La Tour, Bertrand de

1768

Réflexions sur le théâtre, vol 10

2017
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2017, license cc.
Source : Réflexions sur le théâtre, vol 10 La Tour, Bertrand de p. 1-189 1768
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

Réflexions sur le théâtre, vol 10 §

RÉFLEXIONS
MORALES,
POLITIQUES, HISTORIQUES,
ET LITTÉRAIRES,
SUR LE THÉATRE.

Livre Dixieme.

A AVIGNON,
Chez Marc Chave, Imprim. Libraire.
M. DCC. LXVIII.

{p. 1}

RÉFLEXIONS
MORALES,
POLITIQUES, HISTORIQUES,
ET LITTÉRAIRES,
SUR LE THÉATRE.

LIVRE DIXIEME. §

On ne sera pas surpris de la longueur de cet Ouvrage, si l’on veut bien se souvenir que le théatre tient à tout. Il est l’image de la société, le résultat des mœurs des peuples, l’abrégé de leurs vices & de leurs défauts, l’histoire des folies humaines ; c’est un fonds inépuisable d’anecdotes & de ridicules. Ainsi le spectacle a du prendre & a pris en effet une infinité de formes & de nuances différentes, selon les lieux & les tems ; atroce en Angleterre, grave en Espagne, galant en France, dévot & grossier dans les premiers tems, libertin & frivole dans notre siécle ; il est aussi changeant que les acteurs qui s’y montrent ; comme il parle le langage, & prend les habits du tems, {p. 2}il en prend aussi la réligion & les mœurs ; on feroit leur histoire en faisant celle de la scéne. Tout ce qui lui appartient porte la même empreinte, c’est la monnoie du Prince regnant. Danse, musique, décoration, déclamation, choix des sujets, style, tout a sa dare dans les annales dramatiques. On pourroit en faire une diplomatique, comme les Bénédictins, & juger des divers siécles, par la différence des écritures. Le vice en fit toujours le fonds, il y répandit les dangers, & y donna ses leçons ; il lui doit ses plus grands progrès, & le théatre doit au vice sa gloire & ses conquêtes. La vertu ne lui fit jamais grace, il a été condamné par ses propres amateurs, à qui la vérité a arraché les aveux les plus deshonorans & les plus décisifs.

Si nous n’avions voulu prêter à la vertu que les armes du raisonnement & de l’autorité, un volume nous auroit suffi ; mais nous nous sommes ouvert une plus vaste carrière. Nous avons employé le témoignage d’une tradition & d’une expérience jamais interrompue. Il a donc falu ramasser des faits, il a falu recuellir des passages d’auteurs de toutes especes ; ils se sont présentés en foule, tous les livres en ont fourni ; le littéraire s’est joint au moral, la politique a pensé comme l’histoire, la réligion surtout, nous a donné ses divins oracles. Les volumes se sont multipliés, ils ont formé un tableau immense du théatre, ou plutôt une galerie de tableaux, ou comme ces fameux guerriers, & ces grands Princes, qui font représenter leurs campagnes, nous avons étalé ses exploits, ses victoires nombreuses & funestes, ses artifices, ses entreprises, ses variations, ses succès, ses appologies, ses prétendues réformes ; le caractère de ses suppots, de ses auteurs, de {p. 3}ses amateurs, pour faire sentir & toucher au doigt & à l’œil, à tout homme pieux, à tout homme raisonnable, que la passion, le préjugé, l’habitude n’ont pas entiérement aveuglé ; que le théatre est nécessairement, par sa nature & les circonstances, qu’il a toujours été, & qu’il sera toujours l’école du vice, l’aliment des passions, le danger le plus pressant du péché ; qu’il a été très-justement condamné, & qu’on ne peut en conscience le fréquenter, sous peine de damnation éternelle.

CHAPITRE PREMIER.
Peinture & Sculpture. §

La peinture & la sculpture, compagnes inséparable du théatre, en firent dans tous les tems l’ornement & la décoration, & dans tous les tems y étalerent des figures indécentes. Les apologistes du spectacle, qui ont voulu mettre quelques différences entre l’ancienne & la nouvelle comédie, à raison de l’ancienne grossiéreté du langage, n’en ont jamais mis, ni pu mettre sur la peinture, qui fut toujours semblable, puisqu’on n’y a jamais représenté que les mêmes choses. Toujours des avantures galantes, les amours des Dieux ; toujours des nudités. Les Amours, les Graces, les Satyres, les Faunes, les Nymphes, les Naïades, Venus, Mercure, Diane, &c. sans aucune modestie. Nos décorations auroient aisément servi à la scene Grecque & Romaine, & les décorations Grecques & Romaines formeroient aisément nos théatres ; il n’en est pas de la Peinture comme du langage & du style ; celui-ci se diversifie, {p. 4}& prend différentes nuances, selon les lieux & le caractère des peuples ; le pinceau rend toujours les objets tels qu’ils sont, ce fut toujours une Venus : le corps humain ne change pas, le peintre ne peut représenter que les mêmes carnations, & les mêmes formes, Laïs & la Couvreur, Phriné & la Clairon seront toujours des portraits très-dangereux.

Le nombre en fut toujours immense. Le détail des obscénités grecques ne finit point dans les livres de Pausanias, & les obscénités romaines remplissent dix ou douze volumes de l’antiquité des tems du P. Montfaucon, qui pouvoit faire de son argent un meilleur usage, que de répandre & de perpétuer des estampes qu’il auroit dû brûler. Le théatre en regorge, la décoration en est toute composée, les coulisses, les plafonds, les loges, les murailles ; à l’opéra, aux françois, aux italiens, à la foire, tout en est souillé. Hommes & femmes à demi-nuds ; gestes licencieux, attitudes lascives, histoires scandaleuses, crimes énormes ; le pinceau se prostitue à tout. La licence du théatre a gagné jusqu’aux livres saints ; il vient de paroître de nouveaux Breviaires, où à la place des images de dévotion, dont ils étoient ornés autrefois, & qu’on a toutes suprimées, on a fait graver quatre actrices habillées en vertus, qui inspirent les vices contraires. On a bien fait de suprimer les images pieuses, la modestie, la réligion, la mortification, la chasteté des Saints auroient trop contrasté avec la molesse, l’immodestie, l’impudence de ces vertus de théatre.

Le théatre, il est vrai, n’est pas le seul endroit où la peinture par ses crayons, & la sculpture par ses ciseaux fassent couler à grands flots ce poison dans le cœur ; mais il a rompu {p. 5}la digue qui suspendoit le torrent, il a donné le plus beau jeu à l’artiste, & fait valoir ses talens ; tout est plein de tableaux & d’estampes, chambres, antichambres, cabinets, boudoirs, sallons de compagnie, salles à manger, plafonds, paneaux, dessus de portes, tapisseries, parevents, écrans, tabatieres, bagues, &c. par-tout des leçons & des objets du vice. Il en est des marchands sans nombre, des magasins immenses ; on les promene dans les rues, on en tapisse les carrefours ; on a établi plusieurs académies, plusieurs écoles de peinture, de sculpture, de dessein, avec des prix. Les ouvrages sont exposés au Louvre, c’est son regne le plus florissant. Disoit-on pas cependant que la France étoit iconoclaste ? Dans ce nombre infini de tableaux, trouve-t-on sur cent, une image de dévotion ? Et sur ces cent en trouvera-t-on dix qui ne soient immodestes, même chez les plus distingués Ecclésiastiques : La mithologie payenne, & ses indécences occupent tout. Un idolâtre pieux dans sa réligion n’auroit point d’autre image, & n’éviteroit pas avec plus de soin tous les monumens du christianisme.

Nosez-vous donc exposer l’image d’un Dieu que vous adorez, des mystères que vous croyez, du Sauveur qui vous a racheté ? Des Saints que vous devez imiter ? Rougissez-vous de l’évangile ? N’avez-vous pour les objets de la réligion, que de l’indifférence & du mépris ? Êtes-vous payen ou chrétien ? Peut-être n’êtes-vous pas catholique, les protestans proscrivent les images des Saints, du moins leur morale ne souffre pas des images obscénes, & les votres le sont. La pudeur est forcée de baisser les yeux, & n’est point en sureté dans vos maisons. Cette vertu aussi ancienne que le monde, est de {p. 6}toutes les réligions. Donner ce scandale c’est n’en avoir aucune, c’est n’avoir aucune charité ni pour soi-même, ni pour les autres que de se tendre à soi-même, & de leur tendre ces piéges ; sur-tout aux petits & aux foibles, à qui ces peintures apprennent ce qu’ils ignorent, & qu’ils seroient heureux d’ignorer toujours. Vous avez aussi des magots, de la Chine, des calots & des teiniers d’un prix excessif ; toutes sortes de grotesques qui ne sont rien moins que des chefs d’œuvres, n’annoncent pas votre bon goût. Vous avez sur-tout votre portrait, & ceux de votre famille, ressemblants ou flattés, peu importe, dont votre vanité se fait honneur ; mais qui en fait peu à votre modestie, à en juger par l’indécence des parures. Un libertin fait ainsi peindre ses maîtresses, l’ont-elles pu souffrir ? Je dois croire que le peintre fut infidele ; se seroient-elles mises en cet état à ses yeux, ont-elles consenti qu’on les offrit en cet état aux yeux de tout le monde ? Vous les étalés, le sang des Lucreces ne coule pas dans vos vaines : cette suite & ce mélange de portraits forment quelquelquefois des situations singulieres. Un abbé à côté de sa sœur demi nue, semble fixer avec complaisance, ses regards sur sa gorge ; c’est une bévue de peinture d’avoir fait des yeux si galants, & une sœur si coquette, & des tapissiers d’avoir placé si mal deux portraits, qui n’étoient pas faits pour être à côté l’un de l’autre.

Un tableau de dévotion y eût été mieux placé. Il eût été beau de voir le dévot Prélat les ryeux fixés sur un Crucifix ; mais j’ai beau checher, c’est dans la loge du Suisse ; la chambre du Palefrenier, la cabane du Berger, que je trouverai un Crucifix, une Vierge, un Bénitier. Voilà où la Réligion s’est réfugiée, elle est trop roturiere pour être reçue dans les appartemens, {p. 7}& trop peu élégante pour y figurer. Ceci me rappelle un trait de Moliere qu’on trouve par-tout, & qu’on destine à parer sa légende, quand il sera canonisé. Moliere donna un jour par mégarde un louis d’or pour un liard à un pauvre mendiant. Celui-ci plein de probité courut après lui pour le lui rendre, vous vous êtes trompé, sans doute, lui dit-il, il n’y a pas apparence que vous ayez voulu me faire une si grosse aumône, Moliere surpris lui rendit le louis & Lui en donna un autre, & se tournant vers ceux qui étoient avec lui & qui admiroient la probité de ce pauvre ; où diable, dit-il, la vertu est allée se nicher ? Cette expression bouffonne & peu décente, qui est dans son style ordinaire, est un trait de satire, & contre les grands qui ont chassé la vertu & l’ont forcée de chercher ailleurs un azyle, & contre les petits chez qui elle est si rare qu’on ne s’attend pas de l’y trouver, fugitive & par tout étrangere, comme l’hirondelle, elle se niche où elle peut, dans quelques taudis. St. Augustin rapporte & admire un pareil trait d’un pauvre de Milan ; mais d’un style fort différent, il le rapporte à la gloire de Dieu, & dans son éloge n’en châsse pas le diable, avec qui il n’étoit pas si familier que Moliere. L’expression, qui, comme plusieurs autres de ce caractère, que ce bouffon met à tout moment dans la bouche de ses acteurs, ne signifie rien dans la phrase ; ces vilains termes, ce langage aussi plat qu’irréligieux ne sont que déceler un cœur dépravé, in abundantia cordis os loquitur ; & la mauvaise habitude qui, à tout propos, le séme dans la conversation sans esprit & sans goût. On prend au théâtre ces chevilles indécentes pour des beautés, & ce n’est que stérilité de génie. On ne sait que dire, on lâche, {p. 8}diable, peste, &c. comme un bon mot, & ce n’est qu’une sottise des hales. C’est au reste l’idée que présentent les images de piété, chassée des appartemens, & reléguée chez le Portier ; où la Réligion vat-elle se nicher ? Ce n’est pas certainement dans le cœur de celui qui croit déroger en souffrant ces livrées.

A-t-on remarqué que cette décoration licencieuse qui gagne par tout, vient toute du théâtre ? Autrefois depuis le château du Gentilhomme jusqu’à la cabane du Berger, depuis l’hôtel du Seigneur jusqu’à la boutique de l’Artisan, on ne voyoit chez les Catholiques que des imgaes de dévotion ; on en voyoit au coin des rues, aux portes des villes. Tous les enfans faisoient des Chapelles, & Racine le fils dans la vie de son pere rapporte que ce fameux tragique construisoit des Chapelles avec les enfans, & faisoit la Procession avec eux. Voilà des autorités respectables que le théâtre ne peut récuser, c’est pour lui un Pere de l’Eglise ; mais ce sont des puérilités, ces images étoient souvent ridicules. A la bonne heure, qu’on en substitue de mieux faites, ou qu’on bannisse absolument la Peinture. Il seroit beau d’être iconoclaste de la licence. Au contraire, le regne de la peinture est plus florissant que jamais ; on n’a banni que les images dévotes, on n’est iconoclaste que de la piété, on lui a substitué des images indécentes, Venus, à la Sainte Vierge, Jupiter, Mercure, les Nimphes les Graces aux Saints, la galanterie aux vertus, les crimes aux mystères. Les enfans, & même des vieillards sont encore des Chapelles, à la ruelle de leur lit sont étalées bien des images ; on les contemple, on leur parle, on leur adresse des vœux, des prieres avec toute l’ardeur de la passion ; que ne méritent pas les {p. 9}déesses des coulisses à demi-nues ? Quels desirs infames ! quelle révolution criminelle ne font-elles pas naître dans le cœur de leurs adorateurs ? Quels langages leur font-elles tenir ? Quels germes de vertus elles répandent dans le cœur innocent des enfans ?

Le goût du théâtre a donc fait main basse sur la piété, & a fait monter le vice sur le trône. Les décorations théatrales s’emparent de toutes les maisons ; chaque chambre est un théâtre. Les mêmes ornemens, les mêmes personnages, les mêmes aventures, les mêmes nudités les défigurent. Acteurs & actrices, dieux & déesses, métamorphoses d’Ovide, contes de la Fontaine, etc. on ne voit, on ne parle, on ne pense, on n’aime, on ne respire que le théâtre, nul vestige de Réligion ; c’est par prudence, dit-on, une image dévote occasionneroit des railleries impies, cela peut être ; le théâtre a monté le monde sur le ton cinique, surtout contre la piété & les gens pieux. Mais ces images occasionneroient aussi des actes de vertu. Que gagne-t-on au change ? Les images indécentes font-elles faire un acte de vertu, & n’occasionnent-elles pas des pensées, des discours, des actions infames ? Mais ces peintures pieuses contrasteroient trop avec les tableaux que l’on aime, & condamneroient les effets criminels qu’ils produisent. Il en est comme des gens vertueux, dont on ne peut souffrir les exemples & la présence : on n’aime que son semblable, le mal gagne peu-à-peu jusques dans le cloître. Le parloir, le réfectoir, le dortoir, les cellules se réforment avec les habits, & commencent à bannir les visages maigres & livides, les habits pauvres & grossiers, les pieds ensanglantés, les yeux extatiques des saints fondateurs, pour arborer ces teints {p. 10}frais, ces ris, ces jeux, ces graces, ces yeux brillans, ces images riantes de la dévotion à la mode. Il est triste que contre l’intention sans doute des Prélats réformateurs, l’entrée de ce goût de théâtre dans les cloîtres, ait leur réforme pour époque. Au reste, quelle excuse frivole, on craint le ridicule de la piété & de ses dehors, & pour l’éviter on tombe dans les apparences & dans l’excès de l’irréligion & du vice. Quel pays & quel siécle, où la vue d’un Dieu mourant, les images de sa mere & des Saints si digne de respect, d’amour & de confiance fait vomir des blasphêmes ; quelle société, où il est ridicule de penser à l’objet le plus intéressant & le plus digne de l’homme ! Quelles mœurs ! Faire un ornement, de ce que la vertu condamne, & tourner en ridicule ce qui rappelle l’idée de la vertu ? Quel siécle, dites-vous, quel pays, quel goût, quelles mœurs ? C’est le siécle, le pays, le goût, les mœurs du théâtre. La vertu & le théâtre ne peuvent subsister ensemble, il faut que l’un chasse l’autre, non bene stant uno cruxque venusque loco. C’est la juste application de ce qu’on disoit injustement des Jesuites, abstulit hinc Jesum, venerisque insignia ponit impia gens, alium non colit illa Deum. La séparation est déjà toute faite, la mort la fixera pour l’éternité. La Réligion & la scene ne se réconcilieront pas dans l’autre vie, après avoir été ennemies déclarées dans celle-ci.

Croiroit-on que le vice a poussé l’aveuglement & la témérité jusqu’à faire l’apologie de la représentation des nudités ? Il en parut une en 1768, qui à le bien prendre, en fait la condamnation, & en montre le danger & le crime, dans un livre d’un mérite & d’une réputation médiocre, intitulé l’usage des Statues, {p. 11}dont les Journaux ont fait mention, Praxitele, dit l’auteur, fit plusieurs fois la statue de la courtisanne Phriné. On voyoit sur son visage la passion de l’artiste. Elle fut placée sur une colonne dans le Temple de Diane, d’Ephese, à la vue de cette image scandaleuse, Crates le critique disoit, on voit dans le Temple de Diane une offrande des vices, & de l’intempérance des Grecs, c’est une prostitution de l’art. L’auteur croit avoir trouvé des raisons politiques de leur usage ; en cela bien différent d’Aristote, qui, dans sa politique, L. 6, C. 17, défend absolument les peintures obscénes dans sa république, parce qu’elles corrompent les mœurs, sur-tout de la jeunesse de l’un & de l’autre sexe. Si ce n’est, dit-il, les statues des Dieux dont le culte l’exige. Cette exception est inexcusable dans un philosophe si éclairé, & d’un esprit si conséquent & si juste. Il est évident que les statues des Dieux doivent produire les mêmes funestes effets que les autres, & plus funestes encore. La Réligion alors autorise le crime, quod divos decuit cur mihi turpe putem ? On a plus de liberté de les regarder, elles sont exposées en public, on s’en fait un devoir pour leur rendre hommage, c’est donc une foiblesse. Aristote a craint de choquer un peuple superstitieux, qui avoit fait mourir Socrate, pour n’avoir pas assez respecté ses Dieux. La Philosophie ne fait point de martyrs de la Réligion, peut-être même n’est-ce qu’une ironie, que les savans devroient entendre, qui couvroit de ridicule des Dieux infames, dont le culte n’étoit qu’un tissu d’infamies.

Voici les raisons de politiques qui ne valent pas mieux que ce qu’on veut leur faire autoriser. On sait, dit-il, que parmi les Grecs il régnoit un amour que la nature désavoue & {p. 12}qui nuit à la population, ajoutons que Dieu punit par le feu du Ciel. Ne se peut-il pas qu’on ait cherché à ramener les jeunes gens aux intentions de la nature ? Or la vuë des objets qui en présentent les attraits & en offrent l’usage ? Ce seroit arrêter un désordre par un autre désordre, mais moins funeste & moins criminel. Les femmes n’en font donc pas assez, elles devroient totalement imiter la sculpture. A quoi sert le peu d’habits qu’elles gardent encore ! c’est un obstacle au succès de cette grande & profonde politique qui veut perpétuer le genre humain, en proscrivant une pudeur meurtriere. C’est ce qui mettoit les courtisannes tant en honneur dans les villes Grecques, honneur bien assorti à leur Réligion & à leurs mœurs. Une Reine de Pegu pour arrêter le désordre des hommes, ordonna aux femmes de paroître devant eux dans l’état où l’on présente les statues. Le fameux Législateur Licurgue vouloit que pour disposer de bonne heure au mariage & s’aguerrir contre les traits d’un amour volage & d’une volupté insatiable, les deux sexes depuis l’enfance jusqu’à leur établissement, dansassent, jouassent à la lute ; & fissent ensemble tous leurs exercices : ainsi Mitridate se nourrissoit de poison, pour n’être pas empoisonné : on dit que le sage Socrate menoit le jeune Alcibiade chez l’enchanteresse Aspazie, pour prévenir des plus grands excès ; & nos modernes Socrates à l’exemple de l’ancien philosophe vont, & menent leurs éleves au théâtre, pour les lier avec les nouvelles Aspazies. La liaison n’est pas difficile à former, elles sont si bienfaisantes, si zélées pour instruire la jeunesse : on lit dans la vie de Ninon de Lenclos que plusieurs meres qu’on appelle honnêtes & sages envoyent leurs enfans, garçons & {p. 13}filles à l’école de cette célebre courtisanne, pour les former à la vertu. Elle les y formoit si bien, qu’à l’âge de 80 ans passés, elle avoit un commerce complet avec un jeune Ecclésiastique, récemment sorti des Jesuites, qui alla prendre d’elle des leçons apparemment différentes de celles qu’il avoit données à ses écoliers. Cet admirable patriotisme sera élevé jusqu’au Ciel dans le monde, & précipité dans les Enfers par les disciples d’un Dieu fait homme.

Il peut y avoir quelque exagération dans ces faits attestés, pourtant dans l’histoire ; & que l’aveuglement des passions rend très-croyables. Quoiqu’il en soit, la cause des décorations théatrales, dont on a voulu faire l’apologie, sous le nom de la nudité des statues antiques, est bien désespérée, son défenseur même la condamne. C’est un grand mal qu’on souffre, pour en éviter un plus grand ; quel éloge pour les actrices, ce sont des Phrines, des Laïs, des Aspasies ! victimes généreuses des passions, elles se livrent pour le bien public, & corrompent le cœur pour empêcher une plus grande corruption, & conserver des sujets à l’Etat par un héroïque patriotisme. C’est un espece d’Inoculation du péché, pour sauver les ravages de la petite vérole ; le théâtre est comme l’hôpital de Londres, établi pour cette opération ; les actrices sont des Inoculatrices, plus habiles que tous les Médecins Anglais. Leur portrait seul porte le virus, & leurs faveurs en communiquent un autre qu’Apollon célébre moins que Mercure ; ce n’est pas la politique farouche de Saint Paul qui défend de commettre le moindre péché, pour empêcher un plus grand mal, non sunt facienda mala ut eveniant bona ; les courtisannes d’Italie souffertes {p. 14}par la police, comme un mal inévitable, sont moins zélées que nos actrices. Renfermées dans leurs maisons, elles reçoivent ceux qui viennent ; mais ne vont chercher personne, ne s’étalent point sur un théâtre, ne paroissent dans les rues que très-modestement couvertes. Que de leçons on pourroit leur donner ! Après ces aveux & ces raisonnemens, peut-on excuser les nudités dans la peinture ?

Properce, qu’on sait n’être pas un casuiste sévére, ne leur fait pas plus de grace. Il leur attribue la dépravation de la jeunesse, L. 2 ; Leg. 5 ; quæ manus obscenas depinxit prima tabellas, & posuit chartâ turpia vita domo, illa puellarum ingenuos corrupit ocellos nequitiæque suæ noluit esse rudes ; un autre poëte, picta est ô juvenis quam cernis virgo, sed acres hisce oculis flammas ejaculatur amor. Hisce oculis vocem dedit ars, linguamque malignam. Heu fuge, sed nulla est jam fuga ; l’amour caché dans ce tableau, lance des traits, allume son flambeau ; ce n’est qu’une fille en peinture, mais n’en crains pas moins les blessures ; Properce regrette l’heureux tems où on ne connoissoit point ces peintures. C’est un des grands biens de l’âge d’or, nullo tunc fuerat crimine picta domus.

Terence moins grossierement licencieux que Prosperce, quoique très-libre encore, raconte très-indécemment, Euneuch, act. 3, scen. 3, le mauvais commerce d’un jeune homme avec une fille, à la faveur de son déguisement en habit d’eunuque, ce qui présente les idées les plus sales. Comme on fait à ce libertin des reproches sur son crime, il s’excuse sur un tableau qu’il vit dans sa chambre. La fille le regardoit attentivement, il le regarda de même, virgo suspectans tabulam, ego quoque spectans cœpi. Le tableau leva tous les scrupules. Il {p. 15}représentoit Danaë dans une tour d’acier, où malgré tous les soins de son pere, Jupiter s’introduisoit par le toit, & tomboit dans son sein, en pluye d’or. Un pareil tableau que Moliere, d’après Plaute, a mis en vers & en drame, sous le nom d’Amphitrion, pour le rendre plus animé ; ce tableau disoit bien de choses. Il disoit d’abord qu’il faut acheter les faveurs de l’amour, que les présens introduisent par tout, forcent toutes les barrieres des tours, des gardes, du mariage, & obtiennent tout. Il mettoit sous les yeux les objets & les plaisirs de l’amour ; la vue des actions les plus indécentes, excitoit à la passion la plus honteuse ; enfin il calmoit les remords & sanctifioit le vice, par l’exemple des Dieux, qui employent toute sorte d’artifice pour séduire les femmes, Deum sese in hominem convertisse, & per alienas tegulas venisse clauculum per impluvium. Mais quel Dieu, ajoutoit-il, le plus grand des Dieux, qui ébranle les cieux avec une parole. M’appartient-il, à moi petit homme, d’être plus sage que lui, je l’ai imité avec plaisir, avec dévotion, ut quem Deum qui summa Cœli Templa sonitu concutit. Ego homuncio hoc non facerem ? Ego verò ita feci & Lubens feci. Je suis persuadé que Terence a voulu se moquer des Dieux de son tems, dont toute la Réligion étoit un tissu de crimes les plus scandaleux. Saint Augustin dans ses confessions & dans le livre de la cité de Dieu rapporte ce trait de Terence, & en fait le même usage contre les peintures obscénes. Moliere n’avoit garde de laisser échapper une morale si précieuse, & d’en faire le même usage que ce jeune homme, bien différent de celui qu’en fait Saint Augustin. Il encherit même dans l’Amphitrion. Ce n’est pas sur le compte d’un jeune libertin qu’il la met, il lui {p. 16}donne bien plus de poids, il la met dans la bouche de Jupiter-même, qui porté sur un nuage avec tout l’éclat de la Divinité, la prêche du haut des cieux, au mari-même d’Aleméne, qu’il vient de deshonorer ; & l’assure que loin d’avoir à s’en plaindre, il doit se féliciter comme des plus grands honneurs que le pere des Dieux & des hommes ait bien voulu partager sa femme avec lui, ce qui fait l’édifiant dénouement de la piéce, & montre que le comique payen bien plus sage que le chrétien enseigne une morale saine, par l’exemple de la chûte d’un jeune homme ; tandis que le chrétien enseigne la plus scandaleuse, par l’exemple des Dieux.

Le Peintre est ordinairement le premier pris dans ses filets. Le tableau des nudités entrepris d’abord par le crime est le plus parfait, lorsque la passion a tenu le pinceau. C’est un homme qui prépare du poison, qui manie des vipéres, il ne manque guere d’être empoisonné. Le plus fameux des Peintres est une preuve du danger de ces peintures. Alexandre voulut faire peindre sa maîtresse dans l’état où se montre le modele que les écoles de peinture font copier aux jeunes éleves : il en chargea le célebre Apellés ; Apellés ne put résister à la tentation, il en devint amoureux, Alexandre s’en étant apperçu, la lui donna. Pline & Ælien qui rapportent ce trait, en font beaucoup d’honneur au Prince, magnus animo major Imperio sui, nec minor hoc facto quam victoriâ. C’est faire beaucoup de grace à un libertin qui ne connoît aucune loi de pudeur, ni pour lui-même, ni pour le Peintre, ni pour les femmes, ni pour le public. Ces exemples sont-ils rares ? tous les jours des libertins achetent ou font peindre à dessein des nudités, en dessinent {p. 17}eux-même, pour peu qu’ils sachent manier le crayon, & il se trouve des artistes assez lâches pour y prostituer leur pinceau. Il en est même qui s’y consacrent, & dont le talent funeste est d’exceller dans les infamies. Ils se font appeller les Peintres des graces. Ils devroient être appellés les Peintres des crimes. Et cet abus des talents est toléré, est applaudi. Chaque théâtre a son Peintre gagé, & ce n’est pas le plus scrupuleux. C’est un Peintre des graces qui obtient sûrement l’honneur de la préférence, & il ne manque pas de marquer sa reconnoissance, en justifiant ce digne choix.

Apellés prit, dit-on, cette femme pour modele de sa fameuse Venus, qui fit la célébrité de l’Isle de Co sa patrie. Tableau qui y attira un monde infini, & en fit un lieu de débauche, pour honorer la Déesse. Auguste l’acheta 100 talents, (cent mille écus) & le plaça comme le plus bel ornement dans le Temple de Jule César son pere adoptif ; des portraits de ce caractère sont inestimables. La licence en fait le prix. Apellés, se donna un autre modele. Voyant la jeune Laïs, il fut frappé de sa beauté, & la prit chez lui, pour servir de modele à ses tableaux. Que voulez-vous faire de cet enfant, lui dit-on, laissez-moi faire, répondit il, je lui aurai bientôt appris son métier en perfection. En effet, grace aux leçons da Peintre, Laïs devint la plus fameuse courtisanne de la Grece, elle continua de servir de modele ; les Peintres alloient chez elle copier ses beautés, elle ne refusoit pas à la toile ce qu’elle livroit à la volupté. Elle se faisoit même gloire de multiplier ses images. Rendons justice à nos actrices, elles n’ont pas moins la noble ambition de prodiguer leurs graces. Voilà ce qu’on ne rougit pas de traiter de grands hommes, & {p. 18}d’offrir à imiter. Qu’est-ce que l’estime du monde ? Elle prostitue la gloire comme Laïs prostituoit sa personne, & Apellés ses crayons à tout ce qui ne mérite que le mépris.

Ce licencieux & trop célebre artiste ne se borna pas à un tableau de Venus. Il en fit un second que l’antiquité ne se lasse pas d’admirer, & ne le finit point. Soit que la mort le prévint, soit que se défiant de lui-même, il ait craint de ne pouvoir l’achever, avec la même perfection ; soit que par vanité il ait voulu prouver à la postérité qu’on ne pouvoit l’égaler, comme en effet aucun Peintre n’a osé entreprendre de le finir. Heureusement ces deux tableaux n’existent plus. Combien d’artistes ont taché de les remplacer, & n’ont que trop réussi pour leur malheur, & celui de ceux qu’ils ont entraîné dans le péché. Telle la Venus de Medicis, la Diane, la Léda, l’Endromede, &c. Qui pourroit épuiser ce détail, & compter les mauvais tableaux dont le monde est inondé, Ovide prétend que Venus leur doit son culte, si venerem coüs numquam pinxisset Apelles, ipsa sub æquoreis mersa jaceret aquis. Qu’est-ce que ce culte, à qui faut-il l’apprendre ? C’est donc à l’obscénité de la peinture & de la sculpture, qu’on doit l’empire de l’impureté. Il faut en croire un des plus Religieux Prêtres de Venus. Apellés lui doit aussi beaucoup, de sa réputation. Des tableaux décens sont moins admirés & moins recherchés. Il est moins des connoisseurs que des libertins. Les libertins sont bien plus indulgens. Chez eux tout ce qui excite la passion est un chef d’œuvre. La peinture & le vice se donnent la main, & volent de toute part, sur les aîles l’un de l’autre. Le théâtre est leur tronc. Ils y ont fait la plus étroite alliance. De tous côtés le vice étale la {p. 19}peinture, parce que la peinture étale les vices. Les actrices y servent de modeles, comme Laïs à Apellés, & ne sont pas plus difficiles. On peut bien assurer une débutante qui entre dans la troupe, comme Apellés le disoit de son éleve, elle saura bientôt son métier en perfection. Qu’on n’aille pas bien loin chercher ce modele, il suffit d’aller dans leur loge, quand elles sont à la toilette, & se préparent à jouer leur rôle ; sans s’embarrasser de ce qui voltige autour d’elles, leur immodestie leve sans façon tous les obstacles, & met dans tout leur jour, sous les yeux de l’artiste, les chefs-d’œuvres de la nature. Saint Pierre Chrisologue Serm. 155 regarde l’indécence des peintures comme un des plus grands désordres qui soient dans le monde, formata adulteria, titulata incesta, simulucra fornicationis in imaginibus & picturis.

Les écoles de peinture s’imaginent que pour former leurs éleves, il faut mettre sous leurs yeux des modéles les plus propres à allumer le feu de la concupiscence. Ils les choisissent avec soin, les paient cherement, pour les engager à se laisser voir dans toute sorte d’attitudes. Pense-t-on bien au salut de ces jeunes peintres ? Ignore-t-on les péchés innombrables que ces leçons voluptueuses font commettre ? Faut-il au prix de son ame acheter l’habileté dans son art ? Quid prodest homini si mundum universum lucretur ? Quelle nécessité y a-t-il de savoir peindre ce que la conscience défend de peindre jamais ? Peut-il se trouver des femmes assez impudentes pour se prostituer à tous les regards, & des hommes assez dépravés pour le leur proposer ? Voilà les leçons les plus avidemment courues, le plus attentivement étudiées, les plus fréquemment répétées, en particulier, & les mieux suivies dans la {p. 20}pratique. Ces nudités sont ce qu’on voit le mieux rendu dans les tableaux. Il est peu de peintres dont les essais ne soient des nudités, & des nudités très-bien peintes. De tant de tableaux exposés au salon, pour un qui édifie, il en est cent qui font rougir. Permettre aux artistes de traiter ces sujets, recevoir, récompenser, exposer au Louvre ce que la vertu défend de regarder ; est-ce respecter les mœurs & la police ? Peut-elle fermer les yeux sur cette source de corruption ?

On a établi des censeurs des livres, on défend l’impression des mauvais, on les supprime, on les fait brûler ; pourquoi n’est-il pas aussi des censeurs des tableaux ? Pourquoi ne pas poursuivre les mauvais avec la même sévérité ? Il est sans exemple qu’on en ait fait brûler un seul, & ils sont sans nombre. Un tableau licencieux n’est il pas un mauvais livre où l’on apprend le vice bien mieux & plus facilement que dans un livre ? Tout le monde y sait lire, un coup d’œil suffit à cette infame lecture, intelligible aux moindres enfans, les objets se gravent plus promptement & plus profondément dans le cœur, segnius irritant animos demissa per aurem ; quam quæ sunt oculis subjecta fidelibus. Il n’y a pas même de livre si licencieux qu’un tableau. Les plus vives descriptions, le plus grand détail, ne sont pas aussi obscénes que leur peinture. Les femmes même débauchées n’oseroient se présenter en public, dans l’état où on ose les peindre. Non-seulement on permet, on met en vente, on expose en public & en particulier les éditions de ces livres funestes ; mais on les multiplie à l’infini par la gravure, sorte d’impression qui se répand avec plus de facilité que les livres. Une estampe se distribue plus aisément, & {p. 21}n’est pas si chere qu’un livre. Etalée où l’on veut, il ne faut ni l’ouvrir, ni l’étudier. Elle s’offre d’elle-même ; peut-on souffrir que ces infamies soient tournées en ornemens typographiques, & souillent la plupart des livres ? Les censeurs qui les tolérent méritent-ils la confiance du public, & celle du Prince ?

Parmi les regles sur la lecture & l’impression des livres, faites par ordre du Concile de Trente, qu’on trouve ordinairement à la fin, il en est une qui défend absolument toute image indécente, jusques dans les vignettes, les culs de lampe, les lettres majuscules, ce qui étoit sort commun dans le seziéme siécle, c’étoit l’imitation du théatre grossier du tems, qui mêloit les bouffonneries aux mystères dans les rôles, & les décorations ; car le théatre prit ou donna dans tous les tems le ton du vice, obscenœ imagines in libris etiam in litteris grandiusculis, quas initio librorum, vel capitum imprimi moris est, hujus generis omnia penitus, obliterentur. Le Concile traite les images comme les paroles libres, qu’il ordonne d’y effacer. Les images sont en effet un langage très-énergique, comme les discours & les écrits sont des images, & ne sont même dangéreux qu’à titre d’image. Le Concile fait la même défense pour les images de dévotion, où on ne doit souffrir rien d’indécent, & il ordonne aux Evêques dans leur visite de faire ôter des Eglises tous les tableaux & les statues immodestes. On ne souffre que la nudité du Crucifix, à laquelle le monde est accoutumé, & qui ne fait point de mauvaise impression ; ces ordres ont été suivis. Les livres de Réligion imprimés depuis le Concile, ont été modestes, les autres livres même ont été plus réservés, à la place de ces antiques ornemens, aussi maussades qu’indécents, {p. 22}a succédé l’élégance typographique.

Mais le théatre a bientôt détruit l’ouvrage de la vertu. Il ne se soumit jamais à la réforme, & à mesure qu’il est devenu dominant, il en a arrêté le progrès. Les censeurs du théatre, les magistrats chargés de la police peuvent-ils fermer les yeux sur l’indécence des décorations ? A quoi sert de supprimer les pieces licencieuses, si le pinceau les rend avec usure au public ; la scene, dit-on, est aujourd’hui châtiée, mais la peinture ne l’est pas. On n’y entend plus de grossieretés, mais on y en voit. Les rôles sont modestes, mais les tableaux ne le sont pas. La toile forme sa scene, & fait agir les acteurs sans retenue. Les actrices, les déesses découvertes sont presqu’aussi dangéreuses sous le crayon. Suffit-il d’épargner à l’oreille les obscénités du langage, si une autre sorte de langage les met sous les yeux ? L’imagination n’est que trop dédommagée des sons que l’oreille n’entend pas, par les images qu’on lui trace, & d’autant plus agréablement que le son s’envole, & que le tableau reste, & qu’elle peut continuellement se repaître des objets de la volupté. Les hôtels de l’opéra & de la comédie, les environs jusqu’aux porrails & aux corniches, sont couverts de nudités. C’est l’anonce du spectacle. Il faut bien qu’il donne l’avant-goût de ce qu’il promet. Les portraits des actrices, aujourd’hui aussi multipliés qu’autrefois les images des Saints, étalés dans les carrefours & les boutiques, faisant une branche considérable du commerce des estampes, tous ces portraits sans exception fixent les yeux du vice par leur immodestie, & tiennent, comme de raison, une place distinguée dans le régne de l’indécence. Tous les livres de comédie qui sont {p. 23}aussi une branche très-considérable du commerce des livres, n’ont pour vignettes, pour frontispice, & à la tête & à chaque acte que des planches dignes du livre qu’elles ornent. On s’attend bien que les Romans, les poésies galantes Zelis au bain, les Sens, &c. les brocheures du jour portent les livrées de Thalie. Ce sont des esclaves si dévoués ! Mais on ne s’attend pas que les livres de la Réligion, qui jusqu’ici s’en étoient garantis, & ne connoissoient que les images pieuses, seroient couverts des mêmes livrées. Qui iroit chercher dans des Bréviaires des portraits d’actrices habillées en vertus, & dans une attitude de théatre ? De portraits d’acteurs sortant de la toilette, en rochet & en carmail ? Thalie s’est emparée de la palette & du burin, elle triomphe dans le Sanctuaire, & en fait chasser les importunes images de la sainteté, auferte ista hinc.

Saint Charles dans les décrets du cinquieme Concile de Milan, s’exprime ainsi. Pater familias amoveri curabit quæcumque, Domi suæ, christianæ familiæ instituto sunt indigna, & oculos Dei offendant, imagines obscenas incendat prophanos quæ ad inanam voluptatem alliciunt amoveat. Libros de rebus impudicis, aut inanibus tractunt, cantiones inhonestas. Cæteraque id genus incendi curet, sacras Christi. B. Virginis, & sanctorum imagines præsertim patronorum locis honestis statuat, libros pios introducat, & leges faciat, &c. plus de 1000 ans auparavant, le Concile in Trullo Can. 100. avoit porté les mêmes loix, & ordonné la peine de déposition contre les Ecclésiastiques qui y contre viendroient. Oculi tui recta aspicient, omni custodiâ serva cor tuum. Corporis enim sensus sua facile in animam effundunt. Picturæ quæ oculos perstringunt spectantem corrumpunt, & voluptatum incendia movent. Nullo modo imprimi jubemus. Siquis {p. 24}hæc facere aggressus fuerit deponatur. Saint Charles qui renouvelle toutes ces loix dans ses Conciles, ajoute, Concile IV, la peine d’interdiction contre les Peintres qui auroient fait de pareils tableaux.

Une fable fameuse du Paganisme nous présente un homme follement amoureux d’une statue qu’il avoit faite, qu’il fardoit & paroit comme un enfant habille sa poupée, qu’il caressoit, en prenant sur elle les plus infames libertés. L’histoire nous rapporte plusieurs traits semblables des statues qu’il a fallu mutiler ou couvrir pour arrêter les excès que la vue des nudités faisoit commettre. Au lieu de punir un si grand désordre, qui ne choque pas moins la nature que la vertu, les Dieux, dit-on, écouterent la priere de Pigmalion, & animant la statue en firent une vraie femme, qu’il épousa. La déesse Venus opéra ce prodige, il étoit digne d’elle. De cet horrible mariage naquit Paphus, Roi de Paphos, Isle célebre pour son lieu de prostitution, qu’on appelloit Temple de Venus, & après Paphus une longue suite de débauchés, dont les avantures remplissent nos théatres. La vérité de l’histoire est que Pygmalion, Roi de Chipre, différent de Pigmalion, Roi de Tyr, pere de Didon, Reine de Carthage, avoit réellement une passion insensée pour une statue de Venus ; Ovide, le théologien du Paganisme, n’a pas laissé échapper ces horreurs si fort de son goût, & si dignes de son infame pinceau ; il les a embellies par des prodiges, & raconte une si ridicule métamorphose, avec la licence qui lui est ordinaire. Plusieurs de ses traducteurs ne l’ont que trop fidellement copié, entr’autres Thomas Corneille, un des héros de la scene, qui, dans sa licencieuse traduction en vers des métamorphoses d’Ovides, a répandu {p. 25}sans pudeur, une infinité d’estampes, la plupart aussi licencieuses.

On a essayé de donner un sens moral à ces détestables tableaux. C’est, dit-on, pour nous apprendre que la fille la plus sage, fût-elle aussi insensible qu’une statue, s’aprivoise à la fin, & se laisse gagner, que la vanité rend l’homme amoureux de lui-même comme Narcisse, de son ouvrage comme Pigmalion, que l’amour rend aveugle & insensé, & se repaît puérilement de tout. Arnobe & St. Clément d’Alexandrie reprochent aux Payens cette scandaleuse mithologie, qui met sur les autels les crimes les plus infames, & donne à leurs Dieux la plus honteuse origine. Le théatre en fait une autre espece d’apothéose, il a pris ces infamies pour le sujet de ses piéces. Les trois théatres ont élevé des autels à l’amour monstrueux des portraits & des statues. L’Opéra a son Pigmalion ; les Italiens représentent le Peintre amoureux de son modéle ; & la Comédie Françoise fait honneur au sieur de Sainte-Foix, de son Promethée ; son Deucalion & Pyrrha, où l’on voit des gens amoureux d’une statue, & des statues animées par le feu de Promethée, rendent les hommes foux d’amour, comme le sieur Anseaume dans le Peintre amoureux de son tableau. Le théatre en rougit si peu, qu’il en fait un mérite, & qu’il a l’imprudence d’appeller le Triomphe des Arts, le feu criminel que produit un peinture lascive, ce qui est bien plutôt le triomphe du vice. Les arts sont-ils donc faits pour faire offenser Dieu, & perdre les ames ? Est ce un triomphe de déplaire au Ciel, & de peupler l’enfer ? La leçon la plus naturelle qui en résulte, c’est que les images lascives produisent les plus prompts, les plus grands, les plus coupables effets sur les cœurs, par la passion qu’elles font naître, & sont par conséquent un {p. 26}très-grand danger du théatre ; où elles sont de toute part étalées.

Il est difficile de comprendre pourquoi les sculpteurs & les peintres sont moins réservés sur les nudités des hommes, que sur les nudités des femmes. Tout étant relatif, il y a autant de danger pour les femmes dans l’un, que pour les hommes dans l’autre, comme le remarque Théodoret, L. 9. Contra gentes ; & l’expérience le démontre. Remarquez que quand c’est une femme vertueuse qui peint, elle couvre les hommes, & un peintre vertueux couvre les femmes : Aspectus corporum nudorum tam mâris quam fæminæ irritare solet lasciviam : comme ce sont, plus ordinairement, les hommes qui sont sculpteurs & peintres ; ils sont moins frappés de l’immodestie de leur propre corps, & ne sentent point le danger qu’ils font courir aux femmes. C’est une erreur ; l’attrait du vice fait d’aussi pronfondes blessures dans tous les deux. La loi de la pureté leur impose les mêmes devoirs, & la concupiscence leur fait courir les mêmes risques. La fragilité des femmes est même plus grande, & leurs passions plus vives ; & pour mieux étayer leur vertu, Dieu leur a donné une pudeur plus timide & plus délicate. Il est donc de la sagesse d’écarter également les piéges que le démon tend aux deux sexes : le théatre au contraire affecte de les multiplier. Des hommes nuds s’offrent par-tout ; les femmes ne s’en plaignent pas. Par air de modestie, elles font semblant de ne pas les appercevoir, ou d’y être indifférentes : elles sont aussi indifférentes à les entendre sur leur propre immodestie, & en réalité sur la scene & dans les loges, & en peinture, sur les décorations. L’olympe & le théatre ont fait avec la pudeur, un divorce éternel. Eh ! que resteroit-il à Venus & {p. 27}aux Graces ; aux Nymphes, à Mercure, à l’Amour, à Bacchus, aux Satyres, aux Clairons, aux Silvies, aux Vestris. Si les loix étoient observées.

On colore ce goût de libertinage, du prétexte de montrer l’habileté de l’artiste dans les carnations & les formes du corps humain, comme dans la licence des paroles, ce n’est, dit-on, que l’esprit, les talens, la gaieté du Poëte qu’on admire. L’amateur, le spectateur, l’artiste n’ont que des yeux savans, un cœur peintre, un esprit poëte : élevés au-dessus des sens, la nature ne leur à point donné des passions ; leur chair ne se révolte jamais ; ce ne sont point des hommes, c’est un pur amour Platonique, qui ne voit, ne goûte dans les femmes que l’ouvrage du Créateur. Delà vient qu’on ne respecte pas plus les choses saintes que la mithologie payenne. On choisit les traits de l’Ecriture, où l’on peut déployer l’obscénité : Les filles de l’Oth, la tentation de Joseph, David & Betzabée, Susanne & les Vieillards. On trouve le moyen d’en placer dans celles qui en sont moins susceptibles. C’est le Costume & la simplicité des anciens tems. On s’y dit autorisé par l’action qu’on représente. L’auteur & le décorarateur trop d’accord pour le désordre, mettent l’un sur la toile, tout ce qu’il dit analogue à la scene ; l’autre dans la bouche des acteurs, toutes les horreurs qu’il croit convenables à leur rolle. A la faveur de ce passe-port, jugez des décorations & des rolles de l’opéra, qui n’est que l’histoire des amours des Dieux ; du théatre Italien, des petites piéces, des parades, qui ne sont qu’un recueil des traits de libertinage. Outre les décorations analogues, qui changent dans chaque piéce ; celles qui sont stables n’offrent que des nudités. Les ornemens d’architecture, les festons, les pilastres &c. elles sont répandues par-tout. Le même esprit qui préside au choix du sujet, {p. 28}dirige la plume du poëte, l’action de l’acteur, le pinceau de l’artiste, la toilette de la figurante, les pas de la danseuse, l’archet du musicien. L’indécence multipliée à l’infini, se produit sous toutes sortes de formes, comme l’objet dans un miroir à facettes ; c’est un monde d’iniquité : universitas iniquitatis, comme dit St. Pierre.

Les payens portoient l’infamie à l’excès, dans leurs maisons, & sur-tout dans leurs jardins, par les statues qui les paroient. Cet usage subsiste encore ; il est peu d’hôtels & des jardins de Seigneurs, où les ornemens de sculpture & de peinture, dans les allées, les bosquets, les parterres, les cabinets n’en fassent des lieux de volupté, plutôt que des délassemens. On en voit jusques chez les Evêques, où leurs officiers sans doute à leur insçû, font admirer aux connoisseurs, Flore, Vertumne, Pomone, la Venus de Médicis, Mercure, Priape, &c. Les châteaux que se fit bâtir à Paris, à Ruel, à Richelieu, ce Cardinal, amateur du théatre, aussi fameux par ses défauts que par ses bonnes qualités ; ces châteaux, ont presqu’autant de nudités que des pierres. Les autres Prélats moins riches, ne pouvant soudoyer une si nombreuse armée, ont du moins quelques relachemens de la cour céleste. Doutez-vous des effets que ses objets produisent, examinez le caractère de leurs adorateurs, sont-ce les gens de bien qui les placent, les contemplent, les admirent ? Sont ce des libertins qui les écartent, les brisent, les mutilent, les font couvrir de draperie ? Nos goûts nous décelent. Jugez, comme le sage Ulysse, du déguisement d’Achille, par son goût pour les armes. On trouve un trait singulier sur les statues & la comédie, dans les avantures d’Hortense Mancini, Duchesse de Mazarin ; cette niéce trop célebre du Cardinal, quitta son mari, courut le monde, {p. 29}& enfin alla se fixer à Londres, où elle ouvrit une banque de Bassette, & s’y fit une petite cour voluptueuse, par son esprit, ses graces, son humeur bienfaisante. Dans le procès qu’elle eut avec son mari, qui la reclamoit, elle l’accuse d’être dévot, & en prend une raison de divorce. Ni les loix, ni les canons n’avoient prévu cette raison de séparation, ils avoient encore moins prévu les deux preuves qu’elle rapporte de ce crime ; 1°. Ce Seigneur ne vouloit pas qu’on jouât des comédies dans son hôtel ; elle appuyoit ses plaintes sur l’exemple du Cardinal Mazarin, qui en avoit fait représenter avec magnificence. Le Duc son héritier répondoit que les dépenses avoient si fort fait négliger le soin des Eglises de ses bénéfices, que la succession fut obligée de payer quinze cents mille livres de réparations. Que dire à tout cela ? 2°. Il avoit fait draper & mutiler quelques statues fort immodestes, que le Cardinal qui n’étoit pas si dévot, soit par goût, soit par air, avoit acheté à grand frais. Elle perdit son procès, malheureusement les juges n’étoient pas des comédiens. Toutes ces scénes que des grands nous peuvent faire appeller des tragédies, & que la nature des faits rend des farces de la foire, la Duchesse en a instruit le public, dans ses mémoires, écrits par elle-même, on les trouve fort détaillés dans les œuvres de l’Epicurier Saint- Évremont son panégyriste & son amant, qui passa sa vie auprès d’elle, en Angleterre, occupé à faire en son honneur de la prose, des vers, des piéces de théatre, que la dévotion de son mari ne l’empêchoit pas de représenter. On peut voir le plaidoyer 7 & 8 d’Erard, qui plaidoit pour son mari, Avocat célébre qui n’étoit pas comédien, & les Causes célébres de Guyot de Pitaval. Les Dames font-elles l’éloge de leur modestie, en jettant les hauts cris sur la mutilation des statues ?

{p. 30}Dans les jardins des payens, les statues partageoient les hommages des deux sexes ; les hommes s’attroupoient autour de Venus, de Flore, de Pomone ; les femmes portoient leurs offrandes à Priape, à Vertumne, &c. dont on avoit soin de distribuer les statues. On voit dans le troisiéme livre des Rois, C. 15. que Maacka, Reine de Juda, à la tête des Dames de sa cour, avoit fait planter un bosquet, & dresser un autel à Priape, où elle lui rendoit un culte assidu. Le pieux Asa son fils indigné de ces infamies, arracha le bois, détruisit l’autel, brisa la statue, & priva la Reine sa mere de toute autorité. Ce culte subsiste encore dans l’Inde, les femmes en portent, pendue à leur col, une figure grossiere. Les Dames françoises, plus polies, & mieux servies par d’habiles artistes, ont à leurs bracelets, à leurs bagues, à leurs tabatières, à leurs éventails, le portrait de leurs amans, & les jeunes gens celui de leurs maîtresses, en mignature. Ces Breloques sont de meilleur goût, que la toilette des Indes, dont elles font l’équivalent. La Déesse Flore étoit honorée par des jeux infâmes, appellés floreaux, Vertumne séducteur de Pomone, par ses métamorphoses. Le théatre n’avoit garde de laisser échaper des objets si dignes de ses acteurs & de ses décorations. Rien de plus commun sur la scene, ils sont les héros de plusieurs piéces, & le sujet des tableaux. Les peintres des fleurs peuvent-ils les séparer de la main qui les cueille, & en fait des guirlandes ? Il n’est plus de vertueux Asa, qui chasse l’actrice, brise l’autel, & la figure des Dieux des jardins. On tâche au contraire de les imiter. Chaque actrice est une nouvelle Flore, qui s’en donne les couleurs, en étale l’indécence, & en imite les désordres. Valere Maxime, auteur payen, mais vertueux, qui a recueilli une infinité {p. 31}de traits de vertu, prouve, L. 8, C. 11, combien est dangéreuse l’indécence des statues, par ces deux traits, la Venus de Praxitele dans le temple de Gnide, étoit l’objet des plus infâmes libertins. Un taureau ayant vu la statue d’une femelle, ne put se retenir : Taurus ad amorem ænæa vaccæ similitudinis irritamento. Juvenal recommande de ne rien souffrir d’indécent sous les yeux des enfans ; respectes leur foiblesse & leur innocence, que leur présence soit une barriere à nos passions : Nil dictu fædum visuque hæc limina tangas. Maxima debetur puero reverentia, & peccatum obsistat filius infans.

Sidonius Apollinaris, Evêque de Clermont, L. 2. Ep. 2. fait la description de sa maison de campagne, elle est digne d’un Evêque par sa modestie & par sa simplicité : le détail en est singulier, l’intérieur des murailles, dit-il, n’a d’autres ornemens que la blancheur d’un plâtre bien poli ; solo lariquei cœmenti, candore contenta. On n’y voit rien d’indécent, point de tableau d’histoire, avec des nudités, dont la beauté peut faire honneur à l’art, mais deshonore l’artiste ; nudam corporum pulchritudinem, quæ sicut ornaiaram, sic dehonestat artistum. Point de grotesque, d’histrion ridicule par leurs habits ou leurs masques, de lutteurs, de gladiateurs se battant, s’entrelassant indécemment : Ridiculi vestitu & vultibus histriones. Lubrici tortuosi palestritæ. Point d’Achius avec leur fard & leur toilette : Pigmentis multis coloribus supellectilem. Vous n’y verrez rien qui n’édifie ; nihil invenies quod non vidisse sit sanctius.

Plusieurs Abbés de nos jours, fort différents, il est vrai, de l’Evêque de Clermont, mais se piquant d’être amateurs des beaux arts, ne se font aucun scrupule des nudités qui ornent les appartemens & les jardins, M. l’Abbé, disoit un de {p. 32}ses favoris, est d’une pureté angelique, & d’un goût exquis ; il voit tout sans danger, il n’envisage que le contour des formes, la fraîcheur des carnations, la régularité des parties du corps humain, dont la parfaite imitation fait plaisir aux yeux savants. Voyez cette multitude de Teiniers & de Calots, il s’amuse de ces trognes bachiques, de ces attitudes grotesques, de ces caresses rustiques, des danses, des foires, de ces nageurs, de ces chasseurs, &c. il en amuse ses convives, & au milieu de ces bouffons, de ces arlequins, il traite les affaires les plus sérieuses. Parmi les portraits sans nombre, de sa famille ; voyez la sœur à demi-nuë, d’une blancheur éblouissante, & les trois graces dont la nature a fait la draperie ; il a mis ce portrait à côté du sien, ses yeux sont tournés sur sa sœur, dont il admire la beauté, il en rapporte à Dieu toute la gloire ; admirez sa simplicité & son innocence, elles font son éloge ; il est persuadé que son clergé, ses domestiques, tout ce qui vient dans son palais est aussi chaste que lui, & ne s’occupe que des chefs d’œuvres du pinceau. Voilà les fruits de la philosophie, elle amortit les passions dans l’imagination d’un sage, tous les objets sont indifférens, confondus pêle-mêle, comme dans le Dictionnaire encyclopédique, ils se montrent dans leur état naturel, sans causer aucune émotion voluptueuse ; rien pour lui n’est obscéne, les mots que nous appellons licencieux, même les termes grossiers des halles ne sont que des sons ; les nudités qui nous semblent blesser la modestie, ne sont que du marbre taillé, la pudeur qui s’en offense, une foiblesse d’enfant.

Ce vénérable ecclésiastique, supérieur à l’humanité, acheta à grand prix, une Venus de Médicis, & un Mercure de Samos, de grandeur humaine, & dans l’état de pure nature ; & une {p. 33}Flore qui n’est couverte que depuis la ceinture, & les plaça dans son parterre, sous les fenêtres de sa chambre ; leur situation est allégorique, Mercure volant entre Venus & les fenêtres semble chargé d’une commission de Venus, & venir en rendre compte. Les connoisseurs admirent l’ouvrage ; le peuple moins philosophe, est étonné de ces objets. L’abbé tranquille, peut dire dévotement son bréviaire en se promenant tout au tour. Quelque misantrope de mauvaise humeur, prétendit que c’étoit là des saints apocriphes qui n’étoient point dans les légendes du nouveau bréviaire ; mais sans doute dans celles du romain ; il faut donc, dit le vertueux bénéficier, les mettres en état de figurer avec mon portrait, il n’y a rien à faire au Mercure, les nudités des hommes sont sans conséquence ; les Dames qui viennent ici n’y font aucune attention. Les Romains, ces hommes si décens & si graves, avoient dans tous leurs jardins des Priapes, pour faire peur aux oiseaux, sans craindre d’offenser leurs Lucréces & leurs Virginies.

Donnons à Venus une jupe pour remplir toute justice, & changeons son nom qui est un peu d’écrié ; nous l’appellerons la Sagesse. Ainsi le le théatre, à la faveur de quelques gazes, se fait honneur de sa nudité. Un plâtrier eut ordre de mettre une légère couche de plâtre, depuis la ceinture jusques vers les genoux, qui, pourtant ne dérobe point la beauté des formes, à peu-près comme la Pagne des négresses. Tout le reste est canonique dans la nouvelle liturgie, & sanctifié dans l’estampe de la Charité, (à la tête du bréviaire,) allaitant des enfans nuds, & laissant voir la source où ils vont succer la liqueur vivifiante : Venus en pagne, c’est la Sagesse. Donnons des leçons de pudeur ; ce n’est pas une Minerve armée de pied-en-cap, {p. 34}couverte d’une vaste Egide, avec une horrible tête de gorgone, c’est Venus, Uranie, Venus céleste, la philosophie, la sagesse qui ne s’occupe que du la nature, de l’humanité, de la population, du plaisir céleste. Comment Fénelon ne l’a-t-il pas donnée à son Télémaque au lieu de ce rébarbatif Mentor qui jette son éleve dans la mer, du haut d’un rocher.

Avec cette façon de penser si philosophique, il n’est pas surprenant qu’on ait banni des appartemens, & même des breviaires, toutes les images de dévotion, du moins comme inutiles ; qu’y feroient-elles ? Elles ne peuvent pas plus porter au bien que la nudité au mal, & on a raison, le Concile de Trente, Sess. 24, d’après le second Concile de Nicée, & tous ceux qui avoient condamné les Iconoclastes, enseignent que les images sont utiles pour enseigner les mystères, & confirmer les peuples dans la foi, & leur en rappeller le souvenir, qu’il en revient un grand fruit ; qu’on renouvelle la mémoire des graces & des bienfaits qu’on a reçu de Dieu ; que par la vue des miracles & des exemples des Saints, on est excité a imiter leur vertus, à adorer & aimer Dieu, à cultiver la piété. Le Concile l’a si fort à cœur, qu’il charge nommément les Evêques de donner ces instructions ; ces avis, ces ordres sont un peu différents des rubriques modernes qui proscrivent les images : Diligenter doceant Episcopi per historias picturis expressas.

Le Concile a si peu cru que Flore, Venus, Mercure dussent produire cet effet religieux, qu’il les condamne séverement, & dit expressément qu’on y évite toute sorte d’immodesties ; omnis lascivia vitatur, il ne veut pas même qu’on donne aux figures un air galant, des atours de toilette, une élégance immodeste : Procæci venustate non Fingantur.

{p. 35}Quoique le Concile ne parle que de la parure profane que les peintres donnent aux Saints, qui ne furent jamais des petits maîtres ; on peut croire qu’il n’eût pas approuvé d’avantage la toilette des Ministres des autels dont il veut que tout annonce la gravité : nil nisi gravitate plenum præ se ferant ; mais tout cela n’est qu’idée gothique, susperstition & puérilité. Le seiziéme siecle n’étoit pas le regne des beaux arts, ce n’étoit pas à Trente les beaux jours du théatre, & le triomphe de la philosophie dont les sublimes leçons nous apprenent que ce sont des choses indifférentes qui ne font aucune impression ni en bien ni en mal, sur des esprits nourris de la sagesse : ces ouvrages de l’art n’affectent que les connoisseurs, par leurs beautés, & leurs défauts. Rien de plus mal entendu que la cruelle guerre des Iconoclastes. Si le huitiéme siecle eût été philosophe, Mainbourg n’eût pas rempli deux volumes de ce ridicules différentes folies d’attaquer les images fanatiques, de les défendre. Petitesse d’esprit de proscrire les nudités ; Sainte Thérese & ses extases, Venus en pagne, Flore couronnée de fleurs, Mercure & ses talonieres, tout est égal depuis que le flambeau de la philosophie a dissipé les ténébres de la superstition, fait disparoître la distinction du vice & de la vertu, rendu l’homme à la raison & à la nature, appellé tout le monde au théatre, & fait transporter le théatre dans les maisons, dans les livres & dans les cœurs.

Le prophete Ezéchiel & l’auteur du livre de la Sagesse, gens fort sérieux & très peu amateurs du théatre, pensent bien différemment. Dans le détail que fait Ezéchiel, C. 3, des abominations des deux sœurs Oola & Ooliba, sous les noms desquels il peint l’idolâtrie de Samarie & de Jérusalem ; ce prophete remarque que la peinture {p. 36}fut l’origine de leur débauches. Ces filles ayant vu des portraits des Chaldéens avec leurs habits & leurs coëffures galantes, en deviennent amoureuses. Avanture ordinaire dans nos romans, & sur nos théatres ; elles les envoyerent chercher, & se livrerent à eux avec la plus violente passion : Cum vidisset depictas in pariete imagines chaldeorum insaniverunt & miserunt nuntios ad eos ; ce qu’il appelle concupiscentia oculorum. Est-il rare de voir dans le monde des passions fondées sur des portraits, entretenues par des portraits ? C’est la preuve ordinaire de la passion d’avoir le portrait de ce qu’on aime, l’étaler chez soi, le porter sur soi, l’envoyer par ses confidens : misit nuntios ad eos, ce prophete fait le même reproche aux Prêtres & aux femmes qui prophanoient le Temple par les images des Dieux des nations, nommément d’Adonis, le fils de Venus dont elles pleuroient la mort. Idola depicta in pariete per circuitum. Nos maisons sont ainsi devenues les temples des Dieux, leurs images y sont de toute part exposées. Toute la théologie fabuleuse des Grecs & des Romains, ou plutôt du vice qu’Ovide a tracée dans ses innombrables, & la plupart aussi extravagantes qu’insensées métamorphoses eusent fait ordinairement la décoration des appartements & des jardins, comme du théatre.

S. Clement Alexandrin, in protept. semble, en décrivant les maisons des Payens, avoir fait la description des nôtres. Sans pudeur & sans crainte ils remplissent leurs maisons jusqu’aux plafonds de peintures obscénes, omni pudore abjecto, turpes depingunt dœmonum titillationes etiam tabellis sublimè appensis. Ils en ornent les ruelles de leurs lits, en se levant, en se couchant ils ne s’occupent que des nudités ; thalamos ornant impudicitiâ. Venerem nudam in cubili decumbentes {p. 37}aspiciunt. ; ils les font graver sur leurs anneaux, & s’en servent pour cacheter : in annulis imprimunt, utentes signaculo Jovis impudieitiæ. Voilà, disoit-il aux mauvais Chrétiens, voilà vos modéles, votre Réligon, vos Dieux ; hæc exemplaria, hæc théologia, hæc doctrina vestra. Vous y ajoutez des Pantomimes, des Actrices, des Satyres ; & au lieu de rougir en voyant ces objets lascifs, vous les gardez avec soin, hæc intuentes non erubescitis : Mais je vous déclare que si vous voulez être Chrétiens, vous devez en abolir l’usage, les regards, l’entretien, jusqu’à la mémoire, usus, aspectus, etiam deponenda memoria. Ne vous flattez pas ; vos yeux, vos oreilles, votre cœur ont déjà commis le crime. Scortatæ sunt aures, fornicati sunt oculi, adulterium commiserunt aspectus. La doctrine de ce Pere est celle de l’Evangile, qui viderit ad concupiscendum mæchatus est. Le Chap. 13. de la Sagesse remercie Dieu comme d’un grand bienfait, d’avoir préservé son Peuple du poison de la peinture & de la sculpture, dont il appelle les ouvrages une ombre vaine, un travail sans fruit, umbra picturæ, effigies, labor sine fructu ; mais dont la vuë empoisonnée fait naître le désir, excite la passion, enflâme la concupiscence, & conduit au péché, cujus aspectus dat concupiscentiam. L’insensé ! que lexcès d’aveuglement de désirer un phantôme, d’aimer une image morte, de se repaître d’un signe inanimé, diligit mortuæ imaginis effigiem, sine animâ : voilà les couleurs empruntées dont les femmes se couvrent. Si ce sont les théatres qui les font aimer, leurs adorateurs courent après une vaine image, se repaissent d’une couche de blanc & de rouge ; umbra picturæ effigies. Tels sont les plaisirs du monde, tel le monde lui-même une figure qui passe, præterit figura hujus mundi.

{p. 38}Le Chapitre 14, du même livre de la Sagesse, semble n’être fait que contre l’abus de la peinture & de la sculpture. Il leur attribue l’idolâtrie, & tous les vices qui ont souillé la face de la terre. Ces arts sont par eux-mêmes innocens, ils furent employés inocemment pour conserver la mémoire d’un fils cher enlevé par la mort, d’un Roi respectable, éloigné de ses sujets ; ne pouvant les voir on traça leurs images, qui sembloient les rendre présens, & consoler de leur absence : on dit aussi que l’amour crayonna le premier portrait d’un amant, par les mains de sa maîtresse ; on abuse de tout, cette image adorée comme l’original, est devenue une idole, la passion lui a rendu un culte sacrilége, & de combien d’abominations, ce culte n’a-t-il pas été suivi ? Horreur de l’idolâtrie, infamies de l’impureté, les meurtres, les larcins, les parjures, &c. L’abus de la peinture a été la source de toutes les fornications, & a corrompu toute la terre : Initium fornicationis exquisitio idolorum, & corruptio vitæ, &c. Voila ce que le désœuvrement, la frivolité des hommes a introduit dans le monde, superfluitas hominum hæc invexit in orbem terrarum. A quoi en effet attribuer l’amour excessif de la peinture, qu’à la frivolité & le goût pour les peintures obscénes, qu’à la dépravation du cœur ? L’habilité & le succès de l’ouvrier les fit rechercher & admirer d’avantage, & même servir de prétexte, provenit artificis eximia diligentia, & l’ouvrier pour plaire à celui qui l’emploie, épuise tout son art pour faire la figure la plus parfaite & la plus ressemblante, par conséquent la plus dangéreuse. Telle la Venus de Médicis, la galerie des Carraches, les figures de Larétin : Elaboravit arte suâ similitudinem. Telle a été l’illusion de la vie humaine, hæc suit humanæ vita deceptio ; {p. 39}ainsi les créatures de Dieu sont devenues un sujet de tentation, & un filet où les hommes ont été pris, in tentationem animabus & in muscipulam insipientibus. Les insensés le réjouissent dans leur folies, dum lætantur insaniunt ; ils appellent paix, divertissemens, ces malheurs extrêmes, tam magna mala pacem appellavit. Croit-on que parmi les grands maux, le Saint-Esprit compte les veilles, (ces petits repas avec les actrices,) ou à la faveur des ombres de la nuit, on ne garde aucune mesure : insaniæ plenas vigilias habentes.

Les Chapitres 13 & 14, couvrent de ridicule un des abus de la peinture ; c’est d’adresser la parole à des tableaux, des statues inanimées, comme si c’étoit des personnes vivantes ; tant, il est vrai, que les images entretiennent la passion jusqu’à s’épencher en vains discours, à des actes sans vie, qui ne peuvent ni leur répondre, ni les entendre ; non erubescit loqui cum ille qui est sine animâ, il demande la protection d’un bois mort, pro vila rogat mortuum ; car ils ont des yeux, & ne voient pas ; des oreilles, & n’entendent pas ; des pieds, & ne marchent pas ; des mains, & ne touchent pas ; une bouche, & ne parlent pas. Ces folies sont communes sur le théatre, dans les scenes, si fréquentes qu’elles sont usées, où des portraits jouent un grand rôle, font quelquefois l’intrigue & le dénouement ; on leur adresse les discours les plus tendres, les louanges les plus flatteuses, les propos les plus passionnés. Les catholiques, dira-t-on, adressent bien leurs prieres aux images des Saints ; on se trompe, ce n’est point aux images, c’est aux Saints qu’on adresse les prieres, parce que les catholiques sont persuadés que les Saints dans le Ciel, sont instruits de ce qui se passe sur la terre, s’intéressent pour nous, & emploient leur crédit auprès de Dieu, pour {p. 40}obtenir le succès de nos vœux. Si ces amans savoient que la personne qu’ils aiment entend derriere la tapisserie les discours qu’ils tiennent à son portrait, ils seroient fondés à les tenir ; mais pensent-ils qu’elle les entend ? Ce n’est donc qu’une passion insensée, qui excitée par son objet, se réalise dans l’imagination, se satisfait réellement, & le plus souvent les entretient en les repaissant de chimeres. Voilà le mal des images obscénes, elles produisent les mêmes pensées, les mêmes desirs, les mêmes mouvemens, les mêmes goûts, les mêmes crimes que l’objet même. Triste vérité, fatale expériance expressément déclarée par le Saint-Esprit, Sap. 15 Cujus picturæ aspectus insensaté dat concupiscentiam, & diligit mortuæ imaginis effigiem sins animâ.

CHAPITRE II.
Anecdotes de Théatre. §

Dans un nouveau voyage d’Italie, amusant par ses Anecdotes, dont je ne garentis pas la vérité, on trouve des traits réjouissans sur le théatre ; un Ecclésiastique est l’entrepreneur de l’opéra de Florence, un autre à une salle d’escrime, où il enseigne à faire des armes. Ce dernier ne me surprend pas ; l’un des neuf grands Vicaires de … est un grand maître en fait d’armes, il en a remporté le prix à Toulouse ; il ne pousse pas des argumens de théologie, ni des sermons en chaire, il pousse des bottes aux amis & aux domestiques du Prélat, qui s’en amuse. L’Abbé Perrin fut en France le premier entrepreneur de l’opéra. Le Cardinal Mazarin en donna {p. 41}les ordres, & en fit la dépense, le Cardinal de Richelieu lui en avoit donné l’exemple. Un très grand nombre d’Abbés & de Jésuites ont depuis travaillé pour la scéne, dans tous les genres : Lyrique, tragique, comique, pastorale, &c.

Celui que le Voyageur d’Italie rencontra se plaignoit de la difficulté d’avoir de bons auteurs, qu’il avoit été obligé de renforcer les danseuses, qu’il en avoit une dont la figure & les talens étoient admirables, qu’on la lui avoit débauchée ; il se plaignoit encore qu’on ne lui rendoit pas justice, qu’il n’avoit qu’un bénéfice pour récompense, qu’on en sollicitoit un meilleur pour le fixer dans le pays, & ne pas perdre des talens si rares & si ecclésiastiques.

Il n’y a de spectacle à Rome que dans le carnaval, depuis le lendemain des Rois jusqu’au jour des Cendres. Le théatre de Tordinone, qui est très-beau, fut bâti à l’occasion d’un démêlé entre l’Ambassadeur de France & celui de l’Empereur. Le Cardinal de Polignac, Ambassadeur de France, allant à une répétition au théatre Aliberti, vit que l’Ambassadeur de l’Empereur avoit pris deux loges ; sur l’une il avoit mis les armes d’Espagne, & sur l’autre les armes de l’Empire : le Cardinal en demanda deux aussi, où il vouloit faire mettre les armes de France & celles de Navarre. Benoît XIII lui représenta que puisqu’il n’alloit pas à l’opéra ; il devoit lui être indifférent d’avoir deux loges, l’affaire en demeura là. Le Duc de Saint-Agnan, qui lui succéda, mena sa femme, la plaça dans une loge, & se mit dans une autre ; le Pape pour trancher le différend fit fermer ce spectacle ; mais il fit bâtir un théatre, donna une loge à chaque Ambassadeur, qu’il fait tirer au sort, au commencement de chaque année, on n’y met les armoiries de personne, & tout le monde {p. 42}est content. Tout cela est-il bien vrai ? Il est du moins peu vraissemblable dans un Pape aussi saint que Benoît XIII, ni dans aucun Pape. Les Ambassadeurs n’ont droit de mettre leurs armoiries, ou celles de leurs maîtres, que chez eux, non dans les lieux publics des villes où ils résident. C’est un petit conte d’un homme peu instruit.

Mr. Lalande, Voyageur de tout un autre poids, dans son voyage d’Italie, dit en parlant du Pape, la gloire de ce haut rang peut à peine compenser la retenue, la contrainte, l’asservissement, la représentation qu’il exige ; le Pape ne mange jamais en public, ni avec personne, sa table est servie de la maniere la plus frugale, il ne connoît ni jeu, ni chasse, ni spectacle. Benoît XIV eut une fois la curiosité de voir en particulier la forme d’un théatre que l’on venoit de construire ; on écrivit aussi-tôt sur la porte, indulgence pleniére : les plaisans ne passent rien dans ce pays là, même au Pape, il est privé de toute société agréable, il n’entre jamais de femmes dans son palais. Benoît XIV nimoit beaucoup à se promener, il imagina d’aller tous les soirs aux quarante heures pour avoir occasion de sortir ; il n’a d’autre divertissement que d’aller passer le tems des chaleurs à Castel-Gandolfe, où il respire un meilleur ait, avec un peu plus de liberté. Il n’est pas douteux que nos Prélats, qui sont Papes dans leur Diocèses, n’imitent parfaitement leur chef, & que par leur éloignement du monde des femmes, du jeu, de la bonne chere, de la chasse, des spectacles, &c. ils ne justifient le grand principe des tems. L’Evêque de Rome n’est entre les Evêques, que primus inter pares. Les grands Vicaires, imitateurs de leurs maîtres, ne sont pas moins des modeles de toutes les vertus ; le reste du second ordre, s’émancipe quelquefois. Il y avoit à … un fou agréable qu’on {p. 43}appelloit le Pape futur, parce qu’il disoit & croyoit de bonne soi, qu’au premier Conclave il seroit Pape ; le Pape futur alla un jour à la comédie, dans une loge, il vit sur le théatre trois ecclésiastiques distingués, en habit de couleur, & à boutons d’or. Le parterre ayant apperçu le Pape futur, se mit à le huer, il se leva gravement, imposa silence, & dit, en montrant ces trois ecclésiastiques, je suis venu ici pour avoit l’œil sur la conduite de mon clergé, toutes les huées se tournerent contre eux ils s’enfuirent dans les coulisses, quelques jours après ils firent chasser de la ville le Pape futur.

Lettres Angloises du Chevalier Talbot au Sr. Garrik, comédien, Let. 20, Tom. 2. vous êtes un plus grand homme que vous ne croyez, votre élection pour les communes auroit fait un schisme en France, vos amis sont fâchés que vous n’ayez pas réussi, ils savent que votre esprit & votre cœur n’ont rien de votre profession, & sont infiniment au-dessus de votre fortune, quoique vous ayez deux millions de bien. Vous auriez représenté au Parlement avec autant de patriotisme & de désintéressement, que vous représentez sur le théatre ; ils auroient vu siéger le bon citoyen avec le même plaisir qu’ils voient jouer l’acteur excellent. Nous savons en Angleterre distinguer les divers points de vue d’un objet, en France on est trop peu réfléchi pour une opération si compliquée. Voltaire, le docteur à la mode, qui fait quelquefois montre de bel esprit, aux dépens du jugement, auroit embouché la plus bruyante trompette, & crié, du ton de son frere Sourdis, dans le Poëme de la Pucelle, Français rougissez de honte, & voyez les judicieux Anglois mettre au nombre de leurs législateurs, un de ces héros que vous condamnez à l’infamie, on l’auroit cru, ou auroit vu suppliques {p. 44}& mémoires présentés au Roi, pour obtenir qu’il fit ouvrir l’Eglise & le Palais aux comédiens, & donner à la nation le glorieux avantage de les compter au nombre des Magistrats & des Chanoines : le Parlement auroit fait des remontrances, le Clergé des mandemens, les arrêts & les excommunications du vieux tems paroîtroient habillées à neuf, les Avocats du bon ton feroient imprimer des factums, les beaux esprits chamailleroient en prose & en vers ; les Gaffés de Paris, & les antichambres de Versailles fairoient passer la cause des foyers aux boutiques, & des boutiques aux halles. Rien n’est petit quand la passion s’en mêle, & elle est d’autant plus forte ici, sur des bagatelles, que l’on y a moins de sujets graves, & capables de faire diversion. La destinée des Princes & des Princesses des coulisses, est une affaire aussi chaude à Paris, que l’unité des Parlemens à Londres, où le théatre est fréquenté par un peuple immense, de tous les Etats, & n’est fait que pour divertir, & c’est son vrai point de vue. En France c’est le rendez-vous d’une poignée de gens des œuvres, à peu près toujours les mêmes, & l’on veut que ce soit l’école de la vertu pour la nation, le dépot où elle puise les grands sentimens & les qualités aimables. Les tenants de cette erreur insoutenable, sont un parti puissant ; les littérateurs en sont les chefs, distribués en petites sociétés, dont chacune se donne pour le public & croit l’être, ils présentent leurs opinions d’un ton décisif, qui leur est propre ; elle fait fortune à la capitale & dans les provinces, où les Académies menacent de devenir aussi nombreuses que l’étoient jadis les confréries ; ce public en mignature fait du théatre un nouveau collége de docteurs, qui consacrent leurs talens à l’instruction publique ; {p. 45}& la nation doit gémir de l’aveuglement du peuple, du préjugé du Clergé, de l’opiniâtreté des magistrats, pour qui ces respectables pédagogues sont toujours des comédiens. Le peuple en France n’est point soumis aux juges ordinaires de la police, & a ses loix & ses juges. Sans entrer dans la raison des ces deux partis contraires, je voudrois les juger sur les progrès que la nation a fait dans la vertu depuis 25 ans que Voltaire, leur oracle, s’est avisé d’indiquer la nouvelle école dans les vieux jeux de paume, devenus, des salles de spectacle. Les bons Anglois ne dissimulent point à l’estimable Garrik, qu’ils aiment sans l’estimer, la profession qu’il embrassa dans sa jeunesse, par légèreté, & à laquelle il tient aujourd’hui par nécessité. Il n’en est que plus flatté d’avoir su vaincre par son mérite un préjugé qui lui étoit défavorable, & d’honorer par la supériorité de ses talens, un état qui n’honore personne. Tout comédien qui pensera aussi sensément que lui, sera le premier à se moquer des champions qui voudront rompre des lances pour la dignité de la troupe, & la noblesse de ses exercices. En France, où les comédiens savans & vertueux sont en très-petit nombre, & où encore moins d’actrices cherchent la célébrité par la régularité des mœurs ; les protecteurs des foyers passent condamnation, & n’ont garde de demander pour leurs protégés, les considérations personnelles ; les gens du bel air, & du bon ton, en France, n’ont pas assez de logique pour d’istinguer l’homme de l’artiste, & la profession du mérite. Ils veulent que le talent du théatre réunisse tous ces éloges, comme s’il supposoit ou donnoit toutes les vertus, ou en tenoit lieu. Le gros de la nation au contraire refuse de voir autre chose que le talent dans l’homme qu’il distingue, & {p. 46}borne à l’estime qu’il doit à l’art, tous les sentimens sur l’artiste.

La N. est la premiere actrice de Toulouse, où elle est née incognito, fille de la Pitro & du Public ; plusieurs peres se la disputent, comme plusieurs villes de la Grece se disputoient Homere : elle a choisi le plus brillant, qui ne s’en défend pas ? elle a couru le pays, les actionnaires du spectacle ; ses compatriotes, instruits de ses talens, lui font un bon parti, ont payé son voyage, & un dédit de 2000 liv. qu’elle avoit promis à une autre troupe, qui lui donnoit moins. Ce n’est pas par intérêt qu’elle a quitté, elle pense trop noblement ; mais pour illustrer sa patrie, qui lui a destiné une place dans la galerie des illustres, & c’est pour mieux répandre la gloire de sa patrie, non par intérêt, qu’elle est allée à Bordeaux, où on lui fait un meilleur parti. N. qui venoit de proscrire la morale relâchée des Jésuites, alla bien loin au-devant d’elle, & la mena dans son carrosse, à la maison qu’il lui avoit préparée, mais avec tant de zèle qu’il s’étoit fait son tapissier, avoit lui même arrangé ses meubles, & dressé son lit, qu’il comptoit de partager, sa famille n’en paroît point jalouse ; Amphitrion doit se trouver heureux, que Jupiter visite Alcmene. Les Dames, d’ailleurs si fieres, ont pour elle le plus grand respect, peut-on en avoir trop. Elles vont la chercher, la ramenent dans leur carrosse, lui cedent le fonds, lui donnent des fêtes ; à leurs exemples toutes les femmes des actionnaires & bien d’autres se font honneur de la société des actrices, sur-tout de celle-ci, on les voit par-tout avec elle ; mais jamais à l’Eglise : ces Dames se trouvent à la toilette de la Princesse, disputent aux femmes de chambre, l’honneur de la servir, en prenent des leçons de parure, cependant c’est la plus {p. 47}dangereuse rivale auprès de leur mari & de leurs amants ; la plus séduisante maîtresse de leurs enfans, le plus contagieux exemple pour leurs filles ; mais sa mere, sa sœur, elle-même ont été autrefois leurs femmes de chambre ; mais les comédiens furent toujours, & sont encore infâmes. Qu’importe, le théatre a si bien dissipé tous les préjugés populaires, il ennoblit si bien ceux qui le fréquentent, qu’il efface toutes leurs taches, c’est le titre le plus glorieux de noblesse, il sera bien-tôt reçu à Malthe. Plusieurs Chevaliers s’en sont honneur, quelques Dames, il est vrai, ont refusé de faire leur cour : ce sont des hiboux qui ne méritent pas d’y être admises ; le grand nombre va de bonne grace admirer, étudier, se former à cette école. Leur grave amateur, président des actionnaires a établi parmi eux de donner tour à tour des fêtes aux actrices ; permis néanmoins à chacun d’accorder chez lui les honneurs à la sultane favorite ; les autres chevaliers ne se voient pas sans peine, chacun voudroit les honneurs pour la dulcinée. Pour le bien de la paix, il a été convenu que chacun suivra son goût sans rompre de lance, pour décider qui est la plus belle. On lui fait grace en faveur des talens, car elle ne prétend point la pome de la beauté, encore moins sa mere, actrice vieille & usée, qui jamais n’y eut droit ; toutes deux se disent mariées, mais leurs maris ne paroissent pas, elles en sont séparées. Les actrices en ont, & elles en fournissent de bonnes raisons, leurs maris ne sont point en reste avec elles.

N. en arrivant joua la Prude, & mit de la dignité dans ses faveurs ; elle a deux sortes d’amans, elle a des égards pour la majesté de la magistrature, qui voudroit le persuader au public. Le public a la malice de n’en rien croire : elle a {p. 48}des bontés pour le subalterne, les familles sont flattées de la distinction ; ce manége lui est utile. Par son crédit elle obtient tout, présens, considération, augmentation des gages, autorité dans sa troupe. Le Président qui a tout obtenu, peut-il rien refuser ? Mais tout se fait avec décence & dignité. Ses admirateurs disent qu’elle a de l’ame, des bras nobles, qu’elle rend parfaitement les sentimens. Les Poétes Français & Gascons lui consacrent leurs vers, on la chante dans les rues.

Un malheur déconcerta sa pruderie & sa dignité, le feu prit à sa maison pendant la nuit, & troubla fort mal-à-propos les douces occupations de la famille, composée de huit personnes. On vit sortir une petite procession d’elle & de son amant, de la femme de chambre & de Lubin, de Maturine, de la cuisiniere & de Pierrot, d’un petit laquais & de Javote, chacun menant sa chacune. Le feu avoit attiré bien du monde qui servit avec édification, à les arracher au double incendie qui les alloit consumer. Une autre fois, revenant bien avant dans la nuit, elle trouva sa cassette ouverte, & ses lettres enlevées, elle court chez le Capitoul, qui la croyant différemment occupée, fut fort surpris de la voir à cette heure ; je viens vous demander justice, dit-elle, on m’a enlevé mes papiers, mais on n’a pas touché à mon argent ; je soupçonne ma femme de chambre. On va la saisir dans son lit, interrogée sur ce vol, elle répond, je ne suis plus chez vous depuis quelques jours, je ne puis répondre de ce qui s’y passe ; il y a apparence que MM. deux rivaux, ont eu la curiosité de savoir qui regne dans votre cœur, & ont cru le trouver dans vos lettres ; l’un d’eux a fait le coup, voulez-vous, dit le Capitoul, qu’on dresse un verbal de cette réponse ? Non, dit-elle, ce sont des noms trop respectables. Malheureusement le secret a été mal gardé. Elle se {p. 49}promenoit un jour sur la brune, tête-à-tête avec l’acteur Beaugrand, qui n’est, non plus qu’elle, ni grand ni beau, mais qui est fêté par une famille distinguée, à qui il se dit appartenir. Un plaisant la vit, & alla ramasser une troupe de poliçons qui vinrent chanter ses louanges, avec des huées, & à coups de poing ; on fit des informations, on ne put découvrir les coupables, & qu’auroit-on puni dans des enfans qui n’avoient dit que la vérité ?

Mercure de Décemb. 1769. Les Anglois ordinairement entousiastes, ont fait une fête à l’honneur de Shakespear, qui a couté des sommes immenses, Garrik en a eu l’intendance, & en a fait les honneurs. On a construit en l’honneur de ce Poëte un grand édifice & une salle de bal, qui pouvoit contenir 2000 personnes, & fort ornée. Mais comme tout est dans le monde de peu de durée, ce bel édifice de planche & de carton, a été démoli de fond en comble, après la fête : des feux d’artifice, des brillantes illuminations avec des lampes de verre de différentes couleurs, qu’on avoit fait faire pour le Roi de Dannemarc. On a réparé, avec beaucoup d’activité, tous les chemins, plusieurs lieues à la ronde, & le plus beau des jours a été appellé la lumière de Shakespear. Dès la pointe du jour tout le monde a été éveillé par une simphonie, qui fut entendue dans toutes les rues de la ville de Straford, sa patrie, où se faisoit la fête. Des belles voix chantoient des couplets adressez aux Dames, pour les inviter à honorer la fête de leurs regards, & faire respecter un Poëte que la beauté aura d’aigné courronner. La simphonie fut interrompuë par le bruit du canon. Les Magistrats se rendirent à l’Hôtel-de-Ville, où ils trouverent Garrik, le représentant du Héros, lui firent un compliment, & lui remirent le buste de Shakespear, {p. 50}gravé sur un morceau de bois de mûrier qu’il avoit planté, il étoit enrichi d’or. Garrik le reçut avec reconnoissance, & le pendit à son col ; les portes de l’Hôtel-de-Ville s’ouvrirent, & on servit des rafraîchissemens à ceux qui se présenterent. Il est vrai que comme tout doit se ressentir de l’humanité, on n’entroit que par billet, & chaque billet coutoit une guinée, il en falut un nouveau pour entrer au bal, qui coutoit demie guinée, ce qui revient à un Louis & demi, ce qui paya, & au-dela, tous les Frais de la fête. Les instrumens jouerent pendant le déjeuné ; à dix heures on se rendit à l’Eglise, où la musique se fit entendre ; on revint à l’Hôtel-de-Ville, où on servit le dîné, après lequel suivit le bal, & la fête continua les deux jours suivans de la même maniere. Le second jour Garrik monta sur un théatre, & récita une ode de sa façon, à l’honneur du Corneille Anglois, dont la musique exécuta les strophes à mesure. Elle fut suivie d’un éloge en prose du même, que Garrik termina, selon les ûs & coutumes de l’ancienne chevalerie, par un défi d’oser attaquer la gloire du Poëte. Un champions se présenta, & se déclara ennemi de Shakepear, ce qui forma une scéne très-vive & très-gaye, qui amusa beaucoup, & dont on sent bien que Garrik sortit vainqueur. Suivit une mascarade singuliere, composée de tous les divers personnages des piéces de Shakespear qui promenoient sa statue dans un char de triomphe, & la conduisirent à la grande place, où Garrik la couronna de laurier. Les Dames avoit pris les habits de Reines, Princesses, Soubretes, &c. ce qui faisoit l’effet le plus singulier ; il est vrai que la marche fut un peu dérangée par le mauvais tems : Nihil est ab omni parte beatum. Le troisiéme jour, l’ode, l’éloge, la musique, la procession {p. 51}furent répétées, & tout se termina au Temple de la gloire, où l’on plaça sa statue. Garrik en fit la dédicace solemnelle, & le lendemain tout fut détruit. Le Mercure termine la description par ces belles réflexions ; l’honneur qu’on vient de rendre à la mémoire de ce grand-homme, est sans doute inouï, il fait honneur à la nation, qui en a donné l’exemple ; un pays où l’on honore ainsi les talens, doit les voir naître & multiplier dans son sein. Je ne doute pas qu’on ne suive un si bel exemple en France, à l’honneur de Moliere, Corneille, Racine. L’Académie Française vient d’y préluder, en donnant l’Eloge de Moliere, pour le sujet du prix qu’elle a distribué en 1769.

Par la loi des 12 tables, Tabl. 9, Cibi, Godefroid. Les assemblées nocturnes sont défendues, & punies comme un crime capital : Si quis in urbe cætus nocturnos agitavit &c. C’est un des crimes qu’on reprochoit à Catilina : Mores leges consuetudines & instituta majorum violavit. Il est donc bien juste que vous répariez votre faute par votre suplice : ea sarcias, & restituas suplicii tui memorabili animadversione. La loi Gabinia avoit confirmé cette défense, qui coitiones clandestinas in urbe conflavit, capitali pænâ mulctetur, & Plutarque en parle au long, & les condamne, parce que la nuit donne plus de liberté, & favorise le vice. Le jour les affaires, les travaux, la compagnie embarrassent ; la nuit tout est libre & calme.

Dans une des salles d’un tribunal de Flandres, on voit au milieu du plafond la figure en relief du Capricorne ; par je ne fai quelle fantaisie du sculpteur, ce signe du zodiaque a des grandes cornes de bouc, & tout le monde sait qu’en style de théatre, les cornes sont l’enseigne des maris malheureux. On a profité de cette bisarre circonstance, pour donner des scénes divertissantes. {p. 52}Toutes les fois qu’un officier du flege se marie, on place un tabouret au milieu de la salle, sous le Capricorne ; on y fait asseoir le nouveau marié, pour en recevoir les influences, & l’enrôler dans la confrérie ; mais comme au palais tout se fait à pas de registre, selon les formalités prescrites par les loix ; tout se fait ici de la maniere la plus légale.

Un des Conseillers se charge des fonctions de Procureur-général, & prononce un grave réquisitoire, où il demande à la cour que le candidat soit installé dans l’état & office de mari, sous les auspices du Capricorne. Celui-ci descend de sa place, se met derriere le barreau, remercie les Gens du Roi, & donne son acquiescement. Le Président receuille les voix, & prononce l’arrêt d’installation, il nomme des commissaires qui vont dans toutes les autres chambres notifier l’arrêt, les inviter à la cérémonie, & prendre le jour & l’heure de la reception ; le jour venu, les officiers de chaque chambre, les huissiers à la tête, vont deux à deux, en robe & en bonnet quarré, à la salle du Capricorne, s’arrangent en cercle comme à l’assemblée des chambres, le recipiendaire à la queue, que le Président mène par la main au tabouret, où il reçoit très-respectueusement les influences du Capricorne, suspendu sur sa tête. Le Procureur-général prend la parole, lui fait un discours éloquent sur la destinée inévitable des maris, & tâche de l’en consoler, l’assurant qu’il est en bonne & nombreuse compagnie, sans sortir même de son corps, & l’exhorte pathétiquement à fermer les yeux, ne rien dire, & prendre patience. Tout cela est émaillé de bons mots, pris de tous les théatres ; car on a soin de choisir celui des Magistrats qui est le plus naturalisé avec la scéne, chacun félicite le {p. 53}nouveau marié, qui répond à son compliment sur le ton de gravité que comporte la matiere. En récompense, il donne à chacun une paire de gans, que les deux derniers Conseillers aspirans au mariage, distribuent à la compagnie. On doit aussi-tôt les mettre, selon l’étiquette, pour ramener l’initié en triomphe dans la chambre, & dans le même ordre ; on le fait assoit pour cette fois à la premiere place, où il donne audiance, & prononce des arrêts. Tout ce qui se trouve de support du palais, dans les allées & dans la cour, frappe des mains en son honneur, & le comble de bénédictions.

Les officiers de la grand-chambre, la plupart vieux maris, ou vieux célibataires, prennent peu d’intérêt à ces fêtes comiques, qui sont pour les jeunes Magistrats des évennemens très-importans. La derniere chambre regardée comme tribunal subalterne, ne se mêle point avec les autres, elle fait à part ses installations elle a dans son plafond une tête de Meduse, dont les serpens ressemblent assez à des cornes & le visage à celui d’une femme en colere qui n’aime guere son mari, c’est sous cette tête que que le nouveau confrére est placé, avec la même cérémonie, il est vrai qu’au lieu de gans, le récipiendaire donne un repas, ce qui est mieux assorti à la fête ; tout cela est pris de Moliere, le Bourgeois Gentilhomme se fait recevoir turc, & le Malade imaginaire, Medecin ; dignus dignus es intrare in nostro docto corpore. Nos Seigneurs ont même encheri sur Moliere, la cérémonie du Capricorne, est bien plus réguliere & plus auguste, au profit sans doute des bonnes mœurs & de la sainteté du mariage, nos Seigneurs n’en sont-ils pas les protecteurs & les modeles ; ornarires ipsa vetat contenta doceri.

Un acteur des plus distingués de ces graves {p. 54}sénes, fit incognito un voyage à Bruxelles pour se divertir, le lendemain de son arrivée il se présenta au directeur de la comédie, pour entrer dans la troupe, & s’offrit à l’essai pour toute sorte de rôles d’homme ou de femme, dans plus de trente pieces qu’il savoit par cœur ; en effet, pendant un mois il joua le roi, le valet, l’arlequin, la soubrette, &c. parfaitement. On couroit en foule admirer comme un prodige, cet acteur nouveau, que personne ne connoissoit. Le directeur charmé, le reçut avec joie, & lui offrit 6000 liv. d’apointement, il le remercia, & partit le lendemain, laissant après lui qu’il étoit le président. N. il a fait ailleurs le même badinage ; en arrivant dans une ville, il va trouver le premier acteur, ou actrice, lui demande son rôle, & deux heures après monte sur le théatre, & le joue ; c’est le plus excellent pantomime, il contrefait tout le monde, avec la plus grande facilite. Un aveugle étant venu dans une compagnie où il se trouva, il contrefit si bien la voix & le style d’une douzaine de personnes, amis ou parens de l’aveugle, qu’il lui fit accroire qu’ils venoient successivement l’un après l’autre le saluer, & donner à chacun d’eux leur nom & leurs qualités. Quelqu’un des anciens Magistrats du Tribunal fit des reproches à cet acteur universel, & menaça de le déferer aux mercuriales ; je le veux bien, répondit-il, Mais à condition que je déférerai à mon tour ceux dont je sai les anecdotes théatrales ; on fut effrayé, on demanda grace, il fut arrêté qu’on useroit de compensation. Qui peut douter qu’un si bon acteur ne soit un bon juge, un bon président, un bon pere, un bon mari ? Demandez-le à sa femme & aux plaideurs.

Dans le Diocèse de N. & dans la plûpart des Diocèses, se masquer, aller au Bal, à la {p. 55}comédie, avoit toujours été pour les Ecclésiastiques un cas réservé, avec suspense encourue par le seul fait. Le nouvel Evêque plus indulgent a supprimé toutes ces peines ; il n’y a plus ni reserve, ni suspense ; la défense n’en subsiste pas moins devant Dieu ; personne n’est le maître de la lever, & de rendre licite ce qui est mauvais & défendu. L’indécence d’un tel changement de discipline inutile & dangereux, ne diminue pas l’indécence de toutes ces folies dans le Clergé ; mais ce sont deux liens de moins, par conséquent plus de liberté d’y aller, & l’espérence de l’impunité, puisque toutes les peines sont supprimées. Aussi le spectacle y est-il publiquement fréquenté par le Clergé, dont on a calmé les allarmes. & qu’elle licence pour les Laîques ! Ce Prélat est fort zélé pour la population & contre les Moines.

M. de Languet Archevêque de Sens, répondant en qualité de Directeur à M. Marivaux, lors de sa reception à l’Académie Françoise, lui parla ainsi de ses Romans & Comédies.

Vous avez avec les gens de bien une querelle bien plus importante, dans le peu que j’ai parcouru de vos ouvrages, j’y ai bientôt reconnu que ces agréables Romans ne convenoient pas à l’austere dignité dont je suis revêtu, & à la pureté des idées que la Réligion nous prescrit ; réduit à m’en rapporter aux idées d’autrui, j’ai appris que vous vous proposiez une morale sage, ennemie du vice ; mais que vous vous arrêtiez souvent à des aventures tendres & passionnées, que tandis que vous combattez l’amour licencieux, vous le peignez avec des couleurs si naïves & si tendres, qu’elles doivent faire sur le lecteur une impression toute autre que celle que vous vous proposés, & qu’à force d’être naturelles elles deviennent séduisantes. {p. 56}La peinture trop naïve des foiblesses humaines est plus propre à réveiller la passion qu’à l’éteindre, de quelque précepte qu’on l’assaisonne. Un jeune homme y prendra plus de goût pour le vice, que vos morales ne lui en inspireront pour la vertu. Votre Paysan parvenu par des intrigues galantes aura beau prêcher la modestie qu’il n’a pas pratiquée, & exagérer les suites funestes de l’amour, il trouvera plus de gens disposés à copier ses intrigues, que de ceux qui viendront profiter de ses leçons. Vous qui connoissez si bien le cœur de l’homme, qui en avez cent fois développé tous les réplis, avez-vous pu ignorer ses foiblesses ? Les peintures vives de l’amour qu’on employe pour en garantir le cœur, suffisent pour l’y faire germer & y porter des impressions funestes, que la plus sage morale n’effraye point. Vous avez beau avertir du péril auquel vous vous exposez vous-même, le penchant naturel y entraînera malgré vous & vos maximes.

Les libertins reçurent mal cette sage critique ; on en plaisanta dans le monde. Elle n’est pas moins juste : on essaya d’aigrir l’Académie, en disant que c’étoit blâmer son choix ; on ne réussit pas dans le fonds. Il est vrai qu’elle pouvoit se dispenser de la remplir de Poëtes licencieux ; ainsi que de donner pour le sujet du du prix l’Eloge de Moliere, & d’annoncer ainsi au public que des ouvrages contraires aux bonnes mœurs, qui devroient à jamais en fermer les portes, pouvoient être un titre pour être admis dans son Sanctuaire, ou être couronné de sa main. Un Evêque qui se trouvoit alors à la tête devoit le faire sentir au public. M. Le Franc dans son discours de reception, a en depuis le même zèle contre les gens sans Réligion dont l’Académie ne croit pas que le nom dépare la {p. 57}liste, il a été plus mal reçu. Les académiciens ont ri des libelles infames attribués à Voltaire. L’auteur des Lettres Persannes n’essuya aucune critique, celles de ce caractère ne seront pas aujourd’hui à craindre, l’Archevêque de N.… n’en fera pas.

En voici des présages, le Curé de … homme de mérite, confessoit depuis plusieurs années les Religieuses, de… ces Dames voulurent représenter une comédie, en firent les préparatifs, & l’exécuterent, elles & leurs pensionnaires, sans lui en rien dire, il le sur, les blama hautement, & menaça de refuser l’absolution ; il ne savoit pas que les Religieuses avoient pris leur précaution, & obtenu la permission de la cour Episcopale, un peu moins scrupuleuse. On y trouva fort mauvais qu’un subalterne pensat différemment : le confesseur fut obligé de rendre les pouvoirs, on en substitua un plus indulgent. Ses deux Vicaires qui confessoient aussi, & l’avoient imité subirent le même sort, les actrices triompherent, la piece fut jouée avec encore plus d’éclat ; il y eut bal, on dansa toute la nuit, on y fit toutes sortes de folies. C’étoit justifier le confesseur, c’est la premiere fois que des prêtres ont été interdits pour avoir défendu la comédie à leurs pénitens. Cette même cour favorise si fort les spectacles, & les croit si nécessaires, que peu de tems après, les grands Vicaires permirent de travailler toute la semaine sainte & les trois fêtes de Pâques, que le théatre vaquât, à réparer la salle, les décorations, les habits, &c. pour pouvoir représenter d’abord après les fêtes, afin que la comédie ne manque pas un seul jour, & pour adoucir l’abstinence du spectacle pendant la quinzaine ; abstinence plus rude que celle du carême, qu’on ne connoît pas. On donne un avant goût du plaisir {p. 58}futur, on annonce les pieces qui se représenteront après Pâques, c’est un sujet fort dévot de méditation pendant les fêtes.

Dans le Collége Royal où ce même Prélat préside, & où selon son goût systématique, il il a fait une infinité d’arrangemens arbitraires, dont aucun n’a réussi, & qui l’ont réduit au plus triste état, il a permis une chose, peut-être unique. On a loué un quartier du Collége, sous l’appartement du Principal, à une société d’amateurs pour y jouer la comédie ; ils y ont fait bâtir un théatre, & trois fois la semaine ils donnent des pieces, où ils font fort souvent acteurs ; ils ne se nomment modestement que la Société Bourgeoise, le Théatre Bourgeois ; mais plus nobles que les actionnaires, gentilshommes du spectacles public, ils font tous les frais, & reçoivent généralement gratis. Rien de plus commode pour les écoliers & les régents, ils vont de plein-pied, de la classe aux spectacle, se délasser des fatigues de l’étude. Je crois bien que les acteurs font moins bons, & les actrices moins belles, les décorations moins brillantes qu’à la comédie française ; mais c’est toujours une bonne école de mœurs & de réligion dans le goût du Prélat ; on y représente les mêmes pieces, on y donne les mêmes leçons de vertu, on y inspire à la jeunesse le même amour du plaisir, le même esprit du monde : c’est un second Collége sous le même toit qui met la perfection au premier, & y fait fleurir les études, & de concert avec lui, forme à l’Etat de graves Magistrats, de pieux Ecclésiastiques, d’excellens peres de famille.

L’Impératrice Theodora femme de Justinien, étoit fille d’un palfrenier des spectacles : elle fut de bonne heure prostituée par ses parens, Justinien en devint amoureux & l’épousa ; il eut {p. 59}besoin d’une dispense de l’Empereur Justin son oncle & son prédécesseur, pour pouvoir l’épouser. La loi défendoit aux Sénateurs de se marier avec les femmes de théatre, même avec leurs filles & petites filles, quoi qu’elles n’en fissent pas la profession. Il prit pour prétexte que le palfrenier des spectacles n’étoit pas proprement acteur, Scenicus ; ce qui est vrai à la rigueur, mais ces mariages ne sont pas moins deshonorans pour un Sénateur. Quand Justinien fut monté sur le trône, il eut la foiblesse, à la sollicitation de Theodora, d’abroger cette loi, & d’en porter une autre par laquelle il permît aux Sénateurs d’épouser des actrices, pourvu qu’elles se convertissent. Autre foiblesse, comme s’il étoit bien difficile, que pour une établissement si honorable & si avantageux, un actrice quitte le théatre, & se dise convertie. Jeu puérile qui ne fait que deshonorer le Magistrat dont les sentimens sont assez bas pour se mésallier à cet excès. Ce Prince eut encore la foiblesse de faire insérer cette loi dans son Code, & d’immortaliser sa honte, au lieu de justifier l’infamie de sa jeunesse, & de dégrader son autorité l’égislative jusqu’à renverser à perpétuité la Jurisprudence, dont il étoit le restaurateur, par des loix infâmes dont il devoit rougir d’avoir eu besoin, & d’avoir osé les accorder à la sollicitation d’une actrice. Lege Imperiali 23. C. de Nuptiis. Par une autre loi plus équitable, quoiqu’opposée à la Jurisprudence Romaine, il donne une hipotheque privilégiée à la femme, sur les biens de son mari, pour la sureté de sa dot, & pour la conserver aux enfans, ce qui s’observe encore ; mais il a la bassesse d’y avouer qu’il l’a portée à la sollicitation des femmes : Assiduis mulierum aditionibus inquietati, L. 8, qui potior. in pignor. Ce qui lui a fait donner le nom d’Imperator uxorius, l’Empereur efféminé. {p. 60}Cette actrice couronnée causa les plus grands maux dans l’Eglise & dans l’Etat : elle soutint l’hérésie des Eutichéens, fit déposer & mourir le Pape St. Silverius, fit élever à sa place le Pape Vigile, lui arracha, pour de l’argent, des lettres de communion avec les Evêques Eutichéens, par l’ascendant qu’elle sut prendre sur l’esprit du foible Justinien, & ternit la gloire d’un regne, que de grandes victoires, la destruction des Vandales en Affrique, des Goths en Italie, & sour-tout la compilation des loix anciennes dans le Digeste, des principes du droit dans les institutions, de très-belles loix assemblées dans le Code & dans les Novelles, rendront à jamais mémorable. C’est dommage que ces taches répandues par la main d’une actrice, déparent cet ouvrage immortel, qui a immortalisé son auteur. Que n’a-t-on pas à craindre d’un homme livré aux actrices, & de quoi n’est pas capable une femme prostituée, qui passe du théatre à la pourpre. Elle y fut entretenue par sa confidente Antonine, femme de Belisaire, l’un des grands Capitaines, & peut-être des grands hommes qui aient paru sur la terre, & qui, pour plaire à Theodora, engagea son mari à déposer, à emprisonner & envoyer en exil, par les plus lâches artifices, un Saint Pape, & à placer un intrus sur son siége ; Non est malitia, super malitiam mulieris ; sans doute on n’exceptera pas les autres actrices. V. Procope, qui dans son Histoire, rapporte ces belles qualités d’Esprit & de corps, qui rendirent Théodora si puissante ; & dans sa satire, l’abus qu’elle en fit, par la corruption de son cœur.

Voici une Anecdote théatrale, d’un Prince, que depuis quelques années on se tue de dire grand, parce qu’il n’avoit ni mœurs, ni réligion ; qui, à la vérité, a fait de grandes choses ; mais en {p. 61}a bien ternir la gloire par des cruautés attroces, & des vices honteux, & des petitesses ridicules. Tant il est vrai, dit Madame des Houlieres, que tous les héros ont toujours quelque mais, ou quelque si, qui les barbouille. Le Czar Pierre, dans ses voyages singuliers en Hollande, en Angleterre, en France, pour apprendre le métier de charpentier, alla quelquefois à la comédie, dont on n’avoit aucune idée en Moscovie. Il y prit goût, non pour des pieces régulieres, & bien faires, dont il n’étoit pas capable de sentir les beautés ; mais pour des farces & des mascarades dignes de la barbarie de ses peuples ; il avoit à sa cour un vieux fou, nommé Jotof, qui lui avoit appris à écrire, & s’imaginoit avoir mérité, par ce service, les plus importantes dignités. Pierre qui adoucissoit les chagrins du gouvernement, par des plaisanteries convenables aux peuples non policés, créa Pape son maître à écrire, avec 2000 roubles d’appointement, & lui donna une maison à Petersbourg ; des bouffons l’installerent en cérémonie, il sur harangué par quatre begues ; il créa des Cardinaux, & marcha en procession à leur tête. Tout ce sacré college étoit ivre d’eau-de-vie, (& le Czar aussi.) Jotof étoit âgé de 80 ans, le Czar imagina de lui faire épouser une veuve de son âge, & de célébrer solemnellement cette noce ; il fit faire l’invitation par quatre begues, des vieillards décrépits conduisoient la vieille mariée ; quatre des plus gros hommes servoient de coureurs, la musique étoit sur un char, conduit par des ours qu’on piquoit avec des pointes de fer, & qui par leur mugissement formoient une basse digne des airs qu’on jouoit sur le chariot. Les mariés furent benis dans la Cathédrale, par un prêtre aveugle & sourd, à qui on avoit mis des lunettes. La {p. 62}procession, le repas des noces, les deshabillés des mariés, la cérémonie de les mettre au lit, tout fut également convenable à la bouffonerie. Ce ne fut pas une folie passagere, après la mort de Jotof un officier nommé Butalir, fut créé Pape à Moscou & à Petersbourg. On a vu trois fois renouveller cette burlesque cérémonie, dont le ridicule avoit pour objet de confirmer le peuple dans leur aversion pour l’Eglise Romaine. Ce Prince avoit pourtant promis à la Sorbonne, qu’il étoit allé voir par curiosité, de travailler à réunir son Clergé & son peuple à l’Eglise Latine ; on avoit eu la facilité de le croire, & de lui fournir des mémoires, & tous les efforts aboutirent à tourner en dérision le Pape & le sacré Collége, plus maussadement que les Anglois qui brûloient un Pape de paille ; & même sa propre Réligion Greque, en prophanant dans la Cathédrale de Moscou, le Sacrement de mariage que les Grecs reconnoissent, & le ministere d’un prêtre dont ils réverent le caractère, par des bouffonneries aussi plates qu’indécentes, plus digne d’un Tabarin, sur le Pont neuf, que d’un Empereur qu’on dit philosophe, & à qui cette conduite puérile & sacrilége, n’en assure que trop le titre. Voyez les Anecdotes du Nord, & l’extrait qu’a donné le Journal de Trevoux, Fév. 1770.

Factum pour Mademoiselle Petit, danseuse de l’opéra. Il est d’usage parmi nous de s’accorder une indulgence réciproque, en matière de galanterie ; cette discrétion politique est absolument nécessaire à l’intérêt commun, sans cela nous serions tour-à-tour les dupes de nos vangeances, & les hommes cesseroient d’être les nôtres. J’avoue que je ne voulois entrer à l’opéra que dans la vuë d’imiter mes compagnes, & d’arriver comme elles au bonheur, par la {p. 63}route du plaisir. Je suis jeune, bien faite, &c. J’obtins une place à force de crédit, je comptai dès-lors ma fortune assurée ; nous sommes sur le théatre ce que les fermiers-généraux sont dans les finances, la plupart commencent avec rien, nous commençons de même ; ils s’intéressent dans plus d’une affaire, nous n’avons jamais assez d’une intrigue ; ils doivent l’alliance des grands à leurs richesses, nous la devons à nos appas ; ils sacrifient leurs amis à l’intérêt, nous lui sacrifions nos amans ; un trait de plume leur vaut 100000 livres, une faveur accordée nous en vaut quelquefois d’avantage ; ils font des traités captieux, les notres sont équivoques ; le goût du plaisir nous mene à la prodigalité, le faste les rend dissipateurs : deux choses nous différencient, ils s’endurcissent pour thésauriser, nous nous attendrissons pour nous enrichir ; ceux qu’ils ruinent les maudissent, ceux que nous ruinons nous adorent. Vous voyez que je connoissois toutes les prérogatives de ma place, & que j’aurais bien-tôt acquis le peu qui me manquoit pour la remplir dignement ; j’ai peu d’esprit, mais en faut-il beaucoup quand on a le reste, & d’ailleurs le théatre n’en donne-t-il pas. J’en aurois comme les autres, sans la malheureuse avanture que la calomnie m’impute pour m’en enlever de brillantes. La voici, on prétendoit l’avoir prise en flagrant de lit, sous le théatre avec N.… Le public attribue ce mémoire à l’Abbé de la Marre, auteur de l’opéra de Zaïde ; il fait honneur au Poëte, il en fait peu à l’Abbé.

Le même livre en rapporte un autre du Marquis de Bussi contre la Mereuil ou Lécluse, aussi danseuse de l’opéra, qui lui vouloit donner un enfant qu’elle avoit eu, on ne sait de qui ; il y déclare les manœuvres de cette héroïne pour faire des conquêtes, & voler leurs amans tandis {p. 64}qu’elle se livroit à d’autres, en grand nombre. Il y en a un autre contre les friponeries des acteurs & actrices de la comédie Italienne, qui avoient extorqué un billet, par adresse & par violence, d’une Dame qui réclame contre, &c. Il se fairoit des volumes des matieres, des galanteries & des friponneries de cette engeance ; c’est une peste dans une ville.

Autant l’Eglise est déclarée contre les spectacles, parce qu’ils sont opposés à l’esprit du christianisme ; autant la police voit avec peine leur interruption, à cause du désordre que cette interruption peut entraîner ; ainsi par une de ces contradictions si fréquentes dans notre morale, ce qui corrompt les mœurs, sert donc à réprimer leur corruption, du moins à substituer aux passions fougeuses qui troubleroient l’ordre public des passions, plus douces & plus tranquilles. Affiches Avril 1770.

C’est un reméde d’un nouveau genre. Quelqu’un a dit de ce reméde si singulier que c’est à l’exemple de Loth, qui pour empêcher la Sodomie offrit ses filles aux habitans de Sodome ; ou comme le scorpion & la vipere qui servent de reméde à leur propre venin. Je ne sçai pourtant si quelqu’un voudra faire l’essai de ce reméde en commençant par se faire piquer par la vipere & le scorpion. Oui, dira-t-on, les Vendeurs d’orviétan le font, sur le théâtre ; ils avalent des animaux venimeux, se font eux-même des blessures, pour faire voir la vertu de leur orviétan ; après avoir commencé par donner une farce, ils passent à cette espéce de tragédie dont le dénouement peut être bien funeste pour eux. Les Apologistes du théatre, qui le jugent nécessaire pour empêcher de plus grands maux, ont sans doute en vue la vertu de ce spécifique. Ils ne voyent pas qu’en entretenant la passion & {p. 65}le vice il conduit au même mal, dont on le dit le reméde, & qu’il est lui même un très-grand mal, auquel on ne remédie pas.

Le Marquis Scipion Maffei, homme célébre, mort en 1755 a donné des comédies de plus d’une espece. 1°. Plusieurs piéces de théatre, recueillies en trois ou quatre volumes, entr’autres la Cérémonie, comédie qui a eu un grand succès, & Merope traduite deux fois en François, critiquée, imitée, & surpassée par Voltaire, qui dans une lettre polie écrite à lui-même lui dit ce qu’il pense des deux piéces, & de quelque autre sur le même sujet. 2°. Divers traités du théatre, de l’amphitéâtre, des regles de l’art dramatique dont on fait usage en Italie. 3°. A côté de ces ouvrages frivoles, on voit des éditions des Peres, des décisions des cas de conscience, un traité de la grace. Assemblage bizarre dans un Militaire, un homme du monde livré à la plus grande dissipation, qui a beaucoup voyagé. Aussi la solidité & la profondeur de ses traités s’en ressentent. 4°. Il a voulu être tout dans l’empire des lettres, & embrasser, comme Leibnitz toute la sphére des connoissances humaines, avec plus d’élégance peut être, mais incomparablement moins de génie que ce fameux Allemand, qui ne se mêla jamais de théatre, qui fut un vrai prodige. Maffei fut historien, philosophe, antiquaire, casuiste, mathématicien, théologien, journaliste, interprète de l’Ecriture, traducteur d’Homére, poëte dans tous les genres, depuis l’épigramme & la chanson, jusqu’à la tragédie, & au poëme épique, médiocre en tout. Cette universalité a quelque chose de comique. 5°. Son caractére enjoué, plaisant, tournant tout en badinage ; & cependant prévenu en faveur de ses idées, délicat sur le point d’honneur, atrabilaire, opiniâtre, & absolu dans ses opinions, ne souffrant {p. 66}la contradiction qu’avec peine. Tel il parut à Paris, à Londres, à Leide, à Vienne, où il passa plusieurs années, & où sa naissance, sa fortune, sa réputation, son esprit, ses connoissances lui procurerent l’accueil le plus favorable.

6°. Il débuta dans le monde par une véritable comédie, il soutint dans l’Université de Verone une thése publique dont le fond & le style sont d’un jeune homme, & d’un poëte comique ; elle rouloit toute sur l’amour ; & dans cent conclusions contenoit autant de questions, & de décisions galantes ; tels que sont les Arrêts d’amour, ridiculement honorés d’un sçavant Commentaire par le Docteur Contius. C’est le Régistre de la Cour de Paphos, & des Tribunaux des Dames du tems des Trouvadours ; le Marquis, comme de raison, y obtint d’une voix unanime le dégré de Docteur in utroque. Les Professeurs de Verone qui n’avoient pas osé refuser leur classe à une famille puissante rougirent d’assister à cet acte de Tabarin, & cederent la place aux Dames qui y vinrent en foule avec leurs Cavaliers, parées de tous les agrémens de leur sexe ; auxquels le Soutenant rendoit galamment les armes. Il se défendit mieux contre quelques Académiciens, qui lui argumenterent en forme. L’ouverture, & la clôture de la scéne furent des piéces de poësies de sa façon, à l’honneur de ses aimables auditrices qui lui avoient formé la plus brillante assemblée. On sent combien cette galanterie reçut d’applaudissement, & le fit rechercher des Dames, & se répandit au loin ; leur faveur lui valut le doctorat dans toutes les facultés. Cette these qui pourroit fournir la matiere d’une farce sur le théatre de la foire, avoit été préparée par le projet, & le premier chant d’un immense poëme sur la galanterie, {p. 67}qui devoit contenir cent livres, comme la these contenoit cent conclusions, dont chacune devoit être développée dans un livre exprès, heureusement pour le public & pour lui-même, l’auteur n’a publié que le projet, & le premier chant ; on voit par-là dans quels ridicules font tomber la galanterie & le goût du théatre, ils ne connoissent point de frein, & apprennent à n’en plus connoître. La ville de Verone dont il a écrit au long l’histoire, idolâtroit son citoyen, entr’autre hommage, elle lui dressa une statue avec cette inscription simple, mais profonde, au Marquis Maffei vivant, elle est dans le goût de celle que Montpellier dressa au feu Roi, à Louis XIV après sa mort ; l’une & l’autre idée est également vive, la flatterie ne loue guere après la mort un Prince qu’on n’a plus intérêt de ménager, l’envie ne souffre guere qu’on loue pendant la vie un grand homme qui peut effacer ses rivaux, la vérité seule dicte ces éloges, Maffei eut la modestie de faire ôter la statue de la salle de l’Académie où on l’avoit placée, & où on la remise après sa mort, ce trait lui fait honneur, on doit, dit-on, en ériger une à Voltaire dans la salle du spectacle, avec la même inscription à Voltaire vivant, je doute qu’il la refuse, il y a même bien de l’apparence qu’il a mis une bonne somme dans la souscription que ses amis ont ouverte pour fournir aux frais.

Voici des loteries d’une nouvelle espere ; l’opéra a besoin de quatre cens mille livres, il fait pour les avoir une lotterie où chaque billet gagnera non de l’argent ou des bijoux ; mais un prix fort léger ; des billets d’entrée au spectacle, c’est payer d’avance, comme dans la souscription des livres ; la mort, les maladies, {p. 68}les voyages, les affaires qui empêcheront d’y venir, autant de billets perdus, & c’en est bien la moitié, c’est manger son revenu d’avance, aux dépens des successeurs, qui représenteront gratts si tous les billets sont remplis. Se croiront-ils tenus de remplir les engagemens contractés par leurs prédécesseurs. Le premier lot sera une loge au premier rang, pour quinze ans ; le second, une loge au second rang pendant dix ans, d’autres lots des places à l’amphitéatre pendant quelques années, les petits lots dont le nombre est très-considérable, l’entrée au parterre pour quelque mois, ceux qui n’auront point de lot auront trois ou quatre billets de parterre, tous les billets sont de six livres, ce droit est personnel, & ne passe point à d’autre ; ainsi l’opéra ne perd rien, est payé d’avance, & gagne toutes les absences, c’est voler le public & le comédiens à venir.

2°. Les Entrepreneurs du Vauxallh ne voyant plus le même empressement pour leur spectacle, imaginerent d’abord d’accorder aux hommes qui prendroient des billets d’entrée, la liberté d’y mener une Dame, gratts. Les femmes sont partout le plus grand attrait ; elles triomphent au théâtre. Cet expédient ne eut réussit pourtant pas. Ils se sont avisés d’un autre ; c’est de faire une lotterie de bijoux, qu’on peut prendre en argent, si l’on veut, selon leur valeur : quand on gagne un lot ; on en distribue à chacun de ceux qui ont pris des billets d’entrée, on met en lots le dixieme du billet d’entrée ; c’est gagner un dixieme moins : on le trouveroit s’il y venoit beaucoup de monde. Ce moyen a réussi quelque jour ; mais on se lasse de tout : le Vauxallh languit malgré la lotterie ; il tombera bientôt apparemment.

Ting Zi, Empereur de la Chine avoit des {p. 69}vertus ; mais il étoit foible, & plusieurs fois il se seroit deshonoré, sans les conseils de sa mere : il aimoit éperdument une comédienne. Sa passion l’entraîna si loin, qu’il répudia l’Impératrice, pour mettre l’histrionne à sa place. Il voulut que toutes les Reines assistassent à son couronnement. Enchanté de sa maîtresse, il demanda à sa mere ce qu’elle en pensoit : elle est à merveille, répondit cette mere, elle joue avec beaucoup de vérité, un premier rôle lui sied bien. L’Empereur fut frappé de cette réponse : on le vit rougir & pâlir, il prit enfin son parti en homme d’esprit : vous avez raison, s’écria-t-il, son élévation n’est aussi qu’une comédie. Il fit rentrer l’actrice dans son état, rappella son épouse, & ne négligea rien pour persuader à tout l’Empire, que ce qu’il avoit fait, n’étoit qu’un jeu. Combien de gens d’une famille honnête, à plus forte raison d’une maison distinguée, seroient heureux de faire ces réflexions, & de pouvoir effacer si facilement l’infamie de leur intrigue, & quelque fois des mariages aussi honteusement contractés avec de pareilles femmes.

Voici l’idée que Madame de Launai, lett. 7 & 11, nous donne du théâtre d’Espagne, qu’elle a vu dans son voyage : le changement du gouvernement, le goût françois qui s’y est introduit depuis Philippe V, y a fait bien des changemens. L’opéra est pitoyable ; les dieux descendent à cheval sur une poutre ; les diables montent de l’enfer par une échelle : le soleil est une lanterne de papier huilé : il y a toujours un bouffon (espece d’Arlequin) appellé Gratioso, qui, au milieu des plus belles scenes, interrompt les acteurs pour dire quelque impertinence : on a le mauvais goût d’en rire : on souffre dans le parterre la plus vile canaille, qui sifle, fait du bruit, &c. Le théâtre espagnol a été comme le notre, grossier & obscéne : on n’y voyoit, on n’y entendoit que des {p. 70}choses contraires à la modestie. Lopes de Véga, comme Corneille en France, le rendit décent, & guérit les Rois & les Princes de la maladie ordinaire aux grands, de ne pas aimer à entendre leurs vérités. Bien des auteurs ont suivi ses traces sur-tout Dom Pedro de Calderas qui a excellé. Il y reste toujours un grand défaut, le mélange du sacré & du profane, des plaisanteries jusques dans les pieces prises de l’Ecriture, défaut qui se corrige difficilement. Un grand Seigneur me fit entrer dans une galerie où il y avoit des tablettes de bois de cedre, pleines de livres, il me dit : ce sont des trésors, j’y ai amasse toutes les comédies des bons Auteurs, la fureur du théatre a franchit les Pyrenées, & dérange la gravité Espagnole.

Chez un peuple poli, les mœurs font les plaisirs.
Chez un peuple poli, les plaisirs font les mœurs.

L’histoire de l’Ordre de Saint Dominique, tom. 7. L. 1. N. 7, Vie de Nicolas Aubertin, Cardinal de Prato, rapporte que ce Cardinal étant Legat du Pape à Florence, pour tâcher d’apaiser les troubles : on y fit des réjouissances extraordinaires & ridicules, on fit crier que tous ceux qui voudroient savoir des nouvelles de l’autre monde, en apprendroient le premier jour de Mai, sur le pont de la Ville. Au jour marqué, parurent sur la riviere d’Arne, un grand nombre de barques chargés d’échafauts, & de personnages qui représenterent l’enfer : on y voyoit du feu, des roues enflammées, divers autres genres de supplices : parmi quantité de dragons & de serpens monstrueux, on voyoit des hommes, dont les uns portoient des figures horribles, des démons ; les autres tous nuds pour représenter les ames des damnés, jettoient des cris & poussoient des hurlemens aussi affreux que s’ils avoient été en effet dans les tourmens ; mais rien ne pouvoit être plus {p. 71}tragique que ce qui termina cette scene : au moment que le peuple, avide de ces folles représentations, paroissoit le plus attentif, le pont construit de bois, se trouvant trop chargé, tomba tout à coup : tous ceux qui étoient dessus, furent précipités dans les eaux ; & plusieurs y périrent : ceux qui se sauverent, furent la plupart estropiés & toute la ville dans la désolation. Jean Villani, L. 8. C. 70…. Le mercure d’Août 1770, p. 173 rapporte que Madame la Dauphine a signalé son entrée en France en donnant une médaille d’or à Gardin, acteur de la comédie Italienne, dont le mérite est un jeu naturel & vrai. Il est pantomime, il fait bien les lazzis, sans doute que le grand Molé, le grand le Kain, le grand Grandval & les grands de la comédie françoise qui prétendent bien valoir tous les Cardins Italiens auront aussi leur médaille, en récompense de leurs talens supérieurs, le goût & l’équité de cette Princesse en répondent. Ils en seroient jaloux.

CHAPITRE III.
Extrait de quelques Livres. §

Le Testament politique de Voltaire, dont je soupçonne Freron d’être l’auteur, qui du moins en a l’air & les traits, est une satire violente des mœurs, de la Réligion, de la probité, des opinions, des ouvrages de ce fameux poëte. Parmi bien de choses outrées & même assez plates, il est des traits ingénieux & vrais, par exemple ce portrait du théatre, page 56 : on remettra cent mille livres entre les mains du Prevôt des marchands de Lyon ; cet argent sera placé & les revenus employés à établir une école de déclamation, on choisira {p. 72}dans l’Hôpital les sujets les mieux disposés pour le théâtre par les talens & la figure ; quatre garçons & quatre filles : ils auront 500 liv. chacun, & leur Professeur 1000 liv. : ce fera un comédien émérite & consommé ; il les exercera quatre heures par jour, & leur fera apprendre par préférence mes pieces dramatiques : Corneille est sublime, mais gothique. Racine est châtie mais trop tendre. Le sanguinaire Crébillon est trop terrible pour des jeunes gens qu’il faut former à la sagesse & à la sensibilité, sans foiblesse, (si elle est possible) je legue aux Directeurs de l’opéra toutes les décorations & ustensilles de mon théatre, à condition qu’on n’y représentera jamais aucune de mes pieces liriques, ce sont des enfans disgraciés que je réduis à leurs légitimes. Cet établissement ridicule est dans les mœurs du siecle, où les systêmes d’éducation, & les écoles de toute espece, sont sans nombre, & où l’amour du théâtre porte jusqu’au délire, & fait un objet capital du bien public & de la bonne éducation, & une matiere de premiere nécessité : on en a l’équivalent dans cette multitude de maîtres de danse, de musique, d’instruments ; de déclamation, à la suite des comédiens. Il ne manque que les écoles de femmes galantes, où des actrices émérites & consommées donneroient aux jeunes filles des leçons de coquetterie. Tranquilisons nous, le théâtre y a pourvu, il est lui-même une école où les plus habiles maîtresses forment des dignes éléves.

L’Abbé du Bos, réflexions sur la poésie, tom. 2, permet d’introduire dans la tragédie, des personnages scélérats, comme on met des bourreaux dans le tableau d’un martyr. Ces rôles sont nécessaires à l’action : on en voit dans les meilleures pieces, Atthalie, Esther, &c. ; mais comme on blâmeroit le peintre qui peindroit les bourreaux aimables, élégans, richemens parés : on condamne aussi le poëte qui donne à des scélérats des {p. 73}qualités qui leur concilient la bienveillance du spectateur. Cette bienveillance peut aller jusqu’à les faire excuser, les faire aimer, diminuer l’horreur de leurs crimes, engager à les imiter. La compassion intéresse jusqu’à se faire honneur de la ressemblance, ce qui est non seulement contraire aux bonnes mœurs, mais au but de la tragédie, qui est de corriger les passions par la terreur & la pitié : il ne faut donc pas traiter des sujets où le principal intérêt & le premier rôle tombe sur un scélérat qui ne doit paroître qu’odieux & méprisable pour faire haïr les vices. Il est des scélérats qui ne doivent jamais paroître sur la scéne à quelque titre que ce soit, comme les impies. Les discours que leur fait tenir une audace insensée, une logique artificieuse ou une plaisanterie piquante, & qu’il faut leur faire tenir pour remplir leur rôle, ébranlent les foibles, jettent des doutes, accoutument à l’erreur, au blaspheme, & répandent le germe de l’impiété, qui ne se développera que trop. Je ne voudrois pas même qu’on fit parler un payen contre la religion qu’il professe, quoique fausse ; c’est un ait de blasphême, une sorte de scandale, qui peu à peu apprend à se jouer de toute sorte de religion. Sur ce principe, on ne doit jamais introduire des femmes de mauvaise vie, des libertins obscénes, des discours licentieux. Une morale corrompue sur la pureté a rendu ses personnages intéressans, comme on fait toujours.

Le Président Henault est un homme aimable & plein d’esprit, il s’est fait un nom par un abrégé de l’histoire de France, où regne beaucoup d’ordre & de méthode, semé de réflexions fines & judicieuses, d’un style élégant & naturel, d’un ton de modération & d’impartialité ; quoique dans le fonds, flatteur, courtisan & nationnal ; il vouloit plaire & il a plû. Cet ouvrage a eu le plus {p. 74}grand succès, & une foule d’imitateurs ; il eût dû s’en contenter, tout au plus y ajouter son théatre historique, qui peut en être regardé comme la suite ; ce n’est qu’une autre maniere d’écrire l’histoire de France : qui se seroit attendu qu’à l’âge de 80 ans, ce grave Magistrat se donnât pour comédien, & voulut, pour terminer plus glorieusement sa carriere, joindre à sa couronne les lauriers de Melpomene & de Thalie, qu’il auroit dû craindre de flétrir en les y mettant. Qu’avoit-il besoin de donner au public les Juventia, comme Muret & Bese ? L’amour paternel a eu la foiblesse d’aller déterrer des pieces du théatre, qu’il avoit composé il y a plus de 50 ans, que le public avoit heureusement oubliées, & qu’il se devoit à lui-même doublier aussi, & s’en répentir & en faire pénitence, comme Quinaut, Racine & la Fontaine, il en a donné une nouvelle édition, augmentée de plusieurs pieces d’une date plus récente, qui n’ajoutent pas de fleurons à sa couronne. Il est vrai qu’elles sont écrites avec plus de religion & de décence que n’en permet l’esprit du siécle ; le libertinage des mœurs & des créances n’avoit pas si fort gagné en 1713. La vertu étoit encore respectée, le mercure regrette que ce dramatique sur les fleurs de lys, n’ait pas continué une carriere où il montroit le talent le plus décidé, je regrette au contraire qu’il y soit jamais entré, & qu’au moment de terminer celle de sa vie, pour entrer dans l’éternité, il ait rappellé au public les écarts de sa jeunesse.

La premiere piece de ce jeune homme à cheveux blancs, est, Cornelie Vestale, c’est, dit-on, le premier essor d’une ame pure, étonnée des sentitimens qu’elle commence d’éprouver, c’est-à-dire, la sienne sous le nom d’une Vestale. C’est la premiere foiblesse d’un jeune homme bien élevé, qui n’ose secouer le joug qu’il commence à trouver trop pesant : cette piece sagement écrite, est bien {p. 75}différente de la Vestale Ericie, trop exercée aux sentimens les plus passionnés pour en être étonnée & qui plutôt brave la religion & la pureté par les sentimens qu’elle ose montrer. Les petites maisons ou le réveil d’Epiménide, sont une satyre des mœurs de son tems qui ne différent des nôtres que parce que le vice n’osoit pas encore braver ouvertement les loix & la pudeur. Le temple des chimeres avance un principe de morale absolument faux dans la Réligion chrétienne ; mais qui peut adoucir bien des maux dans la nature & la société. L’illusion est nécessaire à notre bonheur. Voltaire lui a fait de jolis vers, qui peignent parfaitement la chimere d’un Magistrat octogenaire, qui fait imprimer des farces, des opéras, &c. Vous célébrez les chimeres, elles sont de tous les tems, elles nous sont nécessaires, nous sommes des vieux enfans, les erreurs sont nos lisieres, & les vanités légères nous bercent dans nos vieux ans. L’écriture avoit dit il y a bien des siécles un enfant de cent ans mourra. Voltaire n’est pas plus sage, il ne donne pas moins de folies à 80 qu’il en donnoit à 25 ans ; il est moins sage, il ne respecte ni la réligion, ni les mœurs ; les erreurs sont ses lisieres ; qu’il est à plaindre de s’en laisser bercer, il touche à l’éternité. Le Président Henault ne s’est pas brisé à cet écueil, sa plume fut sage ; mais après 50 ans de magistrature, est-ce bien ménager l’édification publique & sa propre gloire de rajeunir toutes ses anciennes frivolités. Le théatre ne manquera pas de s’en faire honneur. Les ouvrages d’un homme si respectable, paraitront les archives de l’hôtel, & quoique les drames ingénieux de ce jeune viellard ne soient pas des chefs d’œuvres son suffrage & son exemple sera cité par les apologistes du théatre.

Quoique nous ayons déjà parlé de son théatre françoit, la célébrité de cet Auteur nous sera {p. 76}pardonner quelque répétition : c’est une suite de dialogues sur l’histoire de France, qu’il appelle drames, parce que les acteurs du tems, c’est-à-dire, ceux qui ont part aux événemens en sont les interlocuteurs : on peut traiter de même toutes les histoires, faire de tout l’univers un théatre, de tous les siecles une comédie ; ce seroit une bibliotheque théatrale, immense, dans cette suite de conversations appellées des scenes, sans observer aucune unité de tems & de lieux ; mais seulement d’action ; tout ce qui eut part aux affaires passe en revue, ses drames doivent être d’une longueur fort inégale, puisqu’elle dépend de l’importance & de la durée des événemens. Souvent il en faudroit plusieurs pour en former une piece raisonnable ; c’est ce que Boileau reprochoit aux poëtes Espagnols qui faisoient un drame de la vie d’un héros, le montrant successivement dans les divers âges, enfant au premier acte, & barbon au dernier : cette idée n’est pas nouvelle, il n’y a de nouveau que la dénomination de theatre, appliquée à des dialogues. Une Dame Behan l’avoit depuis peu exécuté pour ses pensionnaires, elle avoit mis le livre de la Genese en action, & se proposoit d’y mettre tous les livres historiques de l’écriture. Ce seroit le moyen de faire apprendre & retenir l’histoire en s’amusant : c’étoit le goût des anciens maîtres. Les histoires sacrées, habillées en scénes, passoient en revue sur le théatre : la Reine de Navarre Marguerite avoit cru de son tems & croyoit avoir fait un chef d’œuvre en dialoguant en dramatisant tout l’Evangile : long tems auparavant on avoit fait contre la Reine Jeanne de Naples, une piece très-indécente, dont la réprésentation dura cinq à six jours, & où l’on avoit détaillé toute sa vie ; les graveurs & les peintres l’ont fait aussi dans une suite de tableaux {p. 77}ou d’estampes, comme autant de scénes recueillies, où ils ont rendu toute la vie d’un homme célébre ; la vie du Cardinal de Richelieu remplit la superbe galerie du château de Richelieu. La vie de Marie de Médicis, celle du Luxembourg, les exploits du Prince de Condé, celle de Chantilli. Les Bénédictins, les Chartreux, les Jacobins, les Cordeliers, les Carmes ont aussi décoré leurs cloîtres des actions de leurs fondateurs.

Ces drames historiques seroient plus faciles que les drames réguliers, où l’on doit former un plan, nouer une intrigue, lier & filer les scénes, ménager un dénouement, inventer, nuancer, soutenir, contracter des caractères que l’histoire leur donne, & les circonstances où elle les place, comme l’ont fait dans leurs dialogues des morts, Lucien, Fenelon, Fontenelle. Le Président Henault n’a fait qu’appliquer ces idées à l’histoire de France, dont il est plein : on a eu tort dans les Journaux qui ont fait très-justement son éloge, de donner ses ouvrages pour tout-à-fait neufs, le fond de l’idée est ancien & commun. Le Président Henault & cent autres ont fait des abrégés d’histoire, des tables chronologiques, où les noms des Princes & des hommes célébres, sont distribués par ordre de datte, de dignité & de matieres. Le Président Henault n’a eu qu’à les coppier : dans toutes les sciences. Théologie, Philosophie, Droit Canon ou Civil ; on a fait comme le Père Castel, sur les mathématiques, des abrégés en table, ou arbres encyclopédiques, où chaque matiere, chaque question est arrangé méthodiquement. Tout étoit presque fait depuis long-tems, il n’a fallu que recueillir & placer ; mais l’élégance du style, la précision des termes, la vérité des portraits, la profondeur & la politique, la justesse des réflexions, {p. 78}l’enchaînement, l’à-propos, les attitudes, la finesse, la briéveté sont véritablement à lui. Personne ne peut lui en disputer le mérite & la gloire, en joignant toutes ces qualités au talent du théatre qu’il avoit exercé dès sa jeunesse, il eût réussi mieux qu’un autre à remplir son projet d’histoire théatrale, & animer sur la scéne ce qu’il avoit dit dans son abrégé : nous aurions une histoire de France ; de la façon de Melpomene qui auroit usurpé les droits de sa sœur fameuse dans l’histoire. Cette histoire à la vérité, seroit longue & fort sérieuse, peut-être même ennuyeuse & monotone, & vraisemblablement n’attireroit pas la foule au Parterre ; mais très instructive, pleine d’esprit, de jurisprudence, de politique, d’anecdotes curieuses.

Dans les nuits d’Young, ch. 6. de l’oubli de la mort. Cet Auteur sombre, énergique & sublime, plein d’une bonne morale, parle ainsi du théatre : nos théatres, nos divertissemens même retracent l’idée de la mort. La fiere Melpomene troublant le silence des tombeaux, évoque du sein de la poussiere, le héros qui y repose, & le fait venir sur la scéne divertir les vivans ; spectateurs tranquilles, nous sommes assis comme des immortels ; nous nous croyons généreux en donnant des larmes à leurs tragiques avantures, & déplorant leurs destinées, nous oublions la nôtre. Cette réflexion dont l’objet est commun à quelque chose de neuf dans son application au théatre, où personne ne songe à la mort, quoique tout la rende présente. Ces grands Auteurs dont on représente les pieces, Corneille, Racine, Moliere, Regnard, &c. ne sont plus : bientôt, comme eux, vous ne serez qu’un peu de cendre : pulvis es & in pulverem reverteris. Ces Acteurs célebres ces actrices brillantes, Baron, la Chammellé, les Gaussins, ces musiciens, ces danseurs, Pecourt, {p. 79}Lulli, Rameau dont vous voyez les tableaux ou les bustes, ont brillé sur la scéne, bientôt comme eux vous serez la proie du tombeau, pulvis es & in pulverem reverteris : par-tout on pense à la mort : on veut mourir, on attend la mort, le dénouement est quelque mort, les Cinna, les Pompées, les Cesars, les Titus, &c. où sont-ils ? Il n’y a pas de piece où la mort ne soit cent & cent fois rappellée, & vous oubliez qu’une loi commune à tout ce qui respire, vous prépare le même sort : pulvis es & in pulverem reverteris : les flots des spectateurs qui depuis la naissance du théatre, comme le cours d’une riviere, viennent au spectacle, s’agitent, s’écoulent, changent sans cesse, disparoissent & vont s’engloutir dans les abîmes de l’éternité : que pensent-ils aujourd’hui des folies qui vous occupent ? Nous fumes comme vous assez aveugles pour nous faire un jeu de la vie. Bientôt comme nous vous serez citez au tribunal de Dieu ; pulvis es & in pulverem reverteris : Soyez toujours prêts, vous ne savez ni l’heure ni le jour, & loin de vous préparer à ce terrible passage & à vous ménager une sainte mort ; ce spectacle même vous prépare la plus malheureuse, par l’oubli de la mort, où il vous entretient, par l’habitude du vice dont il forme la chaîne, par les péchés qu’il fait commettre, par la frivolité dont il vous amuse ; les images dont il souille vos imaginations & vos regards, les sentimens dont il corrompt votre cœur, les passions qu’il exalte, le goût du monde qu’il vous donne, les exemples du vice qu’il vous offre, les leçons qu’il vous en fait, les attraits & les occasions qu’il vous en fournit : memento homo quia pulvis es & in pulverem reverteris.

Le temps perdu ou les écoles publiques. L’anteur {p. 80}de cet ouvrage, où parmi des choses singulieres, on en trouve beaucoup de bonnes. M. Maubert de Gouvert étoit Secretaire du Roi de Pologne, Electeur de Saxe. Il fut d’abord Religieux, mais il se défroqua de bonne heure à 22 ans, comme il le rapporte dans sa préface, où il avoue qu’il a été attaqué d’une maniere capitale, même par des écrivains contre qui il avoit écrit ; quoiqu’il en soit, il parle d’une maniere très-censée du théatre. Les Régens disent qu’il leur étoient impossible de fournir d’aliment à tant d’années, ils ont imaginé des pieces de théatre, qui donnent de l’occupation à leurs écoliers ; abus qui sollicite fortement l’autorité civile ; il faut admirer malgré qu’on en aie l’adresse de ceux qui sont parvenus à déguiser aux parens le peu de rapport de ces distractions avec l’objet principal, & leur faire approuver cette mascarade de leurs enfans. C’est, disent-ils, pour donner à la jeunesse la hardiesse, le ton, la contenance, pour parler en public ; mais pourquoi choisir des pieces de théatre ? La déclamation théatrale est elle le ton des conseils, des armées, des tribunaux, de la chaire, du barreau, des accadémies, de la société. Ciceron prenoit, dit on, leçon de Roscius, mais sont-ce des Roscius qui président aux pieces de College ? Ciceron prit ces leçons dans sa jeunesse ; déclamoit-il des scénes ? Roscius qui excelloit à représenter les passions lui formoit le geste la voix, le visage, aux passions qu’il vouloit exciter par les discours. L’orateur étudioit le jeu non le rôle du comédien, étude qui exige un discernement exquis, n’est pas pour des enfans. La danse théatrale donne-t-elle l’air noble, aisé, modeste, qui compose le maintien d’un honnête homme ; pourquoi adopter à des jeunes gens des personnages & des caractères étrangers à leur état, & les dresser à des attitudes forcées : les maîtres de danses eux-mêmes, {p. 81}distinguent l’art qu’ils enseignent au théatre, de celui dont ils donnent des leçons en ville, comme deux genres tous différens ; pourquoi appliquer de jeunes gens à des exercices, pour qui il est rare qu’ils ne se passionnent, & qui sont si dangéreux ? Pourquoi les initier à une profession si attrayante & si infame ? Cette addition faite depuis un siècle à l’éducation des Colleges, est une principale cause de la corruption des mœurs. Nos moralistes trop indulgens sur l’intention des maîtres ont fermé les yeux sur les suites, en s’approchant du grand théatre, par les essais qu’il en fait, ce jeune homme se lie avec les acteurs, dès son entrée dans le monde, son cœur ne tarde pas d’être de moitié dans cette société, il ne peut que s’y former à la dissipation, à la frivolité, vice dominant de la nation : avouons à l’honneur de l’Université de Paris, que ce misérable accessoire de l’éducation n’est point de son invention, elle ne l’a adopté qu’imparfaitement, & à regret, par émulation, elle eût risqué de voir les écoles désertes, si elle avoit privé les femmes des plaisirs de voir leurs enfans figurer dans cette brillante mascarade : maintenant que cette émulation est anéantie avec les émules, les patriotes s’éléveront contre l’abus.

Les affiches. Février 1770, font un détail des ouvrages sur le théatre qui ont paru depuis peu 1°. Divers traités sur la construction des théatres. 2°. Les jeux de la petite Thalie. 3°. Les proverbes dramatiques. 4°. Les théatres de Regnard, de Legrand, nouvelle édition. 5°. Le théatre de l’Abbé Metastasio, du Président Henault. Le théatre Anglois par Madame de Riccoboni : on voit que les Ecclésiastiques, les Magistrats, les femmes ne croyent pas contraire à la modestie de leur état de leur sexe, de rendre hommage à la scéne ; ces articles font plus de 30 volumes, sans compter plus de 30 {p. 82}pieces détachées pour tous les théatres & par toute sorte d’Auteurs, chaque affiche en cite de nouvelles. Le Mercure n’est pas moins exact à recueillir cette précieuse récolte ; le théatre forme aujourd’hui une bibliotheque nombreuse parmi les pieces détachées, il en est de singuliéres par le titre le Roué vertueux, l’honnête criminel, le précieux carnaval, &c. ; & sur chacune de ces productions, l’auteur fait des réflexions qui ne sont pas énergiques, des protégés si bas, des protecteurs si bêtes : sotte fatuité des uns, stultitiora patiuntur opes les très-basses & très-rampantes fourberies & friponneries des autres, cette idée de la piece n’est pas une chimere, ces personnages ne sont pas des êtres de raison. L’Eglise & le monde fournissent nombre d’originaux. Le Roué vertueux, canevas satyrique qu’on laisse à remplir comme les impromptus italiens pour le faciliter, des argumens & des estampes mettent les acteurs sur la voie : la traduction du théatre Anglois, ne renferme que des comédies. Les tragédies Angloise offrent communément tant d’horreurs, des meurtres, des crimes, qu’il n’y a que la férocité qui puisse les soutenir. Leurs pieces nouvelles sont fort radoucies : au contraire, à mesure que les Anglois égayent leurs scénes, la nôtre se rembrunit. Nous devenons sombres. Les Français dont les larmes couloient avec Bérénice, dédaignent aujourd’hui les passions douces & naturelles. Ils veulent moins s’intéresser que s’attrister : on ne cherche plus à toucher les cœurs, on s’efforce de les déchirer, ce goût sauvage & atroce, nous replonge dans la barbarie : ces ouvrages sont licentieux, la mauvaise morale en action excite les passions & familiarise avec le vice.

M. l’Abbé Le Monier vient de donner la traduction des satires de Perse, & les comédies de {p. 83}Térence ; dans le premier se trouve un portrait ingénieux & très-ressemblant de nos petits-maîtres, amateurs de la comédie, incapables d’entendre les vers obscurs, serrés & pressants de cet ancien satyrique. Agréables de nos jours, vous qui lisez par désœuvrement, qui ne connoissez d’autres livres ; que ceux qui traînent sur la cheminée d’un boudoir, qui les prenez comme un écran en attendant le caffé ou les cartes, qui en parcourez deux pages en donnant une gimblette à un petit chien, puis les jugez souverainement en faisant repic, où va tout Laissez là Perse. Mirez-vous, passez la main sur votre grecque, si votre main y peut atteindre, jouez avec les berloques de votre montre, rajustez votre jabot de point, & votre gros bouquet sifflez un air de Tom Jones, du Déserteur, de l’Amoureux de quinze ans, (Comédies,) decidez en dernier ressort sur le tâlent des Poëtes, & des Musiciens qui vous ravissent ou vous excedent ; passez en revue les acteurs & les actrices de tous les théatres, mais laissez Perse faute des nœuds ou des pompons, brodes au tembour, parfilés : persiffles, extasiez-vous devant Madame la Comtesse Falion, Vercingentorix, le bassa bilboquet ; débitez-nous des charades, des calambours, des rebus ; jasez de votre désobligeante, de votre cul de singe, de votre vis-à-vis, de votre diable, des moustaches de votre cocher, qui mene à l’Italienne, de vos courtes queues, de votre épagneuil, du vauxhall ; dites tout ce qui vous passera par la tête ; mais laissez-là Perse & son traducteur ; le premier vous présenteroit un miroir trop fidele, qui vous ferait rougir, si vous saviez rougir à propos ; le second ne vous offrira aucune phrase dont vous puissiez enrichir votre jargon maniéré ; nulle expression du jour, pas l’ombre du style à la mode, il est partout d’un maussade assommant, d’un raboteux incroyable, d’une rudesse indicible.

{p. 84}Il croit qu’on doit mettre de très-bonne heure la comédie de Térence entre les mains des jeunes gens, même des enfans, pour leur former l’esprit & le cœur à la vertu & aux bonnes mœurs, qu’au moyen de quelque changement peu considérable la morale de Térance est pure, & montre la vertu dans tout son éclat, & la récompense. Les personnages odieux sont des valets & des parasites, toujours punis au moins par le mépris ; si des jeunes gens font des fautes, ils sont entraînés par la violence des passions, & les conseils des valets : belle leçon pour se tenir en garde contre tout attachement deshonête, & tout conseil séducteur : dès que les enfans sont en état d’entendre Térence, tout les intéresse, les amuse, les instruit. Ce traducteur voyoit depuis long tems avec regret soustraire aux jeunes gens, à qui on apprend le latin, faute d’une traduction convenable, à l’usage des colléges, d’un auteur de la plus grande utilité ; il va jusqu’à préférer les comédies de Térence, aux offices de Ciceron, ouvrage moral & philosophique, dit-il, que les enfans ont peine à entendre. Ce n’est que dans cette vue qu’il a entrepris sa traduction. Le Mercure de Décembre 1771, fait un grand éloge non seulement du mérite littéraire de cet ouvrage, en quoi il peut avoir raison ; mais encore du principe de morale & d’éducation qui met ces comédies entre les mains des jeunes gens ; je doute qu’aucun Mentor chrétien lui en fasse des remercimens & profite de son travail, quoique ce soit un Ecclésiastique qui le lui présente, qui n’a pas ici consulté les Canons & les Peres.

Tout est faux dans cette doctrine, & pernicieux dans cette pratique. Il faut tout l’aveuglement de l’enthousiasme théatral, pour préférer les comédies de Térence aux offices de Cicéron, dans l’éducation de la jeunesse, afin {p. 85}de lui inspirer de bonne heure les bonnes mœurs & la vertu, comme si on préféroit les Comédies de Moliere au Télémaque de Fénélon, le théatre d’Aristophane aux dialogues de Platon. L’Abbé d’Olivet, quoique tenté de faire des tragédies de Racine un livre classique, n’a pas osé proposer ce parallele, ou plutôt donner cette préférence à Racine, quoiqu’aussi bien écrit que Térence. Les offices de Cicéron, chef d’œuvre de cet Orateur Philosophe, supérieur à tous égards à Térence, sont mieux écrits que les comédies : aussi clairs, aussi intelligibles, ils ont été admirés de tous les siécles. Le style en est plus noble, les idées plus belles, les expressions plus douces, la doctrine plus pure que la conversation d’un tas d’esclaves ; d’hommes & de femmes de mauvaise vie, de jeunes libertins, ou de vieux bourgeois qui forment tout son théatre, & quelque pure qu’en soit la latinité ; on n’apprendra jamais autre chose qu’un style bourgeois, des conversations qui ne préparent un jeune homme ni au barreau, ni à la Cour, ni à la chaire, ni à l’armée, ni à la société du beau monde. Quintilien, L. 10. C. 1., qui ne finit point sur les éloges de Cicéron, ne dit qu’en passant un mot sur la latinité de Térence, & lui préfere le poëte Afranius, que nous n’avons pas, qu’il appelle excellent, pour le style, quoique très-blâmable pour la licence ; Plût-à-Dieu, dit ce grand instituteur de la jeunesse, qu’Afranius n’eût pas souillé ses drames par les amours des jeunes gens, peignant aussi sa propre corruption : Utinam juvenem amoribus poemata non fœdasset, mores suos &c.

Térence, dit-on, est plus réservé que Plaute & que Moliere. Cela doit être, & ce n’est pas beaucoup dire. Il avoit reçu une belle éducation ; il avoit toujours eu bonne compagnie, ce {p. 86}que n’avoit eu ni Moliere ni Plaute, qui étoient nés & avoient passé la moitié de leur vie dans la lie du peuple. Il étoit fort lie avec Scipion, le second Affricain, & avec Lelius, deux des plus grands hommes de la République Romaine. Il en fut même aidé dans la composition de ses comédies, si même ils n’en sont les Auteurs, qui dédaignant la gloire du théâtre, les ont fait passer sous son nom. Ces deux hommes illustres, élévés aux premieres charges, jouissant de la plus haute réputation, se seroient-ils déshonorés par des obscénités grossieres, qui ne pouvoient pas même être de leur goût ? Térence, qui, soit pour leur faire sa cour, soit pour s’en faire honneur à lui-même, soit que ce fût la vérité, se laissoit volontiers croire, se fût-il exposé à être désavoué & disgracié, en mettant sur leur compte un style de harangere, qui leur auroit fait tort ? Mais il n’en est pas plus chaste ; la gaze légère dont la politesse le couvre, ne laisse que trop voir son libertinage, & n’en donne que trop de modeles & des leçons. Qu’attendre d’un comique payen qui veut plaire à des spectateurs payens si même débitées à des spectacles, non chrétiens, elles allarment si peu la vertu commode & trop indulgente ? Que penser d’un livre qui ne les craint pas même pour la jeunesse.

Térence fût-il exactement purgé de toute expression libre, de toute image obscéne, ce qui est bien éloigné de la vérité ? On ne peut se dissimuler que toutes ses pieces roulent uniquement sur les amours de quelque jeune libertin, pour une esclave, contre la volonté de ses parens & de ses tuteurs, & qui réussit enfin par les intrigues & les artifices de quelque valet fripon & débauché. Sont-ce bien là des images à mettre sous les yeux des jeunes gens, des détails à exercer leur mémoire, des objets à remplir {p. 87}leur imagination ? Sont-ce des livres à leur faire lire, à leur faire étudier ? Et on leur défendra les Romans & les mauvais livres ? Est-ce là le germe des mœurs & des vertus qu’on doit leur inspirer ? N’y eût-il que le danger de leur donner l’idée, l’estime, le goût du théâtre, qu’ils ne prendront que trop-tôt dans le monde, la connoissance de la comédie & des Poétes comiques, la familiarité avec ces corrupteurs qu’on devroit plutôt leur arracher : c’en seroit assez pour condamner le dessein & les assertions peu Ecclésiastiques de cet Abbé traducteur. La science, l’amour, l’exercice du théâtre, ne furent jamais mis au nombre des choses utiles à une bonne éducation ; il est bien plutôt essentiel dans ce siécle de la Scénomanie, d’en inspirer la crainte, le mépris & l’horreur.

On y fera, dit-on, des changemens peu considérables ; ce seul mot décéle l’inutilité & l’imprudence du projet de l’Auteur. Il ne connoît pas son Poéte, ou il méconnoît les loix de la Réligion. Il croit qu’il n’y a que peu à réformer dans Térence, pour en faire un aliment propre à la jeunesse ; il faudroit le résoudre en entier ; il est impossible de le purger suffisamment. Ainsi pensoient les Jésuites, grands juges en cette matiere, qu’on ne récusera pas, puisqu’on les accusa de relâchement, & qu’ils étoient trop indulgents pour le théâtre. Constit. p. 4. c. 19. §. 2. Rat. stud. c. 1. n. 34. ; que l’on veille avec le plus grand soin, comme sur une chose de la derniere importance. Omni diligenter caveat, maximi momenti id esse ducendo. Pour ne laisser aux jeunes gens aucun livre licentieux, qu’on corrige ceux qui pourront être corrigés mais s’il est impossible de les purger, comme les Comédies de Térence ; qu’on ne les lise point du tout. Si omninò purgari non poterint, quemadmodum Terentius {p. 88}potius non legantur. M. le Monnier n’est pas sans doute de la morale sévére, puisqu’il est plus indulgent que les Jésuites. Son indulgence pour les jeunes gens amoureux n’est pas plus moliniste. Voyez comme il les excuse : Si des jeunes gens font des fautes, ils sont entraînés par la violence des passions, & le conseil des valets ; belle leçon pour se tenir en garde. Si la violence des passions entraîne, où est la liberté ? Si elle n’entraîne pas, comment justifie-t-elle ? Il n’est pas plus fin Janséniste ; car les Jansénistes prétendent que même la violence de la passion n’excuse pas du péché. Cet Abbé est plus Auteur comique que Théologien. Au reste, c’est l’excuse de tous les pécheurs : La passion est plus forte que moi. Si c’est la morale qu’on apprend dans Térence, ce n’est pas un sermon à prêcher dans les chaires ; mais les personnages odieux sont des valets fripons, des femmes de mauvaise vie, qui sont punies par le mépris. Voilà vraiment une belle compagnie à donner à la jeunesse, de belle conversation à leur faire traduire & apprendre ; les beaux principes qu’ils débitent, les beaux artifices qu’ils enseignent, les beaux moyens qu’ils employent pour faire réussir leur intrigue : tout cela revient à propos dans l’occasion, & forme à la vertu l’esprit & le cœur de ses éleves ? Pour les jeunes libertins, en faveur de qui se trament les intrigues, leurs folies, leurs passions, leur indocilité à leurs parents, leur facilité à suivre les conseils de leurs esclaves & de leurs maîtresses, sont toujours non seulement impunies ; mais récompensées par le succès de leurs amours. Un mariage, fruit de tant de crimes, est le dénouement ordinaire de ces pieces, ce n’étoit pas la peine de traduire Térence, pour ouvrir aux jeunes gens une pareille école.

Voici des traits qui caractérisent l’Histoire de {p. 89}Galligones, ou Mémoires de Sarecan. Les Galligones n’ont point de Prêtres. Ils demandent pourquoi nous avons des hommes spécialement consacrés à Dieu, puisque tous sont également tenus envers lui, & que les devoirs de la Réligion doivent être communs à chaque membre de la société. Leur gouvernement tient à la République de Platon ; quand à l’égalité des citoyens, & sur-tout à la communauté des femmes & des enfans, ce qui donne en tout point l’idée de la désapropriation la plus parfaite, sans excepter la pauvreté religieuse. Le frere & la sœur se marient ; usage qu’on s’efforce de justifier. On y explique les régles de la pudeur artificielle & de l’amour factice, ajouté au désir naturel. On y fait l’appologie de la poligamie, & l’analyse de la volupté, &c. L’anéantissement du Sacerdoce, la communauté des femmes, l’éloge de la poligamie, l’extinction de la pudeur réelle, la jonction incestueuse du frere & de la sœur, le mépris des vœux monastiques, &c. ; tout cela donne-t-il une idée bien favorable des mœurs & de la Réligion de l’Auteur ; & la feuille des affiches, Juillet 1765, a-t-elle dû en faire avec une sorte d’entousiasme l’extrait & l’éloge, & dire de toutes ces horreurs. C’est l’ouvrage d’un homme d’esprit, qui met dans ses amusemens de la vraie philosophie, c’est une explication délicate, une appollogie ingénieuse du, &c.

J’aime à rendre justice ; voici un autre extrait plus raisonnable ; Avril 1766. Des erreurs instructives, des erreurs amoureuses, forment le fonds de ce Roman ; mais nous doutons qu’elles soient instructives, à moins que le tableau du libertinage ne soit matiere d’instructions, & la vue du vice puni, ne fasse naître l’horreur, ce qui n’arrive pas toujours, sous quelque forme qu’on présente le vice, s’il est peint avec chaleur, il {p. 90}réveille nos penchans naturels, & développe le levain caché de nos passions. La fragilité du lecteur sensible & prompt à s’enflammer, est bientôt à l’unisson de celles qu’on lui présente, & son imagination va plus loin encore. Tel est sur les jeunes gens l’effet ordinaire des ouvrages de galanterie. Le mieux seroit de n’en faire lire jamais. Tous ces dangers, & bien d’autres, se trouvent au théâtre. Le vice y est présenté avec la plus grande chaleur de style, d’action, de geste & de parure. Quel levain de passion ! Il développe, combien se montre-il aisément à l’unisson. Il y a quatre plaisirs au théâtre, dit M. d’Aguesseau, tom. 1. sur la Tragédie ; de voir, de juger, de sentir, de jouir ; l’un satisfait la curiosité, le désir d’apprendre : l’autre la vanité de prononcer souverainement : le troisieme, l’épreuve des sentimens agréables de toute espece : le quatrieme, la volupté par des regards, des pensées, des goûts. Tout cela revêtu de tous les agrémens imaginables qu’on y a rassemblé avec le plus grand art.

La Roman de Bélisaire, dans son style noble, éloquent, harmonieux, est défiguré par des milliers de vers qui naissent sans y penser sous la plume poétique de l’Auteur, a pris de fort mauvais principes sur la Réligion, qu’il réduit à la loi naturelle, anéantissant presque la révélation. L’Archevêque de Paris se plaignit, la Sorbonne menaça d’une censure. Marmontel se soumit. On lui fit signer des explications qu’il promit de faire imprimer dans une nouvelle Edition. L’affaire n’a point eu de suite. On auroit dû le faire expliquer aussi sur son Appologie du théâtre, d’une très-mauvaise morale, & sur ses Contes moraux, trop passionnés & trop libres, quoique mêlés de plusieurs bonnes vérités, & de plusieurs traits de morale utiles, qui semblent en être le passeport. Cet Auteur {p. 91}a brillé sur le théâtre par plusieurs pieces dont la jalousie a trop exagéré les défauts & déprécié le mérite. Il s’en fait sur-tout honneur par une poétique bien faite, qui lui a ouvert les portes de l’Accadémie Françoise. Il a dans le fonds de bons sentimens. L’amour d’une fausse gloire l’a fait monter sur le ton du siécle ; pour des pieces accueillies dans le monde.

Les Mémoires de la Marquise de Pompadour, qu’on dit écrits par elle-même, ne sont pas un livre de galanterie, comme on pourroit le penser ; c’est une satyre de la Cour & du Ministere, sous un air de politique, semé de loin à loin de quelque trait licentieux, pour faire croire qu’une femme l’a écrit. Un style mâle, nerveux, concis, plusieurs mots dans ce genre masculin qui lui échappent, décelent une autre main ; nous n’en prendrons que ce qui regarde le théâtre. Tout y respire le libertinage, l’irréligion, le mépris du Clergé, des Religieux, &c. S’il est vrai que cette Dame ait donné le ton pendant plusieurs années, les progrès du vice ne doivent surprendre personne. Elle jouoit pourtant la dévote. Elle avoit fait bâtir une jolie maison dans le parc de Versailles, qu’elle appelloit l’Hermitage. Il y avoit une chapelle ornée de tableaux de pénitence. La Magdeleine, saint Augustin, où elle passoit, dit-on, plusieurs heures en oraison, & un appartement dans le même goût aux Capucines. Cependant elle se décrie elle-même, s’avoue mariée, n’aimant point son mari, regardant comme le plus grand malheur d’en être aimée, entretenant des amours passageres, &c.

Tom. 1. p. 15. N. est un homme d’un tempéramment triste, dont l’ame est enveloppée de nuages. Un autre malheur attaché à ses ours, il a de la Réligion, & la Religion est en lui continuellement {p. 92}aux prises avec la passion. Je formai pour le guérir, un enchaînement de plaisirs, qui le déroboit à lui-même, & l’empêchoit de se rencontrer avec lui-même. Je lui donnai du goût pour la musique, la danse, la Comédie & l’Opera. (beau remede, trop efficace pour étouffer les remords.) J’y chantois, j’y dansois, j’y représentois. Un petit souper ; la scene joyeuse ! Il se couchoit satisfait, & se levoit content ; il accouroit le lendemain chez moi, prendre sa dose de bonne humeur pour toute la journée. Voilà la belle obligation qu’on a aux actrices & au théâtre.

Pag. 83. Dom Philippe fit son entrée à Parme ; il s’y amusa beaucoup du concert : il se rendoit à la comédie, de celle-ci à la sale des menuets. Je crains bien, dit le Roi, qu’il n’aime beaucoup le bal, & que ma fille ne danse trop. Monsieur de Noailles disoit souvent : Chaque contredance de Dom Philippe en Italie, coûte 100000 liv. : à l’Espagne sa mere, à payer les violons.

Pag. 119. Le Maréchal de Saxe ne connoissoit de plaisir que la débauche ; il traînoit avec lui un sérail, tandis qu’il troubloit l’Europe par ses victoires. Une comédienne nommée la Favart, agitoit son cœur par ses galanteries. C’est cette Favart dont on a imprimé des Romans & des farces, avec celle de son mari. Plusieurs Journaux ont exalté les vertus de la Favart. Le même Maréchal disoit d’un Ambassadeur : Il remplira bien son Ambassade, il a la jambe belle, danse joliment. On fait le même éloge de….

Tom. 2. p. 60. Je redoublai les amusemens pour retirer N. de cet état de mélancolie & de langueur ; la musique me fut d’une grande ressource. Rameau m’aidoit beaucoup, il excelloit dans les airs gais, pour lesquels on avoir du goût. Jéliote exécutoit encore mieux, que Rameau ne composoit. {p. 93}Il étoit l’unique pour donner de l’ame à la passion, & de l’agrément aux sons. Cet Acteur par l’enjouement qu’il répandoit fut souvent le médiateur des plus grandes affaires. Nos résolutions dépendent de l’état de notre ame : on refuse tout quand la tristesse s’empare de l’esprit & on accorde tout quand cette vapeur est dissipée. Jéliote fut-il jamais cru un homme si important ?

Ajoutons ici le portrait du sieur Lagarde, chargé dans le Mercure de la partie des spectacles, où il fait, jusqu’à une fadeur dégoûtante, l’éloge des acteurs & des actrices. Homme d’esprit, disent les Affiches de Septembre 1767, mais écrivain singulier. Il débuta par un Roman médiocre, suivi de l’Echo du Public, feuille périodique, que sa liberté sit proscrire, & de deux Opéras comiques. On lui confia les détails de goût dans les spectacles particuliers des petits appartemens. Il s’en acquitta si bien, qu’on lui donna une pension de 1200 liv. La Marquise de P. qui y jouoit, & devoit beaucoup au théâtre par les agrémens de sa voix, de son chant & de son action, faisoit l’ornement de ses fêtes : elle fit Lagarde son Bibliothécaire, avec 2000 liv. d’appointement ; lui en procura autant sur le Mercure, & 1200 l. de viagere. Cet homme valoit mieux que ses écrits. Il étoit de la société la plus douce. Ses derniers momens ont été ceux d’un chrétien & d’un honnête homme. Plaise au Ciel qu’ils ayent réparé ceux qu’il avoit si mal employé pendant sa vie.

Pag. 75. L’année 1753 fut un tems de remontrance. Les comédiens firent une affaire d’état de leurs spectacles ; avoient-ils tort ? Jéliote étoit le médiateur des plus grandes affaires. L’Opéra de Paris qui voyoit d’un œil chagrin les succès des autres théâtres, voyant que les François avoient {p. 94}la foulé, s’avisa de leur défendre d’exécuter des ballets. Les comédiens s’adresserent au Gouvernement, pour obtenir un édit qui leur permit de danser. Leurs remontrances au Roi avoient, je ne sçais quoi, de comique. Il est difficile que des gens qui ne s’occupent qu’à faire rire, conservent assez de gravité pour mettre le sérieux qu’il faut dans leurs plaintes. Un des députés me dit : les pieces modernes sont si mauvaises, que sans les ballets la plûpart tomberoient. La cabriole aide beaucoup ; si on nous ôte la danse, on nous coupe la parole. Cette saillie fit rire : cependant ces mêmes François fermerent le théâtre, comme le Parlement avoit fermé le palais, & déclarerent qu’ils ne représenteroient plus s’ils ne pouvoient danser ; comme le Parlement disoit qu’il ne rendroit pas la justice. Cette clôture qui passoit pour une bagatelle, devint une affaire d’Etat, par l’importance qu’on donne au théâtre. Il prévient ; ajoute le rédacteur, une infinité de vices que l’oisiveté feroit naître ; c’est lui au contraire qui entretient l’oisiveté, & avec elle tous les vices, & par lui-même encore les fait naître sans elle.

La Marquise de Roselle, pag. 31. Espece de dévote, ou plutôt de Philosophe, ne lisoit point de Romans, mais des pieces de théâtre. Elle préféroit, il est vrai les tragédies, où l’amour conduit à de grands malheurs. Elles sont moins dangéreuses. La noblesse du sujet, la dignité de la poésie, font regarder les héros comme des êtres d’une espece supérieure, & l’intérêt de l’Etat, mis en opposition avec celui de l’amour, donne à l’amour un air d’importance, qui, d’une foiblesse & d’un vice, en fait quelque chose de grand, qui n’est qu’un contre-tems malheureux. Une jeune personne, en lisant des avantures galantes, se dit à chaque page, c’est {p. 95}moi : elle croît ne pouvoir vivre sans amour ; bientôt elle dira du premier jeune homme qui lui plaira, c’est lui : se dit-elle moins à la comédie ?

L’Abbé de Marsi a fait un Poëme sur la tragédie, pour en enseigner les régles & en faire sentir la beauté, comme l’Abbé d’Aubignac a fait la méthode du théâtre, & le P. Brumoi, le Théâtre des Grecs. Le même Abbé s’est avisé de faire revivre & de rajeunir Rabelais, ce débauché sans pudeur, dont le Pantagruel est un amas d’ordures ; il en a donné une Edition, en a fait un commentaire & une clef, où il tâche de deviner les allusions que Rabelais lui-même ignoroit, & substitue des mots intelligibles à des mots factices & ridicules qui ne signifient rien, & auxquels l’Auteur n’a voulu faire rien signifier. Il leur donne un sens à son gré ; ainsi a-t-il mis à portée de tout le monde, ce qu’il falloit réduire en cendres. Qui chercheroit dans le sanctuaire le commentateur de cette infâme rapsodie ? Il est vrai que Rabelais étoit lui-même homme d’Eglise, Curé de Meudon, comme l’Abbé de Grecour étoit Chanoine de S. Martin de Tours. N’étoit-ce pas assez que l’Eglise eût à rougir du premier Ecrivain, sans lui en donner un second ? Quel des deux doit plus affliger, du Texte ou du Commentaire ? L’un & l’autre dans des mains destinées à d’autres ouvrages ? Non hos quæsitum munus in usus.

L’Abbé de Viliers, Epit. 2., prétend que le désordre & la frivolité sont si grands au théâtre, qu’on n’y vient pas même pour voir la piece ; qu’on ne l’écoute pas.

Et la mode n’est plus de se rendre attentif ;
On ne veut qu’un spectacle où le monde se trouve,
Sans penser à s’instruire, on court se dissiper,
{p. 96}On vient pour être vu, pour voir, pour s’amuser ;
Ainsi l’esprit nourri de spectacles frivoles,
Rebute tout bon livre, & court aux fables folles,
Aux scénes d’Arlequin tout Paris attiré.

Esprit des Loix, L. 8. C. 7 (l’honneur.) Le principe de la Monarchie se corrompt encore plus, lorsqu’il est mis en contradiction avec les honneurs, qu’on peut à la fois être chargé de dignités, pension, faveur, &c. ; est couvert d’infamie, lorsque des ames singuliérement lâches, tirent vanité de la grandeur que paroit avoir leur servitude, & qu’elles croyent que ce qui fait que l’on doit au Prince, fait que l’on ne doit rien à la patrie : Voilà les comédiens infâmes & chargés de présens, bien accueillis & excommuniés.

Larrey, histoire de Louis XIV, après avoir parlé des prétextes qu’employent les défenseurs du théâtre, ajoute judicieusement : Quoiqu’on puisse dire, on ne purgera jamais assez le théatre, pour que les bonnes mœurs n’y courent point de risque, mais on a beau le condamner, on en sera toujours enchanté.

Histoire de Théodose, de M. le Beau, Tom. 5. Il réforma le luxe & la licence des gens du théâtre : défendit d’exposer dans les lieux publics, les portraits des pantomimes, histrions, &c. interdit aux actrices l’usage des pierreries, & la magnificence des habits, & aux femmes chrétiennes tout commerce avec les comédiens & comédiennes ; il défendit d’acheter, de vendre, d’instruire, de produire dans les festins & les spectacles, d’entretenir même chez soi des chanteuses & danseuses, joueuses d’instrumens, &c.

Une Actrice se croît fille de conséquence,
L’Acteur se perd par sa fatuité,
{p. 97}Le maître de musique est un homme fêté,
Et jusques en carosse on voit rouler la danse.

Ronsard, Impromptu.

M. le Franc paroissoit avoir renoncé à Melpomene & à Thalie, sous les étendars desquelles il avoit dans sa jeunesse glorieusement combattu, & s’être enseveli dans la solitude de Pompignan, uniquement occupé d’exercice de piété, d’études sérieuses, & de l’embelissement de son Château, dont il a fait un petit versailles. Ses poésies sacrées, ses lettres philosophiques, annonçoient un esprit entiérement tourné à la Réligion & à la Morale ; mais il est bien difficile d’oublier ce qu’on aime. Il a consacré son loisir à la traduction des Poétes tragiques Grecs, & sans doute à celle des comiques. Il a commencé par Eschile, celui de tous qui mérite moins la préférence. Euripide & Sophocle auront leur tour. Eschile étoit homme de condition, & guerrier célebre. Il quitta les armes à quarante ans, & se livra au théâtre, où il fut souvent couronné. C’étoit en effet le meilleur Poéte de son tems. Il faisoit peu de cas de cette gloire ; & dans son épitaphe qu’il composa, il ne fait mention que de sa valeur. Sophocle parut lui ravir la palme. Le sceptre du théâtre étoit dû à ce Poéte. Son début fut de combattre Eschile, & de le vaincre. Eschile ne put soutenir cet affront, il se retira en Sicile, où il composa des Elégies sur ses malheurs, & y mourut. C’est peut être par chagrin que dans son épitaphe, il ne parle point de ses tragédies ; il en avoit fait plus de quatre-vingt ; il n’en reste que sept, la plûpart mauvaises, toute médiocres.

Le Mercure de Juin 1770, fait un long extrait, un juste éloge & une critique exacte & polie de l’original & de la traduction. Il met celle-ci au dessus du Théâtre des Grecs du P. Brumoi, {p. 98}& il a raison : la nouvelle traduction est plus fidéle, plus précise, plus élégante ; mais pour la justesse des plans, la netteté des abrégés & des idées, & des pieces des Auteurs Grecs, le style, les régles, le goût du Théâtre ; l’Accadémicien n’efface point le Jésuite. L’Auteur du Mercure, Voltairiste déclaré, fait l’éloge de son ami, qu’il met sans façon au dessus d’Eschile, & il n’a pas tort. Il trouve mauvais que M. de Pompignan n’en fasse pas l’éloge, ce qu’il attribue à une partialité chagrine, & à la haine pour ses contemporains. Plein de Réligion & de sentimens nobles ; il est sans doute incapable de cette petitesse ; mais il est vrai que l’éloge mérité de son Adversaire eût fait plus d’honneur à M. le Franc, que son silence.

Eschile, selon Quintilien, est grave & pompeux jusqu’à l’enflure, son entousiasme tient de la fureur. Les figures qu’il employe sont si forcées & si confuses, qu’il en devient obscur & souvent inintelligible. Les Athéniens firent corriger ses poésies. Il excelle à peindre les désastres & les malheurs. C’est un Crébillon, à la représentation de ses Euménides. Les femmes avorterent, les enfans moururent de peur : on l’accusa d’Athéisme dans son Prométhée, qui est l’original du festin de Pierre ; il est vrai que ce n’est qu’un tissu de blasphême : on l’accusa encore de sacrilége, pour avoir révélé le mystere des Initiés, & le peuple pensa l’assomer en plein théâtre ; mais il fut absous, parce que n’étant pas initié, il ne parloit que sur le rapport d’autrui ; il prit tous ses sujets dans l’Iliade & l’Odissée, & s’en faisoit gloire ; car il n’est pas inventif poëte, il n’est qu’inventif décorateur. Il a embelli le théâtre de peintures, de point de vue & d’objet intéressant. Il a fait paroître des temples des armées, des vaisseaux, des débarquemens, des flottes, de chars volans, des apparitions, des spectres ; {p. 99}des danses figurées, &c. Il est créateur de l’opéra : on lui fait surtout honneur d’avoir imaginé ces robes traînantes de trois ou quatre aulnes qu’on dit Majestueuses, qui sont du moins utiles aux Marchands, pour la consommation des étoffes, & dont Boileau disoit d’une robe à longs plis balayer le barreau. Il imagina de faire ronfler les furies par fureur, ce qui est plus burlesque que tragique ; malgré tous ses défauts, on le combla d’honneur. C’est le pere de la Tragédie, & un génie sublime. Par un décret public, ses pieces furent remises sur la scéne, les Auteurs alloient l’invoquer sur son tombeau, & déclamer leur piece à son ombre, comme ce soldat qui aiguisoit son sabre sur le tombeau du Maréchal de Saxe ; comme si sa valeur & son génie eussent dû venir par là jusqu’à lui : cet entousiasme, cette superstition, ce délire, font le génie du théâtre, il est idolâtre, il est fou de lui-même.

Les pieces d’Eschile ne valent pas mieux que sa personne. Ecoutons encore ses deux administrateurs & traducteurs, & le Mercure. On ne peut donner le nom de Tragédies à son Prométhée. Ce sujet en est monstrueux. Ce n’est qu’une déclamation dans le goût de Séneque ; pendant cinq actes, Prométhée est cloué sur un rocher & vomit des blasphêmes contre Jupiter. On lui fait faire plusieurs sermens qu’il méprise, & pour tout dénouement, il est enfin écrasé de la foudre. Le beau spectacle qu’un criminel sur une roue pendant cinq actes, qui vomit des blasphêmes, malgré les exhortations d’un Confesseur. On veut lui faire avouer un secret que Jupiter ignore, comme la Justice veut arracher par la torture l’aveu des coupables. Quel Dieu qui ignore un secret & veut l’arracher par les tourmens : Si on admire ces horreurs. Il n’y a qu’à aller aux Tragédies de {p. 100}la Greve, on y entendra des blasphêmes plus énergiques que ceux d’Eschile.

Les Sept chefs devant Thebes ressemblent un peu plus à une Tragédie ; mais à proprement parler il n’y a point d’acteurs. Etéocle ne se montre que pour écouter des récits, gronder des femmes & expliquer des devises. Il y a deux personnages, invisibles qui remplissent ce poëme du commencement jusqu’à la fin, la terreur & la pitié. Les beaux personnages, le noble employ de premier acteur. Un tel Drame ne seroit-il pas siflé ? Les Grecs étoient touchés parce que c’étoient des événemens intéressants, comme si parmi nous on faisoit une représentation des supplices des Ravaillac & des Damiens. Mais pour tous autres spectateurs, il n’y a ni terreur, ni pitié ; mais des horreurs. Ce n’est surement pas là l’art dramatique dans sa perfection.

La tragédie des Perses est absolument dans le même goût que les sept chefs. Récits, descriptions de batailles, fanfaronnades, ce sont des soldats qui content leurs promesses, & qui les content en gascons. Les Grecs peuvent-ils n’en pas être flattés ? Ils étoient vainqueurs, & plusieurs des spectateurs avoient eu part à la victoire, & voilà précisément ce qui faisoit la fortune de ces Drames si imparfaits. On aime à voir ses triomphes représentés avec l’appareil théâtral & peint avec les couleurs de la poésie. Il y a aussi des revenans dans cette piece. On évoque l’ame de Darius : ce n’est guère le goût du tems, il a fallu tout l’art de Voltaire ; pour faire souffrir l’ombre de Ninus dans la belle tragédie de Sémiramis.

Agamemnon a le défaut de plusieurs de nos piéces modernes. Les premiers actes ne sont qu’une longue exposition ; l’action commence au quatrieme. Dans le troisieme, le rôle principal de Clitemnestre est horrible, dégoutant, insupportable. {p. 101}Une femme qui attend, de sang froid, son mari pour l’égorger ; l’égorge sans être combattue d’un seul remords, ni dire un mot qui ressemble à la passion, & après l’avoir assassiné, s’en vente avec une insolence tranquille. Il n’y a point d’exemple d’une scélératesse si calme. Ce n’est point la nature ; c’est une atrocité imaginée par un esprit noir, sans aucune vraisemblance. Le sombre Crébillon, le cruel Shackespear sont plus supportables : on est moins révolté de voir pendre un homme sur le théâtre Anglois, que de voir une femme égorgeant son mari sans aucune émotion.

Dans les Coëphores, autre Tragédie d’Eschile, plus réguliere, le rôle d’Oreste, est aussi dégoûtant & révoltant que celui de Clitemnestre. Il égorge sa mere avec le même sang froid ; il y est invité par sa sœur Electre avec la même scélératesse. Bien plus cette sœur barbare y employe la religion ; & par des sacrifices & des libations sacrileges, demande aux Grecs la mort de sa mere, & le courage pour son frere, d’en être le meurtrier. Le cœur qui ne doit respirer que la vertu y applaudit, l’y confirme, l’y exhorte. Si ce sont là des beautés qu’elles aillent chercher des admirateurs chez les Antropophages. La piece des Cuménides, qui en est la suite, n’est que la justification du parricide. Oreste est poursuivi par les furies, il le méritoit bien. Apollon prend sa défense & plaide pour lui devant Minerve. Quel emploi pour un Dieu, Avocats des forfaits ? La sagesse ; sous le nom de Minerve, absout le parricide. Quel arrêt dans la bouche de la sagesse ? Si dans le théâtre françois, comme dit M. le Franc. On donne à Melpomene la ceinture de Venus ; par la galanterie dont on remplit la tragédie ; ce qui rend nos mœurs molles & efféminées, défaut inexcusable & danger redoutable, qui démontre combien {p. 102}est criminelle la fréquentation du théâtre, même le plus châtié & le plus noble ; il faut convenir qu’aucontraire le théâtre Grec donne à Melpomene la tête de Méduse. Sont-ce là des leçons pour les mœurs ? Est-ce là purger les passions par la terreur & la pitié ; & que fait-on craindre puisqu’on fait absoudre du parricide ? Pour qui inspire-t-on de la pitié, puisqu’on n’en donne point pour un mari égorgé par sa femme, pour une mere assassinée par son fils ? De qui se joue-t-on d’avantage des dieux que l’on rend auteurs des forfaits ; de la réligion qu’on fait servir à les autoriser ; d’un peuple sanguinaire qu’on amuse par des horreurs d’une foule d’amateurs imbéciles ? A qui on donne pour des chefs d’œuvre & des modeles à suivre, de si détestables productions ? Au reste, dit encore le Mercure : Nul art dans la texture des tragédies d’Eschile, nulle suspension, nulle intrigue, nul développement des passions. Il est surprenant que le traducteur assure avec confiance ; qu’Eschile qui a créé l’art dramatique, l’a aussi perfectionné. Si c’est là la perfection, qu’on me dise, quels sont les défauts essentiels, ceux dont on a affecté de mauvaises rimes, des vers plats, des traits froids, des scénes mal dialoguées, &c. sont-ils aussi répréhensibles ?

Mais Eschile a de beaux vers, des pensées sublimes, des scénes brillantes, des chants qui valent les Odes de Pindare, &c. : sans doute, il y a des beautés, & quel est l’auteur de réputation, qui n’en a point. Ronsard a mille traits de génie, qui a été plus loué que lui. Balzac a un fonds admirable, il fut l’oracle de son tems. Voiture a les pensées les plus délicates ; on voit dans Corneille des tirades sublimes. Dans Moliere des coups de pinceaux des plus grands maîtres. Malherbe {p. 103}est élégant & correct, &c. ; mais ces beautés sont noyées dans une foule de platitudes, de pensées fausses, de mauvais termes, de scénes languissantes, de déclamations d’écoliers, de fanfaronnades de Gascons, de bouffonneries de Tabarin ; &, ce qui est encore plus répréhensible, dans des équivoques licentieuses, des portraits obscènes, des sentimens passionnés, dans une galanterie séduisante, une morale pernicieuse, des exemples dangéreux, des appologies du vice, qui portent à la vertu de plus cruelles atteintes ; qu’au bon goût, aux belles-lettres, à l’art dramatique, rien n’est parfait, rien n’est véritablement grand au théâtre. L’enthousiasme des amateurs, pour les Auteurs, les acteurs, les pieces, est un vrai délire. Tout bien compté ; il y a dans les plus grands poétes plus de mauvais que de bon, & de médiocre que d’excellent ; & tout bien compensé, ils sont dans la littérature, & sur-tout dans les mœurs, plutôt des modeles à éviter, que des modeles à suivre.

Le Journal de Trévoux ; Novembre 1770. Art. 13, donne aussi un extrait de cet ouvrage, mais avec plus d’équité que le Mercure. Il fait d’abord & à juste titre, honneur à la morale du traducteur. Je ne pense point sans étonnement, dit M. le Franc, aux prodigieux avantages que les Payens ont, à cet égard, sur les Chrétiens. La tragédie chez ces premiers, étoit austére, l’amour ne s’y trouvoit que rarement, & n’y apportoit jamais un langage corrupteur. Le fait est vrai, mais le fonds de la pensée est faux. Leur morale étoit moins pure, leur théâtre aussi peu chaste, leurs actrices des prostituées, encore plus indécentes. Si leurs tragédies sont plus séveres, leurs comédies étoient aussi licentieuses : c’est une affaire de goût. Les payens alloient droit au crime, & ne connoissoient point cette débauche adoucie {p. 104}& voilée, qui ne présente & ne parle que sentiment, quoiqu’elle ne se livra pas moins à la chair. Chez nous Chrétiens, nourris dans les leçons pures du Christianisme, le théâtre tragique semble n’être fait que pour émouvoir la plus dangéreuse passion. L’amour régne dans les plus sévéres ; dans Polieucte même, (il n’a pas osé dire pieuses) il se mêle aux affaites d’état, aux conspirations, aux intérêts les plus terribles, ce qui donne à la tragédie moderne un air de galanterie, une allure efféminée qu’on n’a point à reprocher aux tragiques Grecs : les mœurs de nos tragédies sont efféminées, donnant à Melpomene la ceinture de Vénus. Sujets, incidents, épisodes, tout dans nos pieces n’est qu’amour, l’amour est le Dieu de nos tragédies.

Ces réflexions sont bien anciennes. Voltaire-même les a faites & plus fortement encore ; on seroit bien injuste de ne pas avouer que la galanterie a presque tout affoibli ; que d’environ quatre cent tragédies données au théâtre, depuis qu’il est en possession de quelque gloire en France, il n’en est pas dix ou douze qui ne soient fondées sur leur intrigue d’amour ; plus propre à la comédie qu’au genre tragique, c’est presque toujours la même piece, le même nœud formé par une jalousie, dénoué par un mariage, une coquéterie perpétuelle, une vraie comédie, où des Princes sont acteurs, & dans laquelle il y a du sang répandu pour la forme. Le P. Brumoi l’avoue : il dit pour la galanterie que les Grecs réjettoient, & dont les François font leur capital. Le bon sens & la raison, en dépit du goût dominant, sont pour les Grecs. Outre le scandale inconcevable que donnent les Chrétiens, moins scrupuleux que des Payens, sur le théâtre, peut-on avoir quelque élévation dans les sentimens, sans être choqué de voir la tragédie dégradée {p. 105}par une vaine tendresse, dont tout l’art est d’arrêter à chaque pas l’impression de la terreur & de la pitié, qui sont le vrai goût de ce genre. Chez les Grecs, il y a des grandes beautés, de détail, dé pensées sortes, des expressions vives, des situations touchantes, du pathétique, si ceux qui ne connoissent les tragédies & les mœurs étrangeres que par des traductions, & sur des oui-dire, les condamnent sans restriction : ils sont comme des aveugles qui diroient qu’une rose n’a point de couleur, parce qu’ils en comptent les épines à taton, dit Voltaire.

En revanche, M. Franc traite mal Sakespear : le Héros Anglois. La tragédie d’Eschile n’est pas défigurée comme celle de Sakespear, par des bassesses, des ridicules, d’ordures, des défauts qui ne peuvent être tollérés dans quelque tems, dans quelque pays, quelque religion que ce soit. La tragédie grecque à peine transportée des traiteaux de Tespis sur un théâtre imparfait, montre d’abord plus de pompe & de majesté, qu’on n’a sçu lui en donner chez les Nations les plus policées : après des siécles d’émulation & de travail ; il est difficile après ces lectures de s’accoutumer aux monstres dramatiques produits en Europe, deux mille ans après la perfection du théâtre.

CHAPITRE IV.
Spectacles singuliers. §

Freron, 1762. Lett. 8. fait la description d’un spectacle énorme, qu’il fait semblant de trouver beau, & qui n’est qu’un assemblage de monstres. Il y avoit 800 acteurs ou actrices ; {p. 106}le quartier des courtisannes de Rome n’est pas si peuplé. Ce n’étoit pas une sale, c’étoit une vaste pleine, où, par des machines & des ouvriers sans nombre, on étaloit les décorations les plus étranges ; C’étoit une Ville affiégée, une armée qui la bat & la prend. Un camp à perte de vue, sur des collines garnies de tentes. Un pont qui traverse une riviere sur lequel passe un Régiment de Cavalerie, réellement à cheval. Des buchers où on brûle des morts, & des convois qui les conduisent, des Palais à double rang de colomnes, des statues, un temple du soleil, un peuple immense, une épaisse forêt, un port de mer, une flotte de vaisseaux, des matelots : tout cela se voit à l’opéra, mais ce n’est qu’en peinture. Ici tout étoit réel : tout cela, dit Fréron, s’est sait à Manheim, à la Cour de l’Electeur Palatin, avec une dépense qu’on ne peut imaginer, pour la fête de Madame l’Electrice, le jour de Ste. Elisabeth sa patrône, qui du fond du Cloître ou elle se renferma après la mort, de son mari, ne prévoyoit pas qu’on dût un jour célébrer ainsi sa sainteté. Preuve, dit l’Ecrivain, du sentiment délicat, qui préside aux nobles amusemens de leur Altesse Electorale, de la protection éclairée qu’elles donnent aux talens & aux arts, & de l’éclat dont ils brillent, sous des auspices si propres à les faire fleurir ; & de la fadeur des éloges du Journaliste qui les publie. On y venoit de trente lieues à la ronde, & les lieues d’Allemagne ne sont pas petites. Il y avoit plus de 300 Officiers François. Il les compte sans peine. Mais comprend-on comment on pouvoit entendre les acteurs & la musique, voir les danses & les gestes, suivre le fil de l’intrigue, le dénouement de la piéce ; car pour les graces des actrices, l’architecture savante des boucles des cheveux, la fraîcheur du rein ; il faudroit un télescope de {p. 107}Londres, au milieu de cette cohue, de ce cahos qui étourdit, qui fatigue, qui assomme l’esprit, l’imagination, les yeux, les oreilles, & fait rire de l’adulation ; qui y trouve un sentiment délicat, & y admire l’éclat des talens & des arts ?

L’Histoire de Picardie, rapporte un spectacle singulier, autre fois fort en usage, appellé les grandes ou les petites diableries, On jouoit cette espece de tragédie à deux ou à quatre personnages, d’où est venu l’expression proverbiale faire le diable à quatre. On voyoit des figures hideuses, représentant des diables ou des damnés jetter des flammes par la bouche, secouer avec fureur des torches allumées, courir, s’agiter en forcenés, pousser des hurlemens effroyables. On choisissoit le tems de la nuit qui augmentoit la terreur. On alloit dans les forêts, dont le silence, l’horreur, l’obscurité aidoient à monter l’imagination. Ce fut d’abord à bonne intention pour inspirer la crainte de l’enfer au pécheur ; mais c’étoit ouvrir la porte aux plus grands désordres. De là, peut-être, sont venus tous le contes de sabbats, des sorciers, des diables assemblés des revenans, une imagination échauffée est capable de toute sorte d’horreurs & de folies. Des pareils spectacles sur les vastes théâtres de la Grece firent la réputation & la moitié du mérite d’Eschile : On y voyoit selon la mithologie du tems, des furies, armées de fouets & de torches, poursuivant, fouettant, brulant les criminels. Pluton & sa fourche à la main ; Prométhée & son vautour. Ixion & sa roue, &c. C’étoient les diables & l’enfer des payens, dont la vue aidée des idées de la Réligion, les troubloient si fort, que les enfans prenoient la fuite, les femmes avortoient, les spectateurs hurloient, &c. Tout cela subsiste encore, & dans les tableaux qui représentent l’enfer poétique, & sur le théâtre de {p. 108}l’opéra, où on les fait sortir de terre, avec des torches, des cornes, de la fumée, du feu. Ces objets, ne produisent pas aujourd’hui de si violens effets, parce qu’on y est accoutumé, & qu’on connoît les cordes, les poulies, les contrepoids, qui en font tout le merveilleux, mais frappent pour-tant encore presque aussi vivement les enfans, les femmes, les gens de la campagne, & leur donnent les idées les plus noires. Ne faisons pas tant le procès aux siécles d’ignorance : les poétes, le spectacle ont fait presque tout le mal, & le font encore & plus dangéreusement, parce qu’ils tournent au vice ce qui n’étoit que ridicule, & le libertinage & la débauche sont pire que les diableries.

Le nouveau théâtre de l’opéra fait lui seul un spectacle singulier de magnificence ; & il ne sera pas le seul ; par une noble émulation, on prépare avec la même profusion un théatre à la Comédie françoise, un autre à la Comédie italienne, & un diminutif pour les marionnettes : no espere même que comme M. le Duc d’Orléans, premier Prince du Sang, a bien voulu loger le plus beau des spectacles ; les autres Princes feront l’honneur aux autres de les placer dans leur Palais. En attendant que le nouveau théâtre des François soit bâti, les comédiens ont quitté leur faubourg saint Germain, & ont élevé leur trône aux Thuilleries : sur le même théâtre que l’opéra vient de quitter. Tout le monde s’intéresse à ces importans édifices. Le Mercure & tous les Journaux annoncent depuis long-tems que les plus grands Architectes sont en mouvement pour en dresser les plans ; à l’envi des uns des autres, que des chefs d’œuvre vont éclore sur lesquels ils fondent une réputation immortelle. On a feuilleté Vitruve, Palladio, Blondel, &c. ; tous les Architectes qui ont écrit pour en {p. 109}régler l’intérieur, l’extérieur, l’étendue ; la forme, la matiere, les ornemens, la distribution. On a consulté Justelipse, Bullinger, Rosinus ; on s’est donné à peu de frais, un grand air d’érudition sur les anciens théâtres d’Athènes & de Rome ; on n’a pas même négligé les savants traités d’optique, de perspective, de statique, d’acoustique, avec l’ornement à la vérité peu divertissant, de quelques formules algébriques, pour déterminer les proportions les plus propres à la propagation du son, à la distribution de la lumiere, au jeu des machines ; on a même voyagé exprès en Italie, pour lever le plan des théâtres de Rome, de Venise, de Naples, de Florence, de Parme, de Milan, pour en fondre toutes les beautés dans celui de Paris, à qui l’on doit solemnellement donner le glorieux titre de théâtre de la Nation. On a même proposé des prix accadémiques pour celui qui donneroit le plus beau plan ; on n’en fit pas d’avantage pour la construction du Louvre ; n’est-ce pas en effet la maison des Rois, des Dieux & des Déesses ?

L’importance de l’objet, le prix des invitations, l’immensité des recherches, l’espérance d’une gloire immortelle, & sur tout d’une riche récompense, ont produit une foule d’ouvrages & de plans. 1°. Projet d’une salle de spectacles, par Cochin ; (ce n’est pas le fameux Avocat, il brilloit sur un théâtre bien différent.) 2°. Véritable plan d’un théâtre, par je ne sçai qui. 3°. Principes pour l’Ordonnance des théâtres ; il en est comme des livres sur le commerce, l’éducation, l’agriculture, &c. Tout est manie en France ; le choix du local a ouvert une nouvelle carriere. A la foire saint Germain, à l’Hôtel des Monnoies, à la place Dauphine, vis-à-vis Henri IV, à l’Hôtel de Condé c’est celui qu’on doit {p. 110}suivre, pour ne priver ni le Prince, ni la Comédie, de l’honneur mutuel d’être logé sur l’olimpe pour les plans proposés. Il en est sans nombre, de toute espece, dans tous les goûts. L’Italie, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Espagne, la Chine, le Japon, le Mogol, le Monomotapa, le Pérou, le Canada, les Lapons, les Patagons, en ont donné les idées ; on peut choisir. O ! si l’on pouvoit n’en perdre aucuns, & fondre tous ces divers théâtres, en un seul, qui réunit tant de beautés différentes ; ce seroit le plus beau théâtre du monde, le plus digne de la Nation. Le Comédien d’Alinval, se croyant à la veille d’aller sur le nouveau théâtre, fit ce compliment de clôture : Le théâtre françois, touche enfin à l’époque la plus flateuse qu’il pouvoit espérer ; le gouvernement daigne fixer un moment son attention sur lui, & s’occuper à faire élever un monument digne des chefs-d’œuvre des hommes de génie, qui vous ont fait hommage de leurs veilles. La scéne lirique vient d’offrir à vos yeux les ressources de l’architecture, vous avez rendu justice au travail de l’artiste célébre (Moreau) qui a été assez heureux pour vous plaire. Il est tems que le théâtre national jouisse des mêmes avantages ; il est tems que les manes de Corneille, Racine, Moliere, viennent (de l’autre monde) le contempler & vous dire : Voilà le temple où nous aimons d’être honorés. Il est tems de faire cesser ces reproches trop fondés des autres Nations jalouses de la gloire de la nôtre, &c. Peut-on porter plus loin la fatuité & la bavardise ?

Il est impossible qu’un si brillant concours sur la construction de la huitieme merveille du monde, le théâtre de la Nation Françoise, n’occasionnât quelque dispute ; il s’en est élévé une très-vive, entre deux grands Architectes, qui {p. 111}s’accusent mutuellement de plagiat ; chacun prétend avoir enfanté le premier, le superbe desstin de cette salle de spectacle : on parloit en 1760, dit le sieur Antoine, d’éléver le théâtre de la Nation, dans l’Hôtel de Conti. Ce projet m’intéressa ; je formai un plan, je le présentai au Maréchal de Richelieu, qui en fut satisfait & me promit sa protection : son bon cœur aime tendrement le théâtre. L’exécution en a été retardée : on s’occupa du rétablissement du théâtre de l’Opéra, qui fut brûlé en 1762. Le Prince de Condé voyant que la maison d’Orléans avoit obtenu le théâtre de l’Opera, aux dépens de la Ville ; demanda, comme branche aînée, & comme un digne objet de ses prérogatives, la préférence sur la maison de Conti, pour le théâtre de la comédie Françoise ; il l’obtint aux mêmes conditions, que la Ville de Paris en fera tous les frais ; que le théâtre fera corps avec l’Hôtel, s’y simétrisera avec la façade : c’est un si bel ornement, il est bien juste de l’y incorporer. Le théatre italien est réservé pour la maison de Conti, qui n’est que la branche cadette ; elle n’y perdra rien ; les Italiens sont aussi lucratifs que les autres. Ainsi les trois premieres maisons du Royaume, régneront sur les trois théâtres du Royaume. L’Opéra est le théâtre des Dieux, il sera l’appanage du premier Prince du Sang. Les successeurs du grand Condé, brilleront sur le théatre de la Nation, qu’il a si souvent rendu victorieuse. La maison de Conti jouira dans ses domaines, du théatre étranger des Italiens. Les Muses de la scéne ne sauroient se montrer sous de plus glorieux auspices. Ce changement de situation a obligé le sieur Antoine a retoucher son plan pour l’ajuster aux nouveaux emplacemens ; il insinue qu’il lui donne la forme circulaire ; mais il déclare qu’il ne veut pas donner {p. 112}son secret, sur le détail des ornemens & des décorations ; c’est le propre des grands maîtres de garder pour eux le fin de l’art. Malgré tout cela, le sieur Antoine n’a pas été accueilli. Son concurrent, dont on a suivi le plan, revendique pour lui-même la gloire de l’invention : Non nostrum inter vos tantas componere lites. Mais nous donnons un avis sage, à tous ceux qui voudront travailler pour quelqu’autre théatre, c’est de constater pardevant Notaire & témoins, la date de leur plan, pour ne pas être exposé au soupçon de plagiat.

L’argent ne manquera point pour ces folles dépenses : les peuples sont dans la misere, & on prodigue des sommes immenses pour dotter magnifiquement des spectacles, auxquels la Réligion & la vertu défendent de se trouver. Dieu donne-t-il pour cet usage les talens & les richesses ? Le Public doit-il y prodiguer les récompenses & les éloges, & les écrivains y prostituer leur plume ? Les Romains, dit-on, faisoient pour les spectacles de plus grandes dépenses ; mais c’étoient des Payens, & nous sommes Chrétiens, leur corruption étoit extrême : rougissons de les imiter, nous qui sommes les enfans des Saints. Leurs spectacles faisoient partie du culte ; ce n’est chez nous qu’un amusement : les grands Seigneurs faisoient ces profusions énormes ; nous les faisons porter au Public. Le Cirque, le théatre, l’arêne, étoient hors des Villes, jamais dans le centre. Nous reculons les habitations des citoyens, nous sacrifions un terrein immense, & le plus prétieux. Jamais le théatre ne fit partie du Palais des grands Seigneurs, comme si une troupe de Comédiens étoient leur famille ; il ne simétrisa jamais avec leur palais ; le temple du vice pourroit-il en être l’ornement ? Le profit des entrées ne grossissoit point leur revenu ; le {p. 113}prix du vice n’étoit point l’appanage de la dignité. On ne voyoit point les hommes les plus distingués, former des troupes d’actionnaires & de fermiers, & se charger d’entretenir la Comédie, & se dégrader dans la loge des portiers, jusqu’à veiller sur la recette, & faire payer rigoureusement tout le monde, après avoir fait payer l’édifice au public.

Le Mercure Mars 1770. décrit ainsi ce chef-d’œuvre d’architecture. La nouvelle salle de l’opéra est construite aux frais de la Ville, sur le terrein fourni par M. le Duc d’Orléans. Ce Prince ayant considéré que la décoration de cet édifice devoit correspondre à celle de son palais, a choisi pour en faire l’extérieur & la premiere cour. Le sieur Moreau, de l’Accadémie, maître des batimens, habile architecte.

Le premier ordre est Toscan, il régne dans toute l’étendue de la façade du palais, & forme la terrasse au devant de la Cour, dans laquelle on entre par trois portes également commodes, & remplies par des menuiseries enrichies de bronze & d’ornemens bien travaillés.

Le second ordre est Dorique, & les deux ailes présentent deux avant corps, surmontés d’un fronton, dont les timpans sont remplis d’écussons, soutenues de figures. L’avant corps du fonds de la cour est couronné d’un attique dont le fronton circulaire renferme le Blason de la maison d’Orléans, soutenus par des figures ailées. Cet édifice d’un effet très-noble, en produira plus encore, lorsque la place qui se trouve au devant, étant aggrandie, le découvrira tout entier. Le Palais qui occupera le milieu, s’accordera mieux avec les façades qui seront uniformes, & la fontaine qui décorera le milieu de la place, contribuera à la magnificence de l’ensemble.

{p. 114}La face de l’Opéra, parallelle à la rue, laisse dominer le Palais ; elle est recommandable sur-tout par les ornemens & les sculptures qui caractérisent l’édifice, & rappellent bien les regards.

L’entrée de la salle est annoncée par une galerie intérieure, qui enveloppent tout le pourtour, & fournit quantité d’issues fort commodes, On entre par sept portiques égaux, trois partagés se présentent en face, conduisent à un vestibule intérieur, orné de colomnes Dorique à la grecque, canelées & couronnées d’un entablement architrave, dont les moulures sont remplies d’ornement. Une voute s’éléve au dessus, formant des lunettes : les arcs doubleaux sont enrichis d’ornement correspondant à ceux des colomnes. Là se présentent deux grands escaliers qui conduisent aux loges, & deux autres au Parterre.

L’ouverture de la scene est large de trente-six pieds, & haute de trente-deux, proportion qui rapproche le fonds du théâtre, & le met avec égalité sous les yeux du spectateur. La forme de la salle intérieure est arrondie, & son plafond un bel ovale, rempli par un tableau allégorique représentant les muses, les talens liriques, assemblée par le génie des arts sur un char enflammé ; qui fait fuir l’ignorance & l’envie.

L’avant scéne est décorée de quatre belles colomnes, dont les canelures sont à jour ; si grosses, qu’on a ménagé dans l’intérieur plusieurs places commodes, qui seront fort recherchées & bien payées. Le fust est divisé par tambour à la hauteur de l’appui des loges, pratiquées dans les intervalles. L’entablement qui régne au-dessus est interrompu par une groupe de plusieurs renommées, soutenant un globe semé de fleurs de lys, & d’enfans forment une chaîne de guirlandes ; composition charmante.

{p. 115}On a pratiqué quatre rangs de loges ; ce qui peut contenir avec le parterre 2500 spectateurs ; elles sont en fer & en bois richement ornées très-solides, d’une forme agréable, & avec cet air de légèreté que l’on veut par-tout, elles ne sont point divisées par des potaux, comme des petites cases ; elles forment un seul balcon à chaque rang, ce qui est plus élégant. Les ornemens sculptés & dorés forment un encadrement très-riche. On a peint dans la voussure un ordre en portique, qui fait l’illusion la plus complette.

Bien des gens sont bien aises de se rassembler librement dans un cercle agréable : on y a ménagé un foyer. C’est une belle galerie de soixante pieds de longueur, percées de cinq croisées, qui ont une vue sur la rue saint Honoré. Par un balcon de fer, enrichi de bronze très-élégant, de cent pieds de long. Ce foyer revêtu de menuiserie dans tout son pourtour, avec une cheminée de marbre à chaque bout, est orné d’une belle corniche. Des glaces, des sculptures, & de trois bustes de marbre, de Quinault, Lulli & Rameau ; & de quatre vuides, qui attendent les grands hommes, dont les talens & les succès méritent cet honneur.

Les issues pour les sorties, sont multipliées dans toute la galerie extérieure ; la facilité de déboucher pour se rendre aux voitures suppléera à ce qui pourroit manquer à la facilité de la circulation, dans un quartier si fréquenté, trois réservoirs contenant deux cent muids d’eau, sont disposés en cas d’incendie ; les loges très-nombreuses des acteurs sont toutes en briques, & les escaliers le sont en pierre : au dessous de tout est un Palais souterrain pour loger les diables, les furies, & les dieux infernaux.

La Salle ou Bal est aussi toute prête une {p. 116}machine ingénieuse mettra le parterre au niveau du théatre, ce qui forme un salon octogone de 45 pieds de diamêtre, magnifiquement décoré de colomnes, de statues, de glaces, &c. Cet ouvrage a couté sept années de travail & plusieurs millions.

Un devis, un calcul qu’aucun Architecte ne s’est avisé de faire, ce sont les péchés si nombrables qui s’y commettront, le danger continuel de la corruption des mœurs, les désordres extrêmes, les excès de toutes les passions, qui devroient faire abolir tous les théatres ? Qui s’embarrasse des mœurs ? qui veut arrêter les progrès de la dépravation ? On travaille au-contraire, à la répandre, on s’en réjouit, on s’en applaudit, on invite, on récompense ceux qui sçavent le mieux y réussir.

Tous les hommes sont naturellement imitateurs jusqu’aux enfans, ils sont habiles à contrefaire, presque tous le font avec succés, par divers motifs, malignité, vengeance, plaisanterie, instinct, mode, &c. Tous les Sauvages sont comédiens & moins retenus que les peuples policés, moins gênés que les Chrétiens par les loix de la Réligion & de la charité ; & sans aller de pair avec Baron, & la Clairon, tous les voyageurs assurent qu’ils se donnent toute sorte de spectacle ! Et tous dans le goût des ballets, entremêlé de danses, de pas de trois, de dix, de vingt, de trente ; leur Chorégraphie embrasse un très-grand nombre d’actrices, leur orchestre n’est pas si régulier que celui de l’opera ; ils n’ont pas de Francœur pour battre la mesure ; mais ils ont de tambours, de siflets, de flutes, de grêlots, une boëte en machée où l’art a renfermé des bales de plomb, de petites pierres qui en les agitant plus ou moins vite rendent des sons moins harmonieux ; il est {p. 117}vrai que la Chacone de Phaëton, mais qui marque pourtant une mesure à laquelle leurs oreilles sont accoutumées, leurs pas, leurs bras, leurs contorsions, s’accommodent fort exactement.

Quand un capitaine est mort, on lui choisit un successeur. Cette élection s’appelle résurrection : on invite le capitaine des nations voisines à la cérémonie. On lui fait des présens ; on leur donne des repas ; on prépare un trône au futur. Quand tout est prêt, le principal de la nation va chercher l’Elu dans la cabane où il est renfermé, ou plutôt enseveli, car il est censé mort pour être ressuscité. On le prend par la main, on l’habille d’une belle robe, on le méne au milieu de l’assemblée, & l’appellant par le nom du mort qu’on lui donne : Un tel, dit-il, est mort, le voilà ressuscité, je vous le présente ; il sera toujours ressemblable à lui-même, plein de sagesse & de courage ; il battra tous vos ennemis : vous devez le servir & lui obéir. Celui-ci s’épuise en complimens, en promesses, en rodomontades, le Prince y répond parfaitement ; il finit par donner un grand festin, en abandonnant tout ce qu’il a dans sa cabane, & le jour se passe en danses, en chansons à son honneur & gloire. C’est à peu-près la cérémonie du Muphti dans le bourgeois gentilhomme & du Médecin dans le malade imaginaire, & de bien d’autres semblables, & toutes calquées l’une sur l’autre, à quelque baragouin près du prétendu Turc, Italien, Latin, où l’on affecte d’estropier les mots, d’en invenrer pour en ajuster au rôle d’une maniere très-maussade, & contraire à la vérité. Quel Médecin a jamais dit : clisterium donare, posteà seignare, deindè purgare. Ces plates bouffonneries peuvent faire rire quelque poliçon du College, ou quelque décroteur du Pont neuf.

{p. 118}Quand on a pris la résolution de faire la guerre, ou qu’au retour de la campagne, on en rend compte à la nation, on en imite en pleine assemblée toutes les opérations, & toujours dansant, chantant, d’abord on va sur la pointe du pied, ensuite en rempant pour se mieux cacher, regarder au loin à la découverte de l’ennemi. Quand on l’a découvert, on se cache dans les broussailles, on se met en embuscade pour le surprendre, on en vient aux mains, on combat, & sans doute on remporte la victoire, comme on fait en des siéges simulés, où l’on donne des batailles feintes ; tantôt on appelle l’ennemi à grands cris, on vient donner l’alerte, on emporte des chevelures, on lie des prisonniers. L’opéra donne ainsi des combats de Persée, de Bellérophon, &c. fait des guerres sanglantes, contre des ennemis de toile on de carton. On n’en éleve pas moins leurs grands exploits jusqu’au ciel. O quantum est in rebus inane ! Pour animer à la vengeance, on jette au milieu de l’assemblée, des membres des corps morts tous ensanglantés, si l’on en a, ou secs ou boucanés, qu’on a conservé exprès par cet espece d’embaumement, en disant : Voilà les membres d’un tel, votre fils, votre frere, &c. comme autrefois Antoine montra au peuple Romain la robe déchirée & ensanglantée de Jules César. On peut ramener à cet idée les combats des gladiateurs & les Naumachies. Avec cette différence que ces peuples sont sauvages, qu’ils ne font mourir personne, & que ce peuple si célebre par ses Loix, ses vertus, sa sagesse, y faisoient périr des milliers d’hommes, & pire que les barbares s’amusoient de cette boucherie, à la mort, aux funérailles, au mariage, à la naissance des enfans, &c. Les sauvages ont aussi mille cérémonies imitatives, qui font pour eux de vrais spectacles : {p. 119}le détail en seroit infini, chaque Nation a les siennes qu’on peut voir dans les voyageurs.

Le nouveau théatre de Versailles est un spectacle d’une magificence incroyable ; il y en avoit déjà de très-beaux ; mais pour mieux recevoir Madame la Dauphine, car le théatre fait partie de la reception, on en a bâti un nouveau. C’est encore pour former un monument qui répondit à la dignité de Sa Majesté. Ainsi parle la description qu’on en a imprimée, qu’on trouve par-tout. L’auteur pense que le théatre & la dignité du Roi, sont deux idées faites l’une pour l’autre. Les Comédiens pensent comme lui : admirez les progrès du théatre ; ce fut d’abord une bonté dans les Rois de le tolérer, pour l’amusement du peuple ; ensuite un trait de sagesse de donner cette occupation aux gens oisifs, qui feroient encore pis, s’ils étoient laissez à eux-même. Ce fut bientôt, une décence d’avoir des comédiens à ses gages, comme d’autres officiers. Enfin, c’est la dignité, la Majesté du trône qui exige d’avoir dans ses maisons un théâtre. C’est encore, dit-on, pour montrer les progrès des arts, sous le regne de Louis XIV. il falloit ajouter, pour montrer les progrès des bonnes mœurs, & y contribuer. Destination & succès plus convenable à la dignité, la Majesté Royale, mais on craint le ridicule ; on avance que Louis XIV. avoit eu le même dessein, qu’il en avoit fait jetter les fondemens ; mais qu’ensuite il l’avoit détruit : il sentit sans doute l’inutilité & le danger d’un pareil édifice ; & c’est peut être un des objets ; qu’il avoit en vue, lorsqu’au lit de la mort, parlant à son petit fils il s’accusa d’avoir trop aimé ses bâtimens, & l’exhorta à ne pas l’imiter. Nous n’avons garde d’attribuer au Roi, plein de bonté & de sagesse, des profusions si énormes ; c’est l’ouvrage des artistes, {p. 120}& de ceux qui ont présidé, qui, pour se signaler, n’y ont mis aucune borne.

Ce théâtre, avec ses accessoires, foyers, coulisses, loges, Parterre, orchestre, occupe six cents cinquante toises superficielles, ce qui fait environ 4000 pieds, sans compter les logemens des Acteurs, & les magasins immenses d’habits, de décorations, de machines ; on y employa les meilleurs ouvriers & les plus habiles artistes en tout genre. Ce chef-d’œuvre de tous les arts à la fois ; que doit-être le Palais des Dieux, des Déesses, des Fées, des enchanteresses ? Nous ne suivrons pas le détail infini qui fait la description des colomnes, plafonds, galeries, lustres, tableaux, glaces, marbres, statues : &c. Ce seroit tomber dans le défaut que Boileau reproche à Scudéri, ce ne sont que des festons, ce ne sont qu’astragales, je saute vingt feuillets pour en trouver la fin, & je me sauve à peine à travers les jardins. Il n’y manque que d’être de murailles de cristal ou de diamans, & d’avoir été construit d’un coup de baguette ; parmi tant de merveilles, nous nous arrêterons à quelques particularités qui ont du rapport à la matiere que nous traitons ; & au but que nous nous proposons.

Ce temple de Vénus cimétrise, dit-on, avec la Chapelle, & pour les mieux lier on a assujetti l’entrée du Parquet & la communication au théâtre, à la galerie basse de la Chapelle. Ces deux temples ne sont pas faits pour être le dépendant l’un de l’autre, en les mettant de niveau sur la même ligne, & en regard : l’Architecte a-t-il voulu nous le donner comme également indifférent, & nous laisser deviner sur lequel des deux autels se brûlera le plus d’encens, & se feront les prieres les plus dévotes ? On a ménagé dans les avenues du théâtre une {p. 121}salle particuliere de gardes, ce qu’on n’a fait ni pour la Chapelle, ni pour la chambre du Conseil, ni pour les petits appartemens, &c. une salle de garde suffit pour toute la maison ; en faut-il une à chaque appartement ? Le théâtre est-il donc une maison différente, où le Roi daigne passer sa vie, ou peut être comme les gens qui s’y assemblent, la plupart des gens sans Réligion & sans mœurs, on a cru la personne du Roi plus exposée au théâtre, & on a pris plus de sûreté, pour sa précieuse conservation. On a répandu de tous côtés une multitude innombrable de peintures des meilleurs maîtres. Il ne faut pas avertir que ce ne sont pas des crucifix, des images des Saints ; des tableaux de dévotion ; ce ne sont pas même des tableaux indifférents d’histoire, de païsages d’animaux, des machines. On nous avertit que ce sont les amours des Dieux. Vénus & Mars & Adonis, Diane & Indimion, l’Amour & les Graces, Jupiter, Europe, Io, Leda, Alcmene, Hercule & Déjanire. Voilà le pendant de la naissance, la vie, la passion, la mort, la résurrection, l’ascension de J.C. Chaque Réligion à ses Misteres, chaque divinité les autels, & chacune avec ses attributs. D’un côté les nudités, l’indécence, le libertinage, les crimes, & de l’autre le fils d’une Vierge, plein de modestie, de douceur, d’humilité, en un mot le christianisme est-le théâtre. Le partage est si bien fait, l’opposition si bien reconnue, qu’on n’oseroit placer dans la Chapelle aucun des Dieux du théâtre, ni aucun image de dévotion au théâtre c’est le jugement anticipé, où les bons sont à la droite, & les méchans à la gauche : sous quel de ces drapeaux ennemis marchez vous ? Quelle route suivez-vous ? Quel terme en espérez-vous ? Il n’est pas difficile de le deviner.

{p. 122}La description nous avertit qu’on a ménagé des garderobes pour ceux qui en auroient besoin. On ne sauroit porter l’exactitude plus loin. Les Romans les plus détaillés avoient oublié cette circonstance, dans la description de leur palais ; même l’abondant, l’inépuisable Scuderi, & sa seconde cousine dans sa carte du tendre, ou la garderobe auroit pu figurer, & donner matiere à quelque fine allusion. Mais les amans sont trop occupés de leur amour pour ressentir les infirmités humaines, & pour en parlet ; les amateurs du théâtre sont plus terrestres ; il leur faut des garderobes ; on prend la sage précaution de leur en offrir.

On y a ménagé encore des loges grillées pour les spectateurs qui ne veulent point être vus. C’est un appas pour engager à venir au spectacle, ceux dont l’état leur en interdit l’entrée, ou plutôt un piege pour se mocquer d’eux quand ils y viennent ; car malgré les grilles, c’est le secret de la Comédie, qu’on a un goût singugier de publier sur les toits. Ceux qui pensent s’y cacher, n’en sont que plus remarqués. Toutes les petites loges qui sont sur le parquet sont mobiles, & peuvent, être aisément enlevées, & quand on veut pour le bal & autre fête, ce parquet se leve tout entier avec des cries, pour être mis à la hauteur du théâtre, dans les occasions qui demandent toute l’étendue. On fait supporter les armoiries du Roi, par des anges, des anges à la Comédie, des Anges au milieu des amours de Vénus, de Diane, de Jupiter ? A-t-on bien pensé au ridicule de cet assemblage, & même à son indécence ? La Mythologie payenne n’a jamais connu les Anges. Ces esprits appartiennent uniquement à la Réligion Judaïque, & à la Réligion Chrétienne. Ces esprits sont singuliérement remarquables par leur pureté, leur {p. 123}Réligion, leur zele ; c’est comme si l’on plaçoit les amours, les graces, Vénus à la crêche de Béthleem & sur le calvaire. Est-ce bien la coutume. Si les comédiens Romains avoient fait peindre des Anges à leur théâtre, les Chrétiens l’auroient pris comme une dérision de la Réligion Chrétienne. On ne parle pas de la dépense de ce superbe édifice ; mais on reconnoît qu’il a coûté plusieurs millions. Il est fort parlé de cette salle dans le Mercure de Septembre ; mais ce n’est que pour en louer la charpente, comme un chef d’œuvre, ce qui doit être, puisqu’on y a employé les meilleurs ouvriers qui s’en sont fait honneur ; & en ont été bien payés.

On a fait aussi à Londres de très-grandes dépenses pour un théâtre de Drurilane ; & on en a établi directeur, le célébre Garrik, le Phénix des Comédiens, par la supériorité de ses talens, & par l’honêteté de ses mœurs, dit-on, sa probité & son désintéressement ; il s’en est acquitté parfaitement ; c’est aujourd’hui un très-beau théatre. Garrik est venu à Paris, & y a vu certains usages qu’il a voulu introduire en Angleterre, entr’autres on n’est point reçu à la comédie de Paris, en quelque tems de la réprésentation que l’on vienne, qu’on ne paye à la porte la même somme. Les Anglois plus accommodans ne faisoient payer que la moitié à ceux qui venoient après le troisieme acte de la premiere piéce ; ainsi ils avoient pour la moitié du prix la petite piéce toute entiere, la plus au goût de bien de gens. Je ne sçai pour qu’elle raison il plût au nouveau Directeur de changer cet usage, & de faire payer tout le prix comme à Paris. Il fit promulguer cette loi sur son théâtre au commencement de la piéce mauvaise ploitique, il falloit attendre à la fin, on s’en seroit allé en murmurant, à cette proposition le tumulte {p. 124}fut effroyable, & la révolte générale, on ne voulut pas permettre aux acteurs de jouer, les loges & l’emportement alla si loin, qu’on démolit & qu’on détruisit tous les ornemens de la salle : il fallut supprimer la Loi, tout fut rétabli à grands frais, & l’on revint comme auparavent en ne payant à l’entrée, qu’à proportion du tems. Ce fait est exactement vrai ; & dans le génie du peuple Anglois, l’auteur de la relation d’Angleterre, intitulée Londres, qui le rapporte, & y ajoute une circonstance qu’on dit fausse, & qui a tout l’air de l’être : il dit que le jour de l’entrée, Garrik s’étant présenté pour faire quelque excuse, il fut traité comme un homme qui auroit attenté à la Majesté du peuple Anglois, & qu’on exigea de lui sous peine de démolition totale de son théâtre, qu’il demandât pardon à genoux, qu’il le fit, mais qu’il n’a plus depuis reréparu sur la scene. Tout cela est bien dans le génie Anglois ; cependant la fierté de Garrik, la supériorité de ses talens, l’estime, l’amitié générale du public, la maniere de regarder l’état des comédiens qui sont sur le pied de citoyens distingués, la vengeance même, ou la punition qu’on lui avoit déjà fait subir, en démolissant la moitié de son théâtre ; tout cela me fait croire cette circonstance fausse. Le Mercure de Septembre 1770, l’assure telle ; quoiqu’il en soit Garrik n’a pas quitté le théatre ; il joue à l’ordinaire avec applaudissement ; nouvelle preuve qu’il n’a pas été si vivement offensé, & qu’on n’a pas porté la colere si loin. Pour cet usage je ne sçai quel motif l’a fait introduire ou en France, ou en Angleterre ; ni quel est celui des deux où il y a le plus à gagner ou à perdte pour le public ou pour le comédien ; nous laissons ce problême à résoudre aux algébristes des deux accadémies de Paris & de Londres.

{p. 125}Dans toutes les Réligions vraies ou fausses, le cérémonial du culte public, est une sorte de spectacle mystérieux & figuratif, pour mettre les dogmes, les loix, les vertus sous les yeux du peuple, l’instruire, l’effrayer, le toucher. C’est mal connoître le cœur de l’homme, de décharner toute la Réligion, & en faire une sqelette, en supprimant tout l’extérieur du culte ; qu’on prévienne les abus, qu’on y rémédie, qu’on explique les vérités, mais qu’on laisse les cérémonies, les images ; comme on laisse aux orateurs & aux poëtes, les allégories, les métaphores, l’harmonie, &c. Chaque peuple s’en est fait selon son génie, où même les hommes par les yeux & par les oreilles, comme par le cœur & par l’esprit. Dieu voulut bien s’accomder au génie des Juifs dans la liturgie qu’il leur donna dans sa loi. Les Chrétiens ont aussi les leurs, elles ont leurs significations mystérieuses, le détail de ces spectacles religieux, chez tous les peuples du monde, fourni sept à huit volumes in folio à la plume de l’Abbé Basnier, & un millier de planches au burin, de Picard. Tout part du même principe. On veut voir, peindre, imiter, & réaliser en quelque sorte ce qui est absent, & leur donner par la réprésentation, une sorte d’existance.

Les Espagnols ont deux processions célébres, l’une lugubre, le Vendredi Saint, l’autre joyeuse, le jour de la Fête Dieu. Tout, jusqu’aux Comédiens, est obligé de s’y trouver. On joue les actes de la passion en pleiue rue ; le chant, la couleur, les habits, tout est en deuil. Des gens graves, représentent le Seigneur, Marie, saint Pierre, Saint Jean. Des bouffons déguisés de la maniere la plus bisarre & la plus horrible, sont les bourreaux, les soldats, Pilate, Barrabas, Judas. Une troupe de flagellants, fort communs {p. 126}en Espagne, se fouettent pour compatir aux douleurs du Sauveur. A la Fête-Dieu, on danse, on saute, on chante autour du saint Sacrement ; on fait mille tours de souplesse. Les Comédiens sont à la tête ; biens de gens ont l’émulation de de les imiter, d’enchérir sur eux. C’est un reste des anciennes comédies des confreres de la Passion, plusieurs Villes ont beaucoup des cérémonies pareilles.

Les Persans célébrent chaque année la mort de Hussein fils d’Ali & de Fatmé fille unique de Mahomet tué avec 72 de ses compagnons par Omar, qui lui disputa la succession du Prophète, ce qui forma les deux grandes branches du Mahométisme, qui se traitent mutuellement d’hérétiques & de schismatiques. Cette Fête dure dix jours, les rues sont pleines d’hommes à demi nuds, accablés de tristesse qui chantent les louanges d’Hussein. Une troupe de gens armés représentent les meurtriers ; & une grande statue creuse remuée par une personne qui y est enfermée représente le mort. Tous les carrefours sont ornés de tapisseries, & couverts de tapis. Il y a à chacun une chaire élévée & des Prédicateurs vont tour-à-tour, matin & soir, nuit & jour, prêcher au peuple, & chanter les louanges du Saint. Ces chaires ne sont pas comme les notres : c’est un espece de thrône. On y monte par une grande estrade de dix ou douze marches, le Prédicateur va se placer sur un fauteuil, d’où il fait son discours, tantôt assis, tantôt de bout. On fait une Procession solemnelle tout le tour de la ville, qui dure tout un jour. Avant qu’elle commence le Moullach, chef du Clergé, élevé sur une chaise plus belle que les autres fait l’Oraison funebre, ou plutôt le Panegirique dans la Mosquée, d’où la Procession part de suite. L’auditoire qui est immense fond {p. 127}en larmes, pousse les hauts cris, se bat la poitrine, donne toutes les marques de la plus vive douleur.

La Procession s’ouvre par une brigade d’Archers à cheval, suivis d’un chœur de Chantres, un cierge à la main, & portant un étendart noir, les uns habillés de noir, & les autres couverts de haillons tout déchirés, en signe de dueil. Ensuite huit chameaux portant des enfans presque tout nuds, dans des cages de bois, couverts de blessures, morts, ou mourants. Un charriot & un cercuëil ouvert, où est un corps mort. Deux autres charriots chargés de lampes, de cassolettes avec de l’encens : une table, un livre, plusieurs personnes qui prient, qui chantent, & entourés de soldats. Seize chevaux montés par des prisonniers enchaînés, tous jeunes & bien faits, les cheveux épars, environnés de gardes, qui ont une mine affreuse, les menacent, & les frappent. Tout le monde pleure à ce spectacle. Un charriot plein de sable d’où sortent des têtes dégoûtantes de sang ; & un autre plein de bras, de jambes, avec des cierges allumés, & plusieurs autres charriots remplis de corps morts, de tourterelles, de pigeons qu’on laisse voler, & divers chevaux chargés du bagage & des armes des morts, d’étendarts, des turbans, & du sabre d’Ali long de trente pieds, avec lequel il fendit la Lune. On ne cesse dans toute la Procession de vomir de malédictions contre Omar, & de chanter la louange de Hussein ; à peu près comme la Fête du Pape de paille, qu’on brûloit autrefois dans les rues de Londres & comme la Fête des fours dont nous avons parlé ailleurs.

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CHAPITRE V.
Tribunal des Comédiens. §

Les Auteurs & les Acteurs, ont à subir les Arrêts d’un Tribunal commun : celui des spectateurs, qui jugent à même tems de la composition de la piéce & du jeu des Comédiens. Mais les Poëtes ont à paroître devant deux autres. Juges souverains. 1°. le public par l’impression de leurs ouvrages. 2°. La troupe des Acteurs, & des Actrices avant d’être exposés sur la scéne ; deux autres jugemens souvent contraires. La réprésentation n’a qu’un instant, il n’en reste plus qu’une impression qui bientôt s’efface ; ce coup d’œil rapide est très-équivoque ; tout impose sur le théatre. L’Acteur par son jeu bon ou mauvais contribue autant que l’Auteur au succès ou à la chute ; l’impression qui met la piéce sous les yeux de tout le monde, à perpétuité rend l’approbation ou la censure plus réflechie, & plus équitable, reforme la Sentence du parterre, condamne ce qu’il avoit vu avec entousiasme, ou approuve ce que les sifflets avoient méprisé. Les comédiens s’étant arrogés le droit de prononcer sur le drame avant qu’on le représente ; & dans leurs assemblées particuliéres décident souverainement de son sort : ces Iuges sont peu integres & peu éclairés. La cabale, l’intrigue, la galanterie, les présens, le caprice, l’ignorance communément y président, & distribuent les rangs à leur gré, & comment se faire rendre justice. Ils refusent de jouer, ce qui ne leur a pas plus. Et joueroient mal si on les y forçoit.

{p. 129}Tous les Tribunaux offrent au public un spectable redoutable ; mais nécessaire, pour terminer les différents des Citoyens, & maintenir la paix dans la société. Des gens graves, qui dans un profond silence, affublés d’une robe immense, & lugubre, élévée sur des siéges couverts de Fleurs-de-lys, un parquet sacré environné de barriere, que personne n’ose franchir, une foule de plaideurs dans l’attente de leur sort, dans la derniere consternation quand ils perdent, ou éclatant de joie si leur sort est heureux. Une vaste sale qui mugit, des Orateurs qui tiennent tout en suspens, rendent tout problématique, excitent toutes les passions ; enfin un morne silence, & un oracle qui se fait entendre ; il décida des biens de l’honneur de la vie. Le théatre s’est souvent approprié ce spectacle dans plusieurs comédies & tragédies, où l’on fait plaider & prononcer des jugemens les plus fameux sont le Cid & HoraceCorneille, fait comparoître le vainqueur devenu coupable, devant le Prince qui doit le juger, & où il plaide sa cause, au risque de voir flétrir ses lauriers par une mort infame, & quelques fois dans les Opéras, faisant venir Minos, Æacus, Radamante pour juger les ombres.

Mais il est un autre tribunal qui n’a rien que de risible, qu’on peut appeller la Parodie du Palais, quoique les auteurs qui y vont humblement plaider leur cause ne le redoutent pas moins, que le prévenu, sur la scellette, redoute l’arrêt de la Tournelle ; c’est le tribunal des Comédiens, où l’on juge souverainement de la vie poétique, de l’honneur dramatique ; & du profit de la représentation d’un poëte qui présente une piece nouvelle ; l’un des grands abus du théatre ; c’est l’empire souverain qu’on a laissé prendre aux comédiens, sur les auteurs & sur les piéces. C’étoient {p. 130}à Athènes & à Rome des juges préposés pour décider de la bonté des drames qu’on y proposoit, les rejetter ou les admettre. Ce sont en France les comédiens eux-même, qui ont érigé un tribunal où tout est porté, & qui prononce souverainement, & souvent tout de travers, refuse de bons ouvrages, & au contraire en soutient de mauvais. Est-ce à cette classe d’hommes arrogans, présomptueux, ignorans, débauchés, sans lettres, sans mœurs, sans goût, sans modestie, sans décence, que le public ne cesse de gâter, qu’il faudroit accorder cet empire ? Quoi de plus propre à décourager les bons, à faire valoir les mauvais, & à les obliger de se dégrader jusqu’à consulter le goût d’une troupe insolente, dont on veut ménager les suffrages ? Une passion aveugle, une bassesse imbécile ont rendu arbitres ceux qui ne sont faits que pour obéir & exécuter, comme s’il appartenoit à des écoliers qu’un Régent fait déclamer, de prononcer sur sa composition ; comme s’il convenoit aux Maçons, aux Charpentiers, de donner des leçons à l’Ingénieur & à l’Architecte. Mais un Auteur amoureux d’une actrice, ne trouve de beau que ce qui sort de sa bouche ; un écrivain médiocre espére de trouver dans le jeu des acteurs, de quoi couvrir ses défauts, & remplacer des beautés qui lui manquent. Un homme enthousiasmé du théâtre, attache tout le mérite à l’extérieur qui le frappe ; & s’en promet tout le succès. J’avoue même que l’illusion de la représentation y contribue ; l’impression, il est vrai, dissipe le prestige, & les représentations suivantes font bientôt évanouir le triomphe momentané de la derniere ; mais c’est toujours autant de prix, d’argent & d’encens. Les acteurs ou actrices qui connoissent leur ascendant & les foiblesses des auteurs, en ont profité pour établir leur souveraineté théâtrale. Ils font les enchéris, les difficiles.

{p. 131}Les oracles prédisent sa réussite & sa chûte, menacent de ne pas faire valoir, & assurent que quand on ne joue pas avec confiance de cœur & d’affection, les meilleures choses perdent leur prix. Que sera-ce si l’actrice menace de refuser ses faveurs ? Un auteur à genoux, que ne fera-t-il pas ? Quelle docilité à profiter des avis, à changer, à retrancher, à ajouter. Trop heureux qu’on dirige sa main tremblante ; il s’anéantit en bassesses, il s’épuise en présens, pour gagner ces arbitres du bon goût, ces dispensateurs de la gloire. De là est venu peu-à-peu ce redoutable tribunal, où préside Minos, Æacus, Rhadamante, & où se prononcent des sentences plus irrévocables que celles du destin. Il est établi qu’aucune piéce ne sera jouée qu’elle n’ait été présentée à la troupe, examinée & approuvée par l’Aréopage. Il n’est pas douteux que l’expérience ; le coup d’œil théatral, ne puisse faire faire quelque observation importante à un comédien. Un sot quelquefois ouvre un avis important. Moliere lisoit ses piéces à sa servante. Il est quelquefois des gens d’esprit dans la troupe. Un Auteur fait fort bien de lire sa piéce à quelque Lecteur habile qui peut lui donner de bons conseils ; mais l’établissement d’un Tribunal en forme, des séances réglées, la nécessité d’y faire examiner les piéces, l’impossibilité de la faire jouer, si elles ne leur plaisent, la souveraineté de la décision sur le mérite du drame, c’est le comble du ridicule & de l’injustice. Il fourniroit la matiere d’une jolie piéce. L’Aréopage du théâtre, ou les courbettes de l’Auteur, la morgue des Magistrats, la bizarrerie des décisions, les travers des jugemens, &c. fourniroient bien des scénes comiques ; mais comment espérer de la faire jouer ? Sans examen elle seroit unanimement rejettée, Moliere l’eut-il composée, l’Aréopage lui diroit Anathême.

{p. 132}C’est bien un autre ridicule que tout ce qu’il faut faire pour y parvenir. Que de tems il faut attendre ? Quelque fois les années entieres. Le Philosophe marié ; bonne piéce, resta trois ans ensévéli chez un Comédien, sans qu’il daignât y jetter les yeux. Mais les comédiens & les comédiennes sont si occupés, ils ont tant d’affaires ? Oui, sans doute, ils en ont beaucoup, & continuellement à table, ou au lit, au jeu, à la toilette, à l’intrigue. Quel loisir leur reste-t-il, pour l’examen sérieux d’une piéce ? Et sont bien vraiment gens à se fatiguer du travail long & opiniâtre ? Ils n’altereront jamais leur santé ! Leurs infirmités viennent d’un autre genre de travail, dont le Mercure de la fable ne fut jamais le reméde. Mais les Ecrivains sont trop nombreux, les nouveautés nous accablent ; quelle exagération ? Il paroît à peine trois ou quatre nouveautés par an. Voilà bien de quoi les charger ; & c’est parce qu’on néglige de les expédier que leur nombre s’accumule. Quelle fatuité ! Qu’un air d’importance qui, comme un Ministre d’État, peut à peine respirer, parce que l’une dans l’autre, il y a une piéce à lire chaque mois. La multitude des visites qu’il faut rendre pour obtenir une audience, le soin d’épier l’heure de Madame, chez qui il n’est jour qu’à midi ; quel joug, quelle corvée !

A la fatuité des difficultés de la reception, ajoutons la fatuité de la poursuite du procès, aux pieds de la Cour. De l’aveu des amateurs les plus indulgens, Français ou Etranger, la conduite de la troupe est si indécente, qu’elle révolte tous les esprits. Tout dépose contre leur fier despotisme. C’est un cri général. Il me semble voir le Sénat des femmes établi par Héliogabale pour juger des modes, des habits des coëffures, du fard, de la beauté des femmes ; car ici les {p. 133}actrices sont assises sur les fleurs de Lys, ce ne sont pas les moins fiéres, les moins tranchantes. Il leur est si nouveau d’être arbitre de quelque chose, qu’elles en sont bouffies d’orgueil. Les hommes efféminés qui s’y mêlent, n’ont pas besoin de changer de sexe, pour n’être que des femmes. C’est là que du haut de son fauteuil, l’un d’un air indifférent, l’autre d’un regard dédaigneux, tantôt d’un souris malin, tantôt d’un ait de compassion, celui-ci par des sarcasmes, un autre avec des injures, accablent l’auteur tremblant & à demi mort, attend comme un criminel sur la scélette, sa destinée de cette cour altiere. On sifle, on baille, on s’ennuye, on cause, on s’endort, & on renvoye le patient avec des huées, avec des leçons, des exhortations à mieux faire ; trop heureux encore si on y joint quelque politesse, & quelques lueurs d’espérance. Il est pourtant un moyen de se rendre le Parlement favorable ; des bons repas, des grands présents, des intrigues, adouciront ces cœurs serviles, feront recevoir avec enthousiasme, des farces méprisables.

Cette tyrannie, non seulement unie au progrès de l’art, en avilissant, en décourageant les auteurs, les forçant à se conformer, non aux régles du bon goût, mais aux idées, aux goûts, aux fantaisies des comédiens, pour obtenir leurs suffrages, mais sur tout à leurs mœurs. Une piéce ne peut plaire à une troupe de gens de mauvaise vie, qu’autant qu’elle est licentieuse & pleine de galanterie, & un auteur ne peut leur être agréable qu’en devenant libertin comme eux. Voltaire s’en plaint amérement dans son Œdipe ; on me rit au nés, quand on n’y vit pas une intrigue d’amour. Les actrices ne pouvoient croire qu’il n’y eût pas de rôle d’amoureuse. Je fus obligé de gâter la piéce pour les contenter ; sans cela, proscrite par les actrices, elle n’eût jamais été reçue. {p. 134}Avec l’assaisonnement du vice, elle flatta leur palais, & fut reçue avec transport. Ce n’est pas tout-à-fait aux auteurs qu’il faut s’en prendre, si l’amour doit jouer le grand rôle dans tous nos drames. Plusieurs en sentent l’indécence & le faux goût, & voudroient s’en passer. C’est aux comédiens qui en veulent, & ne veulent rien représenter, s’il ne flatte leur libertinage, & celui des spectateurs. Jamais les piéces ne seront épurées, tandis qu’elles dépendront du ressort de la débauche, & tous les réformateurs du théatre ne gagneront rien, si on ne reforme les acteurs & actrices, & qui peut jamais espérer ce prodige ! Il faut encore pour réussir que la personne de l’auteur soit plus libertine que sa piéce. Se familiariser, vivre avec eux, prendre leur ton, adopter leurs principes, imiter leurs désordres, être de leurs fêtes, leur en donner, nouer des intrigues, payer la bonté des actrices, &c. C’est à ce prix qu’on devient un héros, & que les piéces qu’on présente sont des chefs d’œuvres. La corruption peut seule faire pencher la balance dans des mains corrompues, le vice seul est l’introducteur, le protecteur, l’arbitre de tout ce qui appartient au théâtre. Ainsi un auteur, s’il veut faire jouer ses piéces, doit commencer par perdre ses mœurs, & se résoudre à sacrifier l’honneur, & la vertu ; jusqu’à lors la scéne est inaccesible aux meilleurs ouvrages. Dés qu’il aura arboré le vice, toutes les portes lui seront ouvertes. C’est bien vraiment dans une troupe d’infames libertins, & de femmes de mauvaise vie, qu’un homme vertueux seroit favorablement accueilli. Qu’en feroit-on ? A quoi est-il bon ? C’est bien pour la gloire qu’on travaille ; & qui se mettra en frais, pour faire valoir ses productions ? Ce seroit se préparer le poison de la confusion & aiguiser le glaive qui perceroit le sein.

{p. 135}Mais, dit-on, c’est l’avantage des auteurs. Les comédiens sont des gens à talens, gens d’esprit & de goût. On ne peut prendre de meilleurs guides. C’est une sorte de nécessité. L’acteur fait la fortune de la piéce. Il donne aux vers par son jeu, la plus grande énergie. Tout cela peut être quelquefois vrai ; mais trop rarement pour y compter : c’est une prévention très-fausse, que les comédiens soient gens d’esprit, gens à talens. Sans doute la fréquentation des gens d’esprit, les beaux vers qu’ils apprennent par cœur, & qu’ils récitent, donnent à quelques-uns un vernis, un air, un jargon leur forme un ton qui a quelque chose d’élégant & de noble. Ainsi les cordoniers de Versailles, les tailleurs de la Cour, parlent beaucoup mieux que les paysans des Pyrennées ; sans avoir plus d’esprit & des talens. Les comédiens eux-mêmes qui jouent le mieux, sont tous gens très-communs & très-médiocres. On en voit des exemples sans nombre : on en voit qui sans éducation, sans lumiere, sans esprit, réussissent sur la scéne ; tandis que d’autres qui valent mieux qu’eux, n’ont pas de succès. L’art du pantomime, l’adresse à contrefaire, la vivacité à exprimer des sentimens par l’inflexion de la voix, les nuances du geste, les traits du visage, le feu des regards, ne sont qu’un instinct naturel, une sorte de méchanisme qui résulte de la configuration des organes, sans que l’esprit & les vrais talens y entrent pour rien. Un homme dans la passion qui ne réfléchit point & fait taire sa raison, s’exprime plus vivement, plus fortement, plus pathétiquement qu’un homme d’esprit qui réfléchit le plus profondément : La colere suffit, & vaut un Appollon. Ce n’est même qu’en entrant dans la passion qu’un acteur peut bien rendre son rôle : Et où peut-il avoir pris son esprit, ces lumieres, ce goût épuré, ces sentimens nobles, cette bonne éducation qui forment l’homme {p. 136}de mérite. Qui l’ignore ? la misere, le libertinage, l’incapacité pour tout autre état, font seuls entrer dans une troupe qui n’est qu’un ramassis d’avanturiers de cette espece, à qui le libertinage public donne du pain. Si un débutant n’y apporte point du mérite, encore moins y en acquiérera-t-il ? La mauvaise compagnie lui feroit plutôt perdre celui qu’il y avoit apporté. Aussi du bout du monde à l’autre, toutes les nations, tous les siècles, leur ont unaniment prodigué l’avilissement & le mépris. Sentimens tout-à-fait opposés à l’idée qu’on a des vrais talens.

Qu’on ne prenne pas le change, l’accueil, les caresses dont on les comble, ne supposent point une vraie estime ; on ne fait pour eux que ce que ce libertinage fit toujours en faveur des objets, des complices, des proxénètes ou des flatteurs de la passion ; car elles sont plus prodiguées encore à ceux que leurs désordres en rendent plus indignes, leur orgueil va jusqu’à changer leur nom ; ils rejettent la dénomination de Troupe, qui leur fut toujours donnée, pour prendre celle de Compagnie : à ce nom avilissant, bien digne d’une profession si vile, ils en substituent un plus noble ; cet abus dangereux des termes annonce la décadence des Lettres, aussi-bien que celle des mœurs. Une Compagnie est un corps respectable, de membres distingués par leurs fonctions, ou leur mérite : Compagnie de Magistrats, Compagnie d’Académiciens, &c. c’est en vérité les profaner que d’en approcher les comédiens, c’est comparer les globes lumineux qui roulent dans les vagues des Cieux, avec les atômes dont la petitesse échape aux regards, & qu’un souffle emporte & annéantit ; tels les comédiens, accablés sous le poids d’un sot & infructueux orgueil, vont le perdre dans leur propre bassesse ; la beauté de la représentation ne fait pas le mérite de la piéce, elle la {p. 137}tout entier par elle-même, soit qu’on la lise ou qu’on la voie jouer. Une tragédie de Racine vaut-elle moins pour être mal jouée ? Une farce de Vadé vaut-elle mieux pour être jouée supérieurement ? C’est l’habit qui pare l’homme, il est vrai, qui en impose, qui dans un monde frivole en fait tout le prix ; mais qui n’ôte, ni ne donne aucun mérite. Faut-il donner au marchand, au tableau, ou à la bordure du cadre, la gloire du peintre ? Mais pour les mœurs, quelle chimere de penser qu’il les épure ! quel aveuglement de se l’imaginer, de le dire ! & quelle imbecille crédulité de le croire ? Que les comédiens seroient respectables, si en effet ils convertissoient, sanctifioient, ce prodige est encore à naître : ce prodige opposé de la dépravation est le seul dont ils peuvent se vanter, ou plutôt ce n’est pas un prodige, c’est l’effet naturel ordinaire, inévitable de leur métier infâme. La piéce la plus modeste, la plus sage, perd tout entre leurs mains. Ester & Athalie, dans la bouche des actrices, deviennent des écueils de L’innocence. Sondez leurs cœurs, sondez le cœur de la nation trouverez-vous un comédien sage, vertueux, honnête homme ? Trouvez-en un parmi les amateurs, qui les fréquente ; vous aurez beau, comme dit Diogéne la lanterne à la main, chercher ce mortel heureux sur le théatre, il n’y fut, il n’y sera jamais ; il cesseroit bien-tôt de l’être. L’équivoque palliatif de la gaze qui couvre le vice de la morale, qui, quelquefois y est semée, aigrit le mal, & le rend sans reméde, en faisant croire à des dupes, ou à des gens qui l’affectent, & font semblant de penser, qu’il n’existe pas. Finissons ce Chapitre par quelque chose de moins sombre.

Trois spectacles, ou quatre au plus, nous suffisoient depuis plus de deux siécles ; l’union de l’opéra comique à la comédie Italienne nous privant {p. 138}d’un théatre, nous enrichissoit d’un nouveau spectacle, qui représentoit deux genres, & pourroit nous suffire. Les petits spectacles forains remplissoient le vuide du théatre aboli ; le goût de la danse, passion épidémique, se réveille tout-à-coup avec fureur ; des bals champêtres s’ouvrent dans tous les villages aux environs de la capitale ; des artificiers Italiens donnent des spectacles Pyriques, (des feux d’artifices,) & pour les animer d’avantage, y réunissent des danses ; enfin, d’après le Vauxhall Anglois, on imagine de construire à grands frais des lieux d’assemblées, décorés comme des théatres, pour y attirer le public ; c’est-à-dire, les curieux, les gens de plaisir, les citoyens désœuvrés, des femmes, sur-tout les jeunes gens, &c. par toutes sortes d’amusemens, souvent par le seul concours des personnes qu’on y peut voir, ou de qui l’on peut être vu, & même encore par la facilité de se cacher dans la foule ; ces divers établissemens ont le succès de la nouveauté, toujours attrayans pour des François.

Enfin, s’éleve un vaste édifice, ouvrage d’un habile architecte, M. le Camus, qui, par sa hardiesse & par sa grandeur, si ce n’est par sa régularité, & par sa forme, nous donne au moins quelque idée de ces monumens des Romains, dont, les seules ruines nous étonnent, & par cette raison on leur donne le nom de Colisée ; ouvrage des Romains, reste du superbe amphitéatre de Vespasien, bâti des dépouilles de Jérusalem, & du Temple : (car toutes ces pompeuses folies du monde ne s’élevent que sur les ruines de la Réligion.) Cet édifice placé au bout des Champs-Elisées, ne pouvoit être dans une situation plus heureuse. Si notre Ciel plus constant, & moins pluvieux ne rendoit une grande partie de l’année nos promenades impraticables, {p. 139}il présente d’abord une très-grande cour, ornée de portiques en treillages, une belle façade décorée des mêmes ornemens. On y entre par un large vestibule, sous une espece de porche, en colonne, où sont des boutiques de marchands ; on passe de-là dans un salon circulaire, d’une étendue & d’une élévation surprenante ; au tour de l’entablement de la coupole regnent trois galeries, l’une au-dessous de l’autre, le tour & les entrecolonnemens du salon sont remplis de gradins, le tout est magnifiquement décoré, chaque galerie a de tous côtés des dégagemens commodes, d’où on se répand dans les salles, sur des terrasses, dans des cours, dans un enclos planté d’arbres, & dans une espece de cirque découvert ; c’est dans ce cirque que l’on tire des feux d’artifice, & qu’il se fait des joutes sur l’eau, au moyen d’un bassin d’aréne ramassé, qu’on renouvelle de tems en tems. Par cette courte description on sent combien ce Colisée mérite d’être vu ; mais son étendue qui fait sa principale beauté, a des inconvéniens ; si l’on se perd une fois de vue, on a de la peine à se retrouver, & la peine augmente à proportion du concours. Cette foule fait plutôt une confusion qu’un spectacle agréable, au reste rien n’est oublié pour attirer le public. Symphonie, illumination, danse, artifice, loterie de bijoux, concert, &c. mais il n’y a guere que le quartier Saint-Honoré qui en profite ; comment peut-on venir se promener du Marais, de la porte Saint-Antoine au Colisée. Affiche Août 1771 : la Gazette de Monaco n’en a pas une idée avantageuse, Juin 1771. Le sort qu’éprouvent les associés à la construction du Colisée avoit été prévu, les frais sont devenus si exorbitans qu’ils n’ont pu y subvenir, les fournisseurs ont fait tout saisir, on ne voit point quel parti on pourra {p. 140}tenir d’une si folle entreprise, & l’on ne sait s’il ne faudra pas tout démolir pour vendre les matériaux.

CHAPITRE VI.
De l’Iconomanie théatrale. §

Iconomanie, est un mot composé de deux mots, Icon, qui en Grec signifie image, & manie, c’est-à-dire, goût excessif ; passion extrême, espece de fureur, pour quelque chose. Iconomanie est donc la passion pour les images, comme Bibliomanie, passion pour les livres ; Scénomanie, passion pour le théâtre ; Métromanie, passion pour les vers ; Musicomanie, goût excessif pour la musique ; Anglomanie, fureur pour les idées, les manieres angloises : Malicomanie, fureur de dire du mal, idée juste d’un calomniateur, définition juste que fait de lui-même un libelle diffamatoire.

Iconomanie littéraire est la passion des littérateurs, de mettre des images dans les livres. Abus sur lequel aucune Accadémie n’a encore porté son jugement. Elle est aujourd’hui poussée à l’excès. Peu de livres nouveaux où les estampes ne soient répandus à pleines mains, jusqu’aux vignettes, aux culs de lampe, aux lettres Majuscules. C’est une branche très-frivole du luxe & du commerce de la librairie, comme la richesse des relieurs, la largeur des marges, les ornemens des titres, les quadres des pages, la broderie des dorures, qui, sans rien apprendre, ne servent qu’à grossir le livre, & à enrichir le Libraire & le Graveur, à satisfaire la vanité de l’Auteur & le libertinage du lecteur. Comme si toute cette parure {p. 141}Typographique, donnoit du prix à son ouvrage, & le faste de l’acquéreur qui croit faire montre de sa science & de sa richesse. Cette Iconomanie n’est pas bornée aux livres. Les appartemens, ameublements, équipages, bijoux, jardins, tout est plein de tableaux, d’estampes, de statues, de miniatures ; mais ce luxe frivole n’est point l’objet de nos réflexions : nous nous bornons au luxe à l’Iconomanie littéraire & théâtrale, sur lesquelles il ne paroît pas qu’aucun auteur air exercé sa plume, nous en avons déjà parlé.

Ce n’est au reste que pour les images frivoles ou indécentes & dans les livres frivoles, Romans, historiettes, contes, comédies, poésies, &c. qu’on a cette manie puérile. Les livres de droit, de Théologie, de Médecine, de Mathématique, n’ont que les figures nécessaires pour faire entendre les questions qu’on y traite. Elles en font une partie essentielle. Il faut mettre devant les yeux les problêmes de la Géométrie & de l’Astronomie, les expériences de Phisyque, les machines, les plantes, les médailles, les inscriptions, ainsi que les figures sans nombre, du vaste recueil de de l’Accadémie des sciences, & de celle des Inscriptions font un des plus utiles ornemens de cet immortel & immense chef d’œuvre de l’esprit humain.

Mais à quoi servent les estampes des Dieux de la Fable ? Qu’apprend un Bacchus, une Vénus, un Vulcain, un Satyre, les folies des Bacchantes, les groupes d’enfans avec leur jeux puériles ? Toutes les Méthomorphoses d’Ovide, qui ne sont que les délires d’une imagination, sans pudeur ? A quoi servent ces Arlequins, ces actrices, ces scénes sans nombre dont on a farci les Opéras, le théâtre Italien, celui de la foire, Moliere & toutes ses comédies ? Quel fruit peut-on {p. 142}tirer des images ridicules du traité de la folie ; par Erasme, de l’histoire des chats, de la Fête des foux, des contes de la Fontaine, de tous les Romans, dont le seul catalogue feroit des volumes ? Tout cela ne fut-il pas indécent & licentieux, comme il l’est presque toujours, il est du moins inutile, quelle vérité apprend-t-il ? Quel acte de vertu fait-il pratiquer ? Bien loin de rendre le lecteur plus habile, il dégoûte de toute étude sérieuse, rend l’homme frivole, remplit son esprit de futilité ? Incapable de s’appliquer à rien, de rien approfondir, voltigeant d’image en image, de folie en folie ; on ne cherche qu’à s’amuser, comme si la vie n’étoit qu’une comédie ; l’étude des sciences, la pratique de la vertu n’étoit qu’un jeu.

Le luxe Typographique, & en particulier l’Iconomanie littéraire, n’est qu’une passion d’enfant à qui il faut des images, des poupées, des hochets, tous les enfans y courent ; mais que dis-je, des enfans ? Tous les hommes frivoles, qui ne sont que des enfans. Trouve-t-on un livre à estampes ; on le feuillette, non pour l’étudier, mais pour en voir les images. C’est toute la lecture qu’on en fait, & qu’on est capable d’en faire, c’est tout le fruit qu’on en tire. On en voit qui en font à grands fraix de vastes amas. Au milieu de ces estampes, vainement, comme Diogéne, la lanterne à la main, chercheriez-vous un homme sçavant & vertueux : les profondes connoissances, les sublimes vertus de ces Iconomanes, se bornent à l’adresse d’un danseur de corde, aux attitudes d’une pantomime, à la diablerie de Calot. Il en est de cette société muette avec des images, comme de la société, avec les brillants, les gens frivoles du monde, qui ne connoissent que les modes, les jeux, les spectacles, les Breloques ? Trouve-t-on dans leur conversation le moindre {p. 143}rayon de lumiere, la plus légère étincelle de piété ?

Il en est bien autrement des images de dévotion. A cet égard l’esprit du siécle est Iconoclaste : elles sont bannies de par-tout, on n’en souffre ni dans les maisons ni dans les livres, même dans les livres de priere & de piété, où elles étoient autrefois communes, tandis que les Dieux de la fable, les héros des Romans, le grotesque de toute espece, se sont emparés de tout. On ne voit pas une image de la Vierge & des Saints. C’est le renversement de l’ordre. Ce qu’on devroit le plus arborer est précisément ce qu’on proscrit. Voilà qui décele le caractère des hommes, chacun s’arrange selon son goût ; les meubles & les habits sont une espece de Physionomie, qui peint les inclinations. On voit chez le savant, des cartes de Chronologie, de Géographie, d’histoire : chez l’homme de bien, les mystéres de la Réligion, les figures de la bible, les fins dernieres, les vies des Saints. Chez un libertin, faut-il le dire ? des amours, des comédies, des indécences. On connoît les hommes comme le sage Ulisse démêla Achille déguisé, en lui présentant des armes. Qu’on présente à une compagnie des estampes de toute espece, chacun s’arrêtera à ce qui lui plaira d’avantage. c’est une pierre de touche pour en faire le discernement ; les images font une compagnie ; on ne se plaît qu’avec des amis ; on ne se lie qu’à ce qui est d’intelligence avec notre cœur.

Heureux encore si ces images ne sont qu’inutiles ! Mais la plupart sont mauvaises, & c’est par-là qu’elles plaisent. L’irréligion, la malignité, l’indécence en font tout le prix. Ce sont là trois especes d’images défendues contre la Réligion, les mysteres, les Saints, les cérémonies, les Papes, les Evêques, les Prêtres, les Religieux, les livres hérétiques en sont pleins ; toutes les sectes en ont {p. 144}fait. Ce sont des impiétés & des blasphêmes. Contre l’honneur du prochain. Il est aisé de les rendre ridicules par les attributs qu’on leur donne, l’état où on les peint ; un guerrier avec une quenouille, un Magistrat, un Ecclésiastique, avec l’attirail de la toilette. Enfin contre les mœurs & la décence. Par les nudités, les amours, les attitudes. Nos Rois, Henri II, en 1547, Charles IX, en 1571. Henri III en 1577, Louis XIII, Louis XIV, ont défendu de faire de pareilles images, de les publier, exposer en vente, les acheter, avoir, tenir & garder. Il en est comme des livres hérétiques, des libelles diffametoires, des écrits contre la pureté, que toutes les loix livrent aux flammes. Comme saint Paul qui en fit publiquement bruler un grand nombre que lui remirent les payens qu’il avoit convertis. Le premier fruit & la premiere preuve de leur sincere conversion, ce fut de se défaire d’un poison fi dangéreux : une estampe, un tableau est un livre qui parle aux yeux, qui remplit l’imagination des objets qu’il présente, & par conséquent produit les plus pernicieux effets. Cette comparaison est prise du second Concile de Nice. Can. VI. De libris & picturis similiter judicandum si turpes historias aut gesta quis referat, turpis & abjiciendas & christianis auribus indignus censebitur.

Voici les regles d’une saine morale. 1°. Il n’est pas permis de peindre ce qu’il n’est pas permis de dire. La peinture est un langage, & le discours un tableau ; la modestie doit donc également regner dans l’un & dans l’autre ; la peinture doit être aussi chaste que le langage : c’est une des bonnes qualités de la langue Françoise, d’être naturellement modeste ; nous l’avons prouvé dans une autre occasion, par un Discours exprès sur la chasteté de la langue Françoise ; il s’en faut {p. 145}bien que le pinceau, que le burin soient aussi retenus que l’homme sage ; quelle honnête femme oseroit faire la description du corps humain, en nommant les choses par leur nom, comme une estampe les prononce & les étale ? Qui lui donne la dispense des loix de la pudeur ? L’indécence n’y est-elle pas plus révoltante & plus dangéreuse ? Les traits de l’objet y sont plus frappants, la tentation plus délicate ; la conversation la plus libre, le livre le plus licencieux n’eurent jamais des couleurs aussi vives que celles d’un tableau, & n’oserent ni ne peurent parler comme la toile.

2°. Il n’est pas permis de peindre ce qu’il n’est pas permis de laisser voir. La peinture ne rend, & ne doit rendre que l’objet tel qu’il est lui-même, tel qu’il se présente aux regards, tel qu’il se présente à l’artiste qui l’imite, il doit vivre dans son image : la parfaite imitation est la perfection de l’art. Or quelle honnête femme oseroit se montrer dans le désordre où on la représente. C’est une regle courte, & facile pour juger de la décence des tableaux. Voudroit-on se mettre à la place de l’image, dans le même état, l’un n’est pas plus permis que l’autre ; n’est-ce pas se dévoiler soi-même, que de se faire peindre sans voile ?

Peut-on ne pas sentir le tort infini qu’on se fait dans le monde, même corrompu par le caractère des peintures qu’il étale, & par l’état où il le fait peindre lui & les siens ? Que penser d’une femme dont un portrait indécent annonce sa coquetterie : que penser d’un homme dont le portrait efféminé annonce la molesse & la frivolité ? Que penser de la vertu de ceux qui ne sauvent pas les apparences, qui arborent les dehors du vice, en exposant les dangereux attraits, en offrent les moyens secrets, en tendent les piéges ? Combien doit être corrompu {p. 146}celui qui fait trophée des objets de corruption, y trouve ses délices, & l’ornement de sa maison ? La dépravation a seule présidé à la décoration ; on se peint sans y penser, sur les murailles ; les traits épars du vice se réunissent pour faire le tableau du cœur. Ce cœur ne fut-il pas corrompu, il devoit bien-tôt l’être ? Le poison répandu, qui infecte ses appartemens, aura bientôt infecté & le public & lui-même ? Peut-il échapper aux traits que lui-même il se lance ? Quam pravum, quam infandum christianam haberi diversas ad luxuriam picturas, quibus cogitatio ad cupiditates movetur ; spectaculi vituperandi devictœ mortis visione ad animam usque passionum æstu pervenientem. Gregor. Millan.

Qu’on ne s’excuse pas, sous prétexte que ce sont de traits de l’Ecriture sainte, ou de la vie des Saints, l’immodestie n’est pas plus permise dans les images de dévotion, que dans les prophanes. Les nudités des Saintes ne sont pas moins dangéreuses que celle des Déesses de la Fable, ou des actrices de l’Opera. Je sçai que le mélange de la Réligion avec l’indécence, est une profanation qui forme un second crime ; que cette profanation est contraire aux régles de l’art & au Costume, c’est-à-dire, à l’usage & aux mœurs de la personne représentée ; mais outre cette multiplication de crime, la seule immodestie forme le même danger, & le même péché. Quelque nom de Saint qu’on lui donne, c’est toujours l’aliment du vice. Pourquoi donc l’indécence dans les images des Saints est-elle si déplacée ? Parce qu’elle est un péché, & que le péché est opposé à la sainteté ; si l’immodestie étoit une chose indifférente, elle pourroit au gré des peintres, être comme la couleur des habits, attribuée aux gens de bien, comme aux autres. Elle n’est révoltante que parce qu’elle est un crime. Dans un {p. 147}bloc de marbre, le ciseau fera un héros, un Thersite, une courtisanne ou une Sainte. Tous les hommes sont faits de même ; les attributs seuls les caractérisent, & sur-tout l’indécence. Dans la parure mondaine & dans les nudités, personne n’ira révérer une sainte, admirer un Apôtre ; & dans la pudeur, la simplicité, qui devineroit la Déesse de Cythère : autant que l’une cherche à plaire ou plutôt à séduire, autant l’autre craint pour elle-même & pour les autres, les moindres occasions de péché.

Le théatre-même ne s’y méprend pas : les siflets épargneroient-ils une décoration en images de dévotion, dans l’opéra de Vénus, & de Mars, d’Amadis ou d’Armide ? Epargneroient-ils les amours de Diane, dans la décoration des tragédies d’Esther, d’Athalie, de Polieucte ? Les actrices mêmes doivent s’y conformer. Madame de Sévigné, dans une de ses lettres, se mocque de l’actrice enluminée de rouge, & avec le sein découvert, qui jouoit le rôle d’Esther ; elle ne se seroit pas moins mocquée d’un Armide, en voile & en guimpe ; mais se donner ridicule est peu à craindre. On est sur la scéne si naturalisé avec l’indécence, qu’on aime mieux blesser la vérité & la vraisemblance dans les choses saintes, que de ne pas livrer ses charmes aux yeux du public, comme des femmes qui ont l’impudence de venir à l’Eglise en babit de théatre plutôt que de ne pas recueillir le tribut des crimes qu’elles y vont mandier, & qu’elles achetent aux prix de leurs ames. Non, non, la vertu ne doit jamais, même en peinture, se parer des livrées du vice, elle se détruit elle-même en se déguisant ; ce déguisement est un crime qui lui porte le coup mortel.

Il n’y a point deux avis là-dessus dans le christianisme. Les Théologiens de toutes les écoles {p. 148}conviennent unanimement que c’est un péché de regarder avec complaisance des peintures, des statues obscénes ; à plus forte raison de les garder pour les avoir toujours à portée de les étaler aux yeux du public, de les répandre dans les livres ; c’est un vrai scandale qui rend l’auteur comptable devant Dieu de tous les péchés que ces figures indécentes font commettre à l’infini. Il n’est point de maniere plus prompte, plus facile, plus durable, plus générale de répandre le poison, que ces estampes. Elles passent de main en main, elles volent des Alpes aux Pyrennées ; elles traversent les mers ; il s’en tire des milliers ; on les regarde à loisir dans son cabinet, on y revient cent fois ; on y passe les heures entieres : on avale à long trait le poison de la volupté : ainsi le peintre, le sculpteur, le graveur qui les travaille, l’auteur qui les insére dans son livre, le libraire qui les débite, le libertin qui les achete, qui s’en repaît, tout se rend coupable. C’est le grand principe de l’Evangile ; celui qui regarde une femme avec complaisance, a déjà commis le péché dans son cœur. Gardez-vous d’être une occasion de chute au moindre des hommes ; il vaudroit mieux qu’on vous jettât dans la mer avec une meule de moulin au cou. Evitez avec soin de vous en donner à vous-même : arrachez-vous plutôt l’œil, coupez votre main ; il vaut mieux aller dans le ciel avec un œil, que de tomber dans l’enfer avec tous les deux. Les Casuistes décident en conséquence qu’on ne peut pas même en conscience garder les portraits d’une maîtresse ou d’un amant. Pontas, V. Absolution. Cas. 18.

Tous les Peres tiennent la même doctrine. Saint Augustin dans ses confessions s’accuse de la triste expérience de la foiblesse que ces images lui ont fait faire, & sur le Ps. 61. Il les condamne, {p. 149}veut qu’on les brûle, & dit que c’est par ce feu qu’on peut éviter le feu de l’enfer : Vitent ignibus ignes, portent codices incendendos, propter quos ipsi fuerant incendendi in æternum. Saint Chrisostome prétend que les nudités sont le trône du démon : Nudæ figuræ demon assidet. Que signifie cette Vénus, cet Apollon, ce Ganimede, & toutes ces figures excécrables : Figuræ execrandæ. Par-tout des amours, par-tout des crimes : Ubique lasciviæ. Saint Grégoire dans ses morales, Liv. 22, fait la gradation de ses progrès : le regard fait naître la pensée, la pensée produit le goût, le goût méne à la délectation, la délectation entraîne le consentement au péché ; l’exécution suivra de près, elle enfantera l’habitude, & la damnation en sera le fruit. Saint Charles, dans ses Conciles, ne finit point sur le détail des maux que font ces images licentieuses, sur l’obligation de les bruler, sur le soin que doivent avoir les peres de familles, de n’en pas laisser dans leurs maisons ; & il ne fait que répéter les oracles des anciens Conciles, entr’autres le III de Constantinople in Trullo, qui le défend absolument, & les appelle les corruptrices des ames, des séductrices des yeux, des incendiaires. Oculorum præstigiatrices, animarum corruptrices, quæ turpium voluptatum movent incendia.

L’hérésie des Iconoclastes, ou brise images, est une des plus grandes affaires qu’ait jamais eu l’Eglise. Cette secte, pendant près de deux siécles, a causé les plus grands maux. Guerres, incendies, martyrs sans nombre, destruction des Eglises, abolition des Communautés, déposition des Evêques, translation de l’Empire, Conciliabules pour l’erreur, mépris des Conciles Œcuméniques ; il n’est point d’espece de mal qu’ils n’ayent faits. Elle n’est pas même encore éteinte. Renouvellée en divers temps par les Albigeois, {p. 150}les Viclésistes, les Hussites, elles subsistent encore chez les Protestans. Qui croiroit cependant que ce n’est qu’un mal-entendu, qui n’auroit jamais dû causer du trouble. De part & d’autre on étoit d’accord dans le fonds du dogme ; la fureur insensée de quelque Empereur, alluma seule ce grand feu qu’une aveugle prévention souffle encore.

Quel chrétien a jamais douté que le culte suprême n’est dû qu’à Dieu ; que les honneurs religieux ne peuvent avoir pour objet, que la personne des Saints, dont la dignité, la vertu les mérite ? Quel Chrétien adorera jamais la toile ; le bois, le marbre qui les représentent ? Si quelque sauvage, au fonds des bois, a pensé différemment, c’est un ignorant qu’il faut instruire, un malade qu’il faut guérir, ou un insensé qu’on abandonne ; mais ce n’est pas un mal universel, pour lequel il faille abolir toutes les images ; il est dangéreux qu’on n’en abuse, & qu’on ne tombe dans l’idolâtrie. Ce danger est bien médiocre. Il faut le prévenir par l’instruction & la sagesse du Gouvernement. On peut abuser de tout, même de la Bible. Si on peut abuser des images, on peut aussi en tirer des avantages sans nombre ; elles instruisent de l’histoire de la Réligion ; elles font entendre les mystéres, les dogmes de la foi ; c’est le livre des ignorants, très-souvent même des sçavans ; elles excitent à la vertu par les exemples, à la fuite du vice par la vue de sa punition ; elles font honorer les Saints ; les Anges & la Sainte Vierge, Dieu-même, dont elles peignent les grandeurs, la justice, les bienfaits, comme le ciel, la terre, les astres, annoncent sa gloire. L’homme, le monde entier est une image de Dieu. Cœli enarrant gloriam Dei.

Nous ne prétendons pas traiter cette grande {p. 151}matiere ; mais voici l’usage que nous faisons de cette fameuse querelle, qui mit aux mains l’Orient & l’Occident ; elle suppose de l’aveu des deux parties, que les images produisent sur l’esprit & sur le cœur, de bons & de mauvais effets, Qu’il faut donc proscrire les images indécentes, dont l’effet ne peut être bon, & nécessairement mauvais, & conserver les images de piété, qui ne font aucun mal, & peuvent faire beaucoup du bien. L’Iconoclaste qui détruit les saintes images, à raison du danger qu’y trouvent les simples ; combien doit-il anathématiser les images indécentes, infiniment plus dangéreuses pour tout le monde, & le Catholique qui ne conserve les images de piété, qu’à raison du bien qu’elles font ; épargneroit-il les licencieuses qui ne sont que du mal ? L’Orient & l’Occident, l’erreur & la vérité, le schisme & la Réligion souscrivent également à la condamnation des pernicieuses images.

La conduite de part & d’autre est bien différente de la créance. Tandis que le furieux Léon l’Isaurien, le méprisable Copronime, arrachoient des Eglises les images des Saints, leurs palais, leurs jardins étoient pleins de figures indécentes des Dieux & des Déesses du Paganisme. Dans les pays Protestans, où l’on fait semblant de craindre le danger de l’idolâtrie, tout est plein de mauvais tableaux ? Où s’imprime-t-il plus de mauvais livres, où se grave-t-il plus d’estampes licentieuses qu’en Hollande ? Les Catholiques ne sont guère plus réservés. Paris n’a rien à reprocher à Amsterdam. Les presses françoises ne se font pas moins un faux honneur d’orner ou plutôt de souiller leurs innombrables brochures de ces ouvrages de ténébres. Les appartemens, les équipages, les écrans, les bijoux, que sçai-je ? De quel côté qu’on se tourne, la {p. 152}pudeur est forcée de baisser les yeux. Les Catholiques ne sont que plus coupables, puisque leur Réligion les condamne si sévérement ; non seulement par le principe général, commun à tous les Chrétiens, qui défend les mauvais regards & les scandales, mais en particulier par la doctrine de l’Eglise sur les images. Elle ne les garde que par rapport à l’objet qu’elles représentent, & aux bons effets qu’elles produisent. On doit donc briser celles dont l’objet est le crime, dont le fruit est le vice. Voilà où il convient d’être Iconoclaste. Leur liaison avec le péché est bien plus pernicieuse que la liaison des autres avec la vertu n’est utile. Le progrès de la tentation est plus rapide que celui de l’exhortation Une Vénus donne plus de mauvaises pensées qu’une Sainte n’en donne de bonnes. Elle excite plus de criminels mouvemens, que la sainte ne fait faire d’actes de vertu ; elle corromp plus de cœurs que la Sainte n’en convertit. Tout le monde ne connoît pas les actions des Saints ; tout le monde voit des nudités, & en est frappé. Malheur à ceux à qui le libertinage les a rendues aisées, familieres, pour en être peu touché. Ce n’est point alors la vertu, c’est le vice qui en émousse les traits, comme un homme dans l’ivresse, dont les vins les plus forts, piquent peu le palais blazé. Doit-il s’applaudir du dégoût que produit sa satiété. Un cœur pétri de péché, calmera-t-il les justes allarmes de la vertu ! Ne craint-elle pas au contraire son endurcissement criminel ?

Le paralelle de ces deux sortes d’images est frappant & facile, les uns nous apprennent les traits édifians de la vie des Saints ; les autres les évenemens scandaleux de la vie des libertins. Là est l’histoire de la vertu ; ici les fastes du vice. L’Eglise explique les mystères de la Réligon {p. 153}à la faveur de ces pieuses images, à la portée des simples ; la séduction dévoile les mystères de l’impureté, aux yeux de l’innocence qui les ignore, & en rappelle l’idée à l’imagination lubrique qui s’en repaît ; c’est l’école du vice & l’école de la vertu : le zèle excite à la vertu par la vue des couronnes célestes que les Saints ont obtenus, il éloigne du péché par le tableau de la mort, du jugement, de l’enfer préparés aux pécheurs ; & le démon par les jeux, les ris, les graces, les délices, le bonheur des amans, dans les bras de la volupté, réveille les goûts, anime l’espérance, écarte les remords, enivre de plaisirs ; c’est le Prêtre de Paphos, & le Ministre de l’Eglise. Aussi le II Concile de Nicée, & celui de Trente qui ont si autentiquement défendu la cause des saintes images, en ont en même tems défendu l’indécence : Omnis lascivia vitetur, dit celui de Trente ; si quis arte picturæ in aspectum turpitudinis usus fecerit excecrabilis est. Ces tableaux indécens des amours, les portraits des actrices, des comédiens, des danseurs : Effigies meretricias, molles saltandi flexus, opus turpe. Le second Concile de Constantinople avoit fait les mêmes défenses, c’étoit dans la Grece, dans le centre des arts, l’empire des Appelles & des Praxitelles. Les Conciles de Saint Charles les ont renouvellés dans une autre contrée des beaux arts, l’Italie, sous les yeux de Médicis : Si in hortis, ædibus, aliisve locis statuæ imagines, figuræ procaces, ullomodo speciem turpitudinis præ se ferant, tollantur vel deleantur in omnibus. Le Concile de Francfort, & les livres de Carolins qui n’entendant pas bien celui de Nicée sur le culte des images, parurent penser différamment, ne sont pas moins séveres sur leur immodestie. Un chrétien peut-il avoit d’autres idées ? Il n’est point à qui dans {p. 154}le tems-même où il se donne cette licence, la conscience ne fasse le procès à ses regards, à ses meubles & à ses livres.

On fait une comparaison simple, mais juste & frappante ; si J.C. vivoit encore ici bas & venoit dans nos maisons comme il alloit chez Marthe, chez Zachee, chez le Pharisien, qui oseroit le recevoir dans des chambres tapissées de tableaux licencieux ? Mais qui ignore que présent par-tout & par-tout infiniment saint, il les voit ; les condamne, & les défend ? On voit que quand on porte le Saint Viatique dans les maisons, s’il se trouve dans la chambre du malade, quelques tableaux de ce caractère, on a soin de l’ôter ou du moins de le couvrir, tant on en sent l’indécence, on le feroit encore pour recevoir la visite d’un Prince, d’un Grand qu’on sauroit ne pas aimer ces sortes de peintures ; on le feroit pour un homme de bien, un religieux, un homme grave, dont on connoît les sentimens.

Saint Germain, examen, tit. des Peintres, enseigne la même doctrine, elle est commune, & ne fut jamais contestée, & c’est une décision de Sorbonne, du 21 Août 1661, & bien d’autres autorités ; c’est apparamment celle de Lamet. Voyez tableau. Sur l’infâme tableau de Leda ; il décide qu’on ne peut le retenir en conscience, même en le voilant, quoiqu’un chef d’œuvre de peinture : Omnis immunditia ne nominetur in vobis (nec pingatur ;) on péche mortellement en regardant dans les lieux publics, les jardins des Princes, les nudités indécentes. Les Conférences d’Angers de 1735, devoir des Peintres, p. 333 & seq. Un peintre péche en prenant pour modele des nudités ; on peut être bon peintre sans prendre de tels moyens ; mais quand il seroit nécessaire, il vaut mieux être meilleur chrétien, & moins bon artiste.

{p. 155}L’imagination est une espece d’appartement, où l’esprit de l’homme habite, & se repaît des images qu’elle lui trace ; les images en sont comme les meubles & les ornemens, il y a beaucoup d’analogue & de ressemblance entre son imagination & son appartement, lorsqu’il se fait son logement & ses meubles & son goût. Un homme fastueux y étale la magnificence, un homme modeste y répand la simplicité ; les couleurs sombres ou des couleurs vives, décelent la gayeté ou la mélancolie ; un homme de bonne chere voudroit de grotesques, des figures bachiques, qui présentent des plaisirs à la table. Un guerrier fait peindre des siéges & des batailles ; un libertin prodiguera des amours & des nudités, le théatre ne connoît guerre d’autre décoration, parce que c’est le sanctuaire de Vénus, sa nature est d’être une image, tout n’y est que représentation, imitation, peinture ; non-seulement les toiles de la décoration, mais toutes les parties qui les composent ; la piéce est le tableau d’une action, & les acteurs sont des portraits vivans des personnes qu’ils représentent, leurs gestes, leurs visages, leur ton de voix, des expressions à la passion, les danses, la musique les crayonnent. Qu’on en juge par les mœurs des acteurs, par leurs desseins, par le fond du Drame ; on ne veut que des tableaux du libertinage, toute la décoration, toute l’action n’est que le développement de leur cœur, l’abrégé de leur vie, leur imagination étalée, leurs passions sont les yeux.

Dans le grand traité de l’explication des songes, par Artemidore, il est beaucoup parlé des songes impurs, que la passion rend communs parmi les libertins, il ne regarde comme de bonne augure, que ceux qui ont un objet légitime ; ceux d’un mari qui pense à son épouse, {p. 156}tous ceux qui regardent le crime lui paroissent d’un mauvais augure ; toutes ces images indécentes, de nudités, de libertés lui semblent des présages de malheur, à moins qu’ils n’aient été rejettés, & qu’il ne paroisse que la volonté n’y a point de part ; qu’au contraire elle la condamne. Je suis bien éloigné d’ajouter foi aux songes, & prendre pour oracle les puérilités d’Artemidore ; mais le fond de cette idée est conforme aux regles de la piété chrétienne. Les songes, il est vrai, ne sont pas des actions libres, puisque l’homme est alors plongé dans le sommeil, & par conséquent ils ne sont pas des péchés par eux-mêmes ; mais comme l’esprit s’occupe ordinairement dans le sommeil, des mêmes objets dont il s’occupoit pendant le jour ; les songes sont communément le portrait du cœur, & le fruit des passions, ils les entretiennent même, & il n’est pas rare qu’on se les rappelle pendant le jour, & qu’on se plaise dans l’impression voluptueuse qu’ils ont pu faire ; ils peuvent donc être volontaires dans leur principe, quand on s’est volontairement occupé de l’objet criminel qui les a produit, ou dans leurs suites, lorsqu’on se rappelle volontairement, pour goûter encore les plaisirs criminels qu’ils ont fait goûter en dormant, les songes font alors un très-grand mal ; les rêves sont des peintres qui copient les originaux, les multiplient, les embellissent, les rendent plus piquants ; source féconde de péché, que la peinture & la sculpture ouvrent sans cesse. Le théatre est de toutes, la plus féconde, tout y fait tableau, & il fait tableau de tout ; le rêve entend la voix de l’actrice, suit les pas de la danseuse, voit des gestes de nudités, parcourt les décorations & les coulisses ; l’imagination est un théatre où l’on est à la commédie ; les estampes, les portraits répandus dans les chambres, {p. 157}au tour du lit, favorisent les scénes nocturnes, & lancent dans un cœur sensible tous les traits de la passion. Le vice ne triomphe pas moins sous l’empire de Morphée, que sous celui de Thalie, & Thalie le fait triompher.

Le Temple de Gnide, ouvrage très-dangereux, où toutes les folies de la passion sont décrites par des idées les plus voluptueuses, avec une légèreté & une négligence de style, qui ne respire que la molesse ; cet ouvrage n’est point achevé, c’est une galerie de tableaux passionnés, tracés par une imagination, qui s’égare, & voltige sur les objets de l’amour ; c’est une piéce à tiroir, un tissu de scénes que la Réligion, la vertu, la décence défendent également de garder & de lire, & défendoient au Président de Montesquieu de mettre au jour, aussi-bien que les Lettres Persannes, dont il n’approche pas pour le mérite littéraire. L’auteur lui-même n’en faisoit aucun cas, & pour en peindre la frivolité & le danger, qui en font tout le mérite. Il disoit plaisemment : Il n’y a que des têtes bien frisées & bien poudrées qui connoissent tout le mérite du temple de Gnide. Croiroit-on que cette misérable production vient d’être réimprimée & dédiée au Roi d’Angleterre, avec des estampes. Qui sont de nouveaux écueils pour l’innocence, & qu’on ose les vendre douze livres ; & il se trouve des gens assez imbéciles, ou plutôt assez libertins pour l’acheter. Tout ce qui favorise le vice, peut compter sur le débit.

Un des crimes d’Hérodes Ascalonite, qui fit le plus de mauvais effet sur les Juifs, ce fut d’avoir répandu, & jusques dans le temple de Jérusalem ; les images des Dieux du Paganisme, ce qui étoit en même-tems un écueil pour l’innocence, & une invitation à l’idolâtrie. Quels objets en effet pour les Fidéles Israëlites, que l’adultere {p. 158}de Vénus, les amours de Jupiter, d’Apollon, &c. La loi défendoit en général les images. Pour éviter ce double danger, la nation n’avoit jamais vu que les Chérubins qui étoient au dessus de l’Arche, & les bœufs qui soutenoient la mer d’airain de Salomon. Quelles horreurs que toutes ces infamies. Hérode craignant l’indignation du peuple, crut l’appaiser en ôtant du temple ces sacrileges ornements ; mais il laissa sur la porte du Temple les aigles Romaines qu’il y avoit arborées, pour marquer sa soumission à l’Empire. C’étoient les armoiries du tems, comme les fleurs de lys en France, & l’apposition des armoiries en France fut toujours un signe de supériorité, de jurisdiction, de domaine ; ce qui ne peut appartenir à personne. Tels sont les titres que les Seigneurs font peindre aux Eglises de leur terre. Telles les armoiries des Evêques. Nos yeux sont accoutumés à cette indécence ; nous n’en sommes pas surpris ; mais les Juifs ne purent souffrir cette marque d’esclavage. Cette dégradation des choses saintes. Judas & Mathias, célébres Docteurs, eurent le courage de les arracher. Leur zéle digne de tous les éloges, leur valut le martyre, Hérode les fit bruler, & signala ainsi son irréligion & sa tyrannie.

CHAPITRE VII.
Histoire des Cas de Conscience. §

Le Monde Chrétien avoit toujours été très-décidé sur le théâtre : on y alloit en foule dans tous les tems, comme on y va aujourd’hui, quoiqu’avec moins d’enthousiasme, mais on ne doutoit point que ce ne fut un péché. Personne {p. 159}n’avoit imaginé d’en faire l’appologie, & d’écrire en sa faveur. Moliere avoit hasardé quelques mots dans une préface. C’étoient des propos de Comédien qui veut débiter son orviétan. Racine mécontent de Port-Royal, qui l’avoit condamné, écrivit deux lettres pleines d’esprit & de sarcasmes, plutôt pour se vanger que pour justifier son théâtre. Bientôt il se raccommoda avec Nicole & Arnaud, & se convertit sincérement. C’étoit la réfutation la plus complette de la mauvaise morale. Tout cela étoit sans conséquence. Des Auteurs d’un si petit poids, n’étoient pas faits pour calmer les consciences.

Tout étoit tranquille, on n’y pensoit plus, lorsqu’en 1694, il parut une brochure anonyme, jettée comme un enfant perdu dans le public, où l’on faisoit l’appologie du théatre. L’auteur effrayé sans doute de combattre le sentiment unanime des Chrétiens de tous les siécles, y mettoit bien des précautions & des assaisonnemens ; il en excluoit sans pitié les Religieux & les Ecclésiastiques, même des loges grillées ; il ne souffroit que des piéces épurées, des acteurs vertueux, des actrices modestes, des spectateurs raisonnables ; en sorte que la pureté n’y courroit aucun risque, tel que pouvoit être le théatre de quelques Communautés Religieuses, mais tel que ne fut & ne sera jamais le théâtre public. C’étoit courir après des chimeres & autoriser un mal réel.

Toute adoucie qu’étoit cette décision, elle causa le plus grand scandale ; sur-tout quand on découvrit que c’étoit un Docteur en Théologie, un Religieux d’une Communauté très-Réguliere qui l’avoient portée. Les oreilles chrétiennes ne pouvoient entendre qu’il fut permis d’aller à la comédie. Les Curés de Paris déférerent cet ouvrage à l’Officialité, pour le faire condamner {p. 160}les chaires retentirent plus que jamais d’anathêmes. Les Théologiens, la Sorbonne, prononcerent des censures, les Ecrivains prirent la plume, les Confesseurs redoublérent l’exactitude. Long-tems à la Ville & à la Cour, le zéle ardent de la Réligion & de la vertu fut général. C’étoit disoit M. Bossuet, le cri de l’ancienne foi qui réprouvoit la nouveauté prophane. Le zéle s’échauffa d’autant plus que plusieurs personnes qui s’accommodoient fort de ce systême, s’en autoriserent pour aller au spectacle, & que quelques Confesseurs, quoiqu’en petit nombre, devenoient plus indulgents ; en effet, quoique cet ouvrage ait été mis en poudre, & solemnellement rétracté par son auteur. Il a résulté de ces disputes un fonds d’indulgence & de doute sur une vérité reconnue depuis dix-sept siécles, dans tout le monde Chrétien, & même parmi les payens.

Boursaut causa tout ce fracas. Cet Ecrivain qui n’étoit pas sans mérite ; mais Poëte dramatique assez médiocre, s’avisa de donner au public son théatre, qu’on a depuis sa mort porté à trois volumes. Il avoit peu besoin de justification, à l’exception d’une ou deux, toutes ses piéces n’ont pu faire grand mal, à peine ont-elles eu deux ou trois représentations, il crut se donner un air d’importance, en justifiant ce que personne n’accusoit. Il fit d’abord courir séparément, et mit ensuite à la tête de ses œuvres, en guise de Préface, une dissertation Théologique, dans laquelle il s’efforçoit très-sérieusement de prouver que la comédie étoit permise. Aucun comédien devant lui, n’avoit pris le ton de Casuiste. Qui s’embarrasse de Théologie au théatre ? Aussi n’étoit-ce pas son ouvrage. Son fils, Religieux Théatin, le lui procura. Il alla déterrer dans des cahiers de théologie, dictés par le P. Caffaro, {p. 161}Sicilien, Théatin comme lui, & son professeur, homme distingué dans son ordre, qui, depuis quelques années étoit venu à Paris enseigner la Théologie & exercer le Saint Ministere, & que Boursaut Pere, appelle son Confesseur, chose rare & vrai Phénomene au théatre. Le P. Boursaut, Théatin, déterra, dis-je, dans ses cahiers une thése où le Professeur très-mal à propos justifioit la Comédie ; il l’a traduisit en françois, & en élagua tout le jargon scholastique. Boursaut la donna au public en forme de Lettre d’un Théologien sur la comédie ; y fit même des changemens & des additions dont le P. Caffaro se plaignit.

Tout le monde fut dans la derniere surprise, qu’un Prêtre, un Religieux recommandable par son zéle, sa science & sa piété, Professeur de Théologie dans un ordre aussi Régulier, & aussi édifiant que les Théatins, donnat de pareilles instructions à ses Ecoliers, destinés à prêcher & à confesser, & les répandit dans le public, qui ne pouvoit qu’en abuser. L’Archevêque de Paris, François de Harlay s’y trouvoit indirectement intéressé. C’étoit une condamnation du refus qu’il avoit fait quelques années auparavant de la sépulture Ecclésiastique à Moliere. Tous les Curés qui avoient applaudi à sa conduite, l’animerent contre un ouvrage si pernicieux. Il en fit les plus vifs reproches aux Théatins, & le Pere Caffaro qui vraisemblablement n’avoit aucune part à à cette manœuvre de théatre, en parut aussi surpris & indigné que les autres, & se hâta de donner au Prélat & au Public, une rétractation authentique, qui fut répandue par-tout, en latin & en François, & insérée dans tous les Journaux, Mercures & Gazettes du tems, où il désavoue absolument ce libelle, déclare qu’il n’a pu apprendre qu’on l’aye cru auteur, sans en être sensiblement affligé, qu’il n’y a aucune part, {p. 162}& qu’il n’est rien qu’il ne fit pour réparer le scandale. V. Journ. des Savants, 7 Juin 1694.

Il reconnoît cependant qu’il peut avoir donné lieu de le lui attribuer, lorsqu’il composa il y a environ 10 à 12 ans, uniquement pour lui-même, sans aucun dessein de le donner au Public, un écrit sur la comédie ; où, sans avoir murement examiné la matiere, il prit le parti de la justifier, de la maniere qu’il se figuroit qu’on la représentoit à Paris, n’en ayant jamais eu aucune connoissance, étant-même alors fort éloigné de cette Ville : il avoue que les principes & les preuves, répandus dans ce libelle publié sans sa participation, sont les mêmes que dans son écrit, quoiqu’il y ait des endroits différents, & que par là, ce qu’il avoit fait avec précipitation, a donné contre son dessein ouverture à ce libelle, dont il a un très-grand regret, & ce qu’il n’avoit jamais prévu. Qu’au reste il ne lui a pas été difficile de changer de sentimens, & qu’après avoir examiné la chose à fonds, il est très convaincu que les raisons qu’on porte pour excuser la comédie, sont très-frivoles, & que celles que l’Eglise a pour la condamner, sont incontestables.

Boursaut, qui, pour quelque gazette satyrique contre les Moines, avoit perdu une pension de la Cour, & s’étoit vu au moment d’être renfermé à la Bastille, craignit quelque disgrace, & pour lui même, & pour son fils. Il eut à essuyer les reproches du P. Caffaro, Professeur de l’un & Confesseur de l’autre, qu’il avoit étrangement compromis, en traduisant sa dissertation, & la faisant imprimer, & ensuite la mettant à la tête de son théâtre, en fort mauvaise compagnie, à laquelle le bon pere ne s’attendoit pas d’être associé. Boursaut pour conjurer l’orage chanta aussi la Palinodie ; il écrivit à l’Archevêque de Paris, une grande lettre qui se trouve au {p. 163}second Tome du Recueil de ses Lettres, mêlée à je ne sçai combien de galanteries & de folies de toute espece ; assemblage ridicule qu’un comédien est seul capable de faire.

Dans cette lettre où il n’y a ni bonne foi, ni sens commun ; il commence par rejetter la faute sur lui-même. De là il passe au conte de je ne sçai quel Curé de Campagne, son Confesseur, dit-il, très-ignorant & très-ridicule, qui lui avoit refusé l’absolution pour avoir composé des comédies : Il n’y a là ni ridicule ni ignorance, que dans celui qui blame une conduite si sage ; mais dont il avoit calmé les scrupules, par la lettre de son docteur. Ensuite prenant le ton érudit, lui qui ne savoit pas un mot de latin. Il cite les Saints Peres, & les annales de Baronius. C’est-à-peu-près la scène du Médecin malgré lui, qui cita Aristote dans le chapitre des chapeaux, & il répete d’après Moliere, qu’il n’en sçavoit guère plus que lui, la distinction blamable & trés-fausse, entre l’ancienne & la nouvelle comédie, qui ne différent entre elles que comme deux courtisannes, l’une grossiere, sans éducation, l’autre polie, qui sauve quelque apparence ; mais comme cette rétractation, n’étoit pas loyale & sincere : il répand bien de sarcasmes, en mauvais vers, & en mauvaise prose, contre ceux qui blament la comédie, qu’il appelle des Tartuffes, lesquels prêchoient la pauvreté avec 20000 livres de rente. Le nombre des Prédicateurs à 20000 liv. de rente n’est pas grand. Les dignités & les richesses remplissant rarement la chaire ; ce trait pouvoit tomber sur Mr. de Harlai, qui prêchoit quelque-fois avec 100000 liv. de rente ; mais il n’étoit pas Tartuffe ; tout le monde le connoissoit. Ce poëte finit par l’éloge de ses propres piéces, que peu de gens ont admirées. Tout cela est dans l’ordre poétique ; mais on sçait que {p. 164}les lauriers dont les poëtes couronnent leur tête, ne sont pas d’un plus grand poids, que les décisions dont ils tranquilisent leur conscience.

Boursaut avoit bon cœur ; il avoit eu des démêlés très-vifs avec Moliere & Boileau, qui s’étoient mocqués de lui, & de ses piéces. Boileau étant allé aux eaux de Bourbon. Boursaut établi dans le voisinage, alla lui offrir sa bourse & ses services ; ce qui lui en fit un ami. Moliere qui l’avoit joué ouvertement & par son propre nom, étant mort, il en fit lui-même l’éloge & l’appologie. Moliere moins scrupuleux que lui, n’avoit pas eu à tranquiliser un Confesseur, & ne s’étoit jamais exposé à un refus d’absolution, n’avoit consulté aucun Théologien, & n’avoit jamais trouvé dans sa famille de quoi faire des Religieux Théatins, qui prissent la peine de composer son appologie. Boursaut le fit & même avec excès. Il termine un pompeux panégyrique par avancer que les sermons de Moliere, sont plus utiles & plus efficaces que ceux de tous les prédicateurs. Les éloges que les poëtes dramatiques se donnent à eux-mêmes ou à leurs confreres, ne sont pas des décisions de la Sorbonne.

L’Archevêque méprisa comme de raison, la lettre de Boursaut ; mais il crut devoir donner a son peuple le contre-poison. Il engagea le P. le Brun, habile Oratorien, qui faisoit alors avec le plus grand succès les conférences à Saint Magloire, d’écrire contre le P. Caffaro, ce qu’il fit dans plusieurs discours, d’abord débités dans ses conférences, ensuite imprimées séparément & enfin recueillies en un volume, de beaucoup augmenté après sa mort, en 1732, ce qui fait un très bon livre intitulé, Histoire des jeux du théâtre. Il y parcourt tout ce que les Conciles, les Saints Peres, les Empereurs ont fait contre le théatre ; {p. 165}il y démontre l’ignorance dans cette matiere, de l’auteur de la lettre que Boursaut avoit élevée jusqu’aux nues ; où il cite l’antiquité dont il n’a aucune connoissance, & s’appuye sur des raisons frivoles dont lui-même annonce le faux. Cet ouvrage bien reçu du Public, & digne de l’être, fit impression sur les esprits, & confirma les gens habiles & vertueux dans leurs sentimens. M. Fléchier, Evêque de Nismes, T. 2. Lett. 53 parlant de l’écrit du P. Caffaro, dit très-judicieusement : Le langage en est meilleur qu’il n’appartient aux étrangers. Son opinion y est bien expliquée & bien soutenue, & à quelqu’endroit près, la dissertation est fort raisonnable ; mais il n’étoit pas à propos de la faire imprimer, ces sortes de doctrines ôtent la réserve aux ames timorées, & favorisent le relâchement, le libertinage & l’oisiveté des gens du monde. Il faut laisser au coufessionnal ces sortes d’affaires, & ne pas se livrer à une infinité de personnes qui se prévalent de tout. Ce Prélat va plus loin dans un mandement exprès. Il condamne absolument la comédie avec cette éloquence que tout le monde lui connoit. Le P. le Brun le rapporte, il se trouve dans ses œuvres. D’un autre côté, le célebre Bossuet, Evêque de Meaux, avec cette force du raisonnement, & le sublime d’expression qui caractérisent ses ouvrages, porte au théatre un dernier coup de massue, dans un traité exprès dont nous parlons ailleurs, qui a demeuré sans réponse, & que n’osent pas même citer ceux qui ont depuis fait des appologies de la Comédie. Cet habile Prélat accoutumé à terrasser les monstres de l’erreur écrasant sans peine celui-ci, & s’il n’a pas réussi à faire abandonner le théatre, comme il n’a peu ramener tous les Protestans. Il a du moins convaincu tous les vrais Chrétiens, & confondu ceux qui n’en ont que le nom, & le démentant {p. 166}par leurs œuvres. M. de Rochechouart, Evêque d’Arras, voulut y joindre sa voix, & dans un mandement donné en 1696, à l’occasion du Jubilé. Il faut, dit-il, ignorer la Réligion pour ne pas connoître l’horreur qu’elle a pour le spectacle & pour la comédie en particulier. Les Saints Peres la regardent comme un reste du Paganisme & une école d’impureté ; l’Eglise l’a toujours en abomination, a excommunié ceux qui exercent & ceux qui créerent ce métier scandaleux & infame, les prive des Sacremens & de la sépulture, & n’oublie rien pour en inspirer de l’horreur.

Le public n’avoit pas besoin de décision pour sçavoir à quoi s’en tenir. Il n’a jamais été partagé sur la comédie. Tous les Fidéles sont persuadés qu’ils péchent quand ils y vont. Ceux-même qui prennent parti pour elle, & malgré l’assurance qu’ils affectent, leur conscience plaide la cause de la vérité. Aucun amateur, aucun Comédien qui ne s’en confesse. Si jamais il approche des sacremens, ils ne se regardent entr’eux comme des gens pieux & dans la bonne voye, & ne s’y croyent pas eux-même. Une mere chrétienne n’en permettra pas la fréquentation à sa fille ; un mari chrétien fait ce qu’il peut pour en éloigner sa femme. Que voit-on au théatre ? Galanterie, haine, farces, mariages préparés par la passion, terminés par la fourberie, ruses pour tromper les parents & les maris, acteurs, actrices de mauvaise vie, spectateurs libertins, femmes dans un état indécent qui représentent des passions étrangéres, expriment & satisfont leur propre passion. A-t-on besoin de la Sorbonne, pour sentir que l’innocence y court les plus grands risques, qu’on s’accoutume du crime, qu’on apprend à le faire réussir, qu’on est invité à le commettre, que bientôt on aime, on estime ce qu’on a vu peindre & entendu {p. 167}louer, & couronner du succès. Faut-il entendre le P. Bourdaloue pour sçavoir que le cœur de l’homme est foible, que l’exemple séduit, que l’occasion entraîne, que le plaisir empoisonne, que l’oisiveté perd, que la frivolité dissipe, que Dieu est oublié, les devoirs négligés, que les graces, la dévotion, le recueillement, la charité s’évanouissent dans ce labyrinthe de volupté & de malignité ? L’expérience n’est que trop d’accord avec les principes du Christianisme, pour faire prononcer les enfans mêmes. Le désaveu authentique du P. Caffaro, la condamnation de son ouvrage & de son opinion, l’autorité de M. de Harlai, Prélat habile & bien instruit des choses du monde, la lettre même de Boursaut auroient d’ailleurs terminé sa dispute, auprès des gens raisonnables. Tout en effet fut fini ; personne ne défendit un sentiment si dangéreux & si faux. Tout d’une voix unanime se déclara contre le théatre. Il y a eu depuis quelques libelles qui ont fait des escarmouches avec aussi peu de succès. Tels les ouvrages de Fagau, de Laval, de la clairon, sous le nom du sieur Huerne, & enfin du sieur Marmontel. Ces nouveaux athlétes, ont pris un ton dévot, un langage de Théologien, de casuiste, des airs de Prince. Ne joue-t-on pas au théâtre toutes sortes de personnages ? Aussi les raisons sont aussi solides que les rôles.

La question morale, est-il permis d’aller à la comédie, n’a intéressé personne, en occident, depuis la chute de l’Empire Romain, dont le théatre fut une des principales causes : il périt avec lui. Les Barbares qui innonderent l’Europe, n’avoient aucun goût pour la scéne. A peine la connoissoient-ils, les arts, le luxe, le rafinement de la volupté, les délicatesses de la poésie, la pompe des décorations, le jeu de la représentation, {p. 168}étoient pour les Visigots & les Vandales, ce qu’ils sont pour les Hurons & les Iroquois. Theodorit, Roi des Visigots, les tolléroit, comme il paroit par les lettres de calliodore ; mais ne les goûtoit pas, & les resserroit dans des bornes bien étroites de décence. Les spectacles tomberent, les Lombards qui succéderent aux Visigots, acheverent de les détruire en Italie, & les Francs dans les Gaules. Les Rois de la premiere race, ni les Maires du Palais, ne firent jamais leur cour à Thalie. Charlemagne & ses enfans furent aussi peu galans : dans la suite toutes les Croisades occuperent tous les Royaumes Chrétiens. L’esprit de Chevalerie s’empara de la Noblesse ; on ne connut de spectacle que les joutes & les tournois, spectacles nobles & décens, où les Princes se faisoient honneur de remporter le prix, qui entretenoit les sentimens d’honneur, la probité, le courage dans la noblesse, que la comédie avilit. L’oisiveté énerve, le luxe ruine, les actrices corrompent, le libertinage dégrade. Il se fit bien en quelques Eglises, des Fêtes des fous ; mais si méprisables, si généralement condamnés, qu’elles n’affecterent point les mœurs publiques. Il paroissoit dans ce siécle des bouffons, qui, comme les chantres du Pont-neuf, amusoient la populace au coin des rues. Saint Thomas, Saint Antonin & les Théologiens, les Papes & les Canonistes, ne savoient quel nom leur donner ; on les appelloit buffones, gaillardi, histriones, baladins, bateleurs, vendeurs d’orviétan, &c. qu’on voit encore sans conséquence, dresser leurs trétaux dans les places publiques, les foires & les marchés.

Un si méprisable théatre, & de si méprisables spectateurs ne méritoient pas d’occuper les Théologiens, & de faire prononcer des décisions ; qui se seroit mis en frais pour former des {p. 169}doutes sérieux sur de pareilles miseres ? On parloit, on prêchoit en général sur les jeux & les divertissemens ; on recommandoit la modération, on faisoit craindre les excès & l’occasion du vice, on défendoit aux enfans, aux domestiques d’y aller perdre leur tems ; mais on se contentoit de les mépriser, sans daigner établir ou combattre leur légitimité. Tous les anciens casuistes qu’on pourroit regarder comme relâchés sur l’article du spectacle, n’ont fait & ne pouvoient faire autre chose ; leur indulgence prétendue n’a aucune application au vrai théâtre dont on n’avoit aucune idée, ni aucun modele. Les Trétaux n’ayant ni état fixe, ni caractère décidé, ni matiere propre, ni troupes formées ; ces rapsodies, ces charlataneries ne signifioient rien ; sur quoi auroit-on prononcé une décision précise ? Le pourroit-on-même aujourd’hui, l’a-t-on jamais fait ni pour ni contre dans tout ce qu’on a écrit sur le théâtre. Qui pourroit, dis-je, former de jugement absolu sur tout ce qui reste de Chanteurs, Tabarins, Charlatans, Joueurs de Gobelets ? Ne se borne-t-on pas aux exhortations générales, d’éviter le danger, de ne pas écouter de mauvais discours, fréquenter de mauvaises compagnies, regarder des objets obscénes. Qu’en général il est permis & même nécessaire de prendre des divertissemens honêtes ; mais qu’il faut être circonspect sur le choix & les circonstances. Pour les mysteres qu’une dévotion simple & grossiere avoit établie, qu’un corps de confreres comédiens représentoit, outre que c’étoit un objet très-borné, un spectacle momentanée qui revenoit très-rarement, qui n’eût d’abord rien de mauvais, où l’histoire maussadement défigurée, ne pouvoit plaire à des gens d’esprit, ni par le ton de piété aux libertins ; d’ailleurs dès qu’on vit ce pitoyable spectacle dégénérer en licence, & confondre monstrueusement la Réligion {p. 170}& le vice : on n’eut point besoin de loix & de décisions, ils deviennent l’objet du mépris qu’ils méritent.

Mais à Rome, à Constantinople & dans les deux Empires, où tous les Peres & les Conciles le foudroyoient ; mais à Paris, dans toute la France & toute l’Europe, depuis plus d’un siécle que toute l’Eglise le condamne, le théâtre est bien autre chose. Des troupes innombrables de Comédiens & de Comédiennes, formés, agguerris, exercés, qui font dans l’état un corps établi, une profession décidée, qui ont des bâtimens magnifiques, des revenus fixes, des richesses considérables, des troupes de gens constamment sans mœurs, sans Réligion, sans décence, qui passent leur vie dans la débauche, & y entretiennent ceux qui les fréquentent ; des armées de libertins, de gens frivoles, qui vont y perdre leur tems, leur argent, leur santé, leur conscience : des armées de coquettes ; des femmes mondaines qui vont y offrir leur cœur & leur charmes, & tendre des piéges à tout le monde. Des piéces sans nombre qui n’enseignent, ne représentent, ni ne respirent que les passions & singuliérement l’impureté, des génies singuliers, éloignés de nos éloges, s’ils faisoient un bon usage de leurs talens, des voix luxurieuses ; des femmes à demi-nues, des peintures lascives, des paroles équivoques, des danses lubriques, l’empire du luxe, en un mot un assemblage recherché de tous les plaisirs & de tous les dangers à la fois, un élixir de tous les vices, un chef-d’œuvre de séduction toujours subsistant & multiplié à l’infini, qui fait par-tout les plus grands ravages : y a-t-il d’objets plus importans dans la Réligion & les mœurs, & peut-il y avoir deux avis dans le Christianisme sur les anathêmes qu’il mérite.

Le théatre a eu depuis peu d’années deux adversaires {p. 171}d’un grand poids, Gresset & Rousseau, deux grands maîtres, célebres dans la République des lettres, gens de beaucoup d’esprit, en état d’en juger, tous deux amateurs déclarés, tous deux compositeurs distingués, & qui en ont par eux-mêmes senti le danger, & se sont déclarés hautement contre lui, deux phénomenes bien dignes d’attention, l’un par des principes de Réligion dont il fut toujours rempli, qu’il suivit d’abord en se consacrant à Dieu dans un ordre Religieux, qu’il a suivi de nouveau après quelque éclipse, en embrassant dans le monde la vie la plus édifiante ; l’autre, malgré les préventions de l’irréligion manifestée à l’Europe, de la maniere la plus éloquente & la plus scandaleuse ; mais entraîné malgré ces ténébres par la force de la vérité. La ville de Geneve n’a jamais souffert le théâtre, malgré la licence du calvinisme dont elle est le centre ; elle a conservé une pureté, une simplicité de mœurs qu’on n’a vu ni ne verra jamais dans les Villes où la Comédie est soufferte. L’Enciclopédie, par je ne sçai quel goût de paradoxe qui lui est propre, fait en parlant des spectacles, une sortie très-vive contre Geneve, dont elle auroit plutôt dû louer la sagesse, & lui conseiller, le croiroit-on, de faire venir non des Apôtres pour lui apprendre les vérités de la foi, mais des Comédiens à titre de Missionnaires, & d’en établir une troupe choisie, pour enseigner la vertu à ses habitans. Rousseau quoiqu’Enciclopédiste parle bien différemment, il a plaidé la cause de sa patrie, avec l’éloquence de Démosthene, & c’est un des meilleurs ouvrages qui ayent paru, & dont ou peut le moins récuser le témoignage. On a voulu lui répondre dans le mercure, par des lambeaux qu’on a donné successivement, & qui ne persuadent pas plus l’utilité de la Comédie que la sainteté des actrices, qu’il {p. 172}s’efforce galamment de canoniser, ni aux gens de bien qui les connoissent, ni aux libertins qu’elles corrompent. Les apologies du théatre Français, furent toujours foibles & presque toujours réfutées par d’habiles plumes. La cause est trop mauvaise pour espérer que d’habiles Avocats daignent s’en charger & s’exposer au ridicule du mauvais succès. La cause de la vertu se soutient d’elle-même, elle est assurée de tous les suffrages, même de ceux qui la contredisent, dont elle réveille les remords & arrache l’aveu secret. Les défenseurs du théatre sont d’abord arrêtés par des obstacles qui mortifient leur amour propre. Les gens de bien sont indignés de la seule proposition de permettre la comédie, & de soustraire les comédiens aux censures ecclésiastiques, si authentiquement prononcées par l’Eglise, & toujours plus méritées. Les libertins se moquent des inutiles efforts d’un frivole Apologiste, dont la foiblesse confirme la vérité qu’il combat. Tout occupé de leur plaisir, s’embarrassant fort peu de leur conscience, ils rient des soins qu’on prend de la justifier. Le théatre a donc toujours eu contre lui la science & la piété. Bossuet, Nicole, le Brun, Rousseau, &c. Il n’eut jamais pour lui que la frivolité, l’ignorance, le vice. Moliere, Boursaut, la Fontaine, Fagan, Laval. Quel préjugé ! Tous dans les intérêts du libertinage, leur autorité formeroit-elle une opinion probable dans le probabilisme le plus relâché & la morale la plus tollérante ?

Aveugles, ils détruisent-même par leur conduire & leur ouvrage, le fragile édifice qu’ils vouloient élever. N’est-ce pas bien à Moliere à vanter la décence du théatre, lui dont les comédies sont les plus licentieuses ; n’est-ce pas bien à lui à prendre le ton de dévot dans la Préface de son Tartuffe, où il détruit la dévotion, {p. 173}en tâchant de la rendre ridicule ? Etoit-ce à la Fontaine à prendre un air de piété & de modestie, dans les tems qu’il donnoit au public ses contes scandaleux, où les loix de la pudeur & de la Réligion sont également violées par une licence sacrilege que foulent aux pieds l’une & l’autre ? Convenoit-il à Racine de faire l’appologie de la modération du théatre dans les mêmes écrits où par des sarcasmes injurieux, il déchiroit Nicole & tout Port-Royal, dont il étoit l’éleve ? Il est vrai qu’il chanta la Palinodie, & se réconcilia, & depuis vécut toujours bien avec ses anciens maîtres, par la médiation de Boileau, dans les œuvres duquel on a imprimé ses fameuses lettres, aussi malignes qu’ingénieuses. Il est vrai encore que Moliere par une fin digne de lui, passa du théatre au tombeau ; il changea les brodequins en suaire, sans donner le moindre signe de répentir, au lieu que Racine & la Fontaine se convertirent sincérement, & montrerent les plus vifs regrets d’avoir composé ces mêmes ouvrages dont ils avoient pris dévotement la défense, d’autant plus croyable, que ce qu’ils ont dit allant paroître devant le juge des vivans & des morts, qu’ils prononçoient contre eux-mêmes, & que le voile de la passion & du préjugé s’élevoit pour eux. Boursaut, dont le talent bien inférieur n’avoit pas fait tant de mal, & n’en devoit plus faire, s’y prit avec plus d’adresse & de décence ; il ne se donna pas pour casuiste, comme les autres qui font rire par leur ton de Théologien ; mais il fit imprimer la lettre du P. Caffaro, homme pieux & savant, qui mérite toute une autre attention que le verbiage de Moliere, de Racine & de la Fontaine. Il ne put cependant pas résister à la tentation de donner du sien dans une prétendue lettre à l’Archevêque de Paris, qu’il fit imprimer, qui ne vaut pas {p. 174}mieux que les dissertations comiques de ses confreres. Dans la vie que sa famille a donné, il est dit qu’il se retira enfin du théatre, vécut & mourut chrétiennement. Je le souhaite trop pour troubler par mes doutes, le repos de ses cendres.

Ces profonds apologistes se bornent à quatre choses. 1°. A se mocquer de leurs adversaires, à les accuser de malignité, de jalousie, de corruption secrette, couverte d’un zele hipocrite : la plaisanterie, style du Théatre, la récrimination, défense ordinaire des criminels, sont de fort petites raisons dont le mensonge seul peut avoir besoin. 2°. Ils se retranchent sur la droiture d’intention, la pureté du cœur, l’insensibilité stoïque des acteurs & des spectateurs, qui n’y sentent aucune passion, & n’y trouvent qu’un amusement innocent. Ce sont des Saints, il n’y manque que la bulle de canonisation, quand elle sera portée, nous croirons, nous admirerons leur sainteté. Jusqu’alors nous ne les croirons pas plus qu’ils ne le croyent eux-mêmes. 3°. A louer la modestie, la régularité, l’édification qui régne au théatre, l’attention, le zéle à n’y rien dire, rien souffrir qui ait l’ombre du vice, va jusqu’au scrupule. Moliere & la Fontaine sont les sages directeurs qui réglent & qui tranquilisent la conscience délicate des acteurs & des actrices, & Racine qui, quoiqu’exempt de toute grossiéreté, ne respire & n’inspire que la passion la plus vive, la plus rafinée, & la plus dangéreuse : Il faut que le théatre donne autant d’effronterie qu’il répand d’aveuglement. 4°. Faire valoir les fruits immenses de vertu qu’on tire de la Comédie. Personne encore ne les a apperçus ; mais on le prouve par ce grave dicton qu’on a mis sur le portail : Castigat ridendo mores, que le fameux Arlequin Dominique obtint d’une autre espece d’Arlequin, le fameux {p. 175}Santeuil par une foule d’arlequinades qu’il alla faire avec son habit & son masque, dans la cellule du Poëte Victorin, comme on le voit dans le Santoliana que Dominique fit prendre pour enseigne à sa troupe. La comédie est allée entendre le sermon le plus apostolique. Moliere vaut cent fois Bourdaloue. Qui peut compter les conversions qu’il a opéré, les restitutions qu’il a fait faire, les aumônes qu’il a fait répandre, les jeûnes, les pénitences qu’il a fait pratiquer, les Sacrements qu’il a fait fréquenter, & par conséquent les bonnes œuvres qu’il a fait lui même ? Qu’elle est injuste & de mauvaise humeur, l’expérience journaliere & constante, qui fait voir qu’on perd au théatre le peu de vertu qu’on y apporte, & qu’on tombe bientôt dans les plus grands désordres ? Il faut pourtant convenir que ces sages Panégyristes ont l’équité & la bonne foi de reconnoître qu’il y a de meilleures choses à faire que d’aller au spectacle, & des lieux qu’il vaut mieux fréquenter ; que ceux dont la conduite est réglée, qui ne voudroient pas employer un moment dont ils ne puissent rendre compte à Dieu, peuvent en faire un meilleur usage. Que si on veut blâmer tout ce qui ne regarde pas directement Dieu & notre salut, on ne doit pas trouver mauvais que la comédie soit condamnée, &c. Que faut-il de plus pour décider un Chrétien, que ces aveux que fait Moliere lui-même ? Pourquoi sommes-nous sur la terre, que pour travailler à la gloire de Dieu & à notre salut ? Que sert à l’homme de gagner tout un monde, s’il perd son ame ? Ne faudra-t-il pas rendre un jour compte à Dieu de ses actions, de ses paroles, de ses pensées ? De omni verbo otiose reddent rationem in die judicii. La force de la vérité a arraché de Moliere la plus entiere condamnation. Ex ore tuo te judico serve nequam.

{p. 176}Les Mémoires contre Ramponau, rapportés dans les livres des facéties, tom. 1, parlent fort judicieusement du théatre. L’Avocat, son auteur, homme d’esprit & de mérite, quoiqu’obligé par l’intérêt de sa cause de la justifier dans le for extérieur, où en effet il est toléré, se livre aussi-bien que nous à l’anathême dans le for de la conscience. La comédie, dit-il, allume le feu des passions ; les Ministres de la Réligion la défendent ; dans la conscience on ne doit pas conclure de la tollérance publique, qu’il soit permis d’y aller ; si le théatre offre des avantages, il offre des dangers : l’autorité publique qui ne voit les objets qu’en grand, par des vues générales, croit devoir permettre cette école du ridicule, pour le délassement du citoyen, l’encouragement du génie & l’honneur de la nation ; mais en l’interdisant pour la conscience, on aura parlé en chrétien, en homme raisonnable. Il est affligeant pour un chrétien de voir ces contradictions entre deux pouvoirs qui ont des droits sur notre obéissance ; on en concluroit mal qu’on ne peut en conscience y assister ; mais puisqu’il ne dépend pas de nous de rétablir l’harmonie, que nous ne pouvons faire que des vœux, il faut, autant qu’il est en nous obéir avec droiture & simplicité aux deux puissances. Racine inconsolable d’avoir travaillé, qui met ses piéces au nombre de ses péchés, & ses succès au nombre de ses malheurs, n’est pas moins décidé. On peut voir le détail de sa conversion, ses regrets, sa pénitence, ses soins pour supprimer ses tragédies, pour en inspirer l’horreur à ses enfans. Dans sa vie édifiante qu’a donné de son pere, Racine le fils, malgré l’analise, l’éloge, l’apologie qu’il fait de ses ouvrages, du côté du style, du langage, de la composition, foiblesse qu’il faut pardonner à la tendresse filiale, dans un homme plein de Réligion qui travailla {p. 177}utilement pour elle, quoique ses préjugés ayent quelquefois répandu des ombres sur la vérité. Fidele aux leçons, aux exemples de son pere, à qui la pénitence métita devant Dieu des graces bien supérieures à la réputation dramatique la plus brillante.

Deux principes certains dans le Christianisme, rien de léger en matiere d’impureté, quand on y consent. Qui viderit ad concupiscendum, jam mæchatus est in corde suo. Rien d’indifférend dans le danger, quand on s’y expose. Qui amat periculum, peribit in illo. Théatre, bal, romans, peintures deshonnêtes, parures indécentes, discours licentieux, en voilà assez pour se damner. Qu’on se rende de bonne foi justice, va-t-on à la comédie la plus châtiée, sans avoir jetté quelques regards, pris quelque liberté, entendu quelques discours, formé quelque désir, senti quelqu’émotion, consenti à quelque mauvaise pensée, & par-conséquent commis quelque péché ? Sur mille spectateurs, en est-il un qui n’ait quelque reproche à se faire ? Et on doutera s’il est défendu d’aller aux spectacles. Le spectacle est donc interdit au grand nombre qui y péche, & même au petit nombre, qui prétendoit n’y pas pécher parce qu’il s’expose témérairement au péché. Dans un danger involontaire, dans une occasion qu’on ne peut éviter, on peut compter sur la grace de Dieu, & se promettre la victoire. On pourroit l’espérer sur des objets dont les attraits font médiocres ; mais s’exposer volontairement sans nécessité, contre la défense de l’Eglise, aux occasions prochaines, aux plus vives sensations, aux objets les plus séduisants, s’y croire en sureté, s’y dire innocent, ce sont des paradoxes que la morale la plus relâchée n’adoptera jamais. Est-ce là connoître le cœur humain ? Est ce se connoître soi même ? N’est-on pas dupe d’une {p. 178}passion aveugle, si on le pense ; nous prend-t-on pour dupes, si on veut nous le faire penser ?

Il est deux sortes de pureté & deux sortes de modestie, celle du corps & celle de l’esprit. La modestie du corps consiste de se tenir duement couvert, dans une situation honnête qui n’annonce & n’excite aucune passion. La modestie de l’esprit doit se tenir de même, & se montrer dans la décence. Les sentimens, les désirs, les pensées sont, pour ainsi dire, ses attitudes. Les discours, les regards, les lectures, les maintiens découvrent la nudité, décelent la corruption : le cœur s’exale par les yeux, les levres, les oreilles, la plume ; tout parle de son abondance, tout retrace sa phisionomie & ses traits. L’imagination est un tableau dont tous les pinceaux divers rendent les objets & les couleurs. Il est des dégrés dans l’un & dans l’autre. Tout n’est pas grossiérement à nud, une gaze légère, des voiles plus ou moins transparents, des draperies artistement appliquées par une demi nudité plus piquante, laissent entrevoir ce qu’on fait semblant de cacher ; ainsi l’enveloppe des équivoques, la finesse des tours, la délicatesse des expressions, les divers jours des allusions, sont dans les discours, comme le gaze déliée, qui couvre le le corps. Les ombres légères, les nuances insensibles, les dégradations de la lumiere qui relevent & font sortir les objets dans les tableaux, font connoître & font passer dans les auditeurs & les spectateurs, la corruption du cœur, la dissolution de l’esprit, & les font encore mieux goûter par ces assaisonnemens séduisants. La grossiéreté de l’indécence révolte même le libertinage, ces traits à côté des mysteres, réveillent & piquent-même l’indifférence, & blessent souvent-même la vertu.

{p. 179}Ce n’est pas seulement par l’immodestie grossiere des nudités des personnes, du fard, des attitudes dont le théatre ne fut & ne sera jamais exempt ; & par l’immodestie voilée des équivoques ou des peintures gazées, adroitement nuancées, dont il se fait un mérité, que les acteurs & les actrices attaquent la pudeur, & exposent l’innocence ; c’est encore par l’aveu, le détail, la peinture des foiblesses du cœur, des désordres de la vie, racontés même avec horreur. La confession de certains péchés faite aux Prêtres, la découverte de ses blessures, de ses infirmités, aux médecins, quelquefois avec la plus vive douleur, ne sont pas sans danger. Phedre l’accusant, & racontant les fautes secrettes, avec les larmes les plus ameres, est très-dangéreuse, & prépare la défaite du spectacle par le portrait de la sienne. Rousseau dans la Préface où il prétend excuser ses obscenes Epigrammes, dit avec raison : Les contes de la Fontaine tous licentieux qu’ils sont, sont incomparablement moins dangereux que les Eneïdes d’Ovide, & les Opéras de Quinaut, qui n’ont pourtant rien de licencieux, ni même d’équivoque ; mais, dit-on, ce ne sont pas ses propres sentiments qu’exprime l’actrice, ses propres foiblesses qu’elle détaille, ce sont ceux du personnage qu’elle joue ; qu’importe l’habit dont elle est couverte, le nom qu’on lui donne, est-ce moins l’objet du vice ? Sous quelque visage que s’offre la nudité, & que se montre le crime, par quelle voix qu’il se fasse entendre, ne lance-t-il pas toujours les traits ? Que ce soit son cœur ou celui d’un autre, que l’actrice fasse parler, c’est toujours un cœur corrompu qui se déploie. Une image de péché qui s’étale, une passion qui se réalise, qui s’anime, se répand, se glisse dans les cœurs ; la brutalité qui vomit des infamies, l’impudence qui fait trophée des excès, {p. 180}sont peu à craindre, le dégoût, le mépris, l’horreur qu’elle inspire en sont le contrepoison ; mais la finesse qui les voile en est le sel. En levant un coin de la toile on excite l’imagination, à la lever toute entiere, à encherir, même à embellir, à multiplier ce qu’on livre à sa féocndité. Les étincelles d’un feu criminel, qui petillent dans toute la personne d’une actrice ; cette flamme qui s’élance de ses yeux, cette langueur dans ses attitudes, cette vivacité dans ses mouvemens, ce souris qui invite & aplaudit au crime, ce chant harmonieux, qui amollit, cette voix douce qui pénétre, cette gayeté qui rassure, ces paroles tendres, ces sentimens rafinés, ce transport, ces dialogues animés, que sais-je ; c’est l’immodestie, c’est la volupté même qui parle, qui agit, qui appelle, qui s’offre, qui triomphe ; c’est-à-dire, qui empoisonne, qui perd l’homme pour l’éternité. C’en est assez, le théatre même en convient, les apologistes y souscrivent, la vertu n’a besoin que de leur expérience & de leur aveu.

Hérode Ascalonite, qu’on appelle Grand, par une de ces basses flateries qui avilissent les titres en les prostituant, introduisit dans la Judée, & à Jérusalem le théatre, l’emphitéatre, le cirque, le luxe & tous les vices de Rome payenne, jusqu’à lors inconnus chez les Juifs, & que même le Roi de Syrie, le plus grand protecteur de la Réligion, n’avoit pas osé introduire en particulier. Ce même étranger, pour s’assurer le thrône qu’il trouva le moyen d’envahir, fit mourir Antigone, son compétiteur, Hircar, grand Pontife, son aïeul, toute la race des Ammoniens, tous les grands qui lui faisoient ombrage, & une infinité de personnes du commun que les crimes irritoient contre lui ; & pour comble d’horreur des milliers d’enfans, pour envelopper dans ses {p. 181}massacres le Sauveur du monde, parce que le Mages qui étoient venus l’adorer, l’appelloient Le Roi des Juifs. Il fit mourir sa belle mere, son beau-frere, ses trois enfans, ce qui fit dire à l’Empereur Auguste, par allusion à la loi des Juifs, qui défend de manger de la chair de pourceau : Il vaut mieux être le pourceau d’Hérode que son fils. Enfin Mariamne, sa propre femme, la plus belle femme de son tems, qu’il aimoit éperdument. Ce qui a fourni la matiere de plusieurs tragédies, bonnes ou mauvaises, & qui traitent avec raison de tiran & de monstre, ce même Prince que leurs Préfaces appellent grand, & à qui la protection éclatante qu’il a accordé au théatre, devroit procurer quelque ménagement de la part des poëtes tragiques. A peine Mariamne fut-elle morte, que son meurtrier devint fou de douleur, & tomba dans le désespoir. Il abandonna le gouvernement de ses états, & courant les bois comme Nabuchodonosor, il appelloit à grands cris Mariamne, comme si elle eût été vivante : il en fut malade à l’extrémité, ne guérit jamais parfaitement, & devint sombre, farouche, de mauvaise foi, d’une humeur insupportable ; mourut enfin misérablement, & termina sa vie par un trait de cruauté sans exemple dans l’histoire. Il fit enfermer les chefs de toutes les famille ; considérables, & ordonna de les égorger tous d’abord après sa mort, afin qu’on répandit par tout des larmes, ce qui ne fut point exécuté. Le théatre méritoit d’avoir un tel fondateur.

Il le fut moins par goût que par ambition : ce Prince ne connoissoit d’autre Dieu que la fortune ; il fut de tous les partis dans les révolutions Romaines. Après avoir été pour la République, il suivit le parti de Jules César. Après la mort de l’Empereur, il revint à la République, & s’attacha à Brutus & Cassius, meurtriers {p. 182}de César. Après la bataille de Philippe, il se donna aux Triumvirs. Antoine étant venu en Orient, il se déclara pour Antoine, contre Auguste ; mais Antoine ayant été défait à la bataille d’Actium, il se livra à Auguste, & malgré la diversité de leurs intérêts & de leur caractere, il sçut les gagner par ses basses flatteries ; partout la dissimulation, la calomnie, la trahison, les fourberies étayerent ses entreprises. Connoissant que l’Empereur aimoit les jeux & les spectacles, il lui fit par-là sa cour ; il reçut en récompense la souveraineté sur quelque province voisine. Il fit donc bâtir en divers endroits des théatres, des amphithéatres, des cirques, sur-tout à Jérusalem. Il fit venir à grands frais des histrions, des musiciens, des danseurs, des Pantomimes, des gladiateurs, des lions, des tigres, pour les faire combattre entre eux & contre les hommes ; sur-tout pour célébrer la dédicace du temple d’Auguste. Le théatre étoit environné d’inscriptions à la louange de l’Empereur, & des trophées des nations qu’il avoit vaincues. Ce n’étoit qu’or & argent, riches habits, pierres précieuses ; on ne pouvoit rien ajouter à la magnificence, dit Josephe, qui en fait la détail. Hist. L. 15 c. 11. Mais aussi porta-t-il le plus funeste coup à notre Réligion & à nos mœurs, qui ne nous permettent pas d’assister aux spectacles. Hérode fit encore bâtir des palais, des forteresses, des villes considérables, comme Césarée à l’honneur de César, dont il lui donna le nom. Il reçut chez lui l’Empereur Auguste & son gendre Agrippa, avec une magnificence admirée des Romains-même. Il nourrit leur Cour & leur armée, jusques dans le désert de l’Arabie, & leur fit de magnifiques présents.

Pour soutenir cet orgueil insensé, & cette ambition démésurée, & fournir à tant de folles dépenses ; {p. 183}il fallut fouler les peuples par des exactions énormes, & se rendre le cruel tiran de ses sujets ; mais qu’importe qu’il en ait exprimé tout le sang, il n’en sera pas moins grand. Son luxe, sa vanité, ses théatres, lui en assurent à jamais le nom. Il lui échappa pourtant quelques bonnes œuvres que ses vices défigurerent d’abord après dans un tems de calamité publique, il fit fondre son argenterie pour en acheter des grains ; mais bientôt après, il reprit ce qu’il avoit donné, & fit faire une argenterie plus belle & plus riche. Il rebâtit magnifiquement le temple de Jérusalem ; mais en même tems il bâtit celui de Garisim à Samarie, pour entretenir le schisme. Il en construisit pour les Idoles, & nommément pour Auguste, sa vraie divinité, où il établir un college de Prêtres, pour lui offrir des sacrifices. Ce Prince faisoit profession de la Réligion judaïque ; mais avoit-il quelque Réligion ? Sans doute, comme en ont ceux qui vont de la Messe à la comédie, de l’Office divin à l’opéra, qui d’une main donnent à l’offrande, de l’autre à l’actrice, d’un côté sont Marguillers, Confreres, Pénitens blancs ou noirs, & de l’autre actionnaires du spectacle.

Tant de folies & d’impiétés ne demeurerent pas impunies. Plus d’une fois il courut risque de la vie, & ce qui aux yeux de la Réligion est encore plus funeste, il lui en coûta bien des nouveaux crimes. Ces spectacles admirés des étrangers, parurent aux Juifs le renversement de leurs loix & de leurs coutumes, de leur Réligion & de leurs mœurs. On en murmura hautement ; il y eut de tous côtés des soulevemens & des conjurations contre l’ennemi de tout bien. On résolut de s’exposer à tout, plutôt que de souffrir un si grand mal. Hérode parut d’abord céder & réforma quelque chose ; mais le reméde parut insuffisant, & on le connoissoit trop pour se fier à {p. 184}lui. Dix hommes plus hardis que les autres se concerterent pour le tuer sur le théatre même. Ils s’y rendirent, des poignards cachés sous leurs robes ; se flattant, dit Josephe, que s’ils le manquoient, ils montreroient le chemin à d’autres pour exécuter leur entreprise. Les espions d’Hérode découvrirent le complot, & l’en avertirent. Il fit prendre les conjurés, & leur générosité, dit cet Auteur, rendit leur mort glorieuse. Ils avouerent leur dessein, & montrerent d’un visage assuré le poignard qu’ils avoient préparé, & déclarerent hautement que la piété & le bien public les avoit seuls portés à l’entreprendre, pour conserver la loi de leurs peres, que tout homme de bien doit préférer à la vie. Ils moururent avec la plus grande constance au milieu des tourmens. La haine du peuple contre les délateurs fut si grande, qu’il les mit en pieces, & donna leurs corps aux chiens. Hérode sit une exacte recherche, & découvrit les auteurs par le moyen de quelque femme que la violence des tourmens força de le confesser. Il les fit mourir avec toute leur famille. Il craignit une révolte générale, il fit bâtir quatre nouvelles forteresses, & fortifia Samarie, & à la moindre émotion, on faisoit main basse sur le peuple. Ainsi cet homme esclave des Romains & tiran des Juifs, prépara par l’affoiblissement de la Réligion, & la corruption des mœurs, l’horrible Déicide ; qui sous le regne de son fils, fut consommé sur le Calvaire.

Ce Prince fait dans les fastes du monde, & dans l’histoire de la Réligion une époque singuliere & unique ; il accomplit la prophétie de Jacob : Non egredietur sceptrum de Juda, & dux de semore ejus, donec veniat qui mittendus est. De quelque maniere qu’on prenne le mot de sceptrum, par une autorité quelconque, & le mot de Juda, pour la tribu de Juda, & pour la {p. 185}nation entiere, qu’Hérode & son pere fissent ou non profession de la loi Judaïque, il est certain qu’ils n’étoient ni de la tribu de Juda ; ni-même Juifs d’origine. Ils n’étoient donc en aucun sens de femore ejus ; ils n’avoient donc aucun droit au trhône. C’étoit un Iduméen, un étranger, un particulier qui lui-même en étoit si persuadé, selon Josephe, Liv. 14. chap. 13, qu’il se mocqua de Manahem, Essénien, quand il lui prédisoit la Royauté. C’est donc évidemment à lui & à son regne, que commença l’abandon des Juifs & leurs malheurs infinis, la venue du Messie, & le bonheur infini des Chrétiens. Jesus-Christ nacquit sous son régne, & mourut sous celui de son fils, après saint Jean, son précurseur. Il fut méprisé à sa Cour, renvoyé à Pilate, couvert en dérision d’une robe blanche, comme un insensé. Ces deux Princes sont l’image du monde, pleins d’ambition ; de cupidité, de faste, de mépris pour la vertu. La naissance du théatre en Judée, se trouve singuliérement placée au milieu de ces événemens. Ce fut à son retour de Rome qu’ayant été fait véritablement Roi par Auguste, & par conséquent la puissance souveraine ayant passé à un étranger ; Hérode bâtit des théatres, fit jouer des piéces à Jérusalem, à l’honneur de son bienfaiteur. Ainsi la Royauté d’Hérode, l’abandon des Juifs & la naissance du théatre ont la même époque, & commencent le régne du démon en Judée, tandis que le Messie, dans le même-tems commence par sa naissance le régne de Dieu.

La mort d’Hérode fut fatale au théatre, il languit & parut presque anéanti. Le royaume de ce Prince fut divisé en Tétrarchies entre ses enfans, & ne fit plus de sensation dans l’Empire. Ses enfans, dont quelques-uns furent rélégués dans les Gaules, n’étoient ni assez puissants, ni assez riches pour donner des spectacles. Car alors {p. 186}il n’y avoit point d’actionnaires ; on ne payoit point à la porte : on ne chargoit point les villes de la dépense, le Prince la faisoit toute, & de si petits princes n’auroient osé braver le goût, l’usage, la loi de la nation, comme avoit fait leur pere. Ils n’y avoient plus d’intérêt. Tibere, successeur d’Auguste, n’aimoit point les spectacles, & chassa les comédiens. On ne lui eut pas fait sa cour par des comédies. Caligula, Claude, Néron, Othon, Vitellius regnerent si peu, ou eurent tant d’autres affaires, qu’on ne pensa plus aux Juifs, que pour les exterminer par les mains de Vespasien & de Tite ; & les Juifs dispersés par toute la terre, ont si bien conservé l’horreur pour le théatre, comme opposé à la loi de Moyse, qu’il leur est défendu d’aller à la comédie, & qu’en effet ils n’y vont point.

Malgré tant de désastres, le théatre eut en Judée un éclair de rétablissement sous le regne d’Hérode Agrippa, petit-fils de l’Ascalonite ; qui étant passé de la prison au thrône, jouit pendant trois ans du titre de Roi ; c’est à lui que, pour contredire Tibere, son prédécesseur, Caligula donna une chaîne d’or aussi pesante que la chaîne de fer qu’il avoit porté dans son cachot. Ce Prince qui avoit de bonnes qualités, les ternit au théatre. Il y trouva sa punition. Pour marquer sa reconnaissance à l’Empereur, il fit bâtir, non à Jérusalem, il n’auroit-osé, mais à Berite, ville de Syrie un théatre & un amphithéatre, donna des concerts de musique, espece d’opéra où parurent 1400 hommes, partagés en deux troupes qui donnerent l’affreux spectacle d’un combat si sanglant qu’il n’y en resta aucun en vie. Dans le même-temps il fit mourir S. Jacques & emprisonner saint Pierre. La persécution & le théatre marcherent d’un pas égal. Ce spectacle fut l’origine des disgraces de ce Prince. Cinq Rois voisins qui y furent {p. 187}traités magnifiquement. Cette assemblée parut suspecte au Gouverneur de la Judée qui y vint aussi. Il leur ordonna de se retirer chez eux, & fut depuis l’ennemi d’Hérode. Hérode crut réparer sa faute par de nouveaux spectacles ; il en fit un autre peu de tems après. Il célébra dans la ville de Césarée des jeux solemnels à l’honneur de l’Empereur. Un monde infini se trouva à cette fête. Le second jour Herode Agrippa vint de bon matin se montrer sur le théatre avec un habit magnifique, dont le fonds étoit d’argent, & travaillé avec tant d’art, que lorsque le soleil levant le frappa de ses rayons, il éclata d’une si vive lumiere, qu’on en étoit ébloui. Il s’assit sur un trône, & harangua le peuple. Hérode étoit éloquent. Il en faut peu d’ailleurs à un grand pour en être admiré. Il en faut peu pour être comblé d’éloges. Au théatre ils furent portés jusqu’à la fureur. Ces lâches flatteurs dont les discours empoisonnés répendent un venin mortel dans le cœur des Princes, s’écrierent ce n’est pas un homme mais un Dieu qui parle. Voces Dei & non hominis Au lieu d’arrêter & de punir ce blasphême, Hérode en acteur applaudi, avaloit à long-traits la fumée de cet encens. Il vit tout-à-coup, dit Josephe un hibou, oiseau de mauvaise augure, perché sur une corde tendue en l’air pour le jeu de quelque machine. Le livre des actes des Apôtres ne parle pas du hibou ; mais il dit que l’Ange du Seigneur frappa hérode, & qu’il sentit dans ce moment ses entrailles déchirées par des douleurs insupportables, & une infinité de vers s’engendra dans tout son corps. On l’emporta comme Moliere du théatre dans son lit. Il mourut rongé de vers & accablé de dettes, la cinquante-quatrieme année de son âge. Tel fut le dénouement de cette brillante tragédie. Consumptus vermibus expiravit. Act. 13. On a dit ce qu’on n’a pas dit de Moliere, qu’il se reconnut avant sa mort, {p. 188}& dit en versant des larmes : Voilà celui que vous regardez comme un Dieu, qui dans un moment ne sera plus : J’étois trop heureux ; il faut vouloir ce que Dieu veut. Plus heureux si le théatre de ses crimes & de sa punition avoit été aussi le théatre d’une sincere pénitence.

Je ne prétens ni attribuer au théatre tous ces malheurs & ces crimes, ni approuver les violences & les conjurations des Juifs, qui s’y opposoient ; mais on ne peut disconvenir que les passions ne l’ayent fait construire, & qu’il n’ait beaucoup contribué à les entretenir & à les augmenter. Depuis l’introduction de ces jeux, Hérode fut bien plus méchant & commit les plus grands crimes. Il fit mourir toute sa famille, les saints Innocents & une infinité de personnes. Le cirque l’avoit rendu plus féroce. L’incontinence n’étoit pas sa passion dominante ; mais il fut débauché, & donna dans un luxe excessif. Pour fournir aux folles dépenses, il accabla le peuple d’exactions énormes, & les ayant poussés à bout il alluma le feu de la révolte, il l’alluma dans le cœur des plus honnêtes gens, & des plus fidéles sujets par l’indécence & l’impiété de ses jeux : On ne peut disconvenir que les spectacles que les Juifs n’avoient jamais souffert chez eux, quoique soumis aux Grecs depuis Alexandre, quoique liés aux Athéniens chez qui le théatre étoit plus florissant, que ces spectacles ne fussent absolument contraires à l’esprit de leur Réligion, à la loi de Moyse, qui condamne tous ces excès, & à leurs mœurs naturellement graves, sérieuses, modestes & même assez réglées depuis le retour de la captivité de Babilone ; ils avoient donc raison de s’opposer à ces innovations pernicieuses où tout devoit les allarmer & les révolter.

1°. Dangers d’Idolâtrie. Ces jeux venoient des payens, & n’avoient que des payens pour acteurs. Jamais Juif n’étoit monté sur le théatre {p. 189}Fidelâtrie avoit été leur origine. C’étoient des actes religieux parmi ces peuples, & la représentation des avantures de leurs Dieux, c’est-à-dire des mysteres du paganisme. Hérode avoit-même eu, quoique faisant profession du Judaisme, l’impiété d’élever un temple à Auguste, d’y établir des prêtres, d’y faire offrir des sacrifices, & célébrer le culte de cet Empereur, comme d’une divinité même. 2°. Dangers de libertinage. Ces mêmes choses n’étoient pas moins dangereuses pour les mœurs. Les mysteres du paganisme n’étoient autre chose que les amours des Dieux, qu’on y jouoit, les acteurs n’étoient pas moins des débauchés que des idolâtres, & les actrices des courtisannes. C’étoient donc & les objets les plus indécens, & les hommes les plus corrompus qui servoient au démon, à deux fins, à inspirer à nourrir l’idolâtrie, & le vice. Les acteurs, danseurs pantomimes, sont dans le christianisme, ce qu’ils étoient dans le paganisme. Un scandale public. C’étoit enseigner à la nation, la débauche, la prostitution, & lui en fournir les moyens. Jamais dans les plus grands débordemens des Juifs leur vertu n’avoit été plus violemment & plus dangéreusement attaquée. Nous n’avons pas l’idolâtrie à craindre ; mais le danger pour les mœurs est le même, & l’irréligion qui y domine, n’est pas moins injurieuse & funeste à l’homme que l’idolâtrie. 3°. Dangers de férocité. La vue de tant de sang répandu dans le cirque, accoutume à le voir couler sans pitié, rend l’homme cruel, sanguinaire : des bêtes féroces lui apprennent à se faire un jeu de la vie de ses semblables, à plus forte raison à le sacrifier à ses intérêts. Les Juifs ne pouvoient trop s’élever contre des spectacles si dangéreux, & il est étonnant que la conscience des chrétiens soit moins éclairée ou moins delicate.

TABLE
DES CHAPITRES. §

Chapitre I. Peinture & Sculpture, p. 3.

Chap. II. Anecdotes de Théatre, 40.

Chap. III. Extrait de quelques Livres, 71.

Chap. IV. Spectacles singuliers, 105.

Chap. V. Tribunal des Comédiens 128.

Chap. VI. De l’Iconomanie théatrale. 140.

Chap. VII. Histoire des cas de conscience, 158.