Lefranc de Pompignan, Jean-Jacques

1752

Lettre à Racine

2017
Source : Lettre à Racine Lefranc de Pompignan, Jean-Jacques p. I-XII; p. 1-84 1752, rééd. 1773
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

Lettre à Racine §

{p. III}LETTRE A M. RACINE,
Sur le Théatre en général, & sur les Tragédies de son Père en particulier.

Par M.L.F. de P***.

NOUVELLE ÉDITION,

Suivie d’une Pièce de Vers du même Auteur, & de trois Lettres de Jean Racine qui n’avoient point été imprimées.

A PARIS,
Chez De Hansy, le jeune, Libraire,
rue Saint-Jacques.

M. DCC. LXXIII.

{p. V}

AVERTISSEMENT DE
L’ÉDITEUR. §

Tout ce qui est sorti de la plume d’un Ecrivain estimé est assuré d’être accueilli du Public. La Lettre qu’on publie aujourd’hui parut pour la première fois en 1752, & fut reçue avec un applaudissement général. Les Auteurs du Journal des Savans, après avoir rendu justice aux Observations neuves, ingénieuses & hardies que M. de Pompignan y présente sur le caractère de Racine, finissoient leur Extrait, en disant : Nous {p. VI}ne suivrons pas M. L* F* dans toutes ses réflexions ; mais nous avertirons nos Lecteurs qu’ils y trouveront les talens & les lumières d’un homme qu’on crut destiné à devenir le Rival de Corneille & de Racine.1

Le Continuateur du Dictionnaire de Bayle en a aussi senti le prix ; car le fond de cette Lettre lui a servi pour composer l’article Racine. Il en rapporte plusieurs morceaux, ne la cite jamais que pour adopter les sentimens de l’Auteur ; & lorsqu’il en vient aux différens parallèles qu’on a faits de Corneille & de Racine, il ajoute : bien des gens trouveront que {p. VII}personne n’a mieux touché au but dans cette question que M. le Franc.2

Les louanges qu’elle a reçues n’ont pas été bornées à celles des Ecrivains que nous venons de citer. Plusieurs autres en ont parlé avec les mêmes éloges. Mais rien ne prouve mieux son mérite réel, indépendamment des Editions multipliées qui en ont été faites, que l’empressement qu’on témoigne depuis long-tems d’en voir paroître une nouvelle. Celle qu’on publie a été revue {p. VIII}par l’Auteur. C’est sur-tout dans ce moment que ce petit Ouvrage peut être utile, pour fixer les idées de la plûpart de nos Littérateurs. On s’épuise depuis si long-tems à parler de Corneille & de Racine, on débite sur cette matière tant de paradoxes outrés, on s’écarte si fort de la vérité par enthousiasme ou par esprit de contradiction, que c’est rendre un vrai service au Public, que de lui remettre sous les yeux ce qui a paru de plus sagement pensé & de mieux écrit sur les productions & sur le génie de chacun de ces deux Poëtes.

Ceux qui savent apprécier l’heureux accord des talens Littéraires & des sentimens {p. IX}de sagesse & de retenue que la Religion & la vraie philosophie inspirent, verront avec plaisir cet illustre Ecrivain, autrefois néanmoins si injustement outragé, traiter avec autant de goût & de lumière, que d’aisance & de précision, les Principes de l’art dramatique, & les resserrer dans les justes bornes de la décence & de l’utilité. M. de Pompignan, après avoir exposé les vices de notre Théatre actuel, donne des règles sûres pour l’enrichir par des beautés solides, & en écarter tout ce qui peut blesser la foi ou les mœurs. De-là il passe aux Pièces de Racine, & sa plume, conduite par le discernement & l’équité, en relève les défauts {p. X}avec justesse & en fait sentir les beautés avec intérêt. Par-tout il annonce l’esprit observateur, le Littérateur instruit, l’Ecrivain éloquent, l’ame honnête.

Toutes ces qualités supérieurement réunies dans ses autres Ouvrages sont bien propres à faire desirer qu’il en veuille donner la Collection complette. Il s’est exercé sur tant de genres différens, ses Ecrits offrent une Littérature si étendue, si saine, si variée, que ce Recueil sera regardé comme un des plus utiles & des plus intéressans. Ce desir est d’autant mieux fondé, qu’il est plus nécessaire d’opposer de bons modèles à {p. XI}la dépravation de la Littérature, qui s’accroît tous les jours.

On a joint à cette Lettre une Pièce de Vers du même Auteur, composée lorsqu’il n’avoit que dix-neuf ans. Comme Racine en est l’objet, elle trouve ici naturellement sa place.

On a inséré à la suite de ces Vers trois Lettres de Racine, non encore imprimées, & copiées d’après les originaux, qui sont entre nos mains. Les deux premières furent écrites au P. Bouhours, Jésuite, & l’autre à Despréaux, à l’occasion d’un Discours prononcé au Collége de Louis le {p. XII}Grand par un jeune Professeur de troisième, qui s’étoit proposé sérieusement d’examiner cette question, Racinius an Poëta ? an Christianus ? Ces Lettres feront connoître à la fois & la Religion de ce grand Poëte & la noblesse de ses Sentimens, exemple qu’on ne sauroit trop proposer dans le siècle où nous sommes.

{p. 1}

LETTRE A M. RACINE,
Sur le Théatre en général, & sur les Tragédies de son Père en particulier. §

Il y a bien long-tems, Monsieur, que je vous presse de publier vos observations sur les Tragédies de votre illustre Père. Les raisons qui vous en ont détourné jusqu’à présent, ne m’ont jamais satisfait. Que je serois flatté de les vaincre ! Je rendrois service aux Lettres, & le Public m’en sauroit gré.

Vous avez toujours craint qu’on ne trouvât singulier qu’un fils s’érigeât en Commentateur {p. 2}des Tragédies de son père, & de Tragédies que ce pere lui-même a condamnées si sévérement dans les dernieres années de sa vie. Délicatesse d’une part, scrupule de l’autre : voilà de grands obstacles dans l’esprit d’un homme aussi rempli que vous de modestie & de religion.

La premiere difficulté qui vous arrête, n’en est pas une, selon moi. On ne blâme pas le fils d’un Grand homme d’être le panégyriste de son père. Pourquoi n’en seroit-il pas le commentateur ? La réputation du mort doit décider de la conduite du vivant. On diroit au fils de Pradon : Honorez la mémoire de votre père, mais oubliez qu’il ait fait des Tragédies. Au fils de Racine, comme à celui de Virgile, on leur criera d’une commune voix, sur tout s’ils ont hérité des talens paternels : Embouchez la trompette, & qu’elle retentisse dans vos mains des noms glorieux que vous portez.

C’est un tribut de justice & de piété de donner à ses Proches les louanges qu’ils méritent. Rien n’étoit si commun chez les Romains, que de voir des citoyens monter dans la Tribune, pour y faire l’éloge de leurs pères, de leurs freres, de leurs parens. {p. 3}On vous a fort approuvé parmi nous d’avoir écrit la Vie de l’Auteur immortel de Phedre & de Britannicus. Si les beaux Esprits du siecle y ont repris quelque chose, c’est le coloris sévère que vous avez employé dans son portrait. On sait que le fameux Racine fut tendre & galant dans sa jeunesse ; qu’il étoit d’une belle figure, charmant dans la société, éloquent & agréable dans la conversation. Les Femmes du monde, les Jeunes gens voudroient qu’il n’eût jamais été que cela. Ils ont été effrayés de son renoncement au Théatre dans la fleur de son âge, de sa vie sérieuse & retirée depuis cette époque, de son application à ses devoirs domestiques, de sa tendresse bourgeoise pour sa femme & pour ses enfans ; de son insensibilité pour les succès, & pour ses propres Ouvrages qu’il avoit presque oubliés ; en un mot, du spectacle édifiant de sa philosophie chrétienne.

Il y a dans tous ces détails bien de la probité, bien de la vertu, & trop peu de foiblesses. Nous voulons que dans nos livres comme dans nos mœurs, tout respire le plaisir & la volupté. Le petit Clergé de votre famille conduit en procession de chambre {p. 4}en chambre, par l’Auteur d’Athalie qui portoit la Croix, nous rappelle cette simplicité antique tant célébrée par Plutarque, ces naïvetés de la nature, & les badinages de l’amour paternel. J’ai vû bien des Gens enchantés de ce trait & d’une infinité d’autres. Mais il n’y a point là de ce genre d’intérêt, de ces situations singulières qui caractérisent les productions de notre siècle, & qui transportent de joie la plûpart des Lecteurs. Quoiqu’il en soit du goût présent, que j’estime ce qu’il vaut, en attendant le jugement de la Postérité, on a trouvé très-convenable que vous fussiez l’Historien de votre Père. On ne vous louera pas moins, j’ose en répondre, de vouloir être son Commentateur. Il n’est personne qui ne respecte la tendresse filiale, & n’en reconnoisse les droits.

Je crois donc, Monsieur, que vous vous rendrez sans peine sur ce point. L’autre, je l’avoue, se présente d’abord sous un aspect moins favorable. L’Auteur de nos plus parfaites Tragédies a paru se repentir d’avoir travaillé pour le Théatre. Le fils qui, quoique homme de Lettres & Poëte lui-même, a toujours condamné les spectacles, s’occupera-t-il {p. 5}à commenter des Ouvrages que son Père s’est reproché d’avoir faits ? & la question sera-t-elle décidée par un homme qui, dans les loisirs & la dissipation de sa premiere jeunesse a produit sur la Scène un de ses Essais, qu’on y revoit encore ? N’importe : je dirai librement ce que je pense. Si ma morale n’est pas assez austère au gré des Théologiens, je suis sûr qu’elle n’en sera pas plus goûtée pour cela des partisans de la Comédie. Au surplus, s’il m’échappe quelque chose de contraire à la saine doctrine, je le condamne d’avance, & le rétracte de toute la sincérité de mon cœur.

Je pense, en premier lieu, qu’il y a une très-grande différence entre composer des Tragédies, & les faire représenter par des Acteurs gagés & publics. Je suppose que ces Pieces dramatiques nous enseignent à détester le vice, à fuir le crime, à nous défier de nos foiblesses, à craindre nos passions, à les sacrifier au devoir ; qu’elles nous excitent aux vertus les plus sublimes, aux actions les plus héroïques : dira-t-on que l’Auteur de pareils Ouvrages s’en doive accuser comme de péchés capitaux ? Il en faudroit dire autant de tout Poëte qui composeroit {p. 6}des Odes, des Epîtres, un Poëme épique ; de tout homme qui écriroit des Histoires, qui feroit des Pieces d’éloquence, des Dissertations littéraires, des Traductions, ce qui seroit absurde, & n’entrera sans doute dans l’esprit de qui que ce soit. Le pape Urbain VIII, par exemple, a fait de belles Poësies latines. Personne, que je sache, ne s’est avisé de l’en blâmer, ni comme Prêtre, ni comme Cardinal, ni comme souverain Pontife. Que ces mêmes Poësies fussent des Tragédies, seroient-elles par ce seul endroit plus contraires à la morale chrétienne, moins innocentes aux yeux de la Religion ?

Que l’on mette un Fait en action entre plusieurs interlocuteurs, ou qu’on le raconte dans un Poëme, ou qu’on le célèbre dans des Vers lyriques, je ne saurois concevoir que de ces trois manières l’une soit condamnable, & les deux autres permises. Des Religieux respectables par leur piété ont souvent fait des Tragédies, & en font encore tous les jours du consentement de leurs Supérieurs. On les représente dans leurs Colléges. S’il s’y est quelquefois glissé des abus (& où ne s’en glisse-t-il pas ?) est-ce la faute du Genre ? est-ce le crime du Spectacle ? {p. 7}L’Eglise, les Souverains Pontifes, les Evêques souffriront-ils dans des Maisons Religieuses, ces sortes de Représentations, s’ils les croyoient nuisibles aux bonnes mœurs, sur-tout si la Religion les proscrivoit ? La tolérance en pareil cas seroit prévarication. Je me garderai bien d’en accuser, d’en soupçonner même les premiers pasteurs, ni leur Chef.

Je conclus de là, Monsieur, que la composition ni la représentation d’une Tragédie n’ont rien en soi de vicieux, ni qui puisse causer les regrets de l’Auteur, ou des Acteurs ; & que tout le mal, qui est très-grand quand il y en a, consiste dans l’espèce de la Tragédie, dans la qualité des Acteurs, & dans le lieu de la Représentation.

Je commencerai par ces derniers objets. L’autre me ramenera naturellement aux Tragédies de Racine, à l’occasion desquelles j’ai bien des réflexions à vous proposer.

On s’efforce depuis long-tems de réduire en problème théologique cette question : si c’est un péché d’aller à la Comédie. On ne manque pas d’appuyer la négative de toutes les distinctions possibles, de toutes les conditions capables de rassurer. On {p. 8}exige qu’il n’y ait rien de déshonnête, ni de criminel dans la piece ; que celui qui va au spectacle n’y apporte point de penchant au vice, ni une ame facile à émouvoir ; qu’il y soit maître de son cœur, de ses pensées, de ses regards ; que rien de ce qu’il entend, que rien de ce qu’il voit, ne soit pour lui une occasion de chûte, ni de tentation. Cette théorie est certainement admirable. Qui me répondra de la pratique ? sera-ce notre Casuiste ? Qu’il aille à la Comédie ; au retour je m’en rapporte à lui.

On pourroit entrer plus avant dans cette discussion ; quoiqu’après tout, les raisonnemens les plus longs n’aboutiroient guère qu’à ce que je viens d’observer, soit sur le danger des Spectacles, en suivant l’avis de ceux qui les condamnent, soit sur les précautions qui peuvent garantir de ce danger, en préférant l’opinion contraire. Mais je rapporterai à ce sujet une Anecdote intéressante que tout le monde ne sait pas, & qui mérite d’être connue. On agitoit un jour devant Louis XIV la question de la Comédie. M. Bossuet, Evêque de Meaux, entra dans ce moment chez le Roi. Voici le docteur, dit ce Monarque (c’est ainsi qu’il {p. 9}appelloit ordinairement le Prélat) il nous décidera ce point. Et après lui avoir exposé le fait, qu’en dites vous, continua le Prince ? Sire, repliqua M. de Meaux, il y a de grands exemples pour, mais de fortes raisons contre.

Cette réponse énergique & judicieuse contient en effet tout ce qu’on sauroit dire de part & d’autre sur cette question. M. Bossuet reconnoît de bonne foi que l’affirmative est soutenue de l’autorité des exemples, & il avoue que ces exemples peuvent imposer. Il avoit sans doute en vûe tant de Personnes très-religieuses & très-réglées dans leurs mœurs, qui par docilité, par complaisance, ou par d’autres motifs innocens, peut-être aussi pour se distraire, vont de tems en tems à la Comédie, & même à l’Opéra. Mais ce ne sont enfin que des exemples, contre lesquels on peut étaler une foule de raisons, de principes, de conséquences, de décisions, & généralement tout ce qui concourt à mettre un point de morale dans le plus grand jour d’évidence & de vérité. Ainsi la courte réponse de M. de Meaux est un précis lumineux d’apologie & de censure, dans lequel on apperçoit ce que l’une a de foible, & l’autre de concluant. {p. 10}Voilà comme un Homme de génie fait quelquefois un Livre en deux mots.

Les partisans les plus déclarés de la Comédie, j’entends ceux qui ont des mœurs & de la vertu, ne disconviendront pas que, dans l’état où sont les choses, le Théatre ne soit encore infiniment dangereux par bien des endroits, & qu’il n’eût besoin d’une réforme sévère. Un professeur3 plus recommandable encore par la sainteté de sa vie, que par la supériorité de ses talens, & qui en composant toutes les années des Tragédies & des Comédies pour les exercices accoutumés de sa classe, soupiroit tous les jours après les Missions de la Chine & des Indes que ses Supérieurs n’ont jamais voulu lui accorder, a écrit que le Théatre pourroit être une Ecole de vertu ; mais il ajoutoit, dans le même Ouvrage, que par notre faute il étoit une Ecole de vice ; & c’est uniquement dans son existence actuelle que je le considére ici.

Que l’on se récrie tant qu’on voudra sur la décence & sur la noblesse de quelques Comédies modernes ; j’estime trop sincérement {p. 11}ces Pieces pour vouloir attaquer leur réputation, ni diminuer le nombre de leurs approbateurs. Mais elles ne font qu’une petite partie de ce qui est véritablement le fonds du Théatre. N’y représente-t-on pas tous les jours des Comédies très indécentes dans l’intrigue, ou dans le dialogue ? Je ne connois presque point de Pieces de Dancourt, ni de le Grand, où-il n’y ait des expressions libres, & des allusions obscènes. On en trouve beaucoup dans les Comédies de Renard, & pour comble d’inconvénient, les meilleures de Moliere n’en sont pas exemptes.

Cet Homme unique dans son genre, & le seul Ecrivain peut-être, soit ancien, soit moderne, qui n’ait point encore eu de Supérieur ni de Rival, étoit plus capable qu’un autre, de donner au Théatre comique la forme & le ton qu’il devroit avoir pour être une bonne Ecole. Dignité, noblesse, esprit philosophique, profondeur de génie, la nature lui avoit tout prodigué. Nul mortel n’eut jamais comme lui, le don de faire rire. Il le possédoit dans un degré de perfection & d’universalité qui étonne. J’ai vû le P. Porée pleurer d’admiration & de {p. 12}douleur, en parlant de Moliere. On sent bien à quoi l’on doit attribuer dans un Religieux l’union de ces deux sentimens. Cet auteur étoit Comédien ; il mourut sur le Théatre. Passons vite sur cette affreuse circonstance, qui n’est pas cependant étrangère à notre objet.

Parmi les pieces de cet Homme rare, il y en a qui blessent directement l’honnêteté publique, & qu’il faudra bannir du Théatre, quand on pensera sérieusement à le réformer. D’autres pourroient être corrigées par des mains habiles. Dans quelques-unes, en bien petit nombre, il n’y auroit que peu de phrases ou de vers à supprimer. Ce qu’on dit des Pieces de Moliere, comprend à plus forte raison les Comédies, autres que les siennes, qui mériteroient d’être conservées au Public.

Un écrivain Anglois qui n’est point accusé de traiter trop gravement les choses, étoit moins indulgent que nous sur les abus du Théatre. Peu content de s’élever avec un zèle courageux contre la licence énorme qui deshonoroit de son tems la Scène Angloise, il étend sa sévérité scrupuleuse jusqu’aux plus petits détails. Une plaisanterie {p. 13}trop libre, un mot indécent le choque. Il voudroit qu’on établît des censeurs éclairés & vertueux, qui eussent ordre de retrancher,4 tant des Pieces anciennes que des nouvelles, toute grossiereté, toute équivoque, tout endroit capable d’offenser le moins du monde la modestie ou la pudeur.

Ce plan proposé en Angleterre devroit déjà s’exécuter en France. Jusques-là il sera vrai de dire que dans nos spectacles le bon est trop mêlé, trop confondu avec le mauvais, pour qu’on puisse se reposer sur une Jeunesse inconsidérée & bouillante, du soin d’en faire la séparation, & de profiter de l’un sans ressentir l’impression de l’autre. Vous savez l’usage constant où l’on est de représenter une Comédie après la Tragédie. Une jeune personne est encore toute attendrie de la mort de Polyeucte, toute édifiée de la vertu de Pauline : le Théatre {p. 14}change ; on joue l’Ecole des Maris. En est-ce une d’amour conjugal ? & cette satyre du mariage achevera-t-elle ce que les beaux sentimens de Pauline auront commencé ? On vient de représenter Athalie. J’ai vû la Maison du Seigneur, le Livre de la loi, les cérémonies du Sacre des Rois de Juda ; j’ai la tête remplie de miracles, de prophéties, des grandeurs & de la puissance de Dieu ; tout cela m’a pénétré d’une terreur religieuse, & d’un respect profond pour le Roi des Rois. Les Violons jouent : George Dandin paroît ; & dans le même lieu où étoit le Temple de Jérusalem, je vois le rendez-vous nocturne d’un jeune homme avec une femme mariée, & le pauvre M. Dandin demandant ensuite pardon à sa digne moitié des soupçons qu’il a eu l’insolence de former contre elle. Je voudrois savoir si les effets de ces différens contrastes peuvent jamais tourner au profit de la Religion & des mœurs.

Il n’est pas étonnant que des Acteurs employés à la représentation d’Ouvrages si scandaleux soient retranchés de la Communion des Fidèles. Sur quoi tomberont les Censures ecclésiastiques, si ce n’est pas sur {p. 15}une profession visiblement condamnée par le Christianisme ? Avertissons cependant les Comédiens que l’Eglise ne les proscrit pas parce qu’ils représentent des Pieces dramatiques ; mais parce qu’ils en représentent de dangereuses pour les mœurs ; ce qui avilit leur métier aux yeux des hommes, & le rend criminel aux yeux de la Religion. Que la face des spectacles change ; que le Théatre devienne une Ecole de vertu ; la profession de Comédien n’aura plus les caractères qui la dégradent. Elle ne sera exposée ni à l’anathême, ni au mépris.

Il résulte nécessairement de ces faits & de ces observations, que le Spectacle tel qu’il est encore, n’étant point à beaucoup près un lieu sûr pour la sagesse & pour la vertu, & les Acteurs de ce Spectacle étant toujours dans les liens de l’excommunication, un Auteur élevé dans la morale Chrétienne, ne sauroit sous quelque prétexte que ce soit, ni par quelque Ouvrage que ce puisse être, concourir au soutien du Théatre, sans se rendre lui-même responsable des inconvéniens & des abus qui y sont attachés ; ni contribuer à l’entretien des Acteurs, sans partager le mal qu’ils font.

{p. 16}Ce n’est point ici une déclamation vague, ni un zèle mal entendu. Si ce que j’ai avancé des Pieces qu’on représente, & du méchant effet qu’elles produisent, est exactement conforme à la vérité ; par une suite naturelle, les principes que j’ai établis sont vrais. Il faut donc m’en accorder les conséquences, ou renoncer à toute justesse de raisonnement. M. Bossuet a composé un Ouvrage exprès sur cette question. Il la traite en Evêque, c’est-à-dire, en Docteur & en juge. Tous les petits sophismes que l’on débite en faveur de la Comédie, il les anéantit sous les armes de sa Théologie foudroyante, & sous le poids de l’autorité Episcopale. Pour moi, je ne puis ni ne dois parler qu’en homme de Lettres, Philosophe & Chrétien. Mais j’oserai croire, en cette qualité, que ce savant Prélat se seroit expliqué différemment, si le Théatre ne lui eût pas paru aussi répréhensible qu’il l’est en effet dans sa constitution présente.

La réforme n’en seroit pas impossible. Des réglemens faits par des Théologiens & par des Magistrats, unis ensemble pour les concerter, réglemens revêtus de l’autorité {p. 17}du Prince, & dont on empêcheroit que le crédit ni la faveur n’altérassent jamais l’exécution, rempliroient, si je ne me trompe, cet objet important. Je les réduirois à deux points. A l’égard des Pieces, supprimer totalement celles dont le fonds est vicieux ou impie ; car nous en avons de ces dernières, soit dans le Tragique, soit dans le Comique ; corriger celles qui ne péchent que dans les détails ; en ôter les expressions libres, grossières ou indécentes ; n’y rien laisser en un mot qui sente le libertinage du cœur, encore moins celui de l’esprit. A l’égard des Acteurs, n’en point recevoir dont la conduite & les mœurs ne fussent irréprochables ; les punir sévèrement, les priver même de leur emploi, quelque talent qu’ils eussent, quand ils tomberoient dans des désordres publics ; car il est des fautes secrettes & cachées qui ne sont pas du ressort de la Police.

Les Comédiens sensés approuveront eux-mêmes un projet de réforme & de réglement qui ne tend qu’à rendre estimable & honnête devant les hommes, innocente ou du moins tolérable aux yeux de l’Eglise, une Profession qui n’est rien de tout cela. {p. 18}Si, dans le plan indiqué, on les assujettit à une espèce d’enquête de vie & de mœurs, formalité bizarre en apparence pour un homme qui doit jouer le rôle de Néron, ou de M. Tout-à-bas, je répons qu’on ne sauroit apporter un trop grand fonds de sagesse & de vertu dans un état qui sera toujours, quelque épuré qu’on le suppose, ennemi de la retenue & de la gravité, environné d’occasions périlleuses, & le centre de la dissipation.

Mais, Monsieur, si l’on venoit à bout de procurer à cette réforme du Théatre & des Acteurs, plus d’étendue, plus de perfection encore que je n’imagine, les Casuistes austères continueroient-ils toujours de proscrire, comme péchés graves, & la composition d’Ouvrages pour le Spectacle, & l’assistance à leurs représentations ? Ces décisions seroient bien rigoureuses. Il faudroit, suivant le même esprit, envelopper dans l’anathême les Fêtes publiques, les Concerts, les Bals, les Festins, & généralement toutes les Assemblées d’amusement & de plaisir, comme étant pour les deux sexes qui s’y trouvent réunis & confondus, une source de relâchement dans les devoirs, de dégoût {p. 19}pour la piété, de pensées vaines & trompeuses, & quelquefois de liaisons funestes à l’innocence & à l’honneur. J’avoue qu’une vie intérieure & mortifiée s’accorderoit mal avec ces divertissemens mondains. Mais il y a bien des degrés entre la sainteté & le crime, entre la Perfection chrétienne & le violement total des loix du christianisme. On permet à la foiblesse humaine des délassemens frivoles, pourvû qu’ils ne soient pas criminels, qu’une ame fortifiée dans la pratique exacte de toutes les vertus, jugeroit indignes d’elle.

Il ne s’agit point, dans la question présente, de projets de récréation pour des Religieux de la Trappe, ou pour des Chartreux, mais d’amusemens nécessaires aux gens du monde, qu’on doit tâcher de leur rendre utiles autant qu’on le peut. D’ailleurs, ces mêmes choses dont nous parlons, sans en excepter le Rouge & la Comédie, ont été souvent permises dans plusieurs circonstances, à des personnes très-pieuses, par des Directeurs incapables de flatter les goûts ni les passions. La complaisance pour des Supérieurs ou pour un Epoux, des occasions forcées, le service attaché à certains emplois, autorise {p. 20}en pareil cas la tolérance de ces guides spirituels, qui comptent de plus sur l’inébranlable fidélité d’une ame solidement chrétienne.

Quand M. votre Pere enchantoit par ses Tragédies la Cour, la Ville, & toute l’Europe, le Théatre étoit comme il l’est de nos jours, une école toute propre à porter le trouble & le ravage dans de jeunes cœurs. Une image vive & flatteuse de nos foiblesses n’est point le remède qui nous en guérit. Croyons-en saint Augustin qui n’avoit été que trop bon connoisseur en cette matière.5 « J’aimois, dit-il, ces lieux cruels où l’on est sans cesse en proie à la jalousie, aux soupçons, aux craintes, à la fureur. Je me plaisois dans les tableaux séduisans que j’en trouvois sur le Théatre ». Rapiebant me spectacula Theatrica, plena imaginibus miseriarum mearum, & fomitibus ignis mei. Un auteur en qui la fougue de l’âge, l’ivresse du succès, l’illusion des plaisirs, n’avoient point étouffé les sentimens de Religion & de piété qu’il tenoit de ses premiers maîtres, a dû sans doute, quand ces mêmes {p. 21}sentimens eurent repris dans son cœur la place qu’ils y avoient autrefois occupée, témoigner de vifs regrets d’avoir non-seulement travaillé pour le Théatre, mais d’en avoir augmenté même la séduction & le danger par quelques unes de ses Tragédies.

On est rarement injuste dans sa propre condamnation. Ne soyons pas plus indulgens pour les Pieces de M. Racine, qu’il ne l’a été lui-même. Il discernoit mieux qu’un autre ce qu’elles pouvoient avoir de dangereux, comme ouvrages de Théatre. Comme productions de son esprit, on sait qu’elles lui étoient devenues sur la fin de ses jours parfaitement indifférentes. Rien ne prouve tant la bonté de son caractère & de son cœur, que la patience philosophique & chrétienne avec laquelle il supporta l’extravagante satyre que déclama publiquement dans un Collége, ce jeune Régent, membre d’une Société respectable où M. Racine avoit d’illustres amis, malgré les sentimens dont on n’ignoroit pas qu’il faisoit profession. Cet endroit de vos Mémoires a dû charmer tous les honnêtes gens, & concilier à ce Grand-homme autant d’admirateurs de la beauté de son {p. 22}ame, qu’il y a d’admirateurs de ses Tragédies, & du peu d’Ecrits en prose qu’il nous a laissés.

Je suis fâché seulement que vous ayez diminué le mérite de sa modération, en passant sous silence l’étrange problème qui étoit le sujet de cette Déclamation violente & personnelle. Il est bon d’un côté que les hommes voyent dans leurs semblables les excès où les portent souvent l’injustice & la passion ; & de l’autre, que les Ecrivains les plus jaloux de leur gloire sachent que les talens les plus décidés, le génie le plus supérieur, la réputation la mieux établie, ne sont pas à l’abri des caprices de l’ignorance, ou du préjugé. Ce problème latin étoit conçu, dit-on, dans ces termes : Racinius an Christianus, an Poeta ? Racine est-il poëte ? est-il Chrétien ? & l’on décidoit qu’il n’étoit ni l’un ni l’autre : Nec Poeta, nec Christianus. Solution burlesque, où la charité, cette première loi du Christianisme, n’étoit pas moins insultée que le bon-sens.

Je ne lis point sans attendrissement ce qu’il dit à son Fils aîné, pour le consoler d’avance des critiques qu’il entendra faire {p. 23}de ses Tragédies. Sa modestie vous eût défendu peut-être alors de le commenter. Mais il n’est personne qui ne vous conseillât aujourd’hui de désobéir à cet ordre injuste. Outre que les ouvrages de cette nature, quelque repentir qu’ils ayent causé à l’Auteur, peuvent comme amusemens littéraires, occuper le loisir de Commentateurs pleins de Religion & de piété, vous ne serez vous-même que trop attentif à relever l’abus qu’il a fait de ce fonds de tendresse & de sentiment dont la nature l’avoit doué ; à censurer les Tragédies où l’amour domine trop, & celles où il ne devoit point avoir de part. L’intérêt de la vérité exige que vous preniez soin de le justifier sur ce même article contre les partisans excessifs de Corneille ; & vous ne pouvez le faire qu’en démontrant, comme la chose est fort aisée, que ce premier Restaurateur de la Tragédie parmi les modernes, n’a pas moins à se reprocher que son Rival, d’avoir mis de l’amour dans toutes ses Pieces. Observons ici en peu de mots, pour y revenir ensuite plus en détail, que le tendre & l’élégant Racine a fait un Chef-d’œuvre sans le secours de cette passion, {p. 24}ce qu’on ne sauroit dire du grand Corneille.

La seule différence qu’il y ait à cet égard entre ces deux maîtres de la scène, c’est que Racine traitoit l’amour en homme de génie, & Corneille en homme d’esprit. Qu’on ne s’étonne pas de ce mot, & discutons clairement nos idées.

Quoique je parle au Fils de Racine, je lui déclarerai ingénument que son Père n’étoit pas un aussi grand Génie que Corneille. Ainsi en n’appellant ce dernier qu’homme d’esprit, quand il veut parler le langage de l’amour, je ne retranche rien de sa supériorité dans les autres parties. Il n’y a point de génie universel. C’est abuser des mots que d’employer cette expression pour caractériser des hommes du premier ordre qui ont embrassé avec succès plus d’objets que d’autres, comme Aristote, Cicéron. Et c’est aussi très-improprement qu’on dit d’un homme médiocre, qu’il a le génie borné. On diroit avec plus de justesse qu’il n’en a point du tout. Le génie le plus étendu a des bornes. De-là cette inexactitude dans les idées & dans les jugemens. On érige quelquefois en homme {p. 25}de génie, celui qui n’a que de l’esprit ; & souvent on n’accorde que de l’esprit à celui qui certainement a du génie.

Si le génie consiste à pénétrer profondément les objets, à les concevoir dans toute leur étendue sans s’arrêter à la superficie ; à saisir vivement, à rapprocher d’un coup d’œil leurs différens rapports, à les posséder de manière qu’ils paroissent en quelque sorte créés dans l’ame de celui qui se les approprie, je reconnois le Sentiment à ce caractère distinctif. Il a les mêmes propriétés, il produit les mêmes effets, quoique sa sphère soit plus resserrée. Horace, la Fontaine, Quinault n’étoient pas d’aussi grands génies qu’Homere, Virgile, & Corneille. C’étoient néanmoins des hommes de génie, parce qu’ils avoient du sentiment. Racine est, je pense, l’homme de la terre qui en a eu davantage. Ses Tragédies, ses Cantiques, ses Lettres, sa Prose & ses Vers sont comme paîtris de cette faculté souple & délicate qui s’attache sous sa main aux différentes matières qu’il traite, qui les anime, les vivifie, leur communique ce charme secret qui intéresse, & cette chaleur douce & continue dont il ne faut pas chercher la {p. 26}source dans des mouvemens passagers de tendresse, mais dans le trésor inépuisable d’un cœur naturellement sensible & fécond.

On a cru long-tems, on a même écrit que quand il vouloit composer les Scènes les plus tendres & les plus passionnées, il alloit auparavant passer une heure avec sa Femme ou avec sa Maîtresse. Vous avez démontré la fausseté de cette tradition par rapport à sa femme, en apprenant au Public qu’il ne se maria qu’après avoir renoncé au Théatre ; & j’ajoute moi, que cette fausseté s’étend pareillement à la maîtresse. Non que je croie sérieusement qu’il n’en ait point eu. Quel tort cela feroit-il à sa mémoire, après la vie édifiante qu’il a menée depuis l’âge de trente-huit ans jusqu’à la fin de ses jours ? Mais il n’avoit pas besoin de ce secours pour s’exprimer comme il faisoit. Nous savons assez de particularités du caractère & de la vie de Virgile, pour juger que ce Poëte admirable n’a jamais été amoureux. Cependant qu’y a-t-il au monde de plus vif, de plus passionné que le quatrieme livre de l’Enéïde ? L’amour n’inspire point le sentiment, mais le sentiment donne du génie à l’amour. S’il en {p. 27}étoit autrement, comme presque tous les Poëtes se piquent d’être amoureux, nous aurions toujours des Racines.

Si l’amour a fait dans les Arts de prétendus miracles ; s’il a créé des Poëtes, des Peintres, des Musiciens, c’est qu’il a trouvé des sujets en qui la nature avoit déja mis ces talens que la culture ni l’occasion n’avoit point encore développés. Il n’a jamais apporté dans un cœur ce qui n’y étoit pas avant lui. Quand on versifie un Dialogue tragique, il ne suffit pas d’aimer, pour être en état de donner aux pensées & aux expressions la tournure & la vérité du sentiment. On ne le remplace point par des hyperboles, par des images gigantesques. Un Poëte ordinaire qui veut exprimer énergiquement les effets d’une grande passion, met en jeu les Dieux, la nature, les Elémens pour m’apprendre qu’on sacrifie tout à l’objet aimé, qu’il tient lieu de tout, dédommage & console de tout. Racine me dira du jeune Britannicus privé du trône, mais adoré de sa maîtresse :

Qu’il alloit voir Junie, & revenoit content.

Que de choses renfermées dans la noble {p. 28}simplicité de ce vers ! c’est le sublime de l’amour. J’admire encore plus ces deux vers célèbres que le grand Condé, qui n’étoit point un homme doucereux, répétoit si souvent, & avec tant de complaisance :

Depuis trois ans entiers chaque jour je la vois,
Et crois toujours la voir pour la premiere fois.

Ces sortes de traits sont fréquens dans les Pieces de Racine. Mais pour prouver d’une manière plus précise & plus développée ce que j’ai avancé, que Racine traite l’amour en homme de génie, & Corneille en homme d’esprit seulement, prenons dans ces deux Poëtes deux morceaux de passion que l’on puisse opposer l’un à l’autre, & dont une courte analyse fasse voir le vrai ou le faux de mon opinion. Pour en trouver dans Racine de remarquables par leur beauté, c’est assez d’ouvrir son livre au hasard. Le choix n’est pas si facile dans Corneille.

On citera toujours comme un chef-d’œuvre la Scène où Phedre déclare son amour à Hippolyte. Quoiqu’il y ait dans cette déclaration si connue quelques traits heureux empruntés de la Tragédie d’Hippolyte attribuée à Sénèque, ce n’est point là ce qui {p. 29}fait le fond de cette Scène étonnante, la plus forte, la mieux dialoguée, la mieux écrite, la plus parfaite enfin qui soit sortie de la main d’aucun Poëte tragique. L’art y est merveilleux. Le trouble, l’agitation, la pitié y croissent de vers en vers. Le dénouement en est terrible. On y plaint Phedre ; on y tremble pour elle & pour Hippolyte ; l’amour qui la dévore n’est entouré que de crimes & de remords, de glaives & de poisons. Le P. Brumoy dit que Racine a pris de Sénèque l’endroit de l’épée. C’est chercher le plagiaire au milieu de l’invention. Dans le Declamateur latin, Hippolyte saisit sa marâtre par les cheveux, lui tord presque le cou, & se dispose à l’offrir en sacrifice à Diane. Mais il lui fait grace de la vie, & s’enfuit laissant tomber son épée que la nourrice ramasse. Qu’y a-t-il là qui ressemble à la scène de Racine, où Phedre se jette sur l’épée d’Hippolyte pour s’en percer le sein, mouvement de désespoir & de honte qui redouble la compassion & l’effroi ? Ecoutons Phedre elle-même.

Ma sœur du fil fatal eût armé votre main.
Mais non, dans ce dessein je l’aurois devancée ;
{p. 30}L’amour m’en eût d’abord inspiré la pensée.
C’est moi, prince, c’est moi dont l’utile secours
Vous eût du labyrinthe enseigné les détours.
Que de soins m’eût coûté cette tête charmante !
Un fil n’eût point assez rassuré votre amante.
Compagne du péril qu’il vous falloit chercher,
Moi-même devant vous j’aurois voulu marcher ;
Et Phedre au labyrinthe avec vous descendue,
Se seroit avec vous retrouvée ou perdue.

L’amour ni l’esprit tout seul n’enfanteront jamais de morceaux de cette richesse & de cette force. Quel enthousiasme de passion ! Quelle fécondité d’idées, de sentimens & d’images ! Que l’amour de Phedre est inventif ! Quelle promptitude à combiner dans un clin d’œil, à rassembler sous le même point de vûe toutes les circonstances possibles de l’aventure d’Hippolyte mis à la place de Thésée ! Le fil d’Ariane passé dans les mains de Phedre, le Labyrinthe, le Minotaure, Phedre elle-même servant de guide au jeune Héros, l’un & l’autre combattant le Monstre, dévorés ou vainqueurs ensemble ; rien n’échappe à cette brillante imagination. Tout ce que l’amour lui représente, elle croit le voir ; & tout ce {p. 31}qu’elle voit, elle le rend visible au Spectateur. Tant le pinceau manié par le sentiment a d’expression, de chaleur, d’abondance & de vérité. Et n’est-ce pas-là le génie ?

Transportons nous chez Corneille ; & pour observer toute justice dans la comparaison, choisissons une de ses meilleures Tragédies, & dans cette Tragédie une des plus belles Scènes. Je reconnois, avant d’aller plus loin, que Corneille a fait des pieces très-intéressantes. Le Cid est du nombre. Mais distinguons ici l’intérêt du sentiment. L’intérêt résulte, soit de la situation générale des personnages dans tout le cours de la Tragédie, soit de leur situation particulière dans de certains momens de l’action. Nous avons des Ouvrages dramatiques, foibles de sentiment & de versification, qui se soutiennent avec succès au Théatre par ce seul intérêt de sujet & de situation, comme Ariane, Pénélope, Inès. Le sentiment au contraire n’est point attaché aux situations, ni à l’action, puisqu’elles peuvent être intéressantes dans une Tragédie mal écrite, & remplie de lieux communs ; mais aux pensées & aux expressions, de même que la dignité, l’élévation & le sublime. Beaucoup {p. 32}de Poëtes sont capables d’imaginer dans leurs Pieces des évènemens extraordinaires, d’introduire des personnages bizarres qu’on appelle neufs, d’éblouir le parterre par de bruyans coups de Théatre. Il n’appartient qu’à Corneille & à Racine de faire parler les Acteurs. Corneille s’élève au-dessus des hommes quand il est l’organe de César, d’Auguste, de Cléopâtre dans Rodogune, de Leontine dans Héraclius ; mais il est bien au-dessous de Racine dans les conversations de Rodrigue & de Chimène.

L’intérêt dans le Cid commence avec la Tragédie, telle qu’on la représente aujourd’hui, c’est-à-dire, dès la quatrieme Scène, qui est devenue la premiere par la sage suppression des trois précédentes. Le père de Chimène donne un soufflet au père de Rodrigue, Amant aimé de Chimène. Le vieillard deshonoré confie à son fils le soin de sa vengeance. Quel coup de foudre pour le jeune Guerrier, qui ne balance pas néanmoins à obéir à son Père ! Voilà d’abord un intérêt de situation, & du plus tragique. Quel monologue n’eût pas fait Racine ! Et quel monologue a fait Corneille ? {p. 33}Des stances qui finissent toutes par une pointe. Il falloit du Sentiment ; l’Auteur n’a eu que de l’Esprit.

Au cinquieme Acte, & c’est où j’en voulois venir, Rodrigue entre inopinément chez sa Maîtresse, qui a promis sa main au vainqueur de son Amant. L’idée de cette Scène est hardie. La seule vûe de Rodrigue & de Chimène dans ce lieu & dans ce moment, fait tableau & situation. Chimène débute par deux vers très-vifs, qui expriment fort bien tout ce qui se passe dans son cœur.

Quoi Rodrigue en plein jour ! d’où te vient cette audace ?
Va, tu me perds d’honneur, retire-toi de grace.

Je ne m’arrête point au petit Madrigal que répond Rodrigue, dans lequel il demande à sa Maîtresse la permission de mourir.

Mon amour vous le doit, & mon cœur qui soupire,
N’ose sans votre aveu sortir de votre empire.

Je passe à des discours plus étendus, où l’amour traité avec génie, doit déployer tout ce qu’il a de sentiment & d’imagination. Lisez attentivement ce morceau : Je cours à mon supplice & non pas au combat, {p. 34}Cette tirade trop longue pour être citée toute entière, ne manque pas de force ni de vivacité. Mais l’énergie & la chaleur y sont dans les mots plus que dans les choses. C’est un choc continuel d’antithèses ; le supplice & le combat, la mort & la vie, le cœur & le bras, la main de Chimène & celle de Sanche. Ce n’est point là l’éloquence passionnée d’un Jeune homme plein d’audace, de courage, d’amour, & proscrit par sa Maîtresse, qui n’attend que sa mort pour se jetter avec joie dans les bras sanglans de son meurtrier. Cette Scène a néanmoins de l’éclat. Elle fait encore grand plaisir au Théatre. Les enfans la savoient autrefois par cœur ; on leur faisoit déclamer avec emphase, paroissez, Navarrois, Maures & Castillans. Mais elle doit toute sa beauté à cet intérêt de situation qui fait souvent réussir des choses bien inférieures à cette Scène du Cid, des pensées fausses, des vers emphatiques, des caractères manqués, un Dialogue sans ordre ni liaison.

Si l’on veut bien examiner en critique impartial & sans préjugé, les Scènes de Corneille où il est question d’amour, & les comparer à celles de Racine qui roulent {p. 35}sur le même objet, on remarquera dans le premier plus d’hyperboles, de pointes, & de ce verbiage de galanterie qui étoit alors à la mode, que de véritable passion ; plus d’art que de sentiment, plus d’esprit que de génie. Chez Racine l’amour n’a rien de sec & de forcé. Il s’insinue dans le cœur par la voix de la nature ; il le pénètre, l’émeut, l’attendrit. S’il ne produit pas les mêmes effets dans les Ouvrages de Corneille, cet Auteur en est moins excusable, puisqu’ayant introduit l’amour dans toutes ses Tragédies, il a deux torts en cela, l’un, d’avoir fait ce qu’il ne devoit pas faire ; l’autre, de l’avoir mal fait.

Les passions doivent être assorties aux caractères, en prendre les traits, l’empreinte, & pour ainsi dire la couleur. Il me paroît que les personnes qui accusent Racine d’avoir donné à ses Héros l’air & la physionomie de François, confondent le sentiment & les mœurs avec l’expression. Est-il extraordinaire que connoissant comme il faisoit, & mieux qu’homme de son tems, le vrai génie de la langue Françoise, ses beautés & ses délicatesses, il en ait revêtu sa Poésie, & que ses Acteurs de quelque {p. 36}âge, de quelque rang, de quelque sexe, de quelque nation qu’ils soient, parlent toujours le François le plus poli & le plus élégant ? Il est uniforme & monotone a la manière de Virgile, c’est-à-dire, qu’à l’égal de ce Poëte, il est par-tout correct dans son style, par-tout admirable dans sa versification. Le Gouverneur de Néron a dû s’énoncer en François ; comme le Maréchal de Villeroi eût fait en latin, si c’eût été sa langue. On ne s’apperçoit que trop dans Corneille de ce défaut d’élégance dans le tour & dans l’expression, qui influe beaucoup sur le fond des choses. L’Auteur des Horaces, de Cinna, & de tant d’autres chefs-d’œuvres, a des vers d’une beauté originale ; mais il ne possédoit assez bien, ni les finesses de notre langue, ni le langage de la Cour, pour faire des vers tels que ceux-ci :

Et n’avertissez pas la cour de vous quitter…
Mais ceux qui de la cour ont un plus long usage,
Sur les yeux de César composent leur visage.

Vers qui non-seulement ont le mérite de l’élégance & de l’harmonie, mais dans lesquels encore le choix heureux des expressions {p. 37}forme un tableau parfait des mœurs de la Cour, & du caractère des courtisans. C’est donc un reproche injuste & frivole que celui qu’on fait à Racine, d’avoir attribué à ses personnages des mœurs Françoises, parce que dans ses Tragédies Mithridate & Pyrrhus s’expriment en François comme eussent fait Louis XIV & le Grand Condé.

Je répondrai de même sur ce qui regarde les passions & les sentimens. La colère, la fureur, l’amour, la jalousie, la haîne, l’ambition sont de tous les pays. Ces malheureuses foiblesses de l’humanité se reconnoissent par-tout aux mêmes traits. Qu’un Peintre veuille exprimer la tristesse ou la joie, le plaisir ou la douleur, il peindra d’abord le visage ou doit règner l’un de ces sentimens. J’en puis voir l’effet sans connoître la personne ni le pays. C’est l’habillement seul qui m’apprendra si la figure représentée dans ce tableau est un Grec ou un Romain, un Turc, ou un Espagnol. Racine pouvoit-il mettre dans des choses semblables des différences qui n’y sont pas ? Pourquoi faut-il que le cœur d’un Athénien diffère de celui d’un François ? Les mots, {p. 38}ces signes représentatifs de nos pensées, & qui les représentent si imparfaitement, ont beau varier à l’infini, suivant le génie ou le caprice des diverses Nations, ils ne changent rien aux pensées, aux sensations, ni aux sentimens. Otez la diversité du langage & celle des habits ; supposez une langue universelle ; la différence que nous cherchons disparoîtra ; les mots s’évanouiront, il ne restera que la nature ; & l’on appercevra dans tous les cœurs l’uniformité des caractères dont elle se sert pour y graver ses penchans & ses passions.

Une différence bien réelle, & que tout Auteur dramatique ne sauroit marquer avec trop de soin, c’est celle des mœurs. C’est pour les Poëtes le costume des Peintres. Il y a les mœurs de la Nation ; il y a les mœurs du personnage. Un Romain triste, en colère, ou amoureux, éprouvera sans contredit les mêmes mouvemens qu’un François qui seroit agité de passions semblables. Mais les mœurs du François ne ressemblent pas pour cela aux mœurs du Romain. Telle Nation est portée à tel vice ou à telle vertu ; elle a tels usages, telles Loix, tels préjugés. L’assemblage de ces différentes {p. 39}choses constitue les mœurs. Outre ces mœurs générales, chaque homme a ses mœurs propres, son caractère particulier.

Les mœurs & les caractères sont sans difficulté la partie supérieure de Corneille. Il y excelle. Quelle force ! Quelle variété ! Ne lui disputons point à cet égard la primauté sur Racine. Ou celui-ci n’avoit pas les mêmes ressources dans son génie, ou il a un peu négligé cet objet ; faute inexcusable dans un maître de l’art. On sent en effet qu’il s’est plus attaché à la peinture des passions qu’à celle des mœurs ; & par là il est tombé dans l’inconvénient de cette ressemblance de personnages, qu’on lui reproche avec raison, & qui a donné lieu de l’accuser aussi, mais mal-à-propos, de n’avoir mis sur la Scène que des François déguisés.

Je ferois à ce sujet des réflexions qu’il me semble qu’on n’a point encore faites. Racine connoissoit à fond le cœur humain, qui est par-tout le même. De toutes les passions dont nous sommes susceptibles, l’amour est la plus naturelle & la plus commune à tous les hommes. C’est celle qui domine dans ses Tragédies, & comme en {p. 40}la traitant avec toute la vérité possible, il n’y a point mêlé assez de traits de mœurs nationales, je dirois qu’il a peint l’humanité en général, mais qu’il n’a pas suffisamment distingué dans ses tableaux le caractère particulier des peuples dont il emprunte ses sujets. Ses Héros, semblables dans leurs passions, & dans la manière de sentir & de s’exprimer, conformité que je ne saurois trouver défectueuse ni extraordinaire, péchent néanmoins en ce qu’ils n’ont pas cette diversité marquée de mœurs, qui fait qu’un Turc n’est pas un Grec, ni celui-ci un Romain. Car d’avancer que les sentimens qu’il leur prête, que les expressions dont ils se servent, ne conviennent point au caractère de leur Nation, & n’appartiennent qu’à des François, c’est, comme je l’ai déjà dit, & par les raisons que j’en ai apportées, une Censure tout-à-fait injuste. Je tâcherai de le prouver encore par un exemple.

Dans Andromaque, Pyrrhus desespéré des refus continuels de la veuve d’Hector, & résolu en apparence de se marier enfin avec Hermione, dit à Phœnix :

 Crois-tu, si je l’épouse,
Qu’Andromaque en secret n’en sera point jalouse ?

{p. 41}Cette réflexion paroît à quelques-uns au-dessous de la gravité du Poëme tragique, & je serois volontiers de leur avis ; mais ils vont plus loin. Ils ajoutent que de pareils traits sentent nos mœurs ; que ce sont-là des rafinemens à la Françoise, que Pyrrhus parleroit ainsi à Versailles, & non pas à Buthrote. Et pourquoi, en le supposant amoureux & vain, ne s’exprimeroit-il pas en Epire comme en France ? Encore une fois, c’est confondre les mœurs & les sentimens. L’amour, la jalousie, & l’amour-propre, ont dans tous les lieux les mêmes délicatesses, les mêmes ruses, les mêmes subtilités. L’art du Poëte consiste à peindre les passions de couleurs si vraies, que tout homme s’y reconnoisse, de quelque Religion, de quelque pays qu’il soit, Chrétien, Musulman, Asiatique, Américain. Ce même art exige que dans la peinture des mœurs, le pinceau soit si exact à différencier les Nations, qu’on ne puisse jamais prendre l’une pour l’autre, ni les confondre dans les ressemblances générales. Ainsi donc Pyrrhus plein d’amour & de présomption, a pû penser & dire ce que penseroit & diroit à sa place un homme né à Paris. Ce {p. 42}n’est point le génie François, c’est la nature qui dicte des sentimens de cette espèce. Il y en a une infinité dans les Tragédies de Racine, & qui n’ont pas comme celui dont il est ici question, le défaut d’approcher un peu trop du comique ; entr’autres le demi-vers de Pyrrhus, lorsque ce Prince déterminé malgré lui à contenter les Grecs, à leur livrer Astyanax, & à recevoir la main d’Hermione, rencontre sur ses pas, au lieu de la Princesse qu’il cherchoit, Andromaque éplorée qui se jette à ses pieds, & qu’attendri par ses larmes & par sa beauté, mais gêné par la présence de son Ministre, les premiers mots qui sortent de sa bouche sont ceux-ci, va m’attendre, Phœnix. J’y ajouterai ces deux vers si heureux du Visir Acomat à Osmin, sur l’entrevûe que Roxane veut avoir avec Bajazet avant que de prononcer sa condamnation.

Je connois peu l’amour, mais j’ose te répondre
Qu’il n’est pas condamné, puisqu’on veut le confondre.

Mais si les sentimens de Pyrrhus sont naturels & convenables à sa situation, je ne saurois approuver son caractère. Je n’y {p. 43}trouve ni les mœurs Grecques ni les siennes. La fourberie & la duplicité de ses compatriotes, son emportement & sa cruauté l’eussent rendu plus reconnoissable & plus théatral. Sa mort eût paru moins odieuse. Cette imperfection, qui n’est pas médiocre, est peut-être l’unique défaut de cette excellente Tragédie. Rien de plus achevé que le personnage d’Andromaque ; c’est un modèle parfait de vertu. Nous n’avons point de Piece où l’amour soit plus tragique ; il y produit des effets funestes. Pyrrhus est assassiné ; Hermione se poignarde sur le corps de ce Prince. La versification est élégante, forte, harmonieuse. Et cependant il y a bien loin encore d’Andromaque à Britannicus.

C’est ici que Racine n’est en rien inférieur à Corneille. Force, élévation, grandeur, caractères, tout est réuni dans ce chef-d’œuvre. On n’y peint pas les Romains avec cette emphase qui dégénère assez souvent en vaine déclamation. Les mœurs de Rome depuis l’extinction de la liberté, & celle de la Cour des Empereurs, y font représentées avec une fidélité singulière. C’est Agrippine, c’est Néron, c’est Burrhus {p. 44}que l’on voit & qu’on entend, tels qu’ils étoient dans le Palais des Césars, tels qu’ils nous sont montrés dans Tacite. Ce sont les intrigues des affranchis, des courtisans efféminés, de ces hommes de néant qui avoient tant de pouvoir à Rome sous les tyrans, & qui en auront toujours beaucoup dans les Gouvernemens arbitraires. La Poësie ne sauroit porter plus loin l’art de la ressemblance & de l’imitation. Il y a de l’amour, & du plus tendre & du plus touchant entre Britannicus & Junie. Mais cet amour est innocent ; il est fondé sur la convenance, sur la proportion des âges & du rang, sur les droits communs au trône. La vertu même autorise la passion mutuelle de ces jeunes amans. Je ne comprends pas comment une Piece de ce caractère auroit pû causer des remords à son Auteur. Au moins est-il certain que dans ses Tragédies les plus tendres, les plus propres à émouvoir les passions, il ne lui est jamais rien échappé de contraire à la bienséance, ni aux bonnes mœurs. Il avoit trop de religion & de probité pour se permettre ces maximes licentieusés qui remplissent nos Opéra, & qui, graces à la corruption {p. 45}du cœur humain, sont devenues autant de proverbes contre la sagesse & la vertu. J’entends par ces maximes licentieuses, non-seulement ces lieux communs de morale lubrique, où tout se rapporte au bonheur d’aimer, & aux plaisirs de l’amour ; mais principalement ces affreux préceptes où l’on enseigne en vers sententieux, à fouler aux pieds toutes sortes de principes, de Loix & de devoirs. Quoi de plus horrible, par exemple, que ces deux vers d’un Opera célèbre.

Il faut souvent pour être heureux
Qu’il en coûte un peu d’innocence.

Pensée fausse d’ailleurs ; car on n’est jamais heureux dans le crime.

Racine, ainsi que Corneille, est sans reproche de ce côté là. Ne cherchons la source de ses regrets que dans l’abus qu’il a fait d’une passion qu’on ne doit employer sur le Théatre qu’avec des précautions extrêmes, & qu’il faut rendre odieuse ou redoutable, hors les cas très-rares où elle peut être avouée par l’honneur & par la vertu.

Des Poëtes graves & austères, si nous jugeons des mœurs par les écrits, n’ont pas {p. 46}craint d’introduire l’amour dans leurs Ouvrages ; mais il y est si insensé, si furieux, si misérable, que les remords dont il est tourmenté, que les catastrophes qui l’accablent, ne servent qu’à inspirer de la crainte & de l’éloignement pour cette déplorable passion. Dans Sophocle, le jeune Hémon plein d’un amour effréné pour Antigone, se poignarde lui-même dans le tombeau où cette malheureuse Princesse, enfermée toute vivante par l’ordre de Créon, venoit de s’étrangler de ses propres mains. Voilà de cette terreur grecque que Racine avoit bien étudiée, & dont on connoît, à plusieurs traits répandus dans ses Pieces, qu’il eût sû mieux qu’un autre exprimer fortement les admirables effets. Dans Virgile, Didon livrée au plus furieux désespoir, déchirée de remords, poursuivie par l’ombre vengeresse de son époux, monte enfin sur le bûcher, & se tue en faisant d’horribles imprécations contre l’amant qui l’a trahie, & qui n’a fait cependant qu’obéir aux Dieux. Voilà aussi du terrible & de l’effrayant. Le sujet de Phedre est encore plus tragique. De semblables passions ne sont pas indignes de la Majesté du Cothurne. {p. 47}Elles jettent l’effroi dans l’ame des Spectateurs, bien loin de l’amollir & de le corrompre, quand elles sont accompagnées d’ailleurs de ces grandes leçons qui annoncent au crime & aux foiblesses la punition qui les suit.

Racine étoit trop persuadé que la Scène Françoise ne pouvoit se soutenir sans amour. Le succès prodigieux & soutenu d’Athalie l’eût bien détrompé de cette erreur. Il la portoit jusqu’à croire que certains personnages devoient nécessairement être amoureux, pour intéresser des François ; excuse insuffisante, qui ne détruit point la critique judicieuse que faisoit M. Arnaud des amours d’Hippolyte & d’Aricie dans la Tragédie de Phedre, dont, à cela près, ce Théologien rigide se déclara publiquement l’approbateur, avouant même que des ouvrages dramatiques de cette nature n’avoient rien que de louable, & pouvoient devenir utiles.

Cette considération & les regrets de M. Racine m’ont fait naître l’idée d’examiner de plus près ses Tragédies, en ce qui concerne l’amour, & de marquer celles, où selon mes lumières, cette passion a trop de {p. 48}part ; celles où l’amour peut être d’un dangereux exemple ; enfin les pieces où il me paroît absolument déplacé. Il y a, je le sens, bien de la liberté dans cette critique rigoureuse, à laquelle personne n’avoit pensé avant moi. Vous me le pardonnerez en faveur de mon admiration profonde pour votre illustre Père, de mon amitié pour vous, & de mon amour pour la vérité.

La

La Thébaïde.

Thébaïde a besoin de l’indulgence que l’Auteur demande pour elle au commencement de sa Préface. Aussi n’est-ce point cette Piece que j’attaque, mais les réflexions qui la précédent, dans lesquelles j’apperçois le systême de Racine sur l’usage ou sur l’abus qu’un Poëte tragique peut faire de l’amour. On remarquera qu’il avoit déjà composé ses principaux chefs-d’œuvres quand il exposoit ces réflexions, fruits de son expérience & de ses travaux. Ce n’est donc pas le jeune Auteur, c’est l’Ecrivain consommé qui parle. Il est nécessaire de rapporter d’abord ses expressions. L’amour qui a d’ordinaire tant de part dans les Tragédies, n’en a presque point ici. Et je doute que je lui en donnasse davantage si c’étoit à recommencer. Car il faudroit ou que l’un des deux {p. 49}freres fut amoureux, ou tous les deux ensemble. Et quelle apparence de leur donner d’autres interêts que cette fameuse haîne qui les occupoit tout entiers ? ou bien il faut jetter l’amour sur un second personnage, comme j’ai fait. Pourquoi cette alternative ? S’ensuit-il de ce qu’un premier personnage ne sauroit décemment être amoureux, qu’il faille qu’un personnage subalterne le soit ? Cette nécessité une fois admise suffiroit pour dégrader la Tragédie. Ce seroit une preuve qu’elle ne peut se passer d’amour. Je ne reconnois point à ce dogme le sublime Auteur d’Athalie. Ce qui suit n’est pas un correctif assez fort. En un mot, continue Racine, je suis persuadé que les tendresses ou les jalousies des Amans ne sauroient trouver que fort peu de place parmi les incestes, les parricides, & les autres horreurs qui composent l’histoire d’Œdipe & de sa malheureuse famille. Le peu de place est beaucoup trop, puisque c’en est toujours une, & que dans de pareils sujets elles n’en doivent point avoir du tout.

Je

Alexandre.

ne voudrois pas non plus que l’amour se fût glissé dans la Tragédie d’Alexandre, quoiqu’il y soit autorisé par l’Histoire. Une foiblesse passagère de ce Héros ne tire point {p. 50}à conséquence pour son caractère, qui n’étoit ni tendre, ni sensible pour les femmes. On diroit à n’en juger que par la Tragédie de son nom, qu’il étoit naturellement porté à l’amour. Il s’y livre en homme qui n’est pas moins esclave de cette passion que de la gloire de vaincre, & du desir des conquêtes. Son attachement pour Cléofile remplit toute l’étendue de son ame. Je rougis pour lui du personnage qu’il fait jouer à Ephestion. Ce Général Macédonien qui parle avec tant de fierté aux Souverains de l’Inde, a déjà perdu dans mon esprit toute sa dignité, depuis qu’il a signalé son entrée sur la Scène par un Ministère très-vil, quoique assez recherché à la Cour des Rois. La même bouche qui dit à une Princesse galante, & perfide envers sa Nation :

Fidèle confident du beau feu de mon maître,
Souffrez que je l’explique aux yeux qui l’ont fait naître.

n’est point faite pour dire ensuite à des Indiens :

Voilà ce qu’un grand Roi veut bien vous faire entendre,
Prêt à quitter le fer, ou prêt à le reprendre.
Vous savez son dessein. Choisissez aujourd’hui
Si vous voulez tout perdre, ou tenir tout de lui.

{p. 51}Tant de hauteur ne s’allioit point alors avec tant de bassesse. Ce contraste étoit réservé pour d’autres Nations. Et c’est ici qu’on accuseroit justement Racine, d’avoir péché contre la vraisemblance des caractères & des mœurs. Il doit cette faute à l’intervention de l’amour dans une Piece qui n’en avoit pas besoin. Alexandre & Porus sont assez intéressans par eux-mêmes. Au reste, malgré cet étalage d’amour, car tout est amoureux, Alexandre, Cléofile, Taxile, Porus, Axiane, il n’y a guère rien de plus beau que quelques Scènes de cette Tragédie ; celle de Porus & de Taxile au premier Acte ; au second celle d’Ephestion avec les deux Monarques Indiens ; joignons-y tout le cinquieme Acte, dont la dernière Scène est remplie de pompe, & d’un interêt majestueux. Toutes les Scènes d’Axiane sont aussi fort belles, parce que son personnage est admirable d’un bout à l’autre, comme celui de Porus.

J’observerai à l’égard de cette Tragédie une chose qu’on doit appliquer à toutes celles du même Auteur ; c’est qu’il est faux qu’elles doivent à l’amour leurs principaux ornemens. Je n’excepte que Bérénice. Je {p. 52}trouve dans toutes les autres des caractères parfaits, des beautés de détail, des Scènes ravissantes où l’amour n’est pour rien ; des Andromaque, des Agrippine, des Burrhus, des Acomat, des Mithridate, des Agamemnon, des Clytemnestre. Il n’en faudroit pas davantage, ce semble, pour fixer l’opinion commune. Mais les préjugés populaires ne se détruisent point ainsi. Nous avons souvent sous les yeux des vérités que nous ne voyons pas. Dans toute question littéraire, on ne prend jamais que les extrêmes. C’est de ces deux postes opposés que l’on dispute avec aigreur, sans avancer ni reculer, sans se concilier ni s’entendre ; il n’y a que les Gens de bon esprit qui se placent au milieu.

Si

Andromaque. Britannicus.

j’ai condamné l’amour dans les Tragédies de la Thébaïde & d’Alexandre, je lui ferai grace dans Andromaque & dans Britannicus.6 Dans la première de ces deux Pièces il est si théatral, si terrible, ceux qu’il agite font une fin si malheureuse, que leur exemple est plus capable d’épouvanter que de séduire. Dans Britannicus, l’amour du {p. 53}jeune Prince & de Junie est respectable & vertueux. Celui de Néron n’est pour ce monstre qu’un vice de plus. Il les réunissoit tous. C’eût été manquer son caractère, que de lui en ôter un seul.

Bérénice

Bérénice.

ne servira point à l’Apologie de Racine. Tout est amour dans cette Pièce ; & comme il n’y sauroit avoir une issue légitime, on ne doit l’approuver ni le tolérer. Titus n’ignore point l’obstacle invincible, qui éloigne du trône des Césars toute Femme étrangère. Son Amante en est instruite comme lui. Tous deux cependant se livrent à une passion qu’ils ne peuvent écouter sans crime ; ils habitent le même Palais ; ils se voyent à toute heure & à tout moment, en public & en secret. Xiphilin dit en termes fort clairs, que Bérénice étoit la Concubine de Titus. Un fonds vicieux & si peu tragique, n’est point sauvé par la noblesse des sentimens, ni par la beauté de la versification. Racine le jugeoit très-propre pour le Théatre, par la violence des passions qu’il y pouvoit exciter.7 C’est un funeste avantage que celui-là. Je ne doute point que l’Auteur {p. 54}ne se soit souvent repenti d’avoir fait cette Tragédie, dont la lecture est presque aussi dangereuse que la représentation. Quel dommage qu’il ait si mal employé son génie ! car il en a fallu beaucoup pour conduire avec chaleur jusqu’au cinquieme Acte, un sujet qui semble expirer à tout moment, faute de matière. Que l’intérêt en est vif & soutenu ! Que la versification en est belle ! Il y a même des endroits d’une grande élévation. Ce morceau du premier Acte, De cette nuit, Phénice, as-tu vû la splendeur, jusqu’à ce vers, le monde en le voyant eût reconnu son maître, est véritablement sublime. Quelle magnificence d’expression & de pensée dans les vers suivans !

 Cette nuit enflammée,
Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée,
Cette foule de Rois, ces Consuls, ce Sénat,
Qui tous de mon amant empruntoient leur éclat.

Je viens de relire la Tragédie de Bérénice. Je l’ai de nouveau condamnée, mais en admirant Racine.

La Tragédie de Corneille sur le même sujet confirme ce que j’ai dit plus haut, que le génie abandonne tout-à-fait ce Grand-homme {p. 55}quand il traite de l’amour. Le fonds de sa Bérénice ne vaut pas mieux que celui de la Pièce de Racine ; & il a de moins l’interêt des situations, la noblesse des caractères, & les beautés de détail. A ne consulter que le préjugé général, qui croiroit que Titus n’est Empereur & Romain que dans Racine ; & qu’il n’est dans Corneille qu’un Prince irrésolu, qu’un Amant foible & langoureux ? Ici sa grandeur ni la dignité de l’Empire ne tiennent point contre Bérénice en pleurs.

Et bien, Madame, il faut renoncer à ce titre
Qui de toute la terre en vain me fit l’arbitre.
Allons dans vos Etats m’en donner un plus doux ;
Ma gloire la plus haute est celle d’être à vous.
Allons où je n’aurai que vous pour Souveraine,
Où vos bras amoureux seront ma seule chaîne,
Où l’hymen en triomphe à jamais l’étreindra,
Et soit de Rome esclave ou maître qui voudra.8

Là je vois dans toute leur étendue l’inflexibilité Romaine, & le courage d’un Empereur.

Ne vous attendez pas que las de tant d’alarmes,
Par un heureux hymen je tarisse vos larmes.
{p. 56}En quelque extrémité que vous m’ayez réduit,
Ma gloire inexorable à toute heure me suit.
Sans cesse elle présente à mon ame étonnée
L’Empire incompatible avec mon hymenée ;
Et je vois bien qu’après tous les pas que j’ai faits,
Je dois vous épouser encor moins que jamais.
Oui, Madame, & je dois moins encore vous dire,
Que je suis prêt pour vous d’abandonner l’Empire,
De vous suivre, & d’aller, trop content de mes fers,
Soupirer avec vous au bout de l’univers.
Vous verriez à regret marcher à votre suite,
Un indigne Empereur, sans Empire, sans Cour,
Vil spectacle aux humains des foiblesses d’amour.9

Ce dernier morceau fait la critique du précédent, & du personnage entier de Titus, qui ne cesse dans Corneille d’offrir à sa Maîtresse le sacrifice des loix de Rome, & s’il faut, l’abandon de l’Empire même. Au surplus c’est dans cette Pièce si foible que sont ces quatre vers si beaux :

La vie est peu de chose, & tôt ou tard qu’importe
Qu’un traître me l’arrache, ou que l’âge l’emporte ?
Nous mourons à toute heure, & dans le plus doux sort
Chaque instant de la vie est un pas vers la mort.

{p. 57}Reprenons

Les plaideurs.

les Pièces de Racine. Je ne dirai qu’un mot des Plaideurs, & ce mot sera relatif à l’objet de mes réflexions. Cette Comédie charmante, dont Moliere faisoit tant de cas, ne sera point mise au nombre des ouvrages dangereux pour les mœurs. On s’y amuse, & on y rit en toute sûreté.

Il

Bajazet.

est peu de Tragédies où l’amour soit plus tendre & plus séduisant que dans Bajazet. C’est une de ces Pièces qui ne peuvent que déranger des têtes foibles, & troubler de jeunes cœurs. Des passions de Sultanes ne sont point des exemples d’héroïsme, ni de sagesse. Si l’amour & la vertu s’accordent quelquefois, c’est n’est jamais au Serrail. Malgré ce vice fondamental, que l’Auteur s’est rappellé plus d’une fois sans doute dans ses secrets repentirs, la Tragédie de Bajazet est une des meilleures de notre Théatre. L’amour n’en est pas le seul ressort ; la politique & l’ambition y sont mêlées avec art, & le rendent plus noble & plus tragique. Le caractère de Roxane est d’une grande force. Le personnage d’Acomat est au-dessus de tout éloge. On regarde la première Scène de cette Tragédie comme le modèle & le chef-d’œuvre des expositions. Elle est {p. 58}unique dans son genre, & par l’interêt qui y règne & par la netteté des faits, & par la beauté des Vers. Il y a plusieurs momens de terreur dans le cours de l’action ; l’ordre donné par Roxane de fermer le Serrail, l’arrivée de l’esclave d’Amurat, l’évanouisse-d’Atalide. Le mot sortez prononcé pour dernière réponse, par la Sultane à Bajazet, qu’attendent les muets armés du fatal cordon, sans que ce Prince en soit averti ; ce seul mot, dis-je, fait frissonner les spectateurs, instruits déjà que c’est un signal de mort.

Je ne sais où l’on a pris que Boileau trouvoit les Vers de Bajazet moins travaillés que ceux des autres Pièces de Racine. Ce n’est point-là un jugement de connoisseur, moins encore du souverain Juge de l’art des Vers. Depuis Alexandre toutes les Tragédies de Racine sont également bien versifiées. S’il y a quelquefois des différences, elles naissent uniquement du fonds, plus ou moins susceptible de Poésie. C’est partout la même élégance, la même harmonie, la même majesté ; partout la versification la plus soutenue, la plus parfaite qui fût jamais, après celle de Virgile. Si Racine {p. 59}est quelque part supérieur à lui-même, comme versificateur, c’est dans Phedre & dans Athalie.

Mithridate

Mithridate.

est de toutes les Tragédies de Racine celle où il y a plus de grandes choses, & d’interêts différens. Quoique ce vieux Roi soit amoureux, de même que ses enfans, ils ne sont pas tellement remplis de leur amour, qu’ils ne méditent des desseins importans, & conformes à leurs vûes. La dernière défaite de Mithridate, les principales actions de sa vie ramenées habilement & fondues dans la Pièce, l’invasion qu’il projette, sa haîne implacable contre les Romains, secondée par son fils Xipharès, les liaisons de Pharnace avec ces mêmes ennemis, & la trahison de ce Prince, la puissance & la fierté de Rome, les victoires de ses généraux, forment dans cette Tragédie un tableau où le Poëte a rassemblé tout ce qui se passoit alors dans l’univers. Les Romains, sans paroître sur la Scène, semblent l’occuper. C’est ainsi que dans la mort de Pompée on est tout plein de ce héros, sans le voir sur le Théatre. Ce sont là de ces coups de maître que l’art exécute, mais que le génie seul produit.

{p. 60}On condamnera toujours dans le personnage de Mithridate la ruse dont ce Prince se sert pour découvrir le secret de Monime. Ce détour est bas & tout-à fait indigne de la Majesté Royale. On dira qu’un homme soupçonneux par habitude & par tempérament, comme l’étoit Mithridate, a recours aux plus vils moyens pour éclaircir ses soupçons ; & que souvent un Roi n’a de respectable que sa dignité. Je le sais. Mais dans la Tragédie il faut que tout soit grand, que tout soit noble & auguste. Le crime même y doit être exempt de bassesse. Il est vrai que de cette petite ruse il naît des situations, de l’interêt, de la terreur, & que nous lui devons ce moment théatral, si heureusement dépeint dans ces quatre mots : Seigneur, vous changez de visage ! Monime est la vertu même ; cependant il y a trop d’amour dans cette Tragédie. Je n’aime point à voir la même Princesse écouter tour-à-tour les déclarations du Père & des enfans.

Que direz-vous de tout ceci, Monsieur ? En vérité je rougis de ma confiance & de mon indiscrétion. Je censure sans ménagement un de ces hommes dont on ne doit {p. 61}lire les Ouvrages, ni prononcer le nom qu’avec respect, & j’adresse ma critique à son Fils. Vous en ferez l’usage que vous jugerez à propos ; & comme je la soumets sans réserve à votre jugement, je vais la poursuivre & la finir.

Qu’Iphigénie

Iphigénie.

est intéressante ! L’amour y est paré de toutes les graces de l’innocence & de la pudeur. La Fille d’Agamemnon, promise par son Père au jeune Achille, n’aime dans son Amant que l’Epoux qui lui est destiné. Tous les ressorts de la Tragédie sont ici mis en jeu ; pitié, terreur, amour de la patrie, amour paternel, amour filial. Et quelle variété dans le même sentiment ! La tendresse d’Agamemnon pour sa fille n’est point celle de Clytemnestre. Quelle diversité de caractères ! La fierté d’Agamemnon, l’emportement de Clytemnestre, la douceur d’Iphigénie, la colère & l’impétuosité d’Achille, l’Eloquence & l’adresse d’Ulisse, la jalousie d’Eriphile. Quel contraste de passions & d’interêts ! interêt de religion, interêt d’amour, interêt de politique, interêt de Nation. Cette Tragédie montre encore mieux que Mithridate & Britannicus, les ressources qu’avoit Racine {p. 62}pour attendrir & pour émouvoir sans le ministère de l’amour. Eriphile joue un personnage odieux, mais savamment imaginé pour amener un dénouement aussi heureux qu’inattendu.

Un

Phedre.

mot suffira pour Phedre. C’est le triomphe du vrai tragique, & de l’art des vers. Cette tragédie seroit sans défaut, si le sauvage Hippolyte n’aimoit, au lieu d’Aricie, que son arc, ses javelots & son char.

Il n’y a donc que bien peu de Pièces de Racine où l’amour soit irréprochable en lui-même, & par rapport à l’Auteur. Dans les unes il n’est point selon les règles exactes de la bienséance & de la vertu ; dans les autres il est étranger au sujet, ou s’empare trop de l’action.

Après une critique si peu ménagée, on me permettra bien de dire (& pourquoi ne dirois-je pas ce qu’il est tems que tout le monde avoue ?) que si on faisoit un examen aussi scrupuleux & aussi détaillé des Pièces de Corneille, ce Poëte vénérable seroit convaincu de plus de fautes dans ce genre que Racine même. On lui passera l’amour dans Polyeucte, dans le Cid, dans les Horaces. Mais il est inutile dans Heraclius, {p. 63}déplacé dans la mort de Pompée, ridicule dans Sertorius, insupportable dans Œdipe. J’en pourrois citer d’autres où il n’est pas plus heureusement employé ; car de vingt-deux Tragédies qui composent le Théatre de Corneille, il n’y en a pas une seule sans amour. Racine est le premier Poëte François qui ait fait des Tragédies sans cette frivole passion. C’est un avantage qu’il a sur Corneille, & qu’on ne sauroit trop faire valoir dans la comparaison de ces deux Grands-hommes. On les a souvent mis en parallèle ; mais on n’a jamais dit pour & contre ce qu’il falloit dire. Les admirateurs de Corneille parlent de Racine comme si ce n’étoit point l’Auteur de Britannicus, de Mithridate, de Phedre & d’Athalie. Je soupçonnerois sans peine ceux qui l’ont traité de Pigeonneau,10 de n’avoir lû qu’Alexandre & Bérénice. Dans les quatre Poëmes que je viens de citer il est aigle11 autant que Corneille peut l’être dans les siens. Ses défenseurs, au contraire, n’ont eu ni la force {p. 64}de l’abandonner sur ses défauts, ni le courage d’attaquer ceux de Corneille, qui sont les mêmes en matière d’Amour, j’entends l’abus qu’ils en ont fait l’un & l’autre ; & de trancher la dispute, en disant hardiment qu’Athalie est le chef-d’œuvre du Théatre, & de l’esprit humain.

Et qu’on ne croye pas que par cette préférence d’Ouvrages je veuille m’élever contre la supériorité personnelle de Corneille. Je mets l’Enéïde fort au-dessus de l’Iliade, en plaçant Virgile fort au-dessous d’Homère. J’ai lû depuis peu des Lettres ingénieuses sur M. de Fontenelle, dont je ne connois pas l’Auteur, & dans lesquelles on parle de moi avec des éloges qu’assurément je n’ai point recherchés, & que je ne mérite pas. On dit dans ces Lettres à l’occasion de l’éternelle dispute sur Corneille & sur Racine, que le bruit du Parnasse est que le premier gagnera son procès contre le second. Je pense à peu près de même. Mais il est vraisemblable aussi que les Tragédies de Racine gagneront le leur contre celles de Corneille.

Esther

Esther.

l’a emporté long-tems sur Athalie, & c’est ce qu’on a de la peine à concevoir ; {p. 65}non que j’en estime moins Esther, qui est un fort bel Ouvrage ; mais à la versification près, la différence est grande entre ces deux Tragédies. La première est sans intrigue d’amour, comme la seconde ; les sentimens d’Assuérus pour la Reine n’étant qu’une tendresse d’Epoux fondée sur l’estime & sur la vertu. Les beautés de détail sont dans cette Pièce d’un ordre supérieur. Tels sont particuliérement les deux morceaux sur la Puissance de Dieu, l’un dans la bouche de Mardochée, au premier Acte :

Pour dissiper leur ligue il n’a qu’à se montrer,
Aussi-tôt dans la poudre il les fait tous rentrer….

L’autre dans la bouche d’Esther, au dernier Acte :

Ce Dieu, maître absolu de la terre & des cieux,
N’est point tel que l’erreur le figure à vos yeux….

Le caractère & les effets de l’ambition & de l’orgueil ne sont représentés nulle part aussi vivement ni avec autant de vérité, que dans le personnage d’Aman. Les Ministres ne feroient pas mal de parcourir quelquefois, dans leurs momens de loisir, les Scènes de ce Favori avec Hydaspe & avec Zarès.

Il m’est venu une pensée en relisant Esther. {p. 66}Ne seroit-ce point la Pièce que Racine s’est attaché à versifier avec le plus de force & de correction ? J’ose au moins avancer qu’il n’y a pas dans tout ce Poëme un seul Vers foible. Quel charme & quelle énergie de versification ! Que d’expressions neuves ! Que de traits hardis !

Il fut des Juifs, il fut une insolente race ;
Répandus sur la terre ils en couvroient la face.
Un seul osa d’Aman attirer le courroux :
Aussi-tôt de la terre ils disparurent tous.

C’est dans ce goût là que cette Tragédie est écrite depuis la première Scène jusqu’à la dernière. Et sur cela je demanderois pourquoi l’on dit de tant de Versificateurs qu’on n’oseroit comparer à Racine, qu’ils écrivent avec force, & qu’on dit de lui simplement qu’il écrit avec élégance. De combien de Tragédies nouvelles n’ai-je point lû dans les extraits qu’on en donne, ou dans les éloges qu’on en fait, qu’elles sont fortement écrites, que le style en est fort, que les Vers en sont pleins de force ! Ces expressions que l’on prodigue pour caractériser différens Versificateurs, cette élégance attribuée à Racine, cette force accordée à de {p. 67}jeunes commençans, signifieroient-elles pour ceux-ci qu’ils réunissent la force & l’élégance, & pour Racine que l’élégance exclud la force ? De quelle manière qu’on s’explique, je ne vois dans tout cela que du faux, ou du mal-entendu. De beaux Vers sont ceux où il y a de l’harmonie, de la force & de l’élégance. Sans ces trois qualités point de versification parfaite. Elles se trouvent dans le plus haut degré dans les vers de Virgile & de Racine.

Le

Athalie.

sort d’Athalie est décidé. Elle jouit enfin sur le Théatre François d’une primauté jusqu’à présent indisputable, & qui probablement le sera toujours. Je ne m’arrêterai qu’aux leçons importantes qu’elle renferme. Cet Ouvrage est fait pour corriger & rendre meilleurs les bons Rois, pour instruire leurs Ministres, pour effrayer les Tyrans & les impies, pour consoler les Sujets opprimés. Le précis de cette morale salutaire est compris dans les quatre Vers qui terminent la Tragédie :

Par cette fin terrible & dûe à ses forfaits,
Apprenez, Roi des Juifs, & n’oubliez jamais
Que les Rois dans le ciel ont un juge sévère,
L’innocence un vengeur, & l’orphelin un père.

{p. 68}Je voudrois que tout Instituteur de jeune Prince fît apprendre par cœur à son élève, & lui expliquât les Vers suivans :

De l’absolu pouvoir vous ignorez l’ivresse,
Et des lâches flatteurs la voix enchanteresse.
Bien-tôt ils vous diront que les plus saintes loix,
Maîtresses du vil peuple, obéissent aux Rois ;
Qu’un Roi n’a d’autre frein que sa volonté même ;
Qu’il doit immoler tout à la grandeur suprême ;
Qu’aux larmes, au travail le peuple est condamné,
Et d’un sceptre de fer veut être gouverné ;
Que s’il n’est opprimé tôt ou tard il opprime.
Ainsi de piége en piége, & d’abyme en abyme,
Corrompant de vos mœurs l’aimable pureté,
Ils vous feront enfin haïr la vérité,
Vous peindront la vertu sous une affreuse image :
Hélas ! ils ont des Rois égaré le plus sage.

Un ample & judicieux Commentaire sur chaque trait de ce morceau seroit préférable à tous les ad usum faits & à faire. Que le Théatre seroit une excellente Ecole si on n’y représentoit que des Pièces telles qu’Esther & Athalie ! Doutera-t-on que Racine ne fut capable d’en composer plusieurs du même genre & de la même beauté ? C’est à ses successeurs, c’est à ceux qui marchent {p. 69}si glorieusement sur ses traces, de grossir le nombre de semblables Tragédies. Son exemple a déjà été suivi dans Mérope avec un succès éclatant & bien mérité. Je connois quelqu’un qui avoit dans son porte-feuille des Essais Dramatiques sans amour, avant que Mérope eût brillé sur la Scène Françoise. Cette réussite & ces tentatives sont les fruits d’une émulation inspirée par Athalie & par Esther. N’oublions pas que si Corneille est chez les modernes le Restaurateur de la Tragédie, Racine est parmi nous le premier Auteur de Tragédies sans amour ; & qu’il est moins glorieux de rétablir, de créer, si l’on veut, le Théatre, que de le consacrer à la vertu, à la Religion & à la piété.

En effet, & je ne dois point omettre cette nouvelle réflexion, il ne s’est pas contenté de supprimer l’amour dans ses dernières Tragédies ; il a fait plus. Dégoûté des sources mensongères de la Fable, & des récits souvent fabuleux de l’Histoire Profane, il a cherché ses sujets dans le sein de la vérité même. La Majesté Divine, la grandeur & les vengeances de l’Etre souverain éclatent dans les Ouvrages dont nous parlons ; {p. 70}Poëmes d’autant plus instructifs & d’autant plus effrayans, que les évènemens y sont conduits par la main Toute-puissante qui se fait un jeu de l’humiliation des Rois & de la destruction des Empires.

C’est ici le lieu de remarquer que Racine a fourni pour le Théatre François deux carrières également brillantes ; l’une toute profane, qui nous a valu neuf Tragédies ; l’autre toute sainte, & malheureusement de trop peu de durée, puisqu’elle n’a produit qu’Esther & Athalie. Ces deux carrières si différentes ont fini par des époques à peu près semblables. Phedre persécutée dans sa naissance par des ennemis faits pour l’admirer, essuya la rivalité d’une misérable Phedre de Pradon ; & Athalie fut si peu recherchée dans sa nouveauté, qu’on n’en parla presque point. Tant il est vrai que l’envie, la cabale, singuliérement le mauvais goût combattent quelquefois, étouffent même le succès des meilleurs ouvrages, & la réputation des Ecrivains du premier ordre. Mais ce sont des efforts vains & passagers. Le tems qui détruit tout, hors la vérité, confond à la fin l’injustice & l’erreur.

{p. 71}Je ne terminerai point cet écrit, Monsieur, sans vous entretenir d’un recueil en trois volumes in-12, publié en 1728 par M. le Marquis Maffei, sous ce titre : Theatro Italiano, osia scelta di Tragedie per uso della Scena. Ce choix de Tragédies à l’usage du Théatre est précédé d’un discours intéressant qui contient l’Histoire & la défense du Théatre, & c’est dans cet Ouvrage que j’ai lû des choses qui m’ont surpris de la part d’un Ecrivain équitable & judicieux.

Que M. Maffei ait entrepris l’apologie du Théatre Italien ; qu’il ait tâché d’en rétablir l’honneur, & de convaincre les autres Nations de l’excellence des Tragédies Italiennes, il n’y a rien en cela que de louable, rien qui ne convienne à un Citoyen illustre, à un Savant zélé pour la gloire littéraire de sa patrie. Mais ne peut-on s’élever soi-même sans abaisser les autres ? M. Maffei paroît supporter impatiemment la réputation distinguée dont le Théatre François jouit chez tous les peuples de l’Europe. S’il ne dit pas en termes formels qu’il n’en fut guères de plus injustement usurpée, au moins le fait-il entendre assez clairement. Et l’on doit avouer que rien ne seroit réellement plus {p. 72}méprisable que les Tragédies Françoises, si elles avoient le malheur de ressembler au portrait qu’on en voit dans le Discours du critique Italien.

J’oserois croire qu’elles lui sont peu connues, puisqu’il n’a seulement pas nommé celles de Corneille & de Racine. Dira-t-on de ces deux Poetes qu’ils n’ont mis sur la Scène que des Monsieur & des Madame ? Cette froide plaisanterie ne tombe pas sans doute sur les Tragédies de Cinna, d’Heraclius, de Phedre & d’Athalie. M. Maffei l’auroit-il puisée dans ces deux vers de la Sophonisbe de Mairet ?

Mon ami, m’a-t-il dit, va-t’en dire à Madame
Que Rome ne veut pas qu’elle vive ma femme.

Quand on veut prononcer sur le mérite d’une Nation dans quelque Art que ce soit, je pense qu’il est de la justice de n’en porter son jugement que sur les Ouvrages des meilleurs Artistes. Nous pourrions avoir vingt Poëmes Epiques Grecs, autant de Latins, tous plus mauvais l’un que l’autre, que l’Iliade & l’Enéïde seule suffiroient pour faire adjuger à la Grèce & à Rome le prix du genre Epique. On seroit peu au fait de {p. 73}notre Théatre, si on en jugeoit par ce long & ennuyeux Recueil de Tragédies, qu’on a décoré du titre imposant de Théatre François. On y a ressuscité, je ne sais pourquoi, toutes les vieilles Pièces de Mairet, de Gombaud, de Boisrobert, qui ne sont que des Elégies dialoguées, & des conversations dramatiques.

Ces sortes de Collections de toute espèce, imaginées par l’amour du gain, exécutées sans goût, multipliées sans nécessité, appauvrissent plus la République des Lettres, qu’elles ne l’enrichissent. Un étranger, par exemple, qui sait que le Théatre des Grecs du P. Brumoy ne contient que les meilleures Tragédies d’Eschyle, de Sophocle, & d’Euripide, qu’on n’a mis dans le Théatre Anglois que les Pièces les plus estimables de Shakespeare, de Dryden, d’Otway, & qui n’auroit d’ailleurs qu’une connoissance superficielle de notre langue ; cet étranger, dis-je, croiroit qu’un recueil en plusieurs volumes intitulé, Théatre François, ou Recueil des meilleures Pièces de Théatre, est un choix fait avec soin, & par une bonne main, des plus belles Tragédies qui ayent paru en différens tems sur la Scène Françoise. Il se tromperoit. Dans {p. 74}cette nombreuse suite il n’y en a que fort peu qui se soient soutenues constamment sur le Théatre. Les autres n’ont eu que des succès médiocres, ou si elles ont réussi dans le tems, elles sont tombées depuis dans l’oubli le plus profond.

De-là ces fausses impressions que l’on prend de la Littérature Françoise dans les pays étrangers, dans nos Provinces même, où le bon reçu indifféremment avec le mauvais, sous le passe-port de la Capitale, donne aux jeunes Gens un goût confus & incertain, aussi nuisible aux Lettres que le goût bizarre & dépravé des demi-connoisseurs de ce tems. M. Maffei n’étoit point fait pour établir dans sa patrie d’injustes préjugés. Bon Poëte, bel Esprit, Ecrivain savant, il a marqué trop de partialité dans ses opinions. Avant qu’il eût vû l’amphithéatre de Nimes, il ne vouloit pas convenir qu’il y eût un amphithéatre en France. 12On ne justifiera jamais la censure passionnée {p. 75}qu’il fait du Théatre François, & le silence affecté qu’il garde sur Corneille & sur Racine : silence au surplus qui n’enveloppe que les noms ; car le Théatre François comprend essentiellement les Tragédies de ces deux hommes immortels.

Vous voyez, Monsieur, où m’a mené le desir de vous arracher un Ouvrage que je vous ai demandé si souvent, & avec tant d’instance. J’en ai fait un de mon côté ; & c’est, j’en conviens, une espèce d’entreprise sur le vôtre, indépendamment de tout ce que je puis avoir hasardé de répréhensible dans le cours de mes réflexions. Supprimez cet Essai, j’y consens ; le public n’y perdra rien. Mais rendez justice aux sentimens qui me l’ont dicté, à mon zèle pour les Lettres, & à mon attachement inviolable pour vous.

J’ai l’honneur d’être, &c.

A Caix, ce 9 Novembre 1751.

{p. 77}

RACINE
A Mlle. Le Couvreur. §

 Vous, sur qui Melpomène fonde
Les progrès de son art long-tems interrompus,
Le Couvreur, recevez l’hommage & les tributs
 D’un Citoyen de l’autre Monde.
Mes succès, par vos soins, surpassent mes desirs.
C’est par vous que Monime, Hermione, Athalie,
 Phedre, Roxane, Iphigénie,
 Heureux enfans de mes loisirs
Vivent chez les François, font encor leurs plaisirs.
Jouissez, Le Couvreur, d’une gloire si belle.
 Vous ignoriez jusqu’à ce jour
 Ma reconnoissance & mon zèle.
J’en rougis. Il est tems de montrer du retour,
Et je vais dans ces vers, faits au jardin des Ombres,
 Vous raconter le démêlé
 Qu’au fonds de nos bocages sombres,
Eut hier avec moi l’ingrate Chanmêlé.
{p. 78} Mon amour forma sa jeunesse.
Pour elle vous savez jusqu’où fut ma tendresse,
 Combien dans ses nœuds j’ai souffert.
Je lui parlois encor des troubles de mon ame :
Je disois qu’Apollon & l’amour de concert
 Prenoient soin de venger ma flamme :
 Que ces Dieux pour punir son cœur
Avoient chez les mortels envoyé Melpomène,
 Et que pour habiter la Scène
La Déesse avoit pris le nom de Le Couvreur.
Cet éloge à coup sûr devoit m’être funeste.
L’ombre fière & jalouse en frémit à l’instant.
Femme, Rivale, Actrice, on devine aisément
 Si sa colère fut modeste.
 Mais un heureux évènement
En suspendit le cours, & m’épargna le reste.
Un Dieu, c’étoit l’amour : ne vous étonnez pas
Qu’aux antres de la mort il ait porté ses pas ;
Il perce à votre nom, les plus sombres retraites.
Grace à vos yeux vainqueurs, toujours sûr de ses coups,
 Il remplit les lieux où vous êtes
 Et ceux où l’on parle de vous.
Il arrive. Si-tôt qu’il frappe notre vûe,
La foule d’habitans dans nos bois répandue
{p. 79} Se rassemble de toutes parts.
 Ce Dieu découvre à nos regards
Un portrait que lui-même avoit pris soin de faire.
D’un transport ravissant je me sentis atteint.
Ce portrait enchanteur pouvoit-il ne pas plaire !
 C’étoit le vôtre, & l’amour l’avoit peint.
Mais alors de ce Dieu l’étonnante magie
Sur ce brillant tableau répand des traits de vie.
 La toile obéit à ses loix :
On voit vos mouvemens, on entend votre voix.
Déjà nous éprouvons la douce violence
 Qui va bien-tôt nous entraîner ;
 Et tout l’Elisée en silence
N’attend plus qu’un coup d’œil pour se déterminer.
Il gémit avec vous, avec vous il s’irrite ;
 Il se trouble, il tremble, il s’agite ;
Un geste, un seul regard nous conduit tour à tour
Du calme à la terreur ; de la haîne à l’amour.
 Euripide versoit des larmes,
Sophocle par fierté vouloit cacher ses pleurs ;
Mais tous deux avouoient qu’embellis par vos charmes,
 Mes Vers ont dû vaincre les leurs.
Ce spectacle aussi-tôt termina la querelle.
Plus surprise que nous, & vainement rebelle,
{p. 80}Chanmêlé ressentit ce charme tout-puissant,
Vous admira, se tut, & fuit en rougissant.
Mais connoissez l’amour & quel est son empire.
 Mon cœur trop prompt à s’enflammer,
Apprit en vous voyant qu’une ombre peur aimer,
Et n’a sçu résister au plaisir de le dire.
Vous savez mon secret, & tout mort que je suis,
Je voudrois inspirer de la reconnoissance,
 (Qui dit amour, dit espérance)
 Ecrivez-moi si je le puis.
 J’ai mis dans notre confidence
 Un jeune élève des neuf sœurs,
 Qui par leurs premieres faveurs
 A mérité ma confiance.
 Hélas ! je me livre à sa foi.
 Je ne sais quel trouble m’annonce
Que puisqu’il vous connoît, il pense comme moi.
Mais, fût-il mon rival, donnez-lui la réponse.
{p. 81}

LETTRE
De M. Racine au Père Bouhours. §

Je vous envoie, mon Révérend Père, trois exemplaires de nos Harangues académiques. Je vous prie de tout mon cœur, d’en vouloir donner un au R. Père Rapin & au R. Père de la Baune. J’ai bien peur que vous ne trouviez sur le papier bien des fautes que ma prononciation vous avoit déguisées. Mais j’espère que vous les excuserez un peu, & que l’amitié que vous avez pour moi aidera peut-être autant à vous éblouir, que ma déclamation l’a pû faire. Je suis de tout mon cœur,

Votre très-humble & très-obéissant serviteur, Racine.

{p. 82}

LETTRE
Du Même au Même §

Je vous envoie les quatre premiers Actes de ma Tragédie, & je vous enverrai le cinquième, dès que je l’aurai transcrit. Je vous supplie, mon révérend Père, de prendre la peine de les lire, & de marquer les fautes que je puis avoir faites contre la langue, dont vous êtes un de nos plus excellens Maîtres. Si vous y trouvez quelques fautes d’une autre nature, je vous prie d’avoir la bonté de me les marquer sans indulgence. Je vous prie encore de faire part de cette Lecture au R. Père Rapin, s’il veut bien y donner quelques momens.

Je suis,

Votre très-humble & très-obéissant serviteur, Racine

{p. 83}

LETTRE
De Racine à Despréaux, §

A Fontainebleau le 12 Octobre.

Je suis très-obligé, Monsieur, au Révérend Père Bouhours de toutes les honnêtetés qu’il vous a prié de me faire de sa part & de la part de sa Compagnie. Je n’avois pas encore oui parler de la Harangue de leur Régent de troisiéme, & comme ma conscience ne me reprochoit rien à l’égard des Jésuites, je vous avoue que j’ai été un peu surpris d’apprendre par votre Lettre, qu’on m’eût déclaré la guerre chez eux. Vraisemblablement ce bon Régent est du nombre de ceux qui m’ont très-faussement attribué la traduction Françoise du Santolius Pœnitens, & il s’est crû engagé d’honneur à me rendre injures pour injures. Si j’étois capable de lui vouloir quelque mal, & de me réjouir de la forte réprimande que le Père Bouhours dit qu’on lui a faite, ce seroit sans doute pour m’avoir soupçonné d’être l’Auteur d’un pareil Ouvrage. Car pour ce qui est de {p. 84}mes Tragédies, je les abandonne très volontiers à sa critique. Il y a long-tems que Dieu me fait la grace d’être assez peu sensible au bien & au mal qu’on en peut dire, & de ne me mettre en peine que du compte que j’aurai à lui en rendre quelque jour. Ainsi, Monsieur, vous pouvez assurer le Père Bouhours & tous les Jésuites de votre connoissance que bien loin d’être fâché contre ce Régent, qui a tant déclamé contre mes Pièces de Théatre, peu s’en faut que je ne le remercie & d’avoir enseigné une si bonne morale dans leur Collége, & d’avoir donné lieu à sa Compagnie de marquer tant de chaleur pour mes intérêts, & qu’enfin quand l’offense qu’il m’a voulu faire seroit plus grande, je l’oublierois avec la même facilité, en considération de tant d’autres Jésuites dont j’honore le mérite, & sur-tout du révérend Père de la Chaise qui me témoigne tous les jours mille bontés, & à qui je sacrifierois bien d’autres injures. Je vous supplie de croire, Monsieur, que personne n’est plus sincèrement à vous que votre très-humble & très-obéissant serviteur, Racine.