette douleur est leur joie ? D’où vient cela, sinon d’une étrange maladie d’esprit ? puisqu’on est d’autant plus touché de ces aventures poétiques, que l’on est moins guéri de ses passions ; quoique d’ailleurs on appelle misère le mal qu’on souffre en sa personne, et miséricorde la compassion qu’on a des malheurs des autres ? Mais quelle compassion peut-on avoir des choses feintes et représentées sur un Théâtre, puisque l’on n’y excite pas l’auditeur à secourir les faibles et les opprimés, mais qu’on le convie seulement à s’affliger de leur infortune ; de sorte qu’il est d’autant plus satisfait des Acteurs qu’ils l’ont plus {p. 31}touché de regret et d’affliction ; et que si ces sujets tragiques et ces malheurs véritables ou supposés, sont représentés avec si peu de grâce et d’industrie, qu’il ne s’en afflige pas ; il sort tout dégoûté et tout irrité contre les Comédiens ? Que si au contraire il est touché de douleur, il demeure attentif et pleure, et étant en même temps dans la joie et dans les larmes. Mais puisque les hommes naturellement désirent de se réjouïr ; comment peuvent-ils aimer ces larmes, et ces douleurs ? N’est-ce point qu’encore que l’homme ne prenne pas plaisir à être dans la misère, il prend plaisir néanmoins à être touché de miséricorde ; et qu’à cause qu’il ne peut-être touché de ce mouvement sans en ressentir de la douleur, il arrive par une suite nécessaire qu’il chérit et qu’il aime ces douleurs ?

Ces larmes procèdent donc de la source de l’amour naturel que nous nous portons les uns aux autres. Mais où vont les eaux de cette source, et où coulent-elles ? elles vont fondre dans un torrent de poix bouillante d’où sortent les violentes ardeurs de ces noires et de ces sales voluptés ; et c’est en ces actions vicieuses que cet amour se convertit et se change par son propre mouvement, lorsqu’il s’écarte et {p. 32}s’éloigne de la pureté céleste.

Le même sur le Psalm. 39.

Heureux est l’homme qui a mis son espérance dans le nom du Seigneur, et qui n’a point arrêté ses yeux sur les vanitez et les folies du mensonge. Il arrivera peut-être qu’un homme frappé interieurement par la force de ces paroles, voudra se convertir ; et que commençant à marcher dans la voie étroite, il nous dira : Je ne puis continuer dans une vie si pénible, si je ne suis soulagé par la vue de quelque chose agréable. Que ferons-nous donc, mes frères, laisserons-nous cet homme sans Spectacles ? si nous ne lui en donnons, il mourra, et ne pourra nous suivre. Que ferons-nous, encore une fois ? donnons-lui des Spectacles pour des Spectacles : Et quels sont les Spectacles que nous pouvons donner à un Chrétien, pour le détourner de ces autres ? Grâces au Seigneur, nous les trouvons dans le Verset suivant du Psaume que nous expliquons. Hé bien le voila qui a renoncé au Cirque, au Théâtre, à l’Amphithéâtre : Qu’il cherche parmi nous quelqu’autre chose à regarder, nous le lui permettons ; car notre dessein n’est pas de le laisser sans Spectacle. Ecoutez ce qui suit : Vous avez fait, ô Seigneur mon Dieu, {p. 33}quantité de merveilles. Il regardait les miracles des hommes : qu’il considère à present les miracles de Dieu. Vous donniez auparavant des louanges à un homme pour avoir conduit avec adresse quatre chevaux attelés à un Char : Est-ce que Dieu n’en sait pas faire autant ? Tenez en bride la luxure, la lâcheté, l’injustice, l’imprudence ; soumettez tous ces vices à votre raison ; ne souffrez pas qu’aucun vous entraîne : Et vous qui louiez ce conducteur de chevaux, vous serez loués vous-même : Vous criez auparavant avec la Populace pour faire donner une robe d’honneur à cet habile conducteur ; vous serez vous-même revêtu de l’immortalité. Vous regardiez un Baladin qui attirait votre imagination en marchant sur une corde ; regardez Dieu, il est bien plus admirable, quand il fait marcher S. Pierre sur les eaux.

Vous voyez que l’envie d’écrire ne me porte point à me servir de ces passages si beaux que l’on rencontre dans les Pères contre les ordures des Spectacles. Je ne profite point de ce bel endroit de saint Chrysostome, lorsqu’il invective contre les Spectacles où l’on voyait des filles nues se baigner dans une Mer creusée à cet effet ; en disant, que jamais la mer rouge ne {p. 34}fit mourir tant d’Égyptiens que cette Mer faisait mourir de Spectateurs. Je ne fais point fort sur cet endroit de Tertullien, où il dit, qu’une femme Chrétienne étant entrée dans le lieu des Spectacles, devint possedée du démon, et que le malin esprit étant obligé par la force des Exorcismes de l’Église, de rendre raison de cette usurpation qui paraissait si injuste, il répondit, qu’il avait trouvé cette femme dans un lieu qui était à lui, et qu’il avait eu droit de s’en saisir. Je laisse tout le Discours pathétique de Salvien, tiré de son Livre sur la Providence, dans lequel il parle contre les Spectacles, qu’il accuse sans cesse d’infamies. L’Auteur pourrait me dire, qu’il improuve aussi-bien que moi les Spectacles où l’on représente des ordures.

Mais une infinité d’autres passages qui se lisent dans les Pères, renversent sa prétention : Qu’ils n’aient parlé contre les Théâtres, que parce qu’il s’y passait des idolâtries, ou qu’on y faisait des saletés ; ceux que nous venons de citer prouvent avec évidence que les Saints ont regardé ces sortes de plaisirs même exempts des désordres grossiers, comme défendus aux Chrétiens ; et ceux qui les représentent, comme gens infâmes, indignes de la participation des saints Mystères, {p. 35}et qu’on ne pouvait recevoir à pénitence, s’ils ne renonçaient à leur malheureuse Profession, qui n’est propre qu’à séduire les âmes, et faire naître toute sorte de passions dans le cœur.

Le Roi S. Louis, comme nous l’apprenons des Historiens de sa vie, signala sa piété, en chassant de son Royaume les Farceurs et les Comédiens, qu’il regardait comme une peste capable de corrompre les mœurs de tous ses Sujets.

Philippe Auguste, selon Dupleix, consacra les prémices de sa Royauté à la gloire de Dieu ; car aussitôt aprés son Couronnement, il bannit de sa Cour les joueurs d’instruments, Bateleurs, les Comédiens, et les Farceurs, comme gens qui ne servent qu’à effeminer les hommes, et à les exciter à la volupté, par mouvements, discours, et actions sales et lascives.

Le Parlement de Paris nous peut encore servir d’une forte preuve, pour apprendre au Théologien quel jugement il doit porter des Comédiens : car une troupe de ces sortes de gens étant venus à Paris, en l’année 1584. et ayant dressé un Théâtre dans l’Hôtel de Cluny, la Chambre des Vacations en étant avertie, leur fit défense de jouer dans Paris, sous peine de mille écus d’amende.

{p. 36}EXTRAIT DES REGISTRES
du Parlement du 6. Octobre 1584.

Le 6. Octobre 1584. oüi le Procureur General en ses Conclusions et Remontrances, la matière mise en deliberation, a été arrêté et ordonné, que présentement tous les Huissiers se transporteront au logis des Comédiens et du Concierge de l’Hôtel de Cluny près les Mathurins ; auxquels seront faites défenses par Ordonnance de la Chambre des Vacations, de jouer leur Comédie, ne faire assemblée en quelque lieu et Fauxbourg que ce soit ; et audit Concierge de Cluny les y recevoir, à peine de mille écus d’amende : Et à l’instant a été enjoint à l’Huissier de Paris aller faire ladite signification et défense.

Quatre ans aprés, d’autres Comédiens étant encore venus à Paris, le Parlement leur défendit de jouer, à peine d’amende arbitraire, et de punition corporelle.

EXTRAIT DES REGISTRES
du Parlement du 10. Decembre 1588.

Le Lundi 10. jour du mois de Décembre 1588. sur la remontrance faite par Maître Seguier Avocat du Roi pour le Procureur {p. 37}Général dudit Seigneur ; Et ayant égard aux Conclusions par lui prises, la Cour a fait et fait inhibitions et défenses à tous Comédiens tant Italiens que François, de jouer Comédie, soit aux jours de Fêtes ou ouvrables, et autres semblables ; jouer et faire tours et subtilités, à peine d’amende arbitraire et punition corporelle s’il y échet, quelques permissions qu’ils ayent impétrées.

IV. Venons à la quatrième raison que l’Approbateur des Comédies allègue pour s’écarter du sentiment de tous les Conciles et de tous les Pères : « C’est, dit-il, que les Scholastiques sont presque tous d’accord de faire grâce à la Comédie, et que même il y a eu des Saints, » comme saint Thomas, saint Bonaventure, saint Antonin, qui en ont parlé comme d’une chose indifferente, que l’on pouvait exercer en gardant certaines circonstances. Comme tous ces Saints ont exprimé dans les mêmes termes un sentiment qu’ils avaient pris d’Albert le Grand leur Maître, et que c’est l’autorité de saint Thomas qu’on fait sonner plus haut ; arrêtons-nous-y pour voir si en effet il autorise les Comédies telles qu’on les joue à présent.

Le premier moyen par lequel l’Auteur de la Lettre prétend le prouver, est parce {p. 38}que ce grand Docteur dit,

2æ. 2æ. q. 168.

Que les divertissemens sont nécessaires à l’homme pour délasser son esprit, et que la vertu d’Eutrapélie qu’il met dans les jeux, en est une approbation. Il triomphe merveilleusement là-dessus, et il s’énonce plutôt comme un homme qui chante la victoire, que comme un homme qui résoud une difficulté. Il relève par les Bulles de plusieurs Papes la doctrine de ce Saint, croyant donner autant d’appuis à la mauvaise doctrine qu’il lui attribue. Mais en quoi il s’abuse, c’est que la vertu d’Eutrapélie n’autorise nullement la Comédie, parce qu’elle ne veut dire autre chose dans l’esprit de saint Thomas, qu’un mélange de la joie et de la modestie dans des paroles et des actions qui naissent naturellement au milieu d’une conversation libre, et non pas des paroles bouffonnes, des mensonges, des fables, et des expressions d’amour, de vengeance ou d’orgueil, dont les Comédies sont remplies.

Saint Thomas donne d’abord à la vertu d’Eutrapélie le seul nom de gaîté.

Art. 2.

Voici sa thèse : « Saint Augustin dans le second Livre de la Musique, dit à celui à qui il parle : Je veux que vous vous ménagiez ; car il est convenable au sage de relâcher quelquefois son esprit de l’application qu’il a {p. 39}aux affaires : or ce relâchement se fait par des paroles et des actions divertissantes. C’est donc le propre de l’homme sage et vertueux de s’en servir quelquefois : Aussi voyons-nous que le Philosophe applique aux jeux la vertu d’Eutrapélie,

Ponit virtutem Eutrapeliæ circa ludos quam nos possumus dicere jucunditatem. Ibid.

qui est celle à laquelle nous pouvons donner le nom de gaîté. Et dans le corps de l’Article il s’explique en disant : En cela il faut prendre garde à trois choses, dont la première et la principale, est de ne point chercher le divertissement dans aucunes actions ni aucunes paroles sales, ou capables de nuire. Ce qui a fait dire à Cicéron au livre 1. des Offices : Il y a une espece de divertissement indigne d’un honnête homme, qui est insolent, criminel, impur. L’autre chose où il faut prendre garde, est de ne pas oublier entièrement la gravité de l’âme. Ce qui a fait dire à saint Ambroise, au livre 1. des Offices : Prenons garde qu’en voulant relâcher notre esprit, nous ne troublions cette harmonie et ce concert de bonnes œuvres dans lesquelles nous devons vivre. Et Cicéron au lieu déja cité, dit que comme nous ne donnons pas aux enfants la liberté de prendre toute sorte de divertissement, mais seulement ceux qui ne s’écartent pas de l’honnêteté ; ainsi dans nos jeux même on doit toujours appercevoir {p. 40}quelque rayon d’un esprit de probité. En troisième lieu, il faut prendre garde qu’il n’y ait rien qui ne convienne à la personne, au temps, et au lieu, et qui ne soit encore bien réglé quant aux autres circonstances. Or on dit d’un homme qu’il a la vertu d’Eutrapélie,

In quantum per hanc virtutem homo refrænatur ab immoderantia. Iudorum sub modestia continetur. Ibid.

quand il est de bonne conversation, qu’il sait tourner d’une manière bien séante quelques paroles et quelques actions pour le soulagement de l’esprit. Et en tant que cette vertu l’empêche de prendre des divertissements immoderés, elle est comprise sous la modestie. »

Qu’est-ce que saint Thomas dit en tout cela de favorable à la Comédie, ou plutôt ; que ne dit-il pas qui la condamne ouvertement, puisqu’il renferme toute la liberté que l’homme sage se peut donner, à une gaîté toute modeste ? puisqu’il enseigne que la vertu d’Eutrapélie, ce grand bouclier dont se sert l’Amateur des Comédies, lui permet tellement de se répandre en des paroles et des gestes agréables, qu’elle lui défend de perdre la gravité de son âme, et d’interrompre le moins du monde cette harmonie et ce concert de vertus, qui doit remplir tout le temps de sa vie et les heures de sa journée : puisqu’enfin dans l’Article suivant, saint Thomas condamne de péché mortel le ris et la joie immodérée.

{p. 41}Je pourrais encore soutenir cela par la première condition à laquelle le Docteur Angélique soumet les divertissements, qui est de convenir aux personnes ; et j’aurais cent excellents passages des Pères pour montrer que jamais les Spectacles, même ceux qui paraissent les plus épurés, ne peuvent convenir aux Chrétiens : mais notre Écrivain ne veut pas reconnaître ici leur autorité ; il ne s’accommode pas même de celle de l’Apôtre,

Ephes. 5.

qui défend aux Chrétiens d’ouvrir jamais la bouche pour laisser échapper aucune parole de badinerie et de bouffonnerie.

Passons à l’Article suivant, où ce saint Docteur paraît si favorable à la Comédie, qu’il dit que l’office des Baladins, « qui a pour but de donner aux hommes de la récréation, n’est pas illicite par lui-même ; que ces sortes de gens ne sont point en état de péché, pourvu qu’il gardent la modération, et qu’ils n’emploient aucune parole ni aucune action qui ne soit permise. »XII

Je pourrais d’abord me servir de la réponse que l’Auteur a apportée pour se délivrer de l’autorité de Salvien, qui disait qu’on ne pouvait pas se ressouvenir de ce qu’on avait vu à la Comédie, sans en ressentir des impressions de mort dans l’âme : qu’apparemment ce saint homme n’en {p. 42}parlait pas par experience, et qu’il n’allait pas aux Spectacles dont il portait un pareil jugement. Je pourrais répondre, dis-je, que saint Thomas ne savait pas ce qui se passait au Théâtre ; et que s’étant donné à Dieu dès l’enfance, il n’avait jamais vu de Comédie.

Secondement, je pourrais me tirer de cette objection avec autant de facilité que fait un des plus grands Personnages de l’Église de Dieu, par son savoir et par la sainteté de sa vie ; en disant que quand saint Thomas aurait pensé quelque chose d’approchant, il ne faudrAit pas s’étonner que dans un nombre presque infini de questions et de difficultés que ce grand Saint a décidées avec tant de doctrine, de lumière et de bénédiction, il s’en trouva quelqu’une dans laquelle il n’eût pas eu la même justesse et la même exactitude.

Mais pour dire ici quelque chose que je n’emprunte point ailleurs, la Comédie aussi bien que la Peinture, et plusieurs autres Arts, ont eu differents âges : Il y a eu des temps auxquels elle était presque ensevelie dans l’oubli ; d’autres où elle a paru avec tant de simplicité, qu’à peine attirait-elle les yeux des hommes qui étaient le moins occupés : et d’autres enfin, où elle s’est fait voir avec pompe et avec éclat.

{p. 43}Qu’il me soit permis de me servir de l’exemple de la Peinture, qui m’est plus familière : Il y a eu des temps où cet Art si beau était dans un négligé surprenant ; comme il y a environ trois cens ou quatre cens ans : tout ce qu’on savait faire alors, était des étoffes, et quelque peu de têtes et de mains ; c’était là tout ce qu’on voyait dans les Tableaux et dans les Tapisseries, et pour lors tous les Religieux et les Solitaires s’en mêlaient sans scrupule : ils ornaient leurs Manuscrits de toutes sortes d’Histoires ; c’étaient des Ouvrages qui font pitié à présent, et qu’ils trouvaient parfaitement beaux. Mais de la manière dont se traite la Peinture aujourd’hui, où tout est nu, où l’on fait paraître autant que l’on peut les corps sans habits, et qu’il est presque impossible de rien faire de passable, sans avoir longtemps étudié d’après le naturel ; je crois qu’il y a une infinité de personnes auxquelles cet Art n’est plus propre, et qui ne peuvent plus s’y appliquer sans mettre leur salut en danger.

Disons-en de même de la Comédie : Elle a eu differents âges ; il y en a eu où elle est tombée tout-à-fait ; d’autres où on l’a fait revivre, mais faiblement. Selon que je le puis appercevoir, et crois l’avoir remarqué, au temps des Saints qui ne l’ont pas blâmée, {p. 44}comme saint Thomas, et les autres qui se sont expliqués comme lui : c’était si peu de chose, qu’elle méritait à peine d’être regardée : c’étaient des récits simples de sujets ordinairement saints ; mais si dénués de tous les ornements dont elle est revêtue et reparée à présent, que cela n’est pas concevable. Ceux qui composaient ces Pièces croyaient avoir fait des merveilles quand ils avaient mis en Vers languissants une Histoire sérieuse : ils ne savaient ce que c’était que fiction : ils ne s’entendaient point à décrire des passions, et on n’y en voyait presque aucune en mouvement : les Pièces qui parlaient de mariage étaient tres rares, parce que c’est ce qu’ils représentaient plus mal. J’ai vu une Bible entière réduite ainsi en Vers et en Colloques, qui avait bien trois cens ans : J’ai encore eu entre mes mains un Manuscrit en Vers et en forme d’Opéra tragique, où l’Histoire de la mort de Pilate était jouée ; et tout le monde sait que l’Hôtel de Bourgogne a été autrefois occupé par une Confrérie de gens qui s’étaient dévoués à représenter la Passion de Jésus-Christ. Or dans toutes ces Pièces il n’y avait d’abord pas un mot équivoque ; tout y était presque dans le style d’une Histoire ordinaire, si ce n’est qu’on parlait en Vers. Les Dames ne trouvaient {p. 45}guère ces Pièces à leur goût : elles ne s’y assemblaient point avec cet air gallant et si peu modeste où on les voit à la Comédie aujourd’hui. Enfin les Acteurs n’avaient point encore appris ces soupirs entrecoupés, ces airs languissants et vifs, avec lesquels ils expriment à présent les passions.

Je ne m’étonne pas qu’alors il se soit trouvé des Saints, qui pour quelque temps aient laissé passer la Comédie, qu’ils ne connaissaient que sur le rapport des gens qui ne leur en faisaient pas des descriptions fort désavantageuses : Je ne m’étonne pas, dis-je, qu’il y ait eu des grands hommes qui aient alors trouvé ces amusements exempts de crime, et qui leur aient même donné une espece d’approbation, comme il est arrivé à la plupart des Saints que l’Auteur de l’Écrit réclame, quoiqu’ils soient en petit nombre.

Mais aprés tout, leur surprise n’a pas duré longtemps ; et le mal s’étant déclaré tout d’un coup, ce que l’on avait d’abord laissé passer comme innocent, a commencé à paraître très pernicieux. Faut-il une plus grande preuve de ce que j’avance que saint Thomas lui-même ; auquel comme ayant été du Conseil de saint Louis, il faut attribuer une partie de la résolution si sage que {p. 46}ce Prince religieux prit, de bannir de son Royaume tous les Baladins.

Lisez encore les Registres du Parlement de l’année 1541. au Vendredi 9. Décembre, et vous verrez avec quelle force cet illustre Sénat s’oppose à des Comédiens qui avaient entrepris de jouer les Actes des Apôtres, quoiqu’il eût toléré d’abord ceux qui représentaient les Mystères de la Passion.

Mais pour finir ce que nous avons à dire de saint Thomas, je suis assuré que tous ceux qui comprendront bien son sentiment, reconnaîtront qu’il n’approuva jamais la Comédie telle qu’elle se joue à present. Premièrement, parce que dans la Comédie toutes les passions paraissent dans l’excès : si l’on dépeint l’amour, c’est un amour qui l’emporte par-dessus la raison, et par consequent excessif et outré : si c’est l’ambition ; si c’est la vengeance ; si c’est l’estime de soi-même, tout y est sans modération. Si une passion ne passait point les règles de la Loi de Dieu, elle ne serait pas bonne pour le Théâtre : il faut pour qu’elle plaise qu’on y voie succomber la raison ; ce qui suffit pour la rendre mauvaise : Et si cela se représente en public comme la Comédie est toujours publique, il y entre du scandale ; et c’est ce que saint Thomas n’approuva jamais, puisqu’il condamne dans les divertissements {p. 47}toutes les paroles et les actions mauvaises, et capables de nuire. Secondement, parce que dans la Comédie, il y a du côté des Spectateurs des ris et une joie immodérée, le Spectacle n’étant jamais bien reçu si l’on n’en est que médiocrement réjoui. Or saint Thomas condamne de péché mortel le ris et la joie immodérée ; car aprés s’être fait cette question, « S’il peut y avoir du péché dans la superfluité du jeu, voici comme il répond : Il est écrit, le ris sera mêlé de douleur, et la joie se terminera par des pleurs : Ce que la Glose explique des pleurs éternels. Mais dans la superfluité du jeu, il y a un ris et une joie immodérée : Donc il y a du péché mortel, parce qu’il n’y a que le péché mortel auquel il soit dû des pleurs éternels. »

C’est à peu près la même réponse qu’il faut donner à l’autorité de saint Charles Borromée, que l’Auteur de l’Écrit veut, sur la foi de Fontana de Ferrare, avoir été favorable à la Comédie, quand elle auroit été examinée par ses Grands Vicaires.

J’accorde que ce grand Saint ait regardé les Spectacles comme indifferents en eux-mêmes : mais n’en demeurons pas là ; suivons-le dans son raisonnement, et disons comme lui dans le Livre qu’il a fait exprès touchant les Spectacles.

{p. 48}« La Musique et la Danse peuvent être un acte de piété, comme lorsqu’il est dit :

c. 1.

Que David jouait devant le Seigneur avec toute sorte d’instruments de Musique :

2. Reg. c. 6.

Que Marie sœur de Moïse,

Exod. 15.

voyant Pharaon et toute son Armée submergée, prit un tambour et chanta un Cantique avec les autres femmes : Que la fille de Jephté voyant son père retourner victorieux,

Iudic. 11.

alla au-devant de lui en chantant et jouant des instruments avec les autres filles ses compagnes. Mais ces sortes d’exemples ne peuvent servir et ne sont nullement propres au sujet dont il s’agit : Car ces Musiques et ces Danses dont parle l’Écriture dans ces lieux que nous venons de citer, étaient toutes pour l’honneur de Dieu, et pour lui rendre grâce de ses bienfaits. Mais ces Danses qui se font parmi nous (disons-en de même des Comédies, puisque le Livre de saint Charles est pour les unes et pour les autres) sont toutes pour exciter dans ceux qui y assistent un plaisir sensuel, et n’ont point d’autre effet que de porter au mal. C’est pourquoi ces exemples sacrés ne doivent point être rapportés pour excuser nos Comédies, qui sont toujours profanes, si elles ne sont pas impures. »

Et ce grand Cardinal est tellement persuadé que les hommes sont à présent incapables de rectifier le divertissement des {p. 49}Spectacles, qu’ayant rapporté dans ce même Livre toute sorte de raisons et d’autorités, pour montrer que c’est profaner les Dimanches et les Fêtes, d’en employer une partie à ces sortes d’amusements ; considérant enfin la Comédie dans les circonstances dont il semble qu’elle ne peut plus être séparée, il parle de la sorte dans le Chap. 16. « Alexandre Roi de Macédoine, ne voulut point voir les filles de Darius, de peur qu’ayant vaincu tant de Nations par la force de ses armes, il ne fût vaincu lui-même par les charmes des filles : Mais les Chrétiens, qui sont engagés par la grâce de leur Baptême à une vie bien plus sainte, dressent eux-mêmes mille pièges à leur pudeur : ils s’exposent sans crainte aux plus grands dangers, par un mépris horrible des enseignements du saint Esprit, de l’honneur de Dieu et de leur propre salut. C’est pourquoi dans une corruption si générale, et des périls si grands où tout le monde se précipite, on ne doit pas s’imaginer que nous portions trop loin la sévérité, si nous n’osons excuser de péché mortel ceux qui courent aux Comédies ; puisqu’Alexandre de Ales XIII cet Auteur dont la doctrine est si pure, à l’endroit où nous l’avons déja cité, p. 4. dit, qu’il n’ose excuser de péché mortel ceux qui même malgré eux, ou par hasard, se {p. 50}trouvent aux Comédies, quand il s’y passe des choses propres à exciter les passions. »

Je ne sais comment on peut citer en faveur de la Comédie, un Saint qui y est si opposé et en cela si digne Successeur de saint Ambroise, dont nous avons déja rapporté le sentiment. Mais peut-être, dira quelqu’un, le Livre des Spectacles que ce grand Cardinal a composé, n’est pas commun, et tout le monde n’est pas informé de ce qu’il contient. Voyons donc dans les Ouvrages qui sont plus communs, de quelle manière il s’explique. Consultons les Actes de son Église de Milan, et les Synodes qu’il a assemblés pour le règlement de son Diocèse. Voici un règlement tiré du troisième Synode, où il traite de l’obligation des Prédicateurs : « Que les Prédicateurs reprennent continuellement les plaisirs qui portent au péché : Qu’ils représentent sans cesse combien les Spectacles, les Jeux et les autres Divertissements semblables, qui sont des restes du Paganisme, sont contraires à la Discipline Chrétienne ; combien ils sont exécrables et détestables ; combien de maux et d’afflictions publiques ils attirent sur le Peuple Chrétien : Et pour en persuader leurs auditeurs, ils emploieront les raisons dont se sont servis ces grands {p. 51}Personnages, Tertullien, saint Cyprien, Salvien, et saint Chrysostome : ils n’omettront rien sur ce sujet de ce qui peut contribuer à détruire entièrement ces dérèglements et ces débauches.

« Ils prêcheront souvent avec force contre les Dances et le Bal, par lequel sont excitées les passions les plus dangereuses. Enfin ils emploieront tous leurs soins à représenter avec un zèle pieux, et avec autant de véhémence qu’il leur sera possible, combien les Comédies, qui sont la source et la base presque de tous les maux et de tous les crimes, sont opposés aux devoirs de la Discipline Chrétienne ; combien elles sont conformes aux dérèglements des Païens ; et que comme elles sont une pure invention de la malice du démon, le Peuple Chrétien les doit entièrement abolir. »

Saint Charles ne se contente pas d’animer le zèle des Prédicateurs contre les Comédies, il arme encore le bras des Grands du monde pour les exterminer :

Const. et Decret. Synod. 1.

« Nous avons cru, dit-il, qu’il fallait représenter aux Princes et aux Magistrats, l’obligation où ils sont de chasser de toute l’étendue de leurs Terres les Comédiens, les Baladins, les Farceurs, et toute cette sorte de gens corrompus ;

De Histrionibus.

comme aussi de punir très sévèrement {p. 52}les Cabaretiers et tous autres qui les recevront chez eux.

De Cauponis.

Enfin il défend par un Statut exprès à tous les Maîtres d’Hôtelleries de souffrir que les gens de mauvais commerce, que les femmes prostituées, que les Comédiens, que les Farceurs, et autre sorte de gens qui ne valent rien, soient reçus à demeurer quelque temps chez eux. »

Est-ce-là favoriser la Comédie ? et l’autorité de ce grand Cardinal peut-elle servir à l’Auteur de l’Écrit pour favoriser son injuste prétention ?

Nous n’aurons pas plus de peine à détruire ici l’abus qu’il fait du grand nom de saint François de Sales, sur ce que ce Saint ne défend pas precisément les Spectacles à sa Philothée. Chacun sait que ce Saint a paru dans notre France dans un temps de trouble, où les circonstances ne laissaient guère d’attention à policer les plaisirs. Les parties de divertissement, les jeux et les Spectacles en ce temps-là étaient bien peu de chose en comparaison de ce qu’ils sont venus depuis : Cependant en même temps qu’il parle comme s’il les tolérait, il proteste contre les dangers qui les accompagnent ; ce qui est un artifice pour en détourner : Car quel est l’homme sage qui voulut manger d’une viande, si celui qui la {p. 53}lui présente l’avertissait qu’elle est capable de lui faire un mal considérable.

Ce n’est pas toujours d’une proposition détachée, sur tout quand elle est suspendue sur un sens vague, qu’il faut juger de la pensée d’un Auteur ; il faut le lire en plusieurs endroits pour en juger sainement. Or quiconque s’appliquera à la lecture des Ouvrages de ce grand Saint, tombera d’accord qu’il en est peu entre ceux des anciens Pères qui inspirent un mépris du monde plus entier, et un éloignement plus parfait de ses maximes et de ses plaisirs.

Pour concevoir donc comment il a pu tolérer dans sa Philothée une chose si éloignée du but où il a dessein de la faire arriver ; il faut savoir que son intention étant de détacher doucement les âmes les plus liées au monde, et les moins capables de ces grands efforts nécessaires pour des conversions subites et éclatantes ; il les prend dans le plus bas état où elles puissent être, sans s’épouvanter de leur indisposition : Et dans le dessein de les faire mourir à elles-mêmes, il les attire par une sagesse et une charité cachée sous une indulgence apparente : il regarde les plaisirs du monde dans une idée métaphysique, qui les sépare des désordres principaux ; et néanmoins aprés cela, il n’en accorde {p. 54}l’usage que sous certaines conditions qu’on ne saurait garder fidèlement sans renoncer bientôt à tous ces plaisirs, qui est justement le but où il tend. C’est pour cela qu’il enseigne dans son Introduction à la Vie Devote,

Chap. 33. III. Part.

« Que quoique ces plaisirs soient indifferents de leur nature, néanmoins selon l’ordinaire façon avec laquelle cet exercice se fait, il est fort penchant et incliné du côté du mal, et par conséquent plein de danger et de péril. » Mais n’est-ce pas en dire assez pour en éloigner tout le monde ? Il compare la Comédie aux Champignons, dont les Medecins disent, « les meilleurs n’en valent rien, mangez-en peu et peu souvent ; car pour bien apprêtés qu’ils soient, la quantité leur sert de venin. Les Bals, les Danses, et telles Assemblées ténébreuses attirent ordinairement les vices et les péchés comme les querelles, les envies, les moqueries, les folles amours : et comme ces exercices ouvrent les pores du corps de ceux qui les font ; aussi ouvrent-ils les portes du cœur, au moyen de quoi si quelque serpent sur cela vient à souffler aux oreilles quelques paroles lascives, quelque muguetterie XIV, quelque cajolerie ; ou quelque basilic vienne à jetter des regards impudiques, des œillades d’amour, les cœurs sont fort aisés à se laisser saisir et empoisonner.

{p. 55}« O Philotée, ces impertinentes récréations sont ordinairement dangereuses ; elles dissipent l’esprit de devotion, allanguissent les forces, refroidissent la charité, et réveillent en l’âme mille sortes de mauvaises affections. »

Ensuite pour empêcher les fâcheuses impressions, qu’il prétend avec raison demeurer dans l’âme après ces sortes de plaisirs, il veut qu’aussitôt que l’on en est sorti, on s’entretienne dans les considérations suivantes.

1. « En même temps que vous étiez au Bal (c’est la même chose de la Comédie) plusieurs âmes brûlaient en enfer pour des péchés commis en pareille occasion.

2. « Plusieurs Religieux et gens de devotion, étaient à la même heure devant Dieu, chantaient ses loüanges, et contemplaient sa beauté : ô que leur temps a été bien plus heureusement employé que le vôtre !

3. « Tandis que vous avez dansé, plusieurs âmes sont décédées en grande angoisse ; mille milliers d’hommes et de femmes ont souffert de grands travaux en leurs lits dans les Hôpitaux, et ès rues, la goutte, la gravelle, la fièvre ardente : helas ! ils n’ont eu nul repos ; n’aurez-vous point compassion d’eux ? et pensez-vous point qu’un jour vous gémirez comme eux, tandis que d’autres {p. 56}danseront comme vous avez fait ?

4. « Notre Seigneur, Notre-Dame, les Anges et les Saints, vous ont vus en ce lieu : ah ! que vous leur avez fait grand pitié, voyant votre cœur amusé à une si grande niaiserie, et attentif à cette fadaise.

5. « Hélas ! tandis que vous étiez là, le temps s’est passé, la mort s’est approchée ; voici qu’elle se moque de vous, et qu’elle vous appelle à sa danse, en laquelle les gémissements de vos proches serviront de violons. »

Vous donc qui citez saint François de Sales pour autoriser la Comédie ; n’en parlez donc que comme lui, et dites que ce n’est qu’une récréation impertinente, une fadaise et une niaiserie qui expose à de grands périls ceux qui s’y trouvent. Croyez-moi, si l’on faisait ce que ce grand Saint ordonne à ceux qu’il souffre aller à la Comédie, les Théâtres seraient bientôt fermés. Et pour moi, je ne trouve pas son discours moins propre à en détourner, que ceux des saints Pères, qui les ont condamnés d’une plus grande force.

Quelle absurdité, aprés avoir fait un si mauvais usage des Saints modernes, de retourner, comme fait l’Auteur de l’Écrit, aux Saints des premiers temps, et citer les Retraites que saint Gregoire de Nazianze {p. 57}faisait à la Campagne, pour autoriser les joies folles et pernicieuses que s’accordent les gens du monde : A-t-il lu ce Pere, pour citer son exemple si mal-à-propos ? Chacun sait que ce Saint embrassa la vie solitaire du désert aussitôt aprés son Baptême ; qu’il y vécu quelque temps avec S. Basile, et qu’il goûta tellement ce genre de vie mortifiée, que dans les fonctions de l’Épiscopat, où l’ordre de Dieu l’engagea dans la suite, il n’eut aucun repos. Il se trouvait accablé sous le poids d’une Charge qui l’engageait, quoique par un esprit de charité, à se mêler d’une infinité de soins exterieurs. Il prenait de temps en temps des jours de soulagement, non pas pour les passer comme veut l’Auteur, dans le divertissement ; mais dans la prière, dans la solitude, dans le chant des Psaumes, dans la méditation de la Loi du Seigneur. Voici comme il exprime ses sentiments.

« Plût à Dieu que je fusse semblable à une colombe légère,

Carm. 6.

ou à une hirondelle, pour fuir la société du monde, et me cacher dans un trou des déserts avec les bêtes sauvages, où l’on trouve plus de fidélité que parmi les hommes ; et achever ainsi ma carriere dans une tranquillité exempte de douleurs, de soins et d’ennuis ; et que je fusse en cela seulement different d’elles, {p. 58}que conservant l’usage de la raison, je pûsse élever mon esprit dans le Ciel, et jouir dans une sérénité invariable de cette clarté immortelle ; en sorte que comme du sommet d’une haute montagne, je donnasse d’une voix éclatante comme un tonnerre, cette grande instruction à tous les hommes : O mortels ! qui n’êtes rien, et qui ne vivez que pour mourir ; jusques-à quand vous amuserez-vous comme des enfants, à des songes et à des imaginations trompeuses, etc. »

Ce grand Saint était si éloigné des divertissements du monde, qu’aussitôt qu’il eut trouvé jour pour renoncer aux fonctions sacrées de l’Épiscopat, il s’enfuit dans la solitude pour passer le reste de ses jours dans les exercices de la vie Érémitique ; c’est-à-dire, mortifier ses sens par les veilles, par les jeûnes et par les prières.

V. Je trouve que les Comédiens vous sont bien obligés des efforts que vous faites pour les relever de cet état d’infamie dans lequel on les a toujours réduits dans les temps qui nous ont précédés, et de ce que vous leur faites espérer qu’ils pourront un jour avec les Cabaretiers parvenir à être traités d’honorables hommes. Je souhaite de tout mon cœur, qu’au moins à la mort ils reconnaissent l’infamie de leur profession, {p. 59}et qu’ils y renoncent, afin d’être inhumés en terre sainte, et qu’on leur donne un Épitaphe où il y ait ces mots : Ci-gît honorable homme.

Mais ce que je ne puis souffrir, par le desir que j’ai de leur salut, est que vous assuriez tellement leurs consciences, et mettiez les affaires de leurs âmes dans un si grand repos, que s’ils vous en croient, ils n’ont qu’à rejetter toutes les pensées de conversion que Dieu ne manque pas de leur envoyer de temps en temps, et à mourir en paix dans un état où ils ne peuvent attendre que la damnation. Mais si vous ni moi ne pouvons rendre un jour compte à Dieu des paroles inutiles que nous aurons proferées ; sera-ce vous qui les garantirez à son Tribunal si terrible, de toutes les paroles profanes qu’ils auront prononcées ; des soupirs tendres et passionnés qu’ils auront poussés ; des passions qu’ils auront allumées, des Fêtes qu’ils auront profanées ; des crimes qu’ils auront fait commettre ?

Vous les abusez, quand vous leur citez l’exemple de saint Paphnuce, auquel après une longue vie de pénitence, il fut révélé qu’il aurait un jour dans le Ciel la même gloire qu’un Comédien, ou un joueur de flûtes qui allait par les Villages. Cet exemple ne doit point passer sans explication, {p. 60}de peur qu’après la lecture de votre Écrit, ceux qui montent sur le Théâtre ne se mettent dans l’esprit, que leur état est aussi bon que celui des personnes qui travaillent à vivre dans une exacte piété, et dont vous ne parlez pas avec grand honneur sur le fait des aumônes. Voici donc l’Histoire originale.

« Nous apprîmes, dit Rufin,

De Vitis Patrum. l. 2.

par le rapport très fidèle que ces bons Pères nous en firent, que le saint homme Paphnuce, qui menait sur la terre une vie toute Angélique, ayant un jour prié Dieu de lui faire connaître auquel des Saints il ressemblait ; un Ange lui répondit, qu’il était semblable à un certain Joueur de flûte qui gagnait sa vie à chanter dans un Bourg proche de là : Ce qui ne l’ayant pas moins surpris qu’étonné, il s’en alla en grande hâte dans ce Bourg y chercher cet homme ; et l’ayant trouvé, il s’enquit de lui ce qu’il avait fait de saint et de bon, et l’interrogea très particulièrement de toutes ses actions : À quoi il répondit selon la vÉrité, qu’il était un grand pécheur, qu’il avait mené une vie infâme, et que de voleur qu’il était auparavant, il était passé dans le métier honteux qu’il lui voyait exercer alors.

Ad illud quod nunc exercere videretur fœdum artificium devolutum.

« Plus il parloit de la sorte, et plus Paphnuce {p. 61}le pressait de lui dire ; si au milieu de ses voleries, il n’avait point fait par hasard quelque bonne œuvre. Enfin aprés un recit assez long de deux actions admirables qu’il avait faites étant voleur, dont l’une était d’avoir conservé l’honneur d’une jeune vierge consacrée à Dieu, qui était tombée entre les mains de ses compagnons voleurs ; l’autre d’avoir donné à une pauvre femme trois cens pièces d’argent, pour délivrer de prison son mari et ses enfants : Saint Paphnuce lui ayant communiqué sa révélation, et l’ayant exhorté de prendre soin de son âme ; cet homme jetta aussitôt les flûtes qu’il avait entre ses mains, et le suivit dans le désert, où il changea l’Art de la Musique dont il faisait profession, en une harmonie spirituelle, par laquelle il régla tellement tous les mouvements de son âme, et les actions de sa vie, qu’après avoir durant trois années entières vécu dans une très étroite abstinence, passant les jours et les nuits à chanter des Psaumes et à prier, et marchant dans le chemin du Ciel par ses vertus et par ses mérites, il rendit son esprit entre les Chœurs des Anges. »

Ce ne fut donc point comme Comédien, mais comme Pénitent, qu’il eut une gloire égale à celle de saint Paphnuce ; puisque pour y arriver, il renonça à un métier {p. 62}qu’il reconnut lui-même être honteux.

Fœdum artificie.

Faites-en faire de même aux Comédiens, et je m’écrierai de joie, en prononçant ces paroles de Jésus-Christ, Les publicains et les pécheurs vous précèderont dans le Royaume de Dieu. Mais ne leur donnons point cette espérance tant qu’ils monteront sur le Théâtre ; et ne les flattons point de leurs bonnes œuvres prétendues : quand ils distribueraient tous leurs biens aux pauvres ; quand ils transporteraient les montagnes, cela ne leur servira de rien, s’ils n’ont la charité : Mais l’ont-ils ? Saint Paul nous apprend que la charité cherche l’utilité des autres aux dépens de ses propres intérêts : les Comédiens cherchent leur intérêt temporel aux dépens du salut éternel de leurs frères.

Dieu disait autrefois aux enfants d’Israël par son Prophète : Qu’ai-je affaire de vos Victimes ? je ne veux ni des Holocaustes, ni de la graisse, ni du sang de vos Agneaux ; je déteste votre encens et vos Assemblées : Quand vous étenderez vos mains vers moi, je détournerai mes yeux ; et quand vous redoublerez vos prières, je ne vous écouterai point ; parce que vos mains sont pleines de sang. Comment donc l’Auteur fait-il tant de Compliments aux Baladins sur leurs bonnes œuvres prétendues ? Comment les {p. 63}félicite-t-il sur le règlement si défectueux de leur vie, et sur des actions exterieures de piété ; puisqu’il ne peut laver leur conscience du sang, je ne dis pas des corps, mais des âmes qu’ils ont fait mourir, et dont Dieu leur demandera un compte sévère. Il devrait bien plutôt les avertir du danger évident où ils sont que Dieu n’alloue jamais aucune des œuvres sur lesquelles ils se confient, et leur répéter ces paroles qui suivent immediatement les reproches ci-dessus : Lavez-vous, soyez purs, ôtez le mal de vos pensées de devant mes yeux, cessez de mal faire, et apprenez à bien faire.

Isa. 1.

Mais de plus, le métier de Comedien n’est pas tel, quoiqu’on en dise, qu’un homme se puisse partager entre Dieu et soi-même ; en sorte qu’il se retrouve quand il lui plaît, et ramasse à propos toute l’application de son esprit pour les affaires de son salut, et la fréquentation des Sacrements : Ce métier demande son homme tout entier, s’il y veut réussir : il ne lui reste guère de temps pour penser à des affaires plus sérieuses ; et quand il est sur le Théâtre, on ne voit que la moindre partie de ses travaux. En effet le métier de Comedien dont on fait le Panégyrique, ne consiste pas seulement à divertir le monde {p. 64}durant deux on trois heures ; toute la journée se ressent, et toute la vie est infectée de ce sale métier. Un personnage à faire, occupe tout entier celui qui en est chargé ; il remplit tout son temps, et ne souffre plus qu’il soit le maître de son imagination, pour l’arrêter à point nommé : Si un Acteur a le personnage d’un Amant disgracié, ou d’un autre qui réussit dans ses poursuites ; il y pense jour et nuit ; il songe aux moyens de s’exprimer d’une manière vive et touchante : et pour cela, il faut qu’il ressente des mouvements et des passions que nous n’oserions même admettre dans notre esprit pour un moment avec une attention volontaire, sans nous croire coupables devant Dieu. Saint Benoît, que l’Esprit Saint porta à se rouler dans les épines, et tous les autres Saints qui se sont fait de si grandes douleurs, pour chasser le premier souvenir d’une femme, étaient bien simples, si l’Auteur de l’Écrit a raison. Ils n’avaient qu’à aller trouver quelque Comedien, entrer dans leurs maximes, apprendre qu’on peut sans péché se trouver à la compagnie des femmes agréables, les considerer amoureusement, penser aux manières de les aborder avec un visage passionné, leur protester qu’on les adore ; tantôt rire, tantôt pleurer avec elles, les {p. 65}poursuivre pour en avoir quelque regard favorable, ou quelque permission d’espérer : Car les Comédiens ont un secret merveilleux pour penser en sureté de conscience à toutes ces choses ; mais l’Évangile a oublié de nous l’apprendre.

O Dieu, s’il est si difficile de nous rendre dignes de vous, et de purifier notre imagination autant qu’elle le devrait être quand nous approchons de vos redoutables Mystères, quoique par votre grace la plus grande partie de la journée soit occupée à des choses serieuses ! je voudrais bien savoir comment en approchent ceux qui ne s’occupent que de ces sottises ?

VI. Examinons maintenant s’il est vrai, comme l’Auteur de l’Approbation le fait sonner si haut, que les Comédies d’à présent sont tellement épurées et modestes, qu’elles peuvent passer pour des Écoles de vertu. Le Théâtre Italien est ici bien obligé à la Langue Françoise, d’être si chaste, qu’elle ne permet pas d’entrer dans le moindre détail des paroles et des actions indécentes. Je dirai seulement en général, que rien n’est plus opposé aux règles de la bienséance et de la modestie, puisqu’il est d’une notoriété publique, qu’on y entend et qu’on y voit des choses qui sont tout-à-fait infâmes.

{p. 66}Il me semble ici que j’entends les Comédiens Français se récrier, et dire que leur Théâtre ne souffre point de pareilles ordures : Je le veux. Mais s’ils ont épuré leurs Spectacles de ces grossièretés ; qu’ils ne se croient pas pour cela exempts de péché : leur manière de jouer, pour être plus délicate et plus fine, ne laisse pas d’être aussi dangereuse. Qu’est-ce, je vous prie, que la Comédie telle qu’on l’exerce à présent, qu’un assemblage de tout ce qui peut attendrir le cœur, paroles, soupirs, gestes, actions, décorations, compagnie ? Qu’est-ce que la Comédie encore une fois, qu’un commerce d’amour qui réussit toujours malgré les oppositions les plus grandes, qui semblent ne venir à la traverse que pour en faire mieux goûter la douceur ? Les moyens pour conserver la chasteté, selon l’Écriture, sont compris dans ces paroles : Détournez vos yeux d’une femme qui n’est pas sage, de peur de tomber dans ses piéges.

Eccli. 9. 4.

Ne fréquentez point les femmes qui font profession de bien chanter, et de bien danser, de peur que leurs attraits ne vous perdent.

Ibid. 9.

Ne regardez point une jeune fille, de peur que sa beauté ne vous soit un sujet de scandale et de chute.

Ibid. 8.

Détournez vos yeux d’une femme bien parée ; il y a quantité de personnes qui ont malheureusement {p. 67}péri, pour avoir admiré la beauté d’une femme, parce que c’est ce qui allume le feu de la concupiscence.

Ibid. 11.

Comment donc peut-on approuver ces Spectacles, où l’on voit paraître une fille parée de tous les atours qui la peuvent rendre agréable, au milieu d’une Salle magnifique, ou d’un Jardin de plaisance ; qui se croyant seule, quoiqu’elle soit en présence de trois ou quatre cens personnes, vient se soulager comme en secret d’une passion furieuse qu’elle a pour un jeune homme, et qui sans oublier les soupirs, les larmes, et toutes les marques de transport, exprime ce qu’elle souffre, de la manière la plus touchante ; tantôt s’en prend à Dieu, d’avoir fait des Lois qui lui paraissent si sévères ; tantôt murmure contre la modestie attachée à son sexe. Si un cœur jeune et tendre a resisté à un tel objet jusqu’à n’en avoir pas reçu la moindre impression, il ne peut presque plus tenir : quand ensuite on voit paraître un désert affreux avec des rochers menaçants le Ciel, et au milieu un jeune homme, qui croyant n’être point aimé ; s’abandonne au désespoir ; et aprés la description vive et pathétique de la plus forte passion que l’on puisse s’imaginer, ne délibere plus que sur le genre de mort qu’il choisira.

{p. 68}Joignez à tout cela les oppositions qui naissent des parents et des rivaux, les entrevues échappées qui paroissent venir du hasard, les déclarations d’amour ; enfin l’heureux succès, comme ils disent, dans leur passion. Entrecoupez tout cela de Musique, d’Instruments, de Danse, et de voix qui invitent tout le monde à suivre l’amour, à s’abandonner à la tendresse, et à s’aimer jusqu’au tombeau.

En vérité, je ne sais ce que l’Auteur veut dire, quand il avance que la Comédie est réformée, et qu’on y peut trouver une École de vertu : Pour moi, je ne saiS ce que les anciens Théâtres avaient de plus contraire aux bonnes mœurs ; j’entends de ceux dont les horreurs étaient bannies, et contre lesquels néanmoins les Pères et les Conciles se sont tant récriés.

Si l’on me dit que c’est un amour légitime qu’on représente entre deux personnes qui veulent s’unir par le Mariage ; je dirai : Premièrement que ce n’est jamais un amour légitime, parce qu’il est toujours excessif et outré, la Comédie ne représentant jamais de passions calmes et modérées ; d’où vient qu’on fait toujours les Amants se plaindre des Dieux, qu’ils accusent d’injustice, et dire souvent d’autres blasphêmes, comme quand ils se servent du mot d’adorer, etc.

{p. 69}Secondement, je dis que quand ce serait un amour légitime, la Pièce ne laisse pas d’être mauvaise et scandaleuse, parce que les témoignages passionnés d’un amour légitime aussi bien que d’un autre, ses ménagements, ses descriptions, ses poursuites, ses succès quand ils se font en public, sont dangereux à la pureté de ceux qui en sont les témoins, et qu’il n’est pas permis à des jeunes mariés de se faire deux ou trois heures durant devant tout le monde des caresses trop tendres. Je laisse à part toutes ces autres passions de colères, de vengeance, d’ambition, d’amour propre qui paraissent dans leur excès avec honneur sur le Théâtre, et qui par ce moyen effacent dans les esprits ce caractère d’horreur que Dieu y a attaché, pour empêcher que les hommes ne s’y abandonnent.

Mais pourrai-je me taire, et m’empêcher de parler contre l’impiété des Théâtres, pour faire rentrer en eux-mêmes ceux qui y montent au péril de leurs âmes ? O Dieu, quel nouveau feu est-ce que je sens s’élever en moi-même, à la pensée de tant d’irreligions et de profanations que j’apprends qui s’y commettent !

Je l’ai déja dit, que longtemps auparavant que les Saints Pères parlassent contre la Comédie, il ne s’y faisait plus de sacrifice ; {p. 70}cependant ils en parlent comme des assemblées où regnait l’idolâtrie et le blasphême. Cette idolâtrie ne consistait, qu’en ce que la multiplicité des Dieux y était introduite sous des noms consacrés à des Idoles : le blasphême n’était, que parce qu’on attribuait à la Divinité des passions, des faiblesses, des désordres dont il n’y a que les hommes qui soient capables : Et n’est-ce pas ce que l’on voit à présent sur les Théâtres ?

De quelle manière voit-on commencer la plupart des Opéras, sinon par l’invocation d’une Divinité, comme de Vénus, de Cupidon, ou de quelqu’autre ? On introduit une Actrice, qui d’un air plein de respect pour la Divinité qu’elle invoque, chante au milieu d’une symphonie parfaite en ses accords, des Vers à sa louange : Cette fausse Divinité ne les entend pas, mais le vrai Dieu les entend.

Dans le cours d’une Pièce on fait paraître tous les faux Dieux qui s’opposent les uns aux autres pour seconder ou pour traverser la passion de deux Amants : S’il s’agit d’en appaiser un qui soit courroucé, et qu’on ait peine à fléchir ; comme par exemple le Dieu Mars, on lui prépare un Sacrifice, on lui rend des respects profonds comme à un Dieu tout puissant, on lui {p. 71}fait des invocations redoublées. Le Spectateur déja attendri par les disgrâces des Amants, goûte avec plaisir l’espérance qu’il met dans ce Dieu, lequel enfin attiré par une Musique qui sent d’abord extrêmement la Guerre, mais qui dans la suite changeant et allongeant ses tons, devient toute semblable à celle que l’on entend dans les Églises Cathedrales quand on lève la redoutable Hostie. Ce Dieu de Théâtre paraît enfin au milieu des airs dans une illumination prodigieuse, assis sur des trophées d’Armes, qui imposant de la main silence à toute la symphonie, fait connaître qu’il approuve le Héros de la Pièce, et qu’il se rend favorable à ses désirs.

Comment est-ce, je vous prie, que tous les Pères auraient regardé ces sortes de Spectacles, sinon comme une idolâtrie pareille à celle de leur temps, où toutes les paroles et les actions sont des espèces de blasphême qu’ils auraient jugé digne de punition ? Mais sans nous débattre sur les mots de blasphême et d’idolâtrie ; qu’appellez-vous les pompes du monde, qu’appellez-vous les pièges de satan, qu’est-ce que mépris de la véritable Religion, insulte à la Majesté de Dieu, corruption des bonnes mœurs, si ce n’est cela ?

L’excès des Théâtres, j’ai pensé dire, {p. 72}leur fureur, porte encore les hommes à se faire un divertissement des foudres du Ciel et de l’enfer même, dont on représente les feux sortir par tourbillons. Il n’y a pas jusqu’aux démons que l’on fait danser. O punissable hardiesse ! Dieu voyant l’homme insensible à son amour, ne propose rien de plus terrible que ces objets pour le retenir sur le penchant du précipice ! et l’on a trouvé moyen de s’en faire un Spectacle agréable, et d’y penser en riant ! Allez, allez Prédicateurs ; travaillez à exciter la crainte de Dieu dans les âmes : parlez, menacez, tonnez, représentez les Jugements de Dieu ; faites des Discours sur la mort, sur l’enfer, sur les démons ; tout cela ne fait plus rien dans l’esprit des hommes ; ils ont trouvé moyen de se faire un divertissement des objets les plus redoutables : et rien n’est plus capable de toucher une personne addonnée aux représentations du Théâtre.

On a fait plusieurs excellens Traités pour montrer qu’il y a une infinité de choses mauvaises dans les Comedies même qui passent pour les plus épurées ; et que dans celles qui sont prises sur des sujets sains, toutes les vertus y sont offensées, comme la vérité, la modestie, la patience, l’humilité, la piété même et la Religion, qui en devraient faire le caractère. J’y renvoie {p. 73}le Lecteur curieux, et dans le dessein d’être court, j’ai touché seulement ici ce qu’il me semble que les autres avaient laissé passer.

Il n’est donc pas vrai que les Comedies telles qu’on les joue à présent soient si réformées, si modestes, et si bien réglées que le prétend celui qui leur a composé une nouvelle Apologie : il faut dire, au contraire, qu’elles sont très mauvaises ; que ceux qui les jouent sont des gens qui ont toujours été regardés comme infâmes, et que ceux qui y vont, mettent leur salut en grand danger. C’est ainsi que l’Église est en possession d’en parler XV : Je pourrais produire autant de témoins de ce que j’avance, qu’il y a de Prédicateurs qui montent dans les Chaires, puisque tous d’une commune voix s’élèvent contre ce dérèglement. Je n’en produirai qu’un de tous ; mais il parle d’une manière si précise, qu’il est bon de l’entendre, d’autant plus qu’il est aisé de voir qu’il était animé de l’amour aussi bien que de l’esprit de la vérité.

RP. Cheminais.

C’est dans le second Point du Sermon qu’il a fait en l’honneur de l’Immaculée Conception, où parlant de ceux qui n’ont pas soin de ménager la grâce, il s’explique de la sorte.

« On les voit être de toutes les parties de plaisir, sans excepter les Bals et les Comédies. Ces personnes se croient en sûreté, {p. 74}quand elles ont demandé, s’il y a péché mortel à prendre ces divertissements : elles veulent une réponse juste et décisive. Ah Chrétiens ! quand il s’agit de conserver vos biens et votre santé, faut-il montrer la perte assurée. Mais vous êtes d’un âge et d’un caractère à ne risquer rien : Qui vous l’a dit, Chrétiens ? Un moment funeste ne peut-il pas rallumer en vous ce feu peut-être mal éteint…. Mais y a-il péché ? Oui, Chrétiens, de vous exposer sans raison et pour votre seul plaisir, au péril de perdre la grâce. Péché d’autoriser par votre présence des assemblées profanes, où toute la morale de l’Évangile est renversée, où toutes les maximes de l’amour se débitent au scandale de la Religion, où l’on entend des chansons qui amolissent et qui corrompent peu à peu le cœur, Péché dans la complaisance que vous avez pour ces airs languissants et amoureux, quand vous seriez même exempts de toutes passions…. Péché dans la perte du temps : on se plaint qu’on en manque pour les exercices du Christianisme, et on en dérobe à ses occupations, à ses devoirs les plus pressants pour des amusements frivoles, pour des vains Spectacles, qui seraient de ce côté-là assez criminels, quand ils ne le seraient pas d’ailleurs. Péché dans le mauvais usage de l’argent {p. 75}que l’on y dépense : Dieu vous fera voir au Jugement que vous pouviez ce jour-là donner du pain à vingt pauvres qui en ont manqué. Péché dans les effets que cela produit infailliblement même au regard des personnes les plus innocentes ; une grande dissipation d’esprit, un éloignement des choses de Dieu, une froideur pour la prière, un dégoût des Livres de piété, un amour du monde. Péché encore plus grand pour vous qui faites profession de vertu ; parce que les mondains s’autorisent de votre régularité apparente, et croient pouvoir se permettre des plaisirs que des gens de bien ne se refusent pas. »

Ce que les Prédicateurs font contre les Comédiens dans les Chaires lorsqu’ils annoncent la parole de Dieu, les Pasteurs le font d’une manière plus forte lorsqu’ils administrent les Sacrements. Car c’est une règle qui leur est prescrite en termes formels dans plusieurs Rituels, et entr’autres dans celui de ce grand Diocèse : De ne les point donner à ceux qui sont dans l’actuel exercice de la Comédie. Ce qui fait voir qu’il n’y a pas un temps où on les doive souffrir approcher des Sacrements, puisqu’on n’aurait pas droit de les leur refuser à la mort, s’ils n’en avaient pas été retranchés pendant leur vie.

{p. 76}LE RITUEL DE PARIS,
Du Très-Saint Sacrement de l’Eucharistie.

On

Pag. 108.

doit admettre à la sacrée Communion tous les Fidèles,

Ed. l’an 1654.

excepté ceux ausquels il est défendu par de justes raisons de s’en approcher : Et il en faut éloigner ceux qui en sont publiquement indignes ; c’est-à-dire, ceux qui sont notoirement excommuniés, ou interdits ; ceux dont l’infâmie est connue, comme les femmes débauchées ; ceux qui vivent dans un commerce criminel d’impureté ; les Comédiens, les Usuriers, les Magiciens, les Sorciers, les Blasphémateurs, et autres semblables pécheurs ; s’il n’est constant qu’ils font pénitence et qu’ils s’amandent, et qu’ils n’aient auparavant réparé le scandale public qu’ils ont causé.

LE MÊME RITUEL,
De la Communion des Infirmes.

Il

Pag. 114.

faut éviter sur toutes choses le scandale qui arriverait, si on portait le saint Viatique à ceux qui en sont indignes, comme sont les Usuriers publics, les Concubinaires, les Comédiens, ceux dont les crimes {p. 77}sont publics, ou qui sont excommuniés, ou dénoncés par leur nom ; s’ils ne se sont auparavant purgés par la Confession Générale, et s’ils n’ont satisfait à l’injure publique, comme il est de droit.

VII. L’Auteur de la Lettre trouve mauvais qu’on ne traite pas la Comédie aussi favorablement que le jeu de hasard, contre lequel on ne voit point à present le zèle s’allumer avec la même ferveur, quoiqu’il y ait des Canons qui aient défendu également l’un et l’autre. Je réponds à cela : Premièrement, que ceux qui ouvrent leur maison pour en faire des Académies scandaleuses de jeu, sans distinguer les personnes qui y vont : qui souffrent qu’on s’y emporte en jurements et en d’autres excès ; qui sont cause qu’il y en a qui se ruinent en jouant plus gros jeu que leur bien ne peut souffrir ; que ces personnes-là, dis-je, ne sont pas moins blâmables que les Comédiens ; que l’Église à présent comme autrefois déteste ce désordre, et ne juge pas ceux qui y tombent dignes d’approcher des Sacrements, jusqu’à-ce qu’ils aient promis de changer de vie. Ainsi l’Auteur en cela n’a point sujet de se plaindre.

Secondement, que si on ne parle si ordinairement contre ceux qui jouent à des {p. 78}jeux de hasard, c’est qu’il ne paraît pas à présent aux yeux de l’Église que le mal soit ni si général ni si contagieux, et qu’il est du nombre de ceux qui n’ont pas leur malignité toute entière dès l’abord. Il n’y a pas un si grand nombre de personnes qui s’expose à perdre tous leurs biens à ces sortes de jeux, comme il y en a qui exposent leur salut à la Comédie. Ceux qui les aiment ne s’y adonnent que pour quelque temps ; et c’est plutôt dans les hommes une fantaisie passagère qu’un plaisir constant. Il n’y a point de lieu destiné pour toujours à recevoir le jeu comme la Comédie, qui semble dresser Autel contre Autel, et avoir des Palais fixes, qui sont comme les Temples du Prince des ténèbres, dont il se sert pour faire insulte à Dieu. Le mal du jeu de hasard est moins contagieux : on n’y voit point ordinairement s’assembler les jeunes filles et les jeunes garçons, qui s’y ennuient beaucoup. La plupart du monde revient promptement de cette passion. La conversation des gens qui en sont possédés, n’a rien de charmant, ni qui fasse envie de prendre part à leur plaisir. Enfin ce jeu n’a qu’une malice successive ; c’est-à-dire, qu’il commence ordinairement par quelque chose de si léger, qu’on ne peut pas toujours l’accuser de crime. On peut jouer si peu de chose à un jeu {p. 79}de hasard, et durant un temps si court, qu’il serait difficile de faire tomber dessus celui à qui cela arrive les excommunications lancées par les Canons contre ceux qui jouent à des jeux de hasard. Voila pourquoi il est à présent moins d’usage dans l’Église de s’élever contre ces sortes de jeux, que contre la Comédie, qui est du nombre de ces maux qui ont d’abord une difformité suffisante pour être condamnée. Celui qui y entre a dessein d’en goûter le plaisir tout entier, il y abandonne son âme : et au lieu qu’on voit souvent se retirer du jeu par prudence, ceux qui s’apperçoivent qu’ils sont prêts d’y faire mal leurs affaires ; on ne voit point sortir de la Comédie ceux qui commencent à en goûter le plaisir fatal. Ce n’est pas pour autoriser le jeu de hasard, que je parle de la sorte : À Dieu ne plaise que je veuille autoriser ce que l’Église a condamné ; mais je prétends que si on fait plus de quartier à ceux qui commettent cette espece de péché, ceux qui tombent dans un autre, n’ont pas droit de se plaindre quand on les traite selon les règles de la justice.

Peut-on plus mal raisonner que fait l’Auteur de l’Écrit, quand pour autoriser le divertissement de la Comédie, et dire qu’on {p. 80}y peut aller le Dimanche ; il dit que Dieu, s’est reposé le septième jour ? Qu’entend-il par-là ? Est-ce que c’est un devoir d’aller à la Comédie les Dimanches ? Je ne crois pas que cette pensée lui soit venue dans l’esprit. Est-ce qu’il ne faut jouer la Comédie qu’une fois la Semaine ? Ses bons amis les Comédiens, ne s’accommoderaient pas de sa doctrine. Est-ce que le repos de Dieu est quelque chose de semblable à ce qui se passe à la Comédie ? Ce serait un blasphême de le dire, puisque le repos de Dieu n’est ni moins saint, ni moins adorable que ses opérations. Le repos qu’il est permis à l’homme de prendre, pour honorer celui de Dieu, n’est pas afin qu’il s’abandonne à la fainéantise, qu’il donne toute liberté à ses yeux, qu’il s’expose à des objets capables d’émouvoir ses passions ; mais afin qu’il rentre en lui-même, qu’il médite la Loi du Seigneur, qu’il interrompe les idées terrestres dont il a été occupé les autres jours ; pour rendre à son Créateur ce culte que les vrais adorateurs lui doivent rendre en esprit et en vérité.

C’est pour cela qu’il est marqué, que Dieu bénit le septiéme jour, et qu’il le sanctifia ;

Gen. 1.

pour montrer que nous le devons passer en nous appliquant à la sanctification {p. 81}de nos âmes. L’homme n’est pas seulement corps, il est encore esprit. Il n’a pas seulement une vie temporelle à entretenir, il a encore une vie éternelle à acquerir. Or la necessité où il se trouve d’employer six jours à la conservation de la première, lui doit apprendre l’obligation qu’il a d’en consacrer au moins un à l’acquisition de la seconde ; ce qui se fait en examinant sa conscience, en approchant des Sacrements, au moins en assistant aux saints Sacrifices, en écoutant ou lisant la parole de Dieu, et en chantant ses louanges. L’Auteur de l’Écrit se trompe donc bien grossièrement, quand pour prouver qu’on peut aller à la Comédie le Dimanche, et qu’on ne pèche point en y assistant ces saints jours ; il dit que les Chrétiens ont satisfait à tous les devoirs dont nous venons de parler lorsqu’ils y vont ; et que ce n’est qu’après qu’ils ont assisté à tout le Service Divin qu’ils cherchent à se délasser de cette longue application. Il devrait bien plutôt faire réflexion, que ceux qui passent si mal les dernières heures de la journée, ont perdu toutes les autres dans la paresse, dans la fainéantise, ou dans d’autres sortes de divertissements ; et que s’ils ont passé quelque temps à l’Église, ils ont borné cet espace par celui de la Messe la plus courte qu’ils ont trouvée.

{p. 82}Mais quand je supposerai que les Chrétiens, auparavant que de se trouver au Théâtre, auraient assisté à tout le Service. Divin ; est-ce-là le moyen d’en conserver et le fruit et la grâce ? ou plûtôt n’est-ce pas le moyen de le perdre tout entier ? Quel souvenir peut-on conserver de Dieu, de sa Loi sainte, et de ses jugements, au milieu d’un tel divertissement ? quel attention sur soi-même ? quelle vigilance sur ses sens ? quelle réflexion sur les verités que l’on a entendues ? quelle fidelité aux inspirations du Ciel ? N’est-ce pas là au contraire, perdre toutes les richesses que l’on avait acquises ? unir ensemble Dieu et le diable ? ou plutôt chasser Jésus-Christ pour faire régner le demon à la place ?

Saint Augustin avait bien d’autres pensées, lorsqu’expliquant le Psaume 32. il disait à son peuple : « Observez le jour du Sabbat ; mais que ce ne soit pas d’une manière charnelle et dans les plaisirs, comme les Juifs qui abusent du repos de ce saint jour pour commettre le mal : Il vaudrait bien mieux pour eux qu’ils passassent la journée à bêcher la terre, que de la passer dans les divertissements de la Danse. »

Melius tota die foderent quam tota die saltarent.

Ne vous servez point ici de la liberté que les Comédiens ont, de faire ce qu’ils {p. 83}font, comme d’un voile pour couvrir le péché. Tout le monde doit savoir que la tolérance de plusieurs choses qui seraient à retrancher, inséparable de la Politique, n’excuse point de péché devant Dieu dont la Loi sainte ne fléchit jamais, parce qu’elle est la souveraine équité. C’est la différence qu’il y a entre la Loi de Dieu et la Loi des hommes, que la Loi de Dieu étant émanée d’une puissance infinie, s’assujettit tout l’homme pour ne laisser rien d’impuni de ses désobeissances, parce qu’elle a la force de convertir son cœur ; au lieu que la Loi des Princes temporels, quoiqu’elle oblige en conscience, sortant d’une puissance finie et bornée, suppose dans la plupart de ceux auxquels elle s’addresse un reste de corruption et de cupidité qu’elle ne détruit pas. Voila pourquoi la Loi politique laisse impunis quantité de péchés, ou parce qu’ils ne sont pas de son ressort, ou parce qu’elle ne peut les empêcher tous. Jamais, par exemple, les Souverains ne prétendirent punir les mauvais desirs quand il n’en a paru aucun signe ; jamais ils n’établirent de châtiments pour les péchés purement spirituels. C’est ce que voulait dire Sénèque, lorsqu’il écrivait, « La servitude ne descend pas dans tout l’homme, pour enchaîner toutes les parties qui {p. 84}le composent ; César peut mettre mes mains et mes pieds dans les liens, mais il ne peut donner de fers à mon esprit ni à mon cœur. » Jamais en effet on n’a vu d’échafaud dressés pour les orgueilleux, ni pour les envieux, ni pour les avares. La Politique se contente de défendre et de punir les péchés qui sont nuisibles à la société humaine, ou qui ont quelque difformité criante, comme les impiétés et les impuretés qui font horreur. Il y a même plusieurs maux extérieurs, dans le détail desquels elle ne juge pas toujours à propos d’entrer, et qu’elle tolère pour empêcher l’homme dont elle ne guérit pas le cœur, de s’abandonner à de plus grands dérèglements.

Mais ce silence politique n’excuse pas de péché, et ne met pas l’homme à couvert des châtiments de l’autre monde, parce qu’il ne peut jamais secouer l’assujetissement où il est, à cette Loi divine, qui le pénètre tout entier, pour en régler toutes les actions intérieures et extérieures, toutes les paroles, toutes les pensées, et toutes les affections, sans laisser rien d’impuni de ce qui l’écarte de sa dernière fin.

C’est la première réflexion que fait le Sage en revenant comme d’un profond sommeil, de cette longue jouissance des {p. 85}plaisirs où il avait abandonné son cœur, et parmi lesquels il compte celui d’avoir eu des Musiciens et des Musiciennes, que d’en reconnaître la vanité et le péril : J’ai condamné, dit-il, le ris de folie, et j’ai dit à la joie ; Pourquoi me trompez-vous si vainement ?

Eccli. 1.

Il avait bien raison de parler de la sorte ; car Dieu a tellement fait suivre les plaisirs et les douleurs, que les douleurs du monde, quand on les supporte avec patience, se changent enfin dans une consolation éternelle ; au lieu que les joies dégénèrent en des pleurs qui ne finiront jamais. Aussi les Saints ont-ils toujours cru que l’amour des plaisirs était le caractère des esclaves du démon, dont il est dit, qu’ils passent leurs jours dans la joie, et qu’en un moment auquel ils pensent le moins, ils descendent dans les enfers ; et que l’amour de la Croix, l’affliction volontaire, et les larmes que l’on répand, soit dans la pénitence, soit dans la prière faisaient le caractère des amis de Dieu.

Nous l’apprenons du Prophète Ezéchiel, qui écrit que le Seigneur étant prêt d’envoyer les ministres de sa fureur pour détruire Jérusalem, il ordonna que l’on marquât auparavant sur le front de ceux qui pleuraient les péchés de cette malheureuse Ville un signe de miséricorde et de salut. {p. 86}C’est aussi ce que Jésus-Christ, qui a refusé tous les plaisirs qui lui étaient proposés pour embrasser la Croix avec les douleurs et les opprobres qui en sont l’accompagnement, n’a point voulu que nous ignorassions, lorsqu’il a dit : Malheur à vous qui riez à présent, parce que vous pleurerez.

Matth. 5.

Et encore : Heureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés.

Qui peut donc trouver assez de larmes pour pleurer l’insensibilité funeste des Chrétiens d’aujourd’hui ? Ils ne savent ce qui a été ordonné de leur salut dans les secrets de Dieu ; ils ignorent le moment auquel ils doivent être presentés à son terrible jugement ; ils ont pour la plupart des péchés considérables sur la conscience dont ils n’ont point fait pénitence, ni rien qui peut leur en mériter le pardon ; et avec tout cela, ils ne songent qu’à passer la vie dans le divertissement, et à donner à la joie tout le temps dont ils peuvent disposer ; ils accordent à leur sens les plaisirs les plus capables de les corrompre, et exposent leurs âmes aux dangers les plus évidents de les perdre, comme si tout était en sûreté pour eux.

L’Auteur de la Lettre aurait bien mieux fait, s’il avait employé son esprit et sa plume à détourner les Lecteurs de toutes {p. 87}les folies du monde, et à les porter à ne rechercher que les joies véritables du Ciel, et ces biens si excellents, que l’œil n’en peut voir la beauté, que l’oreille n’en peut entendre la douceur, et que le cœur de l’homme n’en peut concevoir le prix, À Dieu seul soit l’honneur et l’Empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

{p. 88} Extrait du Privilège du Roy.

Par Privilège du Roi, donné à Paris le 5. Juin 1694. Signé Boucher. Il est permis à Edme Couterot, Marchand Libraire à Paris, de faire imprimer, vendre et débiter un Manuscrit qui a pour Titre, Réfutation d’un Écrit qui favorise la Comédie, par le P. de la Grange Docteur en Théologie ; pendant le temps de six années : Et défenses sont faites à tous autres de contrefaire ladite Réfutation, à peine d’amende, confiscation des Exemplaires, et de tous dépens, dommages, et intérêts ; comme il est contenu plus au long audit Privilège.

Registré sur le Livre de la Communauté des Libraires et Imprimeurs de Paris, le 11. Juin 1694. Signé Aubouyn, Syndic.

Achevé d’imprimer pour la première fois, le 15. Juin 1694.