Bertrand de La Tour

1763

Réflexions sur le théâtre, vol. 1

Édition de Doranne Lecercle
2018
obvil.paris-sorbonne.fr/corpus/haine-theatre/la-tour_reflexions-t1_1763.
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2018, license cc.
Source : Bertrand de La Tour, Réflexions sur le théâtre, vol. 1, Avignon, Marc Chave, 1763, t. 1. p. 1-210
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

[FRONTISPICE] §

REFLEXIONS
MORALES,
POLITIQUES, HISTORIQUES
et litteraires
SUR LE THEATRE

A AVIGNON
Chez Marc Chave, Imprim. Libraire
M. DCC. LXIII.

{p. 1}

[Introduction] §

Le goût des Spectacles est devenu dominant en France : l’Italie et l’Angleterre l’adoptent, l’Espagne ne s’en éloigne pas, il gagne les royaumes du nord. Ce n’est pas seulement dans le sens moral que tout ce monde n’est qu’une comédie, où chacun joue son rôle, se contrefait et se masque, et cherche à en imposer par des apparences de vertu, de probité, de valeur, de zèle, de grandeur, et qu’à la mort tous les hommes, comme les acteurs derrière le théâtre, deviennent égaux, et sont confondus dans la poussière ; cette comédie fut toujours jouée, elle l’est partout.

Je dis encore que toute la France est enthousiasmée des spectacles : « Totam hodie Romam circus capit, et fragor aurem percutit. » Les théâtres publics, quoique innombrables, ne suffisent pas, on en construit dans les bourgades, dans les armées, {p. 2}dans les couvents, dans les maisons particulières ; on y court, on y monte, on y joue, on y passe la vie ; il se forme des troupes brillantes de citoyens distingués, dont les biens, les travaux, les talents, la mémoire, sont utilement employés à apprendre et à représenter des pièces de théâtre. Tout y applaudit : avoir bien rempli son rôle, c’est un nouveau lustre à la noblesse. Ainsi parlait l’Empereur Julien dans l’éloge de la ville d’Antioche : on y voit tant d’Acteurs, danseurs, sauteurs, joueurs d’instruments, qu’il y a plus de Comédiens que de citoyens : « Plures sunt Histriones quam cives. » (Misopogon. pag. 342.) On peut, d’après Juvenal, dire des Français, dignes émules des Romains : Ce peuple si supérieur aux autres peuples, qui donne le ton de l’élégance et des grâces, des sciences et des arts, de la littérature et de la parure, après avoir vaincu le monde, est à son tour vaincu par la comédie, et borne tous ses désirs à avoir du pain et des théâtres : « Qui dabat olim imperium … fasces, legiones, duas tantum res anxius optat, panem et circenses. »

Les papiers publics en font chaque semaine une honorable mention, les Mercure, les affiches, les journaux, les feuilles de Desfontaines, de Fréron, de la Porte, transmettent à la postérité les événements importants du monde dramatique ; on célèbre le début d’une Actrice, les hommages poétiques de ses amants, les compliments d’ouverture et de clôture ; on détaille avec soin les beautés, les défauts, les succès, les revers de chaque pièce ; on en présente à toute la France de longs morceaux avec les noms fameux de Valère et de Colombine. Ces histoires intéressantes sont lues avec avidité, et c’est la seule partie de ces feuilles que parcourt la moitié des lecteurs ; les pièces imprimées suivent de près les annonces, et se répandent rapidement ; elles volent de la capitale {p. 3}aux Alpes et aux Pyrénées, traversent les mers, font voile au Canada et aux îles du vent, et vont payer à Pondichéry les étoffes des Indes. Tout cela est muni de l’approbation d’un Censeur, c’est une branche du commerce ; le Ministère daigne y donner son attention. Ajoutons cette foule d’almanachs, de tablettes, d’histoires, de dictionnaires de théâtre, cette inondation de programmes et d’affiches qui parent les carrefours et arrêtent les passants par leurs couleurs et leurs vignettes, ces listes innombrables d’Acteurs, de danseurs, de sauteurs, de chanteurs, qui apprennent au public, comme une chose de la dernière importance, qu’un tel a joué le rôle de Scaramouche, une telle celui de soubrette, que celui-ci a chanté une ariette, celui-là dansé un pas de trois. Ces grands noms, ces grands exploits demeureraient-ils dans les ténèbres ? les affaires de l’Etat n’occupèrent jamais tant d’Imprimeurs, de colporteurs et de lecteurs.

Il y a cinquante ans que le seul soupçon d’une fortune si éclatante eût été pris pour une injure ; on rendait encore justice au métier de Comédien, on le méprisait ; aujourd’hui c’est un état brillant dans le monde : un Acteur est un homme de conséquence, ses talents sont précieux, ses fonctions glorieuses, son ton imposant, son air avantageux ; on est trop heureux de l’avoir, on se l’arrache. Les pièces dramatiques font les délices des gens de goût, nulle fête n’est bien solennisée sans elles ; en être le spectateur, c’est un devoir ; amateur, un mérite ; auteur, quelle gloire ! Un gazettier raconte sans rougir, mais non pas sans rire : On a assisté au te Deum, à la messe, au sermon ; de là on est allé à la comédie. Il n’y a pas jusqu’aux Chevaliers de Malte, Ambassadeurs dans quelque Cour, de qui les nouvelles publiques ne disent avec édification : Un tel Bailli a donné le bal et la comédie, les plus habiles danseurs, les {p. 4}meilleures actrices ont fait honneur à la religion. La comédie est devenue d’étiquette, et cette étiquette même est une comédie.

Un bon Acteur est toujours un riche et puissant Seigneur ; il ne le cède qu’au Financier, qui véritablement joue aux dépens du public, une comédie, ou plutôt une tragédie plus lucrative ; mais aussi, par un juste retour, il fait dériver d’abondantes saignées du Pactole sur les états de Thalie. Il en entretient les Princesses, pensionne les Seigneurs, les traîne dans son char, les fait manger à sa table, les loge dans ses palais, en soudoie des compagnies, fait faire chez lui l’exercice, se met à la tête. A l’exemple des Financiers (car ce sont nos maîtres), le gentilhomme s’épuise, le bourgeois se ruine, le fils de famille vole son père, le marchand fait banqueroute, pour ce noble amusement. Les petites villes trouvent des fonds pour bâtir des salles de spectacles, et s’abonnent avec des troupes de Comédiens, malgré la misère publique, qui rend et nécessaire et presque inutile, exerce et décourage le zèle des personnes charitables. Toutes les bourses, fermées à l’aumône, s’ouvrent pour la comédie, et étalent à l’avidité du Publicain une fausse richesse qui irrite sa soif ; les frais de la construction, de la décoration, des habits, de l’entretien, s’imposent sans difficulté, se lèvent sans peine ; on ne trouve pas un sol pour les pauvres.

On me dira peut-être, il est inutile et superflu de vous tant échauffer contre la comédie ; superflu, parce que tout le monde fait ce que vous avez à dire, sent par expérience, et dans le fond est persuadé qu’on ne peut en conscience y aller ; inutile, parce que malgré vos exhortations et celles de tous les Prédicateurs du monde, malgré ces connaissances, cette persuasion {p. 5}et ces remords, on n’y ira pas moins. Cela peut être ; mais ne doit-on ni prêcher, ni écrire contre le vice, parce que tout le monde est persuadé que l’impureté, l’usure, la médisance sont des crimes, et que malgré ces connaissances et ces remords il y aura encore des libertins et des usuriers ? On sauve toujours quelque âme, on arrête quelque péché, on maintient la possession de la vertu contre la prescription du vice. D’ailleurs je ne me borne pas à la morale, je sais que l’Evangile a depuis longtemps prononcé, je ne pense pas qu’il rétracte jamais ses arrêts : l’état du théâtre, la vie que mènent les acteurs, les auteurs, les amateurs, ne les fera pas si tôt rétracter ; écoute-t-on l’Evangile ?

J’envisage cet objet du côté du bon ordre et du bien de l’Etat, et j’ose dire que quoique le gouvernement tolère les spectacles, la bonne politique, toujours d’accord avec la religion et les mœurs, ne leur est pas plus favorable. Dans un siècle si éclairé, et qui a tant écrit sur la politique, rapprocher le théâtre des principes du bon gouvernement, est prendre le ton du siècle. Je crois y avoir autant de droit que ceux qui ont écrit sur les monnaies, les finances, le commerce, la noblesse, la guerre, l’agriculture. La religion et les bonnes mœurs ne sont pas moins intéressantes. Nous y mêlerons bien des traits sur l’histoire ancienne et moderne des spectacles, et nous ne négligerons pas la partie littéraire. Nous tâcherons d’apprécier ces brillantes qualifications de génie, de sublime, de grand, de chef-d’œuvre, si aisément prodiguées aux auteurs, aux acteurs, aux musiciens, aux danseurs, aux décorations, aux machines. C’est une espèce de zone torride, dont les habitants, toujours brûlés par le feu de la passion et de l’enthousiasme, ne parlent qu’avec transport des productions {p. 6}de leur climat, à moins qu’ils ne se déclarent avec la même vivacité contre quelque fruit amer à leur jalousie. Nous verrons qu’il y a bien à rabattre des pompeux éloges dont ils se bercent ; que ces hommes, montés sur des échasses, ne sont communément que des hommes très médiocres, aussi bien que leurs ouvrages, et souvent par leurs mœurs et leurs sentiments, aussi méprisables que leur métier.

Pour mieux établir cette doctrine, nous irons chercher des preuves chez nos adversaires, et prendre des armes dans le camp ennemi, sans négliger l’autorité infiniment plus respectable des Pères et des Docteurs de l’Eglise. Du moins le sentiment des gens livrés au monde et au théâtre ne sera pas suspect. Nous verrons combien le monde lui-même le condamne. Il a fallu pour cela parcourir bien des livres qui n’en valent pas la peine, pour trouver une perle dans le fumier. C’est un reproche que nous nous sommes fait les premiers. C’est ainsi que les Docteurs de l’Eglise ont étudié les livres des infidèles et des hérétiques, pour combattre l’erreur par ses aveux et ses excès, ses contradictions et ses folies. On a fait le même reproche à S. Paul, pour avoir lu les comédies de Ménandre, dont il cite des vers, à S. Augustin et à S. Jérôme, qui en rapportent un grand nombre des Poètes grecs et latins. On a voulu même en conclure que la représentation en était permise, aussi bien que la lecture. Mauvaise conséquence : qui jamais a approuvé tous les livres qu’il lit ou qu’il cite, encore moins la représentation de tout ce qu’il a lu ? Je serais bien à plaindre, si j’approuvais tous les livres qu’il m’a fallu lire pour en extraire ce que je rapporte dans cet ouvrage. Je ne le fais, à l’exemple de l’Apôtre, que pour couper la tête de Goliath avec son épée. Les paroles de {p. 7}Ménandre étaient bien mieux reçues, et d’un plus grand poids chez les Païens, que n’eussent été celles des Prophètes, qu’ils ne connaissaient pas ; et Molière est un Docteur plus respecté au théâtre que S. Augustin, qu’on y méprise. On prend droit, pour le mieux confondre, des traits que la vérité arrache à ses propres défenseurs, comme l’a si heureusement exécuté M. Bossuet, dans son Histoire immortelle des variations des Protestants. On n’en approuve pas plus le libertinage, que S. Paul n’approuvait l’idolâtrie, et l’Evêque de Meaux l’hérésie. Employer les belles sentences qui se trouvent par hasard dans les comédies, c’est faire servir les richesses de l’Egypte à la construction du tabernacle. La religion ne fait que reprendre ce qui lui appartient ; ce que les Païens, les Poètes, les Comédiens ont de bon est un larcin fait à l’Eglise, seule dépositaire de la vérité. Il y a même bien de la différence entre jouer et lire des comédies ; les décorations, les danses, le chant, les gestes, le ton de la voix, la parure des Actrices, la compagnie, en un mot cette multitude de dangers qu’on y rassemble, contre lesquels la plus ferme vertu ne tient pas, ne se trouve point dans la lecture ; on lit les livres des Médecins et des Casuistes, voudrait-on en voir la représentation ?

Peut-être blâmera-t-on le style de cet ouvrage, quelquefois monté sur le ton de la plaisanterie, et censurant plusieurs personnages célèbres, dont il déplore l’égarement. Je n’ai qu’à répondre les deux mots d’Horace : « Ridendo dicere verum, quid vetat ? Ridiculum acri fortius et melius magnas plerumque secat res. » Du moins ne pourra-t-on pas m’accuser d’outrer les choses, ni de les envenimer. Je cherche à convertir, non à mordre, et je cite partout mes garants. Tous les ouvrages solides qu’on a donné contre la comédie, ont {p. 8}quelque chose de trop sérieux, qui rebute le lecteur, et décréditeI l’auteur par un air de sévérité, qu’on impute à misanthropie, ou à un intérêt de robe et de parti qui fait tenir ce sombre langage. Essayons, pour les faire mieux goûter, de dépouiller la raison et la vertu de ces habits lugubres, et de les parer des agréments de la gaieté. Du reste, ce n’est pas au théâtre à m’en faire un crime ; la satire est son aliment, la plaisanterie est son langage ; et plût à Dieu qu’il respectât toujours assez la vérité et la décence, pour ne pas mériter la plus rigoureuse censure par sa malignité et ses bouffonneries, et donner à tous ceux qui le fréquentent, un ton de causticité et de frivolité, dont on ne se corrige presque jamais !

On dira peut-être encore que je parle du théâtre sans connaissance, puisque je ne l’ai jamais fréquenté. Il est vrai, et je m’en félicite, que je n’ai vu que des pièces de collège. Les circonstances de ma vie m’ont toujours tenu, pour mon bonheur, hors de portée d’y aller. Dans d’autres situations, j’y aurais été apparemment avec autant de plaisir qu’un autre, et mon salut y eût couru les plus grands risques. Mais qu’importe ? on peut avoir des relations bien fidèles d’un pays qu’on n’a jamais habité, on peut juger de ses mœurs par les naturelsII avec qui l’on vit ailleurs, de sa température par sa situation dans la zone torride, de ses productions par ses fruits et ses marchandises qu’on en apporte. Le commerce de la vie nous lie si fort avec les habitants de ce pays enchanté, et on répand si abondamment ses productions, qu’on peut en juger sans craindre de s’y méprendre. Nous nous proposons de parler des professions et des états différents des hommes, et d’examiner sur chacun si le théâtre lui convient. Ce ne seront point des généralités {p. 9}de morale, que personne ne s’applique ; l’application détaillée à chaque état fera mieux sentir la vérité.

Nous commençons par le Clergé : la préférence lui est due, c’est le premier corps du royaume.

LIVRE PREMIER.

CHAPITRE I.
Le Clergé peut-il aller à la Comédie ? §

Les plus zélés défenseurs du spectacle abandonnent ce premier poste. Qui oserait désavouer que le Clergé séculier et régulier ne soit très déplacé au théâtre ? Le P. Caffaro, Théatin, son défenseur, avoue que les Ecclésiastiques et les Religieux ne peuvent y aller sans péché. De là tant de railleries amères contre ceux qui ont la faiblesse d’y paraître, leur confusion, leur embarras, leurs déguisements. Qui aurait le front de s’y montrer en soutane ou en capuchon ? qui ignore la métamorphose comique de l’Abbé de Montempuis en demoiselle, punie par l’interdiction et l’exil, dont toute la France fit le sujet de ses plaisanteries ? De là ces loges reculées et grillées, où, à l’abri des regards curieux et malins, on peut, dit-on, voir et entendre sans être aperçu. Le parterre, dont ils sont le jouet, suffit pour apprendre à ces Abbés, qui n’en ont que le nom et qui le profanent, combien la religion, les mœurs et les bienséances réclament contre leur égarement.

La comédie est à plus forte raison interdite aux Ecclésiastiques en place. Un Pasteur des âmes, l’esprit plein des futilités qu’il vient d’entendre, serait-il bien en état d’administrer les derniers {p. 10}sacrements, d’exhorter un moribond et le préparer à son dernier passage ? Les Chanoines, ce sénat né des Evêques, chargés par état de la prière publique et du culte divin, pourraient-ils s’en acquitter dignement ? qu’il y a loin du théâtre au chœur, du bréviaire à Racine ! Un Prédicateur prêchera-t-il ce qu’il vient d’entendre ? un Confesseur défendra-t-il ce qu’il vient de faire ? A plus forte raison des Religieux qui font une profession déclarée de régularité et d’éloignement du monde. Aussi n’y voit-on jamais des Curés de Paris, des Chanoines de Notre-Dame, des Directeurs de Séminaire, etc. Ces hommes sages savent trop se respecter eux-mêmes et respecter leur état. On n’y voit que des Ecclésiastiques sans conséquence, qui se déshonorent eux-mêmes en profanant les saintes livrées dont ils sont revêtus. (Voy. Biblioth. canoniq. verb. Théâtre.)

Le savant Pape Benoît XIV (Traité des Synodes, L. 8. C. 61. N. 11. et dans ses Lettres 37 et 76.) traite au long cette question, et très bien à son ordinaire. Il condamne hautement la comédie, surtout pour les Ecclésiastiques, qu’il déclare encourir les plus grandes peines, s’ils y assistent. Entre autres autorités, il cite S. François de Sales, le plus doux des hommes (Statuts Synod. part. 3. tit. 4.) qui la leur défend, sous peine de suspense ipso facto, et un Concile de Venise, pays célèbre par la licence des divertissements. Ce Pape affecte de citer pour les Conciles l’édition du Jésuite Hardouin ; aurait-il cru que le nom et la robe de ce prodige d’érudition et de folie, mettrait quelque poids dans la balance auprès des mondains ? Ce grand Pontife, que la dignité suprême et les lumières supérieures rendaient si respectable, traite d’erronée et de scandaleuse l’opinion d’un Canoniste Italien (Luc de Ferrariis, tom. 2. art. 4. N. 17.), qui à la vérité défend aux Ecclésiastiques {p. 11}et aux Religieux de représenter publiquement la comédie, mais qui leur permet d’y assister, pourvu qu’il n’y ait point danger de péché pour eux, ni scandale pour le public : Ce qui doit être, ajoute-t-il, puisqu’on y en voit beaucoup en Italie. Benoît XIV le combat par le principe de l’Apôtre, les mauvais discours corrompent les bonnes mœurs, et l’impossibilité morale d’y éviter le péché, par l’autorité du P. Alexandre (Theolog. moral. Ep. 3 et 30.), du P. Thomassin (Discipl. Eccles. Part. 2. L. 4. C. 10 et 11.), de S. Antonin (Sum. Part. 3. L. 3. C. 45 et 46.), et notamment de S. Thomas, qui le décide positivement (in 4. Sent. dist. 6. q. 4. art. 2.), qui croit même qu’on peut aller jusqu’au péché mortel, par le plaisir que l’on y prend. D’où il conclut qu’on doit absolument bannir la comédie : « Tanta potest in eis esse libido, ut sit peccatum mortale, unde a tali inspectione omnes sunt arcendi. »

C’est avilir la religion que d’en dégrader les Ministres. L’esprit du christianisme est un esprit de docilité, de vénération, de confiance, de crainte filiale pour les Pasteurs et pour les sacrificateurs du corps adorable d’un Dieu : quel respect, quelle confiance, quelle déférence, quelle crainte religieuse peut-on avoir pour des Prêtres qu’on vient de voir au spectacle, écoutant, regardant les Comédiens, riant de leurs dissolutions, applaudissant à leurs folies ? Ne semble-t-il pas qu’allant avec la même aisance du théâtre à l’Eglise, ils ne font que rouler de spectacle en spectacle, et continuer de jouer la comédie ? S’il est du bien public que chacun remplisse ses devoirs avec fruit, peut-il être indifférent que le Clergé, fait pour en imposer au vice et enseigner la vertu, soit respecté des peuples et se rende respectable ? Or le théâtre le fait souverainement mépriser. C’est ce qu’ont pensé les {p. 12}lois humaines, aussi sévères en ce point que les canons de l’Eglise. L’Empereur Honorius défend à tous les Evêques, Prêtres, Diacres, Sous-diacre et Clercs, de venir à aucun spectacle : « Interdicimus Episcopis, Presbyteris, Diaconibus, Subdiaconibus, omnibusque aliis Clericis, cujuslibet Ordinis, ad quodlibet spectaculum venire. » L’Empereur Justinien (L. 17. C. de Episcop. audient.) rapporte et confirme cette loi, et dans la Novel. 123. il renouvelle cette défense, sous peine d’être interdit, et renfermé pendant trois ans dans un monastère.

Verra-t-on sans étonnement, et voudra-t-on croire le grand sermon et la loi rigoureuse qu’adresse cet Empereur au Patriarche de Constantinople, et à tout le Clergé (L. 34. C. de Episc. audient.) ? En voici l’abrégé. Persuadé que, la sainteté de la vie des Prêtres et la ferveur de leurs prières fait la prospérité de l’Empire et en assure les victoires, par les grâces qu’ils nous obtiennent du ciel, que leurs exemples sanctifient les âmes et nous attirent la miséricorde de Dieu, nous avons appris avec douleur, et ce qui paraît incroyable, que des Diacres et des Prêtres, et ce que nous rougissons bien plus de dire, même des Evêques, jouent à des jeux de hasard, et s’oublient jusqu’à se trouver à la comédie, « scenicorum vel thimelicorum fiunt spectatores ludorum « ; eux qui obligent tous ceux qu’ils baptisent de renoncer aux pompes du démon, dont les spectacles sont une grande partie, « ut abrenuntient pompis Diaboli, quorum non minima pars sunt spectacula ». Justinien défend absolument et sans exception à tout le Clergé, même aux Evêques, d’y paraître davantage. Il ordonne aux Patriarches, aux Métropolitains, aux Evêques, d’y veiller avec soin, et de punir rigoureusement les coupables, jusqu’à les excommunier et les déposer. {p. 13}Il ordonne encore au Préfet du Prétoire, aux Gouverneurs de province, et à tous les Magistrats, sous peine de son indignation et de la privation de leurs charges, d’y employer leur autorité, et les menace enfin de la colère de Dieu, s’ils le négligent.

Il est de la dernière importance de conserver la réputation du Clergé, et de lui interdire tout ce qui peut le dégrader aux yeux du public. Il ne faut pas moins empêcher l’abus de ses biens et la perte de son temps. En effet les biens ecclésiastiques sont-ils faits pour payer des Comédiens et des Comédiennes ? les biens donnés pour l’entretien des Eglises, l’expiation des péchés, le soulagement des pauvres, doivent-ils être employés à entretenir le crime, le scandale et la corruption des mœurs ? Ce serait bien alors que se vérifierait la parole de S. Bernard : « C’est un larcin, une rapine, un sacrilège. » Leur temps n’est pas moins précieux, ils n’en sont pas moins comptables au public : ils le doivent au pauvre, à l’ignorant, au petit, à l’affligé, au malade ; ils sont débiteurs de tout le monde. La bouche du Prêtre est dépositaire de la science sacrée, on lui demandera l’explication de la loi ; est-elle dépositaire des folies du théâtre ? Vous avez consacré vos lèvres et vos oreilles à l’Evangile ; les ouvrir aux folies, c’est un crime ; les y accoutumer, un sacrilège. Ne fussent-elles que des bagatelles pour des laïques, ce sont des blasphèmes pour vous : « Nugæ sunt nugæ in ore laïci, in ore Sacerdotis blasphemiæ : Consecrasti os tuum Evangelio, illis aperire nefarium assuefacere sacrilegium. » Qu’on parcoure tous les Auteurs sans nombre qui ont traité des devoirs des Ecclésiastiques, Denys le Chartreux, traduit depuis peu par l’Abbé Moni, Molina le Chartreux, Godeau, la Rochefoucault, Olier, Tronçon, Lafon, Lambert, Pastoral de Limoges, l’Abbé {p. 14}Dugué, Buvelet, Malliot, Tiberge, etc., même les Jésuites, Dupont, Crésolius, etc. (les Casuistes dont nous parlerons sont un ordre à part), j’ose dire qu’on n’en trouvera pas un qui ne défende la comédie aux Ecclésiastiques.

Madame de Maintenon pressant beaucoup M. Hébert, Curé de Versailles, de venir à la représentation de la tragédie d’Esther par les Demoiselles de S. Cyr, à l’exemple de plusieurs Ecclésiastiques et Religieux, qui avaient voulu lui faire leur cour en y allant, il la refusa et lui dit : « La réputation des Ministres de Jésus-Christ est trop précieuse et trop délicate pour la sacrifier à la complaisance ou à la curiosité. Est-il décent que des Prêtres assistent à des pièces exécutées par des filles ? C’est trop s’exposer à la tentation, bien des gens m’ont avoué que leurs passions y avaient été vivement émues. » Cependant tout était à S. Cyr dans la plus exacte décence : pièce sainte, nulle intrigue d’amour, actrices les plus modestes, nul mélange de sexe, compagnie la plus respectable, maison Religieuse, fondatrice distinguée par sa piété. Et au théâtre public, où tout manque, où tout le contraire est rassemblé avec le plus d’art, le cœur sera-t-il plus en sûreté, le Clergé plus à sa place, et sa réputation à couvert ? Tout le monde sait que les jeux de hasard, la danse, la chasse, la fréquentation des femmes, etc., sont défendus aux Ecclésiastiques. Il est inutile d’entrer ici dans le détail des preuves ; mais j’en conclus qu’à plus forte raison la comédie leur est défendue : plus indécente et plus dangereuse que tous ces exercices, elle en réunit plusieurs, en ajoute d’autres, et les surpasse tous.

M. Hébert se conformait aux lois ecclésiastiques anciennes et modernes de son diocèse. Dès l’an 829, le Concile huitième de Paris, appelé le sixième (L. 1. C. 38.), défend la comédie aux {p. 15}Ecclésiastiques par diverses raisons prises de l’Ecriture et de leur état, et assure que les mêmes vérités regardent les laïques : « Cum ab omnibus Christianis, juxta Apostoli documentum, scurrilitas et statiloquium sint cavendæ, multo magis Sacerdotibus, qui aliis exemplum et condimentum salutis esse debent. Hæc a sanctis viris penitus sunt propellenda, quibus magis lugere convenit, quam Histriorum jocationes, quæ animam Christianam emollire solent, et in cachinnos ora dissolvere. Nec decet nec fas est oculos Sacerdotum hujus modi spectaculis fœdari, aut mentem scurrilitatibus ad inania rapi. Ait Dominus : De omni verbo otioso reddent rationem. Paulus : Omnis sermo malus ex ore vestro non procedet. Isai. 5. Cithara et lyra., timpanum et libia, ut opus Dei non respicies. Innumera sunt hujus modi, quæ non solùm Sacerdotibus, sed etiam omnibus fidelibus magno terrori sint necesse est. » Tous les statuts synodaux, et de Paris et de tous les diocèses du royaume, sans exception, enseignent la même doctrine. L’énumération en serait inutile et ennuyeuse.

Le Père Thomassin, qui établit fort solidement cette doctrine (Disciplin. Ecclesiast. P. 2. L. 4. C. 10 et 11.), rapporte un trait singulier d’après Evagre (Histor. L. 4. C. 29.). Le saint Evêque d’Apamée Thomas étant auprès de Cosroès, Roi de Perse, vainqueur et persécuteur, pour le solliciter en faveur des Chrétiens, voulut bien se trouver avec lui à une course de chevaux : exercice sans doute bien moins dangereux que le théâtre, et dans une occasion unique, où l’Eglise avait intérêt de ménager un Prince impérieux et cruel. Cette condescendance surprit tout le monde, et ne fut excusée que par les circonstances critiques où se trouvait le Prélat. S. Tharaise, Patriarche de Constantinople, exécutait et faisait exécuter à son Clergé les canons des {p. 16}Conciles, et l’engageait à chercher dans le chant des psaumes un divertissement plus convenable à son état que des amusements pernicieux qui ne sont pas permis même aux laïques. (Surius, dans la vie, 25 février).

Le Père Bernard, appelé le pauvre Prêtre, mort à Paris en odeur de sainteté, le 23 mars 1641, avait singulièrement le talent des Comédiens, de contrefaire tout le monde. M. le Camus, Evêque du Bellai, l’ayant vu contrefaire ses sermons, en fut étonné et dit : « Il me rend parfaitement, je vaux mieux entre ses mains. » M. Bernard mit son talent à profit dans sa jeunesse, en jouant des comédies chez lui, et chez le Duc de Bellegarde son protecteur, qui s’en amusait beaucoup ; mais dès qu’il fut converti, son premier soin fut de renoncer au théâtre et au malheureux talent de contrefaire les gens, aussi opposé à la charité chrétienne qu’à la politesse et à la décence, d’où il ne peut revenir que du mal, et il exhortait tous ceux qui s’adressaient à lui de fuir ces dangereux spectacles. Ce trait ne vient pas d’une main suspecte à Thalie, c’est le Jésuite l’Empereur qui le rapporte dans la vie de M. Bernard. La gazette d’Avignon du 5 juin 1761 (art. de Gènes), dit que les Entrepreneurs d’une salle d’opéra à Livourne, ont fait un procès aux Juifs pour les forcer d’y aller, et que les Juifs le refusent constamment, tandis qu’ailleurs on le leur interdit. Je ne sache aucun endroit où il faille le leur interdire : plus réguliers en ce point que les Chrétiens, ils n’y vont point du tout.

L’Eglise, qui a quelquefois gardé le silence par rapport aux laïques, n’a jamais ni toléré ni dissimulé pour les Ecclésiastiques. On ne doutera pas des sentiments de S. Charles Borromée. Voici les paroles de son premier Concile provincial : « Clerici choreas privatas aut publicas non agent nec spectabunt. {p. 17}Comediis, fabulis, ludiis, aliisque prophanis spectaculis, non intererunt, ne aures aut oculi sacris officiis addicti, ludicris aut prophanis spectaculis, actionibus sermonibusque distracti, polluantur. » (Eccles. Mediol. P. 1. Concil. 1. de vit. et honest. Cleric.). Tous les Conciles provinciaux tenus en exécution des décrets du Concile de Trente (Bordeaux 1582. Tours 1583. Bourges 1584. Aix 1585. Arles, Rouen, Lyon, Sens, Toulouse, etc.) sont unanimes, le Concile de Mayence en 1310. de Bâle en 1431. le quatrième Concile général de Latran, les Décrétales et le Sexte au titre de vit. et honest. Cleric. Ne auditus aut obtutus sacris mysteriis deputati spectaculorum et verborum fœditate polluantur, dit le Concile d’Agde (C. 39.). Le décret de Gratien renferme une foule de canons pareils (Distinct. 5. C. 37. Non oportet. Distinct. 23. C. 2. His igitur. Distinct. 34. C. 19. Præsbyt. etc.). On peut voir là-dessus le Père Thomassin (P. 3. L. 3. C. 45 et 46.).

Parmi cette foule de canons il en est quelques-uns plus remarquables. 1.° Le Concile de Laodicée, C. 34. rapporté par Yves de Chartres (P. 2. C. 78.), défend aux Clercs d’être présents à certaines comédies, vraisemblablement assez peu dangereuses, qui se représentaient alors dans les maisons particulières, aux festins des noces et autres grands repas ; mais leur ordonne de se lever et de se retirer quand les Comédiens entreront, « Surgere de convivio et abire. »

2.° Il est défendu aux enfants des Prêtres de représenter la comédie ou d’y assister, soit aux enfants nés avant la promotion de leur père au Sacerdoce, les seuls que puisse reconnaître l’Eglise Latine (Concil. Carthagin. C. 15.), soit à ceux qui sont le fruit d’un mariage permis dans l’Eglise Grecque, selon les canons rapportés par Balzamon, pag. 386. Car sur l’article des spectacles, {p. 18}les deux Eglises ont toujours pensé de même : « Etiam filiis Sacerdotum spectacula secularia nec perficient, nec spectent. » Un Ecclésiastique doit plus qu’un autre avoir soin de sa famille, et ne lui permettre rien d’indécent. La honte en rejaillirait sur lui ; pourrait-on lui confier le gouvernement de l’Eglise, s’il néglige les mœurs de ses enfants ? « Si familiæ præesse nescit quomodo Ecclesiæ Dei diligentiam habebit ? » S. Paul.

3.° Quoique dans l’Empire Romain ce fût un usage immémorial, qui était devenu une obligation dans les grandes magistratures, de donner des spectacles au peuple, cependant on ne pouvait pas admettre aux saints ordres ceux qui pendant le temps de leur administration avaient fait ces libéralités. C’était pour eux une irrégularité, et si par hasard quelqu’un avait été ordonné, il devait être déposé, et même l’Evêque qui lui avait imposé les mains : « Aliquos qui voluptates et editiones populo celebrarant ad honorem Sacerdotii pervenire quorum neminem ne quidem ad ordinem Clericorum oportuerat pervenire, tantæ usurpationi finis imponatur, et qui ordinati fuerint cum ordinatoribus suis deponantur. » C’est le décret qu’envoya le Pape Innocent au Concile de Tolède, et qui y fut mis comme une loi pour toute l’Espagne (Distinct. 51. C. 1. Aliquantos). Nos Ecclésiastiques ne donnent pas la comédie à leurs frais, mais ils y assistent et paient, souvent composent les pièces ; c’est pis qu’en donner la représentation.

4.° Gennadius, Prêtre de Marseille, dans le sixième siècle (De Ecclesiast. dogmat. C. 30), met au nombre des Ecclésiastiques irréguliers ceux qui ont été Comédiens, furieux, ou énergumènes : ces trois choses vont de pair (V. Thomassin des Bénéfices, T. 2. C. 18. pag. 376). Et quoiqu’ils aient quitté ce métier, que la fureur ou la {p. 19}possession du Démon ait cessé, l’irrégularité subsiste ; il faut une dispense (Gibert, des Censures, pag. 3. tit. 11. n. 8. Rituel d’Agen, pag. 95. de Bourges, pag. 633. et passim distinct. 33. C. 2.). Sans doute ces canons ne seraient pas plus indulgents pour ceux qui donnent leurs pièces au théâtre, si ce désordre eût été connu ; mais c’eût été un phénomène.

5.° Le Concile sixième de Constantinople in trullo (ann. 680. Con. 51.) défend de regarder les représentations de théâtre, et même les danses, sous peine de déposition pour les Ecclésiastiques, et d’excommunication pour les laïques. Qu’eût-il dit des bals parés et masqués ? « Omnino prohibet Mimos, et eorum spectacula et saltatitiones perspici ; si secus fecerit, Clericus deponatur, laïcus segregetur. »

Depuis un siècle il a été fait des statuts synodaux dans tous les diocèses de France, et dans la plupart des rituels. Il n’y en a aucun où les spectacles ne soient sévèrement défendus aux Ecclésiastiques, et dans la plupart sous peine de suspense encourue par le seul fait, comme Narbonne, Limoges, Poitiers, Rodez, Toulouse, Montauban, Cahors, Chalons, Coutances, (Instructions de Godeau, du saint Evêque Alain de Solminiac) : il n’y a pas jusqu’aux diocèses situés dans les Cévennes, les Alpes, les Pyrénées, Oléron, Comenge, Aleth, Alais, Gap, Embrun, etc., où l’on n’a pas à craindre que la Gaussin aille jamais faire briller ses talents, au milieu des neiges, où cependant les Evêques n’aient cru devoir prendre la précaution de les interdire à leur Clergé. Sans entrer dans un détail ennuyeux de citations, je puis dire en avoir lu plus de cinquante, et partout avoir admiré la plus grande uniformité de discipline : et quoiqu’il se trouve quelques particuliers qui la transgressent, je n’ai vu aucun Ecclésiastique {p. 20}qui doute de la loi. La plupart étendent la défense aux laïques, et un très grand nombre ordonnent aux Curés d’en avertir les Fidèles au prône, et de les exhorter à fuir les spectacles.

Le troisième Concile de Tours (l’an 813. C. 7.) va jusqu’à défendre aux Ecclésiastiques même les décorations, et les chansons tendres, qui, en flattant les yeux et les oreilles, amollissent la vigueur de l’âme, et par leurs attraits y font glisser le poison du vice. N’est-ce pas défendre d’avance l’opéra et les concerts, où l’on en chante des scènes entières ? est-ce la place du Clergé ? On ne peut trop louer la sagesse de M. de Colbert, Evêque de Montpellier, qui défendit à tous les Bénéficiers du Chapitre d’aller au concert, et à tous les Musiciens du Chapitre d’y chanter ; ce qui a été renouvelé par ses deux respectables successeurs MM. de Charency et de Villeneuve, quoique bien différents de sentiments : et cela est si ponctuellement observé par ce vénérable Chapitre, qu’il a chassé de fort habiles Musiciens qui s’étaient émancipés jusqu’à y paraître malgré la défense. « Ab omnibus quæ ad aurium et oculorum pertinent illecebras, unde vigor animi emolliri potest, Sacerdotes abstineant. Per hæc, vitia ingredi solent. »

Honorius et Théodose le jeune portèrent plus loin la délicatesse. Il y avait à Alexandrie, sous le nom de Parabolani, une espèce d’Ecclésiastiques fort nombreux, qui n’avaient d’autre fonction que de veiller et de soigner les malades, surtout les pauvres, à peu près dans le goût de nos Sœurs grises, qui vont leur porter le bouillon, et dans celui des compagnies de Pénitents blancs, noirs, gris, bleus, rouges, jaunes, etc., établis dans les provinces méridionales de France, qui vont chaque semaine visiter les pauvres malades. Ces demi-Clercs, à qui leurs charités faisaient bien des partisans, s’étaient rendus redoutables, entraient dans {p. 21}toutes les factions qui troublaient cette ville remuante, et n’édifiaient pas par leurs mœurs. On s’en plaignit, et l’Empereur l’an 416 fit une loi qu’il confirma avec quelque changement deux ans après pour les réformer (Cod. Theod. L. 16. tit. 2. L. 42. et 43. de Epist. et Cleric.). Il fixa les Parabolans à cinq cents, ensuite six cents. Il leur fait une défense expresse de se trouver à aucun spectacle, cette fréquentation étant tout à fait opposée à la profession de piété qu’ils avaient embrassée, et une des plus grandes sources de leurs désordres. Il charge le Patriarche d’Alexandrie d’y veiller : « Quibus nec ad quodlibet spectaculum accedendi licentiam permittimus. » Ces mêmes lois sont rapportées, L. 17. L. 18. C. de Episcop. et Cleric.

Mais on a beau le défendre : peut-on espérer que le Clergé n’ira point au spectacle, lorsque de toutes parts on lui en ouvre l’entrée, on lui en fournit l’occasion, on l’invite, on le presse, on le force presque d’y venir ? On lui en inspire le goût dès le collège, on lui en donne les allures, on en cultive les talents, on en loue les succès, on en admire les ouvrages. Que le monde est injuste et inconséquent ! il censure les mœurs du Clergé, et c’est lui qui le corrompt. La coquette s’étale à ses yeux, le joueur l’appelle à sa partie, le débauché l’invite à ses repas. On se scandalise de le voir au théâtre, et on l’y sollicite, et on le traite de scrupuleux, s’il s’en abstient ; il lui inspire son esprit, et le blâme de le prendre ; il condamne sa modestie, et ne peut souffrir le saint usage de ses biens. Qui exige plus que le monde l’élégance des habits, la propreté des meubles, l’abondance des repas, la légèreté des manières, la liberté des paroles ? Ainsi il l’entraîne au vice, et lui fait le procès ; le lui rend nécessaire, et le tourne en ridicule ; plaisante également sur son recueillement et sur sa dissipation, sur sa retenue et sur sa licence, {p. 22}sur sa fréquentation et sur son éloignement du théâtre. Quelle est la vertu assez forte, assez éclairée pour se défendre de tant de pièges de toutes parts semés, et pour les démêler ? Le Clergé ne connaît pas ses intérêts quand il écoute le monde. Il se livre à son plus cruel ennemi, qui ne l’engage que pour le perdre et se moquer de lui. Sans avoir besoin de l’Evangile, tout lui dit, n’aimez pas le monde, ni ce qui est dans le monde. Le théâtre mérite-t-il quelque grâce ? « Nolite diligere mundum, neque ea quæ in mundo sunt. »

Nos lois, plus indulgentes que les lois Romaines, ne parlent point du Clergé, ou plutôt elles supposent que le droit Romain fait loi dans le royaume, et qu’il n’est pas nécessaire d’en renouveler les dispositions. Elles y ajoutent une défense aux Comédiens de jamais se servir d’habits ecclésiastiques ou religieux ; pourquoi ne pas leur défendre aussi d’y recevoir des Religieux et des Ecclésiastiques ? est-il plus indécent d’y voir l’habit que la personne ? Il devrait être défendu aussi de représenter des pièces de leur composition. Rien n’est plus indécent. Une Troupe n’oserait les recevoir pour Acteurs ; pourquoi les admettre pour Auteurs ? l’Auteur est encore plus coupable, il est le mobile de tout ; il y aurait moins d’indécence à employer les habits que les ouvrages. L’ecclésiastique n’aurait aucune part à l’irréligion qui se servirait de la robe ; mais est-il excusable de composer pour le théâtre, et d’y faire jouer ses pièces, lui qui est obligé de le combattre ? Quelle profanation de leur esprit ! quelle corruption de leur cœur ! quel avilissement de leur caractère ! Si on avait pris cette précaution, on n’aurait point vu les Abbés de Pure, Boyer, Bois-Robert, d’Aubignac, Pélegrin, se déshonorer par leurs pièces dramatiques, lesquelles même par une nouvelle indécence étaient souvent {p. 23}plus libres que les autres. Aucun d’eux n’a réussi ; ils n’ont pas moins fait mépriser leurs talents que dégrader leur caractère.

Dans les provinces, soit qu’il y reste plus de retenue et de timidité, soit qu’on y soit moins libre et plus observé que dans l’immense forêt de la capitale, le Clergé n’a pas encore si bien pris les leçons du monde ; il paraît peu au théâtre. Le public, moins accoutumé, s’en scandalise plus aisément ; les Supérieurs Ecclésiastiques y veillent davantage, et sont plus écoutés. Mais à Paris le monde a formé dans le Clergé une foule d’élèves intrépides et aguerris contre les bienséances, les canons et la religion. L’occasion fait tous les jours des prévaricateurs, à l’opéra, à la comédie, aux italiens, à la foire, au parterre, à l'amphithéâtre, aux loges, aux coulisses, aux foyers ; on y est si familiarisé, qu’on n’y fait plus attention. Qui connaît mieux les anecdotes théâtrales, qui y fournit plus de matière, qui lit plus régulièrement les pièces, juge plus hardiment, prononce plus décisivementIII, qui sent, qui goûte mieux le jeu des Acteurs et les grâces des Actrices, que ceux que leur état devrait y rendre les plus étrangers ? Pour les pièces de Communauté ou de Collège, ce sont les spectateurs les plus bénévoles et les meilleurs acteurs.

Le goût a si bien gagné dans le Clergé, que la plupart des ouvrages sur le dramatique ont été composés par des Ecclésiastiques ou des Religieux, et presque tous Jésuites ou ex-Jésuites. Les Abbés d’Aubignac, Nadal, de Villiers, les PP. Souciet, Brumoy, Rapin, etc., en ont enrichi la république des lettres, aucun autre Ordre religieux n’a donné de pareils maîtres. L’Abbé Laporte, outre le courant des pièces nouvelles qui ne sont pas oubliées, a entrepris l’analyse de tous {p. 24}les théâtres, et en traite quelqu’unIV chaque mois. Que de dissertations dans les Journaux de Trévoux, les feuilles de Desfontaines, de Fréron ! Point de Régent de rhétorique qui ne compose quelque drame, et n’en donne des leçons à ses écoliers, comme d’une partie très essentielle à l’éducation ; ce qui, selon la remarque du judicieux M. Rollin, en donnant aux jeunes gens le goût et la curiosité du théâtre, ne contribue pas peu à les y livrer quand ils sont dans le monde. L’Abbé Perrin fut l’entrepreneur de l’opéra en France ; l’Abbé Pélegrin dînait de l’autel, et soupait du théâtre ; l’Abbé Metastasio s’est enrichi à la cour de Vienne par ses tragédies. L’Abbé de Brueys débitait ses pièces sous le nom de Pélaprat ; cet Abbé, provincial, rougissait du moins de ses ouvrages, les Abbés de Paris se moquent de ses scrupules, etc. Les Ministres des autels sont-ils faits pour de pareils travaux ? est-ce la peine de quitter le monde pour en étaler les pompes et les vices ? les revenus ecclésiastiques sont-ils destinés à des Auteurs comiques ? est-ce dans les divines Ecritures, dans les ouvrages immortels d’Augustin, de Chrysostome, de Thomas d’Aquin, qu’on apprend les importants mystères de l’intrigue et du dénouement d’une comédie ? S’il est défendu au Clergé d’assister à ces folies, lui est-il permis de les traiter, les enseigner, les imprimer ? quel aveuglement ! Si on ne sent pas l’indécence de ces ouvrages par de telles plumes, c’est une des plus fortes preuves du danger du théâtre.

Après tant de décisions si respectables, on n’a pas besoin de consulter des Casuistes, encore moins doit-on les suivre, s’ils pensent différemment. Croira-t-on que plusieurs pensent en effet différemment ? C’est ce que, pour la rareté du fait, il faut développer. Comme la plupart connaissent {p. 25}peu les anciens canons, ils ne les citent ni en objection ni en preuve ; on ne fait mention que des Décrétales. Le chap. penult. De vit. et honest. Cleric. est précis pour défendre la comédie aux Clercs. L’interprétation de Diana pour l’éluder est singulière : il prétend que ce chapitre se trouvant sous le titre de honestate Clericorum, il faut le rapporter à la rubrique, ce qu’on appelle, selon le quolibet du Droit, expliquer le noir par le rouge ; qu’ainsi il ne doit être regardé que comme un règlement de bienséance et d’honnêteté, c’est-à-dire un conseil qui n’oblige point sous peine de péché. Il prétend l’étayer du Cardinal Cajetan (Sum. v. Clerici peccata), qui en effet leur est assez favorable, et d’un certain Squillante, qui a fait un Traité de obligat. Cleric. part. 2. n. 45. Il ajoute que même cette règle de bienséance est abrogée par un usage contraire, puisqu’en Italie on voit tous les jours des Ecclésiastiques à la comédie, que personne ne s’en scandalise et ne s’en autorise, car on y irait également. Raison ridicule, qui mènerait à dire que pour les laïques les lieux publics ne pèchent pas même contre la bienséance. Si ce sont les usages des lieux où ces Auteurs ont écrit, du moins ce ne sont pas ceux de France. On voit fort peu d’Ecclésiastiques aux spectacles dans les provinces ; ceux que l’on y voit à Paris en ont à peine l’habit ; le public en est toujours scandalisé, on se moque d’eux même au théâtre.

Rien de plus frivole que cette interprétation. Sous le même titre de honest. Cleric. on trouve des canons qui défendent l’impudicité, l’ivrognerie, et l’usure. Ne sont-ce donc là que des conseils de bienséance ? Diana aurait dû sentir que le mot vita et honestas, honestum, comme on peut le voir dans les Offices de Cicéron, et partout, ne se borne pas en latin, comme en français, à {p. 26}ce qu’on appelle civilité, politesse, bienséance : il embrasse les mœurs et la conduite. Ce même canon, ainsi que bien d’autres, ordonne la déposition des Clercs, et l’excommunication des laïques, de quelque condition qu’ils soient, lorsqu’ils font le métier de Comédien, Joculatores, bouffonnes, gaillardos (ce latin, pour n’être pas de Cicéron, n’est pas moins intelligible). Or la déposition et l’excommunication s’imposent-elles pour des fautes légères d’impolitesse ? S. Isidore, (de Offic. Eccles. L. 2. chap. 2.), ne les regarde pas ainsi. Il ne fait point si peu de cas des saints canons : « Patrum lege cavetur ut Clerici voluptatibus mundi abstineant, nec spectaculis intersint. »

Le Jésuite Pelissarius, dans son immense Traité sur l’état Religieux, en deux très gros volumes in-folio, qu’il appelle pourtant Manuale Religiosorum, c’est-à-dire petit livre à porter à la main (Tom. 1. Tract. 6. ch. 14. q. 24. 26. pag. 896), décide fort rondement d’après Sanchez autre Jésuite, de Matrim. L. 9. Disp. 46. n. 41. (traité où on n’irait pas chercher cette question), et quelques autres Casuistes, qu’il est permis aux Religieux d’aller à la comédie, pourvu qu’il n’y ait point de scandale (par exemple, dans des loges grillées), de danger de péché mortel, de défense particulière de leur règle, et que le sujet de la pièce soit quelque histoire sainte ou humaine, ou quelque fable de l’invention du Poète, (c’est-à-dire à toutes les pièces, car il n’y en a point d’une autre espèce). Cette décision pèche par deux endroits : elle suppose qu’en général la comédie peut être permise à certaines conditions qui ne s’y trouvent jamais, et qu’en particulier elle est alors permise même aux Religieux, si leur règle ne le défend pas expressément, comme si les canons de l’Eglise ne suffisaient pas, et comme s’il fallait attendre des défenses particulières {p. 27}pour une chose mauvaise d’elle-même, à laquelle les règles n’ont pas dû penser qu’il fût nécessaire de pourvoir, comme étant absolument contraire à l’esprit de l’état. Cet Auteur permet encore aux Religieux de se masquer dans leur couvent, et d’y représenter des pièces de théâtre pour se divertir. Cette morale, quoique commode, n’a pas fait fortune, du moins en France : on ne voit guère de Religieux aux spectacles, ou, s’il s’y en glisse quelqu’un, ce n’est qu’en cachette, à l’insu de ses Supérieurs, qui ne le souffriraient pas, et du public, qui ne le lui pardonnerait pas. On a cru avec raison qu’il y avait toujours et du scandale pour le Clergé, et des dangers pour tout le monde, d’aller à la comédie.

CHAPITRE II.
Des Spectacles des Communautés Religieuses. §

Lorsqu’on représentait, à Madame de Maintenon qu’il ne convenait pas de jouer à S. Cyr des pièces de théâtre, elle répondait que la plupart des Communautés Religieuses s’accordaient sans scrupule de pareils amusementsV. Elle avait raison, il y en a peu qui quelquefois, sans sortir du cloître, ne se donnent la comédie. Ce ne sont communément que des pièces pieuses. Outre celles qui sont imprimées, et que partout on adopte, les Communautés en ont grand nombre de manuscrites. Les Carmélites font paraître sur la scène Sainte Thérèse et S. Jean de la Croix, les Franciscaines S. François et Sainte Claire, les Ursulines ont représenté les onze mille Vierges, en rabattant pourtant quelque millier, qui n’aurait pas pu tenir sur le théâtre ; les Visitandines y ont mis S. François de Sales et la B. Mère de Chantal. {p. 28}Il y en a même une pièce imprimée, assez bonne, composée par une Religieuse de cet Ordre.

Madame de Chantal, dans ses réponses, parle en deux endroits de ces pièces sous le nom d’histoires, pour ne pas employer le mot et donner l’idée profane de comédie (Tit. des menues licences, n. 497.). « Autour de Carême-prenant, dit-elle, et de la fête des Rois, on représente quelques petites histoires de dévotion. Mais de danser, courir, etc., il s’en faut bien garder. Il doit suffire de manger un peu de fruit à la fin de l’histoire dans la chambre des assemblées (Tit. des récréations, n. 75. et 76). Ce ne sont pas jeux défendus de représenter quelque histoire dévote, pourvu qu’on n’y mette pas trop de temps ; qu’on n’en fasse que rarement, comme trois ou quatre fois l’année ; qu’on n’y parle point d’amour, sinon de l’amour divin avec l’âme dévote, et ne s’y passe rien contre la modestie ; qu’on laisse l’habit de dessous, sans jamais se revêtir de ceux des hommes, ni rien qui leur ressemble. Notre Saint Père S. François de Sales n’approuvait pas ces actions-là. Il a permis les histoires, et a pris quelquefois plaisir à les voir représenter avec le respect dû aux choses saintes, mais non pas devant d’autres que lui ; aussi on ne l’a jamais fait céans. Il faut choisir entre les plus dévotes, les plus convenables aux filles, où il y ait le moins d’hommes à représenter, en toute humilité et modestie. »

Sainte Thérèse, dans ses lettres, ne blâme point les réjouissances monastiques, assez communes chez les Carmélites, ainsi que chez les Carmes déchaussés, dans les premiers temps de la réforme. Elle recommande seulement qu’on ne les laisse pas transpirer dans le monde, de peur que l’éloignement bien fondé des gens de bien {p. 29}pour la comédie, ne retombe sur ces pièces pieuses, toutes différentes qu’elles sont de celles du théâtre public, ne cause quelque sorte de scandale, et ne fasse tort à la réforme. Tout cela est aujourd’hui fort tombé. Quelques Visiteurs des Carmélites le leur ont défendu, peu d’Evêques et de grands Vicaires les approuvent. Bien des Provinciaux, des Chapitres, des Discrétoires, les interdisent ; presque tous les Supérieurs en redoutent, avec raison, la dissipation, les embarras et les dangers. Les constitutions des Carmes déchaussés de l’année 1645 (Part. 4. C. 6.) sont très sévères ; elles défendent, sous peine de la prison, d’aller au bal et à la comédie : « Histriones … enumeramus inter impudicos, et declaramus plectendos eadem pœna qua suspecti de illicitis. Si extra claustrum exercere ausus fuerit, puniatur eadem pœna qua si domos lenonum ingressus fuerit. Inhibemus etiam Fratribus ne interesse præsumant choreis, balletis, comœdiis, tragœdiis, et aliis spectaculis sæcularibus, sub pœna carceris, quam etiam incurrent Prælati negligentes vel non punientes. »

Imaginerait-on que S. Jean de la Croix, un des Saints les plus graves et les plus austères qu’il y ait eu dans l’Eglise, faisait représenter dans ses couvents des pièces de théâtre dans la plus grande ferveur de la réforme, et par les Novices même, dont il était le Père-maître ? Il n’est pas nécessaire de dire qu’il n’y avait point de femmes, qu’on n’y représentait que des choses saintes, que le prologue était une heure de méditation. « C’était, dit le P. Amable, auteur de l’abrégé de sa vie, le martyre de quelque Saint, qu’on y représentait pour inspirer aux Religieux le désir du martyre. Le saint Père-maître y jouait son rôle, et c’était celui du Martyr qu’il se réservait par préférence ; il le rendait parfaitement. Mais (ce qu’assurément ne voudrait pas imiter le plus habile acteur de la {p. 30}comédie), il réalisait la chose, et ordonnait à ceux qui avaient le personnage de bourreau, de ne le point épargner, et, à la mort près, de lui faire sentir à grands coups de fouets toutes les douleurs du martyre. Ce Saint était accoutumé à de pareilles scènes : toutes les nuits il les renouvelait et se mettait tout en sang. » J’avoue que quelque mauvaise humeur qu’on puisse avoir contre la comédie, je ne voudrais pas interdire cette espèce de pièce, et je ne crains pas que les Comédiens abusent de cette permission.

Les drames religieux amusent sans conséquence des personnes bien disposées, qui n’en abusent pas, et qui dans la retraite, privées de tous les plaisirs, et sans cesse occupées à des exercices de piété, ont besoin de quelque délassement. Les laïques y sont rarement admis ; ce ne sont que des personnes choisies, dont la piété décidée et l’attachement connu à la Communauté garantissent la discrétion. Mais je ne saurais pardonner à certains Collèges de représenter des pièces de théâtre dans l’Eglise, après en avoir tiré le très saint Sacrement. Les constitutions des nouveaux Ordres ont généralement défendu ces amusements. Les constitutions des Ermites de S. Augustin, de l’an 1649. part. 6. chap. 13. « Prohibemus ludos larvaticos et histrionicos, et quascumque representationes more sæcularium, sub pœna gravioris culpæ, et sub pœna privationis officii, sine aliqua remissione Prælati qui representare permiserit. » Les constitutions des Religieux déchaussés de la Sainte Trinité, de l’an 1687. part. 1. ch. 14. « Nostri nullas in nostris conventibus comœdias faciant, nec ad eas faciendas alio se conferant. In festis nativitatis Domini aliquam brevem Martyrii facere poterunt ; sed in iis vestibus sæcularibus non utantur, nec proprias vestes relinquant, nec ullatenus tegant. Qui contra fecerit, vel Superior {p. 31}qui permiserit, rigorose puniatur. » Il n’y a pas jusqu’au Tiers ordre des Cordeliers, Augustins, Jacobins, Carmes, dont les règles ne défendent aux Confrères d’aller à la comédie. Les règles des Congrégations des Jésuites n’en parlent pas, sans doute parce qu’il serait difficile d’empêcher que tant de Messieurs, d’écoliers, d’artisans, qui les composent, ne s’échappassent malgré la règle : il est plus prudent de se taire.

Le Père Laurent de Peirinis, fameux Minime, dans son Traité sur l’esprit et les règles de son Ordre (Q. 3. p. 4. n. 286.), croit qu’il est permis aux Religieux de représenter des pièces de théâtre, prises de la vie des Saints ou de quelque sujet de morale, sans autres acteurs et spectateurs que les Religieux. L’ingénieux, mais très malin Auteur de l’histoire des Ordres monastiques cite ce passage en parlant des Minimes (Tom. 1. pag. 210.) ; mais il le brode plaisamment, en donnant deux plans de comédie ; l’un sur les misères de la vie, où la fièvre, la colique, la faim, la concupiscence, seraient les acteurs ; l’autre sur la vie quadragésimale, où l’huile, accompagnée des racines, légumes, et autres aliments du carême, se battrait contre les œufs, le beurre et le fromage, et les mettrait en fuite : idée qu’il a prise du combat des andouilles entre le carême, dans le Pantagruel de Rabelais. Ce n’est là qu’une plaisanterie. Et dans le fond il est vrai que dans toutes les pièces monastiques les vers, les acteurs, les décorations, les habits, ne sont divertissants que par le ridicule ; ce qui a donné lieu à un couplet de chanson fort connu :

« Nous jouons des comédies
Dans l’enclos de nos maisons,
Et même des tragédies
Mieux que Molière et Baron.
{p. 32}Je brille dans le tragique,
Père Luc dans le comique.
Veut-on de bons Arlequins,
Que l’on vienne aux…. »

Mais de toutes ces pièces de Communauté, mal à propos voudrait-on en conclure la justification du théâtre public, lors même qu’on y donne des pièces pieuses, ni même encore l’apologie des pièces de Collège, qui, quoique moins dangereuses que celles du théâtre public, ne sont pas toujours exemptes de reproche, comme nous dirons dans la suite. Mais il y a autant de différence entre les spectacles publics et les divertissements du cloître, que entre un repas honnête avec des personnes choisies, et les débauches du cabaret ; entre une partie de jeux d’adresse avec ses amis, et les jeux de hasard dans un brelan ; entre un menuet dansé en famille dans sa maison, et un bal nocturne, un bal d’opéra, un charivari ; la même différence que entre les personnes qui le composent ; entre des femmes publiques, et des vierges consacrées à Dieu ; des actrices fardées, à demi nues, et des vierges modestement voilées ; un amas de libertins et d’impies, et une compagnie de gens pieux et réglés ; une profession livrée au vice, et un état sacré dévoué à la religion et à la vertu. Cet historien mordant des Ordres religieux fait semblant de faire l’apologie du théâtre par l’exemple des Religieux, et dans le fond ne veut que donner du ridicule aux Religieux, par un vernis de théâtre. Mais il faut convenir que ces divertissements, au-dessous de la gravité religieuse par leur puérilité, sont bien éloignés de l’indécence et de la dissolution des spectacles.

Mais cet Auteur en parlant (Tom. 1.) des Lazaristes, les calomnie grossièrement, quand il {p. 33}dit qu’ils approuvent toutes les folies qui se font sur le théâtre de la foire S. Laurent, qu’ils y assistent, et qu’ils y ont des places gratis pour eux et pour leurs amis. Il est vrai qu’on leur a quelquefois reproché de souffrir sur leur terrain cette comédie licencieuse, de louer leurs boutiques aux Comédiens, et d’en tirer un profit considérable. On en conclut que cette pieuse Congrégation, chargée de l’éducation du Clergé, ne désapprouve pas la comédie. On a tort : Quand tout cela serait vrai, les Lazaristes ne seraient pas plus coupables qu’on ne l’est à Rome, à Venise, à Naples, à Florence, etc., de louer des maisons aux femmes publiques. Elles sont souffertes par la Police, le propriétaire n’est cause de rien, il tire de son fonds le revenu naturel du loyer. Ce n’est pas même pour jouer la comédie, non plus que pour bien d’autres désordres qui s’y commettent, que S. Lazare loue le terrain et les boutiques. Il les loue à des Marchands pour tenir une foire, et n’est pas plus responsable de ce qui s’y passe de mauvais per accidens, que celui qui loue sa maison à un Aubergiste n’est comptable de l’ivrognerie, des querelles, des friponneries, des débauches qui s’y font. Ce n’est là ni l’objet du loyer, ni l’intention du maître. Les Lazaristes ne sont pas plus blâmables que les Bénédictins de S. Denis et de S. Germain des Prés, qui ont sur leurs terrains des foires pareilles, aussi lucratives pour eux, et aussi dissolues que celle de S. Laurent. Ce ne sont pas même les Lazaristes qui ont établi cette foire : plusieurs siècles avant que M. Adrien le Bon donnât en 1632 le prieuré de S. Lazare à M. Vincent de Paul, elle s’y tenait tous les ans. Le Roi l’a de tout temps autorisée, le Lieutenant de Police en fait l’ouverture, et vient ce jour-là dans la maison de S. Lazare tenir une audience {p. 34}de grande police. C’est à lui à y maintenir l’ordre, la maison n’y a aucune inspection, et ne peut ni la réformer, ni la supprimer ; elle ne peut que gémir et prier. Peut-on donc dire qu’elle l’approuve ?

Sait-on dans le monde, et y croira-t-on, que dans le procès de la canonisation de S. Vincent de Paul, le Promoteur de la foi fit beaucoup de difficulté sur ces spectacles ? Il prétendait que M. Vincent, Supérieur de S. Lazare, ne devait pas les souffrir. Jamais en effet ni la fréquentation ni la tolérance de la comédie ne fut un degré pour monter au ciel. Il était naturel que comme dans la canonisation de S. Louis, Roi de France, on avait mis au nombre de ses vertus d’avoir chassé les Comédiens de son royaume, dans celle de S. Vincent on mît au nombre de ses défauts de les avoir souffert sur son terrain. L’Avocat du Saint répondait, comme nous venons de le dire, qu’il n’était pas le maître de les abolir, puisque l’autorité royale avait établi ces foires et les y tolérait. On ajoutait, et ceci était décisif, que M. Vincent étant mort en 1660, le théâtre de la foire n’était pas connu de son temps, qu’il ne pouvait y avoir à S. Laurent que quelques vielleurs, sauteurs ou joueurs de gobelet, qui ne représentaient aucune pièce ; qu’on n’y en joua que longtemps après sa mort, lorsque le théâtre de Paris ayant acquis quelque solidité, ce mauvais arbre répandit ses rejetons, et avec eux son mauvais fruit. Ces raisons furent écoutées dans la Congrégation des Rites, et la canonisation accordée. Cependant MM. de S. Lazare crurent devoir à la gloire de leur fondateur, et se devoir à eux-mêmes, de faire tous leurs efforts pour abolir le théâtre de la foire, et la Cour de Versailles, qui protège cette Congrégation, et qui s’intéressait à la canonisation d’un Saint à qui l’Eglise {p. 35}et l’Etat étaient redevables des plus importants services, donna cette satisfaction à la Cour de Rome, et supprima ce théâtre, qui par sa licence l’avait d’ailleurs bien mérité. Mais comme le peuple aime ces amusements, et que les Magistrats municipaux les favorisent, une nouvelle troupe s’étant présentée, et ayant promis d’être plus circonspecte, le théâtre a été rétabli. L’histoire de l’Opéra, et chaque année le Mercure et les autres feuilles périodiques, rapportent avec soin les pièces, les parodies, les compliments qu’on y débite, au grand regret de Messieurs de S. Lazare, qui avaient sacrifié avec plaisir le profit qui leur en revenait. Il est vrai que ce spectacle est un peu moins licencieux qu’auparavant ; il vient d’être réuni aux Italiens, sans doute pour prévenir les querelles qui naissaient souvent entre les deux théâtres, en voici quelques traits qui feront une épisode amusante.

Par deux arrêts du premier mars 1708 et 2 janvier 1709, rapportés dans le cinquième tome du Journal des Audiences (Liv. 8. ch. 19. et Liv. 9. ch. 1.), le Parlement de Paris termina deux procès comiques, entre les Comédiens français et ceux de la foire S. Germain, sur la représentation de leurs pièces. Les premiers prétendaient qu’il n’était pas permis aux autres de faire des dialogues ; et ceux-ci, pour éluder la prétention, ne faisaient, disaient-ils, que des monologues. Scaramouche, par exemple, parlait seul ; un autre acteur ne lui répondait que par gestes, ou, après l’avoir écouté, s’enfuyait dans la coulisse, d’où il faisait la réponse. Ce différend, digne des uns et des autres, dont la plaidoirie dût donner la comédie au barreau, ne nous regarde pas ; mais ce qui a rapport à notre sujet, et qui me paraît fort singulier, c’est d’y voir le Cardinal d’Estrées sur la scène. Ce Prélat, en qualité d’Abbé {p. 36}de S. Germain, intervint dans l’instance, et prit fait et cause pour les Comédiens de la foire, auxquels il avait garanti dans son bail, la pleine liberté du théâtre sur son terrain. Mais quoique la troupe eût le même intérêt dans la cause pour la foire S. Laurent, S. Lazare ne prit aucune part au procès : il n’avait rien garanti ni approuvé.

Les spectacles religieux ne sont pas du goût de Pontas : il dit (V. Comédie, Cas 4.) qu’il a été consulté sur une Communauté, qu’il place à Milan, et qui apparemment n’est pas au-delà des Alpes, où les Religieux, d’ailleurs très édifiants, jouent quelquefois entre eux seuls, et fort secrètement, des pièces de théâtre sur des sujets de piété, et louent pour cet effet des habits à la comédie, dont ils se couvrent par-dessus les leurs. D’abord il se moque avec raison de ce prétendu secret, comme si les Novices et les domestiques de la maison pouvaient l’ignorer, et en particulier les Comédiens qui louent les habits, et ne peuvent manquer d’en rire beaucoup, d’en parler volontiers, et de s’autoriser dans leur profession par un pareil exemple, ce qui doit scandaliser le public, déjà trop porté à mépriser les Communautés. Ensuite ce fameux Pénitencier décide bien précisément que ces Religieux commettent un péché très grief, 1.° parce qu’il est très opposé à la sainteté de l’état, qu’un Religieux se travestisse en femme ou en Arlequin, en tienne le langage, en affecte les airs, en débite les sentiments, et mette la Clairon ou Dominique à la place du Pénitent et du Ministre. 2.° Que selon S. Thomas et tout le monde, d’après la loi de Moïse, qui est expresse, c’est une chose mauvaise de se masquer, à moins qu’il ne soit absolument nécessaire pour sauver son honneur ou sa vie ; à plus forte raison d’un sexe à l’autre, {p. 37}d’une personne consacrée à Dieu à un Comédien. 3.° Qu’il n’est pas permis à un Religieux de quitter son habit, même pour peu de temps et pour sa commodité, comme pour jouer à la boule ; à plus forte raison par bouffonnerie. 4.° Qu’il est aussi peu convenable de cacher ses habits et de les couvrir des livrées du vice, et faire un mélange indécent et ridicule du sacré et du profane. 5.° Que ces récréations toutes mondaines ne conviennent point du tout à des personnes consacrées à Dieu, qui font une profession solennelle de renoncer au monde, et qu’elles les exposent à beaucoup de dissipation et de mollesse. Il rapporte, en finissant, le décret 17 d’un Concile de Cologne en 1549, qui défend absolument aux Religieuses, et par conséquent, ajoute-t-il, aux Religieux, de voir représenter des comédies ni d’en faire représenter dans leurs monastères, parce qu’il n’y a rien à gagner, et beaucoup à perdre, bien du mal à craindre, et nul bien à espérer, quand même ces pièces seraient sur des sujets de piété : Quæ spectacula, etiam de rebus sacris, parum boni, mali plurimum, relinquere in sanctimonialium mentibus possunt. Ideo vetamus et prohibemus vel comœdias admitti in monasteria, vel virgines comœdias spectare. A plus forte raison, dit-il, n’est-il pas permis à ces personnes respectables d’en représenter par eux-mêmes. Si le Concile n’en parle pas, c’est que ce goût universel de poésie, de bel esprit, de spectacle, ne s’était pas encore répandu dans le monde et introduit dans les Communautés : une éducation moins frivole et moins mondaine n’avait pas tourné les esprits vers la bagatelle et le plaisir ; mais, grâce au nouvel enseignement que vit naître la fin du seizième siècle, et qui s’est si fort accrédité dans les suivants, on voit plus d’acteurs et de beaux esprits que de Chrétiens. Il serait aisé d’ajouter bien d’autres {p. 38}décisions ; mais nous parlerons ailleurs des sentiments des Casuistes, et il est aisé de sentir que ceux qui défendent la comédie à tout le monde, à plus forte raison ne la permettent pas aux Religieux.

Que dirons-nous du fameux Séminaire de S. Sulpice, qu’on a longtemps accusé de pousser l’éloignement du monde jusqu’à la misanthropie, la simplicité des habits jusqu’à la malpropreté, l’exactitude aux exercices de piété jusqu’à la minutie, et qui cependant dans les temps heureux de sa plus grande ferveur, au grand et au petit Séminaire, à la Communauté des philosophes, à celle de Lisieux, avait dans chacune de ses maisons de campagne des théâtres toujours dressés, qu’en termes d’argot on appelait le moulin, et où pendant tout le temps des vacances, sous les yeux de leurs graves Supérieurs, spectateurs, approbateurs, souvent instigateurs, les Séminaristes exerçaient, représentaient, composaient à loisir et in promptu les pièces les plus comiques, soit imprimées, soit de leur façon ? On prétendait par ce moyen amuser innocemment la jeunesse, l’enhardir et la former à parler en public, et pour mieux corriger ces jeunes gens, on chantait dans les entractes des chansons satiriques sur le compte de chaque Séminariste, même des Directeurs, on lisait à haute et intelligible voix des gazettes ecclésiastiques, remplies d’anecdotes de Séminaire les plus propres à les tourner en ridicule, on faisait de petits jeux où on leur disait leurs vérités, pour leur apprendre à éviter la médisance.

Les jeux de théâtre, il est vrai, n’ont pas passé la capitale. Les Séminaires Sulpiciens répandus dans les provinces n’ont pas de moulin. Je ne sache pas que les Séminaires des autres Congrégations, Lazaristes, Oratoriens, Eudistes, etc., {p. 39}en aient adopté l’usage, du moins hors de Paris ; car dans cette ville plusieurs Communautés ecclésiastiques ont suivi les traces des disciples de M. Olier. Il est vrai encore qu’au grand Séminaire, le célèbre Supérieur qui le gouverne, le plus instruit des maximes du monde, le plus lié avec tout ce qu’il y a de plus grand à la ville et à la Cour, a jugé à propos depuis plusieurs années, de supprimer le théâtre, et malgré toutes les instances qu’on a pu lui faire, n’en a jamais voulu permettre le rétablissement. N’est-ce pas parce qu’il connaît mieux le monde et ses dangers ? Cette abolition, par une main si respectable et si peu suspecte, est une démonstration.

Mais rapprochons-nous de nos bons ancêtres, tâchons de justifier leur simplicité théâtrale, et à même temps la conduite d’une grande partie du Clergé le plus pieux et le plus distingué du royaume, qui dans son Séminaire a cru pouvoir sans conséquence se permettre ces amusements. Rendons justice à ces spectacles ecclésiastiques, ils n’avaient rien que de régulier. On ne représentait au moulin d’Issy aucune pièce qui n’eût été vue, corrigée et approuvée par le Supérieur, on n’y souffrait pas même le mot d’amour, il ne s’y dansait jamais, on retranchait tous les rôles de femme. Les Séminaristes acteurs ne pouvaient pas quitter la soutane, se contentaient de la retrousser, et de mettre un habit modeste par-dessus. Un Prêtre grave présidait sur le théâtre, et se promenait dans les coulisses pour arrêter toute sorte de dissipation ; aucun laïque, même les domestiques de la maison, n’y était admis. Les Evêques les honoraient de leur présence, et étaient régalés en vers et en prose ; les compositeurs, acteurs, chanteurs, siffleurs, machinistes, n’étaient pour cela dispensés d’aucun exercice du Séminaire.

{p. 40}Ces pièces mutilées, ces acteurs si bizarrement vêtus, ce mélange de gravité et de bouffonnerie, formaient un spectacle plus grotesque que le théâtre de la foire ; c’étaient de vrais jeux d’enfants, dont le ridicule faisait le mérite, et écartait tout danger et toute idée de passion. Mais toutes ces précautions faisaient évidemment sentir combien on jugeait redoutable le spectacle tel qu’il est, abandonné à la licence des acteurs et des passions. Tel est l’esprit de S. François de Sales, un mélange de sévérité et d’indulgence, qui tempère l’un par l’autre. Ce saint Evêque a donné trois décisions, qu’il n’est pas facile de concilier : il défend absolument la comédie aux Ecclésiastiques, il la permet aux Religieuses entre elles, et il prend un milieu pour les laïques. Après avoir déclaré dans sa Philotée que le bal, les spectacles, les assemblées mondaines, sont comme les champignons, dont les meilleurs ne valent rien, il semble permettre d’y aller quand on y est forcé. Mais à quelles conditions ? qu’on s’y préparera par la prière ; qu’on s’en punira au retour par la pénitence ; qu’on y portera le cilice ; qu’on y fera des réflexions sur la mort, le jugement et l’enfer ; qu’on n’y souffrira ni masque, ni rouge, ni mouche, ni gorge découverte, ni habits riches, ni parures recherchées ; qu’on n’y ira point la nuit, etc., c’est-à-dire qu’il l’anéantit. Retrancher du bal, du spectacle, tout ce qu’il a de dangereux, d’agréable, de brillant, c’est retrancher tout ce qu’on y cherche et qu’on y trouve, et en fermer les portes à tout le monde. Quel Comédien voudra suivre ces lois ? quel spectateur s’y conformera ?

La vie de M. le Noblet, et celle du P. Maunoir, Jésuite, célèbres Missionnaires de Bretagne, rapportent certaines processions, où d’espace en espace on représentait au naturel quelqu’un {p. 41}des événements de la passion de Jésus-Christ. Il y a quelque chose de semblable, et porté même plus loin, dans la vie de M. Grignon de Montfort, pieux Ecclésiastique, qui a fait de grands biens en Bretagne et en Poitou, et y a fondé une Congrégation d’hommes, et une de filles, qui rendent de grands services à l’Eglise et à l’Etat. Dans ces représentations dévotes, des hommes se faisaient réellement déchirer à coups de fouet, couronner d’épines, attacher avec des cordes à une croix. C’étaient même des Ecclésiastiques, qui à l’exemple du Père-maître S. Jean de la Croix, se faisaient gloire de représenter les souffrances du grand maître dont ils avaient l’honneur d’être les Ministres. Plusieurs villes d’Espagne et d’Italie offrent de pareils spectacles dans les nombreuses processions des flagellants. Ces usages, dans le goût de ces nations, où à travers quelques abus on voit un fonds de piété, et des sentiments de pénitence, sont peu conformes à nos mœurs. Il ne m’appartient pas de réformer personne ; je me contente de dire que ces spectacles pieux, que plusieurs Saints ont approuvés, n’ont aucun rapport avec nos comédies, et ne forment point de titre en leur faveur.

Dans les Missions étrangères on se donne de pareilles licences. L’histoire des Incas de Garcilasso de la Vega (L. 2. ch. 28.) rapporte que les Jésuites ayant remarqué dans la jeunesse Indienne une adresse singulière à imiter et à contrefaire tout ce qu’ils voyaient, se servirent de ce moyen pour leur faire goûter les mystères de la religion, ils dressèrent des théâtres et composèrent des pièces sur la vie, la passion, la mort de Jésus-Christ et de la Sainte Vierge (dans le goût sans doute de celles que donnaient alors à Paris les Confrères de la Passion, dont peut-être ils avaient eu connaissance en Europe), qu’ils {p. 42}firent apprendre aux Indiens, et les leur firent représenter. Ces comédies apostoliques réussirent parfaitement, on y prit tant de goût dans le pays, qu’il y venait des milliers de spectateurs. De là est venu l’établissement du théâtre au Pérou et au Mexique, qui dans la suite à Lima, à Quito, à Mexico, a dégénéré comme en Europe. Ce n’est pas la première fois que des spectacles pieux ont enfanté les théâtres profanes, sans doute contre l’intention des Missionnaires, qui ne pensaient pas que les suites de leur zèle feraient plus de mal que le principe n’avait fait de bien. Leur bonne foi est excusable ; mais ceux qui en Europe donnent si facilement la comédie à la jeunesse, sont-ils pardonnables de ne pas voir ce qui se passe sous leurs yeux ?

Cet historien, de la race des Incas, anciens Empereurs du Pérou, ajoute que dans le palais de ses ancêtres on donnait ce divertissement à leur Cour, on y représentait des pièces dramatiques dans le goût du pays, apparemment fort différent du nôtre, comme dans tout le reste, en ceci surtout ; que tout s’y passait avec beaucoup de décence et de modestie ; que les lois de la pudeur y étaient inviolablement observées. A quoi fait allusion Madame de Grafigni, dans ses agréables lettres Péruviennes (Let. 16.). Elle y ajoute une circonstance très vraisemblable, et très conforme aux mœurs des Incas, au génie des enfants du soleil, qu’on n’y représentait jamais que des actions vertueuses ; au lieu que parmi nous on n’y fait presque voir que des vices.

On ne voit pas que les Missionnaires se soient servis de ce moyen à la Chine et au Japon, où le théâtre, établi dans tout l’Empire depuis plusieurs siècles, leur fournissait la plus grande facilité d’enseigner le catéchisme sur la scène. Ces peuples sont trop sérieux et trop sages pour {p. 43}voir sans indignation la religion donnée en spectacle ; on ne réussirait pas à leur faire regarder comme le souverain bien et le culte de l’Etre suprême, ce qu’ils auraient vu travesti en comédie : rien ne serait plus propre à décréditer le christianisme. Ils n’approuvent pas les gestes un peu vifs des Prédicateurs, goûteraient-ils les convulsions des Acteurs, les lazzi des Italiens, les minauderies des Pantomimes ? Ils sont même accoutumés à des représentations théâtrales dont l’objet est bien différent ; ils s’en amusent dans leurs repas, et les méprisent. Ce sont des troupes de la plus vile populace, qui pour quelques taëls vont où on les appelle, et se louent à qui en veut : ils ont une liste des pièces qu’ils savent, qu’ils présentent au maître de la maison ; celui-ci choisit, et sans autre préparation, ils jouent sur le champ dans la salle du festin pour amuser la compagnie. Le P. Bouvet, Jésuite, faisant voyage, fut régalé par un Mandarin, qui pour l’honneur de la fête fit venir pendant le repas une de ces troupes ; on présenta la liste des pièces au P. Missionnaire, qui refusa de choisir, disant qu’« il ne convenait ni à sa profession de Ministre du vrai Dieu, ni à la sainteté de la religion qu’il prêchait, d’assister à la comédie ». V. la Chine du P. du Halde sur le théâtre Chinois, où il rapporte quelques pièces Chinoises ; et l’histoire des voyages, art. de la Chine. La troupe fut congédiée, et ce refus fit plus d’honneur à la religion que ne lui ont fait toutes les pièces de collège. Le P. Tachard, autre Jésuite, ne montra pas moins de régularité à Siam, puisqu’il ne voulut assister aux spectacles du pays, comme il le dit dans son voyage, que forcé par ordre du Roi, quoique pour un étranger qui n’entend pas la langue, ils fussent moins dangereux que plusieurs pièces de collège. Il imitait en cela les Prêtres et Religieux {p. 44}du pays, les Talapoins, auxquels dit M. la Loubère (Tom. 1. pag. 140. de son voyage), il est défendu d’assister à la comédie, quoique plus châtiée que la nôtre, puisque tous les voyageurs assurent que la modestie est en singulière recommandation chez les Siamois, et quoique même ennuyeuse, puisque les pièces, toujours sérieuses, durent pendant trois jours, depuis huit heures du matin jusqu’à sept heures du soir. Je ne sais qui peut y tenir, soit à jouer, soit à regarder. Les Jésuites n’eurent pas le même éloignement pour le bal. L’Abbé de Choisy, dans son agréable voyage de Siam (pag. 13.) dit : « Il y a eu un grand bal après souper ; la décoration était admirable. M. l’Ambassadeur, entouré de Jésuites et de Missionnaires, jugeait des coups. » Il est vrai qu’il n’y avait point de femme : circonstance qui n’est pas indifférente. Le même Abbé (pag. 285) dit en parlant de la comédie de Siam : « Les Comédiennes sont bien laides ; leur grande beauté est d’avoir des ongles d’un demi-pied de long. » Réflexion sans doute bien innocente, mais qui fait voir qu’à la comédie on s’occupe d’autre chose que de la morale qui s’y débite, surtout quand les Actrices n’ont pas les ongles aussi longs que les Siamoises.

On a vu à Québec les Acteurs d’une comédie qu’on jouait au Collège, et qui tous étaient des Séminaristes, aller tout habillés avec les danseurs et les violons, représenter leur pièce au parloir des trois Communautés des Religieuses, où s’assemblait bien du monde, et où ils étaient comme de raison bien régalés. Là, derrière la grille, toute la Communauté gravement assemblée au son de la cloche, voyait la comédie, et riait de bon cœur. Il est vrai que M. Lacroix de S. Valier, Evêque, n’approuvait pas ce spectacle, et que son prédécesseur M. de Laval, {p. 45}Prélat d’une piété éminente, le condamna hautement, dès qu’il parut en Canada. Ce fut M. de Frontenac, Gouverneur, homme de plaisir, et alors brouillé avec l’Evêque, qui pour le mortifier et se divertir, l’introduisit dans ce pays lointain. Il débuta par la comédie du Tartuffe, qu’il fit représenter dans son château. Faute de troupe réglée de Comédiens, qui ne s’avisent guère de traverser les mers que dans les machines de l’opéra, il fallut avec beaucoup de peine former des acteurs, et les exercer longtemps à l’avance. On en fut scandalisé, la plupart des femmes et des filles, élevées dans des principes de religion, refusèrent des rôles, et ne voulurent pas y assister, surtout celles de la Confrérie de la Sainte Famille, établie à la paroisse, qui sont en fort grand nombre, et les plus distinguées. Les invitations, les promesses, les menaces du Gouverneur, que la résistance rendait plus vif, ne purent en gagner que trois, qui furent aussitôt exclues de la Sainte Famille. Il en fut offensé, et en usa mal avec l’Evêque, qui avait ordonné l’exclusion. Celui-ci donna un mandement pour défendre la comédie, et fit prêcher contre, et refuser l’absolution. Cette affaire eut des suites : on peut en voit le détail dans la vie de M. de Laval, liv. 11. Cependant le théâtre ne s’est pas soutenu à Québec ; il ne s’y joue que quelques pièces de collège chez les Jésuites, qui même en donnent rarement.

Finissons par l’exemple des Romains. Leurs Prêtres et leurs Prêtresses, les Vestales, qui étaient les Religieuses de leur temps, avaient à côté des Magistrats des places distinguées aux spectacles : pourquoi donc exclure le Clergé des nôtres, qui sont plus châtiés que les anciens ? Cette comparaison est aussi peu juste qu’édifiante. Les jeux publics étaient alors des exercices de {p. 46}religion : est-il étonnant que les Prêtres et les Prêtresses y assistassent ? La même raison doit exclure notre Clergé ; nos pièces de théâtre sont aussi éloignées de la Religion Chrétienne que le culte des Idoles ; et les Vestales, quoique soumises aux supérieurs, et obligées, comme nos Religieuses, et sous des peines encore plus grièves, à la chasteté, peuvent-elles entrer en parallèle avec nos vierges consacrées à Dieu ? Encore même les Romains n’admirent que bien tard les Vestales au théâtre, et ils ne tardèrent pas à s’en repentir ; depuis ce temps-là les fautes de ces filles, jusqu’alors presque inouïesVI, devinrent fréquentes. Auguste (dit Suétone), fut le premier qui leur assigna des places, par respect pour leur état, par égard pour leur sexe, et par une ruse politique pour sanctifier en quelque sorte le théâtre par la présence de ce qu’il y avait à Rome de plus respecté, et par là y attirer de plus en plus le peuple qu’il voulait amuser, selon le conseil que lui en donna un fameux acteur, et l’accoutumer insensiblement à sa domination naissante, en l’amollissant et partageant son attention. Cependant l’indécence de ce mélange choqua si fort le public, et les inconvénients en furent si grands, qu’on fut forcé de les renvoyer dans leur cloître. Leur incontinence devint commune, elles y firent une foule de dévots de leur beauté plutôt que de leur Déesse Vesta ; le théâtre leur fournissait des rendez-vous et des facilités pour les voir et leur parler. Leurs crimes, qui étaient regardés comme des malheurs publics, faisaient tout craindre de la colère des Dieux. Elles devinrent non seulement libertines, mais cruelles, comme le leur reproche le Poète Prudence, dont M. le Franc, dans son voyage de Languedoc, a fort heureusement traduit les vers. Elles se plaisaient à l’effusion du sang des gladiateurs, {p. 47}et montraient plus d’acharnement que personne à demander leur mort : « Pectusque juventis Virgo modesta jubet converso pollice rumpi. » L’assistance des Religieux au théâtre ne serait parmi les Chrétiens que plus indécente, et les suites plus scandaleuses.

CHAPITRE III.
Des Pièces de Collège. §

Qui connaît le mérite, qui sait apprécier les avantages de la comédie ? qui croirait qu’elle soit utile à former des Prédicateurs et des Avocats ? Ils y apprennent la décence du maintien, l’inflexion de la voix, le langage des yeux. La comédie leur offre l’image du monde, la peinture des vices, le désordre des passions, la corruption du cœur humain, le détail des ridicules. La tragédie leur enseigne l’élévation du style, la noblesse des sentiments, la pureté du langage, la force, l’harmonie, le pathétique de l’expression. L’une les accoutume à parler aux grands, l’autre les familiarise avec les petits ; elle les exerce à corriger le vice par un bon mot, souvent plus efficace que les plus beaux sermons et les plus véhémentes plaidoiries. Ils s’y font tout à tous pour les gagner tous, en prenant toute sorte de formes, et jouant toute sorte de rôles. La chaire et le barreau ont donc bien des obligations à Thalie. C’est dommage que les Apôtres, les Pères de l’Eglise, les saints Missionnaires, les Magistrats, les Avocats de tous les siècles, n’aient pas connu cette sainte et savante école ; ils y seraient devenus d’éloquents Orateurs, et quel progrès n’auraient pas fait la religion et la jurisprudence sous de si heureux auspices ! Mais on a beau faire, la scène n’a jamais eu de pareils élèves ; tous au contraire sans {p. 48}exception se sont déchaînés contre elle, et se sont hautement déclarés contre le fard, la mollesse, la frivolité, le danger de cette prétendue éloquence.

Bien loin que les tons, les airs, les gestes, le style du théâtre soient utiles aux Ministres de l’Eglise ou à ceux de Thémis, ils lui sont absolument opposés : comment deux ennemis irréconciliables se serviraient-ils de leçon et de modèle l’un à l’autre ? Tout est léger et efféminé sur la scène ; tout doit être mâle, sérieux et grave dans le sanctuaire. Le Comédien ne respire que la licence et le plaisir ; le Pasteur des âmes, et le défenseur de la veuve, se réservent la justice et la piété : le langage comique répand partout le sel de la satire, l’amertume de la malignité ; le langage évangélique ne fait couler que le lait et le miel de la charité : les regards, les paroles, les démarches annoncent la dissolution et la frivolité des acteurs et des spectateurs ; et d’un autre côté peignent le recueillement et la religion de l’orateur et de l’auditeur chrétien, l’équité, la fermeté, la sagesse de l’oracle des lois. On loue l’orgueil, l’ambition, la fierté ; on enseigne la vengeance, la fureur, le désespoir ; on arbore le luxe, le faste, l’indécence ; on chante la mollesse, l’intempérance, la volupté : l’Evangile ordonne la pureté, l’humilité, la pénitence, la modestie, le pardon des injures. La lumière et les ténèbres ne sont pas plus opposés. Est-ce sous les lois d’un Avocat ou d’un homme apostolique que le Comédien vient s’exercer ? C’est encore moins aux enseignements des comédies que s’en rapportera l’homme apostolique.

Quintilien (Instit. L. 1. ch. 11.), d’après Cicéron et tous les maîtres de l’art, blâme l’éloquence du théâtre, même dans les Avocats, quoiqu’ils ne soient que des séculiers, et qu’ils ne traitent que des matières profanes : qu’aurait-il dit {p. 49}des Ministres des Autels ? « Et gestus quidem ac motus a comœdiis petendus est. Plurimum absit Orator a scortico. » Aulu-Gelle (Noct. Att. L. 1. C. 5.) rapporte que tout le monde se moquait ouvertement d’Hortensius, rival de Cicéron, et l’un des plus grands Orateurs, sur son affectation à copier les gestes et les airs du théâtre. C’est un Comédien, disait-on, une actrice, une danseuse, gesticularia, dionisia, celebris lattatricula. Le public n’épargne pas plus nos Prédicateurs et nos Missionnaires, s’il aperçoit dans leur débit quelque chose de théâtral. C’est un Comédien, dit-on, et cette idée de comédie est si méprisable et si opposée à la sainteté de la religion, qu’on ne croit pas pouvoir leur donner de plus grand ridicule. C’est un des blasphèmes ordinaires aux Protestants d’avilir nos cérémonies et nos offices en les traitant de comédies : tant cette image laisse dans l’esprit un sentiment de dérision et de profanation, qu’elle aVII passé en proverbe pour tout dégrader. Et si en effet par faiblesse, par ignorance, par zèle, pour remuer le peuple, les Missionnaires ont quelquefois copié le théâtre, n’ont-ils pas fait gémir les honnêtes gens ? les gens éclairés et pieux n’ont-ils pas appelé ces excès des comédies ? Ce mot dit tout ; il réunit tant de folies et de désordres, que d’un coup de pinceau il fait le procès à tout ce qu’il caractérise, et le livre au mépris. Les amateurs du théâtre tiennent ce langage comme les autres, et en sentent la vérité ; mais sentent-ils la contradiction entre leur langage et leur conduite, leurs railleries et leur apologie ? On a vraiment bonne grâce de louer les Comédiens, de vouloir qu’un Prédicateur prenne leurs leçons, et de le traiter, par mépris, de Comédien quand il les imite.

Il est sans doute très possible, et même vraisemblable, que dans un si grand nombre de {p. 50}Prédicateurs et d’Avocats qui ont paru dans le monde, il s’en est trouvé quelqu’un assez peu sage pour aller à cette école, et copier de pareils modèles ; mais il a dû agir bien secrètement, s’il a fait assez de cas de sa réputation pour s’épargner des ridicules. Ce n’est pas assurément à des Orateurs formés par de tels maîtres, que l’Eglise et la magistrature, la religion et la justice, la droiture et la vertu, ont jamais dû leur gloire ; la seule idée que leurs talents étaient l’ouvrage du théâtre, les eût décrédités sans retour ; on eût dit comme Boileau, « et dont les Cicéron se font chez P. Fournier ».

Pour éviter ces inconvénients, et cependant recueillir ces prétendus fruits, les Régents dans bien des collèges font représenter à leurs écoliers des pièces de théâtre. Voici quatre autorités différentes qui les proscrivent, et par rapport aux mœurs, et par rapport à l’éducation de la jeunesse. Ces autorités sont ici d’un grand poids, quoique par des raisons fort différentes : Le Marquis d’Argens, qui ne fut jamais soupçonné de superstition (Lett. Juiv. tom. 7. Lett. 193.) : Le Marquis Caraccioli, homme du monde, mais extrêmement sage et pieux (Jouissance de soi-même, c. 60.) : M. Rollin ; savant et judicieux Professeur (Traité des Etud. Tom. 4. liv. 3. art. 2. c. 2.) : Enfin la Discipline des Eglises Réformées (Traité de divers Synod. impr. à Geneve en 1661. Chap. des Règlem. art. 28.), qu’on ne dira pas composé par des Moines scrupuleux.

« Je parlai, dit le premier, au Principal d’un collège où l’on préparait une tragédie. Je lui dis : Est-ce que vous êtes chargés de former des sujets pour remplacer ceux qui meurent à la comédie française ? J’avais cru que vous n’enseigniez que des sciences utiles ; je vois que vous avez des maîtres pour tous les métiers. {p. 51}Nous faisons, répondit-il, déclamer les jeunes gens en public pour les accoutumer à prononcer un discours avec grâce. Ce ne sont pas des Comédiens que nous formons, mais des Avocats et des Prédicateurs. Si c’est là votre but, repris-je, vous vous y prenez mal ; au lieu de faire déclamer des scènes, faire réciter les sermons de Bourdaloue ou les plaidoyers de Patru. Qu’a de commun le désespoir d’Hermione avec la science du droit, ou les fureurs d’Oreste avec les livres saints ? La manière de déclamer des vers est entièrement opposée au ton édifiant et modeste que doit avoir le Prédicateur, et à la prononciation mâle et nerveuse du barreau. Croyez-vous que si Dufreni montait en chaire, il eût le ton bien grave et bien persuasif, débitant l’éloge de sainte Geneviève comme celui de Zaïre ? La Gaussin ne serait pas un meilleur Avocat : que revêtue d’une robe de palais, elle vienne plaider au Parlement, elle plaindra sa partie comme Andromaque pleure son fils. Il en est ainsi des Orateurs que vous formez, ils se ressentent toujours du théâtre de collège. Le Principal en convint ; mais il dit que c’était de l’intérêt de son corps d’en user de la sorte. »

Le Marquis de Caraccioli, loué avec raison dans tous les Journaux, et par tout le monde, dit très sensément sur les pièces de collège : « Tant d’hommes consacrés à Dieu, qui osent exercer la jeunesse à ces amusements ridicules, devraient bien se convaincre que leurs spectacles sont entièrement déplacés. Ils ne plaisent point aux gens du monde, et ils ne peuvent que nuire aux écoliers. Une demi-année se passe à déclamer des vers. L’ordre du collège en souffre, les études sont interrompues, la dissipation s’introduit là où il ne devrait y avoir {p. 52}que du recueillement, et enfin la pompe du théâtre et les déclamations tendres inspirent le goût de la vanité, et viennent à bout d’énerver les mœurs. Un collège est-il donc établi pour faire rire toute une ville et pour l’amuser ? Une austère sagesse doit être l’âme des académies, et pour donner de l’émulation et une honnête hardiesse à des jeunes gens, il suffit de faire, comme à l’Université de Paris, des exercices classiques sur les Auteurs. »

M. Rolin, ancien Recteur, et toute sa vie Professeur de l’Université, après avoir détaillé les embarras des Régents, la difficulté de composer des pièces, de trouver des écoliers propres, et de les contenir quand ils se croient nécessaires, la dépense du spectacle, le peu de succès, le risque pour la santé, la perte du temps deux ou trois mois à l’avance, l’inutilité de tant de peines, les écoliers oubliant le lendemain ce qu’ils ont appris, le soin de corriger les pièces, de les mutiler, en retranchant les rôles des femmes, ajoute fort sensément : « Il peut y avoir dans cet usage un défaut commun aux bonnes et aux mauvaises tragédies. Quintilien observe, après Cicéron, qu’il y a une grande différence entre la prononciation des Comédiens et celle des Orateurs. Pourquoi donc exercer les jeunes gens dans une façon de prononcer qu’il leur faudra nécessairement éviter quand ils auront à parler en public ? Mais l’inconvénient le plus grand, parce qu’il nuit à la piété et aux mœurs, c’est le danger que ces exercices ne fassent naître dans l’esprit des maîtres et des écoliers, comme cela est naturel, le désir de s’instruire par leurs yeux de la manière dont on déclame au théâtre, de le fréquenter, et de prendre pour la comédie un goût qui peut avoir des suites bien funestes, surtout à cet âge. Une {p. 53}précaution des plus essentielles, si l’on veut faire représenter, c’est de n’y faire point entrer la passion de l’amour, quelque honnête et légitime qu’elle puisse paraître. » M. Rolin parle ensuite de la danse, qui n’est point en usage dans l’Université de Paris, comme en d’autres collèges, et même des Communautés Religieuses où des maîtres viennent tous les jours en donner des leçons, et du déguisement des jeunes gens en femmes. « Coutume abominable, dit-il, défendue par la loi de Dieu, que l’Université avait quelque temps souffert, je ne sais pourquoi, et qu’on a sagement interdite. » Sur quoi il cite un fort habile et pieux Professeur, qui témoigna en mourant un regret extrême d’avoir suivi cette coutume, qu’il savait avoir été pour plusieurs écoliers une occasion dé dérangement. « C’est le temps, ajoute cet Auteur, véritablement homme de bien, et la situation où il faut se placer pour juger saintement de ce qu’on doit ou suivre ou éviter. »

Si nous consultons les Protestants, la question sera bientôt décidée, car leur discipline s’explique ainsi : « Ne sera loisible aux Fidèles d’assister aux comédies, tragédies, farces, moralités, jouées en public ou en particulier, vu que de tout temps cela a été défendu aux Chrétiens, comme apportant corruption des bonnes mœurs, mais surtout quand l’Ecriture sainte y est profanée. Néanmoins quand en un collège il sera jugé utile à la jeunesse de représenter quelque histoire, on le pourra tolérer, pourvu qu’elle ne soit point prise de l’Ecriture sainte, et que cela se fasse rarement par l’autorité du colloque qui en verra la composition. » Cette discipline constante dans la réforme est prise des synodes de Vitry, de Nîmes, de Montpellier, de Figeac, de S. Maixant, etc. Toutes ces paroles sont remarquables. {p. 54}D’abord c’est une défense générale à tous les Fidèles d’assister à aucune espèce de comédie ; ce qui leur a été défendu de tout temps comme contraire aux bonnes mœurs. Si on en souffre quelqu’uneVIII dans les collèges, ce n’est qu’une tolérance ; et toute tolérance est une improbation tacite qui imprime une tache à ce qu’on est obligé de souffrir malgré soi. On ne le tolère que rarement : permettrait-on l’assiduité au théâtre, et le métier de Comédien ? Il faut que la pièce soit examinée par le colloque, qui assurément n’y passera rien de licencieux, d’impie, d’équivoque, comme le sont presque toutes celles que donnent les troupes. Il faut que ce soit, non des comédies toujours plus libres, plus malignes, plus frivoles, mais des représentations sérieuses de quelques histoires, qu’on ne prenne jamais des sujets de l’Ecriture, qui ne doivent pas être mis sur la scène. On ne le tolère qu’à une jeunesse honnête, dans un collège, sous les yeux des Régents, comme un exercice littéraire ; ce qui est bien différent des spectacles publics. Le Ministre Vincent, qui a fait un traité contre la comédie, approuvé par douze Ministres, cite un trait remarquable de l’observation de cette discipline. « Feu M. Beze, dit-il, (cet homme si accrédité dans son parti), ayant fait une tragédie du sacrifice d’Abraham pour l’instruction de la jeunesse, la Congrégation des Pasteurs de Genève empêcha que la pièce ne fût représentée par les écoliers du collège. » Le P. Brumoy, qui a traité le même sujet, et l’a fait jouer en divers collèges de Jésuites, n’a pas trouvé les mêmes obstacles. Sans doute que lui et sa Compagnie ont eu des raisons pour n’être pas aussi scrupuleux que les Ministres. Nous verrons ailleurs que tous les Casuistes Protestants ont pensé de même.

{p. 55}Les Protestants ne vont donc pas plus que les Catholiques chercher leurs Prédicateurs au théâtre. En effet peut-on acquérir à cette école profane ces grâces extérieures, qui font des sermons un spectacle, que le monde Chrétien réprouve parce qu’il respecte la divine parole, et que le monde profane désire parce qu’il se fait un amusement de la religion, comme de tout le reste ? Un Prédicateur ainsi formé aurait plus perdu que gagné ; il aurait perdu cette grâce, ces lumières, cette inspiration du ciel, qui seules peuvent mettre sur la langue ces paroles de vie dignes de la sainteté de nos mystères, « dabo vobis os et sapientiam » ; cette force, cette élévation, cette profondeur divine, qui peuvent seules la rendre efficace dans les auditeurs ; cette douceur, cette onction, cette piété, qui seules peuvent inspirer le goût et persuader la pratique de la vertu, sans laquelle on n’est qu’un airain sonnant, et une cymbale retentissante. Il aurait perdu pour lui-même ce recueillement, cette modestie, cette gravité, ces mœurs édifiantes, aussi importantes pour lui que pour les autres, sans lesquelles on détruit d’une main ce qu’on bâtit de l’autre. Quelle école, où l’on commence par tout risquer, et l’on finit par tout perdre et se perdre soi-même pour convertir, et scandaliser le public pour l’instruire ! « Qui sibi nequam est cui bonus erit. »

Ces pièces de collège fussent-elles tolérables pour des laïques, peut-on sans gémir voir de jeunes Ecclésiastiques sur le théâtre, quitter leur habits, vêtus en mondains, en arlequin, en femmes, fardés, mouchetés, débitant des galanteries, chantant des airs efféminés, dansant, cabriolant, ce qui leur est absolument défendu par tous les canons, et qui est ordinaire dans les collèges où l’on emploie sans distinction les clercs, comme les autres, souvent bénéficiers dans les {p. 56}ordres sacrés ? Donnerait-on des rôles semblables à de jeunes Religieux ? Le Clergé séculier doit-il moins se respecter ? et ceux qui président à son éducation doivent-ils lui apprendre à se déshonorer ? Le savant et pieux P. Thomassin (Disciplin. Eccles. pag. 2. lib. 4. n. 11) dit : « Ces personnes Ecclésiastiques et Religieuses, pour n’avoir pas fait assez de réflexion sur les saintes ordonnances de l’Eglise, font représenter des pièces par de jeunes étudiants, et y entremêlent des danses et des ballets. Je veux que cette jeunesse innocente y conserve ordinairement sa pureté. Mais outre que la pureté de l’âme n’accompagne pas toujours l’innocence de l’âge, pourquoi donner à ces âmes pures des inclinations qui les porteront un jour à des plaisirs criminels ? pourquoi les maîtres de la sagesse et de la piété en donnent-ils les premières impressions et les premiers préceptes ? l’apprentissage d’un exercice criminel peut-il être innocent ? » ajoutons, est-il ecclésiastique ? Ce pieux et savant Auteur n’était pas Janséniste, ni ennemi des Jésuites.

La conduite des Jésuites fut toujours dans la bouche des amateurs du théâtre une de ses plus plausibles apologies. Cette Société si éclairée et si politique, dit-on, non seulement approuve la comédie dans ses Casuistes, pourvu qu’elle ne soit point obscène, mais encore compose, imprime, représente dans tous ses collèges des pièces de toute espèce. C’est la tâche des jeunes Régents : elle a des théâtres tout dressés dans plusieurs maisons, choisit les acteurs parmi les écoliers, les exerce, les habille, préside à l’exécution, distribue des programmes, invite toute une ville. Qui oserait blâmer ce que fait un corps si respectable ? chargé d’élever la jeunesse, voudrait-il la corrompre ? destiné à instruire, à édifier, voudrait-il scandaliser et égarer ? Vains scrupules, {p. 57}qu’une morale outrée voudrait inspirer contre les spectacles ; laissons aux Jansénistes des déclamations qu’ils n’adoptent que pour chercher querelle à la Société.

La malignité ajoute que les écoliers les mieux faits y sont habillés en femmes, avec du rouge, des mouches ; qu’à l’occasion de ces représentations les femmes entrent, se répandent dans les pensionnats et les collèges, se placent à une fenêtre pour voir la pièce, qu’elles vont dans les chambres des écoliers, des Religieux, y sont accueillies et régalées ; que tout cela est précédé, accompagné, suivi d’un nombre infini de visites, de conversations, de repas, de lectures, qui ne sont rien moins que des leçons de spiritualité, et qui font perdre un temps infini aux Régents, aux acteurs, à toute la classe ; qu’on y appelle des acteurs, des danseurs, des violons de l’opéra, qui se mêlent avec les écoliers, et ne les conduisent point à la plus haute sainteté. La malignité veut encore, mais c’est toujours malignité, qu’à la grossièreté près, dont tous les théâtres sont aujourd’hui purgés, on trouve dans ces pièces toutes les tendresses de l’amour, tout le fiel de la médisance, tous les emportements de la colère, toutes les horreurs de l’impiété, toutes les folies du paganisme, des divinités, des sacrifices, des Prêtres habillés d’une manière fort approchante des nôtres, souvent avec des ornements sacerdotaux assez peu déguisés ; qu’on joue quelquefois jusque dans les Eglises et les Congrégations, d’où on tire le matin le saint Sacrement pour faire place à Arlequin, etc. Tout cela n’est pas vraisemblable, il est sans doute fort exagéré. Si ces excès étaient véritables, l’objection serait plus flétrissante pour les Jésuites que favorable pour le théâtre ; il vaut mieux les abandonner qu’une vérité si certaine : {p. 58}cette objection tomberait sur d’autres collèges où les mêmes exercices se pratiquent à peu près de même. Mais il y a beaucoup à rabattre de l’accusation. Les règles des Jésuites y sont absolument contraires, ces règles célèbres, si bien combinées pour un gouvernement despotique, que le Cardinal de Richelieu, ce grand politique, disait qu’ « il n’en voudrait pas davantage pour gouverner tout un monde », et pour cette raison ne donna aux Jésuites aucune entrée, ni dans sa conscience, ni dans les affaires de l’Etat, et fit renvoyer de la Cour le P. Caussin, Confesseur du Roi, qui voulait s’en mêler. Or ces règles veulent qu’on ne représente des pièces de théâtre dans les collèges que très rarement, que le sujet en soit pieux, qu’elles soient toujours en latin, même dans les entractes, qu’aucune femme n’y soit admise, qu’aucun acteur n’ait des habits de femme ; que pour anéantir jusqu’à l’occasion et au prétexte, on distribue les sujets de sorte qu’il n’y entre aucun rôle de femme. Que cette règle est sage ! qu’elle est expresse ! langage, sujet, habit, mélange de sexe, caractère de rôles, rien n’échappe au prudent législateur : « Tragediarum et comediarum quas nisi latinas et rarissimas esse oportet argumentum sit latinum et pium, nec quidquam actibus interponatur quod non sit latinum et decorum, nec persona mulieris vel habitus interponatur » (Reg. rect. de ration. stud. n. 13.) Ces précautions ne font du théâtre qu’un exercice littéraire, tel que le permet et le conseille l’Université de Paris. (art. 28. statut.), qui semble avoir copié la règle des Jésuites.

Or les Jésuites sont trop soumis aux statuts des Universités, comme ils ont tant de fois protesté, trop fidèles observateurs de leurs constitutions, trop obéissants à leurs supérieurs, trop zélés à conserver les mœurs et les bienséances, pour {p. 59}s’en écarter dans une matière si importante. Ils sont trop éclairés pour ne pas sentir la nécessité de ces précautions, et trop sages pour les négliger. J’en conclus hautement contre la calomnie, qu’on n’a jamais représenté chez les Jésuites que des pièces latines ; et en effet celles du P. Porée, l’un des plus estimables Jésuites, sont en latin. J’en conclus qu’on n’a jamais parlé d’amour sur leur théâtre ; qu’on n’y a jamais traité que des sujets pieux ; que jamais aucun Acteur n’y a été habillé en femme et ne s’est permis des parures mondaines ; qu’il n’y a jamais eu dans leurs pièces des rôles de femme. Sur la garantie de leur règle, de leur sagesse, de leur piété, j’ai droit de m’inscrire en faux contre toutes les imputations de leurs ennemis.

Le théâtre ainsi épuré, et n’étant plus qu’un exercice littéraire, est propre à former les jeunes gens. Ainsi sont interdites toutes les pièces des Comédiens, qui toutes sont dans la langue du pays, presque toutes sur des sujets profanes, la plupart mauvais, toujours représentées par des femmes sans mœurs, sans modestie, d’une manière très séduisante. Ainsi écarte-t-on le danger des spectacles ordinaires : mélange des sexes, parures, nudités, attitudes efféminées, discours libres, tendres, galants, passions vives, vivement rendues, qui toujours se récitant en français, font peu d’impression dans une langue étrangère. Les pièces, devenues nécessairement très rares par la difficulté de les composer, de les apprendre, de les représenter, ce goût, ou plutôt cette fureur pour le théâtre est alors peu excitée et peu satisfaite. Ces plates bouffonneries, qui dans la stérilité du génie, par l’envie de plaire au peuple, s'emparent de la scène, et dans le sac de Scapin font méconnaître l’Auteur du Misanthrope, le latin les éloigne, ne les fournissant pas, ou les émoussant. Il flatte peu {p. 60}la vanité ridicule d’un Régent ou d’un Religieux qui court après les applaudissements du public par des traits si peu dignes de lui, arbitrio popularis auræ, en les bornant à quelques Savants, nation peu nombreuse et fort sérieuse. Les jeunes gens cependant n’y exercent pas moins leurs talents et leur mémoire, sans risquer de s’amollir et de se dissiper.

Mais les femmes et le peuple n’y viendront pas. Sans doute : aussi ne doivent-ils pas y venir, et par ces sages règlements a-t-on cherché à les en exclure. Voilà l’erreur : d’un exercice académique, qui doit être renfermé dans l’enceinte d’un collège, on veut faire un spectacle, et d’un Ecolier un Comédien. Que font les femmes et le peuple dans des exercices littéraires ? les invite-t-on à des thèses, à des harangues, à des déclamations ? tout cela est-il moins utile aux Ecoliers et aux Régents, et moins conforme à leur état ? Quels juges, quels témoins pour des Etudiants, que les femmes et le peuple, qui ne louent et ne goûtent précisément que ce qu’il ne faut pas qu’on leur enseigne, ne leur demandent, ne leur inspirent que ce qu’il faut leur faire éviter ! Mais on veut des passions, on veut des femmes, on veut de l’amour, on veut plaire au monde, et malgré la gravité et la sainteté de l’état, c’est toujours un coup d’œil sur les plaisirs auxquels on a renoncé : l’humanité perce. S. François de Sales dit : « C’est un malade qui ne mange plus du melon, mais qui du moins veut le voir et le flairer »

Pascal dirait ici : « Ces Pères sont accommodants, savent adoucir la rigueur des règles : et pour gagner tout le monde à Dieu, se prêtent à tous les goûts. » Nous n’examinons pas ici le sentiment de leurs Casuistes, nous en parlerons ailleurs ; mais du moins est-il certain que leurs livres de piété sont décidés contre les spectacles, Buzée, Suffren, {p. 61}Haineuve, Croizet, Griffet, etc., que leurs Prédicateurs, Bourdaloue, Cheminais, Houdri, Segaud, etc., en parlent très fortement ; que leurs Journalistes de Trevoux depuis soixante ans ont constamment marqué de l’éloignement pour la fréquentation du théâtre, combattu les écrits qui le favorisaient, accueilli ceux qui le condamnaient, témoins ceux de MM. Rousseau de Genève et Gresset, et d’un Auteur Espagnol, dont le P. Bertier, le Varron de notre siècle, a donné un fort bon extrait (Avril 1753.). Ils n’ont parlé de quelques pièces singulières que rarement, avec de grandes précautions, et faisant au public une espèce d’excuse. MM. Desfontaines, Freron, Rainal, la Porte, qui en ont rempli avec éloge leurs feuilles périodiques, se sont éloignés de l’esprit de leurs anciens maîtres. Le Journal des Savants, la République des Lettres, l’Histoire des ouvrages des Savants, etc., ne se sont jamais amusés à ces frivoles analyses, aux débuts des Actrices, aux compliments des Acteurs, et ne parlent des spectacles qu’en passant, par occasion, comme d’un objet inutile et dangereux.

Je suis pourtant persuadé que les innombrables pièces que les Jésuites ont données dans leurs collèges ; l’idée et le goût du théâtre, qu’ils ont partout inspiré, sans doute sans le vouloir, aux enfants, à leurs familles, au public ; cette espèce de décision pratique de gens très respectables, qui lève insensiblement tous les scrupules ; la connaissance des Auteurs, la lecture des livres dramatiques, qu’ils ont facilitée et accréditée ; ces danses, ces décorations, ces habits, ce jeu, qu’ils ont pompeusement mis sous les yeux ; que tout cela est une des causes imperceptibles de leur suppression. Les écoliers, leurs parents, le public, les ont moins estimés et respectés, et se sont moins refusés à la calomnie. La dissipation, l’esprit du {p. 62}monde, l’irréligion, le peu de respect pour les choses saintes, les lectures, les conversations frivoles, qui sont la suite de ce goût, et en éteignent les remords, ont armé leurs ennemis et refroidi leurs amis, et les ont refroidis eux-mêmes et dans les études sérieuses et dans l’amour de la retraite et du recueillement. Leur premier siècle, si fécond en Savants et en Saints, qui se concilia la confiance de tous les Catholiques, ne connaissait point le théâtre. Quand il commença de s’introduire, avec les précautions que la ferveur faisait prendre, on a pu le regarder comme peu dangereux : l’abus est aujourd’hui sensible. Ne feraient-ils pas sagement de le supprimer pour toujours dans leurs collèges ?

M. Bossuet (Sur la Comédie, N. 35.) fait, dit-on, l’apologie des pièces de collège, et l’éloge des Jésuites qui les font représenter. On pourrait observer que sous le règne du P. la Chaize les compliments d’un Prélat, aussi bon courtisan qu’habile docteur, pouvaient souffrir quelque adoucissement ; mais je n’ai pas besoin d’affaiblir l’encens qu’il leur donne. Voici ses paroles, qui sont également la condamnation du théâtre public, et de celui des collèges, tel qu’il est aujourd’hui. « On voit des représentations innocentes : qui sera assez rigoureux pour condamner dans les collèges celles d’une jeunesse réglée, à qui les maîtres proposent ces exercices pour leur aider à former leur style ou leur action, et leur donner à la fin de l’année quelque honnête relâchement ? Et néanmoins voici ce que dit sur ce sujet une savante Compagnie, qui s’est dévouée avec tant de zèle et de succès à l’instruction de la jeunesse. "Que les tragédies et les comédies, qui ne doivent être qu’en latin, et dont l’usage doit être très rare, aient un sujet saint et pieux ; que les intermèdes des actes soient tous latins, et {p. 63}n’aient rien qui s’éloigne de la bienséance ; qu’on n’y introduise aucun personnage de femme ni jamais l’habit de ce sexe." On trouve cent traits de cette sagesse dans les règlements de ce vénérable Institut, et on voit en particulier sur les pièces de théâtre, qu’avec toutes les précautions qu’on y apporte pour éloigner tous les abus de ces représentations, le meilleur est après tout qu’elles soient très rares. Que si sous les yeux et la discipline de maîtres pieux, on a tant de peine à régler le théâtre, que sera-ce dans la licence d’une troupe de Comédiens, qui n’ont de règle que leur profit et le plaisir des spectateurs ? Les personnages de femme, qu’on exclut absolument de la comédie pour plusieurs raisons, entre autres pour éviter les déguisements, condamnés même par les philosophes, la réduisent à si peu de sujets, qui encore se trouveraient infiniment éloignés de l’esprit des comédies d’aujourd’hui, qu’elles tomberaient d’elles-mêmes, si on les renfermait dans ces règles. »

Je laisse à la conscience de cette savante et zélée Compagnie, et à celles des autres Principaux de collège, d’examiner si dans la multiplicité des pièces qui se représentent, on a toujours suivi les règles de ce vénérable Institut, à la faveur desquelles M. Bossuet les tolère, avec lesquelles il assure qu’on a tant de peine à contenir le théâtre, et malgré lesquelles le meilleur est après tout qu’elles soient très rares. Ces pièces sont-elles toutes saintes, toutes en latin, même dans les intermèdes, nul rôle de femme, nul habit de ce sexe, nul déguisement ? n’en joue-t-on que très rarement ? A ces conditions, on peut avoir part à l’indulgence de M. Bossuet. Sans elles on n’échappera pas à ses anathèmes, même dans le vénérable Institut ; on les y méritera encore {p. 64}plus parce qu’on ne se conformera pas à ces traits de sagesse qui l’ont rendu vénérable. Pour le théâtre public, l’apologie des collèges à de pareilles conditions est un nouveau coup de foudre qui l’écrase.

M. l’Abbé Ladvocat, ami des Jésuites, et admirateur de Bossuet (Dict. portatif. verb. Porée), après avoir fait un juste éloge du P. Porée, Jésuite, ajoute : « Les tragédies et les comédies qu’il a faites pour les collèges sont estimées ; mais il nous semble que ces sortes d’exercices sont peu propres à former les écoliers, et qu’on devrait leur préférer les plaidoyers que M. Rollin a introduits, et dont on se sert avec utilité et agrément depuis le P. Porée, dans les collèges des Jésuites. » Le Dictionnaire portatif de son adversaire, quoique grand amateur du théâtre, parle à peu près de même, verb. Porée. « Le but principal du P. Porée dans ses pièces, était de corriger les mœurs et d’inspirer la vertu. Sans prétendre que ce moyen soit bien propre à opérer cet effet, on ne peut disconvenir qu’il n’était pas moins attentif à inspirer l’esprit de piété que l’amour des belles lettres. » Ce double aveu de l’inutilité des pièces de collège, et du mérite d’un Jésuite, est un triomphe de la force de la vérité.

Il fut représenté sur le théâtre des Jésuites de Rouen, le 10 et 12 août 1750 un ballet moral, intitulé, le Plaisir sage et réglé, que le Parlement de Rouen a condamné au feu par arrêt du 12 février 1762, d’après le compte rendu par M. le Procureur général le 23 janvier précédent. Voici ce qu’en rapporte ce Magistrat (p. 234. III. part. du Compte rendu.).

IV. Partie. Le Plaisir forme la Jeunesse aux vraies vertus, aux vertus propres de la Religion. Trois. Entr. « La Religion n’est pas aussi ennemie {p. 65}du plaisir qu’elle le paraît ; il lui sert souvent d’appas pour attirer et s’attacher les hommes. Elle se montre ici avec ce qu’elle a de plus capable de les flatter, traînée sur un char superbe par les vertus, elle surprend les yeux par la magnificence des vêtements, l’odorat par la délicatesse des parfums, les oreilles par l’harmonie du chant, le goût même par les innocents festins qu’elle permet. Tant de plaisirs réunis gagnent à coup sûr le cœur d’une jeunesse trop peu éclairée pour aimer la vertu pour elle-même, sans instinct et sans intérêt. »

On voit ensuite danser la Religion avec les vertus, les jeunes gens, les grands Prêtres, Comus, divinité de la table, dont l’unique fonction était de présider aux fêtes, aux toilettes des femmes et des jeunes gens qui aiment la parure.

Ballet général. « La jeunesse, formée à l’école du plaisir, et devenue si différente d’elle-même, vient lui marquer sa reconnaissance. Au défaut de paroles, elle s’exprime par l’énergie de ses pas ; son air enjoué et modeste, vif et réglé, fait entendre le reste. L’éducation et la raison s’applaudissent d’une alliance si avantageuse pour les hommes, elles la renouvellent en présence de leurs jeunes élèves, qui deviennent les témoins et les garants, de ce précieux traité.

« Est-ce ainsi qu’on inspire du respect pour la religion, et qu’on en grave les principes dans les jeunes cœurs ? Quoi ! le théâtre deviendrait l’école des vertus chrétiennes ? elles seraient l’effet naturel du plaisir des sens, de l’instinct et de l’intérêt ? Si la religion se montrait aux mortels sous des traits visibles, ce serait dans nos temples et sur nos autels, ce serait sous des traits graves et majestueux, propres à inspirer la vénération la plus profonde. La Société {p. 66}(des Jésuites) la place sur un théâtre, et ne craint point d’en faire un histrion ! Il était réservé à notre siècle de voir de semblables horreurs, et à la Société de les enfanter, etc. »

Ce n’est pas à nous assurément à entrer dans les affaires des Jésuites ; nous ne rapportons ce morceau que pour faire voir ce que les Magistrats pensent de la comédie, même des collèges, combien ils la croient opposée au respect dû à la religion, à la pratique des vertus chrétiennes, et à la bonne éducation de la jeunesse. Et sans doute que dans les nouveaux collèges le Parlement de Normandie ne permettra pas les pièces de théâtre : le pourrait-il sans se contredire ? Il y a bien de l’apparence que l’Auteur de cette pièce, le Recteur et le collège nombreux qui la fit représenter, avaient de bonnes intentions, qu’ils voulaient faire aimer la vertu à la jeunesse, en l’unissant avec le plaisir. Si l’on n’entend que la douceur intérieure de la charité, la paix de la conscience, l’onction de la grâce, l’espérance de l’éternité, la vertu est délicieuse. Mais y unir la magnificence des habits, la délicatesse des parfums, le dieu de la bonne chère, la danse, etc., c’est en vérité une morale bien singulière ; faire danser sur un théâtre, et faire des remerciements au plaisir, la foi, la mortification, l’humilité, la religion ; je ne sais si l’indécence d’un tel spectacle l’emporte sur le ridicule. A-t-on pu ne pas sentir que c’est apprendre à la jeunesse à se jouer des choses saintes, la familiariser avec tous les plaisirs, et lui former la conscience la plus relâchée ? A-t-on pu ne pas prévoir que c’est se préparer des contempteurs et des adversaires, les aguerrir, leur fournir des armes, leur donner prise ; que c’est répandre de tous côtés une matière combustible, qu’il ne faudra qu’une étincelle pour allumer dans un instant {p. 67}l’incendie ? On a beau parer la morale du théâtre, et le théâtre lui-même, d’un air de piété ; on a beau l’étayer des décisions des plus graves Casuistes, il sera toujours vrai que l’Evangile et le monde sont deux ennemis irréconciliables : « Qui veut venir après moi, doit renoncer à soi-même, porter la croix, et me suivre. »

CHAPITRE IV.
Des Pièces pieuses. §

Il faut convenir que les pièces dont le sujet est pris des livres saints ont eu le suffrage de plusieurs personnes respectables. S. Antonin dans sa Somme, S. Ignace, ou plutôt Aquaviva, dans les Constitutions des Jésuites, le célèbre Menochius (de arbitrariis, Cas. 60.), en ont permis et même conseillé l’usage. Ne pouvant abolir le théâtre, ils ont cru, ad duritiam cordis, que c’était du moins diminuer le mal, et tirer quelque fruit du plus mauvais terroir. Madame de Maintenon a fait composer pour sa communauté Esther et Athalie, qui ont été représentées par ses filles. Racine converti, après avoir solennellement renoncé au théâtre, a cru ne pas manquer à ses engagements en les composant, et, ce qui est bien plus étonnant, en formant les Actrices. Il a assez compté sur sa piété, pour se livrer sans scrupule au milieu d’une foule de jeunes Demoiselles les plus aimables, leur apprendre ses vers, les exercer à la déclamation, leur inspirer, leur faire exprimer les mouvements les plus vifs et les plus tendres, leur donner les mêmes leçons qu’il avait données à la Chammelé sa maîtresse, sans rien craindre ni pour lui ni pour elles. C’est sans doute une confiance héroïque en Dieu, et si ce n’est pas de la morale la plus sévère, ce sont du {p. 68}moins des prodiges admirables de cette grâce victorieuse, que Racine faisait profession de croire, et que son fils a si bien chantée.

Il est vrai que ces pieux personnages qui ont voulu changer les temples et les mosquées en Eglises, ont mis à leur théâtre dévot des conditions qui ne s’observent guère, et qui en écartant le danger affadissent le sel du spectacle. Ils ont exigé des précautions qu’il faut croire que Racine prenait avec ses élèves, et que l’on prend dans les communautés et les collèges, mais que certainement ne connaissent pas sur le théâtre les gens sans mœurs qui les donnent à des spectateurs, dont la plupart n’en ont pas davantage, et avec des accompagnements qui les feraient perdre à ceux qui les auraient les plus pures. Que peut-on donc conclure de ces respectables suffrages en faveur du théâtre ? que n’en peut-on pas conclure contre lui ?

Les premières pièces qui ont paru en France étaient les mystères de la Religion et les actions des Saints de l’ancien et du nouveau Testament. La troupe qui les représentait se donnait le nom religieux de Confrères de la Passion. Ils subsistèrent jusqu’au milieu du dernier siècle, où on les supprima, et on donna leur théâtre à la troupe de Molière. Les scandales des Dieux du paganisme, les intrigues, les débauches, les passions en prirent la place, et malgré tout ce que l’ancien spectacle pouvait avoir de défectueux, on voit aisément que les mœurs et la religion n’ont rien gagné au change. L’intention des premiers Comédiens était aussi bonne que celle des derniers est mauvaise. C’étaient des Pélerins qui d’abord dans les Eglises et les cimetières, ensuite dans les maisons particulières, dans les places publiques, enfin sur un théâtre régulier pour le temps, voulaient mettre d’une manière sensible, sous les {p. 69}yeux d’un peuple grossier, des objets sublimes qu’il n’était pas en état de comprendre ; ce qu’on a souvent fait avec fruit dans les missions, par des tableaux allégoriques ou des représentations animées.

« De Pélerins, dit-on, une troupe grossière
En public à Paris y monta la première ;
Et sottement zélée en sa simplicité,
Joua les Saints, la Vierge et Dieu par piété.
Le savoir à la fin dissipant l’ignorance,
Fit voir de ce projet la dévote imprudence.
On chassa ces Docteurs prêchant sans mission :
On vit renaître Hector, Andromaque, Illion ;
Seulement les Acteurs laissant le masque antique,
Le violon tint lieu de chœur et de musique.
Bientôt l’Amour fertile en tendres sentiments,
S’empara du théâtre ainsi que des romans.
De cette passion la sensible peinture
Est pour aller au cœur la route la plus sûre. »

(Boil.)

Ce que faisaient ces Confrères d’une manière animée, on le fait en Italie, en Espagne, en Flandres, et même en France, dans bien des Eglises, avec des statues qui représentent la naissance, la passion, la mort de Jésus-Christ, l’adoration des Mages. On l’a exécuté d’une manière permanente avec des statues de grandeur humaine, dans les stations du mont Valérien près de Paris, au Calvaire de Bétharan près de Pau en Béarn. Ce serait avoir un esprit iconoclaste de vouloir abolir toute représentation morte ou animée des choses saintes. Si elles ne se faisaient que par des gens de bien, dans un esprit de piété, avec la décence convenable, l’Eglise ni l’Etat n’auraient jamais troublé ces dévots exercices. Mais il est de la dernière indécence de travestir les Saints en Comédiens, et les Comédiens en Saints, de mettre la parole de Dieu dans des {p. 70}bouches infâmes, et les mystères de l’Evangile sur les autels élevés au vice. Un Chrétien est révolté de voir les objets de sa vénération servir aux ris du parterre, et métamorphoser en drame au milieu de la dissolution, les mêmes traits de foi et de charité qu’on vient de lui donner dans la chaire pour le modèle et la règle de sa conduite, au milieu de ce que le culte a de plus auguste. N’est-ce pas saper le fondement du respect religieux qui leur est dû ?

On aurait pardonné aux Confrères la grossièreté de leur jeu, comme on pardonnait aux Peintres et aux Sculpteurs la grossièreté de leurs ouvrages. Ces siècles d’ignorance n’en savaient pas davantage. Heureusement tout cela ne portait pas sur les mœurs, et peu à peu, comme dans tout le reste, on eût réformé les airs gothiques. Mais tout dégénère, la faiblesse humaine se glisse dans les choses les plus saintes, et les profane, au grand préjudice de cette même piété qui les avait inspirées. Les Confrères s’oublièrent. Ils tournèrent en amusement pour le peuple ce qui ne s’était fait d’abord que pour l’instruire et le toucher. La seule décoration théâtrale dénature tout, et dépayse la vertu, qui s’y trouve totalement étrangère. Les danses, les chants, le mélange des sexes, les discours libres, les parures indécentes, les postures, les gestes, les mœurs des spectateurs et des auteurs, d’un exercice de religion firent un scandale. On fut obligé de l’abolir. Les mœurs ni la religion n’ont rien gagné au nouveau théâtre. Les Italiens, la Foire, Molière, Regnard, Vadé, ne valent pas mieux que les anciennes moralités. Ils sont pires : ce sont les tableaux du Carache, substitués aux anciens vitraux des Eglises ; leur perfection fait leur poison. Ils n’ont pas même cette teinture de religion qui faisait le fond et avait été l’origine de l’ancien spectacle. Si l’on donne {p. 71}quelque pièce pieuse, ce qui est très rare, est-ce la piété qu’y cherche et le spectateur et l’acteur ? Les Confrères ajoutaient des bouffonneries à la religion, mauvaise broderie sur une riche étoffe ; aujourd’hui on sème quelque mot de religion sur le fond de la passion, c’est une perle dans le fumier. Tous les deux ont tort : le mélange monstrueux du sacré et du profane est un sacrilège ; mais avec cette différence que le nouveau théâtre a aussi peu de bon que l’ancien avait de mauvais : toute la réforme consiste à supprimer un reste de piété, pour donner le champ libre au crime, et à prendre quelquefois un masque de religion. L’un est un homme de bien qui s’oublie, l’autre un scélérat qui se contrefait. Mais le théâtre ne plaît qu’autant qu’il flatte la corruption : dès que le vice n’en fera plus l’assaisonnement, qui daignera s’y trouver ?

Le mal avait gagné dans bien des Eglises, où certains jours de l’année, pour une plus grande solennité, on introduisait ces pieuses représentations, auxquelles dans la suite on mêla toute sorte d’extravagances, même pendant l’office divin, et par les Ecclésiastiques et les Religieux, avec la plus grande indécence ; ce qui les fit avec raison appeler la fête des Fous. La Faculté de Théologie de Paris les condamna, les Papes les défendirent (C. 5. de vit. et honest. Cleric.). Plusieurs Conciles se déclarèrent avec force, entre autres celui de Bâle, et la Pragmatique sanction (Tit. de Spectaculis tollend.). Ainsi mal à propos, pour faire l’apologie du théâtre, et donner du ridicule au Clergé, imputerait-on à l’Eglise des excès qu’elle a toujours réprouvés. Elle fut mal obéie : ce qui est du goût de la passion ne s’abolit pas aisément. Peu à peu cependant ces folies ont disparu : il n’en reste guère que dans les processions de la ville d’Aix : le Cardinal Grimaldi {p. 72}tâcha de les réformer, mais ne pût les détruire. Il parut en 1742 un livre intitulé, Histoire de la fête des Fous, où M. du Tillet ramassa grand nombre de ces extravagances, en inventa beaucoup, et, par une dépense bien inutile, les fit représenter dans quantité d’estampes grotesques. Il eût pu faire des volumes : les histoires sont pleines des délires des hommes ; on en voit tous les jours ; et sans sortir de sa famille et de son cœur, chacun pourrait faire une collection considérable. Un pareil recueil, et plus étendu, avait été donné au public par Erasme, dans son Eloge de la Folie, et par Antoine Spelta, dans sa Sage Folie. Ces tableaux sont humiliants pour l’humanité. Ceux qui roulent sur les choses saintes, ou les Ministres de l’Eglise, produisent un mauvais effet, en inspirant du mépris pour eux et pour la religion. Les Protestants par ce moyen se sont confirmés dans leur aversion pour le culte Catholique, et l’ont inspirée à bien d’autres. C’est un des grands abus du théâtre. Les choses saintes ne sont pas faites pour être jouées et servir d’amusement au peuple.

« De la foi d’un Chrétien les mystères terribles
D’ornements égayés ne sont point susceptibles.
L’Evangile à l’esprit n’offre de tous côtés
Que pénitence à faire et tourments mérités :
Et de vos fictions le mélange coupable,
Même à ses vérités donne l’air de la fable. »

(Boil.)

On pourrait faire de même l’histoire des folies du théâtre, des caprices, des ridicules, des vices, des acteurs, des auteurs, des pièces. C’est bien là la véritable fête des fous, elle n’a mérité ce titre que parce qu’on a transporté le théâtre dans l’Eglise. MM. Parfait l’ont donnée au public sous un autre titre ; car qu’est-ce que l’histoire du théâtre, que l’histoire des folies {p. 73}humaines mise en action par des fous et des libertins ?

Le mélange du sacré avec le profane ne convient pas mieux aux romans et aux poèmes épiques. L’un nuit à l’autre. La sainteté de la religion fait mépriser la frivolité de la fable, les gens de bien en sont indignés ; ou, ce qui est plus ordinaire et bien triste, le goût de la corruption fait mépriser la sainteté de la religion. Que n’a-t-on pas dit contre les anciens Légendaires qui par le faux merveilleux qu’ils ont répandu dans les vies des Saints, quoique par des vues bien différentes des Romanciers et des Poètes, ont jeté un air de roman sur les choses les plus certaines et les plus édifiantes, et ont contribué au funeste ravage que fait le pyrrhonisme ? Tout le monde a blâmé, avec Boileau, dans le Tasse, l’Arioste, le Camoëns, Sannazar, Milton, ce bizarre assemblage d’Anges et de Démons, de Saints et de faux Dieux, de fictions et de mystères, d’aventures galantes et de vertus héroïques. Si ces Auteurs ont voulu servir la Religion, ils ont mal réussi, ils n’ont fait au contraire que l’avilir, en dégradant les objets les plus respectables.

« Ce n’est pas que j’approuve en un sujet Chrétien,
Un Auteur follement idolâtre et Païen…
Et fabuleux Auteurs, n’allons point dans nos songes,
Du Dieu de vérité faire un Dieu de mensonges. »

M. le Camus, Evêque du Bellay, à bonne intention sans doute, quoi qu’en dise le P. Patouillet (Réalité de Bourgfontaine, Tome 2. page 5.), composa quantité de pieux romans. M. Palafox, Prélat de sainte mémoire, en a fait quelque autre. Ces fictions dévotes, dans le goût de leur temps, peuvent avoir édifié quelques bonnes âmes, mais sont depuis longtemps oubliées. Un Minime d’Avignon a donné depuis peu de pareilles {p. 74}historiettes, assez bien écrites, qu’on lit dans quelques pensionnats de Religieuses. Je loue son zèle, mais ces mélanges sont peu goûtés.

Souffrirait-on à la Cour, ni même dans un Etat policé, qu’on jouât le Roi, les Princes, les Magistrats même des autres royaumes, non seulement par la crainte de la satire, mais encore, ne jouât-on que leurs belles actions, pour ne pas blesser le respect qui leur est dû, et familiariser le peuple avec ses maîtres, en les lui donnant en spectacle ? Dieu, ses mystères, sa parole, ses Saints, ses Ministres, méritent-ils moins des égards respectueux ? les choses saintes courent-elle moins de risque en les familiarisant, ou plutôt les déshonorant jusqu’à en faire le divertissement du parterre ? Disons mieux, le peuple court-il moins de risque de perdre, à son grand malheur, tout esprit de religion ? C’est bien là qu’on peut dire avec le Duc de Montausier à Louis XIV, qui lui demandait ce qu’il pensait d’un opéra nouveau où on l’avait beaucoup loué : « Je pense dit-il, que Votre Majesté mérite tous ces éloges ; mais je ne puis comprendre qu’elle souffre qu’ils soient chantés par une troupe de faquins, et que l’on célèbre ses vertus dans le temple du vice et de la débauche ». Permettrait-on à la populace d’approcher la personne du Prince ? on choisit pour le servir ce qu’il y a de plus distingué. Il se pare de ses plus riches habits ; oserait-on s’y montrer avec des haillons ? Le théâtre lui-même ne le souffrirait pas dans les grands rôles. Alexandre se respectait assez lui-même pour ne permettre qu’à Appelle de faire son portrait, et à Praxitèle ses statues. Une décoration profane, l’état, les mœurs des Comédiens défigurent encore plus les choses saintes ; un Ministre des autels, et un Comédien ; le caractère d’un Saint, et un métier infâme ; les fonctions des Anges, et l’emploi du démon ; une {p. 75}Eglise, et une salle de spectacle ; qui peut soutenir l’horreur du contraste !

Rousseau le Poète, dans ses Lettres (Let. 1.) rapporte ce fait. Moreau de S. Cyr avait entrepris de donner un opéra spirituel (comme le concert spirituel, c’est-à-dire dont toutes les pièces auraient roulé sur des sujets de piété). Le privilège qu’il avait obtenu, allait à faire représenter des comédies saintes de la même manière dont on joue à l’Hôtel de Bourgogne avec des intermèdes ou des chœurs (Etait-ce dans Moreau piété ou ruse, et la religion y eût-elle gagné ?). On a trouvé le moyen d’en empêcher l’exécution, et on a fort bien fait, le Roi a révoqué le privilège. L’Hôtel de Bourgogne agissait-il par piété ou par jalousie ? Si c’était piété, que ne suivait-il cet exemple, et que ne se déterminait-il à ne donner que des pièces saintes, et à les représenter saintement ? Le même Auteur, dans une autre Lettre, rapporte un trait fort plaisant. « Je vis, dit-il, à Bruxelles, Madame l’Archiduchesse à la comédie, ayant dans sa loge deux Jésuites à ses côtés. C’était une compagnie fort singulière ; l’un dormait très profondément, l’autre les lunettes sur le nez disait son bréviaire fort dévotement et sans distraction. » Tout cela m’a bien l’air d’un conte fait à plaisir ; mais ce qui est très réel, il n’avait qu’à aller au théâtre du collège, il y eût vu des Régents bien éveillés, composant des comédies, exerçant les acteurs, soufflant dans les coulisses, et lisant Molière et Racine sans lunettes.

Si jamais on eut dû et pu avec fruit fondre les choses saintes en pièces dramatiques, c’eût été dans les premiers siècles de l’Eglise, quand les persécutions eurent cessé. On aurait attiré les Païens par la beauté du spectacle, peut-être en eût-on converti, comme les Païens faisaient de {p. 76}leurs pièces un exercice de religion. Les beaux esprits ne manquaient pas au christianisme, S. Grégoire de Nazianze a composé plusieurs poèmes et des espèces de tragédies. Les Empereurs Chrétiens les auraient favorisés, le zèle de Constantin, de Valentinien, de Théodose, contre les spectacles idolâtres, se serait aisément tourné en faveur des spectacles Chrétiens, qui auraient pu contribuer à la chute des autres. Mais jamais les premiers fidèles ne respectèrent assez peu la religion pour l’abandonner aux yeux et aux oreilles profanes de l'amphithéâtre ; ils étaient trop sages pour en courir le risque. Les choses saintes méritent la plus respectueuse circonspection.

Le théâtre aurait pu servir à jouer les faux Dieux, et à tourner le paganisme en ridicule ; la matière était abondante, on n’aurait fait qu’imiter le caustique Lucien, qui dans ses dialogues se moque de tous les Dieux. On le pouvait sans risque depuis que Constantin avait fait monter le christianisme sur le trône des Césars. Tertullien et les autres apologistes avaient bien osé s’en moquer dans les temps des persécutions, les Païens avaient si souvent joué le christianisme et ses mystères. Le fameux S. Genest y fut subitement converti, et de Comédien devenu Chrétien abjura le paganisme et le théâtre, et mérita la couronne du martyre. A propos de S. Genest, on demande pourquoi les troupes de Comédiens ne font pas célébrer une fête, comme les corps de métier ; ils auraient dans ce Saint un patron de leur corps, comme les Savetiers dans S. Crépin. La raison en est simple ; quelle Eglise aurait voulu de tels Confrères ? quel Prêtre aurait osé dire la messe pour des gens notoirement infâmes ? quel Prédicateur aurait pu prêcher ce Saint sans condamner la profession, puisqu’il ne s’est sanctifié qu’en y renonçant ? Mais on n’a pas eu occasion {p. 77}de les refuser ; connaissent-ils les exercices de piété ? ils ne célèbrent que les fêtes de l’amour et de Bacchus.

Le ridicule des Dieux du paganisme est le seul point de vue qu’il soit permis de mettre sur la scène. Jamais la religion ni les mœurs n’approuveront qu’on les y expose avec les attributs de la Divinité, les adorations, les vœux et les sacrifices : c’est tout ce que pouvaient faire leurs adorateurs. Parmi des Chrétiens qui les connaissent et font profession de les mépriser, c’est une impiété et un scandale. Quel spectacle pour la vertu, que Jupiter, Mars, Vénus, sur les autels avec leurs adultères, leurs fureurs, leurs débauches ! car il n’y a pas autre chose à en dire, et on n’en dit pas autre chose en effet. Au lieu de les ridiculiser et de les faire détester, on les loue, les honore, les admire, on leur rend un culte suprême, on les propose à l’imitation publique, si bien et si grossièrement qu’on loue les Rois, les héros, les gens de mérite, en les comparant à ces Dieux. Quel éloge pour un Prince ! c’est un Jupiter qui lance la foudre, un Mars qui répand la terreur, un Neptune qui commande aux flots. Ses belles qualités sont bien chimériques, si elles n’ont pas plus de réalité. Quel éloge pour l’oreille d’une Princesse ! c’est une Vénus, elle règne à Paphos, elle traîne à sa suite les amours et les grâces ; ne craint-elle pas que la comparaison ne paraisse trop juste ? M. de Montausier trouvait Louis XIV déshonoré d’être loué par des Comédiens, est-ce un panégyrique glorieux d’être comparé à ces monstres ?

Je m’étonne qu’aucun Poète comique n’ait fait valoir ce fonds de comédie, il eût pu tirer des folies des Dieux de fort jolies pièces, plus jolies et plus piquantes que ces pièces puériles, et mille fois ressassées jusqu’à la fadeur, où l’on {p. 78}chante leurs louanges. Le théâtre ne connaît pas ses richesses, il cherche des sujets, il se répète, et en voilà une infinité. Mais il semble qu’on ait pour ces Dieux un religieux respect. Molière même, qui ne s’embarrassait ni des Dieux ni des hommes, après quelque trait de ridicule dans son Amphytrion et dans sa Psyché, leur fait une réparation d’honneur et leur rend hommage comme ses confrères. Pour moi, je ne comprendrai jamais qu’il soit permis de faire semblant d’être idolâtre, de blasphémer par jeu, de transporter à des créatures pour se divertir, les honneurs dus à la Divinité. Je ne comprendrai jamais que quand on a de l’honneur, de la pudeur, de la religion, on puisse être flatté de se voir comparer au Dieu de la fureur, à la Déesse de l’impudicité : un Chrétien, Jupiter ! une Chrétienne, Vénus !

Les Protestants, au commencement de leur prétendue réforme, usèrent de cet artifice pour tourner en ridicule les cérémonies, les Saints, les Religieux, les Prêtres Catholiques, ce qui ne leur réussit pas ; ils l’ont fait en Angleterre contre les Quakers avec aussi peu de succès : et les libertins qui ont quelquefois essayé de jouer la religion, n’ont pas été plus heureux. C’est la judicieuse réflexion de M. Bernard (Histoire des ouvrages des Savants, année 1696. article 7.). Après avoir longtemps poursuivi les Quakers par de rigoureux châtiments, on s’avisa de les jouer sur le théâtre de Londres, et il faut convenir que leurs extases, leurs soupirs, leurs grimaces, leur grossièreté, leur contenance affectée, leurs principes outrés, donnaient beau jeu aux plaisants. Si jamais la scène a dû faire des conversions, c’est dans des excès aussi ridicules, qui ne méritaient que la risée publique ; mais on n’arrête pas par là les progrès de leur secte. « Les {p. 79}Comédiens, dit cet Auteur, sont de minces apôtres ; jamais ils ne serviront ni à combattre l’erreur, ni à établir la vérité ». (Histor. Quakeriam).

Je ne sache pas que les Catholiques aient usé de représailles, et vraisemblablement ils n’auraient pas mieux réussi, quoiqu’ils eussent trouvé une matière abondante dans les fureurs du Baron des Adrets, la morale licencieuse de Bèze, la polygamie du Landgrave, les bouffonneries et le mariage de Luther, les amours tragiques d’Henri VIII, dans la papauté d’Elisabeth, Papesse de l’Eglise Anglicane, bien mieux que dans la chimérique Papesse Jeanne, puisque celle-ci, fût-elle aussi réelle que Blondel la démontre fausse, elle ne l’eût été que par hasard, trompant par son déguisement, au lieu qu’Elisabeth le fut publiquement, par système, pendant tout son règne, ce qui eût bien valu le Pape de paille que l’on brûlait tous les ans à Londres en cérémonie. Je n’ai vu dans ce goût que les deux comédies de la Femme Docteur, et du Saint dévalisé, composées par un Jésuite contre le Jansénisme, et leur critique par un Janséniste. Ces pièces n’ont été jouées sur aucun théâtre public, et je doute qu’on les eût goûtées, quoiqu’il y ait des scènes très comiques. Ce mélange de religion et de comédie, de controverse et de ridicule, de sérieux et de frivole, ne doit plaire à personne. La nouvelle pièce des Philosophes par M. Palissot, a pourtant été applaudie ; mais je crois que le fond d’orgueil et de mépris du genre humain, dans le caractère et dans le système qui rend les esprits forts aussi odieux que ridicules, a formé un intérêt personnel, a piqué la curiosité, et gagné les suffrages à une pièce remplie de grandes beautés. On l’a retirée, et l’on a bien fait ; elle risquait de ne pas se soutenir.

Ce qui m’étonne, c’est de voir les dévots {p. 80}même amateurs et défenseurs de ces pièces. Si les Ecclésiastiques et les Religieux doivent s’abstenir des spectacles, les gens qui font une profession particulière de piété, qui sont censés plus recueillis, plus mortifiés, plus attentifs à leurs devoirs, éloignés des plaisirs du monde, en garde contre les occasions du péché, pleins de respect pour les choses saintes, ne scandalisent-ils pas quand ils prennent part à ces plaisirs pour le moins suspects ? Ils le paient cher ; la raillerie ne manque pas de faire sentir le contraste de la dévotion et de la comédie, si peu faites pour être unies.

Mais n’est-il pas permis et même recommandé aux Chrétiens de se réjouir dans le Seigneur ? Gaudete in Domino semper. Pourquoi donc nous priver d’une infinité de traits amusants que peuvent fournir ces sortes de pièces, d’autant plus piquants, que la plupart des hommes trouvent un goût singulier dans ce qui touche la religion, et que la religion en est comme la sauvegarde ? La perte de ces traits divertissants est légère, et ce serait les acheter bien chèrement, si c’était aux dépens de la vertu. Ce n’est pas se réjouir dans le Seigneur d’en faire une matière d’amusement ; le véritable objet de la joie Chrétienne, c’est le souvenir de ses miséricordes, la vue de ses bienfaits, l’espérance de la félicité éternelle : « Lætatus sum in his quæ dicta sunt mihi, in domum Domini ibimus. » Ce n’est pas, il est vrai, un langage à tenir aux Comédiens ; ils le prendraient pour un délire. Je le tiens à ceux qui par un esprit de religion voulant des pièces pieuses, doivent être pleins de ces sentiments. Les bouffonneries les impiétés, vous inspirent-elles donc une sainte joie ? Elles ne peuvent que la détruire, et causer la plus vive douleur de l’offense de Dieu, et les remords les plus amers. Affermi-t-on bien la confiance sur des promesses et des {p. 81}biens dont on ne parle que par divertissement ? est-ce sur un théâtre que Dieu a fait ses promesses, et que les Apôtres les ont publiées ? C’est bien à lui à nous consoler dans nos peines, à nous encourager dans nos combats, à nous soutenir dans nos faiblesses, à nous faire mépriser les plaisirs du monde, les voies étroites de la mortification ! Vous n’avez que des paroles, disait Job, « verbosi amici mei ». Vous ne me contez que des fables, disait le Prophète : Narraverunt mihi iniqui fabulatione sed non ut lex tua. »

Jamais le théâtre ne peut employer convenablement les choses saintes, parce qu’il n’en a pas l’esprit, et qu’il en a un tout opposé. L’Ecriture ne prêche que l’amour et la crainte de Dieu, et le théâtre n’inspire que l’amour de la créature. Là on combat les passions, on méprise ses plaisirs et les vanités ; ici on les favorise, on étale les attraits et les pompes. Fuir les occasions, les rechercher ; mortifier ses sens, les satisfaire, s’occuper de la présence de Dieu, l’oublier ; veiller sur soi, se dissiper ; penser aux fins dernières, en écarter l’idée ; s’humilier et se détacher de tout, nourrir l’orgueil, l’ambition, la cupidité ; pardonner, se venger ; plaire à Dieu, plaire au monde, etc., voilà deux morales dont la religion et la comédie présentent le contraste perpétuel. Il semble qu’on n’ait voulu faire qu’un évangile contraire, créer une morale opposée à celle de Jésus-Christ. Le théâtre est la parodie des livres saints.

Mais est-il fait pour y prêcher toutes ces moralités ? Oui sans doute, du moins quand il s’empare des divines Ecritures, qu’il ose faire parler les Prophètes et agir les Saints, s’approprier le langage de la Divinité, et représenter des événements qui n’ont été consignés dans nos saints livres que pour servir à notre instruction. Peut-on changer leur destination divine, pour en faire un {p. 82}usage contraire ? Il faut que l’opposition du théâtre à l’esprit de Dieu soit bien entière, puisqu’on n’y saurait souffrir que les faits y paraissent avec leurs vraies couleurs ; les sentiments, les idées, les règles de la sainteté n’y sont goûtées qu’avec l’assaisonnement du vice : les vertus ne peuvent monter sur la scène que masquées. Et n’est-ce pas la condamnation générale de la comédie ? le Chrétien connaît-il de lieu et de temps où la piété soit déplacée et l’Evangile ridicule ? Sans doute on ne parle pas toujours morale, mais il n’est jamais permis de la proscrire ; on n’alarme pas toujours le pécheur, mais on ne doit jamais l’aveugler ; on ne prêche pas toujours la pénitence, mais il ne faut jamais en détourner ; on peut inspirer l’amour et la joie au juste, mais jamais la dissipation, la folle joie, l’amour profane, et ce n’est que par un abus sacrilège qu’on emploie à l’entretenir ce qui ne fut fait que pour le réprimer. Sans doute rien n’offre à l’esprit, au cœur, à l’imagination, des traits plus sublimes, des sentiments plus touchants, des spectacles plus merveilleux, que l’histoire Sainte ; mais comme la magnificence des palais des Princes n’est pas faite pour réjouir la populace, la magnificence de la divine parole est encore moins faite pour amuser les pécheurs. Serait-ce respecter le lieu saint, que d’y donner des rendez-vous criminels ? les actions des Saints, que d’en tracer des peintures obscènes ? les oracles des Saints, que d’en composer des centons, des badinages impies ? Tel ce sacrilège qui dans les expressions de l’amour divin cherchait de quoi faire des déclarations infâmes ; tel ce Peintre scandaleux qui choisit les histoires de Joseph, de Bethsabée, de Suzanne, pour renouveler les horreurs d’Arétin et des Carache ; tel l’impie Hérode, curieux de voir Jésus-Christ, non pour se ranger sous sa {p. 83}loi, mais pour repaître ses yeux de quelque prodige, mais pour s’en jouer et le renvoyer couvert, en dérision, d’une robe blanche : « Sprevit eum cum exercitu tuo. »

N’en dis-je pas trop ? Non : c’est l’esprit, c’est le goût, c’est l’intention de tout ce qui compose le spectacle. Quel auteur, quel acteur, quelle actrice donnent des pièces pieuses pour instruire, toucher, sanctifier les hommes, et procurer la gloire de Dieu ? quel spectateur y va pour glorifier Dieu, s’instruire et s’édifier ? On ne veut que plaire et s’amuser, et trouver peut-être quelque prétexte pour excuser la comédie par un vernis de piété. Y eût-il quelque Poète, amateur, ou Comédien singulier, qui eût des motifs si purs ; ce serait un prodige. Mais qui serait assez bon pour les attribuer au grand nombre ? Monté sur le ton du vice, il ne sera pas si tôt l’Apôtre de la vertu ; le spectacle n’en est pas même susceptible. Cet assemblage raffiné de tous les aliments de la passion, ne peut nourrir que la passion ; jamais la vertu ne portera la main sur ce fruit empoisonné, elle cesserait d’être vertu. Le serpent a beau par ses artifices écarter l’idée du crime, et y répandre des traits de ressemblance avec la Divinité ; instruire par ses chutes passées, la vertu se fiera-t-elle dans le centre du crime à de frivoles promesses qui la trompèrent dans le séjour de l’innocence ? « Eritis sicut Dii. »

Souffrirait-on au théâtre des décorations qui représenteraient les mystères de la religion, les Apôtres, les Martyrs ? et on voudrait en autoriser la peinture animée ? Qu’un Peintre s’avise de prendre un théâtre pour le fond de son tableau, et qu’il y peigne le sacrifice d’Abraham, la passion de Jésus-Christ, quelle indécence, dira-t-on, quelle folie ! non seulement parce qu’il pèche contre la vraisemblance et le costume, mais parce {p. 84}qu’il insulte la religion et la vérité. Ce tableau, fût-il de Raphaël ou de Michel-Ange, ne serait souffert que comme les grotesques de Callot, c’est-à-dire comme une extravagance. Que serait-ce, s’il donnait un masque à Abraham, s’il peignait la Madeleine, la Sainte Vierge, fardées et découvertes comme nos actrices, si dans un coin du tableau il mettait des danseurs et des danseuses ? Ce Peintre serait regardé comme un impie, qui aurait voulu jouer la religion. Mais que ferait-il, que ce que fait la comédie ? La pièce est un tableau animé. Corneille et Molière sont des Peintres, et de grands Peintres, mais de vrais Callots, toutes les fois qu’ils traitent de la piété. Les intermèdes, les farces, les danses, le fard, les nudités, les décorations, la Chammelé, voilà le grotesque qui dégrade la religion.

On blâme, avec raison un Religieux, un Ecclésiastique qui se permet, je ne dis pas des discours obscènes, mais même des frivolités et des bouffonneries, ce que les canons appellent, bouffonnes et gaillardos. S. Paul les condamne dans la bouche même des laïques, Scurrilitas stultiloquium. A plus forte raison sont-elles infiniment opposées à la sainteté de l’état Ecclésiastique, et déplacées sur des lèvres qui prononcent les paroles divines de la consécration et des sacrements, et annoncent les grandes vérités du christianisme. Est-il moins indécent de voir les choses saintes sur des lèvres vendues au crime, toujours ouvertes à l’impiété, et qui n’exhalent que l’odeur empestée de la passion ? C’est une autre sorte de sacrilège, selon l’expression de S. Bernard : « Illis aperire nefarium assuefacere sacrilegium. » C’est jeter les choses saintes aux chiens, et les pierres précieuses devant les pourceaux. Si le premier profane la sainteté de la personne par de mauvais discours, l’autre profane la sainteté de la parole {p. 85}par la corruption de la personne. Jeter l’ordure sur les vases sacrés, ou les vases sacrés dans l’ordure ; quel des deux est le plus criminel ?

Les ordonnances de nos Rois et les arrêts des Parlements ont constamment défendu, sous peine de prison et de punition corporelle, de porter sur le théâtre, non seulement les ornements sacerdotaux, mais même les habits ordinaires des Ecclésiastiques et des Religieux : les paroles de l’Ecriture sont-elles moins respectables ? les actions des Saints doivent-elles être plus livrées aux Actrices ? (Ordonn. d’Orléans, art. 25. Ord. de 1641.) Les ordonnances ne parlent pas de l’usage ordinaire de ces habits, mais je suis persuadé qu’on ne souffrirait pas qu’un Comédien parût dans le monde habillé en Abbé ou en Moine, et une Comédienne en Religieuse. Les ordonnances ne parlent pas non plus des rôles Ecclésiastiques ou Religieux, qu’on aurait pu, en les déguisant, introduire sur la scène, sans encourir les peines, puisque la loi ne les défend pas ; mais on voit bien que c’est l’esprit de la loi, et toutes les fois qu’on a pris de pareilles licences on ne l’a pas fait impunément, et d’ailleurs un rôle sans un habit conforme est ridicule et sans agréments.

Les Empereurs Chrétiens avaient fait de pareilles défenses. (L. Mimæ. C. de Episc. Audien. L. 12. de usu Scyllarum. C. Theod. L. 15). Ces lois sont plus détaillées que les nôtres ; elles interdisent aux actrices les habits modestes des filles consacrées à Dieu. Les Religieuses n’étaient pas encore cloîtrées, et n’avaient pas des vêtements particuliers qui les distinguassent des laïques et des Religieux des autres ordres. Ces habits communs dans le temps de leur institution, ne sont devenus singuliers que par le changement des modes que les Religieux n’ont pas suivi. Ce n’était dans le temps que l’habillement ordinaire, {p. 86}mais plus modeste, tel que l’a toujours été celui des personnes pieuses, et que le sont ceux des Communautés nouvelles des Miramiones, Dames de la Foi, de l’union Chrétienne, de la Croix, de la Providence, des Sœurs grises, peu différents des autres. C’est jusque là que ces Princes portaient leur respect pour la religion. Ils ne croyaient pas convenable que des Actrices portassent des vêtements si opposés à leur profession, ce n’eût été sans doute que pour s’en moquer, peut-être pour se déguiser et n’être pas connues, et par là ouvrir une porte au crime, dont la honte eût rejailli sur les honnêtes filles, dont elles auraient profané la robe : « Mimæ, quæ ludibrio corporis sui quæstum faciant, habitu virginum non utantur. »

On fait souvent dans le monde un parallèle malin de la conduite équivoque et des manières mondaines de quelques Prédicateurs, avec la divine parole qu’ils annoncent. On a raison, le contraste est insoutenable. L’Eglise a toujours condamné ce mélange peu édifiant de la chaire et du théâtre, du caractère de Ministre et des œuvres d’un Comédien. C’est bâtir d’une main, et détruire de l’autre. Mais si l’apparence est révoltante, la réalité est-elle plus tolérable ? le Prédicateur le plus mondain approche-t-il d’une Actrice ? Après tout, il n’altère pas la vérité, il n’en fait pas un frivole amusement, il ne débite pas un moment après la morale la plus lubrique et la plus impie ; la chaire ne sert pas tour à tour à un sermon et à une farce ; un jour aux discours pieux, un autre aux amours de Jupiter. Le Comédien défigure, joue, parodie les choses les plus saintes avec une indécence irréligieuse ; il débite sur la même scène le bien et le mal, la vertu et le vice. C’est la source dont parle S. Jacques, d’où coulent des eaux douces et amères, {p. 87}la bénédiction et la malédiction.

Mais, dira-t-on, pourvu que le théâtre instruise et édifie, qu’importe d’où vient l’instruction et l’édification ? On peut profiter des plus mauvais sermons débités par les plus mauvais Prédicateurs. Nicole l’a fait voir dans un Traité exprès. Dieu arrache la vérité des bouches les plus impies ; Caïphe lui-même prononça des oracles. Le théâtre édifier, et instruire des choses saintes ! y pense-t-on ? et depuis quand ce prodige inconnu à tous les siècles ? Non, il ne porta jamais à la piété, lors même qu’insolemment paré des livrées de l’Evangile, il s’efforce d’en parler le plus pompeusement. Ce n’est pas le moyen que Dieu a choisi pour opérer notre salut, c’est plutôt celui que l’enfer a inventé pour le détruire. C’est bien, disait S. Jérôme, aux intempérants à prêcher le jeûne, aux voleurs à exhorter au désintéressement, aux Actrices à donner des leçons de chasteté : « Delicatus magister es qui pleno ventre de jejuniis disputat, accusare avaritiam et latro potest. »

Dieu a donné à son Eglise, dit S. Paul, des Docteurs, des Prophètes, des Apôtres ; jamais il n’a envoyé des Comédiens. Est-ce au théâtre qu’on trouvera cette lumière céleste, cette onction divine, ces grâces surnaturelles, qui convertissaient les idolâtres, et qui convertissent les pécheurs ? Le Saint Esprit n’y descendit jamais, il y a bien loin du théâtre au cénacle, où il remplit les Apôtres. C’est le Démon qui donne aux Comédiens la mission : Allez, leur dit-il, enseignez le vice à toutes les nations, apprenez-leur à faire ce que je vous enseigne et que je vous fais faire à vous-mêmes ; je vous suggérerai ce que vous aurez à dire, et je serai avec vous jusqu’à la fin des siècles. Ce singe de la Divinité, qui s’est fait adorer dans tous les temps sur le théâtre, n’exécute que trop ces funestes promesses. Tertullien {p. 88}rapporte qu’une femme Chrétienne étant allée à la comédie, y fut possédée du Démon, et que le Démon répondit, quand on l’exorcisait : « J’ai eu droit de m’en saisir, je l’ai trouvée dans ma maison. » C’est dans l’Eglise que la parole de Dieu s’annonce avec fruit, touche et nourrit les âmes, et non pas aux coulisses, aux foyers, à l’orchestre, dans les décorations, les danses, les intrigues. Ce n’est point, dit S. Paul, aux artifices de l’éloquence, aux insinuation de la sagesse humaine, que les Prédicateurs même doivent avoir recours ; c’est dans la force de l’esprit et de la grâce de Dieu, que se recueille une abondante moisson. Serait-ce donc, à plus forte raison, dans l’indécence des nudités, dans l’expression des passions, les fourberies des valets et des soubrettes, qu’on ramasserait de quoi remplir les greniers du Père de famille ? Non, non : la modestie, la dignité, la sévérité, la sublimité, la charité de l’Evangile, ne se trouveront jamais dans la frivolité, la mollesse, la dissolution, la malignité de la scène : Non in persuabilibus humanæ sapientiæ verbis.

Mais, ajoute-t-on, on va rarement au sermon, on vient fréquemment au spectacle ; un zèle ingénieux qui met tout à profit, ne pourrait-il pas par ces pièces pieuses, faire suppléer l’un à l’autre, instruire et convertir les peuples ? Je ne crois pas qu’on ait jamais proposé cette objection d’une manière sérieuse, elle est trop ridicule ; quelle chaire, quel sermon, quel Prédicateur ! voilà une mission nouvelle, inconnue à tous les siècles. Que les Evêques envoient donc des troupes de Comédiens, au lieu de Missionnaires ; qu’au lieu de Ministres, les Séminaires forment des Acteurs. On en forme bien dans les collèges, on leur dicte les règles de la composition, on leur en donne des modèles. Qu’au lieu de sermon {p. 89}à l’Eglise, on mène le peuple à la comédie pour le catéchiser : combien la Gaussin fera-t-elle pousser de soupirs de dévotion, et verser de larmes de componction ! Les femmes des Quakers dans leur fanatisme seraient plus propres à inspirer la vertu, que toutes les Actrices de Paris ; ces femmes ont des mœurs, une Actrice a des vices ; elles ont un extérieur pieux, l’Actrice n’a que le rouge, les nudités, la coquetterie ; ces femmes ne parlent que de bonnes choses, elles sont sincères, zélées, fidèles, l’Actrice ne tient que des discours galants, passionnés, dissolus, elle prend toute sorte de formes pour plaire, séduite et corrompre.

« Pour corriger les mœurs et régler leur raison,
Les Chrétiens ont l’Eglise et non pas le théâtre. »

(Godeau.)

On a porté la sévérité jusqu’à défendre aux Organistes de jouer pendant l’office divin des vaudevilles, des pièces profanes, des chansons tendres, des airs d’opéra, qui ne peuvent que distraire le peuple de l’attention au service, refroidir sa dévotion, par les sentiments qu’ils inspirent, et lui rappeler les mauvaises paroles composées sur ces airs : défense presque partout mal observée, soit par le goût du joueur, le plus souvent sans piété ; soit par disette et stérilité, la plupart ne sachant point d’autres airs, et n’étant pas en état d’en composer. Le Pape Jean XXII va plus loin, il défend même les motets à l’Eglise. (Extrav. com. de vit et honest. Cleric.). La description qu’il en fait pourrait être la matière d’une dissertation sur la musique du quatorzième siècle, que nos historiens et auteurs de la musique ont négligée. Il y parle de la mesure, des soupirs, des doubles croches, des quintes, des quartes, de la basse fondamentale, {p. 90}etc. Il s’étend beaucoup sur la gravité convenable au chant de l’Eglise, la manière respectueuse dont on doit l’exécuter, et les dangers d’une musique molle, efféminée, trop vive et légère, ordinaire à la musique profane, qu’il traite de nouvelle, c’est-à-dire peu connue de son temps. Jugeons, à plus forte raison, si ce Pontife eût approuvé l’usurpation et la profanation des choses saintes, faite par le théâtre, plus profane que tous les motets : « Novellæ scholæ discipuli temporibus mensurandis invigilant, novis notis intendunt, fingere suas malunt, in semibreves cantant, notulis percutiunt, hoquetis intersecant, discantibus lubricant, motetis vulgaribus inculcant, fundamenta despiciunt, ignorant super quo ædificant, etc. »

La Bruyère, homme du monde, pense de même dans ses caractères. Les motets, les te Deum, les beaux saluts, les solennités brillantes, cessent d’être des actes religieux, et deviennent, selon lui, des scandales, quand l’appareil du théâtre s’y mêle. « Déclarerai-je ce que je pense d’un beau salut, dit-il énergiquement (Chap. de quelques usages) ? Décorations profanes, places retenues et payées, motets distribués, comme les pièces au théâtre, rendez-vous, entrevues, causeries, murmures, quelqu’un monté sur une tribune, qui y parle familièrement, sans autre zèle que d’amuser le peuple, des voix, un orchestre ; m’obligera-t-on d’appeler ce spectacle un office d’Eglise ? » Ne peut-on pas dire que c’est substituer une autre fête de fous à celle qui a été abolie, mais fête plus artiséeIX, plus régulière, plus systématique, plus criminelle ? Et on voudra me persuader que ces pièces, appelées saintes, sont utiles à la religion, contre laquelle tout semble s’y être ligué ?

{p. 91}Ces vérités, quoiqu’évidentes, ces mauvais effets, quoique très réels, frappent peu de personnes. Les gens de bien se flattent d’arrêter quelque péché, et d’arracher quelque proie à l’enfer, en supprimant les passions criminelles et substituant des objets pieux ; peut-être espèrent-ils de réformer la scène, et de convertir les Comédiens, en les tournant du côté de la religion. Belle chimère d’un zèle peu éclairé ! Les gens du monde s’en moquent, et croient y trouver du moins avec la tranquillité de leur conscience, leur apologie et celle du spectacle. C’est une espèce de capitulation qu’ils font avec la vertu. Soyez satisfaite, cessez vos exhortations et vos reproches, laissez-nous le théâtre, venez y figurer avec nous, en goûter les plaisirs et en partager les honneurs. Les impies raffinés raisonnent plus juste ; ils comptent triompher de la vertu, en paraissant l’accueillir. La mettre sur la même ligne avec le vice, c’est la décréditer, l’égalité du traitement la déshonore. Rien n’avilit plus un honnête homme, que de le confondre dans la foule des gens sans honneur. Quel plus beau jeu pour le vice, que d’être associé à la vertu, dans les mêmes lieux, les mêmes temps, le même exercice, par les mêmes personnes, qui sans changer de sentiment ni de conduite, mais seulement d’habit et de masque, jouent indifféremment tous les rôles ! La tolérance générale qui résulte de cette indécente liaison, fait le système courant de nos esprits forts et des pécheurs endurcis. On peut dire d’eux ce que Madame de Sévigné disait de Racine (Tom. 6. Lett. 16.), quoique peut-être un peu trop fort, car Racine fut toujours honnête homme : « Racine aime Dieu comme sa maîtresse, il est pour les choses saintes comme pour les profanes, tout lui est égal. »

Jésus-Christ allant chez le Prince de la Synagogue {p. 92}pour ressusciter sa fille, y trouva des joueurs de flûte et une troupe de gens qui la pleuraient, selon l’usage du temps, où l’on avait des pleureurs à gages, et un orchestre qui jouait des airs tristes et lugubres, Tibicines, et turbam, tumultuantem Tout ce qui sent la comédie n’est ni dévot ni sage. On était allé chercher le Sauveur pour faire un miracle, on l’attendait de lui, tout le regardait comme un Dieu, et cependant les gens de théâtre le respectent si peu, qu’ils se moquent de lui : Deridebant eum. Aussi les chassa-t-il tous, et ne voulut point opérer de miracle en leur présence. Dieu n’aime point le tumulte et le spectacle, quelque innocent que fût celui-ci, disent trois grands Interprètes de l’Evangile, S. Ambroise, S. Jérôme, et S. Chrysostome. Jugeons si un spectacle où tout ne parle, ne chante, ne représente que les passions, peut jamais lui plaire. Il n’y est pas mieux traité, plus que jamais on le combat, on le méprise, on se moque de lui. Retirez-vous, ce n’est pas au milieu de vous que je répands mes grâces et opère des prodiges : Recedite.

Doit-on blâmer ceux qui composent de ces sortes de pièces, comme ceux qui les représentent ? Sans doute, si c’est pour les faire représenter ; mais si on se borne à la composition ou à la lecture, on peut les traiter comme tout autre ouvrage d’esprit, ou tout autre tableau. Les Saints et Dieu même l’ont fait : le livre de Job et le Cantique des Cantiques sont des espèces de drames qu’on n’a jamais joués, qu’on n’oserait jouer, et qui ne furent pas composés pour être joués. Ces dialogues forment des scènes où paraissent divers interlocuteurs. S. Grégoire de Nazianze et plusieurs Saints en ont faits, que le théâtre ne s’est jamais appropriés, et qu’on ne lui destina pas. Il est bien des sortes de tableaux : la prose est moins vive que la {p. 93}poésie ; l’harmonie, la mesure, la hardiesse des images, des figures et des inventions rapproche plus de la nature ; la peinture, plus frappante que la poésie l’est moins que la sculpture, qui rend la figure au naturel. Mais la représentation théâtrale réunit tout, enchérit, l’emporte sur tout : ce sont des hommes et des femmes véritables, qui parlent, sentent, agissent ; c’est à la fois la poésie, la danse, la musique, la peinture, la sculpture, mille fois plus vives que sous les plus savantes mains, puisqu’elles sont animées. Il ne peut être permis de représenter que ce qu’il est permis de penser, de dire et de faire, puisque c’est réellement faire, dire et penser. On peut parler des crimes, peindre des criminels, pourvu qu’on le fasse décemment ; les paroles, les couleurs ne font ni bien ni mal. Mais l’homme, obligé à la religion et à la vertu, ne peut les blesser, même pour se divertir ; les contrefaire, c’est les réaliser. Peut-on faire semblant d’outrager Dieu, et n’est-ce pas déjà l’outrager, que d’en faire le semblant ? Le ciseau même et le pinceau, si par leur immodestie ils sont une occasion de chute, ne sont plus innocents. A plus forte raison ces tableaux animés, si chargés et si vifs, doivent être d’autant plus religieux et modestes, que leurs effets sont plus rapides. Mais ceux qui les présentent le sont-ils jamais ? pourraient-ils se résoudre à l’être ? leur peinture peut-elle l’être ?

Il est moralement impossible qu’un Comédien, une Comédienne, remplissent un rôle pieux. Ces rôles comportent de l’humilité, de la modestie, de la religion, de la charité, en un mot, les vertus chrétiennes : en ont-ils l’idée ? Je sais qu’un Comédien, comme un caméléon, prend toutes les couleurs, entre dans tous les sentiments, exprime toutes les pensées. Il n’y a point de gens plus hypocrites et, selon leurs termes, plus tartuffes, {p. 94}c’est-à-dire qui sachent mieux se contrefaire. Voyez cette Actrice ; elle rit, elle pleure, s’irrite, s’apaise ; tantôt les charmes de la douceur, bientôt les emportements de la colère, on la prend tour à tour pour une grande Princesse et pour une misérable soubrette ; c’est une prude qui fait des leçons de modestie, une Agnès, qu’un mot, un regard font rougir ; une coquette qui tend des pièges à tout le monde ; une effrontée qui se permet les paroles, les parures, les manières les plus licencieuses. Elle est tout ce qu’elle veut.

Quoique cette perfection de jeu soit rare, je la suppose ; je n’en soutiens pas moins, que l’Acteur et l’Actrice les plus habiles et les mieux exercés se tireront mal d’un rôle pieux. Qu’ils peignent toutes les passions, à la bonne heure ; ils les sentent, ils y sont livrés, leur cœur en est le premier théâtre, de l’abondance du cœur la bouche parle, la nature agit et tient le pinceau ; les intrigues, les galanteries font tout le tissu de leur vie ; ils font sur la scène ce qu’ils font ailleurs. Mais ils sont absolument étrangers dans le pays de la vertu ; pour la jouer naturellement, il faudrait les transformer. Ils ont beau tâcher de s’y naturaliser, c’est l’accent, l’air, la couleur du pays, qu’on ne prend et qu’on ne perd jamais, qui les trahit malgré eux. Ils ne joueraient pas la vertu, s’ils la pratiquaient, s’ils la connaissaient. La vertu ne souffre ni fard ni nudité ; quelle Actrice y renoncerait ? fût-elle couverte d’un voile de Carmélite, jamais la mollesse ne représentera la mortification ; la vanité ne rendra point l’humilité ; la débauche produit-elle la chasteté ? la frivolité exprimera-t-elle le recueillement ? Quelque épais que soit le voile, la mondanité, l’impudence éclateront. Un air gêné, des soupirs de commande, des regards de coquetterie, des tons de fierté, des attitudes {p. 95}de volupté ne sont pas les couleurs de la piété. Le beau saint que P.… ! l’admirable Suzanne que N… ! Etonnée son rôle, elle se tâtera elle-même, elle se demandera, comme Sosie, « Suis-je moi ? » Elle ne dira pas sans rire, en jouant le rôle de la fille de Jephté, « ut plangam paululum virginitatem meam ». Regretter ma virginité ! il y a longtemps que j’en suis consolée ; ai-je jamais eu besoin de consolation ? je serais inconsolable, si je l’avais encore. Vous ne me toucherez, disait Horace, qu’autant que vous serez le premier touché ; pleurez, si vous voulez me faire verser des larmes : « Si vis me flere, dolendum est prius ipse tibi. »

« Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable,
Il doit régner partout, et même dans la fable.
Le faux est toujours fade, ennuyeux, languissant ;
Mais la nature est vraie, et d’abord on la sent. »

Dans les pièces de Communauté, où les Acteurs sont communément des gens de bien, on sent qu’il leur en coûte de remplir les rôles de scélérat ; la vertu, timide et déconcertée, ne s’y prête qu’à regret. Il n’est pas plus facile à un Comédien d’exécuter les rôles dévots ; il n’est pas à son aise, il le fait de mauvaise grâce. On voit de même que les personnages assortis aux caractères réussissent mieux ; un homme emporté prendra mal un ton doux et tendre, un esprit doux et modéré n’est pas fait pour les fureurs d’Oreste, le masque du vice embarrasse la vertu, le masque de la vertu ne sied pas bien au vice : Rien n’est beau, j’y reviens, que par la vérité.

{p. 96}

CHAPITRE V.
Des Pièces tirées de l’Ecriture sainte. §

Ces Pièces méritent une attention particulière, ce livre divin est digne de tout notre respect. On a toujours cru dans toutes les religions que les choses saintes ne doivent pas être prodiguées au peuple ; en se familiarisant avec elles, il cesse de les respecter. Dieu l’avait expressément ordonné ; le Grand Prêtre avait seul droit d’entrer dans le Saint des Saints une fois l’année ; l’Arche d’alliance était toujours couverte, il en coûta la vie à cinquante mille Bethsabites pour avoir osé la regarder ; lors de la publication de la loi il fut défendu, sous peine de mort, d’approcher du mont Sinaï. L’Eglise a longtemps caché les mystères eucharistiques, et garde encore un silence mystérieux au canon de la messe ; elle n’a jamais approuvé qu’on mît l’Ecriture sainte entre les mains de tout le monde par des traductions en langue vulgaire. Les Juifs ne permettaient la lecture d’Ezéchiel, du Cantique des Cantiques, et de quelques autres livres, qu’à des gens sages et d’un âge mûr. L’hérésie en a toujours abusé pour séduire les simples, incapables de pénétrer le sens de ces sublimes oracles. S. Pierre se plaint qu’on abusait des Epîtres de S. Paul ; les plus grands esprits sont éblouis de la profonde majesté des livres saints, s’ils ne les étudient avec une foi docile et une profonde humilité. Les infâmes commentaires qui ont paru depuis peu sur l’Apocalypse, l’Ecclésiaste, le Cantique des Cantiques, ne font que trop voir combien on abuse de tout ce qu’il y a de plus saint.

Mais indépendamment de ces raisons générales de sagesse, ceux-mêmesX qui voudraient le plus {p. 97}accorder à tout le monde la lecture des Ecritures, doivent convenir qu’elle n’est pas faite pour le théâtre ; que c’est la défigurer, l’avilir, la déshonorer ; que bien loin d’en faire la nourriture de l’âme fidèle, on en fait l’amusement de la frivolité, souvent du vice et de l’impiété ; qu’au lieu de servir à la sanctification des fêtes, elle en devient la profanation ; que les Pères, en conseillant cette lecture aux âmes bien disposées, n’ont jamais entendu qu’on dût la livrer au parterre, la couper en actes, la cisailler en scènes, la travestir en comédies, la faire jouer par des hommes et des femmes sans mœurs, avec des habits, des gestes, des discours pleins de mollesse et de dissolution. La parole de Dieu est faite pour être méditée, prêchée, adorée, non pour être jouée ; elle est trop respectable pour fournir le fond d’un divertissement public. C’est aux Ministres dont Dieu ouvre la bouche, à l’enseigner, et non à des lèvres impures, que le Démon ouvre au mensonge et au vice. Se peut-il que ceux-mêmes qui défendent la lecture de l’Ecriture, la mettent sur le théâtre ?

Les Infidèles nous font la leçon. Que ces religieux amateurs du théâtre aillent chez les Turcs jouer l’AlcoranXI, Mahomet, le Mufti, les Imans, les Dervis, sous le même prétexte qui leur fait ici jouer l’Ecriture, ils verront si les Mahométans trouvent bon que ce qu’ils ont de plus sacré serve d’amusement. Les Indiens, les Chinois, les Japonais, qui depuis bien des siècles ont des comédies, n’ont jamais vilipendé la religion jusqu’à mettre leurs Dieux, leurs Bonzes, leurs Mandarins sur la scène. Jamais le prétexte de faire goûter la saine morale ne leur a fait imaginer un rôle de Confucius par ceux-mêmes qui veulent faire accroire qu’on ne lui rend qu’un culte civil. Jamais les Juifs ne s’en sont avisés, {p. 98}la Synagogue ne l’eût pas souffert. Ils connaissaient le théâtre Grec et Romain, ils connaissent le nôtre, et sont à portée de l’imiter ; vit-on jamais de Juif, ni auteur, ni acteur, ni spectateur ? On n’en voit point à nos spectacles ; combien crieraient-ils au blasphème, s’ils voyaient Abraham, Jacob, David, Salomon, sous un habit de Comédien !

Ce ne sont pas seulement les ennemis innombrables des Jésuites, ce sont leurs amis, ce sont les gens du monde, qui sous prétexte de religion, dont quelquefois ils ne s’embarrassent guère, font un crime au P. Berruyer d’avoir profané la divine parole par la manière romanesque dont il raconte les histoires saintes, et les discours qu’il prête aux Patriarches et aux Prophètes. Je n’examine pas sa doctrine, condamnée par le Saint Siege et par plusieurs Evêques, je ne parle que de son style, dont l’élégance a plutôt excité l’envie, que mérité la censure. Sans vouloir en faire l’apologie, je demande si une histoire sainte sur le théâtre n’est pas mille fois plus profanée que dans l’histoire du Peuple de Dieu. Y en conserve-t-on l’intégrité ? n’y mêle-t-on, ni épisode, ni passion, ni intrigue, ni dénouement ? tous les discours qu’on prête aux acteurs, sont-ils bien conformes à la sainteté et à la majesté de l’Ecriture ? les Acteurs et les Actrices sont-ils bien propres à représenter des Saints ? les parures, les nudités rendent-elles bien Judith, Esther, Abraham ? On fera l’apologie des profanations théâtrales de la parole de Dieu, et un style fleuri qui inspire la piété, sera traité de sacrilège ! on fera le procès à un Religieux qui a toujours bien vécu, et l’éloge de la N.… ! Racine converti était si persuadé que la tragédie la plus sainte suffisait pour le damner, que si on ne l’eût retenu, il allait brûler, comme indigne d’un Chrétien, son Athalie, la plus {p. 99}belle et la plus honnête des pièces de théâtre, seule capable de réconcilier le théâtre avec la religion, si cette paix était possible.

Le saint Concile de Trente, « voulant réprimer la témérité avec laquelle on détourne à des choses profanes, à des inutilités, des fables, des bouffonneries, les paroles et les sentences de l’Ecriture sainte, pour empêcher cette irrévérence et ce mépris, défend à toute sorte de personnes d’employer jamais, de quelque manière que ce soit, les paroles de Dieu à de pareils usages, et il veut que ces téméraires profanateurs soient punis par les Evêques des peines de droit ou arbitraires. » (Temeritatem illam reprimere volens, etc. (Sect. 4.). Que dira-t-on contre une autorité aussi respectable ? est-ce un point de discipline que les libertés de l’Eglise Gallicane ne permettent pas de recevoir ? Jamais profanation plus éclatante que celle du théâtre ; ce n’est pas une conversation particulière, où quelque bouffon détourne à un sens profane quelque mot de l’Ecriture, c’est ici une pièce entière, où de propos délibéré, avec le plus d’art et de réflexion, on change, on ajoute, on retranche, on altère, uniquement pour amuser le parterre, le texte, les pensées, les événements des livres saints, souvent avec la plus grande indécence, par des épisodes et des personnages qui y mêlent la galanterie et le crime. Ainsi donne-t-on des amants à Judith, à Suzanne, à la fille de Jephté, une maîtresse à Joseph, etc., et dans les pièces où il y a des crimes véritables, comme Dina, Samson, David, on fait parler les personnages de la manière la plus séduisante et la plus scandaleuse. Voilà, s’il en fut jamais, le scurrilia profana, vana, fabulosa, du Concile. S. Charles Borromée fit tous ses efforts pour abolir le théâtre à Milan ; mais n’ayant pu réussir, il obtint du moins qu’on n’y représenterait jamais des {p. 100}pièces tirées de l’Ecriture. C’était toujours un mal de moins ; si les mœurs étaient exposées, la religion était respectée. Le fameux Mariana, que le P. le Brun, dans son Traité des Jeux du théâtre (pag. 307.), appelle pieux et savant Jésuite, Mariana, qui a écrit aussi contre la comédie, croit que c’est un moindre mal de laisser représenter aux Comédiens des pièces profanes et galantes, que des pièces tirées des livres saints. Le Parlement de Paris a toujours pensé de même, soit lorsqu’il abolit les mystères des Confrères de la Passion, soit lorsqu’il s’opposa à la réception des Confrères et à la représentation des pièces, quand, sous le règne de François I. on voulait les introduire. L’expérience fit sentir les inconvénients de ce prétendu zèle, qui, défigurant les choses saintes, ne fait que les avilir :

« Le savoir à la fin dissipant l’ignorance,
Fit voir de ce projet la dévote imprudence. »

(Boileau.).

On voit communément dans les Pères de l’Eglise, que la parole de Dieu est comparée au corps et au sang de Jésus-Christ, et l’Ecriture sainte à l’Eucharistie. Comme cette substance adorable est renfermée sous les espèces du pain et du vin, cette céleste sagesse l’est aussi sous l’enveloppe des paroles et des figures. Ce pain vivant, descendu du ciel, donne la vie à ceux qui le reçoivent ; ces paroles de vie sont aussi esprit et vie pour ceux qui les écoutent. Cette fontaine sacrée jaillit à la vie éternelle, car ce n’est pas seulement du pain que l’homme vit, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. C’est toujours le Verbe divin, le Fils unique du Père céleste, qui s’incarne dans notre nature, et qui se communique à nous par ses lumières. {p. 101}Nous devons donc le même respect à l’adorable sacrement de l’Ecriture qu’à l’adorable sacrement de l’Autel. Qui oserait porter le sacrilège jusqu’à exposer le Saint des Saints sur le théâtre ? qui sera assez téméraire pour livrer aux profanateurs du parterre le dépôt sacré de la vérité, et jouer tour à tour indifféremment les Psaumes de David et les bouffonneries de Molière ? Vous conservez avec le plus grand soin et le plus profond respect, les moindres parcelles de la sainte Hostie ; ne soyez ni moins soigneux, ni moins respectueux pour les paroles divines. La moindre ne porte pas moins l’empreinte de la majesté, et le caractère de la sagesse éternelle ; un point, une virgule, ne passeront pas sans être accomplis ; « iota unum, aut unus apex ». Le ciel et la terre passeront plutôt : « Cœlum et terra transibunt, verba autem mea non præteribunt. »

Le travestissement de l’Ecriture la rend insensiblement méprisable. On s’accoutume à regarder les plus saints, les plus grands hommes, comme des personnes ordinaires, des personnages de théâtre, fort au-dessous du haut degré de vénération où l’Esprit Saint les présente. David n’est plus un homme selon le cœur de Dieu, un grand Prophète, le père du Messie, dont un Homme Dieu daigne porter le nom ; c’est un amant de Bethzabée. Salomon n’est plus l’organe du Saint Esprit, enrichi d’une sagesse infuse, l’oracle de la vérité, que tout doit respecter ; c’est un Sultan dans un sérail, un Poète amoureux qui compose une épithalame licencieuse. Sous le masque d’un vers profane, sur des lèvres impures, livrée à l’amusement du public, la parole divine, si on la lisait avec les yeux de la foi, serait-elle ainsi avilie ? l’esprit rempli d’une scène frivole, comment lira-t-on l’Ecriture ? sera-ce avec ce religieux respect qu’inspire sa sainteté à {p. 102}un cœur chrétien ? Non : on lira par curiosité, pour comparer l’ouvrage du Poète avec celui de Dieu ; la sécheresse de celui-ci auprès de la pompe du drame, ne sera plus qu’une narration insipide ; comment y trouver ce goût, cette onction céleste dont se nourrit l’âme sainte ? L’homme du monde n’en entend qu’avec dégoût la lecture ; celui dont le théâtre vient d’éteindre la piété, la soûtiendra-t-il ? Qu’on parcoure le cabinet d’un amateur, on trouvera peut-être le livre des Rois et d’Esther auprès de Boyer et de Racine, comme on y trouvera Euripide et Sophocle. Voilà donc le fruit de ces pièces, elles achèvent de perdre la religion. N’avez-vous, Seigneur, daigné parler aux hommes que pour être, comme dans votre passion, traité en Roi de théâtre, couvert d’un manteau de pourpre, un roseau à la main, une couronne d’épines sur la tête ? Hélas ! ces insultes vous étaient moins sensibles que les indécences et les crimes de la scène, les soldats et les bourreaux vous offensaient moins que les Acteurs et les Actrices.

Ces travestissements font courir un grand risque à la foi et à la morale. La plupart des gens qui n’ont aucune connaissance de l’Ecriture, sur la foi de l’Acteur et du Poète, en croient tout ce qu’ils voient et entendent au théâtre. Quels garants que le Poète et l’Acteur ! quels interprètes ! quels Théologiens ! Que savent-ils de la religion ? quels Pères, quels commentateurs ont-ils lus ? Le peu qu’ils en savent, ne l’accommodent-ils pas à leur goût et à celui du public ? Ils feront dix hérésies pour un bon mot : les Païens sont leurs oracles, la mythologie leur théologie, les métamorphoses d’Ovide leur évangile. Aussi ces graves Auteurs, dit Boileau,

« Pensent faire agir Dieu, les Saints et les Prophètes,
Comme ces Dieux éclos du cerveau des Poètes. »
{p. 103}

Surtout ont-ils cet esprit de religion, de droiture, de docilité, si nécessaire pour en pénétrer les abîmes, cet esprit d’oraison qui nous obtient l’entrée du sanctuaire ? Dieu ne se communique qu’aux âmes simples qui l’adorent en esprit et en vérité, l’homme animal n’y saurait rien comprendre : « Animalis homo non percipit ea quæ Dei sunt. » Les spectateurs méritent-ils mieux de voir ouvrir les sceaux de ce livre adorable ? que cherchent-ils, que saisissent-ils d’après l’auteur et l’acteur ? que Judith était belle et parée, Esther tendre et insinuante, Bethzabée immodeste et fragile, la femme de Putiphar impudente et infidèle ; ils admirent la fierté d’Assuérus, l’ambition d’Absalon, les intrigues d’Architopel, en un mot tout ce qui est capable de nourrir la passion : tout le reste leur paraît vide ; à peine l’ennui laisse-t-il tomber un regard distrait sur ce qui porte à la piété, un œil de mépris sur ce qui combat la passion. L’Ecriture ne fait les chastes délices que de ceux qui l’étudient dans l’esprit qu’elle a été composée ; la loi est alors seulement plus douce que le miel, plus précieuse que l’or, plus brillante que les astres. Mais, direz-vous, ils y verront leurs défauts, comme dans un miroir. Il est vrai qu’ils le pourront aisément ; mais ils feront comme cet homme frivole dont parle S. Jacques, qui se regarde un moment dans un miroir, s’en va, et oublie tout ce qu’il a vu. N’est-il pas même bien aise de l’oublier ? soûtiendrait-il la vue constante d’un portrait si peu flatteur ? « Consideravit se in speculo, et abiit, et statim oblitus est qualis fuerit. »

Non seulement ces pièces avilissent la majesté de l’Ecriture, il est encore impossible qu’elles n’en altèrent la vérité. Pour mettre une histoire sainte sur le théâtre, il faut ourdir une intrigue, former des obstacles, ménager un dénouement, {p. 104}introduire des personnages, leur prêter des sentiments et des discours, altérer les faits. L’Ecriture qui raconte en peu de mots les événements, prête peu au Poète ; il est obligé d’avoir recours à la fiction. Cette fiction est sans conséquence dans les histoires profanes ; mais la sainteté de la Bible ne permet pas ce mélange, on doit en respecter les moindres syllabes, et ne jamais répandre des nuages sur la vérité : Adulterare verbum Dei. Parcourez toutes ces pièces, aucune qui ne la défigure. Racine est celui qui l’a le plus respectée ; il y a pourtant ajouté dans Esther et dans Athalie. Corneille a mêlé des amours profanes dans Polyeucte et dans Théodore, Boyer dans Judith. Pélegrin, Voltaire, tous les autres Poètes imitent leur maître. Qu’il est édifiant de voir un Martyr amoureux perdre sa vie pour la foi, en regrettant sa maîtresse, et joindre des péchés à son sacrifice ! L’enflure de Corneille ne sauve pas le ridicule de ce mélange, Racine, plus sage, n’a eu garde, quoique plus tendre, de donner de la galanterie à ses deux pièces, et de mériter la juste censure de Boileau contre le Romancier

« Qui peint Caton galant et Brutus dameret. »

M. Bernard, quoique Protestant (République des lettres, année 1702.), décide d’après Vossius dans sa poétique, dont il donne l’extrait, qu’on ne doit point employer l’Ecriture pour sujet de poème dramatique. « Il est bien difficile, dit-il, que par des fables ou des opinions incertaines, le Poète ne corrompe une histoire pour laquelle on doit avoir un respect singulier. Aussi a-t-on vu peu de pièces tirées de l’Ecriture, qui aient réussi. » Athalie est peut-être la seule, encore même tomba-t-elle dans le commencement. Il est vrai que c’est un chef-d’œuvre, et que l’Ecriture y est respectée.

{p. 105}

Autre inconvénient de ces pièces. Il y faudra quelquefois faire intervenir la Divinité, ou sensiblement, comme Jésus-Christ agissait sur la terre, ou par des voix, des tonnerres, des visions. Quelle indécence ! la Divinité sur le théâtre ! Je frémis en prononçant ces mots ; ils ont un air de blasphème et d’impiété : qui sera assez téméraire pour en jouer le rôle, et recevoir des adorations ? L’Etre suprême, qui dans l’ancienne loi avait défendu de prononcer son nom, au nom duquel tout fléchit le genou au ciel, sur la terre et dans les enfers, servira-t-il de jouet à ses créatures, et à quelles créatures ? à des Comédiens ! Qu’on joue, à la bonne heure, les Divinités du paganisme, elles étaient trop méprisables pour être ménagées, encore même Horace, qui n’était pas un dévot, puisqu’il se moque de ses Dieux, en les faisant venir d’un tronc d’arbre, veut-il qu’on ne les fasse intervenir qu’avec dignité et pour des sujets de la plus grande importance : « Nec Deus intersit, nisi dignus vindice nodus inciderit. » Les grossiers Confrères de la Passion l’ont fait autrefois. Le scandale était révoltant. Un Athée dit ne pas croire en Dieu, un Déiste le suppose indifférent à sa propre gloire ; en se familiarisant si fort avec le Dieu des armées, montre-t-on plus de religion ? Au reste, combats-je ici des fantômes ? Les pièces du sacrifice d’Abraham, de Job, Adam et Eve, etc., en font foi.

Enfin les mœurs y courent le plus grand risque. Combien de sujets de l’Ecriture dont la représentation les blesse ! des impiétés, des impuretés, pour être prises de la Bible, sont-elles moins dangereuses sur le théâtre que celles de la mythologie Païenne ? l’inceste de Lot, la tentation de Joseph, l’adultère de David, la résistance de Suzanne, filées en scènes dans la bouche et sous les allures des Actrices, exciteront-elles moins de {p. 106}passions que les galanteries de Phedre, d’Amphytrion ? et en sera-t-on plus en sûreté pour les voir revêtues de noms respectables ? N’est-ce pas même une adresse du Démon pour faire regarder avec plus de sécurité et pratiquer avec moins de remords ce que la religion semble avoir consacré, et faire mépriser une histoire et des personnages où l’on trouve les mêmes aventures que dans les romans, imitateurs des Païens, qui canonisaient le crime par l’exemple des Dieux : « Quod Divos decuit, cur mihi turpè putem ? » Combien de fois les impies ont-ils pris droit de l’expression de l’épithalame sacrée de Salomon dans les Cantiques, pour débiter plus hardiment des obscénités sous le voile de la sainteté des Ecritures, et autoriser la licence par l’exemple prétendu des Saints ! Tout cela ne fût-il dangereux que pour un petit nombre de personnes faibles, devrait-on souffrir ce scandale public donné sans discernement à tout le monde ? Mais ce serait trop d’indulgence ; dans ces pièces, comme dans les autres, l’auteur, l’acteur et le spectateur ne cherchent qu’à s’amuser, sans penser à Dieu, et un grand nombre des uns et des autres, par des intentions plus criminelles, y cherchent même à abuser de la religion, et à la rendre méprisable.

Le P. le Brun, Disc. III. sur les Jeux du Théâtre, où il traite la même question, donne en preuve des altérations de l’Ecriture la tragédie de Judith, qui venait de paraître, et qui composée par un Ecclésiastique (l’Abbé Boyer), devait moins qu’un autre s’écarter du respect dû aux livres saints. Cependant ils y sont défigurés à chaque scène, dans ce qu’on y ajoute et dans ce qu’on en retranche. C’est un personnage postiche d’un amant de Judith, jaloux et passionné, avec qui elle a les conversations les plus tendres, tandis que l’histoire nous apprend que depuis la {p. 107}mort de son mari elle avait vécu dans la plus profonde retraite et la plus austère pénitence. Cette sainte veuve n’est dans la pièce qu’une coquette qui se pare avec affectation, qui compose ses regards, ses démarches, ses discours, pour séduire le cœur d’Holopherne, et demande a ses yeux des feux capables d’alarmer la pudeur. Ce n’est plus une héroïne inspirée de Dieu, qui entreprend avec courage, exécute avec fermeté ; c’est une aventurière étonnée, troublée, inquiète, incertaine, qui porte l’empreinte de la faiblesse et de la témérité. Dans l’Ecriture elle a recours à la prière, rapporte tout à Dieu, ne cherche que sa gloire, le remercie du succès. A ces pieux sentiments, que le Poète supprime, il substitue l’ivresse de l’orgueil, la complaisance en ses charmes, la vaine gloire de ses conquêtes ; il en fait une Actrice. On lui suppose un vœu de chasteté, dont l’Ecriture ne parle pas, et qui n’était pas alors connu ; et malgré son vœu elle écoute et souffre à ses genoux son adorateur, qui l’appelle beauté immortelle, et fait toutes les folies des amants de théâtre : elle lui répond sur le même ton. Elle avait gardé un profond silence sur son projet, et l’avait recommandé à tous les Magistrats, personne n’a eu l’indiscrétion de lui en parler : son Mizaël lui fait cent questions, elle lui laisse tout entrevoir. Judith met en prières tout le peuple, qui jusqu’aux enfants se prosterne devant Dieu : c’est trop de sérieux et de piété pour le théâtre, il faut quelque chose de plus amusant ; toute cette dévotion se change en un colloque de Judith avec son amant, elle n’est occupée qu’à calmer ses transports, son dépit, sa jalousie, et au moment même qu’elle achève l’œuvre de Dieu, où le Saint Esprit dit qu’elle était seule avec sa servante, son Mizaël s’y trouve encore. On ne sait comment il a pénétré jusqu’à {p. 108}la tente d’Holopherne, à travers les sentinelles et les gardes. Judith en est bien aise, lui ordonne de faire le guet d’un œil curieux et jaloux, et croit que sa gloire a besoin d’un tel témoin. Elle qui n’envisage que Dieu, qui se dit sous la protection des Anges, à qui Dieu même rend témoignage, que tout le monde regarde avec vénération, fait dépendre son honneur de la présence d’un amant qui ne ferait plutôt que la déshonorer. Cette pièce, quoique très médiocre, eut d’abord quelque succès : c’était le temps où la lettre du P. Caffaro en faveur de la comédie et sa solennelle rétractation étaient l’entretien de tout Paris et la matière de beaucoup d’ouvrages. On crut éluder la condamnation du théâtre par une pièce pieuse, et l’Abbé Boyer dans sa préface se vante avec complaisance d’avoir réconcilié la scène avec la religion. Les femmes surtout, qui y venaient en foule, croyaient trouver la justification de leurs galanteries dans la coquetterie d’une Sainte avouée de Dieu même. Mais ce premier feu étant passé, on rendit justice à l’Auteur et à la pièce, en les oubliant tout à fait.

Toutes les autres pièces soi-disant pieuses n’ont pas poussé à ce degré la profanation et le ridicule ; mais il n’en est aucune qui n’altère les faits. Le Polyeucte, le Théodore de Corneille, le Joseph, le Saül, le Jephté, l’Abraham, l’Absalon, le David, les Machabées, la Suzanne, l’Enfant prodigue, etc., partout on trouvera une infinité d’altérations, plusieurs même indécentes, contraires à l’esprit de Dieu, à la sainteté des personnes, à l’édification du public. Les Auteurs s’imaginent qu’ils ne sauraient plaire, s’ils se renfermaient dans la vérité historique, et la Baumelle (Vie de Madame de Maintenon) prétend que la tragédie d’Esther, si brillante à S. Cyr, ne réussit pas à Paris parce qu’on s’y était trop scrupuleusement {p. 109}attaché au texte sacré, sans y ajouter aucun ornement. Il est vrai que c’est la pièce la plus exactement conforme à l’Ecriture.

Voici quelques anecdotes sur ces sortes de pièces qui justifient ce que je dis. Le Jonathas de l’Abbé Genest fit pleurer toute la Cour assemblée à Clagny, et fut comblé d’éloges. Madame la Duchesse du Maine y joua un rôle. En fallait-il davantage pour faire crier au miracle ? Les Journalistes de Trevoux (févr. 1711.) s’empressèrent d’y trouver mille beautés, et louèrent surtout la piété de l’Auteur, qui avait exactement suivi le texte de l’Ecriture. Ce brillant succès semblait lui garantir l’admiration de la ville. Il livra sa pièce à l’impression et aux Comédiens ; elle y trouva son écueil. Le public n’est pas courtisan : la pièce parut froide, la texture commune, la versification prosaïque, les personnages sans intérêt ; elle tomba pour ne jamais se relever. (Histoire du Théâtre. 1710.).

L’Absalon de Duché fut plus brillant et plus heureux. La Duchesse de Bourgogne, le Duc d’Orléans, Madame de Melun, en jouèrent les premiers rôles devant le Roi. Le public y applaudit, quand il fut livré au théâtre. Cette pièce est belle et intéressante, mais l’Ecriture y est fort altérée. Le Poète, qui était honnête homme, et qui sentait que le respect dû aux livres saints condamne ces altérations, consulta, dit-il dans la préface, des Casuistes qui levèrent les scrupules. Il est vrai que comme il ne les nomme pas, il nous laisse la liberté de douter du poids de leur décision. Boursaut avait pris la même précaution, en consultant le P. Caffaro ; mais il eut l’indiscrétion de faire imprimer la lettre, ce qui en occasionna la rétractation Ibid. 1712.

L’Abbé Pélegrin, dans son humble préface de l’Opéra de Jephté, a beau demander grâce au {p. 110}lecteur qu’il fait rire ; il assure qu’il n’a mis qu’en tremblant sur le théâtre de l’Opéra une pièce tirée de la Bible. C’est aussi la première et la dernière qui a osé y monter. Les deux cents opéras, tous sans exception consacrés à la volupté, sont bien étonnés de voir cet étranger se glisser parmi eux, et parler religion. Les Prêtres et Prêtresses de Bacchus et de Vénus ne sont pas moins surpris de trouver dans leurs temples les Lévites et le grand Prêtre du vrai Dieu. Mais l’Abbé auteur donne prudemment à son drame un passeport sans lequel il n’eût pas été reçu ; c’est une intrigue amoureuse, de son invention, d’un Prince Ammonite avec la fille de Jephté : « Je n’ai point, dit-il, osé bannir tout à fait l’amour profane d’un théâtre qui n’est fait que pour lui. » Il tâche d’excuser les danses sacerdotales et pastorales qu’il y mêle ; il assure qu’une grande Princesse versa des larmes à la seule lecture qu’il lui en fit (il fallait qu’elle eût le cœur bien tendre). Mais il a beau faire, l’opéra a rougi de la sainteté du sujet, et n’ose plus le représenter. La conduite et le théâtre de Pélegrin étaient dans le même goût ; il disait la messe tous les matins, et parcourait le soir les spectacles. Sur plus de trente pièces qu’il a composées pour l’opéra, l’opéra comique ou la comédie, il s’est avisé d’en faire une sur un sujet pieux. Faut-il qu’un homme si bigarré de sacré et de profane fût Prêtre et Religieux ! Il fut interdit par le Cardinal de Noailles, et mourut sans en être relevé.

La Conversion de Josaphat par Magon ne mérite aucune attention. Le rôle infâme de courtisane qu’il fait jouer, pour tenter ce Saint, à la Princesse Héroïne de la pièce, suffisait pour la faire mépriser. Pour une pareille raison, malgré le grand nom de Corneille, et de grandes beautés, Théodore, vierge et martyre, n’eut aucun succès, {p. 111}et ne s’est jamais relevée de sa chute. « On ne pût souffrir, dit Fontenelle dans la vie de son oncle, la seule idée du péril de la prostitution, quoiqu’on sût qu’il n’aurait point d’effet. » Il attribue la délicatesse du public au goût de décence que Corneille avait inspiré. Corneille, dans sa préface, s’en applaudit, et il est vrai que ce Poète est un des plus décents. Mais la seule indécence qu’on connaît sur un théâtre où tous les jours on voit tant de crimes de toute espèce, n’est que le monstrueux mélange de la débauche et de la sainteté du sujet. Le Polyeucte du même Auteur, a eu le plus grand succès, et le mérite à bien des égards. Mais il faut que la galanterie profane tout ; au milieu des plus grandes vertus d’un martyr illustre, on trouve les scandaleuses amours de Pauline, sa femme, avec Sévère, à qui à travers toutes les façons de la pruderie, ou, si l’on veut, de la vertu, elle fait pourtant l’aveu de sa tendresse, quoiqu’elle se fasse un devoir de la combattre. Ce qui fit dire fort plaisamment à Madame la Dauphine, comme rapporte Madame de Sévigné (tom. 5. Lett. d’août 1680), « Eh bien, voilà la plus honnête femme du monde, qui n’aime point du tout son mari. » Il faut encore que l’impiété se glisse dans les sujets les plus pieux, sous prétexte de faire parler quelqu’un en impie.

« Peut-être qu’après tout ces croyances publiques
Ne sont qu’inventions de sages politiques,
Pour contenir le peuple ou bien pour l’émouvoir,
Et dessus la faiblesse affermir son pouvoir.»

Ces quatre vers étaient-ils bien dignes de Corneille, qui passait pour avoir de la religion ? On lui en fit des reproches, il en sentit l’indécence, et les supprima dans ses dernières éditions. (Hist. du Théat. 1640.).

Jésus Christ (Matth. 25. 34. Luc. 4. 41.) ne {p. 112}voulut pas que le Démon lui rendît témoignage ; il le lui défendit avec menace, quoique le Démon dit la vérité, « comminatus est increpans ». (S. Paul, Act. 16. 18.), imposa de même silence à la Pythonisse, qui le louait, et la chassa ; il était même affligé de ses éloges, dolens. Jugez s’il eût approuvé qu’on étalât, ou plutôt qu’on avilît la religion, en la faisant monter sur la scène. Eusèbe rapporte (Prep. Evangel. L. 8. Ch. 1.) que deux Auteurs tragiques ayant voulu adapter à leurs pièces quelque sujet tiré de l’Ecriture sainte, ils en furent punis sur le champ : Théodecte perdit la vue, et Théopompe devint fou.

Les Pères et les interprètes donnent plusieurs raisons de la conduite de Jésus-Christ et de S. Paul. 1.° Il ne convient pas, dit Tertullien (L. 4. contra Marcionem), que Dieu soit loué par le Démon, la vérité par le mensonge, la vertu par le vice, comme il serait honteux pour un Catholique de l’être par un Hérétique, pour un sujet fidèle par un révolté, pour une honnête femme par une Comédienne : « Virgines à Meretricibus commendari non decet. » Leurs censures, leurs malédictions, feraient plus d’honneur ; leurs éloges rendent la vertu suspecte. Un ancien se voyant loué par un méchant homme, demanda : « Quel mal ai-je donc fait ? » Il était ordonné (Levit. 13.) de fermer la bouche aux lépreux, de peur que leur haleine pestilentielle n’infectât l’air.

2.° Il ne convient pas qu’un Chrétien paraisse avoir aucun commerce avec le Démon, ennemi déclaré de la Divinité. Quelle liaison peut-il y avoir entre la lumière et les ténèbres, l’idole de Dagon et l’Arche d’alliance, la vertu et le théâtre ? Le silence est le seul éloge, les tourments la seule gloire que l’enfer puisse donner : « Laus mea silentium tuum, tormenta tua. » Avant {p. 113}d’annoncer la parole de Dieu, Isaïe demande qu’on purifie ses lèvres ; Dieu approuva sa délicatesse, et ordonna à un Ange de prendre un charbon sur l’autel pour les lui purifier. Un Comédien n’attend pas sans doute qu’un Ange lui mette un charbon sur les lèvres, quoique moins pures que celles du Prophète : « Vir pollutus labiis ego sum. »

3.° On ne doit pas écouter ce père du mensonge, lors même qu’il dit la vérité. C’est un faux monnayeur qui toujours la déguise, l’altère, la profane ; peut-elle venir pure par un canal si corrompu ? « Dæmonibus non credimus, etiam vera dicentibus. » Dieu a dit au pécheur : C’est bien à vous à parler de mes justices, et à profaner mon testament, en le faisant parler par votre bouche : « Peccatori dixit Deus, quare tu enarras justitias meas ? » S’il est permis en parlant aux suppôts du Parnasse, d’en citer l’autorité : on peut bien dire des Comédiens comme Virgile disait du perfide Sinon, je crains jusqu’à vos présents : « Timeo danaos et dona ferentes. »

4.° Le Démon ne dit quelque vérité que comme un appât, un passeport pour faire recevoir le mensonge. Une courtisane prend un air de prude, un vernis de décence, un hérétique enseigne quelque bon principe de morale, un médisant lâche quelque louange, pourquoi ? Pour faire passer le poison comme on prend les oiseaux et les poissons à l’amorce : « Veritati quasi esca utitur ad fallendum. » L’Ange de ténèbres se change en Ange de lumière pour mieux tromper, ses bienfaits sont pires que des blessures : « Beneficia Dæmonis, nocentiora vulneribus. » (S. Leon. Serm. 19. de Passion.).

5.° Le Démon ne croyait pas ce qu’il disait, il n’osait combattre ouvertement un homme que la doctrine, les vertus, les miracles faisaient {p. 114}admirer. Il tenait ce langage pour le tenter de vanité, comme dans le désert, pour se le rendre favorable en le flattant, pour ne pas choquer le peuple qui l’adorait. Tel un Chrétien de théâtre, qui n’ose attaquer de front la créance commune, qui même en fait l’éloge, mais qui ne la croit pas davantage, et la pratique encore moins, berce le peuple de quelque bon principe de morale, de quelque vérité de religion, et tâche d’endormir le zèle qui le combat, par quelque pièce pieuse ; il y réussit en partie, et séduit toujours quelqu’un. Taisez-vous, esprit de mensonge, dit le Sauveur, je ne veux point de vos éloges. Ce cœur double marche par des voies différentes ; cet Acteur me bénit dans la bouche, me maudit dans le cœur, ses discours sont chrétiens, ses œuvres Païennes, sa créance impie, il ne mérite que mes anathèmes : « Væ homini nequam, ingredienti duabus viis. »

Le Sage fait dans ses proverbes deux comparaisons qui ne sont pas flatteuses, 1.° Les bonnes maximes dans la bouche d’un fol sont comme des épines dans la main d’un ivrogne : 2.° Comme il est inutile à un boiteux d’avoir la jambe belle, ainsi les sentences sont déplacées dans la bouche d’un insensé. Le Comédien qui déclame de la morale, est un boiteux qui n’en marche pas mieux pour avoir la jambe bien faite. Tout cloche en lui ; il fait l’homme de bien, et c’est un débauché ; il arbore la sagesse, et c’est un Arlequin. Après avoir gravement prononcé des lois de continence et de religion, ce sera un extravagant et un libertin : quelle plus ridicule mascarade ! « Sicut frustra pulchras habet claudus tibias, sic in ore stulti parabola. » Cette vertu théâtrale est une épine dans sa main ; il en est le premier piqué, elle fait sa condamnation ; il en pique les autres, les condamnant sans bruit, dans un lieu et dans un temps {p. 115}où elle n’est prise que pour des propos de comédie. Il chante des chansons galantes et des cantiques, il passe de la tragédie d’Athalie aux fourberies de Scapin ; c’est un homme ivre qui ne sait ce qu’il fait : « Sicut spinæ in manu temulenti, sic in ore stulti parabola. » Est-ce au mondain à faire l’éloge de la vertu ? la connaît-il ? la pratique-t-il ? la respecte-t-il dans ceux qui la pratiquent ? Est-ce à un aveugle à juger des couleurs, à un sourd à parler de l’harmonie ? « Non est speciosa laux in ore peccatoris. »

La Baumelle, dans la vie de Madame de Maintenon, rapporte quelques anecdotes singulières sur les deux pièces de théâtre les plus pieuses qui aient jamais paru, Esther et Athalie, composées pour une Communauté de Demoiselles élevées dans la piété. « xEsther, dit-il, réussit sur le théâtre de S. Cyr. Cette innocente Troupe semblait faite pour ces sentiments pieux qui révoltèrent dans la bouche d’une Comédienne. Quand les Comédiens voulurent la donner, elle tomba dès la première représentation, parce qu’elle fut jouée par des Actrices qui n’étaient pas faites pour elle : Rectos decet collaudatio. » Voltaire, qui déprécie mal à propos cette pièce, et Racine le fils, qui la loue beaucoup, donnent d’autres raisons de sa chute, qui peuvent y avoir contribué. Mais celle-ci n’est que trop suffisante. Qui peut ne pas rire entendant une Comédienne dire fort dévotement à Dieu :

« Pour moi que tu retiens parmi ces infidèles,
Tu sais combien je hais leurs fêtes criminelles ;
Que cette même pompe où je suis condamnée,
Ce bandeau dont il faut que je paroisse ornée,
Dans les jours solennels à l’orgueil dédiés,
Seule et dans le secret je les foule à mes pieds ;
Qu’à ces vains ornements je préfère la cendre,
Et n’ai de goût qu’aux pleurs que tu me vois répandre. »
{p. 116}

Athalie eut d’abord le même sort, dit la Baumelle, par la même raison. Cette pièce fut défigurée par une Josabel couverte de rouge. Madame de Sévigné (Lettr. 532.) l’avait bien prévu. « Il fallait, dit-elle, des personnes innocentes pour chanter les malheurs de Sion : la Chammêlé nous eût fait mal au cœur. » Madame de Maintenon, après la mort du Roi, apprit avec surprise que le théâtre s’était emparé de la pièce d’Athalie, et que le Cardinal de Noailles, Archevêque de Paris, qui lui devait la mitre et la pourpre, et qui faisait profession d’une morale sévère, ne s’opposait pas à une représentation qu’elle traitait de profanation, quoiqu’elle lui eût autrefois paru une œuvre de piété dans ses filles. Mais elle ne put l’empêcher. La comédie, qui ne cherche qu’à s’amuser de dévotion, comme de tout le reste, est demeurée en possession de ce chef-d’œuvre, non par piété, ce qui lui est fort indifférent, mais parce que le public, qui l’admire avec raison, y apporte de l’argent. La pièce s’est soutenue, malgré les taches qu’y répandent les Acteurs ; mais par sa bonté supérieure et par les rôles impies de Mathan et d’Athalie, qui y sont joués très naturellement.

Les Comédiens ont quelquefois enfreint la défense de porter des habits ecclésiastiques et religieux, en faisant paraître des Abbés déguisés et des Prêtres juifs ou Païens habillés à peu près comme les nôtres. Il est pourtant vrai que ce désordre est rare sur le théâtre public, quoique fréquent dans les spectacles des collèges et les pièces innocentes des couvents, où l’on emploie quelquefois jusqu’aux aubes et bonnets de la sacristie. Mais ce qui m’étonne ici, c’est que tandis qu’on interdit les rôles et les habits ecclésiastiques, on permette les rôles des Patriarches, des Prophètes, des Apôtres, des Martyrs, la tiare, le {p. 117}rationnelXII, les autres habits des souverains Pontifes, consacrés et ordonnés par Dieu même. Un petit colet est moins sacré et moins indécent sur un Acteur que la tiare d’Aaron sur sa tête, et les passages de l’Ecriture dans sa bouche. Je serais moins choqué d’une soutane que des prophéties et des sacrifices. Abraham, David, sont plus déplacés dans un Acteur, Suzanne, Judith, Esther dans une Actrice, que le capuchon et le voile. Qu’il se ferait un gros livre des inconséquences humaines !

Les Magistrats d’Amsterdam, plus sages, défendirent aux Comédiens français la représentation d’Athalie, comme une parodie indécente des livres saints, et un attentat sur la majesté de la religion, et on ne voit pas en effet des sujets pris de l’Ecriture sur le théâtre de Hollande. Il est vrai qu’en permettant les pièces ordinaires, s’ils ne blessent pas la majesté de la religion, ils ne ménagent guère la pureté de la morale, et que la véritable piété supprimerait tout. Mais ces inconséquences et ces demi-zèles sont-ils rares dans le monde ? où connaît-on cette grande vérité de l’Evangile : « Qui n’est pas avec moi, est contre moi ; qui ne ramasse pas avec moi, dissipe. » Ceux qui se servent du prétexte de la piété prétendue de ces pièces pour la justification du spectacle, sont-ils plus conséquents ? En se retranchant dans cet asile, quelle idée donnent-ils de tout le reste ! Il faut que le théâtre soit bien mauvais, puisqu’il n’y a que ce peu de bon, et que ce peu y est déplacé.

Par le scandale qu’il donne, un Comédien qui s’avise de parler religion et vertu, est un nouveau Balaam, qui malgré lui prophétise, et bénit le peuple d’Israël, tandis qu’avare et faux Prophète il n’était venu que par intérêt pour le maudire. Mais dans le même temps il donne les plus pernicieux {p. 118}conseils, de faire promener dans le camp d’Israël des femmes Madianites, pour corrompre le peuples. Ce Comédien fait plus que Balaam, il mène ces femmes Madianites, les conseille, les anime, nourrit leurs passions, les offre au parterre. L’avarice les fait agir tous les deux : l’un sacrifie tout pour gagner les présents du Roi de Moab, et l’autre pour attraper l’argent du parterre. L’ânesse de Balaam était plus raisonnable, elle refusait de marcher contre l’Ange qui barrait son chemin ; l’Acteur franchit toutes les barrières que la religion et la vertu lui opposent.

Voici une idée singulière de l’Abbé de Saint-Pierre (Ann. politiq. an. 1737. pag. 644.), parlant des Jansénistes et des Molinistes. « L’Etat, dit-il, devrait faire bâtir aux petites maisons des loges pour ces Théologiens… Il serait même à propos de jouer ces espèces de fous et de folies sur nos différents théâtres, surtout à la foire pour le peuple, d’en récompenser le Poète et les Acteurs, et ne prendre que la moitié du prix à l’entrée. » Qu’on juge que deviendrait la religion, si elle était abandonnée au théâtre de la foire, et les Acteurs récompensés pour la jouer. Cet Abbé, tout Prêtre qu’il était, homme de condition et de probité, paraît partout sans religion et sans connaissance de la religion. Ne dit-il pas, deux pages après, que « la communion n’est qu’une cérémonie extérieure, et que c’est une enfance de la demander ou de la refuser. » Est-ce là reconnaître la présence de Jésus-Christ dans l’Eucharistie ? un Protestant parlerait-il plus mal, (pag. 658.) que « le Roi doit réduire toute la religion au seul article de la pratique de la charité ». Comme si la religion n’avait ni mystères à croire, ni sacrifices à offrir, ni sacrements à recevoir, et s’il dépendait du Roi d’anéantir tous ces articles. Il y a cent autres endroits pareils. Ces deux suffisent pour faire sentir le mérite théologique de ce {p. 119}visionnaire, à qui la place qu’il donne aux Jansénistes et aux Molinistes conviendrait aussi bien que son exclusion de l’Académie française, ne fût-ce que pour cet ouvrage qui par l’assemblage du solide et du chimérique, ne mérita pas moins que les autres le titre de rêves d’un homme de bien, que lui donnait le Cardinal du Bois.

CHAPITRE VI.
De la Religion sur le Théâtre. §

Nous osons le dire, au risque de déplaire aux amateurs du théâtre, l’objet le plus essentiel à l’homme, c’est la religion. Son bonheur éternel, son bonheur même temporel en dépendent. C’est la gloire, la volonté de son Créateur, de son Sauveur, de son Père. Peut-on donc trop sévèrement proscrire un spectacle public qui en sape les fondements, en éteint l’esprit, en combat les maximes, en fait mépriser les mystères ? C’est apparemment sans le vouloir que les Auteurs et les Acteurs font à la religion ces plaies profondes. Ils ne s’en aperçoivent pas, ou ne veulent pas s’en apercevoir. Deux ou trois pièces sur mille paraissent faites dans la vue de défendre les droits de Dieu, le Festin de Pierre, les Philosophes, le Préjugé à la mode, mais sans succès, et avec un succès contraire. Le plus grand nombre des autres sont le renversement du christianisme. Le théâtre a plus répandu l’esprit d’irréligion que le Dictionnaire de Bayle et l'Encyclopédie ; le théâtre, qu’on dit épuré, a formé les Déistes et les esprits forts.

Rendons justice aux Jansénistes, ils furent toujours les ennemis du théâtre. C’était leur rôle, ils font profession de la morale sévère. Les Jésuites font représenter des pièces dans tous leurs collèges, {p. 120}c’était assez pour les condamner : la gazette ecclésiastique ne manque pas d’en faire une honnête mention, quoique cependant les collèges Jansénistes à Paris et ailleurs en représentent, aussi bien que les Jésuites, qui ne valent pas mieux ; que les Dames de la grâce aillent au spectacle, comme les autres ; et que l’Auteur du Dictionnaire portatif donne avec une exactitude et une complaisance infinie la vie de tous les Auteurs dramatiques, l’éloge et l’analyse de leurs pièces. Mais il est vrai que leurs Ecrivains ont toujours fortement et même solidement attaqué le théâtre. (Nicole, Traite de la Comédie. Lettres sur les Spectacles. Dugué, Institution d’un Prince. Racine, Histoire Ecclesiastiq. etc.). Les Molinistes ne les ont point blâmés là-dessus. Cette unanimité que l’amitié et la déférence n’ont point dictée, est un grand préjugé contre la comédie. Le Journal de Trevoux (octob. 1714. art. 126. pag. 711.) sans contredire le fond, veut rendre leurs intentions suspectes. Il prétend que « Nicole ne composa son traité que pour se venger du grand Corneille, qui se déclarait hautement contre la nouvelle secte. » En effet il prend dans Corneille tous les vers qu’il cite comme contraires aux bonnes mœurs. Je ne sais où les Jésuites ont pris cette anecdote. Il faut croire qu’ils en avaient de bonnes preuves, quoique sur le compte de Port-Royal ils soient un peu sujets à caution.

Il suffirait de nourrir les passions, et surtout l’impureté, pour détruire la religion dans les cœurs. L’impiété et la débauche marchent d’un pas égal : l’un est nécessairement le principe ou l’effet de l’autre. Un homme sans religion sera bientôt sans mœurs, et un libertin ne tardera pas à faire naufrage dans la foi. Le théâtre réunit tout : l’irréligion et le libertinage en ont jeté les fondements, et par un juste retour il en a étendu {p. 121}l’empire. Mais ce n’est pas seulement par cette attaque indirecte, peut-être la plus efficace, c’est par bien d’autres endroits qu’il montre son zèle à saper le christianisme. 1.° Il en écarte avec soin et le langage et les idées. A quelque pièce pieuse près, en très petit nombre, dont les rôles exigent un jargon dévot, je défie de rien trouver au spectacle qui ne convienne aussi bien à des Païens qu’à des Chrétiens, qui n’eût pu paraître sur la scène de Rome ou d’Athènes, comme sur celle de Paris. Y a-t-il un mot de Jésus-Christ, de son Eglise, de ses mystères, des vertus évangéliques, l’humilité, la mortification, la pauvreté, le recueillement ? Je suis persuadé que le lecteur rit de ma réflexion. Ce langage serait barbare au théâtre. J’en conviens. Voilà précisément de quoi je me plains. Quel pays, où il est ridicule de parler de Dieu, et où les objets les plus importants sont insupportables ! Sont-ce donc des Athées qui regardent, paient, composent, représentent, justifient des exercices publics où il n’est pas permis de paraître Chrétien ? Pour les pratiques de piété, signe de la croix, messe, office, sermon, prière, jeûne, oserait-on les nommer, peut-on en soutenir l’idée, si ce n’est pour s’en moquer ? On y parle de tout, repas, sommeil, toilette, parure, visite, commerce, mariage, étude ; la religion seule y est proscrite. La connaît-on ? en a-t-on ? Elle n’est pas mieux connue dans les belles compagnies, il est vrai. Est-ce là faire leur éloge ? elles ont le goût du théâtre. Le raffinement de l’impiété ne va-t-il pas quelquefois jusqu’à changer les notions des choses à faire de la comédie une bonne œuvre, et à travestir l’irréligion en respect pour la religion ? Les siècles grossiers, avec plus de simplicité et de droiture, allaient au spectacle, mais convenaient qu’on faisait mal d’y aller ; ils y mêlaient les {p. 122}mystères à leur mode, la déshonoraient, il est vrai, parce que le théâtre est inalliableXIII avec la religion, mais ne s’avisaient pas d’être les défenseurs et les panégyristes de l’anéantissement de toutes les idées de la piété. Le raffinement d’un théâtre poli ne peut s’accommoder de cette gothique franchise : le remords et la honte d’un vice avoué troublent la douceur du plaisir. Pour concilier, s’il était possible, la passion et la loi, il faut ériger la passion en vertu, et faire disparaître les vertus véritables, pour laisser sur l’autel la seule idole du plaisir. Ce n’est plus même tant pour calmer une conscience dont le théâtre ne s’embarrasse guère et enseigne à se débarrasser, c’est plutôt pour avoir droit de tourner les gens de bien en ridicule, et se faire gloire de l’irréligion, qu’on en prend l’esprit et qu’on s’en donne les airs.

2.° On fait plus, on tourne la religion en ridicule. Une des plus fameuses pièces de Molière, le Tartuffe, ne fut faite que dans ces vues. Un mélange monstrueux d’irréligion et de piété, de modestie et d’obscénité, de maximes chrétiennes et de principes de débauche, en forme le scandaleux tissu, et ce sont les endroits où le parterre applaudit davantage. Toute la France fut étonnée, on cria de tous côtés ; la piété du Roi en défendit deux fois la représentation. La défense dura deux ans ; enfin, à force de sollicitations, de placets, de protections, Molière, à la faveur de quelque prétendu changement, obtint la liberté de la représenter. On donna dans le même temps la comédie de Scaramouche Ermite, qui jouait ouvertement la religion : elle n’a pas été imprimée, sa platitude la fit tomber. L’apologie de Molière dans les placets et les brochures qu’il fit courir, est risible. On y dit que les Prédicateurs se plaignirent par jalousie, parce {p. 123}qu’un des personnages y prêche mieux qu’eux. Je ne sais pourtant quel Prédicateur voudrait prêcher ainsi. Ces Messieurs, qui n’entendent jamais parler de Dieu, peuvent admirer quelques rhapsodies de morale. Molière s’en prend à M. de Lamoignon, premier Président du Parlement de Paris, qu’il taxe d’hypocrite, et qu’il dit n’avoir empêché la représentation de la pièce, que parce qu’il y était joué. Tout le monde sait sa maligne équivoque, lorsque la défense étant venue au moment qu’on allait commencer, Molière s’avançant sur le théâtre, dit : « Nous allions vous jouer le Tartuffe, mais M. le premier Président ne veut pas qu’on le joue. » Trait le plus insolent et le plus injuste, dont tout le monde fut indigné. M. de Lamoignon était le Magistrat du royaume le plus estimé et le plus respectable. Son suffrage contre cette comédie dit lui seul infiniment plus que Molière et tous les Comédiens du monde ne pourraient dire en sa faveur. Mais les Comédiens savent-ils respecter quelque chose, agir et parler qu’en Comédiens ?

Baillet (Jugement des Poètes, art. 1420.) parle ainsi : « Molière est un des plus dangereux ennemis que le monde ait suscités à l’Eglise. Il fait encore après sa mort le même ravage dans le cœur de ses acteurs, qu’il avait fait pendant sa vie dans celui de ses spectateurs. La galanterie n’est pas la seule science qu’on apprend à son école, on y apprend aussi les maximes ordinaires du libertinage contre les sentiments véritables de la religion. Elles sont répandues d’une manière si fine et si cachée dans la plupart de ses autres pièces, qu’il est infiniment plus difficile de s’en défendre que dans son Tartuffe, où il mène ouvertement à l’irréligion. C’est la plus scandaleuse de toutes ses pièces. Il y a prétendu comprendre, dans la {p. 124}juridiction de son théâtre, les droits qu’ont les Ministres de l’Eglise de reprendre les hypocrites et la fausse dévotion. On voit bien par la manière dont il a confondu les choses, qu’il était franc novice dans la dévotion, dont il ne connaissait que le nom. Les Comédiens sont des gens décriés de tous les temps, que l’Eglise regarde comme retranchés de son corps ; mais quand Molière aurait été innocent jusqu’alors, il aurait cessé de l’être, dès qu’il eut la présomption de croire que Dieu voulait se servir de lui pour corriger le vice. Tertullien a eu raison d’appeler le théâtre le royaume du Diable. Faut-il pour trouver le remède, aller consulter Belzébuth, tandis que nous avons des Prophètes en Israël ? etc. ». On dira peut-être que Baillet est récusable sur les affaires du Tartuffe, puisqu’il était Bibliothécaire de M. de Lamoignon qu’on y avait joué. Cela peut être. Mais en cela il ne parle que comme les gens de bien, et ce n’est pas seulement sur le Tartuffe, c’est sur la comédie en général, où il n’avait pas le même intérêt, que ce dénicheur des Saints, qui n’était pas superstitieux, a tenu le langage de la piété. M. Bossuet sur la comédie ne ménage pas davantage ce maître du théâtre. « Il faudra que nous passions pour honnêtes les impiétés et les infamies dont sont pleines les comédies de Molière. La postérité saura peut-être la fin de ce poète Comédien, qui en jouant son malade imaginaire, reçut la dernière atteinte de la maladie dont il mourut peu d’heures après, et passa des plaisanteries du théâtre, parmi lesquelles il rendit presque les dernier soupir, au tribunal de celui qui dit : 'Malheur à vous qui riez, vous pleurerez'. » C’est un jugement bien différent de celui de ses adorateurs, il est bien d’un autre poids.

{p. 125}Le théâtre Anglais est dans ce goût d’irréligion. On y joue fréquemment les choses saintes. En voici un exemple sur mille, rapporté dans la vie de Dona Olimpia, belle-sœur du Pape Innocent X. (page 91.) « Il fut joué à Londres devant CromvelXIV, une comédie intitulée le Mariage du Pape, où l’on disait que le Pape ayant voulu épouser Dona Olimpia, et elle le refusant, le trouvant trop laid, il lui donna une clef. Le présent lui ayant paru trop petit, il les lui offrit toutes deux, ce qu’elle accepta, et l’épousa. La comédie fut terminée par un ballet de Prêtres et de Moines, qui se réjouissaient de pouvoir se marier aussi. Lorsqu’il lui offrit une clef, elle lui demanda si c’était celle du paradis ou de l’enfer. Il répondit du paradis. Donnez-moi celle de l’enfer, car je ne veux pas que dans un moment de mauvaise humeur vous puissiez m’envoyer en enfer, et il la lui donna. » Rien de tout cela ne me surprend dans un pays où l’on n’a aucune religion, où pendant longtemps on a donné tous les ans à la populace l’indécente et ridicule farce d’un Pape de paille brûlé à la place de Londres. Mais s’attend-on dans un royaume catholique de voir la religion en spectacle sur un théâtre ?

Le concile de Carthage (canon 17.), parlant des spectacles, défend aux Chrétiens d’aller dans des lieux où l’on entend des blasphèmes et des invectives contre la religion : « Ubi sunt blasphemia et maledicta, Christiani non accedant. » Du temps de Trajan et de Dioclétien, le théâtre mêlant sa voix à celle de Celse et de Porphyre, blasphémait ouvertement le christianisme, comme il paraît par le martyre de S. Genest, qui se convertit en jouant le sacrement de baptême. Mais dans le temps de ce concile, les Empereurs chrétiens, qui avaient purgé le théâtre, ne l’auraient pas {p. 126}souffert, les Comédiens ne l’auraient pas osé. Les Païens qui furent plus longtemps au théâtre qu’ailleurs après l’établissement du christianisme, et les mauvais Chrétiens, qui ont toujours composé les troupes, ne donnaient que des pièces comme les nôtres, où sous une enveloppe légère de galanterie, on lançait des traits contre la religion et la vertu. On les mettait dans la bouche d’un Acteur, qu’on faisait semblant de combattre, dont le sel piquant contrasté avec le sérieux dégoûtant et maussade d’un homme sage et pieux était un nouveau comique. Voilà ce qu’avec raison le concile traitait de blasphème et d’invective, et défendait aux Chrétiens d’écouter. Sous un Roi très chrétien, nos Déistes dramatiques n’auraient garde de hasarder d’impiété ouverte ; la guerre ne se fait que d’une manière indirecte et détournée, encore plus pernicieuse. Nos Apôtres de l’hôtel de Bourgogne sont admirables, lorsqu’à la faveur de quelques mots raisonnables que dira un Acteur ordinairement subalterne, ils s’imaginent avoir trouvé un passeport à la licence théâtrale. Eh quel est l’impie, quel est le débauché, qui ne dit quelque parole honnête ! Les plus grands Déistes, les plus déterminés Athées, sèment dans leurs conversations et dans leurs livres quelques traits de religion ; il en est dans Spinoza, dans Vanini, dans la Métrie. Les plus violents hérétiques parlent quelquefois respectueusement de l’Eglise ; les libelles les plus diffamatoires accordent quelque bonne qualité à ceux qu’ils décrient, le plus insensé a des intervalles de raison. Si ces éclairs de vérité, ces apparitions de vertu suffisent, il n’est plus de mauvais livre, de mauvaise compagnie ; on peut tout voir et tout entendre.

3.° Ainsi parlait tout le public, lorsque parut le Festin de Pierre, nouvelle batterie que dressa {p. 127}le théâtre contre la religion, en faisant semblant de la défendre. Qui peut supporter, disait-on, la témérité d’un Histrion qui plaisante de tout ce qu’il y a de plus saint, tient école de libertinage, et rend la majesté de Dieu le jouet d’un valet de théâtre, qui en rit et en fait rire ? Et ne pensez pas que les ennemis de la comédie soient les seuls à le dire ; l’Auteur des Mémoires sur la vie de Molière, ou plutôt son panégyriste, en convient. « La multitude, toujours avide du merveilleux, dit-il, séduite par le jeu des Actrices, frappée d’une nouvelle espèce de tragicomédie, fit grâce à ce mélange monstrueux de religion et d’impiété, de morale et de bouffonnerie » (Histoire du Théâtre, tome 9. année 1665. page 345.). Je croirai, si l’on veut, que Molière avait quelque bonne intention, et peut-être voulait réparer ses fautes ; le dénouement de la pièce est une juste punition de l’impiété.

Mais il n’y réussit point et ne pouvait y réussir. Un Comédien n’est pas fait pour défendre la religion ; le Saint Esprit, qui descendit sur les Apôtres dans le Cénacle, ne descend pas sur les Comédiens. Le phénomène d’une pièce qui a quelque chose de religieux, est un ridicule de plus. On en appelle à cent autres pièces pleines d’infamie, et à la conduite des Acteurs qui y répond, et souvent à cent autres endroits de la même pièce, qui détruisent le peu de bien qui s’y est glissé. Qu’est-ce encore que ce mélange affreux de blasphème, et de quelques mots de dévotion, de morale et de crimes, de pruderie et d’obscénité, où le mal l’emporte cent fois sur le bien ? et dans quelle bouche place-t-on ce prétendu bien ? dans celle du maître, homme d’esprit, homme de condition, qui ne traite qu’avec mépris toutes les réflexions pieuses qu’on lui fait faire ? Non. Le dévotion est reléguée dans la bouche {p. 128}d’un valet, d’un paysan, qui dit quatre mots dans son jargon maussade, et ne paraît qu’un importun ennuyeux et ridicule ; le crédit et l’agrément sont tous pour l’impiété ; la tristesse, le dégoût, le mépris pour la piété. De pareilles défenses ne sont que des insultes. S. Paul en avertissait son disciple Timothée. Evitez les discours vains et profanes ; ils répandent, comme la gangrène, la dépravation des mœurs et l’irréligion : « Prophana et vaniloquia devita, multùm enim proficiunt ad impietatem ; sermo eorum, ut cancer, serpit. » Eh ! que penser, dans un siècle où les apparitions des morts, les possessions du Démon, les flammes de l’enfer passent pour des rêveries, bonnes, comme dit Boileau, pour amuser des enfants et des femmes, que penser d’un revenant affublé d’un linceul, que Molière fait venir sur le théâtre parler à son athée, et l’inviter à souper avec lui dans l’autre monde ? A quoi servent cette mascarade et ce sarcasme, qu’à ridiculiser la créance d’une autre vie ?

Cette comédie du Festin de Pierre fait la matière du second cas, verb. Comédie, Dictionn. de Lamet et Fromageau, où il est nettement décidé qu’on ne peut la représenter sans péché mortel, et qu’on doit refuser l’absolution aux Acteurs (si jamais ils la demandent). Elle y est parfaitement caractérisée dans la demande et dans la réponse. « Cette comédie est très pernicieuse, le sujet et la manière dont il est traité sont détestables ; elle est remplie d’obscénités et d’impiété. Non seulement elle représente les vices les plus horribles, mais elle apprend à les commettre. Celui qui fait le personnage d’athée se moque de Dieu ouvertement. La religion y est partout insultée ; et quoiqu’on y introduise un misérable fripon de valet qui fait semblant de prendre parti pour elle et de la {p. 129}défendre. Il s’en acquitte d’une manière si impertinente et si badine, qu’il détruit par de fades plaisanteries tout ce qu’il dit en sa faveur, afin de répandre du ridicule sur les choses les plus saintes. Tous ses discours sont une nouvelle dérision. Il est vrai que l’Athée périt à la fin ; mais l’Auteur déclare dans sa préface que son but a été de réjouir les spectateurs, et non de leur inspirer l’horreur de l’impiété et du crime. » (Ce trait a été supprimé dans quelques éditions.) « Cette pièce ne peut donc être trop censurée, et il est certain qu’on ne peut la jouer sans un très grand péché. » En effet, comme le remarquent les Docteurs de Sorbonne qui signèrent cette décision le 13 décembre 1676, c’est ordinairement du côté de l’impureté que l’on a condamné le théâtre, et c’est en effet son grand désordre. Mais l’impureté est-elle seule à craindre ? est-elle un plus grand mal que l’irréligion et l’athéisme ? L’irréligion et l’athéisme ne sont-ils pas même les plus grands appuis de l’impureté ? quels progrès ne font-ils pas dans le monde ? est-il douteux que la licence du théâtre n’en grossisse tous les jours l’abominable torrent ?

4.° L’irréligion s’y étale encore, et à découvert, sous prétexte de la nécessité du rôle. Dans toutes les pièces où l’on introduit quelque personnage d’une religion différente ou équivoque, comme le Mahomet, la Zaïre, les Américains de Voltaire, il n’y a point d’impiété qu’on ne mette dans leur bouche. On la présente dans le jour le plus frappant, avec les objections les plus séduisantes ; on en fait naître l’occasion avec soin, on la saisit avec empressement, on en fait débiter les principes avec complaisance. C’est leur rôle, dit-on. A la bonne heure ; mais est-il bien convenable de présenter au public de pareils rôles ? {p. 130}C’est le rôle d’un crocheteur de débiter les ordures des halles ; oserait-on, sous ce prétexte, le faire monter sur le théâtre ? Mais le bon goût ne le permet pas. Non sans doute. La religion et la vertu, qui sont le vrai, le bon goût, permettent aussi peu les ordures de l’irréligion. On a beau les parer de la pompe des vers, et les mettre dans la bouche de quelque Prince ; sont-ce moins des infamies, et n’en sont-elles pas plus dangereuses ? Les ordures des halles dans la bouche d’un Prince seraient-elles bien reçues ? les impiétés y sont-elles moins indécentes ? Ces mauvais raisonnements, ces imprécations, ces blasphèmes, ces sarcasmes sur les Ministres, ce mépris des choses saintes, quels coups mortels à la religion d’une foule de spectateurs, ou déjà impies, ou du moins libertins, et par conséquent très disposés à le devenir, ou ignorants et trop faibles pour résister aux prestiges d’un sophisme, aux secousses du doute, aux assauts de l’erreur ! C’est aussi tout ce qu’ils en rapportent, l’incrédulité : c’est tout ce que savent de la religion la plupart des acteurs et des spectateurs, des doutes, des objections, des railleries.

La piété a toujours regardé comme un des plus grands dangers pour la foi la lecture des livres hérétiques et l’entretien des gens sans religion. L’Eglise a dans tous les temps employé toute son autorité pour éloigner des fidèles ce subtil poison, jusqu’à défendre, d’après l’Apôtre, toute communication avec les hérétiques : Hæreticum hominem devita. L’expérience ne justifie que trop et sa douleur et ses alarmes : c’est par là que le venin de l’erreur a infecté les royaumes entiers. Eh ! que sont ces scènes irréligieuses qu’on dit nécessaires au rôle, que des extraits de ce qu’il y a de plus séduisant dans les mauvais livres ? Qu’est-ce alors que le théâtre ? une école {p. 131}d’erreur, un prêche d’impiété, une chaire de pestilence, où l’on entend ce qu’on n’oserait lire ni écouter ailleurs ? On a blâmé les controversistes qui ont mis les objections dans un grand jour, et n’y ont répondu que faiblement ; on a fait ce reproche, quoique très mal à propos, au Cardinal Bellarmin et à l’Abbé Houteville, ou plutôt on le fait indifféremment, et sans les avoir lus, à tous les livres de controverse, pour accréditer la mauvaise doctrine, en décréditant ceux qui la combattent, et faire regarder comme indissolubles des difficultés qu’on dit si mal résolues. Tout cela arrive en effet sur le théâtre, où l’Auteur et l’Acteur, très ignorants en théologie, et la plupart sans religion, épuisent leur adresse à fondre Baile dans les scènes, faire valoir ses difficultés, et affaiblir les réponses, qu’ils donnent pour les seules ; et en dégageant l’impiété du sérieux ennuyeux des livres, ils la mettent à portée de tout le monde, et pour la faire boire à longs traits, la parent des grâces de la poésie et de l’action. C’est ce qu’on reprochait à Euripide dans la tragédie d'Ixion, dont la comédie du Festin de Pierre est la copie. On fait dans l’une et dans l’autre vomir contre la Divinité les plus horribles imprécations. Athènes en fut scandalisée, et le Poète Grec en convint : il ne se défendait, non plus que le Poète Français, qu’en disant que c’était le rôle de l’Acteur, et qu’à la fin de la pièce il faisait expirer le coupable sur la roue. L’Aréopage ne se payait point de ces raisons, et plus d’une fois ce sage Tribunal défendit la composition et la représentation des pièces de théâtre dans toute la Grèce. Le Sénat Romain fut souvent aussi sévère : il fit un jour enlever tous les sièges de amphithéâtre ; mais il ne pût réussir à détruire le théâtre, la fureur du peuple l’emporta sur ses sages résolutions. Si je ne {p. 132}puis comprendre qu’il se trouve des Auteurs Chrétiens capables d’inventer de pareils rôles, de composer de tels vers, d’écrire, de faire réciter des blasphèmes, je comprends aussi peu qu’il se trouve des Acteurs Chrétiens qui puissent se résoudre à les débiter. Ne craignent-ils pas que la foudre les écrase ? ne frémissent-ils pas en attaquant un Dieu ? Mais c’est par jeu. Mais peut-on se faire un jeu d’insulter la Divinité ? la Divinité est-elle faite pour être jouée ? Un Historien n’oserait rapporter en détail les blasphèmes des impies, il coule légèrement et marque son horreur quand la vérité des faits l’oblige d’en parler, et on ose les apprendre par cœur, les débiter publiquement, les animer de la voix et du geste, en paraître persuadé, animé, transporté, car enfin un Acteur se pique d’entrer et doit entrer en effet dans les sentiments qu’il exprime. Un Chrétien peut s’étudier à se montrer athée, impie, hérétique de gaieté de cœur ! pense-t-il à désavouer intérieurement ce qu’il prononce avec transport ? comment au contraire peut-il jouer un rôle pieux, et faire des actes de religion que son cœur désavoue ? Un rôle dévot dans un libertin est révoltant, un rôle impie est scandaleux : l’hypocrisie profane les autels, l’impiété les renverse. Une Actrice oserait-elle prendre un rôle de femme publique, et débiter des saletés grossières ? et on ose prendre celui d’un impie, et vomir des blasphèmes ! l’un est-il plus supportable que l’autre ? la décence des mœurs est-elle plus recommandée que le respect pour la religion ?

6.° La religion reçoit des coups dangereux jusques dans les pièces toutes Païennes. Le culte et le mépris des fausses Divinités contribuent à l’ébranler : leur culte est une idolâtrie renouvelée, leur mépris, quoique très juste, dans le rôle des Acteurs est un blasphème. Le premier accoutume {p. 133}à partager les hommages, et affaiblit l’idée de cette unité suprême et incommunicable qui exclut le plus léger partage, le second dégrade la Divinité. Peut-on n’être pas choqué de voir leurs adorateurs s’en jouer, les insulter, les maudire ? L’exemple du blasphème, même dans les fausses religions, laisse une impression d’impiété ; on apprend insensiblement à ne plus craindre ce que l’on voit si aisément braver. N’est-ce pas une objection des impies, que toutes les religions ne sont que des liens de politique, dont chacun dans son cœur se moque, et dont le Dieu qu’on adore s’embarrasse fort peu ? La piété des Païens nous instruit ; l’Ecriture s’en sert pour nous confondre : « Transite ad insulas Cethim, et ipsi non sunt Dii. » Leur irréligion facilite, prépare celle des Chrétiens.

Autre trait d’impiété auquel je n’ai jamais pu m’accoutumer. C’est la comparaison des hommes avec les Dieux. Ou on les adore, ou on les méprise. Si on les adore, la comparaison est un sacrilège : si on les méprise, c’est un ridicule. Le Poète doit rougir de l’attentat, ou le Héros du parallèle. Quel spectacle ! des hommes se mesurer, disputer avec leurs Dieux, les traiter cavalièrement, les combattre ! Le divin Homère et tous les Poètes sont pleins de ces extravagances : Amphytrion lutte avec Jupiter, Mercure avec Sosie, Mars se bat avec Diomède, Vénus est blessée par Ajax, etc., et on les invoque, on les adore, on leur offre des sacrifices ! peut-on être aveugle jusqu’à ne pas sentir le ridicule et la contradiction du culte qui anéantit, et du parallèle qui égale ? peut-on avoir un goût si faux pour se repaître de chimères si palpables ? Les farces du Pont neuf ont du moins de la vraisemblance : ces pompeuses tragédies n’ont pas même le bon sens. Cette comparaison de l’homme avec {p. 134}Dieu, dont l’audace frappe et surprend, passe pour du sublime ; elle n’est qu’un délire : le monstre de la Poétique d’Horace, composé d’une tête de femme et d’une queue de poisson, est moins ridicule. Les Poètes et les Peintres ont tout droit d’inventer ; mais il ne leur est pas permis d’unir les oiseaux aux serpents, les agneaux aux tigres, et on fera plus de grâce à la comparaison bien plus éloignée de l’homme à la Divinité ! « Non ut serpentes avibus geminentur tigribus agni. » Ce parallèle fait tout le sublime de la plus grande partie des pièces de Corneille.

« Oui, je jure des Dieux la puissance suprême,
Et pour dire encor plus, je jure par vous-même, »

dit Cornelie aux cendres de Pompée. Mettre des cendres au-dessus de la puissance suprême des Dieux qu’on adore, est-il rien de plus faux et de plus insensé ? Cette pensée, tournée et retournée, est répétée en mille endroits dans ses tragédies : a-t-elle pu être admirée ? Ce fou qui aux petites maisons se disait le Père éternel, cet autre qui se croyait Jupiter, ne parlaient pas plus follement. Tel fut le crime et la témérité du premier Ange de se dire égal au Très-Haut. Milton l’enchâsse à chaque page dans son Paradis perdu. Il faut penser comme l’Ange des ténèbres pour trouver de la beauté dans ces délires. La gigantesque taille de Polyphème dans la fable, et de Gargantua dans Rabelais, est plus supportable : un homme sera plutôt égal à une montagne qu’il n’approchera de la Divinité. Mais la religion souffre de ces sottises : en se familiarisant avec l’impiété même Païenne, on s’apprivoise bientôt avec le mépris de la religion et du Dieu véritable.

D’un autre côté, un cœur chrétien peut-il sans frémir, voir dégrader son Dieu jusqu’à transporter {p. 135}à des Idoles les attributs de la divine Majesté, leur offrir un culte, des vœux, des sacrifices, le ciel s’ouvrir pour en faire descendre, eh qui ? la vertu sans doute. Bon, la vertu ! vient-elle sur le théâtre ? C’est une Actrice. Une Actrice venir du ciel ! on ne l’y aurait pas devinée. Un cœur chrétien peut-il voir lancer la foudre à un Acteur, entendre prostituer le langage de la religion, entendre appeler le Démon éternel, tout-puissant, digne des autels ? Qui a donc enfanté ce jargon, lequel fait à peu près tout ce que savent dire et redire les Poètes ? sont-ce des gens d’esprit, des gens sensés, des gens pieux ? Ils le détestent, il est venu des petites maisons ou de l’ivresse des Bacchantes. Mais nous outronsXV les choses, dira-t-on. Non : une comparaison fera sentir l’impiété de cette conduite et la justice de nos reproches. Mettons le Roi, l’Etat, les maximes du gouvernement, à la place de Dieu, de l’Eglise, de la morale évangélique. Le Roi souffrirait-il qu’on traitât ses sujets de Majesté, qu’on leur rendît les honneurs royaux, qu’ils portassent le sceptre et la couronne ? Il ne leur permet pas même de porter ses couleurs et ses livrées : et il sera permis de contrefaire la Divinité ! Dieu est trop grand pour être le jouet de l’homme. Tout en souffre, on s’accoutume à regarder comme indifférent ce qu’on voit indifféremment attribué à Dieu et aux Idoles ; la religion n’est plus bientôt qu’un amusement et un badinage. Un spectacle si monstrueux remplit l’esprit et le cœur d’idées et de sentiments qui ébranlent toute religion. Personne sans doute n’adore Jupiter ; mais tout le monde apprend à ne plus croire, aimer, adorer Jésus-Christ. De là on passe aux objets des passions, on tient aux femmes le même langage, on a pour son plaisir, son trésor, les mêmes sentiments, et ce n’est plus un jeu, ce sont les vraies Divinités {p. 136}du cœur. Revenons. Souffrirait-on à la Cour, tolérerait-on dans un Etat policé, dans la plus libre République, qu’on parlât des Princes, des Parlements, des Etats généraux, des maximes de l’Etat, comme l’on parle de Dieu, des Ministres, de son Eglise, de la morale évangélique, sur nos théâtres, sous prétexte de quelque rôle nécessaire à la pièce ? Qu’on aille à Venise parler ainsi du gouvernement, à Constantinople de Mahomet, à la Chine, au Japon, des Bonzes, des Pagodes, de l’Empereur : les Athéniens ne purent le souffrir, les Magistrats s’armèrent de leur autorité pour arrêter cette licence, et avec raison. On ne peut trop maintenir le respect dû aux Puissances, aux lois de l’Etat : je loue infiniment le zèle de ceux qui leur font rendre un si juste devoir ; je voudrais seulement que Dieu ne fût pas moins respecté, ses lois moins observées, sa morale moins révérée, sa religion, ses Ministres, son culte moins protégé : le Créateur et tout ce qui appartient à son service, le mérite-t-il moins ? « Nolite tangere Christos meos. »

Les Protestants ont été si frappés de ces bonnes raisons, que malgré l’opposition des sentiments, l’animosité de parti, et l’usage qu’ils ont souvent fait de la comédie pour jouer le papisme, ils ont constamment parlé du théâtre comme les Catholiques : unanimité qui n’est pas une preuve médiocre de la vérité. Quelques-uns de leurs Auteurs, comme quelques-uns de nos Casuistes, l’ont toléré (Meisner. Philosoph. sobr. Balduinus, in Casibus L. 4. C. 1.), mais aux mêmes conditions, et encore plus sévères, que nos Casuistes tolérants. Il est vrai que les spectacles sont soufferts dans les pays protestants, comme dans les catholiques, que l’on y va partout, que leurs Prédicateurs ne sont pas mieux écoutés que les nôtres sur cet article ; mais ils n’en sont pas moins {p. 137}défendus dans leurs synodes que dans nos conciles, par leurs bons auteurs que par nos sages moralistes : tant il est vrai que la spéculation s’accorde peu avec la pratique, la créance avec les mœurs, dans toutes les religions.

Le livre de la discipline des Eglises Réformées, imprimé à Genève en 1667, parle en divers endroits de la comédie (C. 4. art. 18 et 28. des Reglem.). Elle dit. « Les livres de la Bible, soit canoniques ou autres, ne seront transformés en comédies et tragédies. » Voilà contre les pièces prétendues saintes, Esther, Athalie, Abraham, etc. « Ne sera loisible aux Fidèles d’assister aux comédies, tragédies, farces, moralités, jouées en public ou en particulier. De tout temps elle a été défendue aux Chrétiens, comme apportant corruption de foi et de bonnes mœurs, surtout quand l’Ecriture sainte y est profanée. Quand ès collèges il sera jugé utile à la jeunesse de représenter quelque histoire, on le pourra tolérer, pourvu qu’elles ne soient point en l’Ecriture sainte, que Dieu n’a point donnée pour être jouée, mais prêchée, que cela se fasse rarement, par l’avis du colloque qui examinera la composition. » C’est ce qui a été ordonné par les synodes de Montpellier, Figeac, Nîmes, Vitré, S. Maixant, etc. Voetius rapporte les synodes de Dordrect, de Middelbourg, de La Haye, de Leyde, de Zélande, qui ont proscrit la même chose. Dans le synode de Leyde la cause du théâtre fut plaidée solennellement par quelques Professeurs qui demandaient la permission de représenter dans leurs collèges, ce qui leur fut refusé. Le synode de Zélande fit demander à leurs Hautes Puissances qu’on fît une défense générale de jouer pour les Provinces Unies, et qu’on y abolît le théâtre. Plusieurs Auteurs en ont parlé au long, et même fait des traités exprès. Danéus, {p. 138}célèbre et habile Protestant (Ethic. Christian. L. 2.) ; Perkins, autre Ministre très distingué, (Anathom. Conscientia. C. 3.), se déclarent hautement contre les spectacles par ces deux raisons sensibles. L’Apôtre défend de prononcer le nom du crime ; pourrait-il en approuver l’intrigue, les sentiments, l’occasion, la représentation ? « Ne nominetur in vobis. » Jésus-Christ assure qu’on rendra compte au jugement d’une parole inutile ; pense-t-il qu’il fera grâce aux vers, aux scènes, aux gestes, aux danses, chants, etc., très inutiles pour le moins, et certainement pis qu’inutiles ? « De omni verbo otioso reddent rationem in die judicii. » Pierre Martyr (Loci communes), Rivet, fameux Ministre (de l’Exode, C. 10. sur le sixième commandement) ; Pictet (Morale), et quantité d’autres décident la même chose. Voetius (de excess. mundi, 6. command.) en fait un fort long traité. Vincent, Ministre de la Rochelle, a fait approuver son livre contre la comédie par douze Ministres de diverses Eglises.

Le plus singulier est Guillaume Prinn, Anglais, qui a composé contre le théâtre un gros in-folio, intitulé, Histrionomatrix, où sans doute il y a bien du fatras, mais qui fait évidemment connaître ce qu’on pense dans la réforme. Voltaire, qui s’est déclaré pour le théâtre, contre les dangers duquel il avait autrefois écrit, comme il s’est déclaré contre la religion qu’il avait jadis professée, parle ainsi de ce Prinn (Lett. 23. sur les Anglais.). « Du temps de Charles I. dans les guerres civiles commencées par des rigoristes fanatiques, on écrivait beaucoup contre les spectacles, d’autant plus que Charles et la Reine sa femme, fille de Henri IV, les aimaient extrêmement. Un Docteur, nommé Prinn, scrupuleux à outrance, qui se serait cru damné, s’il avait porté une soutane au lieu {p. 139}d’un manteau court, selon l’usage des Presbytériens, s’avisa d’écrire un fort mauvais livre contre d’assez bonnes comédies qu’on représentait très innocemment devant le Roi. Il cita les Rabbins et quelques passages de S. Bonaventure, pour prouver que l’Œdipe de Sophocle était l’ouvrage du malin ; que Térence était excommunié ipso facto ; que Brutus était un Janséniste, et avait tué César pour avoir composé une comédie ; que tous ceux qui assistaient au spectacle étaient des excommuniés qui renonçaient à chrême et baptême. C’était outrager le Roi et toute la famille royale. Les Anglais respectaient alors le Roi ; ils ne voulurent pas qu’on parlât d’excommunier ce même Prince à qui depuis ils firent couper la tête. Prinn fut cité devant la chambre étoilée, condamné à voir brûler son beau livre, dont le P. le Brun a composé le sien, et lui les oreilles coupées. »

Il n’y a pas un mot de vrai dans ce récit, comme on peut le voir dans Rapin Thoiras, et tous ceux qui ont écrit l’histoire d’Angleterre. Ce Docteur était un très savant homme, qui a fait de fort bons ouvrages. Son livre contre la comédie est rempli d’érudition ; on n’y trouve aucun des ridicules raisonnements qu’on lui prête, et dont le ridicule retombe tout sur Voltaire, puisqu’il est impossible qu’il les ait faits. Le livre de Jansénius n’avait pas encore paru, un Protestant ne connaît ni le chrême ni l’excommunication de l’Eglise, ni l’autorité de S. Bonaventure. Prinn était un Presbytérien déchaîné contre l’Episcopat et le Roi Charles, qu’il peut bien avoir voulu satiriser ; mais ce livre ne fut point du tout la matière de son procès. C’était uniquement ses excès contre les Evêques qui le firent maltraiter. Les Anglais ne se sont jamais embarrassés des {p. 140}écrits contre la comédie. Quant au P. le Brun, on a tort de le traiter de plagiaire. Cet habile homme n’avait aucun besoin du docteur Prinn pour faire son livre, bien meilleur que celui de l’Anglais, qu’il n’avait peut-être jamais vu, et qui n’est guère connu en France. Mais dans tout ce qui regarde la religion, le mensonge et le fiel tiennent la plume chez Voltaire.

La ville de Genève, centre du calvinisme, qu’on ne dira pas dirigée par des Moines, a été si fidèle à la discipline établie par les synodes, qu’elle n’a jamais souffert la comédie. Le Dictionnaire encyclopédique (verb. Comédie) a blâmé la sévérité des Genevois, et leur a conseillé d’appeler des troupes de Comédiens pour être dans leur ville les prédicateurs et les modèles de la sainteté. M. Rousseau, citoyen de Genève, quoique amateur et compositeur, a pris la défense de sa patrie contre les Encyclopédistes, quoiqu’il fût de leur nombre, et a fait pour la défense de la vérité et de la vertu un ouvrage digne de la plume la plus éloquente. M. d’Alembert, pour lui répondre, a rempli plusieurs Mercure de colifichets littéraires, de pompeux éloges des grâces, des talents, et surtout de l’héroïque chasteté des Actrices. En a-t-il convaincu les gens de bien ? en a-t-il persuadé ceux qui fréquentent ces vénérables Vestales ? le croit-il lui-même ?

Bayle, quoique Ministre, n’était Protestant que de nom, puisque selon lui-même il protestait contre toutes les religions. Mais du moins n’était-il pas dévot ; la licence de son Dictionnaire en écarte bien loin le soupçon : que ne dit-il pas de la vie et des mœurs de Molière, de Poisson, et de tous les Acteurs et Actrices qui tombent sous sa main ? Son style caustique a beau jeu. Voici comme il parle de la comédie (République {p. 141}des Lettr. Mars 1684. p. 203.). « Bien des gens disent fort sérieusement à Paris que Molière a plus corrigé de défauts à la cour et à la ville, lui seul, que tous les Prédicateurs ensemble, et je crois qu’on a raison, pourvu qu’on ne parle que de certaines qualités qui ne sont pas tant un crime qu’un faux goût, comme l’humeur des prudes et des précieuses, de ceux qui outrent les modes, qui s’érigent en Marquis, qui ont toujours quelque pièce de leur façon à montrer, etc. Voilà les défauts dont les comédies de Molière ont un peu arrêté le cours, car pour la galanterie, l’envie, la fourberie, l’avarice, la vanité, et les autres crimes, je ne crois pas qu’elles leur aient fait beaucoup de mal. On peut même assurer qu’il n’y a rien de plus propre à inspirer la coquetterie que ses pièces, parce qu’on y tourne continuellement en ridicule les soins que les pères et les mères prennent de s’opposer aux amours de leurs enfants. »

L’Abbé d’Aubignac, auteur, amateur, modérateur du théâtre, dont il a donné des règles dans sa Pratique, dit en parlant de Polyeucte de Corneille. « Depuis peu Baro a mis sur la scène le martyre de S. Eustache, et Corneille celui de Polyeucte et de Théodore. Je ne les approuve point ; mais du moins ils doivent éviter deux choses que j’ai toujours remarqué avoir un mauvais succès. 1.° Il ne faut jamais faire des invectives contre la religion, comme dans le Polyeucte de Corneille, où Stratonice, qui n’est qu’une suivante, et quelques autres Acteurs font plusieurs discours en faveur de l’idolâtrie, et disent une infinité d’injures atroces contre le christianisme. Cela fit un si mauvais effet, que le Cardinal Richelieu ne le put jamais approuver. 2.° Qu’il prenne garde de n’y {p. 142}pas mêler des galanteries et d’y faire paraître des passions qui donnent de mauvaises idées aux spectateurs, et les portent à des pensées vicieuses. Ce mélange fait qu’elles deviennent odieuses par la sainteté du sujet, ou que la sainteté du sujet est méprisée par le goût de la coquetterie. C’est la faute où Corneille est tombé dans Polyeucte, où parmi tant de propos chrétiens, et des sentiments de religion, Pauline, femme du Martyr, fait avec Sévère son amant un entretien si peu convenable à une honnête femme, qu’il en est ridicule. Elle lui dit plusieurs fois qu’elle l’a aimé tendrement et qu’elle l’aime encore, qu’elle n’a épousé Polyeucte que par devoir, que la vertu succombait en sa présence, etc. Mais c’est un des endroits de Corneille qui pèchent contre le jugement, et ne ravissent que ceux qui se laissent abuser aux faux brillants. » Soit défaut de jugement ou de piété, cette faute est ordinaire dans toutes les pièces où l’on s’avise de parler religion et vertu. Il y a toujours quelque Acteur qui fait la fonction de celui qu’on appelle à Rome l’Avocat du Diable, et qui fait plus de mal que tous les beaux discours qu’on prête à d’autres Acteurs. Faut-il que la religion soit toujours maltraitée, lors même qu’on fait semblant de la défendre ?

CHAPITRE VII.
De l’idolâtrie du Théâtre. §

L’origine du théâtre n’est ni édifiante ni brillante ; il est l’ouvrage de l’idolâtrie, de la débauche, de la malignité et de la folie. Ces désordres de l’humanité qui l’ont enfanté de concert, y règnent encore, quoiqu’un peu déguisés et parés avec art. Cette extraction peu honorable {p. 143}touche médiocrement les Comédiens ; ils ne se piquèrent jamais de noblesse, moins encore de bonnes mœurs, de religion, de sagesse et de charité. Contents de recevoir de l’argent, quelque main qui le présente, ils n’ont jamais donné d’embarras à d’HozierXVI pour se faire une généalogie illustre, ni à BuzembaumXVII pour calmer leur conscience scrupuleuse. Ils s’embarrassent tout aussi peu que je fouille dans les siècles passés pour y déterrer leurs titres, et que je suive les branches de cet arbre généalogique pour compter les quartiers et leurs alliances. Je me borne ici à l’idolâtrie ; j’en ai déjà parlé dans le chapitre précédent. Voici ce qui me reste à dire sur cette source empoisonnée des spectacles.

Quand on considère la dépravation des mœurs, qui fut toujours l’âme du théâtre, on regarde comme un paradoxe ridicule que les comédies aient été des exercices de religion pour honorer la Divinité, et les Acteurs une sorte de Prêtres chargés de ce culte. En effet, s’il s’agissait de la religion Judaïque, ou de la religion Chrétienne, ce serait une impiété et une extravagance, puisque rien ne leur fut jamais plus opposé. Mais les idées du paganisme étaient bien différentes ; les spectacles représentaient les actions, ou plutôt les vices de ses Dieux infâmes. La corruption des mœurs en était une partie ; présenter le tableau de leurs désordres, c’était chanter leurs louanges ; les imiter, c’était les honorer : « Quod Divos decuit, cur mihi turpe putem ? » Les chansons, les jeux, les récits, les représentations de leurs combats, de leurs métamorphoses, de leurs crimes ; voilà leurs solennités. Telles les Orgies, les Bacchanales, les Lupercales, les Mystères de la bonne Déesse. C’étaient à la fois des exercices de piété et des amusements ; voilà toute la mythologie en action, c’est l’olympe {p. 144}descendu sur le théâtre. Voyez Valer.Max. (L. 2. C. 4.), Macrob. (Saturnal. L. 1. C. 20.), et tous les anciens Auteurs.

La loi des douze tables, par piété ou par politique, rendit à Rome tous les spectacles des exercices religieux. Cette loi ordonnait qu’on y modérât la joie dissolue du peuple, et pour y mieux réussir, qu’on consacrât tous ces jeux à la religion : « Ludis publicis popularem lætitiam moderanto, eamque cum divorum honore junquato.. » Dès lors, tous les lieux destinés aux spectacles furent dédiés à quelque Divinité. On y construisit un autel, on y offrait des sacrifices au Dieu tutélaire, quelquefois même on y élevait un temple, comme celui de Neptune au cirque, celui d’Hercule à l'amphithéâtre, de Vénus au théâtre. Quelque Prêtre de la Divinité devait y présider, et sur la fête, et sur les Prêtres inférieurs (les Comédiens). Un collège de Prêtres du premier ordre était chargé d’ordonner l’appareil, et de veiller à l’exécution ; si on manquait à quelque cérémonie, il fallait recommencer le spectacle. On s’engageait par vœu de la donner, dans quelque action importante. L’histoire Romaine est pleine de ces ridicules et impies dévotions, vouées dans les calamités publiques, dans un jour de bataille, au siège d’une ville ; les Vestales même y avaient un rang distingué. L’idolâtrie enfanta donc le théâtre, et se l’appropria. L’Eglise avait sans doute dans cette idolâtrie une raison essentielle d’interdire, dans les premiers temps, le théâtre aux fidèles, ou plutôt ils se l’interdisaient eux-mêmes, s’ils étaient fidèles. Mais cette raison cessa à la chute du paganisme. Les Empereurs Chrétiens n’y souffraient plus rien d’idolâtrique ; il ne fut plus toléré que comme amusement. Les Pères de l’Eglise, S. Augustin, S. Thomas, etc., ne {p. 145}cessèrent pourtant pas de le condamner, tant ils le croyaient intrinsèquement vicieux, indépendamment de l’idolâtrie ; et les premiers, qui le virent idolâtre, Tertullien, S. Cyprien, etc., outre le culte des Dieux qu’ils y réprouvent, y trouvent mille autres raisons de proscription qui n’ont jamais cessé.

Pouvait-il n’être pas essentiellement vicieux, puisqu’il fut élevé sous les auspices de Vénus, et lui fut toujours consacré ? Hercule présidait aux combats des Gladiateurs, Neptune aux batailles navales ; Diane à la chasse ; mais tous les théâtres étaient dédiés à Vénus, elle seule préside aux intrigues théâtrales. La scène, dit Tertullien, est le sanctuaire de Vénus : Sacrarium Veneris. Pompée lui dédia son théâtre ; il n’osa pas même le bâtir sous le nom de théâtre, par la crainte des Censeurs, qui ne le souffraient qu’à regret. Il éluda leur sévérité en le bâtissant sous le nom de temple de la Déesse de Paphos. Ce qui pour la perte des bonnes mœurs ne revient que trop au même. Aussi voit-on Ovide, Properce, et les autres Docteurs de Cythère, conseiller la fuite ou la fréquentation du théâtre de Pompée, selon qu’on veut conserver ou perdre la chasteté.

« Tu modo Pompeia lætus spatiare sub umbra,
 Cùm sol Herculei terga leonis adit. »

(De Art. amand.)

« Tu neque Pompeia spatieris castus in umbra,
 Nec cùm lascivum sternit arena solum,
Colla cave inflectas ad curvum obliqua theatrum. »

Toutes ces folies religieuses furent grossièrement exécutées ; mais tout se perfectionne quand la passion se satisfait. Ces jeux superstitieux et ridicules devinrent des fêtes brillantes ; les croquis furent des tableaux magnifiques, et les tombereaux {p. 146}des théâtres superbes. Les dépenses en furent énormes : on fit venir de tous côtés tout ce qu’on pût trouver de plus habile, c’est-à-dire, de plus fou, de plus impudent, de plus bouffon. Le plus célèbre, qui vint de Toscane à Rome, s’appelait Hister, Histro, ou Histrio, peu importe. On donna son nom aux Comédiens, on les a appelés Histrions. On avait d’abord eu pour eux une sorte de vénération, comme pour des Ministres des Dieux ; mais leurs vices et les désordres de leurs fêtes les firent mépriser et traiter d’infâmes, quoiqu’on conservât par religion, par amusement et par politique, des spectacles dont la sagesse et la vertu ne s’accommodèrent jamais. Cette idée de religion ne leur sauva pas une infamie si bien méritée. Le christianisme n’a point changé, il a augmenté ces idées ; l’infamie subsiste, et n’est que plus méritée, puisqu’ils osent se dire Chrétiens. Ils sont Prêtres des mêmes Dieux ; même culte, mêmes objets, mêmes fêtes, mêmes crimes ; Vénus, Adonis, Jupiter, Endymion, etc., ne règnent pas moins sur le théâtre. Nous ne croyons pas, dites-vous, à ces Divinités. Vous n’en êtes que plus coupables de les célébrer et de les imiter : les sages Païens n’y croyaient pas plus que vous, et ne les laissaient qu’en rougissant adorer au peuple, vous les leur faites aimer.

Après les premiers désordres d’une licence rustique, qui sur les tombereaux de Thespis furent dans la Grèce le germe du théâtre, le spectacle ayant pris une forme régulière, fut assez châtié du côté des mœurs, et n’alarma les Magistrats que par la licence de la satire. A Rome il fut d’abord plus réservé ; la gravité Romaine, la sévérité des Censeurs, n’auraient eu garde d’y souffrir la dissolution et la débauche. Le théâtre était innocent, et même pieux dans les principes du paganisme : on y célébrait les Divinités reconnues, {p. 147}on y débitait la morale reçue, on y représentait des événements consacrés, on y rendait un culte autorisé dans l’Etat. C’était la théologie du temps : la corruption des mœurs, qui en était, comme aujourd’hui, le fruit nécessaire, n’était pas regardée avec les mêmes yeux que par les Chrétiens ; il s’en fallait bien que chez eux les regards, les désirs, les paroles, les pensées fussent des crimes, comme ils le sont sous l’Evangile. C’en serait assez pour les bannir à jamais, puisque ce malheur y fut toujours inévitable ; mais il s’en faut bien que chez eux ni chez nous ces bornes même soient longtemps respectées. Tout empire : le luxe introduisit la licence, le théâtre leur donna des ailes, elles vengèrent l’univers vaincu : « Sævior armis, luxuria incubuit, victumque ulciscitur orbem. » Enfin sous les Néron, les Caligula, les Héliogabale, le désordre étant monté à son comble, le spectacle, qui en fut toujours et un effet et un principe, ne connut plus les lois de la pudeur, jusqu’à ce que les Empereurs Chrétiens éteignirent cet incendie, ou plutôt jetèrent quelque poignée de cendres sur ce brasier, en le renfermant dans certaines bornes de bienséance. Ils le mirent sur le pied où il est aujourd’hui que la grossièreté en est bannie. Il s’y soutint en Orient et en Occident jusqu’à l’extinction des deux empires, et même sous les Princes Wisigoths, comme le rapporte Cassiodore. Je dis quelque poignée de cendres : on a beau réformer le théâtre, on a beau couvrir le feu, il ne change point de nature, il brûle toujours, le moindre souffle le rallume, les étincelles en volent, il faut l’éteindre absolument.

Il est pourtant vrai que cette consécration religieuse ne dura pas toujours ; ce ne fut que dans les premiers siècles, où l’on n’avait à Rome que des théâtres mobiles, qu’on dressait à l’occasion {p. 148}de quelque fête publique, pour donner des jeux à l’honneur des Dieux. Mais depuis que par des théâtres fixes, construits à demeure, les représentations théâtrales devinrent journalières, et par conséquent indépendantes des fêtes, elles ne furent plus que des amusements, et non des actes de religion, que dans certains temps où elles concouraient avec des fêtes, quoique les autels des faux Dieux y demeurassent toujours. Car telle fut la marche du théâtre. D’abord (dit Tacite, L. 14. C. 20. et Juste Lipse dans ses Comment.) le peuple était debout, soit parce que les jeux n’étaient qu’une chose passagère, où on ne cherchait pas tant de commodités, soit parce qu’on ne voulait pas laisser accoutumer le peuple à tant de dissipation et de mollesse, et afin qu’on ne se laissât emporter à ces plaisirs dangereux, et qu’on n’y passât les journées entières : « Stantem populum spectavisse, ne si consideret, dies totos theatro continuaret. » Quelqu’un ayant commencé de construire un théâtre fixe pendant la censure de Messala et de Cassius, Scipion Nasica, par ordre du Sénat, fit tout démolir, et vendre à l’enchère tous les matériaux, les sièges et les meubles (Val. Max. L. 2. C. 4.) Les Censeurs s’étaient constamment opposés à ces constructions ; mais les mœurs commençaient déjà si fort à se corrompre, que ces deux Censeurs les favorisèrent, et qu’il fallut toute la sagesse et le crédit de Scipion pour engager le Sénat à s’y opposer : « Præcipitantibus moribus, extruxerunt ipsi Censores. » Pompée après ses victoires était trop puissant pour trouver le même obstacle ; il bâtit un superbe théâtre de pierre. Après lui Auguste et Balbus en bâtirent. A leur exemple, il en fut bâti une infinité dans tout l’empire. Malgré son autorité, Pompée fut fort blâmé, et peut-être aurait-il tôt ou tard reçu quelque affront ; mais, comme nous l’avons dit, il s’avisa {p. 149}d’y bâtir un temple à Vénus et de le lui consacrer : « Pompeium à majoribus incusatum quòd mansuram theatri sedem posuisset. » Cette innovation de Pompée paraît à Tacite l’époque de l’entière dépravation des mœurs, par le goût et l’habitude du théâtre qu’elle inspira, l’occasion et la facilité qu’elle donna de rassembler et d’étaler au public tout ce qui était le plus propre à le corrompre : « Abolitos paulatim patrios mores funditus everti per accitam lasciviam, ut quodcumque corrumpi, et corrumpere queat, in urbe videatur degeneretque juventus gymnasia, et otia et turpes mores exercendo. » Je ne sais pourquoi on n’a pas craint dans plusieurs collèges d’imiter cette innovation de Pompée, en y construisant des théâtres à demeure, comme si ce n’était pas assez d’en élever dans l’occasion, quand on voulait donner quelque pièce. Depuis ce temps-là on voit distinguer dans les Auteurs les jeux sacrés qui se donnaient en l’honneur des Dieux, et les jeux ordinaires du théâtre ; les jeux sacerdotaux, où devait toujours se trouver quelque Prêtre qui offrît des sacrifices, et où il était défendu aux bouffons et aux mimes de se trouver, et les jeux profanes, auxquels Julien l’Apostat défendait aux Prêtres d’assister, pour imiter, disait-il, la retenue et la modestie des Prêtres Galiléens (c’est-à-dire Chrétiens). Ce qui nous apprend combien le Clergé était alors éloigné des spectacles, et combien les sages Païens eux-mêmes les regardaient comme contraires aux bonnes mœurs, quoique fondés d’abord par religion, et ne représentant que des objets pour eux religieux.

Cette origine Païenne doit rendre le théâtre abominable aux Chrétiens, qui font profession d’avoir une horreur extrême pour l’idolâtrie, comme l’enseignent tous les Pères. Les premiers fidèles, comme dit Rufin (L. 2. C. 20.) et tous {p. 150}les Historiens, brisaient, brûlaient les idoles, renversaient les autels et les temples, arrachaient jusqu’aux vestiges d’un culte superstitieux, souvent au péril de leur vie, comme Moïse, qui brûla le veau d’or, en jeta les cendres au vent, et les fit boire au peuple. Tels les Rois d’Israël et de Juda, fidèles adorateurs du vrai Dieu, détruisaient les hauts lieux, coupaient les bois sacrés, anéantissaient les idoles. Les Empereurs Chrétiens ont suivi leurs traces ; ils ont renversé de fond en comble les monuments de l’idolâtrie. Si la beauté de l’architecture a fait épargner quelque temple, on en a fait des Eglises, comme le Panthéon à Rome, la Maison quarrée à Nîmes, etc. S’il subsiste quelque statue des Dieux, on n’en trouve que dans les cabinets des curieux, comme un antique monument des folies humaines. Un vrai pénitent ne fait pas plus de grâce à l’idolâtrie du vice : il va, comme Madeleine, arroser de ses pleurs, essuyer avec ses cheveux, embaumer de ses parfums les pieds du Sauveur ; matière, occasion, danger, image, souvenir du péché, il voudrait tout immoler. Comment un vrai Chrétien peut-il souffrir, louer, aimer, représenter l’une et l’autre idolâtrie dans ces spectacles, qui sont toujours pour les hommes une source intarissable de péchés ?

Car enfin le théâtre ressuscite et perpétue le système depuis longtemps aboli du paganisme ; on y représente les mêmes événements, les mêmes Divinités y règnent, on leur adresse les mêmes vœux, on leur offre le même culte, on leur tient le même langage ; mêmes idées, mêmes sentiments, mêmes tableaux, mêmes cérémonies, tant de pièces, de Proserpine, Amphytrion, Iphigénie, Isis, Bacchus, Atys, Cybèle, etc. De bonne foi, si les Païens les avaient composées, qu’auraient-ils dit, qu’auraient-ils fait autre chose ? {p. 151}Toutes celles d’Euripide, de Sophocle, de Sénèque, sont-elles différentes des nôtres ? Les nôtres ne sont que des imitations, souvent des traductions des leurs. La mythologie est toute l’étude des Poètes, et le fond où ils vont puiser. Si nos pièces avaient été composées de leur temps, qu’aurait-on eu à y changer ou ajouter pour les jouer ? Décorations, paroles, habits, acteurs, tout eût été du goût des Païens. Un Païen qui viendrait de l’autre monde, y trouverait sa religion : un des premiers Chrétiens y verrait les mêmes horreurs qui lui faisaient détester le théâtre. On n’a pas besoin de remonter à son berceau pour trouver l’idolâtrie, elle y habite encore toute entière. Je ne parle pas de l’esprit faux et frivole qu’inspire et qu’entretient l’étude continuelle des fables et des chimères, du mauvais goût que donne le tissu de folies et de crimes dont on se repaît comme de quelque chose de bien merveilleux, des entraves qu’il met au génie, en persuadant que tout le beau, le sublime, l’agréable est renfermé dans ce petit nombre d’objets sans cesse répétés et ressassés, qui n’ont plus que de la fadeur. Je parle de la religion, qui pour peu qu’on ait de zèle pour la gloire du vrai Dieu, ne peut qu’être ébranlée, affligée, scandalisée, de voir revivre et parer de toutes ses grâces, des monstres et des absurdités qu’elle s’est fait une gloire de noyer dans le sang d’un million de Martyrs.

L’idolâtrie des passions dont ce paganisme grossier n’était que l’appui et l’enveloppe, ne s’est pas moins emparée du théâtre. C’est là qu’on lui offre le culte le plus religieux, qu’on suit ses lois, qu’on parle son langage. On lui immole les cœurs, on chante ses exploits, on célèbre ses fêtes, on fait gloire de ses faveurs. M. Chamberlan (Tit. I. du Philosophe malgré lui), ouvrage {p. 152}sensé et ingénieux, dit, en parlant du théâtre : « Dans nos réduits champêtres, la voix mélodieuse d’un musicien, les sons enchanteurs d’un instrument dangereux, ne versent point la mollesse dans nos cœurs, comme dans ces temples somptueux d’où la vertu ne peut approcher sans crainte, où Bélial est la Divinité qu’on adore, et l’honneur la victime qu’on immole, l’indécence et la débauche le seul but où tendent ses adorateurs.« » Quel triomphe pour le vice ! la vertu n’y paraît qu’enchaînée à son char. Voyez cette Actrice, si la pudeur ose la regarder. Voilà la Prêtresse de Vénus : sa parure sacerdotale est bien conforme à son ministère ; l’indécence de son fard et de ses nudités en est la perfection. Ses regards, ses gestes, sa voix, sa mollesse, annoncent sa dévotion. Quel tendre enthousiasme ! la Prêtresse d’Apollon sur son trépied, saisie de son Dieu, se livre à des convulsions insensées. Les Prêtresses de Bacchus, couronnées de pampre, courent les campagnes le thyrse à la main. Les Prêtresses de Cythere, enivrées de délices, dans une douce langueur, par leurs chants, leurs danses, leurs discours, leurs attitudes, exhalent le feu sacré dont elles sont embrasées. Que leur sacerdoce est respecté ! que leur zèle est efficace ! qu’elles font de prosélytes ! Aussi instruisent-elles par leurs exemples, attachent-elles par leurs faveurs, retiennent-elles par leur adresse. Parmi cette multitude d’élèves et d’adorateurs, combien va-t-on voir éclore de maîtres et de maîtresses, formés de leurs mains, qui vont répandre et perpétuer leur gloire ! Voyez ces loges peuplées d’amateurs, qui viennent à l’envi puiser à la source ; ils écoutent religieusement leurs savantes leçons, forment leur goût à leur toilette, se familiarisent avec leurs fonctions religieuses, apprennent à secouer le joug d’une {p. 153}incommode décence, à braver les lois gênantes de l’Evangile et de l’honneur, à se débarrasser d’un importun remords, et employer mille ruses pour faire réussir leurs projets, tromper la jalouse vigilance d’un père, d’une mère, d’un mari, d’un maître, et tourner en ridicule leur gothique régularité et leur dévot radotage.

La comédie, ou, pour mieux réaliser les choses, une Actrice brillante, la le Couvreur, la N… est bien représentée par la femme de l’Apocalypse (Ch. 16 et 17.), non seulement d’une manière allégorique, mais très littéralement et avec ses couleurs naturelles. La pourpre, le fin lin, l’or, l’argent, les pierreries, les parfums, tout est chez elle dans le plus grand luxe et la plus molle sensualité. Sa tête est ceinte de plusieurs diadèmes ; elle joue toutes les Reines et les Princesses de la terre, elle porte à sa main une coupe pleine de volupté, qu’elle fait boire à tout le monde ; une foule de beaux esprits, enivrés de ses attraits, s’épuisent pour assaisonner et faire goûter le breuvage empoisonné, par tout ce qu’ils peuvent imaginer de plus séduisant. Les grands du monde y vont avaler le poison à longs traits. Les trois concupiscences y étalent leurs objets enchanteurs. La magnificence des habits et des décorations flatte la concupiscence des yeux. Cette coupe, pleine de toute la corruption de la volupté, réveille la concupiscence de la chair. Les applaudissements, l’assemblée choisie, la fierté des discours, la hauteur des sentiments, les hommages, disons mieux, les adorations qui élèvent au plus haut des cieux cette Déesse, nourrissent l’orgueil de la vie. Quel empire sur tout ce qu’il y a de plus grand dans le monde ! Les sept têtes qui l’environnent sont les sept péchés mortels dont chacun y trouve sa matière et son exercice. Les dix cornes sont les {p. 154}passions, qui toutes y sont excitées. Cette bête sur laquelle elle est montée, est le théâtre, sur lequel pompeusement étalée elle donne ses lois, lance le feu de ses regards et les traits perçants de la lubricité de ses gestes, et enlève par les sons harmonieux de sa voix. Cette bête est montée du fond de l’abîme de l’idolâtrie et du vice, qui en furent l’origine, en ont assuré les progrès et perpétué la durée, et y règnent souverainement encore, jusqu’à y recevoir le culte suprême des sentiments, le sacrifice du cœur et de la conscience, et à faire du langage sacré de la religion le jargon aussi ridicule qu’impie de ces climats empestés. Cette femme et cette bête prononcent mille blasphèmes, ils sont écrits sur son corps et sur ses habits, le théâtre en retentit perpétuellement. Il y a peu de pièces, où quelques Acteurs dans l’excès de leur rage, n’en vomissent grand nombre. Athalie, cette pièce d’ailleurs si belle, a des scènes entières où l’on ne fait que blasphémer. C’est une impie qui les prononce, dit-on. Sans doute : un homme de bien connaît-il ces horreurs ? Mais les gens de bien peuvent-ils prendre plaisir à les entendre, même dans la bouche des impies ? Ecouterez-vous avec plaisir des injures contre votre père, des insultes contre votre Roi, même dans la bouche de vos ennemis ? Et des blasphèmes contre Dieu vous réjouissent ! ne sont-ils pas pour l’homme de bien mille fois plus insupportables que les rugissements des lions, les hurlements des loups, les sifflements des serpents, dont personne assurément ne s’avisera de former un concert pour flatter l’oreille ? Combien même de pièces ne sont que des leçons d’irréligion ! On y dégoûte des choses saintes, on y tourne en ridicule les vertus chrétiennes : c’est un nouveau paganisme au milieu de l’Eglise. Les gens de bien persécutés sont ces {p. 155}Martyrs dans le sang desquels elle se baigne : le sang des innocents qu’elle séduit et qu’elle fait mourir à la grâce, crie-t-il moins vengeance contre la main qui l’a versé ?

Sortez de Babylone, mon peuple, fuyez ce théâtre, où vous n’entendez que des discours, où vous ne voyez que des exemples de tous les vices. Eloignez-vous de ces infâmes prostituées, qui ne sont que trop au dedans ce qu’elles font gloire de paraître au dehors, ne sentent et n’inspirent que trop ce qu’elles représentent. Fuyez promptement, fuyez, si vous ne voulez être enveloppé dans le redoutable châtiment qui pend sur sa tête. Elle tombe au fond de l’abîme, comme une meule au fond de la mer. Qu’elle trouve dans les brasiers éternels le juste salaire de ses prostitutions et de ses scandales, qu’on lui rende tout ce qu’elle a fait. Ses crimes sont montés jusqu’au ciel ; qu’elle soit aussi profondément confondue qu’elle s’est impérieusement élevée ; que ses tourments répondent à ses délices, sa misère à son opulence, ses larmes à sa joie profane, son désespoir à sa présomption : « Quantum in deliciis fuit, tantum date illi tormenta. » Tous les peuples, saisis d’étonnement, s’écrieront : Malheur, malheur à vous, infâme prostituée, si fière de vos attraits, de vos talents, de vos parures, de votre gloire, de votre volupté ; dans un moment vous ne serez plus. Et vous, âmes saintes, objets de son mépris et de ses persécutions, réjouissez-vous, enfin le Seigneur vous a rendu justice, et l’a châtiée. Ou plutôt, plaise au ciel que rentrant en elle-même elle déteste ses voies perverses, et abandonne son infâme métier, et nous édifie autant par son repentir, qu’elle nous a scandalisés par ses désordres. Dieu ne veut point la mort du pécheur, mais sa conversion et sa vie.

La mort de la le Couvreur sous le pinceau de {p. 156}Voltaire peint vivement ces vérités. Tout le monde sait que cette fameuse Comédienne, sur le refus du Curé de S. Sulpice de l’enterrer en terre sainte, fut jetée dans un fossé au bord de la Seine. Cette excommunication, cette horreur de l’Eglise, cet éloignement des Chrétiens, cette privation de prières, d’honneurs funèbres, de sépulture, cet abandon à Satan, voilà une image, hélas ! trop vraie de la séparation de Dieu, de la réprobation et condamnation aux flammes éternelles. Que pense, que dit ce Poète, aussi méprisable par son irréligion, que célèbre par son génie ?

« Muses, grâces, amours, dont elle fut l’image,
O mes Dieux et les siens !…
 Ces bords ne seront plus profanes ;
Ils contiennent ta cendre, et ce triste tombeau
 Est pour nous un temple nouveau :
Voilà mon S. Denis, oui, c’est là que j’adore
 L’esprit, les grâces, les appas :
Je les aimai vivants, je les encense encore. »

Est-ce un Chrétien qui tient ce langage ? Non : c’est un amateur du théâtre. Est-ce à un Chrétien qu’on le tient ? Non : c’est à une Actrice. Voltaire parle à la le Couvreur.

En suivant même l’application ordinaire de cette vision de l’Apocalypse à la ville de Rome, le théâtre n’y perdrait rien. Il est certain que la fureur des spectacles a été un des plus grands désordres, et une des principales causes de la perte de cette grande ville, et même de l’empire Romain, en Orient et en Occident, et elle produira les mêmes pernicieux effets, surtout pour la religion, partout où elle sera dominante. Les spectacles amollirent le courage de ces guerriers invincibles, et les rendirent le jouet des barbares. Les mœurs si pures des Lucrèce, des Virginie, {p. 157}des Scipion, ne sont que des rôles de théâtre. Ces rôles font rire dans le plus sérieux tragique, lorsqu’on les voit joués par nos Actrices. La N… une Lucrèce qui se tue pour avoir perdu la chasteté ! Elle est la parodie vivante de son personnage. Toute la métempsychose de Pythagore ne lui rendrait pas assez de vies pour en immoler une à chaque aventure. Le théâtre fit connaître et répandit le luxe dans Rome, occasionna les profusions insensées qui ruinaient les maisons les plus opulentes. Il tourna à la frivolité et à la débauche ce peuple si grave et si vertueux, ce peuple dont la majesté éclipsait celle des Rois, dont l’autorité disposait des couronnes, dont la prudence donnait des lois à l’univers. On aurait vainement cherché Rome dans Rome comédienne. Auguste, qui la connaissait bien, s’en moquait, et regardant ce peuple immense qui remplissait l'amphithéâtre : Les voilà, disait-il, ces hommes faits pour gouverner : « Romanos rerum dominos gentemque togatam !  »

La religion se trouve aussi mêlée dans l’origine du théâtre, soit qu’on ait voulu attirer le peuple à la piété par l’appas du spectacle, soit que l’homme, et surtout le Chrétien, soit naturellement entraîné à mettre partout la religion : intention bonne sans doute, et dont la grossièreté du siècle doit faire excuser les moyens aussi imprudents qu’indécents. Le théâtre fut d’abord parmi nous un exercice religieux. Le peuple ajouta aux solennités ecclésiastiques, et y ajoute encore en bien des endroits, des chants, des danses, des feux de joie, des illuminations, des représentations muettes, avec des statues, des mystères de Jésus-Christ et des actions des Saints. De là il est aisé de passer aux représentations animées du théâtre. Il se forma des troupes de Comédiens qui pour se donner un air de piété, se nommaient {p. 158}les Confrères de la Passion. Des Pèlerins plus aguerris, plus enthousiasmés, plus charlatans que d’autres, en furent les héros : « Jouaient les Saints, la Vierge et Dieu par piété », dit Boileau. Tout se perfectionne, et tout dégénère. Le spectacle, d’abord grossier et sans règle, devint régulier, poli, agréable, et mérita d’être adopté par les passions d’un goût plus délicat : il devint l’hôtel de la comédie. Mais aussi les impiétés, les obscénités, les bouffonneries se mêlèrent aux moralités et aux mystères, et par un mélange monstrueux déshonorèrent la religion, qu’on avait d’abord voulu honorer. On en rougit ; mais au lieu de supprimer le mauvais, et de ne conserver que ce qu’il y avait encore de pieux, on fit tout le contraire, on supprima tout ce reste de religion qui embarrassait la passion, et on mit le vice à son aise. Cette ombre de piété se dissipa, le vice régna sans obstacle, le théâtre Païen fut rétabli :

« On vit renaître Hector, Andromaque, Illion. »

La politesse du siècle fit élaguer cette forêt et bannir les grossièretés dégoûtantes, et ne conserva que ce qui pouvait plus efficacement flatter et séduire. La religion n’y a plus paru que comme un amusement qui vient quelquefois varier la scène, en fournissant des sujets.

CHAPITRE VIII.
De la Comédie les jours de fête. §

Dans le grand nombre d’ouvrages qu’on a écrits contre le théâtre, on n’a guère traité la question s’il est permis d’aller à la comédie les jours de fête. Tout occupé à sauver le fond de la religion et des mœurs, que les spectacles détruisent, on n’a point parlé de l’observation des fêtes, qui n’en est qu’une branche. Cependant {p. 159}cette obligation remonte au commencement du monde : c’est le premier commandement que Dieu ait fait. Le Seigneur, dit la Genèse, se reposa le septième jour, le consacra par son repos, et ordonna qu’il fût à jamais observé. Le précepte du sabbat, dans la loi écrite, ne saurait être plus précis, les châtiments de la transgression plus rigoureux, les reproches plus vifs : « Memento ut diem sabbathi sanctifices. » Quel est l’enfant Chrétien qui ignore les commandements de Dieu et de l’Eglise : Les dimanches tu garderas, etc. Les fêtes tu sanctifieras, etc. si ce n’est les enfants des Comédiens, à qui on n’enseigne pas le catéchisme ? Or je demande, quel est le Comédien qui observe cette loi, qui puisse même l’observer dans son métier ? J’ajoute que ceux qui ces saints jours vont au spectacle, la transgressent, et qu’on ne devrait pas y souffrir parmi des Chrétiens les représentations théâtrales, mêmes dans les collèges.

Mais, dira quelque mauvais plaisant, les Comédiens ne célèbrent-ils pas des fêtes sur le théâtre ? Sans doute : ils n’en célèbrent que trop. Plusieurs pièces ne sont que des fêtes, la plupart sont terminées, souvent même à chaque acte, par quelque fête, mais quelles fêtes ? les fêtes de l’Amour, de Bacchus, de Pomone, les plaisirs l’Ile enchantée, etc. Comment les célèbre-t-on ? par des intrigues, des danses, des débauches. Sont-ce là les fêtes des Chrétiens, dont quelque saint mystère est toujours l’objet, et que l’Eglise ne solennise que par des exercices de piété ? Ce sont les fêtes et les pompes du Démon, auxquelles on a renoncé par le baptême. Ces deux solennités si différentes, pour faire mieux sentir l’esprit qui les anime, sont quelquefois mises en contraste dans le même jour et le même lieu ; car dans bien des villes, sans aucun égard pour la décence, on a bâti les théâtres auprès des Eglises : les deux {p. 160}foules, dont l’une va prier et l’autre offenser Dieu, se croisent et s’embarrassent ; et si l’office est un peu prolongé, comme il arrive certains grands jours, le chant des psaumes et les violons de l’orchestre se troublent mutuellement, et dans un concert très irréligieux, forment des dissonances plus insupportables à un cœur chrétien qu’à une oreille délicate. On voit même ordinairement les bateleurs, à la honte des Magistrats municipaux qui le souffrent, dresser leur théâtre dans une place en face de quelque Eglise, intercepter par ce moyen ceux qui allaient dans le lieu saint, et leur offrir, sans doute pour les préparer à la prière, ou en assurer le fruit, les gambades, les bouffonneries, les nudités, dont ces misérables théâtres foisonnent. Quel contraste dans le sein de la religion ! les uns sacrifient avec zèle le plaisir du spectacle, pour assister au service divin ; les autres ne trouvent pas un moment pour entendre la messe ou le sermon, et passent trois ou quatre heures à la comédie, ou peut-être après avoir fait de la messe un spectacle profane, où ils ne sont allés que pour voir et pour être vus, ils passeront de l’Eglise au théâtre, comme on passe des coulisses sur la scène. De bonne foi, où est le christianisme ? quelle est ici la voie étroite qui conduit à la vie, et la voie large qui mène à la mort, enfin où sera le paradis et l’enfer ? « Quam arcta via quæ ducit ad viam ! quam pauci inveniunt eam ! » La terrible vérité du petit nombre des élus a-t-elle besoin de preuves ? Les spectacles seuls en seraient la démonstration.

Ainsi en ont parlé les Empereurs Théodose, Valentinien, Gratien, Justinien, etc. Le premier, par une loi expresse (Cod. Theod. L. 2. de Spectac. L. 15.) défend absolument de donner des spectacles le dimanche, qu’on appelait alors le jour du soleil, pour ne pas profaner la solennité {p. 161}du culte public : « Nullus die solis spectaculum præbeat, nec divinam venerationem confusa solemnitate confundat. » Ses successeurs sont allés plus loin, en y ajoutant beaucoup d’autres fêtes, toujours par la même raison essentielle de religion et de piété : « Omni theatrorum voluptate per universas urbes denegata, totæ Christianorum mentes Dei cultibus occupentur. » (L. Dominico 5. Ibid.) Loi célèbre, sur laquelle le Président Brisson a fait un savant commentaire. Elle s’observait de son temps à Paris, comme lui-même l’atteste. Or je demande si l’on a plus de raisons aujourd’hui de permettre la comédie les jours de fête, qu’on n’en avait au quatrième siècle, où le peuple, à demi Païen, accoutumé depuis mille ans dans tout l’empire Romain à toute sorte de spectacles, et livré à la plus grande corruption, pouvait encore moins s’en passer que la France, où la frivolité seule et la dépravation en ont fait un prétendu besoin. Mais les Empereurs Chrétiens ne connaissaient rien de plus nécessaire que le culte et la loi de Dieu.

Cette loi fut portée à la prière du cinquième concile de Carthage (L’année 401.). Ce concile voulait abolir le théâtre ; mais craignant de ne pas réussir, il se borna dans le canon 61 à demander à l’Empereur que les spectacles fussent interdits les dimanches et les grandes fêtes de l’année, et que même les autres jours les Chrétiens ne fussent point obligés d’y aller. L’Empereur souscrivit avec plaisir à des prières si justes ; tous les Chrétiens s’y conformèrent avec joie. Heureux siècle, où l’on respectait le grand précepte de la sanctification du sabbat, et où les autres jours même il fallait user de violence pour forcer les Chrétiens de paraître à la comédie ! Cet heureux temps n’est plus, les Acteurs et les amateurs connaissent-ils des temps consacrés au {p. 162}service de Dieu ? « Ut spectacula theatrorum, cæterorumque ludorum die dominico, et cæteris religionis christianæ diebus celeberrimis amoveantur, nec oportere quemquam Christianum cogi ad spectacula. »

Nous avons dit que le zèle de ces Princes ne se borna pas à interdire les jours de dimanche les spectacles aux Chrétiens, ils y ajoutèrent beaucoup d’autres fêtes, et renfermèrent dans la défense les Juifs et les Païens. « Quoique d’une religion différente, dit la loi, ils ne connaissent point nos fêtes, ils doivent les respecter et s’abstenir du théâtre. » Sur ce principe on les obligeait de s’abstenir des œuvres serviles. A plus forte raison y oblige-t-on les Protestants les jours des fêtes des Saints, dont ils avouent la sainteté, quoiqu’ils n’en approuvent pas le culte religieux. « Si quis vel Judeæ impietatis amentia vel stolidæ paganitatis insania detinetur aliud noverit esse supplicationum tempus, aliud voluptatum. » Il semble d’abord que le peuple étant libre les jours de fête, on pourrait tolérer en sa faveur un divertissement qui alors ne prend rien sur son travail ; mais le théâtre ne fut jamais dans le christianisme un moyen de sanctifier les fêtes, il n’est bon qu’à les profaner. Et chez des Princes Chrétiens l’intérêt de la religion l’emporta toujours sur celui de la politique. On peut voir la loi 7. et la loi 11. C. de feriis, où Justinien rappelle et renouvelle les lois de ses prédécesseurs. Tous les Jurisconsultes sont sur ce point unanimes : pourraient-ils penser autrement que la loi ?

Qu’on ne pense pas, ajoute l’Empereur, être dispensé de la loi lorsque des réjouissances publiques, même le jour de notre naissance ou de notre avènement à l’empire, tombent le dimanche ou dans quelqu’une de ces fêtes. Ce serait nous faire mal la cour de les célébrer alors par des spectacles. Que tout le monde soit bien persuadé qu’on {p. 163}ne peut nous plaire qu’en rendant hommage au Dieu tout-puissant : on ne nous rend jamais plus d’honneur que quand on l’honore davantage. Les maîtres du monde ne croyaient pas que d’avoir de la religion, c’était se dégrader par des bigoteries. Les temps ont bien changé : une fête publique, la plus simple entrée de quelque Seigneur dans une ville, le jour de dimanche ou quelque autre (car qui songe à la fête ?), n’est bien célébrée que par quelque comédie : « Ne quis ambigat quod tunc maxime nobis ab humano genere defertur, cum virtutibus Deo omnipotenti obsequium orbis impenditur.. »

Les jours où les spectacles sont défendus par l’Empereur, sont les fêtes de Noël, de l’Epiphanie, de Pâques, de Pentecôte et des Apôtres, tout le carême, la semaine sainte, la semaine de Pâques (Voilà toutes les fêtes connues alors dans l’Eglise). C’étaient, dit-il, des jours destinés à célébrer la régénération des fidèles dans le baptême, et l’heureux établissement du christianisme par la descente du Saint Esprit, pendant lesquels les nouveaux baptisés sont revêtus de blanc pour célébrer leur naissance spirituelle. Tout cela est expliqué fort au long dans le commentaire du Président Brisson : « Quamdiu cœlestis lumen lavacri, imitantia novam sancti baptismatis lucem candida vestimenta testantur. »

Il n’y a point de fête qui outre la fin générale du culte de Dieu, si opposée à celle du théâtre, n’ait aussi son esprit particulier qui ne le combat pas moins. La Nativité nous offre un Dieu né dans une étable, couché dans une crèche ; le spectacle nous montre le vice triomphant dans la magnificence et le luxe. L’Epiphanie nous invite à l’adorer avec les Mages ; le théâtre nous engage à adorer avec le monde le crime dans les Dieux et dans les Héros. La Purification nous {p. 164}fait admirer une Vierge qui vient dans le temple consacrer son Fils au Seigneur ; sur la scène on est enchanté d’une Actrice qui vient immoler les cœurs au Démon. La semaine sainte nous conduit aux pieds de la croix du Sauveur mourant ; le théâtre nous étale les idoles de la débauche. Nous nous réjouissons à Pâques de la gloire de la résurrection ; on va au parterre applaudir à des danseuses, à des chanteuses. A la Pentecôte nous invoquons le Saint Esprit, qui remplit les Apôtres de ses lumières ; à la comédie on est rempli de l’esprit du Démon, qui entraîne au péché. A la Fête-Dieu nous remercions la divine bonté qui nous nourrit du fruit de vie ; nous apprenons aux loges et aux coulisses à nous en éloigner, à le profaner, à lui substituer le pain de mort, de la volupté. Dans les fêtes nous chantons des cantiques, nous écoutons la divine parole, nous faisons des prières, nous approchons des sacrements ; aux spectacles on chante des chansons licencieuses, on prêche la morale lubrique de Quinault, les impiétés de Molière, on rend hommage aux anciennes et aux nouvelles Déesses, à Vénus et aux représentantes. Ceux qui n’ont pas tout à fait abjuré le christianisme, croient pouvoir concilier ces deux ennemis : ils vont sans scrupule de l’Eglise au théâtre, du sanctuaire aux foyers, de l’office divin aux Italiens, de Bourdaloue à Racine. Les autres abandonnent tout à fait le culte divin, pour se livrer au plaisir. Quel des deux est le plus déplorable, de l’irréligion ou du sacrilège ? Mais à quoi bon, dira-t-on, citer ces ordonnances rendues il y a mille ans, et ces raisons de mysticité dont notre siècle se moque ? les Comédiens, le parterre, entendent-ils ce langage dévot ? avez-vous du goût pour le ridicule, et voulez-vous fournir la matière de quelque scène comique ? On a raison : il faut se taire, prier et gémir.

{p. 165}La défense des spectacles aux jours de fête n’est pas aujourd’hui si rigoureuse en France qu’elle l’était dans les empires d’Orient et d’Occident, et par conséquent dans les Gaules, qui en faisaient partie. L’ordonnance d’Orléans (article 24.) et celle de Blois (article 38.) se bornent à les interdire les jours de dimanche et de fête pendant l’office divin. La fureur du théâtre est si grande, que le Prince a cru n’en pouvoir exiger davantage : ce n’est qu’à regret sans doute que sa religion aura été forcée de se renfermer dans ces bornes. Les Comédiens font beaucoup valoir l’usage de suspendre les représentations pendant la semaine sainte. Ce serait en effet une chose criante de jouer la comédie tandis que toute l’Eglise en deuil est occupée de la passion et de la mort de son Dieu. Ils ferment bien le théâtre à la maladie du Roi, à la mort des Princes ; l’ouvriront-ils à la mort d’un Dieu ? Mais sans vouloir diminuer le prix d’une action de religion qu’au contraire je loue, je souhaiterais qu’aussi fidèles à la piété le reste de l’année, ils ne profanassent et ne fissent profaner aucun jour de fête par des divertissements si opposés à leur sanctification, et même qu’ils renonçassent à un métier si pernicieux.

Mais si la police du royaume, qui ne réprime que les désordres les plus grossiers, n’a expressément proscrit les jeux de théâtre que pendant l’office divin, les Conciles de toutes les provinces les ont absolument interdits les jours de fête. On peut en voir un recueil, tom. 5. des Mémoires du Clergé, du Culte divin, tit. 2. ch. art. 31. et suivants. (Concile de Rouen en 1581. Concile de Reims en 1583. « Ludos theatrales, etiam prætextu consuetudinis exhiberi solitas, in festivitatibue omnino prohibemus.) » (Concile de Bordeaux, Concile de Tours, même année 1583. « Ludos scenicos vel theatrales, et alia hujus generis irreligiosa spectacula, {p. 166}sub anathematis pœnæ prohibet.) » (Concile de Bourges en 1584. d’Aix 1585. « Prohibetur larvas et ludos theatrales diebus festis exercere.) » (Celui de Narbonne en 1589. « Non fiant ludi theatrales, spectaculæ, aut tragediæ, nec choreæ, etc.) » L’assemblée du Clergé à Melun, en 1579. titre des Fêtes, tient le même langage. Un arrêt du Parlement de Paris du même temps (1. oct. 1588.) les défend à tous bateleurs, joueurs de farce, et semblables, esdits jours de fête. Bien plus, le Concile de Sens (en 1528.) défend d’employer des acteurs ou des violons, et autres instruments du théâtre, dans les motets qui se chantent dans l’Eglise, et même de les y laisser entrer : « Prohibemus ne Histriones aut Mimi intrent Ecclesiam ad pulsandum tympano, cythara, aut alio instrumente musicali. » D’où il est aisé de conclure qu’on ne doit pas souffrir que les Organistes, Musiciens, ou instruments du Chapitre, aillent chanter ou jouer au théâtre. On trouve de pareilles défenses dans le Concile 3. de Milan, titre des Fêtes, dans le Concile 3. de Tolède, can. 23. etc.

Les mêmes Conciles défendent, les jours de fête, les danses publiques, les jeux de hasard, la fréquentation des cabarets. Les ordonnances de nos Rois ne sont pas moins sévères sur tous ces articles, et si elles s’expliquent moins sévèrement sur le théâtre, il est aisé de comprendre que le théâtre égalant et surpassant même tous ces désordres, il est à plus forte raison conforme à leur esprit de s’en abstenir. Les raisons en sont bien sensibles. Ces divertissements, disent les Conciles, profanent la décence et la sainteté de l’Eglise : « His Ecclesiæ inquinatur honestas et sanctitas. » Il faut sanctifier les fêtes, en imitant les Saints dont on fait la mémoire, non par de frivoles amusements : « Imitentur his diebus Sanctos quorum memoriam celebrant. » Il est absurde que {p. 167}par des plaisirs frivoles et séduisants on détourne les fidèles de l’office divin et des exercices de piété, dans des jours destinés à apaiser un Dieu irrité : « Valde absurdum est diebus Deo propitiando destinatis, fallacibus istis Satanæ blanditiis illectos fidèles, a divinis officiis et supplicationibus religiosis abduci. »

Tous les Parlements ont interdit les Congrégations des Jésuites, comme des assemblées dangereuses, et comme des exercices opposés à la sanctification des fêtes, en détournant de l’assiduité à la paroisse. Je ne réclame point contre leurs arrêts ; mais j’en conclus qu’ils n’épargneront pas les théâtres, qui à ce double titre méritent plus la proscription. On ne dira certainement pas que les amateurs de la comédie soient plus assidus à la paroisse que les Congréganistes, qu’ils soient plus pieux, qu’ils sanctifient mieux les jours de fête. L’Apologie des Jésuites attribuée au P. Neuville, et digne de lui, parce qu’elle est très bien écrite, parle ainsi (l. 1. C. 17.). « De quelle utilité ne doit pas être pour l’Etat un établissement de Congrégations qui tous les jours de fête, qu’on sait être pour la multitude des jours de dissolution, ôte deux ou trois heures à la passion, et occupe à la prière, à de pieuses lectures, à de bonnes œuvres, un temps qu’elle perdrait peut-être dans l’ivresse, les querelles, la débauche, les théâtres ? Nous ne nous permettrions jamais ce parallèle, propre à faire rougir la religion, s’il n’était encore plus propre à faire rougir l’impiété. Les théâtres sont regardés par quelques politiques comme un établissement utile, parce que dans les temps d’oisiveté ils peuvent faire diversion aux crimes. Comment donc la politique n’applaudirait-elle pas aux Congrégations, qui dérobent tant d’occasions au vice et fournissent tant de moyens à la vertu ? »

{p. 168}Suivons un moment la comparaison. De part et d’autre ce sont des assemblées ; mais l’une bien plus nombreuse, se fait tous les jours ; l’autre une fois la semaine, le dimanche. Dans l’une c’est un mélange des deux sexes et de tous les états, y va qui veut. Dans l’autre ce sont des gens connus et choisis ; point de mélange de sexe, les états mêmes sont séparés pour mieux proportionner l’instruction, Ecoliers, Artisans, Messieurs, Ecclésiastiques. Les Congréganistes sont communément des gens de bien ; ils ne vont régulièrement à des exercices peu amusants, que par principe de piété, ils n’y font que de bonnes œuvres. Ceux qui fréquentent assidûment la comédie, ne sont que des libertins, n’y vont que par libertinage, n’y apprennent, n’y pratiquent que le vice. On est édifié dans les Congrégations, on n’y entend que de bonnes choses, on n’y voit que des objets de piété et de bons exemples, on y célèbre la sainte messe, on y approche des sacrements, on y forme des liaisons utiles, on en revient plus réglé, instruit, touché, pieux. Qui oserait comparer la morale du théâtre avec un sermon, les décorations avec les tableaux d’une Eglise, les chants, les danses, avec des exercices de piété, les actrices, les coulisses, les loges, le parterre, avec des assemblées de religion ? Mais est-ce bien sérieusement que je compare les Congrégations à la comédie ? Non sans doute ; mais j’en conclus très sérieusement que la justice, la sagesse, le zèle du bien public, ne permet pas à plus forte raison aux Magistrats de tolérer les théâtres, après avoir supprimé les Congrégations. La suppression des Jésuites impose la même loi. Jamais leur morale ne fut plus relâchée que celle du théâtre. Pour faire un livre d’assertions plus infâme en tout genre que celui qui a fait condamner ces Pères, on n’a qu’à extraire la moitié {p. 169}des opéra, comédies, tragédies, farces, théâtre italien, on fera une chaîne de tradition non interrompue, jusqu’au moment présent, des plus grandes horreurs, même du régicide. Attendons tout du zèle des Parlements sur l’objet le plus pernicieux à la religion et aux mœurs.

Ce n’est point ici un zèle outré. Rien n’est plus opposé à la sanctification des fêtes que les représentations théâtrales. 1.° Ce sont des œuvres serviles. 2.° Ce sont des œuvres dangereuses, et même mauvaises. 3.° Fussent-elles indifférentes, ces œuvres empêchent les bonnes. Qu’on consulte tous les bons Casuistes (le P. Alexand. Théolog. moral. de Fest. Reg. 3. Collet, sur le troisième commandement, C. 3. art. 1. Pontas, v. Dimanche, C. 5.), sans compter une multitude d’anciens, on verra que le sentiment presqu’unanime condamne les spectacles les jours de fête.

1.° La servilité de l’œuvre n’est pas douteuse pour tous les ouvriers qui travaillent au théâtre, aux décorations, aux habits, aux machines, aux chandelles, à habiller, parer les Acteurs et les Actrices les heures, les journées entières, et pour des objets qu’on ne peut certainement traiter d’absolument nécessaires ; pour tous ceux qui enseignent à chanter, à danser, à réciter, à jouer des instruments. Qui doute que les leçons d’un maître à danser, d’un maître de musique, du violon, du clavecin, etc., ne soient des œuvres serviles ? en est-il aucun qui aille donner ses leçons les jours de fête ? le souffrirait-on ? Le théâtre change-t-il la nature de l’œuvre ? la rend-il meilleure ? Enfin cette servilité n’est pas douteuse pour les Acteurs, car quoique la déclamation ne soit pas par elle-même une œuvre servile, elle est devenue pour eux un métier très servile, et servilement exercé. Qu’est-ce qu’un Comédien ? un artisan, qui aussi bien qu’un Tapissier, un Charpentier, {p. 170}un Cordonnier, gagne sa vie à servir le public pour de l’argent. La poésie et la musique sont bien des arts libéraux, aussi bien que l’architecture et la peinture. Ainsi la composition des pièces n’est point pour l’Auteur une œuvre servile ; mais l’exécution est mécanique, aussi bien que de bâtir la muraille et de broyer les couleurs. Il faut de l’esprit et du talent pour bien rendre un personnage, comme il en faut pour faire un habit de goût, un ameublement bien entendu, une menuiserie, un équipage, etc. Mais l’œuvre n’est pas moins servile ; le corps et ses attitudes, la voix et ses inflexions, les pas, les gestes y dominent plus que l’esprit, qui n’est ici qu’une sorte de goût et de routine. C’est si bien un métier et des plus serviles, qu’on n’y a jamais employé que des esclaves, tandis que l’esclavage a été souffert, et depuis qu’on l’a aboli, on n’y a jamais vu que des gens de la lie du peuple, ou si quelquefois le libertinage a fait entrer un honnête homme dans quelque troupe, il n’a fait que se dégrader en y entrant ; et je demande aux plus grands amateurs s’ils voudraient se déshonorer jusqu’à se faire Comédiens, ou souffrir que leurs femmes, leurs enfants, leurs parents s’en fissent ? Le temps qu’on y donne est plus que suffisant pour un péché grief ; on y consume plusieurs heures, on le fait cent fois, on y consacre toute sa vie. Ceux qui ces jours-là, vont à la comédie s’engagent eux et leurs domestiques à beaucoup d’œuvres serviles, la toilette est plus longue et plus embarrassante, le baigneur, la coiffeuse, le valet, la femme de chambre, y passent une partie de la journée. Les représentations théâtrales sont donc évidemment des péchés mortels les jours de fêtes. Ceux qui y vont en sont complices, tout se fait pour eux ; ils paient les ouvriers comme d’autres qui travaillent {p. 171}pour eux. On en est donc coupable devant Dieu. La loi est expresse : Vous ne ferez travailler ni vos enfants, ni vos esclaves, ni vos animaux, ni même les étrangers qui passent sur vos terres : « Etiam filii tui, et servi, et jumentum, et advena. » Exod. 20.

Les raisons de dispense des œuvres serviles, sont le culte divin, pour parer les autels ; la charité du prochain, pour servir un malade ; une perte considérable, pour cueillir la moisson exposée à l’orage ; un danger de naufrage sur mer, une incendie à éteindre, une ville assiégée à défendre, un besoin pressant, un pauvre qui n’a pas un morceau de pain, les aliments ordinaires à apprêter, etc. Quelque hardi que soit le théâtre, je ne pense pas qu’il ose accorder à la comédie aucun de ces privilèges. Quelle part a-t-elle au culte divin ? quel service rend-elle aux malades ? quelle nécessité publique ou particulière ? Quel besoin pressant, quel danger, obligent à monter sur le théâtre, ou à venir aux spectacles ? Tout au contraire engage à s’en éloigner, le culte divin qu’il empêche, la charité qu’il refroidit, l’intérêt temporel qu’il ruine, le bien des familles qu’il scandalise, le plus grand danger qu’il présente, l’attrait des passions et des vices, le plus grand intérêt public, la religion et les mœurs qu’il corrompt. Encore même dans le cas de la nécessité, doit on demander à l’Eglise la permission de travailler. Un Comédien y pense-t-il ? l’oserait-il ? Pontas dans son Dictionnaire, au lieu cité, décide que le Seigneur justicier et le Juge pèchent, s’ils souffrent les spectacles dans leur paroisse les jours de fête. L’irréligion peut faire oublier ou plutôt mépriser un commandement si sacré ; l’ignorance excuserait-elle ? qui l’ignore, qui peut l’ignorer ?

2.° Aller à la comédie, à plus forte raison la {p. 172}représenter, est une action frivole, dangereuse, mauvaise. Je le démontre dans tout cet ouvrage. Elle est donc opposée à la sanctification des fêtes ; la conséquence est évidente, le principe est certain et reconnu de tout vrai Chrétien. Aucun qui n’en soit persuadé, qui ne s’en confesse, qui n’y renonce, quand il rentre en lui-même, surtout à l’heure de la mort, où tout se montre dans son vrai jour. Le théâtre fut-il par lui-même indifférent, il devient très mauvais par la multitude des péchés qui s’y commettent, qui en sont inséparables, dont il est l’occasion prochaine ; pensées, paroles, regards, actions, parties de plaisir, esprit de malignité, d’irréligion, les péchés en sont les préludes, le cortège, les suites ; c’est évidemment un scandale public, une source intarissable de fautes : quelle sanctification des fêtes ! n’est-ce pas là la véritable fête du démon ?

Il est trois sortes de servitudes, dit S. Thomas (2. 2. quest. 122. art. 4.). La première, de l’homme à Dieu : elle est infiniment utile et glorieuse et fait faire de bonnes œuvres ; elles sont expressément commandées pour la sanctification des fêtes. La seconde, de l’homme au démon, par le péché : infiniment funeste, elle produit les mauvaises œuvres. La troisième, d’homme à homme : elle est indifférente, et devient bonne ou mauvaise par l’usage que l’on en fait ; les services qu’elle fait rendre, sont les œuvres serviles. Elles sont défendues par le texte du précepte, les mauvaises par son esprit et sa fin. Rien de plus opposé à la sanctification de la fête que le péché ; il l’est plus que les œuvres serviles, par elles-mêmes indifférentes. Il en est de la sainteté des temps comme de celle des lieux ; un péché commis dans l’Eglise en est plus grief, il tient du sacrilège. La fête imprime de même au péché {p. 173}un nouveau degré d’énormité ; les seules distractions volontaires pendant la messe sont des péchés ; un péché plus volontaire encore est bien plus condamnable qu’une simple distraction. L’irrévérence dans le lieu saint est condamnée ; est-il de plus grande irrévérence qu’un péché ? Quoique les Théologiens soient partagés sur la qualité de ces deux circonstances du temps et du lieu, que plusieurs prétendent n’être pas mortellement aggravantes, il n’y en a aucun qui n’avoue qu’elles l’augmentent du moins véniellement, et qu’elles sont plus opposées que les œuvres serviles à la sanctification des fêtes. Il vaudrait mieux, disait S. Augustin, labourer que pécher ; et pour ne pas laisser d’excuse dans l’innocence prétendue du spectacle, il dit expressément en plusieurs endroits : Il vaut mieux travailler toute la journée que d’aller au bal ou à la comédie : « Melius est arare qum saltare vel in theatro desidiosus existere. »

Il est rare qu’on déclare à confesse la circonstance du jour de la fête. On a tort, puisqu’elle est aggravante. Ce qui peut excuser, c’est que la plupart des péchés étant bientôt commis, ils n’emportent pas le temps qui serait nécessaire pour qu’une œuvre servile fût une transgression mortelle. Mais lorsque le péché dure les heures entières, comme le bal, la comédie, les lectures mauvaises, il n’est pas douteux que la circonstance ne doive être déclarée, comme mortellement aggravante. Tout cela paraît encore plus évident, quand on pense que Dieu exige de bonnes œuvres les jours de fêtes. Rien de plus opposé aux bonnes œuvres que le péché. Un ouvrier dont on paie les journées, un Ministre chargé de quelque affaire, un soldat commandé pour quelques travaux, un domestique employé à quelque service, etc., se rendent coupables {p. 174}par la seule omission de leurs devoirs, s’occupassent-ils d’ailleurs même à de bonnes choses. A combien plus forte raison seraient-ils inexcusables, s’ils insultaient leur maître, leur Roi, si au lieu de ménager ses intérêts, ils lui causaient du dommage. Tous les Pères, tous les conciles tiennent ici le même langage. Celui qui forme le péché s’en rend esclave : Servus est peccati. Il n’est point d’œuvre plus servile, par conséquent plus interdite les jours de fête. Le théâtre est un tissu de péchés ; rien de plus servile, de plus proscrit les jours de fête que le théâtre. Quel langage ! C’est celui de la vérité. Il passera pour une folie. A la bonne heure, la religion Chrétienne passait bien pour une folie aux yeux des sages Païens : Gentibus stultitium.

3.° Enfin le théâtre ne fût-il qu’un obstacle aux bonnes œuvres, il devrait être interdit les jours de fête. Ce grand principe, faire le bien et fuir le mal, a surtout lieu ces saints jours. Le précepte de leur sanctification est, et négatif, en ce qu’il défend les œuvres mauvaises et les œuvres serviles, et affirmatif, en ce qu’il ordonne des œuvres de piété ; d’abord la messe, d’une manière précise et absolue ; et l’office divin, la parole divine, l’approche des sacrements, etc., autant qu’il est possible. La seule expérience pourrait décider la question. Quel est le Comédien qui daigne aller à la messe, à vêpres, au sermon, surtout les jours de représentation ? Les amateurs de la comédie n’y vont guère davantage, et à moins que quelque cérémonie d’éclat, quelque brillant motet, quelque Prédicateur extraordinaire, ne pique la curiosité, cette nation ne grossit pas la foule aux exercices de piété, et n’y est pas un modèle de modestie. Le scandale est frappant dans ces occasions, lorsqu’on a l’imprudence d’y appeler pour chanter ou jouer des {p. 175}instruments, les Musiciens de l’opéra. Le tumulte, les dissolutions, les irrévérences, montrent à l’oreille, au doigt et à l’œil, les suppôts et les amis du théâtre. Que le Casuiste le plus relâché juge donc si c’est là sanctifier les fêtes.

Quoique les autres œuvres de piété ne soient pas d’une obligation aussi précise que la messe, puisque l’Eglise nous laisse la liberté du choix, ce serait s’abuser de croire qu’après une messe basse entendue, on est quitte de tout, et si fort maître de son temps, qu’on peut impunément le perdre. Tous les temps sont à Dieu, aucun instant ne nous est donné que pour travailler à son service, aucun dont on ne doive rendre compte, où l’on ne puisse gagner le paradis ou l’enfer. Les jours de fête sont spécialement réservés à Dieu, il en exige plus sévèrement un saint usage et un compte plus rigoureux. Il appelle le jour du sabbat délicat, pour marquer avec quel soin extrême on doit le sanctifier : Sabbatum Domini delicatum. Au spectacle apprend-on, pratique-t-on cette sainte délicatesse ? Sa durée, plus longue que celle des plus longs offices, emporte une grande partie du jour ; les préparatifs, les suites emportent le reste. Une honnête recréation est permise les jours de fête, plus même que les autres jours. Un des objets du précepte est le délassement du corps, par la cessation du travail. Mais un divertissement si vif, si long, si suspect, si opposé à la sainteté, ne fut jamais cette joie sainte que Dieu recommande, cette honnête recréation qu’il permet : Gaudate in Domino semper. Que les plaisirs du monde sont dangereux ! on les recherche en insensé, on s’y livre en bête, on y croupit en démon. Il en est peu que la religion ne condamne, que la vertu ne redoute, que la pénitence n’interdise. Un plaisir dont l’ivresse est la plus grande, obtiendra-t-il grâce les jours de fête ? {p. 176}le précepte de la cessation du travail ne serait-il donc qu’un précepte d’oisiveté, et par conséquent de libertinage ? le commandement de la sanctification ne serait-il qu’une loi de paresse, qui canoniserait la source intarissable de tous les vices ?

Non seulement le théâtre détourne des exercices de piété, mais encore il apprend à farte fort mal le peu qu’il laisse pratiquer. L’idée de la comédie, portée à l’Eglise, portée partout, dégoûte de toute pratique de religion : le théâtre inspire un esprit de dissipation et de frivolité, un goût de mollesse et de volupté, un penchant à la satire et à la malignité, une tournure de mensonge et de fausseté, un ton d’irréligion et d’impiété, le mépris de tout objet sérieux, l’opposition à toute réflexion religieuse ; prière, lecture, instruction, visite des pauvres, pénitence, modestie, en un mot il éloigne de tout ce qui forme la vie Chrétienne. Les fêtes sont établies pour rendre hommage à Dieu et faire rentrer l’homme en lui-même, pour s’instruire, s’animer, approcher des sacrements, demander des grâces. Le spectacle écarte toutes ces idées, éteint tous ces sentiments, abolit tous ces exercices. Quel est le Comédien qui fait ses pâques ? Il aurait horreur de son infâme métier, s’il les faisait. L’entrée dans la troupe est un renoncement solennel à la pénitence et à l’Eucharistie. On se moquerait d’une Actrice qu’on verrait se confesser et communier : n’en est-elle pas indigne ? elle irait manger et boire sa condamnation ; on n’a pas besoin de l’exclure, elle se fait justice. Les amateurs du théâtre n’en approchent guère davantage ; je m’en rapporte à leur conscience : qui pourrait soutenir l’assemblage monstrueux de la comédie avec la sainte table !

O aveuglement ! ô impiété ! disait S. Cyrille, d’employer les saints jours au jeu, aux danses, {p. 177}aux spectacles, et se rendre d’autant plus criminel, que les jours qu’on devrait sanctifier, et qu’on profane, sont plus saints : « O cæcam impietatem, diebus festis, cum magis virtutibus est incumbendum, et a sceleribus abstinendum, curritur ad ludos, spectacula, choreas, ad irrisionem divini nominis, et diei prævaricationem, eo gravius fit peccatum, quo tempore sanctiori committitur. »

Ajoutons, en terminant ce chapitre, que selon l’esprit et les lois de l’Eglise, on ne doit pas aller à la comédie les jours de jeûne. Le théâtre doit donc être fermé tout le carême, les quatre temps et les vigiles. Mais c’est trop demander : les Comédiens savent-ils s’il y a un carême, des vigiles et des quatre-temps ? en est-il un seul qui observe ni abstinence ni jeûne ? Sans se donner la peine, comme les Protestants, de combattre la loi et l’autorité de l’Eglise, ils se moquent de ceux qui leur en parlent. Le grand nombre des mondains qui vont habituellement à la comédie, ne l’observent pas mieux : que leur dirais-je ? leur parlerais-je de l’esprit et de la fin d’une loi dont ils méprisent les dispositions les plus expresses ? Pour le petit nombre des amateurs qui l’observe, je lui représenterai que non seulement l’esprit de pénitence proscrit toutes ces voluptés, mais qu’en particulier deux choses condamnent les spectacles dans la loi du jeûne. 1.° Le jeûne doit être exempt de péché et accompagné de bonnes œuvres. 2.° Le véritable jeûne ne se borne pas à la privation des aliments, il embrasse tous les plaisirs : « Frustra corpori esca subtrahitur, nisi mens ab iniquitate reveretur. » S. Léon. A quoi vous servent vos jeûnes, disait le Seigneur aux Juifs ? j’y trouve le vice de votre propre volonté, qui les dépare. Vos jeûnes sont extrêmes, disait le Sauveur aux Pharisiens, vous {p. 178}affectez même un air de tristesse qui en annonce la rigueur. Les péchés que vous y commettez, vous en font perdre le mérite. Dieu n’en tient aucun compte. Pour jeûner comme il faut, unissez-y la prière et l’aumône, le démon n’est vaincu que par ces armes ; offrez le sacrifice d’un cœur contrit, visitez les malades, rendez justice à vos frères, pratiquez les vertus, refusez-vous les plaisirs des sens ; faites jeûner vos yeux, détournez-les de la vanité ; faites jeûner vos oreilles, fermez-les aux mauvais discours ; faites jeûner votre langue, interdisez-lui les paroles inutiles ; faites jeûner votre cœur, n’y souffrez que de pieux mouvements ; faites jeûner votre esprit, rejetez toutes les mauvaises pensées. A quoi vous servira l’abstinence, si le dédommagement de la volupté vous rend criminel ?

Est-ce donc moi qui tiens ce langage ? Non : c’est celui de tous les Pères, de tous les conciles, c’est celui de la religion. O vous à qui il reste encore quelque principe de piété, que le théâtre arrachera bientôt, si vous entretenez des liaisons avec lui, en voilà tous les fruits ; l’esprit, le cœur, les sens, tout y est souillé, tous les vices y règnent, toutes les vertus chrétiennes y sont anéanties. Vous auriez beau faire des œuvres de pénitence, vous détruiriez d’une main ce que vous auriez bâti de l’autre, et Dieu serait plus irrité de votre présence à la comédie, qu’honoré de tous vos jeûnes. S. Grégoire de Nazianze (Epist. 74.) fait les plus vifs reproches à un Gouverneur de province qui avait donné le spectacle un jour de jeûne, et S. Chrysostome (Hom. 5. in Genes.) reprend fortement le peuple d’y avoir assisté pendant le carême. Mais connaît-on les saints Pères à la comédie ? un Acteur est-il fait pour être pieux ? une Actrice veut-elle l’être ? peut-elle souffrir qu’on le soit ? un spectateur y {p. 179}va-t-il par piété ? peut-il l’y conserver ?

Finissons par une autorité singulière, mais très respectable, peut-être plus frappante. C’est celle du Prince de Conti, dans son fameux Traité contre la Comédie. Il décide très précisément (Pag. 48. et 49.), d’après et les canons les Pères, que « la comédie est contraire à la sanctification des fêtes, que c’est un plus grand péché que de faire des œuvres serviles, que c’est ajouter crime sur crime, mépriser Dieu, sa parole et ses sentiments, etc. ». A quel titre récuserait-on l’autorité d’un si grand Prince ?

CHAPITRE IX.
Sentiments de Saint Augustin sur les Spectacles. §

S. Augustin mérite une attention particulière, à bien des titres. Sa sainteté, sa sagesse, ses lumières, son autorité dans l’Eglise, donnent le plus grand poids à son suffrage ; mais surtout, ce que n’ont pas plusieurs autres Pères, il a l’expérience. Livré aux erreurs, aux passions, aux amusements du siècle, personne n’en peut parler avec plus de connaissance. Il ne doit pas même être suspect au monde : malgré ses égarements, il y fut toujours ce qu’on y appelle un honnête homme, plus judicieux, plus décent, plus utile, plus éclairé, que la plupart de ceux qui s’en donnent le nom. Il a fréquenté les spectacles dans un temps où l’idolâtrie détruite par Constantin et ses enfants, ne régnait plus sur le théâtre, et où leurs lois chrétiennes en avait réformé les abus et les scandales ; dans ces temps, où les Magistrats Chrétiens qui donnaient ces jeux ou y présidaient, et par vertu, et par intérêt, pour ne {p. 180}pas déplaire à leur Prince, n’auraient pas souffert ces indécences prétendues, dont on veut se faire une excuse pour sauver nos comédies, et que même les Païens n’y souffraient guère ; dans ces temps en un mot, où le spectacle était tel qu’il est parmi nous. Que pense S. Augustin du théâtre prétendu réformé ? Il nous l’apprend en cent endroits divers. Nous allons donner l’extrait des principaux.

(L. 1. Confess. C. 10.). Je péchais, ô mon Dieu, en négligeant d’apprendre ce que m’enseignaient mes parents et mes maîtres (dans la jeunesse). Ce n’était pas pour étudier de meilleures choses ; mais par amour du jeu, et pour entendre des fables, qui augmentant de plus en plus ma curiosité, et me faisant désirer de la satisfaire par mes yeux, me donnaient un goût infini pour les spectacles : « Curiositate magis magisque per oculos emicante in spectacula. » Comme ce sont les grands Seigneurs qui donnent ces jeux au peuple, presque tous les parents souhaitent que leurs enfants parviennent à une fortune qui leur en fasse quelque jour un devoir, tandis qu’ils les font châtier quand ils quittent l’étude pour les spectacles : « Hos cædi libentur patiuntur, si spectaculis impediantur à studio. » L’inconséquence fut toujours le partage des hommes : ils voient le danger, et ils y courent.

(Ibid. L. 1. C. 13.). Quelle folie et quel péché (de peccato et vanitate) de négliger des études utiles, pour m’occuper des aventures de je ne sais quel Enée, tandis que j’oubliais mes propres égarements, et de pleurer la mort que se donna Didon pour son amant, tandis que je vois d’un œil sec la mort de mon âme ? Quoi de plus misérable qu’un malheureux qui n’a pas pitié de ses propres misères, tandis qu’il verse des larmes pour des fables ! « Quid miserius misero, non miserante {p. 181}se ipsum, et flente Didonis mortem ! » S’excusera-t-on ici sur l’indécence des anciens Poètes ? Virgile, que S. Augustin se reproche d’avoir lu, n’est-il pas le plus chaste des Poètes ? aucun de nos comiques n’est aussi honnête que lui. Si les larmes de S. Augustin à la lecture de l’Enéide, sont des péchés et des folies, de pareilles larmes à la représentation de Didon sont-elles des vertus ? C’est cette même Didon qu’a fait, après bien d’autres, paraître sur le théâtre un Auteur célèbre, que diverses charges de magistrature, et des poésies sacrées ne permettent pas de soupçonner capable de mettre de l’indécence dans ses poésies dramatiques.

(Ibid. L. 3. C. 2.). J’avais une passion démesurée pour les spectacles du théâtre, plein des images de mes misères, et des aliments du feu de ma concupiscence : « Spectacula theatrica plena imaginibus miseriarum mearum et fomitibus ignis mei. » D’où vient qu’on aime à sentir la douleur que cause la représentation de quelque chose de funeste et de tragique qu’on ne voudrait pas souffrir ? Cette douleur fait le plaisir (c’est le chef-d’œuvre du théâtre). Quelle folie plus digne de pitié ! car on est d’autant plus touché, qu’on a les passions plus vives. La douleur de ses maux s’appelle misère, celle des maux d’autrui compassion. Mais quelle compassion peut-on avoir pour des fables et des jeux de théâtre ? L’Acteur invite à s’affliger, non pas à donner du secours aux misérables. Il est d’autant plus applaudi et se concilie plus d’attention, à mesure qu’il afflige davantage. Si son jeu laisse le spectateur tranquille, on l’abandonne, on le méprise. Aime-t-on donc la douleur ? tout le monde ne cherche-t-il pas la joie ? On aime à être attendri, c’est l’effet de l’amour que nous avons les uns pour les autres ; mais il dégénère en passion, et va se {p. 182}perdre dans les bouillons de la sensualité. Faut-il donc condamner toute pitié ? Non ; mais il faut lui donner un bon objet, et en éviter l’impureté. Tels étaient les sentiments de joie que me donnaient les amants sur le théâtre, lorsque par leurs intrigues ils faisaient réussir leurs désirs, ou de tristesse lorsque quelque accident venait à les séparer, quoique ce ne fussent que des fictions : « In theatris congaudebam amantibus, cum sese fruebantur, cum autem sese amitebant quasi misericors contristabar. » Aujourd’hui j’ai plus de pitié de celui qui se réjouit dans son crime, que de celui qui regrette une félicité méprisable et une volupté pernicieuse. Faut-il s’étonner si j’aimais tant à verser des larmes à la représentation de ces malheurs étrangers et imaginaires ? « Quid mirum si in arumna, aliena, falsa, sultatoria, eo vehementius alliciebat actio histrionis, quo lacrimæ mihi excutiebantur. » J’étais une brebis égarée et infirme qui ne pouvait souffrir le bercail : « Infelix pecus aberrans à grege suo et impatiens custodiæ suæ. » Etait-ce vivre, ô mon Dieu ! « Talis vita numquid vita Deus meus ? » Ainsi S. Augustin condamnait ce qu’il y a de moins répréhensible au théâtre, ce que l’Auteur et l’Acteur s’applaudissent, comme du chef-d’œuvre de leur art, d’avoir le plus vivement excité la pitié dans la tragédie. Mais c’est que le monde l’envisage avec les yeux de la passion, et ce Père le regarde en Chrétien.

(Ibid. L. 6. C. 7. et 8.). Le gouffre des mœurs des Carthaginois, démesurément épris des spectacles, avait absorbé mon ami Alype dans la folie du cirque : « Gurges morum Carthaginentium quibus servent spectacula absorbuerat, etc. » Je regrettais un jeune homme de si grande espérance, qui se perdait par là ; mais je ne savais comment le corriger. Un jour qu’il vint dans ma classe, la matière que je traitais m’engagea à parler {p. 183}contre l’aveugle fureur des spectacles. J’en fis voir le danger et le ridicule, et je me déchaînai contre ceux qui s’y livraient. Alype, à qui je ne pensais pas, prit ces paroles pour lui, et en profita si bien par votre grâce, ô mon Dieu, qu’il s’arracha au profond abîme où il aimait à se plonger et à s’aveugler, et n’y revint plus : « Proripuit se ex fovea tam alta in qua libenter mergebatur, et miserabili voluptate cæcabatur. » Etant allé à Rome étudier le droit, quelques-uns de ses condisciples entreprirent de le mener au spectacle, dont il avait une horreur extrême. Il eut beau s’en défendre, on l’y entraîna malgré lui. Je n’y serai que de corps, leur dit-il ; mes yeux et mon cœur ne s’ouvriront point à ces horreurs : « Adero absens ; numquid animam et oculos in spectacula potesti intendere. » En effet, il tint toujours les yeux fermés ; plût à Dieu eût-il aussi fermé les oreilles ! Tout à coup le peuple pousse un grand cri. Entraîné par la curiosité, Alype ouvre les yeux, et fait à son âme une plaie plus profonde que celle que reçoit le gladiateur. Plus téméraire que fort dans ses résolutions, parce qu’il comptait sur lui-même, et non sur vous, ô mon Dieu ! ce ne fut plus le même homme, il fit comme tous les autres, et retomba si bien dans son ancien désordre, qu’il y revint assidûment, et y en emmena d’autres : « Accidit miserabilius, nec jam erat ille qui venerat, abstulit inde secum insaniam, qua stimularetur redire, non tantum cum illis, sed pro aliis, et alios trabens. » Il s’est pourtant converti à la fin ; mais fort longtemps après.

On voit dans cet exemple la fragilité de la jeunesse, le danger des mauvaises compagnies, la fureur des spectacles, la difficulté de s’en corriger, le péché de ceux qui y vont. Vainement dirait-on qu’il s’agit là des horreurs de l’amphithéâtre. {p. 184}Le théâtre n’est que plus dangereux, on n’y trouve que les attraits de la volupté. La cruauté révolte bien des gens, le plaisir attire tout le monde ; on rougirait d’imiter l’un, on se fait gloire de se plonger dans l’autre. Ce Saint fait lui-même la comparaison au L. 1. de Civit. Dei (L. 3. C. 32.). Le démon, dit-il, prévoyant la chute des horreurs du cirque, a eu l’adresse de lui substituer le théâtre. Peste encore plus sensible et plus dangereuse, qui fait périr, non les corps, mais les mœurs : « Astutia spirituum nefandorum pestilentiam longè gravierem (le théâtre) qua plurimum gaudet non corporibus, sed moribus curavit immittere, et delicata sub intravit insania. »

(L. 1. de Civit. Dei. C. 30. 31. 32. 33.). S. Augustin répond aux objections des Païens contre la religion chrétienne, qu’ils disaient avoir attiré les malheurs de l’empire, en particulier par la cessation ou la réforme des jeux du théâtre, dont les Dieux étaient fort irrités. Le christianisme leur fut donc toujours opposé, la scène était donc alors réformée, et la licence des Païens ne subsistait plus. Ce Saint ne leur est pas moins opposé, et fait voir par le témoignage du plus grand homme de bien qu’ait eu la République, déclaré tel par le décret du Sénat, que c’est au contraire le théâtre qui a perdu l’empire. Scipion Nasica, votre Pontife, que vous n’oseriez regarder en face, arrêterait vos murmures. Vous désirez l’abondance et la paix, non pour en faire un bon usage, mais pour vous livrer sans obstacle à toute sorte de voluptés. Mais ce grand homme ne voulait pas qu’on ruinât Carthage, pour laisser un exercice à la valeur, et fermer l’entrée à l’ambition, à l’avarice, à la corruption des mœurs, que le repos et l’abondance font naître. Aussi depuis la chute de cette puissante rivale de Rome, {p. 185}toute sorte de guerres et de calamités ont désolé et enfin perdu la République. Cet homme, dont la vertu si unanimement reconnue doit nous être toujours présente, empêcha le Sénat de bâtir un théâtre, et par un discours très sage de laisser énerver et corrompre les mœurs pures d’une ville guerrière, en introduisant le luxe et les spectacles des Grecs. Son discours et son autorité furent si efficaces, que le Sénat fit enlever tous les sièges que l’on avait préparés pour voir le spectacle : « Hujus verbis commota senatoria providentia, etiam subsellia quibus in spectaculo civitas uti cœperat, prohiberet apponi. » Avec quel zèle eût-il totalement aboli ces jeux, si éclairé des lumières de la foi, il eût connu combien étaient méprisables les dieux que le peuple croyait honorer par ces fêtes ! « Quanto studio ab urbe ludos ipsos scenicos abstulisset, si, etc. » Sachez donc, vous qui l’ignorez ou le dissimulez, et qui murmurez contre votre libérateur que ces jeux scéniques, ces spectacles d’impureté, cette licence de vanité, sont l’ouvrage de vos faux Dieux. Il vaudrait mieux adorer Scipion que les Dieux : valaient-ils leur Pontife ? Ecoutez, si l’ivresse de l’erreur vous laisse encore quelque lueur de bon sens : les Dieux ordonnent le théâtre pour vous préserver des maux du corps, et leur Pontife l’abolit pour préserver vos âmes de la corruption du vice. Si quelque étincelle de raison vous fait préférer l’âme au corps, jugez qui mérite mieux votre culte : « Pontifex propter animarum cavendam pestilentiam scenum construi prohibebat. » Mais ce que la postérité aura peine à croire, la corruption était si grande, l’aveuglement si profond, qu’après le sac de Rome les amateurs du théâtre, fugitifs, étant venus à Carthage, allaient en foule se passionner au spectacle : « Animos miserorum tantis obcacavit tenebris, tanta deformitate fœdavit, ut Romà vastata, {p. 186}quos pestilentia illa possiderat, in theatris quotidie certatim pro Histrionibus insanirent. » O insensés, l’univers entier est étonné et affligé de vos malheurs, et vous, quelle fureur ! vous chercher le théâtre, vous le remplissez, vous y faites plus de folies que jamais. Voilà la peste, voilà le renversement de la probité et des mœurs, dont voulait vous préserver Scipion en abolissant le théâtre. Ce n’est pas dans la force des murailles, mais dans la pureté des mœurs, que cet homme sage faisait consister le bonheur de la République. Cependant la malice du démon l’emporta sur sa sagesse : « Hanc labim et pestem, probitatis et honestatis eversionem metuebat Scipio, quando construi theatra prohibebat. »

(Ibid. L. 2. C. 8. 9. 10. 11. 29.). Il parle d’abord des infamies qui se commettaient sur les bords du Tibre dans la fête de la grande Déesse, et il remarque que les Comédiens étaient chargés de ce cérémonial, et s’en acquittaient si bien que leurs propres mères (c’est beaucoup dire) auraient eu honte d’entendre dans leurs maisons ce qui se disait dans les rues : « Scenicos ipsos domi suæ proludendi causa coram matribus suis agere pudet, etc. » Il passe de là au théâtre. Si vos Dieux étaient des Dieux véritables, ils vous donneraient des règles de mœurs et de vertu. Mais où les donnent-ils ? Ce n’est pas dans leurs temples et leurs fêtes, on n’y en parle jamais, comme chez les Chrétiens, où l’on prêche la plus pure morale. C’est sur le théâtre, direz-vous, et il est vrai que vos comédies et vos tragédies sont châtiées et ce qu’il y a de plus tolérable dans votre religion : « Et hæc sunt tolerabiliora comediæ et tragediæ nulla verborum obscenitate compositæ. » (Voilà notre théâtre.). Qu’importe d’en bannir la grossièreté des paroles, si le vice en action y présente partout de mauvais exemples ? « Multa non verborum, sed rerum, turpitudine. » {p. 187}Enseignerez-vous la chasteté, en représentant l’adultère de Jupiter ? qui ne sera plus porté à faire ce qu’il voit autorisé par l’exemple des Dieux, que ce qui est ordonné par les lois ! Un jeune homme dans Térence voyant cet adultère peint dans un tableau, s’écrie : Pourquoi ne ferais-je pas ce que fait le maître des cieux ? « Quis non sibi potius ea sectanda arbitretur quæ actitantur ludis auctoritate divina, quam quæ legibus scriptitantur ? »

Scipion parle ainsi dans les livres que Cicéron a écrits sur la République. Jamais le théâtre n’eût fait tolérer ses désordres, si l’usage ne l’avait introduit. Quel est celui que la comédie n’a pas osé attaquer ? « Quem non vexavit ? cui pepercit ? » Qu’à la bonne heure elle se joue d’un scélérat de la lie du peuple ; mais qui peut souffrir qu’on s’en prenne à ce qu’il y a de plus distingué, un Périclès, un Caton ! Par la loi des 12 tables la réputation des citoyens n’est pas abandonnée à la licence des Poètes il n’est permis de parler de personne qu’en justice, avec de bonnes preuves, et donnant à l’accusé la liberté de se défendre. Non, ajoute Cicéron, il ne convient à la scène de parler ni bien ni mal de personne : « Veteribus displicuit laudari quemquam in scena vel vituperari. » Les Grecs étaient ici plus conséquents que les Romains. En permettant de diffamer les Dieux par la représentation de leurs crimes, ils laissaient la liberté de diffamer les hommes : les hommes méritent-ils plus de respect que les Dieux ? « Nimis superbum fuit famæ parcere principum, ubi suæ famæ parvi numina noluerant. » Mais, dites-vous, ce ne sont que des fables. Vous n’en êtes que plus impie de leur imputer de faux crimes. Quoi ! il ne sera pas permis de calomnier un homme en place, et il sera permis de calomnier les Dieux ? Mais qu’importe au {p. 188}démon qu’on lui impute des forfaits, pourvu que ces idées et ces exemples, vrais ou faux, comme autant de filets où les hommes se laissent prendre, les entraînent dans la damnation ? « Maligni spiritus etiam flagitia quæ non admittunt de se dici volunt, dum tamen homines his opinionibus velut retibus ad supplicium suum trahant ? » Les Grecs, par une conduite honteuse, à la vérité, mais conséquente, bien loin de regarder les Comédiens comme infâmes, les élevaient quelquefois aux honneurs, ne croyant pas pouvoir mépriser des hommes dont le métier honorait les Dieux : « Græci turpiter quidem, sed Diis suis omnino consequenter. » Ce qui devait faire sentir combien ces Dieux étaient méprisables qui se croyaient honorés de la représentation de leurs crimes : « Quomodo non detestandi Dii qui inter honores sua celebrari flagitia poscerent ? » Les Romains, moins conséquents, mais plus décents, en laissant subsister un culte qui faisait leur religion, ont déclaré les Comédiens infâmes, les ont même exclus du rang de citoyens et de toutes les tribus, comme remarque Cicéron :  »Romani suæ dignitatis memores et pudoris cum artem ludicram scenamque totam probro ducerent, etiam tribu moveri voluerunt actores. » O cœur vraiment Romain, plein de sagesse et de noblesse, digne de toutes les louanges ! « Præclara sane, Romanis laudibus annumeranda prudentia ! » Il n’y manque qu’une chose, c’est de se suivre soi-même, et de ne pas adorer des Dieux dont on déclare infâmes les Prêtres et le culte. Concluons par ce raisonnement bien simple. S’il faut honorer les Dieux, disent les Grecs, il faut honorer les Comédiens, cela est juste ; ces deux infamies sont unies. Mais, disent les Romains, les Comédiens sont infâmes et méprisables. Donc, disent les Chrétiens, ces Dieux sont infâmes et méprisables. Tout le reste de ce livre développe {p. 189}cette même doctrine. Le ch. 20. fait le portrait de la licence des mœurs de Rome, introduite avec le théâtre, inconnue pendant quatre cents ans dans les beaux jours de la République. Que d’abondantes richesses fournissent à nos profusions, en nous mettant en état d’opprimer les pauvres et les faire servir à notre faste ; que le peuple applaudisse, non aux Magistrats qui cherchent ses intérêts, mais à ceux qui font de la dépense, et lui donnent des fêtes. Sans les honorer sincèrement, qu’on leur fasse servilement la cour, que chacun fasse ce qui lui plaît, pourvu qu’il ne vole ni ne tue, sans que la justice s’embarrasse des bonnes mœurs. Qu’on bâtisse de superbes maisons, qu’on les meuble magnifiquement, qu’on fasse de grands repas, qu’on joue nuit et jour, qu’on chante et qu’on danse de tous côtés, que les théâtres soient ouverts, que les femmes de mauvaise vie soient en grand nombre. Ceux qui vous procureraient cette vie, seraient vos véritables Dieux, etc. Faut-il remonter au temps de S. Augustin pour trouver l’original de ce tableau ? Enfin il termine ce livre (C. 20.) par exhorter les Romains à renoncer à leurs Dieux et à leurs théâtres. Peuple célèbre, enfants des Régulus, des Scipion, des Fabius, éveillez-vous, voici le jour de la vérité, soupirez après la céleste patrie, où vous régnerez bien plus glorieusement que dans la capitale du monde. Ce n’est ni le feu de Vesta ni Jupiter Capitolin, mais le vrai Dieu, qui vous donne cet empire, qui ne connaît ni bornes dans sa puissance, ni terme dans sa durée. Ce ne sont pas des Dieux, ce sont des démons que vous avez adorés. Vous avez commencé de sentir la vérité lorsque dans le temps que vous vouliez les honorer par les jeux du théâtre, vous avez déclaré infâmes les Acteurs qui les représentaient. Délivrez-vous de ces esprits immondes, qui ont {p. 190}comme consacré leur ignominie. Vous avez dégradé les Comédiens, éloignez ces Dieux qui se plaisent dans la représentation de leurs crimes, soit qu’ils soient véritables, ce qui est le comble de l’infamie, soit qu’ils soient faux, ce qui serait le comble de la calomnie. Vous avez bien fait de mépriser tous ces histrions, éveillez-vous entièrement, sentez que la divine Majesté ne peut être honorée par un métier qui déshonore ceux qui l’exercent, qu’on ne verra pas dans le ciel ces Dieux dont les adorateurs ne sont pas reçus au nombre de vos citoyens. Si vous voulez parvenir à cette céleste société, fuyez la société des démons. Il est indigne d’un honnête homme de reconnaître des Dieux qui se plaisent aux hommages des gens infâmes. La véritable piété, qui seule peut faire votre véritable gloire, ne souffre pas une engeance infâme que le Censeur a chassé de vos tribus, et dont la société vous couvre de confusion : « Bene, quod histrionibus et scenicis societatem civitatis patere noluisti, evigila plenius nullo modo his artibus placatur divina majestas quibus humana dignatus inquinatur, etc. »

Paul Orose, disciple de S. Augustin (L. 4. C. 21. Histor.), ouvrage utile, bien écrit, mis au nombre des livres Ecclésiastiques par le Pape Gélase, traite contre les Idolâtres le même sujet que ce Père dans la Cité de Dieu, et fait voir que les malheurs des temps viennent de la corruption du théâtre : « Theatra incusanda, non tempora. » Par une profonde méchanceté le démon a demandé des sacrifices, où il se nourrit moins de la chair des animaux que de la perte des vertus : « Profundo malignitatis argumento sacrificia flagitans, quibus non tam cruore pecorum, quom profligata virtute pascerentur. » Les vertus sont les victimes qu’on immole à l’autel de l’impudicité : « Ad aram luxuria virtutum victimas trucidantes. » Vous qui ne {p. 191}goûtez que la volupté, osez blasphémer le Dieu qui la défend, et vous vous réjouissez de la perte de vos âmes. Scipion Nasica empêcha le Sénat de bâtir un théâtre, et fit vendre tout l’attirail des décorations qu’on avait préparées. Rien de plus pernicieux, disait-il, à un peuple belliqueux que ce qui nourrit la paresse, le luxe et le vice : « Inimicissimam bellatori populo, ad nutriendum desidiam, luxuriæ comentum. » Qu’on rougisse d’avoir moins de vertu que ce grand homme, qu’on se plaigne moins de nos ennemis que du théâtre : « Non de hostibus, sed de theatro conquerantur. »

On trouve cent traits pareils dans les ouvrages moraux de S. Augustin (Psalm. 32.). Réjouissez-vous, Justes, dans le Seigneur ; celui-là plaît à Dieu à qui Dieu plaît. Les injustes se réjouissent dans le siècle, les impies, les pervers, les infidèles. J’ai honte de le dire, mais il n’est que trop vrai : les Comédiens leur plaisent plus que Dieu : « Impiis, iniquis magis et facilius pantomimus placet quam Deus. » De quoi vous entretenez-vous jusques dans les Eglises ? d’un Athlète, d’un Cocher, d’un Comédien. Quelle vanité, quelle folie ! Occupez-vous de Dieu : il vaut mieux que tout ce qu’il a fait, il est plus beau, plus fort, plus grand que tout ce qu’il y a de plus grand, de plus beau, de plus fort. Mais nous mourrons d’ennui, si nous ne voyons pas des spectacles. En voilà dans Dieu et dans ses ouvrages plus dignes de vous que le théâtre et le cirque. (Psalm. 53.). Je vous louerai, Seigneur, non comme ces insensés amateurs des folies du théâtre qui devraient rougir, et souvent malgré eux rougissent de leurs éloges : « Non quemadmodum à studiosis theatricarum nugarum, et omnes plerumque erubescunt. » (Psalm. 103.) Faites l’aumône, même à l’homme pécheur. Voilà deux choses ; l’homme, qui est l’ouvrage de Dieu ; le pécheur, {p. 192}qui est l’ouvrage de l’homme. Donnez à l’ouvrage de Dieu, non à celui de l’homme. Mais comment faire cette séparation ? Donner au pécheur, c’est donner parce qu’il vous plaît par son péché. Mais qui le fait ? Plût à Dieu n’y eût il point qui le fissent, et qu’on ne le fît pas publiquement ! Pourquoi donnez-vous aux Comédiens ? Vous aimez, vous nourrissez en lui ce qu’il y a de mauvais. Celui qui donne aux Comédiens, aux femmes débauchées, est-ce à l’ouvrage de Dieu que vous donnez, ou à leur crime ? Voilà un bon Acteur, vous l’aimez, vous lui applaudissez, vous vous dépouilleriez pour lui, vous le regardez comme votre fils. Mais, direz-vous, vous me faites injure. Pourquoi injure, si ce n’est parce que ce que vous aimez et applaudissez en lui est une chose honteuse ? « Quare injuria, nisi quia iniquitas et turpitudo ? »

Si ce n’était qu’un homme, et non un Comédien, vous ne lui donneriez pas. Vous honorez donc le vice, non la nature ; vous donnez, non à l’homme, mais à un métier infâme : « Non homini donas, sed arti nequissimæ ; honoras vitium, non naturam. » (Psalm. 147.). Nous avons nos spectacles, aussi bien que vous. Lorsque après la pièce on voit cet antre profond du théâtre vomir une foule de gens perdus de vices, pleins des folies qu’ils viennent de voir, se repaissant, s’applaudissant de choses, non seulement inutiles, mais pernicieuses et empestées, qui rencontrent des serviteurs de Dieu, ils en ont pitié, et s’écrient qu’ils sont malheureux d’être privés de ces plaisirs. Insensés vous-mêmes, nous avons dans la céleste Jérusalem des objets bien plus ravissants : « Cùm dimisso theatro cœperit evomi ex illa cavea turba perditorum memoriam suam pascentes rebus pestiferiis, etc. » Il entre ensuite, et dans bien d’autres endroits, dans le détail des merveilles {p. 193}que Dieu a faites dans le monde et dans la religion, et qu’il prépare dans le ciel, et il fait voir combien ces divins spectacles sont supérieurs à ceux que donnent les hommes, par la grandeur, la beauté, le plaisir, la vertu.

(Serm. 18. de verb. dom.). Un bon Chrétien ne va point au spectacle. Pour réprimer ses passions, il court, il crie, comme l’aveugle de l’Evangile, après Jésus-Christ, et non pas après le théâtre (Tract. 100. in Joann.). Porter de l’argent aux Comédiens, c’est un crime énorme, on y est souvent applaudi, mais c’est parce que le monde loue le pécheur dans ses iniquités : « Donare Histrionibus, vitium est immane, non virtus. » (L. 2. C. 1. et 2. ad Catech.). Le démon vous propose l’appas des spectacles et des honteuses voluptés, pour reprendre par le plaisir ceux qu’il avait perdus. Fuyez les spectacles, fuyez ces cavernes du démon, pour n’être pas pris dans ses chaînes : « Fugite spectacula, fugite caveas turpissimas diaboli, ne vos vincula teneant. » (L. 1. C. 33. de Consens. Evang.). Vous vous plaignez que les temps sont mauvais, parce que les théâtres tombent, ces honteux abîmes, cette profession publique du vice, ces séjours des démons ; mais c’est par la disette occasionnée par le mauvais et sacrilège usage qu’on avait fait de ses biens, en les construisant. Est-ce un grand malheur d’être dépouillé des biens dont votre impudicité abusait ? « Cadunt theatra, cavea turpitudinum, publicæ professionis flagitiorum, mœnia damonum. » (Serm. 46. in Ezechiel.). A Dieu ne plaise que nous vous disions : Dieu ne veut pas vous perdre, réjouissez-vous, mangez, buvez, allez à la comédie, il n’y a point de mal, Dieu est miséricordieux. Ce serait vous tromper, et nous perdre nous-mêmes.

(Serm. 51. de Concor. Matt.). La miséricorde {p. 194}de Dieu est si grande, qu’il reçoit à pénitence les plus grands pécheurs, non seulement ceux qui vont à la comédie, mais les Comédiens même. Tandis que ceux-ci vous donnent des spectacles de vice au théâtre, il vous offre dans l’Eglise le spectacle de sa passion et de sa mort, et de celle des Martyrs. Combien aujourd’hui ont balancé à quel des deux ils iraient ! Les uns, en venant ici, ont vaincu le démon ; les autres, allant au théâtre, ont été vaincus : « Qui ad Ecclesiam cucurrerunt, vincerunt diabolum ; qui elegerunt amphiteatrum, victi sunt. » (Serm. 90. de verb. Ev.). Quelle est la robe nuptiale qu’il faut apporter à la communion ? C’est la charité ; mais n’appelez pas charité la liaison qu’ont entre eux les méchants, les voleurs, les Comédiens, et ceux qui les fréquentent : « Non quacumque charitas … qui simul latrocinia vel maleficia faciunt, qui Histriones amant, aurigis clamant. » (Serm. 159. de verb. Ap.) Tout ce qui flatte les sens, n’est pas mauvais ; les viandes permises, et celles qui sont offertes aux Idoles, le chant des psaumes, les chansons des Comédiens, les spectacles de la nature et ceux du théâtre, tout cela plaît ; l’un est permis, et l’autre défendu : « Delectant spectacula naturæ et spectacula theatrorum, psalmus, laus et cantica Histrionum ; hæc licita, illa illicita. » (Serm. 332. in natal. Mart.) Dieu nous ordonne de nous entr'aimer. Est-ce comme ces amis de théâtre ou de cabaret ? Non : la mauvaise conscience fait toute leur liaison : « Diligunt in vicem qui Histriones spectant, qui in popinis se inebriant, mala conscientia sociati. » (Serm. 199. in Epiph. Dom.) Les démons se plaisent aux cantiques de vanité, aux impuretés du théâtre, à la cruauté du cirque, aux partis qui se forment pour un Comédien, pour un Cocher. Faire ces choses, c’est offrir de l’encens au démon : « Ista facientes, thura ponunt dæmonibus. » {p. 195}(Hom. 21. L. 50. Homid.) Pères et mères, lorsque vous voyez vos enfants, par un amour criminel, aller aux spectacles, châtiez-les, et priez Dieu pour eux avec plus de soin, puisque vous les voyez négliger leur vocation de Chrétien, et courir après la vanité et le mensonge : « Quandò videtis filios vestros ad spectacula currere, castigate eos, et abundantius Domino supplicate pro eis. » (Ps. 147.) Vous vous plaisez à voir les Acteurs : malheur à vous, si vous ne vous corrigez. Qui voit les Acteurs avec joie, ne verra le Sauveur qu’avec douleur : « Videbunt Salvatorem, et contristabuntur. » (Epist. ad Marcellin. 5. alias 138.) C’était un Seigneur Africain qui lui avait proposé quelques difficultés sur la religion. Il lui dit (art. 14. et 18.) : Rien de plus malheureux que le bonheur des pécheurs, qui fait un châtiment de l’impunité, et fortifie leur corruption, leur véritable ennemi. Mais les hommes pervers et rebelles mettent la félicité dans la magnificence des bâtiments, sans prendre garde à la ruine des âmes, ils bâtissent des théâtres, et renversent les fondements des vertus. On applaudit aux combats des Gladiateurs, et on se moque des œuvres de miséricorde ; on entretient la débauche des Comédiens, et on laisse manquer les pauvres du nécessaire ; on blasphème la doctrine de Dieu et on décrie les Prédicateurs qui condamnent cette infamie publique, et on adore ces Dieux prétendus qui se plaisent à des spectacles de théâtre qui déshonorent le corps et l’âme. Si Dieu permet les désordres, c’est alors qu’il est plus irrité ; s’il les laisse impunis, c’est alors qu’il punit plus sévèrement, et la misère qui tarit la source des débauches est un effet de sa miséricorde : « Theatrorum moles extruuntur, et effodiuntur fundamenta virtutum ; luxuriantur Histriones, et necessaria vix habent pauperes ; theatrica corporum et animorum dedecora {p. 196}celebrantur, et blasphematur Deus, etc. » Quelles horreurs d’exposer sur un théâtre public les amours des Dieux, les adultères de Jupiter, les infamies de Vénus, vrais ou faux ! Quels Dieux qui se plaisent à voir représenter ce qu’ils devraient punir ! (Ajoutons, quels Magistrats qui le souffrent !) « Deorum probra in theatris spectanda proposuit, ubi plura crimina quam numina et Dii viderunt patienter quæ vindicare deberant. »

Dans le livre 7. (C. 6. de la Musique) après avoir montré que dans la plupart des Comédiens qui plaisent le plus par leur chant, il y a très peu de science, même de la musique, parce que ce n’est ordinairement que la beauté naturelle de la voix, une routine, un exercice, qui n’est qu’un pur mécanisme, où l’esprit a très peu de part, ce qui est très vrai, de même que dans la danse, les instruments et tous les arts, où l’on voit tous les jours que le plus grand Musicien chante désagréablement, le plus grand Poète débite mal, le plus savant Architecte ne taillerait pas une pierre, qu’ainsi quelque honneur qu’on veuille faire à la poésie, à la musique, les exécuteurs, c’est-à-dire les Comédiens, ne sont que de purs artisans, S. Augustin ajoute un paradoxe, qu’un Comédien ne peut jamais être un bon Musicien : « Sicut Histriones sine scientia satisfacere posse voluptati aurium popularium, ita nullo modo Histriones esse posse musicæ studiosos peritosque. » Cette proposition est fausse, dans l’idée que nous avons de la musique : un Comédien peut l’aimer et la savoir parfaitement, quoique cela soit rare, car la plupart sont très ignorants. Ils ont les grâces de la voix, de la figure, du mouvement, et l’embellissement de l’exercice, ce qui n’est qu’un pur mécanisme, et ne suppose aucune science. Mais au temps de S. Augustin la musique était une science très profonde et très étendue, elle embrassait toute l’harmonie {p. 197}en général, non seulement des sons, mais de la poésie, de la prose, des nombres, des mouvements, des choses naturelles, etc., en un mot tous les rapports de proportion qui forment un bel accord, une harmonie. Il est bien évident qu’aucun Comédien n’a, ni ne veut, ni ne peut avoir ces vastes, ces profondes connaissances : « Nullo modo esse posse musicæ studiosos peritosque. »

Autre raison de S. Augustin, qui est encore une question de nom. Un homme qui est dans l’erreur, qui ne sait pas apprécier les choses, n’est pas savant. Or tout homme qui se sert de la science et de la vérité par intérêt ou par passion, préfère le plaisir et l’argent à la vérité et à la science. C’est donc un ignorant qui ne connaît pas le prix des choses : « Qui putat melius esse quod deterius est, scientia ejus caret. » Or personne n’est plus conduit que les Comédiens par des motifs bas et corrompus. Il n’y en a pas un qui agisse par amour de la vérité, de la science, de la vertu. S’il en était quelqu’un qui écoutât ces motifs supérieurs, ce prodige exciterait nos éloges. Mais ils ne pensent tous qu’à l’argent, à la volupté ; ils n’estiment les pièces qu’autant qu’elles sont lucratives, et qu’elles excitent les passions. Ils préferent donc ce qu’il y a de plus bas, de plus criminel, à ce qu’il y a de plus noble et de plus saint. Ce sont donc de francs ignorants qui ne connaissent pas le prix des choses : « Nemo Histrionum qui non sibi finem in pecunia constituat, necesse est ergo musicam nescire Histriones. » Cependant, comme on peut agir contre sa foi, ses lumières et sa conscience, et préférer ce qu’on sait et qu’on croit être mauvais, « video meliora proboque, deteriora sequor », il est certain qu’on peut être savant et pécheur, et par conséquent savant et Comédien, mais ce ne sera jamais de la vraie science, incapable de préférer la terre au ciel, le démon à {p. 198}Dieu, la volupté à la vertu, l’intérêt à la vérité ; et c’est de cette science mauvaise, et véritablement fausse, que l’Ecriture a dit que tout pécheur, fût-il le plus habile homme, et à plus forte raison que tout Comédien est un ignorant : « Omnis peccans est ignorans, impius ignorat scientiam. Prov. 29.

Fin du Premier Livre.

TABLE
DES CHAPITRES. §

Chapitre I. Le Clergé peut-il aller à la Comédie, page 9

Chap. II. Spectacles des Communautés Religieuses, 27

Chap. III. Des Pièces de Collège, 47

Chap. IV. Des Pièces pieuses, 67

Chap. V. Des Pièces tirées de l’Ecriture sainte, 96

Chap. VI. De la Religion sur le Théâtre, 119

Chap. VII. De l’idolâtrie du Théâtre, 142

Chap. VIII. Des Spectacles les jours de fête, 158

Chap. IX. Sentiments de S. Augustin, 180