Marcus Minucius Felix

Nicolas Perrot d’Ablancourt, traducteur

1677

L’Octavius

Édition de Doranne Lecercle
2017
Source : Minucius Felix, L’Octavius de Minucius Felix, de la Traduction de M. d’Ablancourt, Paris, Compagnie des Libraires associés du Palais, 1677 [première éd. 1637], p. 42-46 ; 159-171.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition), Clotilde Thouret (Responsable d’édition) et Thomas Soury (XML-TEI).

[FRONTISPICE] §

L'OCTAVIUS
DE
MINUCIUS
felix
De la traduction de M.
d'Ablancourt

A PARIS
Par la Compagnie des Libraires
associez du Palais
M DC LXXVII
avec privilege du roy

{p. 42}

Paragraphe XII du texte latin §

Que ne jugez-vous pour le moins par l’expérience des choses présentes, combien ces promesses et ces espérances sont vaines ? Apprenez, pauvres misérables, ce qui vous doit arriver après la mort, par ce qui vous arrive durant la vie. Voilà la plus grande et la meilleure partie de vous-mêmes, si l’on vous {p. 43}veut croire, qui a faim et soif, qui est travaillée de pauvreté et de misère : Et Dieu le souffre et le dissimule, ou il ne veut pas secourir les siens, ou il ne le peut ; de sorte qu’il est, ou impuissant ou injuste. Toi qui te figures une immortalité après cette vie, ne sens-tu pas ta condition, ne reconnais-tu pas ta faiblesse lorsque tu vois les dangers, lorsque tu es dans les ardeurs de la fièvre, et dans les tranchées de la douleur : Misérable, qui ne veut pas confesser sa misère alors qu’il la sent. Mais laissons ces petites choses : voici des supplices, des tourments, des Croix, non plus à adorer, mais à souffrir, {p. 44}des feux que vous craignez et que vous prédisez aux autres. Où est ce Dieu qui peut secourir les morts, et qui ne saurait aider les vivants ? Les Romains sans l’assistance de votre Dieu, ne sont-ils pas les maîtres du monde et de vous-mêmes ? Cependant vous êtes dans les appréhensions et les inquiétudes ; vous vous privez des plaisirs honnêtes et légitimes. On ne vous voit point aux jeux publics ni aux pompes : Vous ne vous trouvez, ni aux festins solennels, ni aux combats sacrés ; vous avez en horreur les viandes où les prêtres ont touché, et le vin qu’on a emporté des Autels. {p. 45}Ainsi il semble que vous craigniez même les Dieux que vous ne croyez point. Vous ne portez point de couronnes de fleurs sur vos têtes, et réservez vos parfums pour les morts ; Vous ne mettez pas seulement de guirlandes sur les sépulcres : On vous voit toujours pâles et tremblants ; dignes certes de miséricorde, mais de celle de nos Dieux. Enfin, misérables que vous êtes, vous ne ressuscitez point, et ne jouissez point cependant de la vie. Partant s’il vous reste quelque peu de sagesse et de pudeur, cessez de contempler les Cieux et de rechercher les Destins du monde;  songez à vous et regardez à vos {p. 46}pieds ; c’est assez principalement pour des gens sans lettres, rudes et mal polis, s’il ne vous est pas donné de connaître les choses de la terre, à plus forte raison de discourir de celles du Ciel.

{p. 159}

Paragraphes XXXVI-XXXVIII du texte latin §

Que c’est à Dieu un agréable spectacle de voir un Chrétien combattre contre la douleur, se préparer contre toute sorte de tourments, de menaces et de supplices, regarder sans crainte le visage de ses bourreaux, se jeter hardiment au milieu des apprêts de la mort, défendre sa liberté contre les Rois et les Princes, résister à tout hormis à son Dieu, à qui il est ; Enfin triompher de son juge, car celui-là est victorieux, qui a obtenu ce qu’il demande. {p. 160}Où est le soldat qui n’affronte les dangers en la présence de son prince ? Car personne ne reçoit la récompense qu’il n’ait combattu. Et encore le Prince ne peut donner ce qu’il n’a pas ; Je veux dire qu’il ne saurait prolonger nos jours, quoiqu’il puisse honorer notre vaillance. Mais le soldat de Jésus-Christ n’est point abandonné dans les dangers ; il triomphe même dans la mort. Ainsi il peut bien paraître misérable, mais il ne l’est point. Vous-mêmes élevez jusqu’au Ciel ceux qui ont souffert courageusement. Un Mutius Scévola, qui ayant manqué à frapper un Roi, eût été {p. 161}cruellement meurtri, s’il n’eût laissé brûler sa main ; Et combien y en a-t-il parmi nous, qui sans donner aucune marque de crainte, ont vu brûler tous leurs membres pouvant se délivrer d’une parole ? Mais j’ai tort de faire entrer en comparaison avec nous vos hommes illustres. Nos femmes et nos enfants se moquent des Croix et des tourments, montrent un visage assuré devant les bêtes farouches, enfin souffrent la douleur sans gémir, par la patience que Dieu inspire. Cependant vous savez bien qu’il n’y a personne qui veuille souffrir des peines sans sujet, ni qui les puisse endurer {p. 162}constamment sans l’assistance divine. Mais quoi ceux qui ne connaissent point Dieu abondent en richesses, et triomphent dans les honneurs et les dignités. Misérables, ils sont élevés plus haut, afin que leur chute en soit plus grande. Ce sont des bêtes qu’on engraisse pour le Sacrifice ; ce sont des victimes que l’on couronne devant que d’être immolées. Vous diriez, à voir leur vie et leur débordement, qu’ils n’ont été élevés sur des trônes que pour abuser de leur pouvoir, et pécher avec plus de licence. D’ailleurs sans la connaissance de Dieu, qui peut avoir une solide félicité, vu que les grandeurs humaines {p. 163}ressemblent à un songe qui s’écoule en un instant. Les Rois reçoivent autant de crainte qu’ils en donnent, et quoique une grande foule les accompagne, ils se trouvent seuls dans le danger. Tu es riche, mais il ne fait pas bon se fier à la fortune ; et après tout, tant d’équipage pour si peu de chemin, ne sert pas tant comme il embarrasse. Tu te glorifies dans ta pourpre et tes dignités, mais ta vanité est injuste, et c’est un faible ornement que ton écarlate, si tu as l’âme souillée. Tu es grand en noblesse ; ta race te rend glorieux : mais ne sais-tu pas que notre naissance est égale, et qu’il n’y a que la vertu qui {p. 164}doive mettre de la différence parmi les hommes ? C’est donc avec raison que les Chrétiens qui ne tirent leurs louanges que de leurs mœurs et de leur vie, méprisent vos spectacles, vos voluptés et vos pompes, et les fuient comme des corrupteurs agréables. C’est avec raison qu’ils s’abstiennent de ces cérémonies, dont ils savent la naissance et l’origine. Car qui n’a horreur dans la course des chariots, de voir la fureur de tout un peuple, qui tempête et qui dispute ? Qui ne s’étonne de voir des jeux des gladiateurs, la discipline de l’homicide. Pour les théâtres, la fureur n’y est pas moindre, mais {p. 165}l’infamie y est plus grande ; Où un Comédien représente les adultères, où il les récite, et un bouffon lascif qui fait l’amoureux, nous enseigne à faire l’amour. Ils déshonorent vos Dieux en leur attribuant des haines, des tourments et des paillardises. Par des douleurs feintes ils vous tirent des larmes véritables ; Vous souhaitez de vrais homicides, et vous en pleurez de faux.

QueI si nous haïssons le reste des sacrifices, et le vin dont on a fait des effusions ; ce n’est pas une preuve de notre crainte, mais un témoignage de notre liberté. Car quoique rien ne puisse corrompre ce que la Nature a fait naître pour {p. 166}notre usage, et que les présents de Dieu soient inviolables, nous nous abstenons néanmoins de ces oblations profanes, de peur qu’on ne croie, ou que nous cédions aux démons à qui elles sont présentées, ou que nous ayons honte de notre religion. Mais qui sont ceux qui s’imaginent que nous n’osons toucher aux fleurs ? Ne cueillons-nous pas le lis et la rose, et toutes celles que nous donne le printemps, qui embellissent les parterres, et qu’on estime pour leur beauté, ou pour leur odeur ? Nous nous en servons, et déliées, et par bouquets, nous les sentons, et nos femmes s’en parent le sein. Mais {p. 167}vous nous pardonnerez bien si nous ne portons point de couronnes, et si nous croyons que c’est par le nez qu’on sent les fleurs, et non pas par les cheveux, ni par le derrière de la tête. Nous n’en mettons point aussi sur les morts, mais je m’étonne pourquoi vous le faites ? A quoi leur servent les fleurs s’ils n’ont point de sentiment, et s’ils en ont, pourquoi les exposer aux flammes ? D’ailleurs, s’ils sont heureux, ils n’en ont que faire, et s’ils ne le sont point, cela n’est pas capable de les réjouir. Pour nous, nous faisons l’appareil de nos funérailles avec la même modération qui nous a accompagnés durant toute {p. 168}notre vie. Nous ne prenons point de couronnes qui se sèchent, mais nous en apportons avec nous faites de fleurs immortelles que la libérale main de Dieu nous a données. Nous vivons aussi sans appréhension par la grâce que sa bonté nous a faite, et jugeons de la félicité qui nous attend par l’assurance qu’il nous en a donné lui-même en conversant parmi nous. Ainsi nous ressuscitons bienheureux, et nous le sommes, dès cette vie, dans l’espérance et la contemplation de l’avenir. Partant que ce bouffon d’AthènesII crie tant qu’il voudra qu’il ne sait rien, et fasse le vain de ce que des démons trompeurs l’en ont {p. 169}estimé sage ; qu’Arcésilas et Carnéade, Pyrrhon et toute la secte des Académiciens délibèrent éternellement ; que Simonide diffère toujours à répondre ; nous méprisons l’orgueil de ces Philosophes, que nous savons être des tyrans, des corrupteurs et des adultères, toujours fort éloquents contre leurs vices. Nous ne travaillons point à paraître sages, mais à l’être. Nous ne parlons point en Héros, mais notre vie est exemplaire. En un mot, nous faisons gloire d’avoir trouvé ce qu’ils cherchent toujours, et qu’ils ne trouvent jamais. Pourquoi serions-nous ingrats ? Pourquoi envierions-nous {p. 170}notre bonheur? Si nous avons été si heureux, que la vérité divine soit manifestée en nos jours ; jouissons de notre bonne fortune, cessons d’en disputer, arrêtons la superstition, chassons l’impiété, que la véritable Religion triomphe toute seule.

CommeIII Octavius eut achevé, nous demeurâmes longtemps tout étonnés sans rien dire. Pour moi j’étais ravi de ce qu’il avait prouvé par autorité, par raison et par exemples, ce qui se sent mieux ordinairement qu’il ne s’exprime. Et j’étais bien aise de voir qu’il les avait vaincu avec leurs propres armes, et qu’il avait montré que la vérité n’était pas seulement {p. 171}facile, mais favorable.