Michel de Montaigne

1580

De l’institution des enfants

Édition de François Lecercle
2016
Source : Michel de Montaigne, Essais, I, 26, Paris, PUF, 1965, p. 176-177.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d'édition), Clotilde Thouret (Responsable d'édition) et Chiara Mainardi (XML-TEI).

De l’institution des enfants
Essais, I, 26 [fin]I §

[a] Mon âme ne laissait pourtant en même temps d’avoir à part soi des remuements fermesII [c] et des jugements sûrs et ouverts autour des objets qu’elle connaissait, [a] et les digérait seule, sans aucune communicationIII. Et, entre autres choses, je crois à la vérité qu’elle eût été du tout incapable de se rendre à la force et à la violence.

[b] Mettrai-je en compte cette faculté de mon enfance : une assurance de visage, et souplesse de voix et de geste, à m’appliquer aux rôles que j’entreprenais ? Car, avant l’âge,

Alter ab undecimo tum me vix ceperat annusIV, j’ai soutenu les premiers personnages ès tragédies latines de BuchananV, de GuérenteVI et de MuretVII, qui se représentèrent en notre collège de Guyenne avec dignité. En cela Andreas GoveanusVIII, notre principal, comme en toutes autres parties de sa charge, fut sans comparaison le plus grand principal de France : et m’en tenait-on maître ouvrier. C’est un exercice que je ne méloue point aux jeunes enfants de maisonIX ; et ai vu nos Princes s’y adonner depuis en personne, à l’exemple d’aucuns des anciens, honnêtement et louablement.

[c] Il était loisible même d’en faire métier aux gens d’honneur en Grèce : Aristoni tragico actori rem aperit : huic et genus et fortuna honesta erant ; nec ars, quia nihil tale apud Graecos pudori est, ea deformabat.X

[b] Car j’ai toujours accusé d’impertinenceXI ceux qui condamnent ces ébattements, et d’injustice ceux qui refusent l’entrée de nos bonnes villes aux comédiens qui le valent, et envientXII au peuple ces plaisirs publiques. Les bonnes policesXIII prennent soin d’assembler les citoyens et les rallier, comme aux offices sérieux de la dévotion, aussi aux exercices et jeux ; la société et amitié s’en augmente. Et puis on ne leur saurait concéder des passetemps plus réglés que ceux qui se font en présence d’un chacun et à la vue même du magistrat. Et trouverais raisonnable que le magistrat, et le prince, à ses dépens, en gratifiât quelquefois la communeXIV, d’une affection et bonté comme paternelle ; [c] et qu’aux villes populeuses il y eût des lieux destinés et disposés pour ces spectacles : quelque divertissement de pires actions et occultesXV.

[a] Pour revenir à mon propos, il n’y a tel queXVI d’allécher l’appétit et l’affection, autrement on ne fait que des ânes chargés de livres. On leur donne à coups de fouet en garde leur pochette pleine de science, laquelle, pour bien faire, il ne faut pas seulement loger chez soi, il la faut épouser.