Ambroise Lalouette

1697

Histoire de la Comédie et de l’Opéra

Édition de Doranne Lecercle et Thomas Soury
2018
Source : Ambroise Lalouette, Histoire de la comédie et de l’opéra, Paris, Louis Josse, 1697.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

[FRONTISPICE] §

HISTOIRE
DE LA
COMÉDIE
ET DE
L’OPERA,
Où l’on prouve qu’on ne peut y
aller sans pécher.

Imprimé à Orléans,
Et se vend, A PARIS, chez Louis Josse, Imprimeur
de Monsieur l’Archevêque, ruë
S. Jacques, à la Couronne d’Epines.
MDCXCII.
Avec Approbation et Permission.

{p. 1}

PENSEES SUR LES SPECTACLES. §

Par Monsieur ****.

I. Le grand écueil de tous les hommes, et surtout des jeunes personnes, est de vouloir éprouver si ce qu’on leur représente comme dangereux, l’est autant qu’on le dit. Ils croient qu’ils jugeront mieux de tout par leur propre essai que par la lumière d’autrui, ou par la simple défense de la Loi. Ils espèrent qu’il y aura une exception pour eux, et qu’ils auront assez de discernement et de force pour découvrir le piège où tombent les autres, et pour l’éviter.

II. Ils ignorent que c’est ainsi que le péché est entré dans le monde, et que les hommes ne meurent que parce que la première femme aima mieux éprouver si elle mourrait en désobéissant, que d’obéir et de vivre. Ils ne savent pas que cette sorte de curiosité est déjà un grand mal, et que c’est être tombé aux yeux de Dieu que {p. 2}de se laisser affaiblir par la tentation de juger de ses Commandements par sa propre expérience. Enfin, ils ont oublié que l’épreuve du bien et du mal n’apprend à connaître l’un que parce qu’on l’a perdu, et l’autre parce qu’on y est condamné.

III. Comme la Loi de Dieu est juste et sainte, on ne doute de sa justice, que parce qu’on est dans les ténèbres ; et l’on ne s’expose jamais à la violer pour en faire l’épreuve, qu’en méritant de tomber dans des ténèbres infiniment plus grandes.

IV. Aussi de tels essais ne sont jamais impunis. Car ou ils affaiblissent, ce qui est leur effet ordinaire ; ou ils rendent présomptueux, ce qui est un mal sans comparaison plus grand. Souvent même ils font l’un et l’autre à l’égard d’une même personne, qui revient des Spectacles avec moins de force et plus d’orgueil, et qui n’est présomptueuse que parce qu’elle a mérité de ne pas connaître ce qu’elle vient de perdre. Car c’est une maxime certaine, que l’orgueil est toujours dans la même proportion que la misère, et que rien ne marque plus {p. 3}une extrême faiblesse, qu’une grande présomption.

V. Il y a plus d’espérance pour les personnes, qui sont touchées des Spectacles, mais dont l’esprit n’est pas séduit ; qui sont faibles, mais qui l’avouent. Les autres sont plus à plaindre, parce qu’elles ont autant de faiblesse sans avoir autant de lumière, et qu’elles justifient ce que les autres voient bien qu’il faut condamner.

VI. Car il ne s’agit pas de dire qu’on est revenu du Spectacle comme on y est allé. Les pertes qu’on y fait, sont d’un ordre bien différent de celles qui touchent les sens. Il faut n’avoir pas tout perdu et jusqu’à la lumière, pour pouvoir marquer ce qu’on a perdu. Le mal serait moins grand s’il avertissait. Il a tout son effet sans être aperçu ; et comme on n’est point instruit de ce qui est essentiel à la droiture et à l’innocence du cœur, on ne sait point aussi jusqu’où il s’affaiblit et se corrompt.

VII. Entre les jeunes personnes qui vont au Spectacle, y en a-t-il qui connaissent toute la pureté de l’Evangile, et toutes les obligations du {p. 4}Baptême ; qui sachent dans quel abime de corruption l’homme est tombé, et par quels remèdes Jésus-Christ veut le guérir ? Quelle croyance méritent donc ces personnes, quand elles assurent que les Spectacles ne font aucun tort à leur vertu ? Quand elles auront appris un jour de l’Ecriture et de l’Esprit de Dieu, en quoi consiste la vraie vertu, elles tiendront bien un autre langage.

VIII. En effet, ou le Spectacle attache et fait plaisir, ou l’on en est mécontent. Dans le dernier cas on montre par son chagrin ce qu’on désirait, et ce qu’on était allé chercher. On se plaint de ce que par la faute de la Pièce ou des Acteurs l’esprit ou le cœur ont été laissés immobiles ; on a regret à l’innocence et à la tranquillité qu’on remporte. On s’était livré à tout ce qui pouvait agiter l’âme, et lui faire sentir du plaisir par cette agitation ; et rien ne découvre mieux cette volonté secrète, que l’indignation contre les personnes qui n’ont pas su troubler notre repos.

{p. 5}IX. On veut donc que l’impression de tout ce qui est représenté, passe dans le cœur ; l’ambition, la fierté, le désir de la vengeance, l’amour et tous les autres mouvements. Tout cela ne plaît qu’autant qu’il est senti, et l’on est content à proportion de ce que le sentiment a été plus vif et plus profond. Voilà ce qu’on loue. C’est à quoi le cœur se prépare, triste s’il n’est blessé, et satisfait si les plaies descendent bien avant.

X. Tout ce qui est Spectacle est passion. Les sentiments ordinaires et modérés ne frapperaient pas. Ainsi les sens n’y sont pas seulement séduits par l’extérieur, mais l’âme y est attaquée par tous les endroits où sa corruption est sensible.

XI. Car elle n’aime ces choses au dehors, que parce qu’elles sont les images de ses maladies. Elle est flattée par tout ce qui flatte ses passions. Elle veut sentir ce qu’elle aime, et elle aime ce qu’elle veut sentir. Voilà ce qui mène aux Spectacles. Mais c’est le comble de la misère de ne pouvoir trouver de {p. 6}plaisir que dans ses propres maux ; de récompenser ceux qui les savent entretenir et les rendre incurables, au lieu de penser à les guérir ; et il est incompréhensible, que les Chrétiens qui doivent avoir appris qu’ils n’ont à combattre que leurs passions, croient qu’il leur soit permis de les nourrir, de les exciter, et d’appeler à leur secours des maîtres encore plus entendus à les faire naître et à les inspirer.

XII. L’âme était déjà si languissante et si faible lors même que les objets étaient éloignés, et elle était si touchée de leur seule idée lorsqu’ils n’étaient présents qu’à sa mémoire ; que sera-ce donc quand sa faiblesse sera livrée aux passions des autres, et qu’elle sera assez imprudente pour admettre dans son cœur tant de mouvements étrangers, et assez aveugle pour savoir gré à tous ceux qui les lui ont inspirés ?

XIII. Si l’on haïssait sa propre injustice, on aurait horreur de tout ce qui la représente, et l’on regarderait comme ses ennemis tous ceux qui s’efforceraient de nous la faire {p. 7}paraître aimable ; mais on ne veut point guérir, et l’on veut néanmoins sentir de la joie. Il faut donc que ce soit en devenant frénétique, et en riant de ses propres maux.

XIV. Les Spectacles sont cette frénésie réduite en art ; il n’y a pas moyen plus court pour convertir en plaisirs nos maladies, en nous renversant la raison ; car tout ce qu’on y voit et qu’on y entend ne s’adresse qu’aux sens et à la cupidité. Les maximes qui y sont établies avec plus de soin, sont les plus conformes aux passions, et par conséquent les plus fausses ; et si le vice y est quelquefois condamné, c’est pour en justifier quelque autre plus éclatant, mais plus dangereux.

XV. On perd ainsi par degrés le discernement du juste et de l’injuste. On accoutume son cœur à tout ; on lui apprend en secret à ne rougir de rien ; on le dispose à ne pas condamner à son égard des sentiments qu’il a excusés, et peut-être bien loués dans les autres. Enfin on ne voit plus rien de honteux, dans les passions dont on craignait autrefois jusqu’au {p. 8}nom, parce qu’elles ont toujours été déguisées sur le Théâtre, embellies par l’art, justifiées par l’esprit du Poète, et qu’elles ont été unies à dessein avec les vertus et le mérite dans des personnes que la Scène nous représente comme des Héros.

XVI. Il n’y a donc rien de plus dangereux, quand il s’agit des mœurs, que de vouloir voir ce qu’on ne veut pas être : car on devient aisément ce qu’on regarde avec plaisir, puisque c’est le plaisir qui tourne le cœur ; et qu’il est impossible qu’il n’approuve pas ce qu’il goûte avec joie, et qu’il soit autrement disposé que ce qu’il aime.

XVII. Il est vrai que peu de personnes connaissent tout le danger des passions, dont on n’est ému que parce qu’on en est le Spectateur ; mais elles ne causent guère moins de désordre que les autres, et elles sont encore en cela plus dangereuses, que le plaisir qu’elles causent, n’est point mêlé de ces peines et de ces chagrins qui suivent les autres passions, et qui servent quelquefois à en corriger : car ce qu’on voit dans autrui touche assez pour faire plaisir, et ne le fait pas assez {p. 9}pour tourmenter. C’est en cela qu’est l’artifice du Théâtre, et c’est aussi en cela que consiste l’illusion et le danger : car on ne se défie point de l’amour ni de l’ambition, quand on en fait que sentir les mouvements, sans en éprouver les inquiétudes ; et cela arrive toujours quand on n’en voit que l’image ; mais l’image ne peut plaire sans remuer le cœur, et ce mouvement qui l’amollit et le corrompt, a d’autant plus d’effet qu’il est plus doux, et qu’il avertit moins.

XVIII. C’est un effet du premier péché, et la source de tous les autres, de n’avoir point de goût pour les biens spirituels, et de n’en avoir que de faibles idées. La Religion et la Foi tâchent de remédier à ce désordre ; et c’est en effet tout l’exercice des Chrétiens. Mais les Spectacles rendent le dégoût des vrais biens encore plus grand, et en affaiblissent encore plus les idées. On y apprend à juger de toutes choses par les sens, à ne regarder comme bien que ce qui les satisfait, et à ne considérer comme subsistant et réel que ce qui les frappe. Au lieu de travailler à guérir les plaies {p. 10}qu’ils ont faites à l’âme, et à la délivrer de la dépendance où elle est à leur égard, on fortifie les liens qui l’asservissent, on les multiplie, et on la contraint en quelque sorte à être toute dans les yeux et dans les oreilles.

XIX. On la tire du dedans au dehors où elle avait déjà tant d’inclination à se répandre, et on la fait sortir de son cœur, où elle avait déjà tant de peine à rentrer. On lui cache son véritable bonheur, on l’amuse par des choses frivoles, et au lieu de satisfaire sa faim par une nourriture solide, on la trompe en lui donnant des viandes peintes, ou en l’empoisonnant par l’erreur et le mensonge.

XX. On apprend ainsi deux chose également funestes ; l’une de s’ennuyer de tout ce qui est sérieux, et par conséquent de tous ses devoirs : l’autre de trouver cet ennui insupportable, et d’en chercher le remède dans la dissipation. Le premier de ces désordres est un obstacle à toutes les vertus ; et le second est une entrée à tous les vices ; mais l’un et l’autre {p. 11}sont certainement la suite des Spectacles, et toujours dans la même proportion qu’on les aime et qu’on y est assidu.

XXI. Il est vrai qu’on s’y ennuie aussi quelquefois ; mais on n’en est pas moins coupable, et rien ne fait mieux voir au contraire combien on est injuste de chercher sa satisfaction dans des choses que le cœur trouve insipides malgré sa corruption, et de n’être pas averti par son dégoût qu’il est destiné à un plus grand objet. Ceux même qui sont les plus passionnés pour les Spectacles, en sentent bien le vide et le faux, s’ils ont de l’esprit ; comme ceux qui aiment le monde, en connaissent bien l’injustice et la malignité, s’ils profitent de l’expérience : mais le cœur des uns et des autres n’en est que plus corrompu, d’aimer ce qu’ils sentent bien qui n’est pas aimable.

XXII. Il est vrai aussi que toutes les personnes qui vont aux Spectacles n’en sont pas également blessés ; mais c’est la louange de la Grâce de Jésus-Christ, et non la justification des Spectacles. La miséricorde {p. 12}de Dieu est encore plus infinie que la témérité et l’aveuglement des hommes. Il arrête la cupidité de quelques-uns, lors même qu’ils s’y abandonnent ; et dans ceux qu’il punit selon la rigueur de sa justice, la passion qui occupe le plus souvent le Théâtre, je veux dire l’amour, n’est pas toujours le châtiment qui leur est préparé. Il y a un certain ordre dans la dispensation même des ténèbres, inconnu aux pécheurs ; et c’est ce qui doit faire trembler ceux qui croient que tout le danger de la Comédie n’est que d’un certain côté, et qu’ils ont tout évité, si à cet égard ils ne se sentent pas affaiblis. Il y a plus d’une passion, et par conséquent plus d’un châtiment.

En voilà assez, Monsieur, pour éclaircir ce que j’eu l’honneur de vous dire dans un entretien. Il ne s’agit pas de traiter ici à fond des Spectacles, et vous n’attendez pas de moi ce que des personnes très habiles ont déjà fait, et que je n’ai point promis.

[n.p.]

PREFACE CONTENANT L’HISTOIRE DU DIX-SEPTIEME SIECLE, SUR LA COMÉDIE. §

Parce que ce Siècle a été le plus fécond en Ouvrages pour et contre la Comédie, et parce que c’est celui où nous vivons, je me contenterai d’en rapporter l’Histoire, sans remonter aux Siècles précédents.

HédelinI est le premier Auteur Français de ce Siècle, qui a osé entreprendre de justifier le Comédie proscrite de tout temps. Il fit deux Ouvrages en 1657. Le premier intitulé, Pratique du Théâtre. Le deuxième, Projet pour le rétablissement [n.p.]du Théâtre Français, contenant les causes de sa décadence, et les remèdes qu’on y pourrait apporter. Dans le premier, l’Auteur donne des preuves de son érudition dans les Poésies anciennes. Le second Ouvrage est demeuré imparfait, parce qu’il n’a pas pu exécuter son dessein. Cet Auteur insinue deux raisons, qui font voir les difficultés, qu’on a de justifier la Comédie. La première est la créance commune des peuples, que c’est pécher contre les règles du Christianisme que d’y assister. La second, l’infamie dont les Lois ont noté les Comédiens.

Ces deux Ouvrages d’Hédelin ne furent pas sans Réponse ; car on donna en 1659. un Traité contre la Comédie, qui se trouve dans le troisième Volume des Essais de Morale, et on peut regarder ce Traité comme une Réponse ; car quoique l’Auteur n’y nomme ni Hédelin ni ses Ouvrages, il se plaint pourtant de la corruption de son siècle, en ce qu’on y avait voulu justifier la Comédie. Or il n’y avait alors que les Ouvrages d’Hédelin pour la Comédie qui avaient paru en 1657.

En la même année 1657. M. le Curé de saint Germain de l’Auxerrois à Paris, consulta les Docteurs de Sorbonne sur les [n.p.]Comédies ; il fut décidé qu’il y avait péché mortel, et pour les Comédiens et pour ceux qui y contribuent : L’on verra cette décision dans la Section 6. du Chap. 4. de cet Ouvrage.

Monsieur le Prince de Conti, qui avait fréquenté les Théâtres avant sa conversion, se crut obligé d’écrire contre la Comédie ; ce qu’il fit d’une manière savante, élevée et très pressante. On trouve encore dans l’Ouvrage de ce pieux Prince autant de preuves de son zèle que de la beauté de son esprit. Il donna ordre, peu de mois avant son décès, à M. de Voisin, de faire imprimer ce Traité ; ce que ce Docteur exécuta en 1666.

Le public fut surpris de voir paraître dans la même année une Apologie de la Comédie, par un Livre intitulé, Dissertation sur la condamnation des Théâtres, dont on a cru qu’Hédelin était encore l’Auteur. M. de Voisin se crut obligé de défendre le Traité de Monsieur le Prince de Conti contre la Comédie, qu’il venait de donner au public. C’est pourquoi il composa un Livre in 4°. plein de preuves et de faits les plus solides que l’on puisse désirer. Cet Ouvrage a pour titre, Défense [n.p.]du Traité de M. le Prince de Conti, touchant la Comédie, Ou Réfutation de la Dissertation sur la condamnation des Théâtres. Ce Livre a été imprime en 1671.

Il parut en 1672. une autre pièce contre la Comédie, qui se trouve dans l’Education Chrétienne des Enfants, selon les maximes de l’Ecriture et les Instructions des saints Pères de l’Eglise, avec un petit traité contre les Chansons. Monsieur l’Abbé Fleury a aussi dit quelque chose de la Comédie, dans son Livre des Mœurs des Chrétiens, imprime en 1682.

On n’avait point vu de Réponse à tous ces savants et solides Ecrits contre la Comédie, et on ne croyait pas que personne osât mettre la main à la plume pour la défendre. Cependant après plus de vingt années de silence, un Particulier a entrepris de justifier la Comédie par une Lettre qu’on a voulu faire passer pour une Réponse faite au sieur Boursault, Auteur d’un Volume de Pièces de Théâtre, qui feint d’avoir consulté un Théologien illustre par sa qualité et par son mérite, pour savoir si la Comédie peut être permise, ou si elle doit être absolument défendue. Ce Théologien prétendu (je l’appelle [n.p.]ainsi, parce que le Père Caffaro Théatin, qu’on disait être Auteur de cette Lettre, l’a désavouée) veut justifier la Comédie par des passages de saint Thomas. Il fait aussi ses efforts pour établir que les saints Pères n’ont condamne les Spectacles des Païens, qu’à cause de la seule idolâtrie. Je ferai voir le contraire dans cet Ouvrage. La Lettre de ce prétendu Théologien ayant paru à Paris durant le Carême, plusieurs Prédicateurs zélés pour le salut des âmes, persuadés qu’ils devaient s’opposer à tout ce qui pouvait leur nuire, déclamèrent contre cette Lettre ; les uns faisant voir que la Comédie avait toujours été condamnée, d’autres que l’Auteur de cette Lettre est un faux Théologien : il y en eut même un, qui dit que cette Lettre méritait le feu, et que l’Auteur en devait faire une pénitence publique.

On a fait aussi au Séminaire de saint Magloire des Pères de l’Oratoire, plusieurs Conférences publiques contre la Lettre de ce Théologien. Les Auteurs ne sont pas demeurés dans le silence ; car on a vu plusieurs Ouvrages contre cette Lettre. Il y a eu deux autres Traités faits en ce siècle contre la Comédie, savoir celui [n.p.]de François Marie del Monacho Sicilien, et un du Père Ottonelli Jésuite Italien. Je vais donner l’Abrégé et le caractère de chacun de ces Ouvrages, avec toute l’exactitude que l’on peut souhaiter, afin de les conserver plus facilement à la postérité.

{p. 1}

HISTOIRE ET ABREGE DES OUVRAGES LATIN, ITALIEN ET FRANCAIS, POUR ET CONTRE LA COMÉDIE ET L’OPERA §

CHAPITRE I.
Abrégé de la Doctrine de l’Ecriture Sainte, des Conciles et des Pères de l’Eglise, touchant la Comédie. §

Je commence cet Abrégé par celui des passages de l’Ecriture Sainte, des canons des Conciles, et des Ouvrages des Saints Pères contre les Spectacles, parce que c’est le fondement de tout ce qui a été écrit sur cette matière.

Je ferai cette Tradition courte, et en même temps raisonnée, pour ne pas {p. 2}copier ceux qui en ont fait avant moi, et pour ne pas fatiguer les Lecteurs que les longs ouvrages rebutent.

Si je faisais une longue Dissertation, j’aurais ramassé toutes les maximes de l’Ancien et du Nouveau Testament, par lesquelles le Saint Esprit nous a donné des armes pour combattre la Comédie. Je me contenterai d’en rapporter les plus importantes.

Nous lisons dans le chapitre quatrième des Proverbes v. 23. « Appliquez-vous avec tout le soin possible à la garde de votre cœur, parce qu’il est la source de la vie. » Dans L’Ecclésiastique, chap. 3. v. 27. « Celui qui aime le péril y périra. » Et dans le chap. 9. v. 8. « Détournez vos yeux d’une femme parée, et ne regardez pas curieusement une beauté étrangère. » v. 9. « Plusieurs se sont perdus par la beauté de la femme, et la passion s’allume comme un feu en la regardant. »

En Saint Mathieu, chap. 5. v. 28. « Quiconque regardera une femme avec un mauvais désir, a déjà commis l’adultère dans son cœur. » Chap 18. v. 6. « Si quelqu’un est un sujet de chute et de scandale à un de ces petits, qui croient en moi ; il vaudrait mieux pour lui qu’on lui pendît au col une {p. 3}de ces meules qu’un âne tourne, et qu’on le jetât au fond de la mer. » Dans l’Epitre aux Ephésiens, chap. 5. v. 3. « Qu’on n’entende pas seulement parler parmi vous de fornication ni de quelque impureté que ce soit, ni d’avarice. » v. 4. « Qu’on n’y entende point de paroles déshonnêtes, ni de folles, ni de bouffonnes, ce qui ne convient pas à votre vocation ; mais plutôt des paroles d’actions de grâces. »

Or il faut convenir, qu’on ne peut aller à la Comédie sans exposer son cœur au péril de la tentation, au lieu de le conserver avec soin ; on y regarde avec une entière liberté, des femme qui font tous leurs efforts pour plaire ; et presque toutes réussissent, car on sait leur conduite. Un Chrétien peut-il être attentif à la suite d’une intrigue d’amour, qu’on insinue par des expressions d’autant plus dangereuses, qu’elles sont plus spirituelles et plus agréables, sans que ce mal s’imprime dans son esprit et dans son cœur ? N’y a-t-il pas souvent des équivoques, des paroles bouffonnes ? Par conséquent ces passages que j’ai rapportés, suffisent pour faire voir qu’on trouve des armes dans l’Ecriture Sainte pour combattre les Comédies, {p. 4}quoiqu’elles ne contiennent ni idolâtrie, ni impureté grossière.

Je passe aux Conciles de l’Eglise. Le Canon 62. du Concile d’Elvire, tenu l’an 305. porte : « Si les Comédiens veulent embrasser la Foi Chrétienne, nous ordonnons qu’ils renoncent auparavant à cet exercice, et qu’ensuite ils y soient admis, de sorte qu’ils n’exercent plus leur premier métier : que s’ils contreviennent à ce Décret, qu’ils soient chassés et retranchés de l’Eglise. Le Canon 67. du même Concile ajoute : Il faut défendre aux femmes et aux filles Fidèles ou Catéchumènes, d’épouser des Comédiens : que s’il y en a qui en épousent, qu’elles soient excommuniées. » Le Canon 5 du 1. Concile d’Arles, tenu l’an 314 s’explique en ces termes : « Quant aux Comédiens, nous ordonnons qu’ils soient excommuniés tant qu’ils feront ce métier. » Le 2. Concile d’Arles, tenu en 452. a renouvelé le Canon précèdent.

Le 6. Concile général, tenu à Constantinople en 680. condamne les Comédies et les Danses qui se font sur le théâtre, et prononce contre les contrevenants, si c’est un Ecclésiastique, qu’il {p. 5}soit déposé ; et si c’est un Laïque, qu’il soit excommunié. On voit que ce Concile ordonne les mêmes peines que les précédents ; cependant il est certain que l’Idolâtrie ne paraissait plus sur les théâtres, dans l’intervalle du temps qui s’est passe jusques à ce Concile.

Le Concile de Bourges, tenu l’an 1584. Canon 4. commande expressément aux Chrétiens de fuir les danses, les Comédies et les mascarades.

Dieu a inspiré aux Princes d’entretenir cette défense par leurs Lois, puisque Philippe Auguste dans le 12 Siècle, chassa de sa Cour les Comédiens, au rapport de Dupleix Historien. Nous lisons dans l’Office de S. Louis, du Bréviaire de Paris ; que ce Saint Prince chassa de son Royaume les Bateleurs et les Joueurs de farce. Il n’y avait point encore sous son Règne de Comédiens en France.

Depuis qu’on n’a plus tenu de Conciles, les Evêques ont conservé cette discipline contre la Comédie, par leurs Synodes et par leurs Rituels.

Saint Charles Borromée a fait composer un Livre particulier contre la Comédie, où l’Auteur dit que les {p. 6}Comédies sont mauvaises, au moins à cause des circonstances qui les accompagnent, et de leurs effets ; c’est pour cela qu’elles sont défendues. Ce Livre a été traduit en Français, et Imprimé à Toulouse en 1662.

Le Rituel de Châlons en Champagne de 1649. défend de recevoir pour parrains au Baptême, les Comédiens. M. Jean de Gondy Archevêque de Paris, déclara dans son Syndicon en 1624. qu’il fallait priver les Comédiens de l’usage des Sacrements, et de la sépulture Ecclésiastique. M. de Harlay Archevêque de Paris l’a fait imprimer en 1674. Le Rituel de Paris, imprime en 1654. porte la même défense.

Je ne rapporterai point les termes dont se servent les Rituels de Sens, l’Alet, de Langres, de Coutances, de Bayeux, de Reims ; mais tous ces Rituels ordonnent les mêmes peines contre les Comédiens. Il y a des Rituels particuliers, qui excommunient ceux qui assistent aux Spectacles les jours de Fêtes et de Dimanches, pendant le Service divin ; c’est ce qu’on publie au Prône de tous les Dimanches, dans toutes les Paroisses de Paris, pour faire {p. 7}souvenir les peuples, que c’est encore un plus grand péché d’assister aux Spectacles les jours de Fêtes, pendant le Service divin.

Aussi pour empêcher les fidèles de Paris, de se laisser entraîner par les compagnies aux Spectacles, on chante des Vêpres du saint Sacrement, pendant le temps que l’on représente ces Spectacles ; et c’est pour cette raison, qu’on appelle ces Vêpres, des Saluts.

Cet Abrégé des Conciles, des Synodes et des Rituels, doit convaincre que l’Eglise a toujours condamné et condamne encore à présent les Comédies de ce siècle, comme celles des siècles passés ; qu’elle des regarde comme de très grands désordres, puisqu’elle emploie contre les Comédiens, les peines les plus rigoureuses, savoir, l’excommunication, la privation de l’usage des Sacrements, même à la mort, et ensuite de la sépulture Ecclésiastique : en quoi elle renouvelle la plus grande sévérité des premiers siècles, puisqu’elle met les Comédiens au rang des blasphémateurs, des concubinaires et des usuriers publics.

On peut conclure de tout cela, que ceux qui disent qu’il est permis d’aller à {p. 8}la Comédie, se moquent et méprisent les censures de l’Eglise, puisqu’ils entretiennent par leur présence et par leur argent, les Comédiens dans la désobéissance à l’Eglise, et contribuent autant qu’il est en eux à leur damnation.

Quant à la Tradition des Pères de l’Eglise, je m’arrêterai seulement à ceux des premiers siècles, particulièrement à Tertullien, S. Cyprien, S. Jean Chrysostome, S. Basile, S. Ambroise, et S. Augustin, parce qu’on veut abuser de quelques expressions de ces Pères, pour en conclure qu’ils n’ont condamné les Spectacles qu’à cause de l’Idolâtrie, ou des représentations honteuses et impudiques.

Je conviens que ces Saints Pères ont condamné les Spectacles par ces deux motifs ; mais je prétends qu’ils les ont de plus condamnés pour d’autres désordres, qui se trouvent dans les Opéra et les Comédies de notre siècle.

Je commencerai par Tertullien, dans son Livre des Spectacles, chapitre 4. où il s’exprime en ces termes : « Peut-on dire que les Spectacles ne sont pas défendus dans la sainte Ecriture, puisqu’elle condamne toute sorte de concupiscence ? Car comme la Concupiscence comprend {p. 9}l’avarice, l’ambition, la gourmandise, la luxure ; elle comprend aussi la volupté : Or les spectacles sont une espèce de volupté. »

Par là l’on voit que cet ancien Père condamne les Spectacles, à cause de la volupté, qui est un motif différent de l’Idolâtrie. Il se sert encore d’un autre motif, pour détourner les Fidèles des Spectacles ; c’est dans le chap. 25 du même Livre, où il parle de la manière suivante : « Un homme pensera à Dieu dans ces lieux où il n’y a rien de Dieu ? Apprendra-t-il à être chaste, lorsqu’il se trouve tout transporté, et comme enivré du plaisir qu’il prend à la Comédie ? Il n’y a rien de plus scandaleux dans tous les Spectacles, que de voir avec quel soin et quel agrément, les hommes et les femmes y sont parés : l’expression de leurs sentiments conformes ou différents pour approuver ou pour désapprouver les choses dont ils s’entretiennent, ne servent qu’à exciter dans leurs cœurs des passions déréglées. Enfin nul ne va à la Comédie qu’à dessein d’y voir et d’y être vu.  » Le même Tertullien presse les Chrétiens de fuir les Théâtres, par les périls auxquels ils s’exposent, sur {p. 10}la fin du chap. 27 où il suppose que tout ce qui se passe à la Comédie, soit généreux, honnête, harmonieux, charmant et subtil : « Regardez tout cela , dit-il, comme un breuvage de miel dans une coupe empoisonnée, et considérez qu’il y a plus de péril à se laisser emporter à la volupté, qu’il n’y a de plaisir à s’en rassasier. »

Saint Cyprien, dans le Traité des Spectacles qu’on lui attribue, a suivi les maximes de Tertullien. Voici ses paroles : « Que dirai-je des vaines, et inutiles occupations de la Comédie, et des grandes folies de la Tragédie ? Quand même ces choses ne seraient pas consacrées aux idoles, il ne serait pas néanmoins permis aux fidèles Chrétiens, d’en être les acteurs, ni les spectateurs ; et quelques innocentes qu’elles fussent, ce ne serait toujours qu’un dérèglement de vanité, qui ne convient point à ceux qui font profession de Christianisme. Nous devons garder soigneusement nos yeux et nos oreilles. On s’accoutume facilement aux crimes dont on entend souvent parler. L’esprit de l’homme ayant une pente au mal, que ne fera-t-il pas, s’il est encore porté par les exemples des {p. 11}vices de la chair, auxquels la nature se laisse aller si aisément ? » Ce passage fait assez voir les sentiments de saint Cyprien sur les Spectacles.

Saint Basile dans son Hom. 4. in Hexameron, condamne de même les Chansons de l’Opéra : « Ils vont , dit-il, avec ardeur, écouter certaines chansons qui ne respirent que la mollesse, et qui ne tendent qu’à corrompre les mœurs, et qui font naître dans l’esprit des auditeurs déjà assez déréglés d’eux-mêmes, toute sorte d’impuretés, d’une manière qu’ils ne peuvent jamais se rassasier de ces chansons. »

Je m’étendrai d’avantage sur les passages de saint Jean Chrysostome, parce qu’il expose et ses sentiments, et la discipline de l’Eglise sur la Comédie.

Ce saint Docteur examine d’abord, dans l’Homélie 15. au peuple d’Antioche cette question, si c’est un péché d’aller à la Comédie, par ces paroles : « Plusieurs s’imaginent qu’il n’est pas certain que ce soit un péché de monter sur le Théâtre, et d’aller à la Comédie : mais quoiqu’ils en pensent, il est certain que tout cela cause une infinité de maux ; car le plaisir que l’on prend {p. 12}aux spectacles des Comédies, produit l’impudence, et toutes sortes d’incontinences. D’ailleurs nous ne sommes pas seulement obligés d’éviter les choses mêmes qui nous paraissent indifférentes, et qui portent insensiblement au péché : car comme celui qui marchant sur le bord d’un précipice quoiqu’il n’y tombe pas, ne laisse pas d’être dans la crainte, et qu’il arrive souvent que la crainte le trouble et le fait tomber dans ce précipice : de même celui qui ne s’éloigne pas du péché, mais qui en est proche, doit vivre dans l’appréhension ; car il arrive souvent qu’il y tombe. »

Ne peut-on pas dire la même chose de nos Comédies ? Y a-t-il moins de danger ? N’y a-t-il pas de funestes exemples de plusieurs personnes, dont la réputation était hors d’atteinte, et qui ont levé le masque à force d’aller au Théâtre ?

Dans l’Homélie 3. de David et de Saul, ce Saint nous donne un échantillon de l’exactitude de la discipline, et de la pénitence de son siècle : écoutons-le avec attention : « Je crois que plusieurs de ceux qui nous abandonnèrent hier, pour aller aux Spectacles, sont aujourd’hui {p. 13}présents ; je voudrais les reconnaître publiquement, afin de leur interdire l’entrée de ces Lieux sacrés, non pas pour les laisser toujours dehors ; mais pour les rappeler après leur amendement. Comme les pères chassent de leurs maisons et de leurs tables leurs enfants qui se laissent emporter à la débauche, non pour les en bannir éternellement ; mais pour les faire devenir meilleurs par cette correction ; les Pasteurs en usent de même, lorsqu’ils séparent les brebis galeuses d’avec les autres, afin qu’étant guéries de leurs maladies, elles retournent avec celles qui sont saines sans aucun péril : car autrement, s’ils les laissaient parmi les autres, elles infecteraient tout le troupeau. C’est pour ce sujet que je voudrais pouvoir reconnaître ces personnes ; mais encore qu’elles nous soient inconnues, elle ne peuvent néanmoins se dérober aux yeux du Verbe éternel : j’espère qu’il touchera leur conscience, et qu’il leur persuadera de sortir volontairement, leur faisant connaître qu’il n’y a que ceux qui se portent à faire pénitence, qui soient véritablement dans l’Eglise. Au contraire, ceux qui vivant dans le dérèglement {p. 14}demeurent dans notre communion, quoiqu’ils soient ici présents de corps, ils en sont néanmoins séparés plus véritablement que ceux qu’on a mis dehors, de sorte qu’il ne leur est pas encore permis de participer à la sainte Table. Car ceux qui selon les Lois divines ont été chassés de l’Eglise et demeurent dehors, donnent par leur conduite quelque bonne espérance, qu’après s’être corrigés des péchés pour lesquels ils ont été chassés de l’Eglise, ils y rentreront avec une conscience pure. Mais ceux qui se souillent eux-mêmes, et qui étant avertis de se purifier des taches qu’ils ont contractées avant que d’entrer dans l’Eglise, se conduisent avec impudence, ils aigrissent l’ulcère de leur âme, et rendent leur mal plus grand ; car il y a bien moins de mal à pécher, que d’ajouter l’impudence au crime qu’on a commis, et de ne vouloir pas obéir aux ordres des Prêtres. On me dira, Le péché que ces personnes ont commis, est-il si grand, qu’il mérite qu’on leur interdise l’entrée des lieux sacrés ? Je ne vous déclarerai pas leur crime par mes discours ; mais par les propres paroles de celui qui doit juger toutes les actions {p. 15}des hommes :Celui, dit-il, qui verra une femme avec un mauvais désir, a déjà commis l’adultère dans son cœur." Si une femme négligemment parée, qui passe par hasard dans la place publique, blesse souvent par la seule vue de son visage celui qui la regarde avec trop de curiosité ; ceux qui vont aux Spectacles non par hasard, mais de propos délibéré, et avec tant d’ardeur, qu’ils abandonnent l’Eglise par un mépris insupportable pour y aller ; ceux qui regardent ces femmes infâmes, auront-ils l’impudence de dire qu’ils ne les voient pas pour les désirer, lorsque les paroles, les voix, les chants impudiques et tendres les portent à la volupté ? Car si en ce lieu où l’on chante les Psaumes, où l’on explique la parole de Dieu, où l’on craint et respecte sa divine Majesté, la concupiscence ne laisse pas de s’y glisser secrètement dans les cœurs comme un subtil larron : ceux qui sont toujours à la Comédie, où ils ne voient et n’entendent rien de bon, comment pourront-ils surmonter la concupiscence ? C’est pourquoi je prie et conjure ces personnes de se purifier par la confession, par la Pénitence et par tous les autre remèdes {p. 16}salutaires, des péchés qu’ils ont contractés à la Comédie, afin qu’ils puissent être admis à entendre la parole de Dieu. Car ces péchés ne sont pas médiocres, puisqu’on y voit des femmes qui ont perdu toute honte, qui paraissent hardiment sur un Théâtre devant le peuple, qui ont fait une étude de l’impudence, qui par leurs regards et par leurs paroles répandent le poison de l’impudicité dans les yeux et dans les oreilles de tous ceux qui les regardent et qui les écoutent : enfin tout ce qui se fait dans toutes ces représentations malheureuses ne porte qu’au mal ; les paroles, les habits, le marcher, la voix, les chants, les regards des yeux, les mouvements du corps, le son des instruments, les sujets même et les intrigues des Comédies, tout y est plein de poison, tout y respire l’impureté. Toutes ces choses devraient donc porter ceux qui les voient, non pas à rire, mais à pleurer. Mais je vous montrerai, me direz-vous, des personnes à qui ces Jeux n’ont point fait de mal. N’est-ce pas un assez grand mal que d’employer si inutilement le temps, et d’être aux autres un sujet de scandale ? Quand vous ne seriez pas blessé de ces {p. 17}représentations, n’est-ce rien que vous y ayez attiré les autres par votre exemple ? Comment donc êtes-vous innocent, puisque vous êtes coupable du crime des autres ? Tous les désordres que causent parmi le peuple ces hommes corrompus et ces femmes prostituées, retombent sur vous : car s’il n’y avait point de Spectateurs de Comédies, il n’y aurait ni Comédiens ni Acteurs ; ainsi ceux qui les représentent et ceux qui les voient, s’exposent au feu éternel. C’est pourquoi quand vous seriez assez chaste pour n’être point blessé par la contagion de ces Jeux, ce que je crois impossible, vous ne laisseriez pas d’être sévèrement puni de Dieu, comme étant coupable de la perte de ceux qui vont voir ces folies, et de ceux qui les représentent sur le Théâtre. » Je laisse faire de bonne foi l’application de tout ce discours de saint Jean Chrysostome : n’est-ce pas une peinture de nos Comédies, et une réponse à toutes les excuses de notre siècle ? Je ne rapporterai rien ici de saint Ambroise et de saint Augustin, parce que j’en parlerai dans la suite.

CHAPITRE II. §

SECTION PREMIERE
In Actores et Spectatores Comœdiarum Parænesis. Autore Franciso Maria del Monacho Siculo et c. Patavii 1630 §

On trouve dans la Bibliothèque du Roi cet Ouvrage Latin, dont le titre signifie en Français, Avertissement aux Acteurs et aux Spectateurs des Comédies, composéII par François Marie del Monaco Sicilien de la Ville de DrapanoIII, Docteur en Théologie, de la Congrégation des Clercs Réguliers, imprimé à Padoue en 1630. Il est divisé en trois parties, dont la première contient sept Classes.

La première Classe, est un petit Abrégé des autorités de l’Ecriture Sainte, sans réflexions. Il cite entre autres les paroles de l’Ecclésiastique chapitre 9. v. 4. « Ne vous trouvez pas souvent avec une femme qui danse, et ne l’écoutez pas, de peur que vous ne périssiez par la force de ses charmes.» Et les passages de saint Mathieu chapitre 14. et de saint Marc chap. {p. 19}6. où il est marqué que le martyre de saint Jean-Baptiste a été la récompense de la Danse.

La seconde Classe, est un Recueil des Conciles contre les Spectacles : mais comme il est court, nous en donnerons unIV plus étendu dans le chapitre suivant.

La troisième Classe, est une longue Tradition des saints Pères. Il la finit par le B. Laurent Justinien Patriarche de Venise, qui dit dans son Livre de la chaste alliance du Verbe et de l’âme V, Chapitre 4. que ceux qui vont aux Spectacles, seront tourmentés par le feu de l’enfer.

La quatrième Classe, est un Abrégé des Théologiens qui ont écrit contre les Spectacles. Il commence par saint Thomas, dont il cite trois passages qu’il soutient être autant de condamnations des Théâtres ; je les rapporterai dans le Chapitre 4 Sect. 7. parce qu’ils y seront fort éclaircis. Il cite ensuite le Cardinal CajétanVI, saint Antonin Archevêque de FlorenceVII, PaludanusVIII, DurandusIX, SilvesterX, qui ont tous censuré les Comédies.

Des Auteurs Thomistes, il passe aux Jésuites, et il cite SanchezXI, Livre 9.e {p. 20}disp. 46. n. 42. MendozaXII quest. 9. Scholas. 6. 11. ReginaldXIII Livre 22 chap. 1. sect. 4. Tous ces Jésuites soutiennent que les Comédies de ce siècle sont dangereuses pour la pureté. Les Franciscains ne sont pas oubliés : Gabriel BielXIV, savant Cordelier, in 4. dist. 15. q. 13. art. 3. dubio 3. s’explique en ces termes : « Quisquis delectatur in peccato mortali, peccat mortaliter præsertim in illis quæ sunt mala, non quia prohibita, sed quia essentialiter includunt turpitudinem, quales sunt omnina Comediæ nostri temporis ; ex Apost. ad Rom. 1. Non solum facientes sed et facientibus consentientes digni sunt morte. » « Quiconque se réjouit d’une action qui est péché mortel, pèche mortellement ; particulièrement dans les choses qui sont mauvaises par elles-mêmes, et non pas parce qu’elles sont défendues ; telles sont les Comédies de notre siècle, car selon l’Apôtre Rom 1. non seulement ceux qui font le mal sont dignes de mort, mais ceux qui approuvent ceux qui le font. » Or c’est approuver la Comédie que d’y assister, et d’en faire son plaisir. Alexandre de HalèsXV 2. p.q. 149 memb. 3. et Angelus de Clavasio XVI, in summa V. Ludus n. 3. ces deux savants Cordeliers {p. 21}décident aussi qu’il y a péché mortel pour ceux qui vont à la Comédie.

Marcel Mégal Clerc Régulier Théatin, dans l’Abrégé de son InstitutionXVII. n. 16 p. 166 de l’édition de Modène. «  Mortaliter peccat, qui in Comœdiis aut alibi verba dixerit ad lasciviam et fornicationem incitantia, licet ludicre et tantum ob animi relaxationem. Mortalis etiam criminis rei sunt, qui voluntarie ea audiunt, quamvis ea audiant absque sensuali delectatione et tantum animi gratia.  » On voit par ces paroles, que Marcel Megal un des Religieux Théatins les plus éclairés, décide que c’est un péché mortel, de dire dans les Comédies ou ailleurs, des paroles qui portent à l’impureté et à la fornication, quoiqu’on les dise pour rire et pour relâcher l’esprit ; et que ceux qui les écoutent pèchent mortellement, quoiqu’ils les entendent sans sentir un plaisir sensuel et seulement par récréation.

La cinquième Classe, est une Exposition des sentiments des Jurisconsultes, qui comparent les Comédiens à des chasseurs dangereux par leurs pièges, puisqu’ils tuent les âmes par leurs discours tendres, comme les chasseurs tuent les {p. 22}bêtes à la chasse ; ils sont aussi de l’avis que la Comédie est défendue, et que d’y assister est un péché mortel.

La sixième Classe, contient les sentiments des savants Païens, savoir, de Platon, d’Aristote, de Sénèque, de Valère-Maxime, de Suétone, de Corneille Tacite, qui ont tous déclamé contre les Spectacles, et ont fait voir qu’il étaient contraires à l’honnêteté des mœurs.

La septième Classe, est un Récit des punitions tragiques que Dieu a fait sentir à ceux qui assistaient aux Spectacles. Elles sont tirées de Tertullien, des Dialogues de saint Grégoire le grand, et de plusieurs autres Auteurs. Nous en dirons quelque chose dans le Chapitre 3. Sect. 4.

La seconde partie de cet Avertissement de François del Monaco, est employée à examiner trois propositions. Dans la première, l’Auteur examine si les Comédies de ce siècle peuvent passer pour honnêtes. Il commence par la définition des Comédies déshonnêtes : Ce sont celles, dit-il, où les hommes et les femmes s’entretiennent des intrigues d’amour, dansent au son des chansons les {p. 23}plus tendres, et donnent publiquement des leçons d’un crime qu’on n’ose commettre qu’en secret, tant ce crime est honteux : les entretiens n’en peuvent donc pas passer pour honnêtes ; et quoique la corruption du siècle les tolère, ils n’en sont pas moins criminels. C’est pour cela que les saints Pères ont tant déclamé contre les Spectacles, comme on voit dans leurs passages, rapportés dans le Chapitre précédent.

La seconde proposition regarde les Comédiens, s’ils pèchent mortellement en jouant la Comédie. Del Monaco assure que tous les Auteurs qu’il a lus sur ce sujet sont du sentiment qu’il y a péché mortel pour les Comédiens, parce qu’ils disent des paroles équivoques, et se servent d’expressions tendres ; parce que les femmes jouent avec les hommes sur le Théâtre ; parce qu’on y traite des intrigues d’amour ; parce que quoiqu’on les dise réformées on les rend agréables, et ainsi opposées à la pureté du cœur, commandée aux Chrétiens. Peut-on accorder la pureté avec ces idées sales ? Est-ce là se faire violence pour ravir le Ciel ?

Il autorise cette proposition par Richard de saint VictorXVIII, qui prouve qu’il {p. 24}y a péché mortel dans une action, lorsque Dieu est offensé grièvement, lorsqu’on fait tort au prochain et à soi-même : Or les Comédiens font ces trois maux, ils choisissent les plus belles Comédiennes qu’ils peuvent trouver, ils les parent magnifiquement avec le fard et l’artifice ; leurs paroles, leurs postures, leurs danses et leurs chansons portent à l’impureté. Là les jeunes gens se corrompent, les filles se familiarisent avec l’amour profane, dont ils entendent si agréablement parler. Enfin les Conciles les ont excommuniés : or on n’excommunie pas pour un péché véniel, mais seulement pour un péché mortel considérable et scandaleux.

La troisième proposition que cet Auteur s’applique à bien examiner, est conçue en ces termes : Si ceux qui assistent aux Spectacles pèchent mortellement. Il prouve l’affirmative à cause du scandale, à cause du danger du péché, à cause de leurs participation aux paroles des Comédiens qu’ils écoutent avec plaisir, qu’ils approuvent, qu’ils admirent, qu’ils soutiennent par leur autorité, par leur argent, par leur présence ; car les Comédiens péchant mortellement en jouant {p. 25}la Comédie, on ne peut être témoin, approbateur, protecteur de cette action criminelle sans être complice. L’Auteur se sert de la raison des excommunications fulminées par les Papes contre les duellistes et leurs témoins, parce qu’ils sont approbateurs du duel, qui est un péché mortel et scandaleux. La justice des hommes punissent les témoins d’un vol, et d’un assassinat, qui ont loué et qui n’ont pas dénoncé le criminel.

Del Monaco répond ensuite à l’excuse ridicule de ceux qui disent : Quand je n’irais pas à la Comédie, on ne laisserait pas de la jouer. Un voleur serait-il absous par la même excuse ? N’est-ce pas y contribuer autant qu’il est en soi, que d’assister aux Comédies : Car donner son argent aux Comédiens, c’est pratiquer ce que le Saint Esprit condamne par ces paroles du Ps. 49. « Vous mettiez votre bien avec les adultères. » Donner aux Comédiens c’est un grand crime, selon saint Augustin ; c’est une espèce d’idolâtrie selon saint Jérôme. Aussi l’Auteur rapporte un endroit de Lampridius, qui loue l’Empereur Sévère de n’avoir rien donne aux Comédiens de son temps. Il ajoute que si l’argent {p. 26}que les spectateurs donnent aux Comédiens les rend coupables, le scandale que leur mauvais exemple cause, sert à rendre leur assistance plus criminelle ; c’est ce qu’il prouve par un passage de saint Jean Chrysostome, cité dans le Chapitre précèdent.

Del Monaco n’oublie pas le danger où s’expose les Spectateurs des Comédies : il prétend que la Comédie est une occasion prochaine de péché mortel ; son raisonnement est solide, le voici. Toute action qui fait souvent tomber dans le péché mortel le plus grand nombre de personnes qui la pratiquent, est une occasion prochaine de péché mortel. Or il est certain que la Comédie excite des désirs, et fait tenir des discours criminels à presque tous les jeunes gens spectateurs des Comédies, et qui en iont le plus grand nombre. Donc c’est une occasion prochaine de péché mortel ; or saint Charles veut qu’on refuse l’absolution à ceux qui ne veulent pas quitter l’occasion prochaine, et qu’on la diffère à ceux que ne peuvent pas la quitter.

Il appuie toute cette Doctrine sur les paroles de David : « Heureux est celui qui {p. 27}ne se laisse point aller au conseil des impies, qui ne marche point dans la voie des pécheurs, et qui ne s’assied point dans la chaire des moqueurs. » Tertullien se sert de ce verset du premier Psaume pour vérifier que l’Ecriture sainte défend d’aller aux Spectacles, comme elle défend l’homicide, l’adultère et le vol. Mariana Jésuite, au livre 3 De Rege et Regis institutione, Cap. de Spectaculis, dit qu’on approuve les choses qui nous réjouissent, et que nous nous laissons entraîner par le poids de notre misère, à faire pis que nous n’avons vu. Ce Jésuite conclut : « Censeo ergo licentiam Theatri afferre certissimam pestem moribus ChristianisXIX. » J’estime donc que la liberté qu’on se donne d’assister aux Spectacles du Théâtre, est assurément une peste pour les mœurs des Chrétiens. ComitolusXX aussi Jésuite, lib. 5. Resp. Moral. q. 11. raisonne ainsi : « C’est commettre un péché mortel, que de prendre plaisir à une action qui est péché mortel, ou qui ne se peut faire sans péché mortel ; or les Comédies ne peuvent se représenter sans péché mortel. »

La troisième partie de l’Ouvrage de del Monaco, propose les raisons apparentes des mondains pour défendre la {p. 28}Comédie, et dont il faut voir le fort et le faible. La première est, que les Spectacles ne sont pas défendus dans le Décalogue. Il répond. 1°. Par l’explication de Tertullien sur le 1. Ps. cite ci-devant. 2°. Par les vœux du Baptême, par lesquels nous avons renoncé au démon, au monde, et à ses pompes que les Théâtres étalent. 3°. Par saint Jean Chrysostome, qui soutient que le commandement du décalogue, Non concupiscens, renferme la défense des Spectacles qui réveillent et qui excitent la Concupiscence.

La second raison tirée de l’infamie des spectacles anciens, qui avait porté les saints Pères à les condamner, est réfutée par les saints Pères mêmes qui les ont condamnés pour des raisons qui subsistent encore, comme on l’a fait voir.

La troisième est, qu’il n’y a pas plus de mal à voir représenter des Comédies qu’à les lire. 1°. Il est dangereux de les lire, et l’on doit s’en abstenir. 2°. Il y a bien de la différence selon Cicéron et Quintilien, entre l’impression que fait la lecture d’un discours, et celle de la prononciation du même discours accompagné du son de la voix et des gestes. {p. 29}La Comédie représentée est encore accompagnée de la pompe du Théâtre, de la vue des Comédiens, de la magnificence des habits, des danses, des instruments de musique ; ce qui la rend aussi dissemblable de la lecture, qu’un corps vivant est différent d’un corps mort qui a des yeux sans feu, des pieds sans mouvement, des membres sans action. Telle est la Comédie sur le papier : on y voit le corps des passions sans âme mais il y a beaucoup de personnes d’un tempérament si tendre, que la lecture des Comédies et des Romans les enflamme facilement : c’est pourquoi ces lectures sont défendues.

La 4eme raison est une idée de correction des mœurs que les Comédiens ont voulu donner, pour justifier les Comédies. Mais il répond qu’on n’a jamais vu de conversion par la Comédie ; Jésus-Christ ne nous a pas donné de tels maîtres de la vertu. 2°. Ces Comédies divertissent les personnes dont elle critiquent les passions. L’on verra encore une autre réponse bien judicieuse dans la Section 8. du 4me. Chapitre suivant.

La cinquième, est une ignorance prétendue de la condamnation de la {p. 30}Comédie. Mais il répond. 1°. avec Sanchez, qu’il n’y a que l’ignorance invincible qui pourrait excuser : or il n’y a personne qui n’ait ouï parler qu’il y a des gens qui condamnent la Comédie. 2°. Il suffit d’avoir lu l’Evangile, pour être convaincu que la Comédie ne peut pas s’accorder avec les maximes de ce Livre divin. 3°. Si on a trouvé des Docteurs favorables à la Comédie, c’est un malheur dont le Sauveur a menacé, en disant : « Si un aveugle en conduit un autre, ils tomberont tous deux dans la fosse », Matt. 15. v. 14. Del Monaco fait ici une belle morale aux Chrétiens qui aiment et qui cherchent des Confesseurs faciles et complaisants ; c’est la source des désordres du siècle. Il conclut avec saint Ambroise, qu’il faut que les Prédicateurs prêchent, que les Confesseurs disent, et que les Auteurs écrivent contre les passions, quoiqu’ils connaissent l’opiniâtreté des hommes.

La quatrième et dernière partie de l’Ouvrage de del Monaco, se réduit à trois remèdes qu’il propose contre les maux causés par la Comédie. Le premier serait de purger les Pièces du Théâtre ; {p. 31}ce qui sera impossible, dit-il, tant que les hommes et les femmes y parleront d’amour.

Le second remède et le plus sûr, serait de chasser les Comédiens : il appuie cet avis par celui de MenochiusXXI, qui porte que les Princes et les Magistrats sont obligés de faire leurs diligences pour les chasser des Villes ; et par celui de saint Charles Borromée, qui dit la même chose en son 1. Concile de Milan, partie 2.

Le troisième remède, est de Mariana Jésuite, au livre 3 de Rege et Regis institutione, Cap. de Spectaculis, qui croit qu’on doit publier la Doctrine contre la Comédie, parce qu’il y aura toujours quelqu’un qui en pourra profiter, et qui préférera son salut à un plaisir si dangereux.

SECTION SECONDE.
Ouvrages Italiens du Père Ottonelli Jésuite. §

Il y a aussi dans la Bibliothèque du Roi trois Volumes in 4°. contre la Comédie, écrits en Italien par le R. P. Jean Dominique OttonelliXXII Jésuite de la Ville de Tagnane en Italie.

{p. 32}Le premier volume, est un Ouvrage séparé des deux autres, intitulé, De la modération Chrétienne du Théâtre, imprimé à Florence en 1645XXIII. Le Père Ottonelli y répond à l’Ouvrage d’un fameux Comédien Italien, appelé Nicolo Barbieri surnommé BeltrameXXIV, et à deux autres écrits de deux Comédiens Italiens, nommés CecchinoXXV et AndreinoXXVI, surnommé Lelio. L’Ouvrage de ce Jésuite est divisé en deux parties. La première Partie contient quatre Chapitres, et chaque Chapitre plusieurs questions. Dans le 1. Chapitre il expose les raisons justificatives de la Comédie, rapportées par Beltrame, et il les combat par les Saints Pères, par les Théologiens, par les Casuistes, et par de forts raisonnements. Je ne les rapporterai pas, parce que ce sont les mêmes principes et preuves que celle de del Monaco, auxquelles il a donné un tour très délicat et très agréable. Das le 2. il propose les preuves du Comédien, pour autoriser l’usage de faire monter les femmes sur le Théâtre, et les y faire parler d’amour ; il met en poudre ces preuves, et établit solidement que cet usage est très criminel et très dangereux ; ce qu’il {p. 33}continue de faire dans le Chapitre 3. où il estime ce point décisif contre la Comédie. C’est pourquoi dans le Chapitre 4. il fait voir que cet usage est opposé à la pudeur du sexe, très dangereux pour les jeunes gens qui y assistent, et la source de beaucoup de désordres.

Dans la seconde Partie, il parle des Comédies peu modestes, et il les condamne. Il prouve que celles de ce siècle sont de ce caractère, parce que les femmes s’y entretiennent d’amour avec les hommes, ce que les saints Pères ont fait voir être très mauvais et très dangereux ; et que plusieurs endroits des saints Pères sont autant les censures des Comédies de notre siècle, que de celles de leur temps.

Le second Ouvrage du Père Ottonelli Jésuite, qu’il a aussi intitulé, De la modération Chrétienne du Théâtre, est aussi imprimé à Florence en 1652. et il l’a partagé en deux Volumes.

Le premier Volume contient trois Traités. Le premier regarde les Comédiens mercenaires, qui gagnent leur vie à jouer sur le Théâtre des pièces d’amour avec des femmes, d’une manière peu modeste ; ce qu’il accuse être une {p. 34}profanation du Christianisme, et un métier injuste pour gagner de l’argent. Il faut remarquer que les Italiens ont deux sortes de Comédiens, savoir des mercenaires dont je viens de parler ; et des domestiques, dont les Acteurs sont des personnes de famille qui ne gagnent pas d’argent à jouer. Ce Jésuite soutient que s’ils jouent avec des femmes des Pièces d’amour, ils ne peuvent pas être excusés, puisque c’est le principe de la condamnation des Comédiens mercenaires.

Dans le second Traité, il étend les réponses qu’il avait déjà faites à Beltrame. Dans le troisième, il donne des avis aux Charlatans, qui sont de ne pas tromper en vendant leurs Drogues. Il rapporte en détail leurs artifices, il leur défend de dire des paroles bouffonnes et malhonnêtes pour attirer le peuple, et corrompre les jeunes gens qui les entendent.

Le second Volume est divise en quatre Chapitres. Dans le premier il examine les motifs qui doivent porter les Prédicateurs et les Confesseurs, à faire des instances pour obtenir la modération du Théâtre ; ces motifs sont le zèle {p. 35}pour le salut des âmes, et les désordres que les Théâtres causent. Dans le second Chapitre, il continue la nécessité de ces instances auprès des Supérieurs. Dans le troisième Chapitre, il nomme les Supérieurs auxquels il faut s’adresser, savoir les Papes, les Prélats et les Princes ; il conclut qu’il serait et plus sûr, et plus utile de défendre absolument les Spectacles, que d’entreprendre de les modérer : car pour modérer et purifier les Spectacles, il faut bannir les expressions tendres, et les sujets qui regardent l’amour des femmes.

La coutume du pays où il écrit, lui fait sentir la difficulté de faire recevoir la vérité de ces maximes ; il montre ces vérités Chrétiennes qu’il a découvertes dans les bonnes sources, par l’organe des Auteurs et des passages pleins d’érudition.

Il fait parler en sa place le Père Adam ContzenXXVII en ces termes : « Affectum amantis numquam verbis aut gestibus exprimant, ne eo quidem fine, ut calamitosus exitus impudicitiæ ostendatur, quia moribus libidinosis contagionis minima aura transfunditur : alienas libidines improvidæ mentes secura non audiunt : nulla scenam mulier {p. 36}ingrediatur, absit a Theatro etiam habitus illus sexus. » Le Comédien ne doit jamais exprimer la tendresse d’un amant, ni par paroles ni par gestes, non pas même pour faire voir le sort infortuné de l’impureté ; le moindre haleine se communique, les esprits dissipés n’entendent pas en sûreté l’histoire des passions d’autrui : qu’aucune femme ne monte sur le Théâtre, que son habit même n’y paraisse pas. Beltrame dit, en vain qu’on parle d’amour dans les Comédies, afin d’en découvrir les effets : car il est certain, dit le Père Ottonelli, qu’on y parle longtemps et avec plaisir de cette passion, et qu’on y parle très peu du remède, et toujours inutilement. Puis il cite en cet endroit les paroles de Tertullien, si dignes d’un Chrétien des premiers siècles, et dont nous ne sentons plus la vérité, parce qu’en nous éloignant de ces temps heureux, nous avons toujours dégénéré de la vertu de nos Pères.

Voici les paroles de Tertullien au Chap 25. de son Traité des Spectacles : « In omni Spectaculo nullum magis scandalum occurrit, quam ille ipse mulierum et virorum accuratior cultus ; ipsa consensio, {p. 37}ipsa in favoribus aut conspiratio aut dissensio inter se de commercio scintillas libidinum conflabellant. Nemo denique in Spectaculo ineundo prius cogitat nisi videri et videre. » Il n’y a rien de plus scandaleux dans tous les Spectacles, que de voir avec quel soin et quel agrément les hommes et les femmes y sont parées : les expressions même de leurs sentiments conformes ou différents pour approuver ou désapprouver les choses dont ils s’entretiennent, ne servent qu’à exciter dans leurs cœurs des passions déréglées. Enfin nul ne va à la Comédie qu’à dessein d’y voir, ou d’y être vu.

Il confirme son sentiment en plusieurs endroits par celui de del Monaco : il loue l’Ouvrage de ce savant Sicilien, et la solidité de ses sentiments qui sont d’autant plus à suivre, qu’il avait écrit depuis peu contre la Comédie du siècle, en connaissant les mauvais effets dans la plupart de ceux qui y vont.

Le Père Ottonelli cite ces paroles de la page 30. de l’Avertissement de del Monaco : « Honesti ludi ii sunt in quibus nulla omnino mulier, nulla lascivies, amor nullus. » Ces jeux-là seulement peuvent passer pour honnêtes, dans lesquels on {p. 38}ne voit pas paraître de femmes, où il n’y a rien qui puisse donner de mauvaises pensées, ni réveiller ou exciter un amour déréglé. D’où il conclut que les Comédies de ce siècle ne se jouant jamais sans femmes, sans expressions tendres, capables de donner de mauvaises pensées, et qui excitent souvent un amour déréglé ; il faut dire que les Comédies ne sont pas des jeux honnêtes, mais très criminels et très dangereux.

SECTION TROISIEME.
Traité de la Comédie ; du troisième Volume des Essais de Morale. A Paris, en 1659. §

L’Auteur des Essais de Morale se plaint d’abord de la corruption de son siècle, qui est venue jusqu’à l’excès de vouloir allier la piété Chrétienne avec l’esprit du monde, par l’entreprise de vouloir justifier la Comédie. Peut-être qu’il veut parler d’Hédelin qui avait écrit en 1657. pour la Comédie, comme je l’ai dit dans la Préface. Pour combattre une entreprise si téméraire, il examine la vie des {p. 39}Comédiens, la matière et le but des Comédies, les effets qu’elles produisent d’ordinaire dans l’esprit de ceux qui les représentent, ou qui les voient représenter ; et il compare ensuite tout cela avec la vie, les sentiments et les devoirs d’un véritable Chrétien.

Il attaque d’abord les Pièces des Poètes qui introduisent les Saints et les Saintes sur le Théâtre, et qui pour les rendre agréables, ont représenté la dévotion de ces Saints de Théâtre toujours un peu galante. On remarque que la disposition au martyre n’empêche pas la Théodore de Mr. Corneille de parler en ces termes :

« Si mon âme à mes sens était abandonnée,
Et se laissait conduire à ces impressions
Que forment en naissant les belles passions. »

Et l’humilité de Théâtre souffre aussi qu’elle réponde de cette sorte en un autre endroit :

« Cette haute puissance à ses vertus rendue,
Et si Rome et le temps m’en ont ôté le rang,
Il m’en demeure encore le courage et le sang,
Dans mon sort ravalé je sais vivre en Princesse
{p. 40}
Je fuis l’ambition, mais je hais la faiblesse. »

Il fait voir ensuite que les passions qui ne pourraient causer que de l’horreur, si elles étaient représentées telles qu’elles sont, deviennent aimables par la manière dont elles sont exprimées. Il rapporte pour exemple les vers suivants, où la rage de la sœur d’Horace est représentée.

« Oui je lui ferai voir par d’infaillibles marques,
Qu’un véritable amour brave la main des Parques,
Et ne prend point de loi de ces cruels tyrans,
Qu’un sort injurieux nous donne pour parents.
Tu blâmes ma douleur, tu l’osez nommer lâche,
Je l’aime d’autant plus, que plus elle te fâche. »

Enfin l’Auteur dit qu’on trouve dans presque toutes les Comédies et dans tous les Romans, les passions vicieuses ainsi embellies et colorées d’un certain fard, qui les rend agréables : d’où il conclut que s’il n’est pas permis d’aimer les vices, on ne peut pas prendre plaisir aux choses qui ont pour but de les rendre {p. 41}aimables. Je n’en dirai pas davantage, parce que ce Livre est entre les mains de tout le monde.

CHAPITRE III §

SECTION PREMIERE.
Traité de la Comédie et des Spectacles. A Paris, Chez Pierre Promé rue de la vieille Bouclerie, à la Charité. 1666. §

On trouve une Estampe de M. le Prince de Conti, avec ces quatre vers au-dessous :

« L’or des Lys immortels qui brille en ta Couronne
N’est pas ce que ton sort a de plus éclatant,
C’est que la Grâce en sa personne
Fit d’un Prince pécheur un Prince pénitent. »

J’ai seulement retranché les premières pages de ce Traité, mais j’ai copié mot à mot tout le resteXXVIII.

« Si l’on veut regarder la Comédie dans son progrès et dans sa perfection, dit ce pieux Prince, soit pour sa matière et {p. 42}pour ses circonstances, soit pour ses effets ; n’est-il pas vrai qu’elle a traité presque toujours des sujets peu honnêtes, ou accompagnés d’intrigues scandaleuses ? Les expressions mêmes n’en sont-elles pas sales, ou du moins immodestes ? Peut-on nier ces vérités des plus belles Comédies d’Aristophane, et de celles de Plaute, et de Terence ? Les Italiens qui sont les premiers Comédiens du monde, n’en remplissent-ils pas leurs pièces ? Les farces Françaises sont-elles pleines d’autres choses ? et même de nos jours, ne voyons-nous pas ces mêmes défauts dans quelques-unes des Comédies les plus nouvelles? [...]

« Quels effets peuvent produire ces expressions accompagnées d’une représentation réelle ; que de corrompre l’imagination, de remplir la mémoire, et se répandre après dans l’entendement, dans la volonté, et ensuite dans les mœurs ? [...] Il y a beaucoup de personnes qui assurent qu’ils n’ont jamais reçu aucune impression mauvaise par la Comédie ; mais je soutiens ou qu’ils sont en petit nombre, ou qu’ils ne sont pas de bonne foi, ou que la seule raison par laquelle la Comédie n’a pas été cause de la {p. 43}corruption de leurs mœurs, c’est parce qu’elle les a trouvés corrompus, et qu’ils ne lui ont rien laissé à faire sur cette matière. [...] Il est certain que c’est à tort qu’on prétend justifier les Comédies de ce temps par l’exemple des anciennes, rien n’étant si dissemblable qu’elles le sont. L’amour est présentement la passion qu’il y faut traiter le plus à fond ; et quelque belle que soit une pièce de Théâtre, si l’amour n’y est conduit d’une manière délicate, tendre et passionnée, elle n’aura d’autres succès que celui de dégoûter les Spectateurs, et de ruiner les Comédiens. Les différentes beautés des pièces consistent aujourd’hui aux diverses manières de traiter l’amour ; soit qu’on le fasse servir à quelque autre passion, ou bien qu’on le représente comme la passion qui domine dans le cœur. Il est vrai que l’Herodes de Monsieur HeinsiusXXIX est un Poème achevé, et qu’il n’y a point d’amour : mais il est certain aussi que la représentation en serait fort ennuyeuse. Car il faut avouer que la corruption de l’homme est telle depuis le péché, que les choses qui l’instruisent ne trouvent rien en lui qui favorise leur {p. 44}entrée dans son cœur. Il les trouve sèches et insipides, au lieu qu’il court, pour ainsi dire, au-devant de celles qui flattent ses passions, et qui favorisent ses désirs. Ce n’est donc plus que dans les livres de Poétique que l’instruction est la fin du Poème dramatique ; cela n’est plus véritable, ni dans l’intention du Poète, ni dans celle du Spectateur. Le désir de plaire est ce qui conduit le premier, et le second est conduit par le plaisir d’y voir peintes des passions semblables aux siennes : car notre amour propre est si délicat, que nous aimons à voir les portraits de nos passions aussi bien que ceux de nos personnes. Il est même si incompréhensible, qu’il fait par un étrange renversement, que ces portraits deviennent souvent nos modèles, et que la Comédie en peignant les passions d’autrui, émeut notre âme d’une telle manière qu’elle fait naître les nôtres, qu’elle les nourrit quand elles sont nées, qu’elle les polit, qu’elle les échauffe, qu’elle leur inspire de la délicatesse, qu’elle les réveille quand elles sont assoupies, et qu’elle les rallume même quand elles sont éteintes. Il est vrai qu’elle ne fait pas ces effets dans toutes sortes de personnes: mais il est vrai {p. 45}aussi qu’elle les fait dans un grand nombre, qu’elle les peut faire dans toutes, et qu’elle les doit faire même plus ordinairement, si on considère de bonne foi quel est l’empire naturel d’une représentation vive, jointe à une expression passionnée sur le tempérament des hommes. Il est tous les jours ému par l’éloquence des Orateurs, il le doit être à plus forte raison par la représentation des Comédies : ils y ajoutent même tout ce qui les peut aider à ce dessein, leur déclamation, leur port, leurs gestes et leur ajustement. Les femmes ne négligent rien pour y paraîttre belles : elles y réussissent quelquefois, et s’il y en a quelqu’une qui ne le soit pas, il ne faut pas s’en prendre à la Comédie, rien n’est plus contre son intention, puisqu’elle lui fait tenir la place d’une personne qui a été l’objet d’une passion violente, qu’une Comédienne sans beauté ne représente pas fidèlement. Mais ce qui est plus déplorable, c’est que les Poètes sont maîtres des passions qu’ils traitent, mais ils ne le sont pas de celles qu’ils ont ainsi émues ; ils sont assurés de faire finir celles de leur Héros, et de leur Héroïne avec le cinquième acte, {p. 46}et que les Comédiens ne diront que ce qui est dans leur rôle, parce qu’il n’y a que leur mémoire qui s’en mêle. Mais le cœur ému par cette représentation n’a pas les mêmes bornes, il n’agit pas par mesures ; dès qu’il se trouve attiré par son objet, il s’y abandonne selon toute l’étendue de son inclination, et souvent après avoir résolu de ne pousser pas les passions plus avant que les Héros de la Comédie, il s’est trouvé bien loin de son compte ; l’esprit accoutumé à se nourrir de toutes les manières de traiter la galanterie n’étant plein que d’aventures agréables et surprenantes, de vers tendres,délicats et passionnés, fait que le cœur dévoué à tous ces sentiments n’est plus capable de retenue. Et quand même ces effets, que je n’ose faire entrevoir, ne s’en suivraient pas, n’est-ce pas un terrible mal que cette idolâtrie que commet le cœur humain dans une violente passion ? N’est-ce pas en quelque sens le plus grand péché qu’on puisse commettre ? La créature y chasse Dieu du cœur de l’homme, pour y dominer à sa place, y recevoir des sacrifices et des adorations, y régler ses mouvements, ses conduites et ses intérêts, et y faire {p. 47}toutes les fonctions de Souverain qui n’appartiennent qu’à Dieu, qui veut y régner par la charité qui est la fin et l’accomplissement de toute la Loi Chrétienne.

« Ne voyez-vous pas l’amour traité de cette manière si impie dans les plus belles Tragédies et Tragicomédies de notre temps ? N’est-ce pas par ce sentiment qu’Alcionée mourant par sa propre main, dit à Lidie:

« Vous m’avez commandé de vaincre, et j’ai vaincu,
Vous m’avez commandé de vivre et j’ai vécu :
Aujourd’hui vos rigueurs vous demandent ma vie,
Mon bras aveuglément l’accorde à votre envie,
Heureux et satisfait dans mes adversités,
D’avoir jusqu’au tombeau suivi vos volontés. »

Rodrigue ne parle t-il pas de même à Chimène, lorsqu’il va combattre dom Sanche.

« Maintenant qu’il s’agit de mon seul intérêt,
Vous demandez ma mort, j’en accepte l’arrêt,
{p. 48}
Votre ressentiment choisit la main d’un autre,
Je ne méritais pas de mourir de la vôtre,
On ne me verra point en repousser les coups,
Je dois trop de respect à qui combat pour vous,
Et ravi de penser que c’est de vous qu’ils viennent,
Puisque c’est votre honneur que ses armes soutiennent,
Je vais lui présenter mon estomac ouvert,
Adorant en sa main la vôtre qui me perd. »

« En vérité peut-on pousser la profanation plus avant, et le faire en même temps d’une manière qui plaise davantage et qui soit plus dangereuse ? Quoiqu’on veuille dire que le Théâtre ne souffre plus rien que de chaste, et que les passions y sont traitées de la manière du monde la plus honnête, je soutiens qu’il n’en est pas moins contraire à la Religion Chrétienne. Et j’ose même dire que cette apparence d’honnêteté, et le retranchement des choses immodestes le rend beaucoup plus à craindre. Il n’y aurait que les libertins qui pussent voir les pièces déshonnêtes ; les femmes de qualité et de vertu en auraient de l’horreur, {p. 49}au lieu que l’état présent de la Comédie ne faisant aucune peine à la pudeur attachée à leur sexe, elles ne se défendent pas d’un poison aussi dangereux et plus caché que l’autre qu’elles avalent sans le connaître, et qu’elles aiment lors même qu’il les tue. Mais pour pousser encore davantage cette matière sans sortir pour cela des bornes de la vérité : peut-on appeler tout à fait honnêtes des ouvrages, dans lesquels on voit les filles les plus sévères écouter les déclarations de leurs amants, être bien aises d’en être aimées, recevoir leurs lettres et leurs visites, et leur donner même des rendez-vous ? J’avoue que nonobstant tout cela elles sont tout à fait honnêtes, puis qu’il a plu ainsi au Poète : mais en vérité y a-t-il personne de tousceux qui sont les plus zélés défenseurs d’une si mauvaise cause, qui voulût que sa femme, ou sa fille fût honnête comme Chimène, et comme toutes les plus vertueuses Princesses du Théâtre ? Je pense qu’il souffrirait assez impatiemment dans les unes, ce qu’il respecte tant dans les autres, et que dès qu’il verrait cette sévérité tant vantée dans un sujet auquel il prendrait quelque {p. 50}intérêt, il reconnaîtrait bientôt ces fausses vertus pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire, pour des vices véritables.

« Mais avant que de faire voir plus à fond quelle est l’opposition qui est entre la Comédie et les plus solides fondements de la Morale Chrétienne, je dois répondre à deux objections que les défenseurs de la Comédie font pour l’ordinaire. J’y satisfais avec exactitude et avec ordre tout ensemble. Ils disent qu’il est vrai que la Comédie est une représentation des vertus et des vices, parce qu’il est de la fidélité des portraits de représenter leurs modèles tels qu’ils sont, et que les actions des hommes étant mêlées de bien et de mal, il est par conséquent du devoir du Poème Dramatique de les représenter en cette manière : mais que bien loin qu’il fasse de mauvais effets, il en a de tout contraires, puisque le vice y est repris, et que la vertu y est louée, et souvent même récompensée. Je ne puis mieux faire voir la faiblesse de cette objection, qu’en répondant avec un savant Prélat de notre siècle "Le remède y plaît moins que ne fait le poison"XXX.

« Telle est la corruption du cœur de l’homme, mais telle {p. 51} est aussi celle du Poète, qui après avoir répandu son venin dans tout un Ouvrage d’une manière agréable, délicate et conforme à la nature et au tempérament, croit en être quitte pour faire faire quelque discours moral par un vieux Roi représenté, pour l’ordinaire, par un fort méchant Comédien, dont le rôle est désagréable, dont les vers sont secs et languissants, quelquefois même mauvais, mais tout du moins négligés ; parce que c’est dans ces endroits qu’il se délasse des efforts d’esprit qu’il vient de faire en traitant les passions. Y a-t-il personne qui ne songe plutôt à se récréer en voyant jouer Cinna, sur toutes les choses tendres et passionnées qu’il dit à Emilie, et sur toutes celles qu’elle lui répond ; que sur la clémence d’Auguste à laquelle on pense peu, et dont aucun des spectateurs n’a jamais songé à faire l’éloge en sortant de la Comédie ?

« La seconde chose qu’ils objectent, est qu’il y a des Comédies saintes, qui ne laissent pas d’être belles, et sur cela on ne manque jamais de citer Polyeucte ; car il serait difficile d’en citer beaucoup d’autres. Mais en vérité, y a-t-il rien de plus sec et de moins agréable {p. 52} que ce qui est de saint dans cet Ouvrage ? Y a-t-il rien de plus délicat et de plus passionné que ce qu’il y a de profane ? Y a-t-il personne qui ne soit mille fois plus touché de l’affliction de Sévère lorsqu’il trouve Pauline mariée, que du martyre de Polyeucte ? Il ne faut qu’un peu de bonne foi, pour tomber d’accord de ce que je dis. Aussi Dieu n’a pas choisi le Théâtre pour y faire éclater la gloire de ses Martyrs ; il ne l’a pas choisi pour y faire instruire ceux qu’il appelle à la participation de son héritage. Mais, comme dit le grand Evêque que je viens de citer XXXI : "Pour changer leurs mœurs, et régler leur raison, les Chrétiens ont l’Eglise, et non pas le Théâtre" : l’amour n’est pas le seul défaut de la Comédie, la vengeance et l’ambition n’y sont pas traitées d’une manière moins dangereuse. Comme ces deux passions ne passent dans l’esprit de ceux qui ne se conduisent pas par les règles de l’Evangile, que pour de nobles maladies de l’âme, surtout quand on ne se sert pour les contenter que des moyens que le monde trouve honnêtes : les Poètes se rendant d’abord les esclaves de ces maximes pernicieuses, en {p. 53}composent tout le mérite de leurs Héros. Rodrigue n’obtiendrait pas le rang qu’il a dans la Comédie s’il ne l’eût mérité par deux duels, en tuant le Comte, et en désarmant Dom Sanche : et si l’histoire le considère davantage par le nom de Cid, et par ses exploits contre les Maures ; la Comédie l’estime beaucoup plus par sa passion pour Chimène, et par ses deux combats particuliers. Le récit même de la défaite des Maures y est fort ennuyeux, et peu nécessaire à l’Ouvrage, étant certain qu’il n’y avait nulle rigueur en ce temps-là contre les duels, et n’y ayant pas d’apparence que la sévérité du Roi de Castille fût si grande en cette matière contre la coutume de son siècle, qu’il n’en pût bien pardonner deux par jour, même sans le prétexte d’une victoire aussi importante que celle-là. La vengeance n’est-elle pas encore représentée dans Cornélie comme un effet de la piété, et de la fidélité conjugale, jointe à la force et à la fermeté Romaine, au troisième Acte de la mort de Pompée, Scène quatrième, lors qu’elle dit à César :

« C’est là que tu verras sur la terre et sur l’onde,
{p. 54}
Le débris de Pharsale armer un autre monde :
Et c’est là que j’irai pour hâter tes malheurs,
Porter de rang en rang ces cendres et mes pleurs ;
Je veux que de ma haine ils reçoivent des règles,
Qu’ils suivent au combat, des urnes au lieu d’Aigles,
Et que ce triste objet porte à leur souvenir,
Les soins de me venger, et ceux de te punir. »

« On ne peut pas dire qu’en cet endroit le Poète ait voulu donner de l’horreur de la vengeance, comme il a voulu en donner de celle de Cléopâtre dans Rodogune ; au contraire c’est par cette vengeance qu’il prétend rendre Cornélie recommandable, et la relever au-dessus des autres femmes, en lui faisant un devoir, et une espèce même de piété, de sa haine pour César, qui attire le respect, et qui la fasse passer pour une personne héroïque. Mais il ne croit pas que sa vertu soit dans un degré assez haut, s’il ne fait monter sa piété vers Pompée, jusques à l’impiété et au blasphème envers les Dieux de {p. 55} l’antiquité ; car il la fait parler dans la première Scène du cinquième Acte aux cendres de son mari, en cette manière ;

« Moi je jure des Dieux la puissance suprême,
Et pour dire encore plus, je jure par vous-même ;
Car vous pouvez bien plus sur ce cœur affligé,
Que le respect des Dieux qui l’ont mal protégé. »

Et sur la fin de la Scène quatrième du même Acte :

« J’irai, n’en doute point, au partir de ces lieux,
Soulever contre toi les hommes et les Dieux :
Ces Dieux qui t’ont flatté, ces Dieux qui m’ont trompée,
Ces Dieux qui dans Pharsale ont mal servi Pompée,
Qui la foudre à la main l’ont pu voir égorger :
Ils connaîtront leur crime, et le voudront venger ;
Mon zèle à leur refus, aidé de sa mémoire,
Te saura bien sans eux arracher la Victoire. »

{p. 56} « Ce serait une fort méchante excuse à cette horrible impiété, de dire que Cornélie était Païenne ; car cela prouve seulement qu’elle se trompait, en attribuant la divinité à des choses qui ne la possédaient pas : mais cela n’empêche pas que supposé qu’elle leur attribuât la divinité, elle n’eût pas des sentiments effroyablement impies. Cette estime pour Cornélie que le Poète a voulu donner en cet endroit aux Spectateurs, après l’avoir conçue lui-même, vient du fond de cette même corruption qui fait regarder dans le monde comme des enfants mal nés et sans mérite, ceux qui ne vengent pas la mort de leurs pères, ou de leurs parents, en sorte que le public attache souvent leur honneur à l’engagement de se battre contre les meurtriers de leurs proches ; qu’on les élève dans de si horribles dispositions, et qu’on mesure leur mérite à la correspondance qu’on trouve en eux, au sentiment qu’on prétend leur donner ; que ces sortes de représentations favorisent encore d’une manière pathétique, et qui s’insinue plus facilement que tout ce qu’on pourrait leur dire d’ailleurs.

« Pour l’ambition qui est proprement la {p. 57}fille de l’orgueil, elle est trop honorée dans le monde pour ne l’être pas dans la Comédie. Il faudrait un volume pour tous les exemples qu’on en pourrait donner presque dans toutes les Pièces, comme il en faudrait un autre pour combattre cette passion autant qu’elle mérite de l’être.

« Il est donc vrai que le but de la Comédie, est d’émouvoir les passions, comme ceux qui ont écrit de la Poétique en demeurent d’accord : et au contraire, tout le but de la Religion Chrétienne est de les calmer, de les abattre et de les détruire autant qu’on le peut en cette vie. C’est pour cela que l’Ecriture nous apprend que la vie de l’homme sur la terre est un combat continuel, parce qu’il n’a pas plutôt terrassé un ennemi, que cette défaite en fait naître un autre dans lui-même, et qu’ainsi sa victoire n’est pas moins à craindre pour lui, que ses pertes : c’est avec ces armes que la chair fait cette cruelle guerre à l’esprit qui ne peut vivre qu’en mortifiant les passions de la chair : elles appartiennent à cette loi de mort qui s’oppose continuellement à la loi de l’esprit. De là vient qu’on ne peut être parfait {p. 58}Chrétien, que ce corps de péché ne soit détruit, que l’homme céleste ne règne, et que le vieil homme ne soit crucifié. Voilà la Religion Chrétienne : voilà quelle doit être l’application de ceux qui la professent ; voilà la doctrine de l’Apôtre saint Paul, ou plutôt celle du saint Esprit. Et comme les exemples ont un grand pouvoir sur les hommes, dans le même temps que la Comédie nous propose ses Héros livrés à leurs passions, la Religion nous propose Jésus-Christ souffrant pour nous délivrer de nos passions. Ceux qui courent après les premiers, regardent Jésus-Christ crucifié comme une folie, et comme une occasion de scandale ; mais ceux qu’il appelle à la participation de sa gloire par le renoncement à leurs désirs et à leur cupidité, le regardent comme la force et la sagesse de Dieu.

« Si donc la Comédie en l’état qu’elle est présentement, est si opposée aux maximes du Christianisme : n’est-ce pas encore ajouter crime sur crime, que de choisir le saint jour du Dimanche pour la jouer ? c’est le jour du Seigneur, il lui appartient tout entier, et si la faiblesse de l’homme ne lui permet pas de {p. 59}le lui donner absolument par une application actuelle, au moins ne doit-on prendre que les divertissements nécessaires ; encore faut-il qu’ils ne soient contraires ni à la sainteté du jour, ni à celle à laquelle les Chrétiens sont obligés. Mais les Comédiens font céder toutes ces considérations à leur avarice, et les mauvais Chrétiens à leur plaisir. Saint Augustin assure que celui qui danse le Dimanche fait un plus grand péché que celui qui laboure la terre. Je ne pense pas que selon cette règle on puisse justifier celui qui va à la Comédie, ni celui qui la joue. Il déplore comme un grand égarement, de ce qu’il pleurait la mort de Didon, et qu’il ne pleurait pas celle de son âme ; et les Chrétiens dont la vie est si courte, au lieu d’employer les jours saints à racheter leurs péchés par des dignes fruits de pénitence, les donnent à des divertissements défendus. Y a-t-il rien de pareil à cet aveuglement ? Si ce discours peut ouvrir les yeux à quelqu’un, je serai parvenu à la fin que je me suis proposée. Pour ceux qui sont remplis des maximes de la chair et du monde, et que Dieu par un juste, mais terrible jugement, a abandonnés aux {p. 60} désirs de leur cœur ; je ne m’étonne pas qu’ils trouvent de la faiblesse dans mes raisonnements ; ils en trouvent dans l’Evangile : ils n’ont pas accoutumé d’examiner les choses par les règles que j’ai suivies. Car, comme dit l’Apôtre, "l’homme qui est tout charnel n’est point capable des choses qu’enseigne l’Esprit de Dieu : Elles lui passent pour folie, et il ne les peut comprendre, parce que c’est par une lumière spirituelle qu’on en doit juger.". »

SECTION SECONDE.
Dissertation sur la condamnation des Théâtres. A Paris, Chez N. Pepingué, au bout du Pont S. Michel, 1666. §

Cet Ouvrage parut la même année que le Traité de Monsieur le Prince de Conti ; c’est un petit Livre in 12. Hédelin qu’on en croit l’Auteur, s’applique à faire voir que les Spectacles des anciens ont fait une partie de la Religion Païenne, et que la représentation des Comédies et des {p. 61}Tragédies était un Acte de Religion. Il veut prouver ensuite que la représentation des Poèmes dramatiques ne peut être défendue par les raisons des anciens Pères de l’Eglise, et il apporte pour autoriser sa proposition, les jeux du Cirque que le grand Constantin et le grand Théodose firent faire pour le divertissement du peuple : mais on verra dans la Section suivante la réponse de saint Ambroise. Dans le onzième Chapitre de cette Dissertation, on cite des passages de Tertullien, de saint Cyprien et de S. Augustin ; mais on n’a rapporté de ces saints Pères que ce qui accommodait et on a supprimé ce qui condamnait : néanmoins on ne peut conclure rien autre chose de ces passages des saints Pères, sinon que les Poèmes dramatiques sont moins honteux que les Idolâtries des Spectacles des Païens. Enfin cet Auteur s’est retranché à dire dans le 12me et dernier Chapitre, que la représentation des Comédies et des Tragédies ne doit pas être condamnée tant qu’elle sera modeste et honnête ; pourquoi il cite saint Thomas. Mais il se plaint à la fin de cet Ouvrage par ces paroles : « Il est certain que depuis quelques années notre Théâtre {p. 62}se laisse retomber dans sa vieille corruption, et que les Farces impudentes, et les Comédies libertines, où l’on mêle bien des choses contraires aux sentiments de la piété et aux bonnes mœurs, ranimeront bientôt la Justice de nos Rois. »

SECTION TROISIEME.
Défense du Traité de M. le Prince de Conti, touchant la Comédie et les Spectacles : Ou La Réfutation d’un Livre intitulé, Dissertation sur la condamnation des Théâtres, par le sieur de Voisin Prêtre, Docteur en Théologie, Conseiller du Roy. A Paris, Chez Jean-Baptiste Coignard, rue S. Jacques à la Bible d’Or. 1671. §

Il y a d’abord une Epitre dédicatoire, à Monsieur le Prince de Conti fils. Le Sieur de Voisin a mis ensuite un Abrégé très édifiant de la vie de Monsieur le Prince de Conti, où les principales actions de ce pieux Prince sont décrites, principalement celles que la piété lui a fait pratiquer, et les sentiments {p. 63}chrétiens qu’elle lui avait inspiré. Dans la Préface, l’Auteur déclare qu’il se trouve engagé de défendre le Traité contre la Comédie, fait par Mr. le Prince de Conti, parce qu’il l’avait donné au public par l’ordre de ce Prince quelques mois avant sa mort.

Il rapporte les paroles de la Dissertation, quoiqu’elle eût été méprisée par les Savants : il les réfute pied à pied, pour empêcher que les faibles et les ignorants ne fussent surpris par ce mauvais Ouvrage ; et il s’applique à faire voir que les Comédies de ce siècle corrompent le cœur, en rapportant plusieurs morceaux des Comédies les plus fréquentées. Cette Réfutation est un Ouvrage in 4° de 500. pages : il y a beaucoup d’érudition sur les Jeux et les Spectacles des Païens, on y trouve une longue Tradition des Conciles et des saints Pères contre la Comédie. Cette Tradition est poussée jusqu’au dix-septième siècle, par la citation de plusieurs saints et savants Hommes de chaque siècle, qui ont condamné la Comédie et les Spectacles. L’Auteur répond aux passages de saint Thomas et de saint François de Sales, qui paraissent favorables {p. 64}à la Comédie. Mais comme l’Auteur de la Dissertation avait voulu justifier les Jeux du Cirque par Constantin et Théodose ; le sieur de Voisin lui oppose l’autorité de saint Ambroise qui les a condamnés dans deux endroits de ses Ouvrages, premièrement dans son Traité de la Fuite du siècle Chapitre 1. où il dit que le Cirque est une vanité qui ne sert de rien, la vitesse des chevaux n’est que vanité, le Théâtre est vanité. Ce saint Docteur dit la même chose en expliquant le verset 37. du Psaume 118. « Averte oculos meos, ne videant vanitatem. » J’aurais fait un plus long extrait de cet Ouvrage, qui renferme tout ce que les Auteurs postérieurs ont écrit depuis, mais il aurait fallu user de redites.

SECTION QUATRIEME.
Extrait du Traité de la Comédie, qui se trouve dans L’Education Chrétienne des Enfants selon les maximes de l’Ecriture sainte, et les Instructions des saints Pères de l’Eglise. Chez Jean-Baptiste Coignard rue S. Jacques, à la Bible d’Or. 1672. §

L’Auteur cite l’endroit de Tertullien au Chapitre 28. du Livre des Spectacles, d’une femme Chrétienne, laquelle étant allée au Théâtre et à la Comédie, en revint possédée du diable, et que les Exorcistes demandant au démon comment il avait osé attaquer une Chrétienne, il répondit qu’il l’avait fait sans crainte, parce qu’il l’avait trouvée dans un lieu qui lui appartient, Inveni ine meoXXXII. Il continue par saint Augustin, qui remarque dans le troisième Livre de ses Confessions, Chapitre 2. qu’encore qu’il n’y ait rien que de feint dans les Représentations, l’on ne laisse pas de prendre part à la joie de ces Amants de Théâtre, lorsque par leurs artifices ils font réussir leurs impudiques désirs ; qu’on ne prend pas de plaisir dans les {p. 66}Comédies si l’on n’y est touché de ces aventures Poétiques qui y sont représentées, et dont cependant on est d’autant plus touché, que l’on est moins guéri de ces passions. L’Auteur conclut de ces principes, que plus les Enfants témoignent d’empressement pour les Comédies, moins on leur doit permettre d’y aller ; parce que l’empressement est une marque de l’inclination qu’ils ont au luxe, à la pompe, à la sensualité, à la délicatesse, à l’oisiveté, à la mollesse, aux artifices, et aux déguisements. Ce sont les passions qui se fortifient par les Représentations des Théâtres, et que les parents doivent s’efforcer de bannir du cœur de leurs enfants.

SECTION CINQUIEME.
Idée que Mr. l’Abbé Fleury a donnée de la Comédie dans Les Mœurs des Chrétiens, imprimés en 1682. §

Cet Abbé remarque qu’il y avait peu de divertissements qui fussent à l’usage des Chrétiens, et qu’ils fuyaient tous les Spectacles publics, soit du {p. 67}Théâtre, ou de l’Amphithéâtre, ou du Cirque. Il dit qu’on jouait au Théâtre les Tragédies et les Comédies, qu’à l’Amphithéâtre se faisaient les combats des gladiateurs ou des bêtes, et qu’au Cirque on voyait les courses des chariots.

Il cite saint Cyprien dans la seconde Epitre, qui nous apprend que les Chrétiens regardaient ces Spectacles comme une grande source de corruption pour les mœurs : le Théâtre était une école d’impudicité, l’Amphithéâtre de cruauté, et saint Augustin ajoute dans le sixième Livre de ses Confessions Chapitre 7. que le Cirque qui paraissait le plus innocent causait des factions, et produisait tous les jours des querelles et des animosités furieuses. Enfin il conclut que les Chrétiens blâmaient la grande dépense de ces Spectacles, l’oisiveté qu’ils fomentaient, le rencontre des hommes et des femmes qui s’y trouvaient mêlés et disposés à se regarder avec trop de liberté et de curiosité. Tout cela ne se rencontre-t-il par dans nos Comédies ?

{p. 68}

Contre les Chansons mondaines. §

Ayez un soin tout particulier d’empêcher vos Enfants d’apprendre des chansons mondaines. Je ne puis vous trop recommander cet avis, ni vous exprimer comme il faut, les maux que causent les Chansons malheureuses qui font tout le divertissement et toute la joie de ceux qui suivent les maximes du siècle.

Dieu nous a donne des yeux, une bouche et des oreilles, afin, dit S. Jean Chrysostome, que nous les consacrions à son service, que nous ne parlions que de lui, que nous n’agissions que pour lui, que nous ne chantions que ses louanges, que nous lui rendions de continuelles actions de grâces, et que par ces saints exercices nous purifions le fond de nos cœurs. Cependant au lieu d’en faire cet usage, nous les profanons en des paroles et des actions toutes vaines et superflues, et même mauvaises et dangereuses.

Qui est celui de vous tous qui m’écoutez maintenant, ajoute ce Père, qui me pourrait dire par cœur aucun Psaume, ou quelque autre partie de l’Ecriture, si {p. 69}je lui demandais ? Il ne s’en trouverait pas un seul, et ce qui est encore plus à déplorer, c’est que dans cette indifférence pour les choses saintes, vous avez en même temps une ardeur qui passe celle du feu même, pour des choses détestables qui ne sont dignes que des démons. Car si quelqu’un vous priait au contraire de lui dire quelqu’une de ces Chansons infâmes, et de ces Odes honteuses et diaboliques, il s’en trouverait plusieurs qui les auraient apprises avec soin, et qui les réciteraient avec plaisir.

Ne pensez pas que ces paroles soient trop fortes, pour être appliquées aux Chansons qui sont communes parmi le monde, et qu’on apprend aux enfants dès qu’ils commencent à parler. Celles qui passent pour les plus honnêtes, renferment bien souvent le poison le plus subtil, et si vous examinez toutes celles que vous avez jamais ouïes, vous remarquerez qu’il n’y en a point qui ne blessent ou la vérité, ou la charité, soit en donnant de fausses louanges aux choses, et aux personnes qui n’en méritent point, soit en déchirant l’honneur et la réputation du prochain. Vous remarquerez qu’il n’y en a presque point qui ne soient {p. 70}pleines des médisances et des calomnies les plus atroces, et qui ne soient des satires sanglantes, où l’on n’épargne ni la Personne sacrée des Souverains, ni celle des Magistrats, ni celle des personnes les plus innocentes et les plus pieuses. Vous remarquerez qu’il n’y en a presque point qui ne flattent avec ce fard qui en déguise l’horreur, et en fait aimer l’injustice et l’infamie, qui ne soient employées à faire éclater des flammes criminelles, qui ne soient remplies d’équivoques déshonnêtes, et qui ne portent dans l’imagination des idées si sales et si honteuses, qu’il est impossible qu’elles ne blessent entièrement la pureté.

Cependant combien y a-t-il de pères et de mères qui souffrent sans scrupule que leurs enfants se remplissent l’esprit et la mémoire de ces Chansons, qu’ils les chantent en leur présence et avec plaisir ; de sorte qu’en les répétant librement, ils s’accoutument insensiblement à perdre la honte et la pudeur, qui les ferait rougir dans un âge plus avancé de les entendre, si on ne les avait accoutumés de bonne heure à ce langage corrompu.

{p. 71}Lactance dans l’Abrégé qu’il a fait de ses Institutions, dit qu’un des effets funestes de ces Chansons, est de laisser dans le cœur une très grande disposition au crime et au libertinage ; en sorte que ceux qui les aiment et qui en font leur divertissement, se laissent facilement engager dans le désordre et dans l’impiété. Il ajoute qu’elles donnent du dégoût pour toutes les choses saintes, et surtout pour les saintes Ecritures, parce que la nature corrompue n’y trouvant rien qui la flatte, elle s’en dégoûte, et préfère injustement ces Vers et ces Chansons misérables, qui touchent et entretiennent ses passions, aux vérités que ces Livres saints lui découvrent et qui condamnent ses dérèglements.

Quel soin les pères et les mères ne doivent-ils donc pas avoir, de préserver leurs enfants de cette peste qui corrompt presque tout le monde ? Quelle faute ne commettent-ils point, non seulement lorsqu’ils se plaisent à entendre chanter ces Chansons mondaines par leurs enfants ; mais même à les leur apprendre eux-mêmes ? Saint Cyprien en parlant des pères et des mères qui faisaient manger à leurs enfants des viandes offertes {p. 72}aux Idoles, fait dire aux enfants ces paroles étonnantes : Nos propres pères ont été nos parricides ; Et saint Augustin expliquant ce Passage, dit qu’encore que les enfants n’ayant point de part à cette action criminelle par leur volonté, ne mourussent pas réellement dans l’âme, néanmoins leurs pères ne laissaient pas d’être leurs homicides, parce que en tant qu’il dépendait d’eux, ils faisaient mourir spirituellement leurs âmes.

Combien les mères qui apprennent à leurs enfants des Chansons de médisance ou d’impudicité, sont-elles plus coupables que celles dont parle saint Cyprien ? Car enfin les viandes offertes aux Idoles sont des créatures de Dieu ; mais ces chansons ne sont que des productions du diable qui les compose par ses ministres. Ces viandes ne corrompaient réellement ni l’âme ni le corps des enfants, elles ne faisaient que passer en eux comme les autres viandes, sans y faire aucune impression maligne ; au lieu que ces Chansons sacrilèges corrompent l’esprit de ceux qui les chantent, et que demeurant dans la mémoire elles leur sont une tentation pour toute leur vie. {p. 73}En effet, comme remarque excellemment Lactance, quelque douceur qu’il y ait dans les sons harmonieux qui flattent nos oreilles, on les peut aisément mépriser, parce qu’ils ne laissent point d’impression dans le cœur, et qu’ils ne s’attachent point pour ainsi dire à la substance de l’âme. Mais les vers qui sont animés du chant, la charment par leur douceur, ils s’emparent de l’esprit de l’homme, et le poussent avec impétuosité où il leur plaît, ils lui persuadent tout ce qu’ils lui font trouver agréable ; et peu s’en faut qu’ils ne surprennent et qu’ils ne s’emparent entièrement de toute la volonté, pendant qu’ils flattent les sens. Vous ne devez donc, conclut cet Auteur, trouver rien de doux à vos oreilles, que ce qui nourrit votre âme et la rend meilleure ; et il faut particulièrement vous appliquer à détourner du vice cet organe qui nous a été donné de Dieu pour entendre sa Vérité, et recevoir sa Doctrine. Si vous vous plaisez au Chant et à la Poésie, plaisez-vous à chanter les louanges de Dieu ; il n’y a de plaisir véritable que celui qui est accompagne de la Vertu.

Voilà Pères et Mères ce que vous devez {p. 74}inspirer de bonne heure à vos Enfants. Ne souffrez jamais qu’on fasse ou qu’on dise en leur présence la moindre chose indigne de la modestie, de la prudence et de la charité qu’on doit au prochain, dont vous faites profession en qualité de Chrétiens. Ne leur permettez point d’ouïr des Chansons efféminées et lascives, de peur que ce ne soit un malheureux charme qui amollisse leurs âmes, et qui leur fasse perdre toute vigueur. N’endurez point que des bouches qui doivent être un jour sanctifiées par la nourriture céleste du Corps de Jésus-Christ, soient profanées par des Chansons infâmes, et que des langues qui doivent être teintes dans le Sang du Sauveur, se servent d’un langage tout corrompu.

Ayez toujours présentes à votre esprit ces excellentes paroles de S. Paul dans l’Epitre aux Ephésiens, Chapitre 5 vers. 3. 4. 17. et 19 qui renferment les règles de la conversation des Fidèles ; « Qu’on n’entende pas seulement parler parmi vous de fornication, ni de quelque autre impureté que ce soit, ni d’avarice, comme on n’en doit point ouïr parler parmi des Saints. Qu’on n’y entende point de paroles déshonnêtes, {p. 75}folles et bouffonnes, ce qui ne convient pas à votre vocation ; mais plutôt des paroles d’actions de grâces. Ne soyez pas indiscrets, mais sachez discerner quelle est la volonté du Seigneur, vous entretenant de Psaumes, d’Hymnes et de Cantiques spirituels, chantant et psalmodiant du fond de vos cœurs à la gloire du Seigneur. Que toutes les paroles déshonnêtes soient bannies de votre bouche. Que la parole de Jésus-Christ habite en vous avec plénitude, et vous comble de sagesse. Instruisez-vous et exhortez-vous les uns les autres par des Psaumes, des Hymnes et des Cantiques spirituels. »

Vous voyez par ces paroles de l’Apôtre, qu’il n’est pas permis aux Chrétiens de dire la moindre parole non seulement déshonnête, mais même peu sérieuse, ou qui tienne pour peu que ce soit de la bouffonnerie, bien loin d’en faire toute leur joie et tout leur divertissement. Et s’ils chantent, il faut, dit saint Augustin, que ce soit des Psaumes, des Hymnes et des Cantiques spirituels, afin que par le plaisir qui touche l’oreille, l’esprit encore faible s’élève dans les sentiments de piété, et {p. 76}qu’etant plus ardemment touché de dévotion par les chants animés de la parole divine, il reçoive avec plus de respect et de douceur les vérités qu’elle renferme et s’en occupe plus utilement.

Les pères et les mères qui ne se seront pas efforcés de suivre ces règles de l’Apôtre dans l’Education de leurs Enfants, et qui ne leur auront pas absolument défendu ces Chansons corrompues, seront d’autant plus coupables devant Dieu, qu’il leur est plus facile dans ce siècle de les en détourner. Car il y a plusieurs personnes de piété qui ont travaillé avec beaucoup de succès, à mettre en vers les Psaumes, les Hymnes et les Cantiques de l’Eglise. Il y en a beaucoup qui ont fait des Chansons spirituelles fort agréables : et l’on a mis ces Psaumes, ces Hymnes et ces Chansons spirituelles, sur des chants et des airs fort harmonieux, et qui divertissent agréablement l’esprit, le portent à Dieu, et nourrissent la piété dans les âmes.

CHAPITRE IV. §

SECTION PREMIERE.
Lettre d’un Théologien illustre par sa qualité et par son mérite. A Paris, Chez Jean Guignard. 1694. §

Cette Lettre a été mise au commencement du Volume de Pièces de Théâtre du Sieur Boursault. L’Auteur y feint avoir été consulté, si la Comédie pouvait être permise, ou si elle était défendue absolument. Il tâche de faire l’Apologie des Comédies de ce siècle, qu’il veut autoriser par deux passages de saint Thomas, et par un de saint Antonin. Il prévient l’objection qu’on pouvait tirer des Saints Pères, pour combattre son Système. Afin de réussir dans ce dessein, il a choisi tous les passages des anciens Pères, particulièrement de Tertullien, de saint Cyprien et de saint Jean Chrysostome, qui condamnent les Spectacles à cause de l’Idolâtrie que l’on y représentait. Je suis {p. 78}convenu dans le premier Chapitre de cet Ouvrage, que c’était là un des motifs de la condamnation des Spectacles ; mais qu’il était de la bonne foi de dire que ce n’était pas le seul motif, comme on l’a pu voir par les passages des Saints Pères que j’ai rapportés.

Cet Auteur a presque copié la Dissertation de la condamnation des Théâtres, et ce qu’il y a ajouté, peut faire plus de tort à son dessein, que lui être avantageux ; nous en verrons des preuves dans les Extraits suivants. Je ne veux citer ici qu’une faute grossière contre le bon sens, qui est après qu’il dit dans la page 38. « Tous les jours à la Cour, les Evêques, les Cardinaux, et les Nonces du Pape ne font pas difficulté d’assister à la Comédie ; et il n’y aurait pas moins d’imprudence que de folie, de conclure que tous ces grands Prélats sont des impies et des libertins, parce qu’ils autorisent le crime par leur présence : c’est bien plutôt une marque que la Comédie est si pure et si régulière, qu’il ne peut y avoir de honte ni de scrupule à s’y trouver. » Car après que ce prétendu Théologien a voulu justifier la Comédie par cet exemple, il se contredit dans la page 58. {p. 79}où il décide le contraire par ces paroles : « A l’égard de ceux qui vont à la Comédie, il y en a qu’il serait indécent et scandaleux d’y voir assister, comme sont les Religieux, et surtout les plus réformés ; et je vous avoue que j’aurais de la peine à les sauver du péché mortel, aussi bien que les Evêques, les Abbés et tous les gens constitués en dignité Ecclésiastique. »

Il faut croire que c’et un remords de conscience qui la fait rétracter ; mais je crois que s’il avait écouté attentivement tous les remords de ce témoins intérieur, il aurait rétracté à la fin de sa Lettre, tout ce qu’il y avait avancé, et il aurait épargné les travaux de beaucoup d’Ecrivains. Mais ces travaux ont eu leur utilité, car ils ont fait ouvrir les yeux à plusieurs personnes de bon sens et de bonne foi qui allaient à la Comédie, sans faire attention à toutes les choses que ces Auteurs ont remarquées.

{p. 80}

SECTION SECONDE.
Réponse à la Lettre du théologien défenseur de la Comédie. A Paris, Chez Girard, au Palais. 1694. §

Cette Réponse est le premier Ouvrage qui a paru contre cette Lettre. L’Auteur y parle en Philosophe moral, qui s’applique particulièrement à examiner les effets dangereux que la Comédie peut causer dans l’esprit et dans le cœur.

SECTION TROISIEME.
Lettre Française et Latine du Révérend Père François Caffaro, A Monseigneur l’Archevêque de Paris. A Paris, Chez F. Muguet. §

Le Révérend Père Caffaro assure dans cette Lettre, qu’il a été sensiblement affligé du scandale qu’à causé la Lettre du Théologien ; il la désavoue absolument, il reconnaît Monseigneur de Paris pour son Juge né, et d’institution divine en matière de Doctrine. Il {p. 81}avoue ensuite qu’il avait fait une Dissertation Latine sur la Comédie, depuis dix ou douze ans, et qu’il y avait pris le parti de la justifier sans avoir mûrement examiné la matière, et par une légèreté de jeunesse ; il déclare qu’on a ajoute à son Ecrit ce qu’il n’y avait pas énoncé, savoir l’Approbation tacite de Monseigneur de Paris, et l’air méprisant avec lequel on a traité les Rituels dans la Lettre du Théologien ; il reçoit avec soumission la discipline des Rituels, et la doctrine qui en fait le fondement. Enfin il s’offre de faire tout ce que Monseigneur l’Archevêque lui ordonnera pour édifier l’Eglise. Cette Lettre est datée de Paris le 11. May 1694.

SECTION QUATRIEME.
Lettre d’un Docteur de Sorbonne, à une Personne de qualité, sur le sujet de la Comédie. Chez Mazuel 1694. §

Ce Docteur s’est appliqué particulièrement à répondre à l’Ordonnance de saint Charles Borromée, citée dans la Lettre du Théologien. Il {p. 82}soutient qu’elle est supposée, qu’il a cherché partout sans l’avoir pu trouver ; qu’il n’est pas probable qu’un saint Evêque, tel qu’était saint Charles, ait fait une Ordonnance pour permettre la Comédie, lorsqu’on trouve le contraire dans le premier concile Provincial de Milan, où ce saint Archevêque parle avec ses Suffragants en ces termes : « Nous avons, dit-il, trouvé à propos d’exhorter les Princes et les Magistrats, de chasser de leurs Provinces les Comédiens, les Farceurs, les Bateleurs, et autres gens semblables de mauvaise vie, et de défendre aux Hôteliers et à tous autres sous de grièves peines, de les recevoir chez eux. » Dans le troisième Synode de Milan, il ordonne aussi aux Prédicateurs de reprendre avec force ceux qui suivent les Spectacles, et de ne pas cesser de représenter aux peuples, combien ils doivent les avoir en exécration, et d’employer les preuves tirées de Tertullien, de S. Cyprien, et de S. Jean Chrysostome contre la Comédie, et de montrer combien elle est contraire à la Discipline de l’Eglise, et les maux qu’elle attire sur le peuple Chrétien. Nous avons déjà dit que saint Charles Borromée avait {p. 83}fait composer un Livre contre la Comédie.

L’Auteur répond aussi à la tolérance des Magistrats, qui souffrent les Comédiens, et dit qu’il n’y a qu’à consulter les Registres du Parlement de Paris, où l’on verra comme les Comédiens y sont traités ; qu’on y trouvera plusieurs Arrêts qui leur défendent de jouer, à peine d’amende arbitraire et de punition corporelle, quelques permissions qu’ils eussent impétrées. Ce sont les termes des Arrêts de 1584. et 1588.

SECTION CINQUIEME.
Réfutation d’un Ecrit favorisant la Comédie.
« Donare res suas Histrionibus, vitium est immane.»
Donner son bien aux Comédiens, c’est un vice énorme. S. August. Traité. 100. sur S. Jean. A Paris, Chez Jean Couterot, rue S. Jacques 1694. §

Le Révérend Père de la Grange Docteur en Théologie, Chanoine Régulier de saint Victor, est l’Auteur de {p. 84}cette Réfutation. Il congratule le Révérend Père Caffaro d’avoir désavoué la Lettre du Théologien, d’où il conclut que le Théologien, sous le mérite duquel on a voulu mettre à couvert la Lettre favorisant la Comédie, n’est qu’un fantôme que les Comédiens ont fait paraître. Le plus beau morceau de cet Ouvrage, c’est la réponse à la preuve tirée de S. François de Sales ; car l’Auteur rapporte le chapitre 33. entier de la troisième Partie de l’Introduction à la Vie dévote, où sont toutes les disposition que saint François de Sales demande. Il remarque que si l’on observait tout ce que ce saint Evêque ordonne à ceux qui veulent aller à la Comédie, les Théâtres seraient bientôt fermés, et il trouve son discours aussi propre à en détourner que ceux des saints Pères, par les dangers qu’il y fait voir ; de même qu’un homme sage ne voudrait pas manger d’une viande, si celui qui la lui présenterait, l’avertissait qu’elle est capable de lui faire un mal considérable. Il continue ses Réflexions sur saint François de Sales, et veut qu’on lise les autres Ouvrages de ce Saint pour se convaincre qu’il en est peu entre ceux des anciens {p. 85}Pères qui inspirent un mépris du monde plus entier, et une aversion plus héroïque de ses maximes et de ses plaisirs, en tâchant d’attirer les âmes par une sagesse, et une charité cachée sous une indulgence apparente. A regarder les plaisirs du monde sous une idée métaphysique, qui les sépare des plus grands désordres, il semble les permettre : cependant il exige des dispositions dans leur usage, qu’on ne saurait tenter de garder avec fidélité sans renoncer à tous ces plaisirs. C’était la fin qu’il s’était proposée, soit par la comparaison de la Comédie avec les champignons si décriés par les Médecins, soit par le dénombrement des vices qui en sont les suites funestes et ordinaires, comme les querelles, les envies, les moqueries, les folles amours.

Les considérations que ce saint Evêque de Genève désire que l’on fasse dans l’usage de ces plaisirs, sont aussi difficiles que les dispositions. Monsieur de la Grange les rapporte ainsi : La première est de penser que plusieurs âmes brûlent dans l’Enfer pour des péchés commis au Bal et à la Comédie. La deuxième, que plusieurs Religieux et personnes de piété sont à la même heure occupés à {p. 86}chanter les louanges de Dieu. La troisième, que tandis qu’on goûte ces plaisirs, mille milliers d’hommes et de femmes souffrent de grands maux dans leurs lits, dans les Hôpitaux, dans les rues, la goutte, la gravelle, la fièvre ardente ; et qu’il viendra un temps où l’on se trouvera dans le même état. La quatrième, que Jésus-Christ, la sainte Vierge, et les Saints voient ceux qui sont dans ces assemblées. La cinquième, le temps qu’on y perd, et la mort qui s’approche.

On voit dans cet Ouvrage des peintures du Théâtre Italien, où l’on débite tant de mauvaises et dangereuses plaisanteries.

SECTION SIXIEME.
Décision faite en Sorbonne, touchant la Comédie. A Paris, Chez Jean-Baptiste Coignard, rue S. Jacques. 1694. §

Un Confesseur d’une Paroisse de Paris, ayant trouvé un Pénitent qui coopérait directement à la Comédie, quoiqu’il ne fût ni Acteur, ni Poète, ni Spectateur, il lui voulut faire {p. 87}promettre de renoncer à cette coopération directe. Sur le refus d’y renoncer, le Confesseur se crut obligé de lui refuser l’Absolution. Il consulta le cas en Sorbonne ; et les Docteurs consultés crurent devoir examiner la question de la Comédie à fond.

Pour y réussir ils forment quatre demandes sur la Comédie. La première, si la Comédie est mauvaise ; et ils font voir par l’Antiquité qu’elle est mauvaise.

La deuxième regarde les Auteurs, et généralement tous ceux qui y coopèrent ; ils répondent à cette demande, que tous ceux qui coopèrent à la Comédie d’une manière prochaine et déterminée pèchent, et particulièrement ceux qui composent pour le Théâtre les Pièces que l’on y représente ordinairement, parce que leur action tend d’une manière déterminée à une chose mauvaise.

La troisième, si on doit dire la même chose de l’Opéra. On répond que l’Opéra est d’autant plus dangereux, qu’à la faveur de la Musique dont les tons sont recherchés, et disposés exprès pour toucher, l’âme est bien plus susceptible des passions qu’on y veut exciter, et particulièrement de l’amour qui est le sujet {p. 88}le plus ordinaire de cette sorte de Comédie. On cite saint Basile, qui dit que la Musique dont on se sert en ces rencontres, doit être évitée comme une chose très honteuse.

Enfin la quatrième demande, est de savoir si quelqu’un peut aller à la Comédie ; on y répond que la Comédie étant mauvaise, dans la pratique on n’y doit pas aller, même par complaisance pour ses parents. On rapporte l’exemple de la mère de sainte Macrine sœur de saint Grégoire de Nysse, qui avait un si grand soin de sa fille, qu’elle ne lui permettait pas de lire des Fables ni des Comédies, regardant comme une chose honteuse de gâter un esprit encore tendre, par toutes ces Histoires tragiques de femmes, dont les fables des Poètes sont remplies, ou par les idées mauvaises des Comédies. Ces Docteurs concluent que les Comédiens par leur profession comme elle s’exerce, sont en état de péché mortel ; c’est pourquoi on ne doit pas les absoudre, s’ils ne promettent de quitter leurs profession. Pour ceux qui coopèrent à la Comédie d’une manière prochaine et déterminée, ou qui y assistent de leur plein gré, quoiqu’ils {p. 89}ne soient pas si coupables que les Comédiens : néanmoins les mêmes Docteurs ont décidé qu’on doit leur refuser l’Absolution, si les uns et les autres ne veulent point se corriger et changer de conduite, après avoir été suffisamment avertis. Cette décision faite en Sorbonne, est daté du 20. May 1694. et signée par six Docteurs, dont voici les noms : G. Fromageau, Ch. Durieux, de Blanger, S. Lhuillier, Ph. de la Coste, Bonnet.

SECTION SEPTIEME.
Réfutation des Sentiments relâchés d’un mauvais Théologien, sur la Comédie. A Paris, Chez Coignard, rue S. Jacques, à la Bible d’or. 1694. §

Cet Ecrit se trouve dans le même Livre que la Décision faite en Sorbonne, dont on vient de faire l’extrait. L’objet principal et le plus étendu dans cet Ecrit, est la Réponse aux passages de saint Thomas : l’Auteur dit que saint Thomas n’entend par Histriones, que les Farceurs ou Bateleurs, selon même {p. 90}tous les CalepinsXXXIII ; or les Comédiens ne voudraient pas être confondus avec ces gens-la. Mais afin de ne pas faire une question de nom, il suppose que saint Thomas ait entendu les Comédiens par Histriones ; cependant il soutient que ce Docteur de l’Ecole n’a pas justifié la Comédie telle qu’elle est dans l’usage ordinaire de ce siècle sur le Théâtre Français. Voici ses preuves en abrégé.

L’Auteur remarque d’abord que saint Thomas parle seulement par occasion de la Comédie dans l’article 2. et 3. de la 2. 2. q. 168. Ensuite il rapporte les six conditions que ce Saint demande pour rendre le Jeu permis, et sous ce nom la Comédie ; car il confond souvent le Jeu et la Comédie. J’en ai choisi trois principales.

La première est qu’on ne se procure pas de plaisir dans le Jeu ni dans la Comédie, par des paroles ou des actions défendues, « Non utendo aliquibus illicitis verbis vel factis. » Art. 3. ad. 3.

La deuxième, qu’on n’y dise rien de préjudiciable au prochain, « Quæ vergant in nocumentum proximi. » Art. 3. in. corp.

La troisième, qu’en prenant ce divertissement on ne fasse rien contre les {p. 91}Commandements de Dieu et de l’Eglise, « Ita quod contra preceptum Dei vel Ecclesia talibus ludis nihil fiat. » Art. 3. in. corp.

L’application de ces conditions est aisée à faire à la Comédie, où l’on dit des paroles équivoques, où l’on raille le prochain, enfin qu’on représente malgré la défense et les censures de l’Eglise. L’Auteur s’étend fort au long sur tout cela, et il prouve par un autre endroit de saint Thomas, que bien loin d’approuver la Comédie, il a dit dans la 2. 2. q. 167. art.2. ad.2. « Que l’assistance aux Spectacles devient mauvaise, en ce qu’elle porte l’homme aux vices d’impureté et de cruauté, par les choses qui y sont représentées. Inspectio Spectaculorum vitiosa redditur, in quantum homo fit pronus ad vitia vel lasciviæ vel crudelitatis, per ea quæ ibi repræsentantur. » On trouve dans cette Réfutation une découverte un peu fâcheuse dans la Lettre du nouveau Théologien. C’est en la page 38. de la première Edition de cette Lettre, où saint Antonin Archevêque de Florence se trouve cité comme approbateur de la Comédie. Il en tire la preuve de la 3me Partie de sa Somme Tit. 8. Chap. 4. Sect. 12. et il cite {p. 92}seulement ces deux mots, Ludus scenicus. Mais l’on reproche au Théologien de n’avoir pas bien lu une abréviation d’une lettre Gothique ; car au lieu de Ludus scenicus, on trouve Ludus secundus.

Saint Antonin distingue trois sortes de Jeux en cet endroit qui est mal cité ; car c’est dans la 2. p. tit. chap. 23. §. 1. Le premier est de dévotion, comme les Chants de l’Eglise, qu’on doit aimer. Le second de paroles ou d’actions agréables dans les récréations, qu’on peut tolérer. Le troisième Jeu est celui des représentations des Comédies, qu’on doit avoir en horreur. Est-ce là approuver la Comédie ? Est-il de la bonne foi de faire passer saint Antonin comme défenseur de la Comédie, quoiqu’il l’ait condamnée si fortement ? Enfin l’Auteur de la Réfutation s’applique à prouver que les Comédies et les Opéra excitent ou entretiennent l’Amour impur dans les cœurs. Il cite des vers de la Satire des Femmes, où l’on dit qu’elles apprennent des Renaud et des Rolland.

« Qu’à l’Amour comme au seul Dieu suprême,
On doit immoler tout, jusqu’à la vertu même :
{p. 93}
Qu’on ne saurait trop tôt se laisser enflammer,
Qu’on n’a reçu du Ciel un cœur que pour aimer,
Et tous ces lieux communs de morale lubrique,
Que Lully réchauffa du son de sa Musique. »

Voilà les effets des Opéra et des Comédies de nos jours. S’il était permis de nommer toutes les personnes qui y ont été perverties, soit Acteurs, soit Spectateurs, le nombre en serait infini. Apres cela on trouve encore des Mères qui y mènent leurs filles, et des Maris leurs Femmes, et qui osent se plaindre ensuite de leurs intrigues. Qu’ils se plaignent plutôt d’eux-mêmes : c’est la juste peine de les avoir menées dans ces Ecoles infâmes, où l’on va admirer toutes ces intrigues, et les apprendre en même temps.

{p. 94}

SECTION HUITIEME.
Discours sur la Comédie, où l’on voit la Réponse au Théologien qui la défend, avec l’Histoire du Théâtre, et les Sentiments des Docteurs de l’Eglise, depuis le premier siècle jusqu’à présent. A Paris, Chez Guérin et Boudot, rue S. Jacques. 1694. §

Il y a une Lettre en tête, dans laquelle l’Auteur de ces Discours se défend de la faire imprimer, en disant qu’il se contente d’avoir traité la matière des Comédies dans ses Conférences, avec l’agrément de Mr. l’Archevêque de Paris : ce qui fait voir que ces discours sont les Conférences de saint Magloire, Séminaire de Mr. de Paris. La Lettre finit par une Eloge du Père Caffaro, qui a édifié tout le monde par les sentiments humbles et Chrétiens, dont sa Rétraction est remplie.

On nous apprend qu’on expliquait à saint Magloire le NomocanonXXXIV de Photius du 9me siècle, qui prouve la conformité de la discipline de l’Eglise d’Orient avec celle de l’Occident. On y {p. 94}trouve trouve aussi deux Titres, dont l’un déclare infâmes les Comédiens qui font métier de monter sur le théâtre, Tit. 3. Chap. 21. Et l’autre défend aux Clercs d’assister aux Jeux du Théâtre, sous peine d’être interdits de toute fonction Ecclésiastique, Tit. 9. chap. 27. Ces deux titres, et le bruit de la Lettre du Théologien partisan de la Comédie, ont déterminé l’Auteur à combattre la Comédie. Il remarque l’époque du Nomocanon de Photius fait au neuvième siècle, parce que l’Idolâtrie étant abolie depuis trois cents ans, la Comédie n’y peut pas être condamnée à cause de l’Idolâtrie.

Le premier Discours commence la Réfutation de la Lettre du Théologien, par une contradiction qui y est : nous l’avons remarquée dans la Section première de ce Chapitre. Il applique au Théologien les anathèmes d’Isaïe cap. 5. v. 20. « Væ qui dicitis bonum, malum. » Il introduit Mr. Pradon louant Mr. Racine d’avoir renoncé à la Poésie du Théâtre :

« Que ne suit-on les pas du modeste R...
Que le Ciel aujourd’hui favorise, illumine,
Qui détestant ses Vers trop remplis de tendresse,
{p. 96}
Les prend pour des péchés commis en sa jeunesse. »

Il répond à la prétendue correction des mœurs par les Pièces de Molière, en citant le jugement qu’en a fait l’Auteur de la République des Lettres dans son Recueil d’Avril 1684. où il parle de Molière en ces termes : « Il n’a corrigé que certaines qualités, qui ne sont pas tant un crime qu’un faux goût, qu’un sot entêtement, comme vous diriez l’humeur des prudes, des précieuses, de ceux qui outrent les modes, qui s’érigent en Marquis, qui parlent incessamment de leur noblesse. Car pour la galanterie criminelle, l’envie, la fourberie, l’avarice, la vanité et choses semblables, on ne peut croire que le Comique leur ait fait beaucoup de mal. On peut même assurer qu’il n’y a rien de plus propre à inspirer la coquetterie que ses Pièces, parce qu’on y tourne perpétuellement en ridicule les soins que les Pères et les Mères prennent de s’opposer aux engagement amoureux de leurs enfants. » Pour les affiches des Comédies, il rapporte les paroles de saint Augustin, « Ecclesia multa tolerat quæ non probat. »

Le deuxième Discours est divise en {p. 97}trois Parties. La première est un Abrégé des Poètes et des Historiens, sur les Spectacles des Païens, qui n’étaient pas tous consacrés aux Idoles selon Tacite même, ni si infâmes qu’on veut les dire à l’exception des Jeux annuels de Flore, plaisir de la canaille, non des honnêtes Païens. Saint Chrysostome obtint de l’Empereur Arcadius l’abolition de pareils Jeux. Les Pièces de Sénèque y sont préférées à cause de leur modestie, aux Tragédies de ce siècle. Si celles de Plaute sont peu honnêtes, celles de Terence sont plus tolérables pour ces siècles-la, que celles de Molière pour le nôtre.

Je ne dirai rien de la seconde partie, qui contient des passages des Pères ; j’en ai assez dit dans la Tradition : ni de la troisième qui regarde les Scholastiques ; on les a déjà vus. Les Poètes Provençaux paraissent depuis le treizième jusqu’au quinzième siècle, dans lequel les Italiens qui avaient passé d’Avignon en France, les surpassèrent. Les Italiens choisirent d’abord des sujets de piété que Mr. Despreaux a dépeint dans le troisième Chant de l’Art Poétique :

« Chez nos dévots Aïeux le Théâtre abhorré,
{p. 98}
Fut longtemps dans la France un plaisir ignoré :
Des Pèlerins, dit-on, une troupe grossière,
En public à Paris y monta la première,
Et sottement zélée en sa simplicité,
Joua les Saints, la Vierge, et Dieu par pitié. »

Le Cardinal Le Moine acheta l’Hôtel de Bourgogne à Paris pour ses dévots Comédiens, à condition qu’ils ne représenteraient que des Pièces pieuses. On se lassa bientôt de ces Pièces pieuses ; ce qui y fit ajouter des Farces que le Parlement de Paris défendit en 1541. sous François I. comme contraires aux Saints Canons. On voit encore sur une des portes de cet Hôtel les instruments de la Passion de Notre Seigneur. On n’oublie pas de répondre à l’argument tiré des Tragédies des Collèges, par les règles de l’Université, qui défendent d’y rien représenter que d’édifiant, et d’en exclure les personnages et les habits de Femmes ; par les Statuts des Jésuites qui portent que les Comédies et les Tragédies seront Latines, qu’on n’en fera que très rarement, qu’on prendra toujours des sujets de piété, et qu’il n’y paraîtra point de personnages de femme, ni de {p. 99}fille ; enfin par la quatrième Assemblée générale de l’Oratoire, qui renouvelle le règlement contre les personnages de Femmes et de Filles sur le Théâtre de leurs Collèges.

On voit ensuite les Réponses à plusieurs questions : entre autres on répond que le Cardinal Tolet et Navarre condamnent les Académies de Jeu aussi bien que les Comédies, comme des sources funestes de plusieurs crimes. On finit par des décisions des Pères Guzman et Mariana Jésuites, qui soutiennent que les Comédies sont mauvaises et nuisibles, et qu’il ne faut pas déférer au sentiment des personnes de quelque mérite et condition qu’ils fussent, s’ils osaient justifier les Comédies.

SECTION NEUVIEME.
Maximes et Réflexions sur la Comédie, par M. Jacques Bénigne Bossuet Evêque de Meaux. A Paris, Chez Anisson. 1694. §

Monsieur de Meaux commence par un Extrait de la Lettre du Théologien, qui avait avancé que la Comédie, {p. 100}telle qu’elle est aujourd’hui, est épurée en France, et qu’il n’y a rien que l’oreille la plus chaste ne puisse entendre. Mais on demande s’il faut passer pour honnêtes, les impiétés et les infamies, dont sont pleines les Comédies de Molière, qui remplissent encore à présent tous les Théâtres des équivoques les plus grossières. Il ajoute que les Airs de Lully tant répétés dans le monde, ne servent qu’à insinuer les passions décevantes, en les rendant plus agréables et plus vives, plus capables par le charme de la Musique de s’imprimer dans la mémoire, parce qu’elle prend d’abord l’oreille et le cœur.

Il cite Racine qui a renonce à sa Bérénice, la croyant dangereuse à la pudeur ; et prétend que Corneille dans son Cid veut qu’on aime Chimène, qu’on l’adore avec Rodrigue. Il se sert de la comparaison des Peintures immodestes dont l’usage est condamné, parce qu’elle ramènent naturellement à l’esprit ce qu’elles expriment ; et il dit que les expressions du Théâtre touchent plus, parce que tout y paraît effectif : les vraies larmes dans les Acteurs en attirent d’aussi véritables dans ceux qui les regardent. {p. 101}La mort tragique de Molière sur le même Théâtre où il jouait le Malade imaginaire, n’y est pas oubliée.

Le prétexte du mariage est bien développé par la remarque solide ; que le remède des réflexions ou du Mariage vient trop tard, que déjà le faible du cœur est attaqué s’il n’est vaincu, et que l’union conjugale est trop grave et trop sérieuse pour passionner un Spectateur qui ne cherche que le plaisir ; que le Mariage n’est la fin des Comédies que par façon et pour la forme.

Sa réponse aux Lois par lesquelles on a voulu autoriser ces Comédies, est que quand les Lois au lieu de flétrir comme elles ont toujours fait, les Comédiens, leur seraient favorables ; tout ce que nous sommes de Prêtres, nous devrions imiter l’exemple des Chrysostome et des Augustins, qui disaient que si les Lois Romaines permettaient l’usure et les divorces, ces crimes n’étaient pas moins reprouvés par l’Evangile, parce que les lois de la Cité sainte et celles du monde sont différentes.

Il y a des choses curieuses sur Platon, qui a condamné les Tragédies anciennes, parce qu’elles réveillaient les {p. 102}passions, quoique les Femmes ne parussent pas sur les Théâtres des Païens par pudeur. Ainsi les Hommes y prenaient l’habit, et faisaient les personnages de Femmes. On confirme cette condamnation par les Statuts des Jésuites, qui leur défendent de faire paraître des personnages de Femme sur les Théâtres de leurs Collèges.

Je ne m’arrêterai pas aux Réflexions de M. de Meaux, sur saint Thomas, par lesquelles il prouve solidement que ce saint Docteur n’a jamais parlé de la Comédie.

Pour dire un mot du reproche qu’il fait au Théologien d’avoir falsifié saint Antonin, en ajoutant le mot de Comédie dans un endroit où il est parlé des conversations agréables, et de rendre cet Archevêque protecteur des Comédies, lui qui ne permet pas d’entendre le chant des Femmes, parce qu’il est périlleux, et selon son expression, « Incitativum ad lasciviam ». Qu’aurait-il juge de nos Opéra, et aurait-il cru moins dangereux de voir des Comédiennes jouer si passionnément le personnage d’Amantes, avec tous les malheureux avantages de leur sexe ? La profanation {p. 103}des Dimanches et des Fêtes, et du Jeûne, par l’assistance aux Spectacles, y est parfaitement prouvée.

La vertu prétendue d’Eutrapélie du Théologien y est réfutée par saint Paul, qui la joint avec les paroles folles, sales, ou déshonnêtes. Mr. de Meaux conclut par ces paroles : « Voilà les saintes maximes de la Religion Chrétienne sur la Comédie. Ceux qui avaient espéré de lui trouver des approbations, ont pu voir par la clameur qui s’est élevée contre la Dissertation, et par la censure qu’elle a attirée à ceux qui ont avoué qu’ils en avaient suivi quelques sentiments (L’on peut croire que M. de Meaux veut parler de l’interdit du Théologien, par feu M. de Harlay Archevêque de Paris,) que l’Eglise est bien éloignée de les supporter : et c’est encore une preuve contre cette scandaleuse Dissertation, qu’encore qu’on l’attribue à un Théologien, on ne lui ait pu donner des Théologiens, mais de seuls Poètes Comiques pour Approbateurs, ni la faire paraître autrement qu’à la tête, et à la faveur des Comédies. » Enfin il finit en répondant à ceux qui voudraient ménager à la faveur du plaisir des exemples {p. 104}et des instructions sérieuses pour les Rois, et il dit : « Que les Rois n’apprendront jamais rien au Théâtre : et que Dieu les renvoie à sa Loi pour y apprendre leurs devoirs : Qu’ils la lisent tous les jours de leur vie ; qu’ils la méditent nuit et jour comme un David ; qu’ils s’endorment entre ses bras, et s’entretiennent avec elle en s’éveillant comme un Salomon : que pour les instructions du Théâtre, la touche en est trop légère, et qu’il n’y a rien de moins sérieux, puisque l’homme y fait à la fois un jeu des vices, et un amusement de la Vertu. »

SECTION DIXIEME.
Sentiments de l’Eglise et des Saints Pères, pour servir de Décision sur la Comédie et sur les Comédiens : opposés à ceux de la Lettre qui a paru sur ce sujet depuis quelques mois. « Nolite communicare operibus infructuosis tenebrarum, magis autem redarguite. » Eph. 5. 11. A Paris, Chez Couterot, rue S. Jacques. §

L’Auteur de cet Ecrit avertit d’abord qu’il le donne au public, par le {p. 105}conseil de personnes assez considérables dans l’Eglise, qui ont jugé qu’on ne peut opposer trop de digues à la violence du torrent qui entraîne tout le monde à la Comédie.

Le premier Chapitre expose quelques passages, particulièrement du Nouveau Testament, avec des applications contre la Comédie. On y joint des Conciles, et l’on est fort diffus sur les raisons tirées de l’opposition de la Comédie à l’esprit du Christianisme. On cite ces vers d’Atys :

« O douce vie,
Digne d’envie !
Tendres Amours, enchantez-nous toujours,
O jours heureux que l’on vous trouve courts ! »

L’Auteur passe au renoncement aux plaisirs du siècle fait dans le Baptême, il s’étend sur plusieurs autres raisons, et principalement sur la discipline des Paroisses de Paris, qui observent exactement leurs Rituels qui ordonnent de refuser le Viatique aux Comédiens, s’ils ne promettent de renoncer au Théâtre. Il cite l’exemple de Floridor fameux ComédienXXXV, qui fut fidèle à garder la parole qu’il avait donnée à M. Marlin {p. 106}Cure de saint Eustache, après que Dieu lui eût rendu la santé. Il aurait pu citer Arlequin à qui on n’a donné le Viatique qu’à la même condition.

Il nomme encore RosimondXXXVI Comédien connu dans la Paroisse de saint Sulpice, qui étant mort subitement, fut enterré sans Clergé, sans Luminaire et sans Prières, dans l’endroit du Cimetière où l’on met les enfants morts sans Baptême. On a même changé la marche de la Procession de S. Sulpice à la Fête du Saint Sacrement, pour ne pas passer devant le Théâtre des Comédiens Français ; pour apprendre aux Fidèles combien l’Eglise a en horreur ces Théâtres.

Cet Auteur fait encore le récit du bruit, qu’il y eut à Paris, dans la Paroisse de S. Germain de l’Auxerrois en 1657 au sujet des Comédiens Italiens, que M. le Curé voulait faire sortir de sa Paroisse. Il consulta la Sorbonne, dont voici la décision : « Les Docteurs de la sacrée Faculté de Théologie de Paris, soussignés, qui ont été consultés pour savoir si les Comédies que représentent les Comédiens Italiens à Paris, peuvent être permises, ayant vu une partie des {p. 107}Affiches qui leur ont été communiquées, savoir celles du 12. 15. 16. et 21. d’Août, celles du 18. Octobre, celles du 16. et 18. Novembre, sont d’avis que telles Comédies ne peuvent être sans péché mortel en ceux qui les représentent, et en ceux qui y contribuent. Délibéré à Paris ce 25. Novembre 1657. et signe, Pereyret, N. Cornet, Hallier, R. Duval, M. Grandin, Coqueret. » Il faut remarquer que ces Messieurs étaient la plupart Professeurs en Théologie, et non suspects de morale outrée. L’Auteur fait voir dans les Pièces du Théâtre les plus approuvées dans ce siècle, le vice loué et estimé. Dans le Cid on parle d’un parricide commis, en ces termes :

« Enfin n’attendez pas de mon affection,
Un lâche repentir d’une belle action,
Je la ferais encore, si j’avais à la faire. »

Et la Fille du Père assassiné, loue l’assassin,

« Tu n’a fait le devoir que d’un homme de bien. »

On y trouve des Leçons de vengeance d’un Père à son Fils :

« Va contre un arrogant éprouver ton courage,
{p. 108}
Ce n’est que dans le sang qu’on lave un tel outrage,
Meurs, ou tue. »

Dans Polyeucte cette Pièce prétendue sainte, on voit une Fille qui parle d’un Amant que ses parents ne voulaient pas qu’elle épousât :

« Il possédait mon cœur, mes désirs, ma pensée,
Je ne lui cachais point combien j’étais blessée,
Nous soupirions ensemble et pleurions nos malheurs,
Mais au lieu d’espérance il n’avait que des pleurs. »

On dit qu’on a combattu le faux dévot dans le Tartuffe ; cependant après qu’on a détrompé Orgon, on le fait ainsi parler contre tous les gens de bien :

« C’en est fait, je renonce à tous ces gens de bien,
J’en aurai désormais un horreur effroyable,
Et m’en vais devenir pour eux pire qu’un diable. »

Dans le Festin de Pierre, on expose les maximes les plus impies ; et le tonnerre qui écrase l’Impie, fait moins d’impression sur les méchants qui assistent à {p. 109}cette malheureuse Représentation, que les maximes détestables qu’on lui entend débiter, n’en font sur leurs esprits.

Dans l’Opéra d’Atys, l’amour profane triomphe de la Vertu :

« Laisse mon cœur en paix, impuissante Vertu,
N’ai-je pas assez combattu ?
Quand l’Amour malgré toi me contraint de me rendre,
Que me demandes-tu ? »

Voilà assez d’exemples pour faire voir combien les leçons du Théâtre sont funestes aux jeunes gens.

L’Auteur répond aux autorités et aux raisons du prétendu Théologien : nous les avons vues dans les Ouvrages précédents.

SECTION ONZIEME.
Réponse à la Préface de la Tragédie de Judith. A Paris, Chez Jean-Baptiste Coignard, à la Bible d’or. 1695. §

Je n’ai pu lire sans surprise dans la Préface de la Tragédie de Judith, qu’un Chrétien y ose dire que la Comédie par cette Pièce se fait honneur à {p. 110}elle-meme, en faisant honneur à la Religion, et que les Comédiens ont par là un moyen sûr et glorieux, pour confondre ceux qui s’obstinent sans cesse à décrier leur profession. Il faut que cet Auteur ait une mémoire bien ingrate, puisqu’il ne se souvient pas de tant de bons Ouvrages qui ont été donnés au public l’année dernière, contre la Comédie, où l’on a solidement prouvé que les Comédiens sont excommuniés par l’Eglise : je viens de rapporter l’Abrégé de tous ces Ouvrages.

L’Excommunication des Comédiens a-t-elle été levée par la représentation de la Tragédie de Judith ? Au contraire les Comédiens sont plus coupables, parce qu’ils ont osé profaner une Histoire sacrée. L’Auteur de cette Pièce ne pourra effacer que par les larmes d’une véritable Pénitence le sacrilège qu’il a commis, en donnant un Amant à une Veuve qui n’en a jamais eu, puisque l’Ecriture n’en dit pas un mot ; et il s’est condamné lui-même, en avançant au commencement de sa Préface, qu’on ne peut altérer les sujets de l’Ecriture sans une espèce de sacrilège.

L’approbation des Spectateurs du Théâtre, {p. 111}bien loin de justifier son sacrilège, fait connaître leur corruption, puisqu’ils ont approuvé dans cette Pièce ce qui y était faux, et ce qui était le plus capable de corrompre le cœur. Sans l’addition de l’intrigue de Misaël à l’Histoire de Judith, cette Pièce aurait été désagréable ; c’est pourquoi Misaël paraît dans la plupart des Scènes, et quoique Judith ne consente pas à la proposition de mariage qu’il lui fait, cette Veuve serait coupable même selon le monde réglé, de l’écouter et de lui répondre après l’avoir remercié.

SECTION DOUZIEME
Requête des Comédiens de France, présentée au Pape Innocent XII. et sa Réponse. §

On a écrit de Rome, que les Comédiens de Paris qui se présentèrent à la Confession au Jubilé de l’année dernière 1696. croyant que c’était un temps de grâce pour eux, comme pour les {p. 112}autres pécheurs, parce que les Confesseurs avaient le pouvoir d’absoudre des cas réservés ; surpris néanmoins que les Confesseurs leur eussent refusé l’absolution, s’ils ne promettaient par écrit de ne plus monter sur le Théâtre, avaient présenté une Requête au Pape, dans laquelle ils remontrent qu’ils ne représentent à Paris que des Pièces honnêtes, purgées de toutes saletés, plus propres à porter les Fidèles au bien qu’au mal, et inspirant de l’horreur pour le vice et de l’amour pour la vertu ; et ils prient le Pape de répondre si les Evêques ont droit de les excommunier.

Cette Requête a été lue et examinée dans la Congrégation du Concile, parce que cette affaire regarde la discipline et les décisions des Conciles : et les Comédiens ont été renvoyés à M. l’Archevêque de Paris, afin qu’il les traite suivant le droit et les canons des Conciles, « Ut provideat eis de jure. » Ainsi voilà comme une nouvelle confirmation de l’excommunication des Comédiens. Je ne dis rien de la fausseté de l’exposé de leur Requête, parce que cet Ouvrage la prouve assez.

{p. 113}

CONCLUSION §

Le Sauveur ayant prononce en saint Mathieu Chap. 18. v. 7. cet anathème : « Malheur au monde à cause des scandales ; il est nécessaire qu’il arrive des scandales, mais malheur à l’Homme par qui le scandale arrive. » Nous devons prier Dieu pour l’Auteur de la Lettre du prétendu Théologien, qui a causé un si grand scandale : Mais nous devons aussi adorer la providence de Dieu, qui s’est servi de ce scandale pour réveiller ceux qui n’étaient pas convaincus qu’il fût défendu d’assister aux Spectacles. Qui oserait en douter, après ce que les Evêques ont fait et écrit sur ce sujet, et la rétraction solennelle du Père Caffaro ?

Il faut conclure nécessairement de tous les principes si solidement prouvés dans tous les Ouvrages dont j’ai fait l’Abrégé dans celui-ci, que les Comédies seront toujours défendues tant que les hommes et les femmes s’entretiendront d’amour et des autres passions sur le Théâtre, et que les Chrétiens n’y pourront {p. 114}aller sans péché, à cause du danger qu’il y a d’exciter ou de réveiller leurs passions, à cause du mauvais exemple, à cause qu’ils contribuent à l’excommunication des Comédiens qui exposent leur salut pour divertir leurs Spectateurs. L’Eglise les juge si criminels, qu’elle ordonne à ses ministres de leur refuser les Sacrements, même à l’article de la mort, s’ils ne promettent de renoncer à ce damnable métier. Un Chrétien se peut-il divertir sans pécher, de ce qui expose si manifestement le salut des Comédiens ? Une telle disposition peut-elle s’accorder avec l’amour de Jésus-Christ, qui a donné sa vie pour le salut de tous les hommes ? Si on veut faire de sérieuses réflexions sur tout ce qui est renfermé dans cet Ouvrage, on verra qu’on ne peut en conscience assister sans pécher à l’Opéra et à la Comédie.

FIN

TABLE DES CHAPITRES ET DES SECTIONS. §

 

CHAPITRE I. Abrégé de la Doctrine de l’Ecriture Sainte, des Conciles et des Pères de l’Eglise, touchant la Comédie. page 1.

 

CHAPITRE II.

Section i. Abrégé de l’Ouvrage Latin de François del Monacho Sicilien. page 18.

Section ii. Ouvrages Italiens du Père Ottonelli Jésuite Italien. page 31.

Section iii. Traité contre la Comédie, qui se trouve dans le 3eme Volume des Essais de Morale. page 38.

 

CHAPITRE III.

Section i. Traité de Monsieur le Prince de Conti, de la Comédie et des Spectacles. page 41.

Section ii. Dissertation sur la condamnation des Spectacles. page 60

Section iii. Défense du Traité de M. le Prince de Conti, par M. de Voisin. page 62.

Section iv. Extrait du Traité contre la Comédie, qui se trouve dans L’Education Chrétienne des Enfants. page 65.

Section v. Idée que M. l’Abbé Fleury a donnée de la Comédie, dans Les Mœurs des Chrétiens. page 66.

 

CHAPITRE IV.

Section i. Lettre d’un Théologien illustre par sa qualité et par son mérite. page 77.

Section ii. Réponse à la Lettre du Théologien défenseur de la Comédie. page 80.

Section iii. Lettre Française et Latine du Père François Caffaro, A Mr. l’Archevêque de Paris. page 80

Section iv. Lettre d’un Docteur de Sorbonne, à une Personne de qualité. page 81.

Section v. Réfutation d’un Ecrit favorisant la Comédie. p. 83

Section vi. Décision faite en Sorbonne, sur la Comédie. page 86

Section vii. Réfutation des Sentiments relâchés. page 89

Section viii. Discours sur la Comédie. page 94

Section ix. Maximes et Réflexions sur la Comédie, par Mr l’Evêque de Meaux. page 99.

Section x. Sentiments de l’Eglise. page 104

Section xi. Réponse à la Préface de la Tragédie de Judith. page 109.

Section xii. Requête des Comédiens de France, présentée au Pape Innocent XII. et sa Réponse. page 111.

Conclusion. page 113.

Fin de la Table

Approbation des Docteurs §

Le but que s’est propose l’Auteur du Livre qui porte pour titre, Histoire et Abrégé des Ouvrages Latin, Italien et Français, qui ont paru dans ce Siècle, pour et contre la Comédie et l’Opéra, est de détruire les raisons de ceux qui croient ces Spectacles permis, et d’appuyer celles de ceux qui les condamnent ; ce qu’il fait par des réflexions solides tirées de l’Ecriture des Pères, et de la conduite de l’Eglise dans tous les temps. Ainsi nous estimons que la lecture en sera utile aux Fidèles, qu’elle leur inspirera de l’horreur pour ces Assemblées dangereuses, si contraires à la piété, et dont l’effet ordinaire est d’amollir, et souvent même de corrompre tout a fait le cœur. C’est le jugement que Nous Docteurs en Théologie de la Faculté de Paris, et Chanoines de l’Eglise d’Orléans portons de cet Ouvrage, dans lequel nous n’avons rien trouvé qui ne soit conforme à la Foi et aux bonnes mœurs.

Vu la Requête et l’approbation des Sieurs Mauduison et Aleaume Docteurs de Sorbonne en la Faculté de Paris, et Chanoines de l’Eglise d’Orléans, ouï le Procureur du Roi, et ce consentant, Nous avons permis à la veuve Paris et à Jacob son gendre, d’imprimer, vendre et débiter le Livre mentionné en ladite Requête.