Pierre de Villiers

1675

Entretien sur les tragédies de ce temps

Édition de Marie Saint Martin
2017
Source : Pierre de Villiers, Entretien sur les tragédies de ce temps, Paris, Etienne Michallet, 1675.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition), Clotilde Thouret (Responsable d’édition) et Thomas Soury (XML-TEI).

[FRONTISPICE] §

ENTRETIEN
SUR LES
TRAGEDIES
DE
CE TEMPS.
A PARIS,
Chez ESTIENNE MICHALLET, ruë
S. Jacques, à l’Image S. Paul, proche
la Fontaine Saint Severin.
M DC LXXV
Avec Permission.

Par l’abbé P. de Villiers d’après Barbier [mention manuscrite]

{p. 1}

Entretien sur les tragédies de ce temps. §

TIMANTE, CLEARQUE.

TIMANTE.

Avez-vous vu l’IphigénieI ? c’est une pièce dont bien des gens ont été charmés.

{p. 2}

CLEARQUE.

Je l’ai trouvée fort belle, et même je n’ai pas honte de dire que je n’ai pu m’empêcher de pleurer une fois ou deux en la voyant. Pour peu que vous ayez le cœur tendre, vous aurez pleuré aussi bien que moi.

TIMANTE.

Il était assez difficile de ne pas pleurer en quelques endroits : mais savez-vous bien la pensée qui m’est venue en {p. 3}voyant cette Tragédie ?

CLEARQUE.

Quoi ?

TIMANTE.

Qu’on peut faire de fort belles Tragédies sans amour ; je parle de l’amour tendre et passionné des Amants.

CLEARQUE.

Je ne crois pas que l’Auteur ait jamais eu le dessein de vous faire venir cette pensée, lui qui entend si bien à conduire cette passion entre deux Amants.

{p. 4}

TIMANTE.

Je sais qu’il est incomparable en cela, mais il a bien fait voir que l’amour n’est pas la seule passion qui puisse réussir sur le Théâtre : et l’on peut dire que le grand succès de l’Iphigénie a désabusé le Public de l’erreur où il était, qu’une Tragédie ne pouvait se soutenir sans un violent amour. En effet tout le monde a été pour cette Tragédie, et il n’y a que deux {p. 5}ou trois Coquettes de profession qui n’en ont pas été contentes : C’est sans doute, parce que l’Amour n’y règne pas, comme dans le Bajazet ou la Bérénice.

CLEARQUE.

Il me semble néanmoins que l’amour joue dans la pièce dont vous parlez ; Eriphile, Achille, et Iphigénie même m’ont paru des personnages fort amoureux.

TIMANTE.

J’avoue ce que vous {p. 6}dites : mais vous savez bien vous-même, que les endroits qui ont le plus touché ne sont pas ceux où Achille, Iphigénie, et Eriphile, parlent de leur passion. Agamemnon, et Clytemnestre m’intéressent bien davantage, et ce sont leurs sentiments qui m’ont touché.

CLEARQUE.

J’en tombe d’accord ; mais ce n’est pas en cela que consiste toute la beauté de cette Tragédie, {p. 7}et je doute que la pièce pût se soutenir, si vous en ôtiez l’amour d’Achille et d’Iphigénie, et la jalousie d’Eriphile. Car il serait bien ennuyeux, ce me semble, d’entendre toujours Agamemnon et sa femme, se plaindre de ce que l’oracle a condamné Iphigénie.

TIMANTE.

Vous n’entrez pas dans ma pensée, je ne blâme point du tout l’amour d’Achille. Je loue {p. 8}même l’Auteur d’avoir introduit ce personnage qui est si beau : prenant la chose de la manière qu’il l’a prise, l’amour lui était nécessaire, on aurait trouvé fort étrange qu’Achille demandât Iphigénie en mariage, s’il ne l’avait point aimée. Aussi n’est-ce pas de cela que je veux parler : je dis seulement qu’on peut faire une belle Tragédie sans amour ; je ne dis pas que l’Auteur d’Iphigénie a {p. 9}dû n’en point mettre dans sa Pièce, je ne fais que proposer une pensée qui m’est venue, et nous examinerons ensemble si j’ai raison.

CLEARQUE.

Il me semble qu’il faudrait voir si quelqu’un a réussi en faisant des Tragédies de la sorte. Mais il faudrait ne prendre que des exemples de notre Temps : car que les Grecs aient fait des Tragédies sans amour, et qu’ils y aient {p. 10}réussi, cela ne fait rien contre nous, ils faisaient réussir bien d’autres choses sur leur Théâtre, qui seraient ridicules sur le nôtre.

TIMANTE.

Nous allons trop vite, vous parlez déjà des Auteurs Grecs, et je n’ai pas commencé à vous proposer mes raisons. Mais puisque vous avez touché ce point, je veux bien commencer par là ce que j’ai à dire. Je ne sais pas pourquoi {p. 11}l’on prétend qu’il y a tant de différence entre le goût des Anciens, et celui des Français : est-ce que le bon sens n’est pas toujours le même ? et si des personnes de bon sens approuvaient du temps de Sophocle et d’Euripide, des Pièces de Théâtre sans amour, pourquoi ne veut-on pas qu’on les approuve aussi de notre Temps ?

CLEARQUE.

Le bon sens ne suffit {p. 12}pas, il faut encore avoir égard aux coutumes ; et les coutumes ne sont pas les mêmes partout.

TIMANTE.

Il est vrai, mais quelles coutumes étaient parmi les Grecs capables de faire réussir une Tragédie, qui ne soient pas parmi nous ? Ils vivaient dans une République, et nous vivons sous une Monarchie. Ils étaient Idolâtres ; et nous sommes Chrétiens. {p. 13}Voilà les seules différences que j’y trouve, ou plutôt je n’y trouve nulle différence, puisque les considérations qui se prennent du côté de la Religion et du Gouvernement, ne font rien à un Ouvrage purement d’esprit ; ou si elles font quelque chose, ce n’est que pour en bannir ce qui choque l’un ou l’autre. Car on ne voudrait pas imiter ces Peuples qui n’ayant jamais pu garder pour leurs {p. 14}Souverains, une obéissance parfaite, ne veulent point d’autres Spectacles que la mort des Princes, et qui demandent toujours du sang dans les Tragédies, parce qu’ils ont peu d’humanité. Vous voyez bien que c’est le goût ou plutôt la fureur d’un peuple insensé, qui a introduit cet usage parmi eux, et qu’une coutume établie sur ces principes n’oblige nullement les personnes {p. 15}sages. Il en est de même de toutes les autres Coutumes, qui ont commencé par quelques dérèglements ; particulièrement quand on est dans une Religion qui les condamne. Revenons aux Coutumes des Grecs : Quelques coutumes qu’ils aient eues dans leurs affaires publiques, il est certain que dans les ouvrages d’esprit, ou dans les entreprises qui ne regardaient point la Religion, ils devaient {p. 16}agir par les mêmes lumières, par lesquelles nous agissons ; ils avaient là-dessus les mêmes vertus à suivre, les mêmes bienséances à garder, et la même raison à consulter ; ces choses sont de tous les temps. Quelle raison je vous prie avons-nous maintenant de faire paraître l’Amour sur le Théâtre, quelle raison avaient-ils de le bannir ? Les Grecs étaient-ils moins amoureux que les {p. 17}Français ? n’y avait-il point d’Amantes et d’Amants du temps d’Euripide et de Sophocle ? l’Amour était-il inconnu pour lors ? et n’en ressentait-on pas la violence et les emportements ? Cette passion était aussi forte alors qu’elle l’est aujourd’hui ; et les Poètes ne se croyaient pas obligés pour cela d’en représenter toute la force aux yeux des spectateurs : C’était pourtant en ce {p. 18}temps-là que Périclès était charmé de la sage Aspasie, à la prière de laquelle il entreprit la conquête de l’Ile de Samos. L’amour de ce Général des Athéniens, était connu de tout le monde, et Sophocle qui était son intime ami, devait être assez instruit par l’exemple de ce grand homme, de la violence de cette passion, pour en pouvoir faire une peinture délicate dans ses Tragédies. {p. 19}Il aurait trouvé dans sa langue des expressions aussi tendres que nous en avons dans la nôtre, puisque la langue Grecque a tant de douceur, et que Sophocle la parlait si bien, qu’on l’appelait ordinairement l’Abeille ou la Sirène de l’AttiqueII. Il n’en fallait pas davantage pour rendre ses Tragédies aussi passionnées que les nôtres, s’il eût cru que la galanterie des Athéniens était une raison {p. 20}assez forte pour l’obliger de faire voir sur la Scène une peinture de tous les mouvements de l’amour. Ce grand Poète n’aurait jamais donné ni l’Œdipe ni l’Ajax, s’il n’eût consulté que le goût des Dames Athéniennes. Son Antigone aurait paru avec d’autres intrigues et d’autres passions que celles dont il l’a embellie. Ayant à faire voir en cette Pièce un amant qui se tue pour ne pas survivre à celle {p. 21}qu’il aime : il n’aurait rien épargné pour mettre en leur jour tous les emportements qui accompagnent une mort comme celle-là : Bien loin de s’étudier à ne faire jamais paraître ensemble ces deux Amants, il aurait ménagé entre eux quelque Scène semblable à celles que l’on souhaite si fort aujourd’hui. Il n’aurait pas fait dire à Antigone mourante tout ce qu’elle dit de l’amitié qu’elle {p. 22}a pour son frère ; elle n’aurait pensé en mourant qu’au jeune Prince Hémon ; et ce jeune Prince aurait soulevé toute l’armée en faveur de sa maîtresse ; et serait venu expirer à ses pieds. Tout cela aurait été fort au gré de la jeunesse et des Dames ; Sophocle qui était de l’humeur de tous les Poètes, n’aurait pas laissé passer cette occasion de mériter des louanges et de plaire, s’il n’eût pas fait {p. 23}plus de scrupule que nos Auteurs, de faire paraître l’amour sur le Théâtre.

CLEARQUE.

Je vois bien que Sophocle pouvait faire ce que vous dites, c’était un homme de qualité, il vivait dans un siècle fort poli, il avait un grand talent pour les vers ; et je ne puis trouver qu’une raison pour laquelle il n’a pas donné plus de tendresse à ses personnages, c’est que {p. 24}la coutume de son pays était différente là-dessus de celle du nôtre ; et c’est pour cela qu’il me semble qu’un Poète est assez justifié aujourd’hui, quand il dit, qu’il fait des Tragédies pleines d’amour, parce qu’on n’en veut point voir d’autres.

TIMANTE.

Si je vous montre qu’on peut faire de belles Tragédies sans Amour, il ne sera pas vrai de dire qu’on est en {p. 25}droit de n’en vouloir point voir d’autres aujourd’hui. Mais avant que d’examiner si cela se peut, dites-moi un peu, je vous prie, pourquoi la coutume dont vous parlez s’est établie parmi nous, et n’a pu s’établir parmi les Grecs ? Leurs Lois étaient-elles plus saintes et plus sévères que les nôtres ? Vous voyez bien que ce qui regarde les mœurs et la vertu, n’entre point {p. 26}dans les Coutumes des Nations, puisqu’à l’égard de ces choses, ce n’est pas la coutume qu’on doit suivre, mais la raison ; et répondre comme vous faites, c’est de même que si un Général d’Armée qui combattrait maintenant sans prendre son temps et ses mesures, répondait à ceux qui voudraient l’instruire par l’exemple des Anciens Grecs et Romains ; c’est, dis-je, comme s’il répondait, que les {p. 27}Anciens avaient d’autres coutumes que nous, et qu’il lui est permis maintenant d’être imprudent et téméraire, parce que les coutumes des Nations sont différentes.

CLEARQUE.

Vous ne sauriez nier, qu’il n’y ait bien des choses qui se sont souffertes sur le Théâtre des Anciens, et qui se souffrent encore aujourd’hui sur celui des peuples étrangers, lesquelles {p. 28}seraient fort désapprouvées en France.

TIMANTE.

Et que savons-nous si les Anciens ne désapprouvaient point eux-mêmes ces choses, qui ne se mettaient peut-être que pour plaire au peuple ignorant ; quand je lis les Tragédies d’Euripide, ou de Sophocle, et que je vois d’un côté des spectacles si peu naturels et des descriptions si basses, et de l’autre, des sentiments si héroïques, {p. 29}des passions si tendres, et des pensées si nobles, j’ai de la peine à comprendre comment un même Auteur aurait pu produire des choses d’un caractère si différent, s’il n’avait été obligé de mettre quelque chose sur le Théâtre en faveur du peuple, qui ne laissait pas que d’avoir de l’autorité dans une République. Mais quelle que fût cette autorité, les Anciens n’ont rien fait paraître en sa {p. 30}faveur qui pût nuire à la vertu des gens de bien. Tout ce qu’ils ont fait, c’est qu’ils se sont accommodés quelquefois à la manière dont le peuple conçoit les choses, mais ce n’est pas par ces endroits si peu dignes de la majesté de la Scène que leurs pièces se sont soutenues. Et peut-être n’aurions-nous pas une seule pièce des Anciens, s’il n’y avait eu que des Spectacles et des descriptions {p. 31}de la sorte. Ces choses ne plaisaient qu’aux gens d’un médiocre génie, les honnêtes gens en trouvaient de plus délicates et de plus relevées : c’était par ces beaux endroits que les Tragédies plaisaient alors, et c’est par là qu’elles plaisent encore maintenant. Pour les étrangers, vous savez bien que l’ignorance des règles, ou le peu de soin de polir leurs Ouvrages, leur fait souffrir toutes {p. 32}les extravagances que nous voyons sur leur Théâtre. Et cela n’est de nulle conséquence pour nous, qui faisons profession de suivre des règles, et de consulter un peu le bon sens.

CLEARQUE.

Mais de bonne foi, vous qui ne voulez point d’Amour, pourriez-vous souffrir un Personnage aussi peu galant que l’est Achille dans l’Iphigénie d’Euripide, lequel n’ose entretenir Clytemnestre, {p. 33}parce que, dit-il, il n’est pas bienséant qu’un jeune homme soit si longtemps seul avec une femme ; cela ne vous fait-il pas pitié ? Et ne vaut-il pas mieux introduire Achille galant et passionné, tel qu’il est dans la nouvelle Iphigénie dont nous parlions au commencement de cet Entretien ?

TIMANTE.

Vous m’obligez de recourir, malgré moi, à la religion, pour vous {p. 34}répondre ; néanmoins pour ne vous pas faire croire que je fais le scrupuleux et le dévot hors de saison ; j’avoue que cette réflexion, pourrait être mieux reçue si elle venait d’un autre que d’Achille, et que supposé qu’on voulût en faire une instruction pour le peuple, on aurait pu lui donner un tour plus honnête et plus ingénieux. J’avoue encore qu’il ne faut jamais introduire de personnage {p. 35}Amoureux qui soit froid et languissant ; car représenter une passion et ne la représenter qu’à demi, c’est une des plus grandes fautes de la Tragédie. Une passion doit avoir toute son étendue, sans cela on est trompé ; ce que l’on voit ne fait qu’exciter le désir d’en voir davantage, et tout le monde a droit de se plaindre, quand un Auteur ne répond pas à ce qu’on s’était promis de son travail. Vous {p. 36}voyez que je ne suis pas trop austère, sur le Chapitre de l’Amour, puisque je n’en veux point de médiocre.

CLEARQUE.

Vous n’en voulez point de médiocre, et vous le désapprouvez quand il est violent, n’est-ce pas vouloir le bannir tout à fait ? Ce sentiment me paraît encore plus austère que celui d’Achille, lorsqu’il veut éviter l’entretien de ClytemnestreIII.

{p. 37}

TIMANTE.

Il faut donc vous répondre autrement. Un galant, tel qu’Euripide représente Achille en cette occasion, ne serait guère capable de plaire aux Dames, qui veulent qu’on les cherche, bien loin de les fuir ; sa réflexion prise du côté de la bienséance le ferait passer pour un écolier, ou pour un sot ; et en vérité Euripide serait bien à plaindre d’avoir fait Achille si peu {p. 38}complaisant et si incivil, s’il en avait ainsi usé sans raison. Ce grand Poète cherchait à plaire et à profiter, et pour ne rien faire qui servît de prétexte au libertinage des jeunes gens d’Athènes ; il n’ose introduire un jeune homme avec une jeune femme, qu’en même temps il ne prenne cette précaution que vous blâmez si fort. Je vous ai déjà dit que vous m’obligez de recourir à la religion, et certainement {p. 39}je ne puis m’en empêcher en cette rencontre. Euripide a si peur de blesser la pudeur de ses Personnages, qu’il aime mieux faire commettre une incivilité que de donner la moindre atteinte à cette vertu ; et cependant c’est une femme déjà âgée avec laquelle Achille s’entretient, Achille n’est point amoureux, Clytemnestre ne lui parle que du Sacrifice auquel Agamemnon se {p. 40}dispose ; et cependant Achille a de la peine à demeurer seul avec elle. Sophocle n’est pas moins religieux qu’Euripide en de pareilles occasions ; et l’on dirait qu’il avait appliqué aux Poètes et à ceux qui travaillaient pour le Théâtre, la belle leçon que lui fit un jour Périclès, en parlant des Magistrats, « qu’il fallait qu’ils eussent non seulement les mains nettes ; mais encore la langue pure, et les yeux chastesIV. » {p. 41}C’est ainsi que ces Poètes en ont usé. Si les jeunes Athéniens devenaient débauchés après cela, ils ne pouvaient pas s’en prendre aux Tragédies qu’on leur représentait, puisqu’ils ne voyaient rien dans ces Tragédies qui autorisât leurs débauches. Cependant Euripide et Sophocle n’avaient qu’une probité naturelle. Euripide même n’était pas un homme d’une vertu reconnue ; On fit {p. 42}souvent des railleries sur sa conduite, et entre autres celle qui consiste en l’Equivoque de l’ancien mot Grec de TragédieτραγωδίαV., par laquelle on lui reprochait qu’il n’était pas le plus tempérant de tous les Poètes de la Grèce. Et ce Poète néanmoins semble avoir plus de modestie que nous…..

CLEARQUE.

Je vois où vous voulez venir, vous allez faire le Prédicateur, et nous {p. 43}répéter ici tout ce qu’on a dit contre les Comédies. Je vous avertis auparavant que j’ai lu une partie de ce que les Saints Pères ont écrit des SpectaclesVI, aussi bien que le Traité du Prince de ContiVII, et que cela ne m’a pas convaincu qu’il y eût du danger à voir les Tragédies de ce temps, où la Vertu est presque toujours récompensée ; et où l’Amour le plus violent est honnête, et dans les bornes {p. 44}de la plus exacte retenue.

TIMANTE.

Je ne parlerai ni des Saints Pères, ni du Prince de Conti, je m’en rapporterai au témoignage seul de la conscience et de la raison. Dites-moi donc, je vous prie, mon cher Cléarque, quel effet pensez-vous que puisse produire la vue d’une jeune Princesse, qui ne pense qu’à son Amour, qui ne parle que de son {p. 45}Amour, qui cherche avec empressement celui qu’elle aime, qui se réjouit quand elle l’a trouvé, qui lui explique avec des paroles tendres et passionnées tous les mouvements de son cœur ? Quand vous les voyez seuls soupirer après le moment de leur Mariage, quand vous entendez tout ce qu’ils se disent pour se témoigner leur ardente passion, quel effet pensez-vous que cela fasse dans {p. 46} l’esprit des Spectateurs ?

CLEARQUE.

Je ne crois pas que cela puisse produire aucun mauvais effet, puisque cet Amant et cette Amante sont des personnes fort vertueuses, et que jamais ils ne se témoignent ainsi mutuellement leur passion dans toute sa force, qu’il n’y ait quelque puissant obstacle, qui s’oppose à l’accomplissement de leurs désirs ; ainsi je ne fais que les {p. 47}plaindre, et leur vertu même peut redresser le cœur de ceux qui s’abandonnent aveuglément à leur passion.

TIMANTE.

Cette vertu a des effets bien différents, vous savez ce que des personnes fort sages ont dit il y a longtemps de la lecture des RomansVIII, dans lesquels aussi bien que dans les Tragédies, on dépeint des Héros fort alangumoureux et fort vertueux. Ceux qui se {p. 48}plaisent à ces livres, entrent insensiblement dans les sentiments des personnes dont ils lisent les aventures, et comme ils n’ont pas assez de force pour imiter leur vertu, tout le cœur se porte vers leur amour, le moindre mal qui en puisse arriver, est de se remplir l’esprit de toutes ces vaines idées de tendresse, qui nourrissent un esprit dans l’oisiveté, et qui ne tardent guère à gâter les {p. 49}mœurs. La vertu même de ces Amants fidèles sert à corrompre davantage les espritsIX. Qu’un Bourgeois ou qu’un Valet débauché parle d’amour dans une Comédie, on s’en défie aussitôt, et l’on évite un spectacle si indigne de la probité d’un honnête homme, à cause du peu d’idée que l’on a de la vertu du Valet ou du Bourgeois. Mais quand on voit un Prince dont tous les sentiments {p. 50}sont généreux, et toutes les actions honnêtes ; l’estime que nous avons pour lui nous dispose à le suivre dans ses faiblesses, et l’on croit qu’il est permis d’être amoureux, en voyant des Princes illustres et d’une si haute vertu, qui n’ont pas fait scrupule d’avoir de l’amour. Ainsi le cœur s’accoutume insensiblement à l’amour : Une jeune fille souhaite de trouver un Amant aussi fidèle que {p. 51}celui qu’elle a vu sur le Théâtre ; elle trouve du plaisir à entretenir un commerce aussi tendre que celui-là ; elle voudrait être à la place d’une Amante si fort aimée ; elle ne trouve point qu’il y ait de mal à écouter un homme qui parle d’amour, puisqu’une Princesse si fière le souffre bien, et tout ce que la Morale Chrétienne lui avait persuadé de contraire à cela, s’évanouit {p. 52}bientôt dans son cœur par l’exemple qu’on lui propose sur le Théâtre. Est-ce là un petit mal, quand il serait vrai qu’on s’en tiendrait là ; mais souvent on va plus loin, et si une jeune fille qui est sous la conduite de sa mère, ne s’engage à rien de plus qu’à ce que je viens de dire ; jugez un peu ce que peuvent faire celles qui ont plus de liberté, et pour ne pas parler seulement d’elles, jugez de {p. 53}combien de désordres ces spectacles peuvent être cause en tant de jeunes gens à demi corrompus, principalement quand ces beaux sentiments d’Amour sont dans la bouche de personnes bien faites, et de la vertu desquelles on n’est pas trop persuadé. Si Solon fut sur le point de faire défendre à Thespis, un des premiers Auteurs de la TragédieSuidas., de paraître en public, parce qu’il {p. 54}lui semblait que le mensonge pourrait s’autoriser par un métier qui permettait les fictionsX. Quelles Lois ce Philosophe n’aurait-il pas faites contre les Tragédies, si Thespis eût mis sur le Théâtre tout ce que nous y voyons aujourd’huiXI.

CLEARQUE.

Il ne vous reste plus qu’à dire que c’est un péché d’aller à la Comédie. Ceux qui le disent ne sont pas plus {p. 55}sévères que vous. Et c’est ce que Solon n’aurait pas manqué de dire, s’il eût été Chrétien ; je gage même qu’il en aurait dit autant des fictions, pour peu que Thespis lui eût résisté. Ce Philosophe aurait été un étrange Casuiste, et jamais on ne l’eût accusé d’une morale relâchée. Mais par bonheur pour nous, Solon était Païen, et il est mort il y a longtemps.

{p. 56}

TIMANTE.

Ce que j’ai dit de Solon, n’est que pour vous faire voir combien les Anciens étaient scrupuleux sur les Spectacles ; et je ne suis pas fâché de vous avoir donné cette petite occasion de railler. Mais pour en revenir à ce que vous disiez, que c’est un péché d’aller à la Comédie, je n’ai rien à vous dire là-dessus. Vous devez consulter de plus habiles gens que moi ; {p. 57}ou vous en rapporter au témoignage de votre conscience ; car vous êtes assez homme de bien pour n’avoir pas une conscience tout à fait erronée. Mais que ce soit un péché ou non, vous ne sauriez nier qu’il ne puisse y avoir du danger à assister à la plupart de nos pièces de Théâtre.

CLEARQUE.

Il faut donc défendre les Tragédies. En vérité c’est une chose fâcheuse {p. 58}qu’on ne puisse goûter en conscience un plaisir si agréable, et qui semble si innocent.

TIMANTE.

Si vous ne m’eussiez pas vous-même engagé dans le discours que je viens de faire, vous n’auriez jamais tiré la conséquence que vous tirez ; puisqu’enfin mon dessein était de vous faire voir qu’on peu souffrir la Tragédie, et que même c’est un divertissement fort honnête. {p. 59}Mais mon dessein était aussi de vous montrer qu’on peut faire des Tragédies sans amour, et auxquelles par conséquent on peut assister sans scrupule.

CLEARQUE.

Vous croyez donc que tout le danger auquel on s’expose en allant à la Comédie, ne vient que de l’amour qu’on y dépeint ?

TIMANTE.

Je le crois ainsi, si vous considérez la Comédie {p. 60}en soi, et non pas dans les circonstances qui la peuvent rendre dangereuse, quand elle sert d’occasion de péché ; car non seulement la Comédie, mais toute autre assemblée est dangereuse en ce sens-làXII : je dis donc qu’à ne considérer la Comédie que comme un Spectacle, c’est l’amour seul qui la rend mauvaise. Les autres passions ne sont point si engageantes ; la {p. 61}tendresse d’un Père envers ses enfants, ou d’un frère envers son frère, ne saurait produire que des sentiments vertueux : la haine, l’ambition, la vengeance, la jalousie sont des vices qu’on peut voir dans toute leur force et dans toute leur étendue, puisque naturellement on a de l’horreur pour le dérèglement de ces passions ; on s’y porte avec moins d’ardeur, et jamais on n’est pour les personnages {p. 62}qui soutiennent ces caractères ; on les blâme toujours, et il arrive aussi presque toujours qu’ils sont malheureux et qu’on se réjouit de leur malheur.

CLEARQUE.

Mais ces caractères me semblent bien peu capables de plaire, et je ne comprends pas qu’on puisse voir sans s’ennuyer une pièce où il n’y aurait nul amour.

TIMANTE.

Vous avez vu {p. 63}l’Iphigénie, et vous ne vous y êtes point ennuyé ; est-ce l’amour d’Achille qui en a été cause, la tendresse d’Agamemnon, les inquiétudes de sa femme, la douleur extrême de l’un et de l’autre, la constance d’Iphigénie, et le péril de cette innocente Princesse, tout cela ne vous a-t-il pas, pour le moins, autant plu que l’amour d’Achille ? Achille lui-même ne vous a-t-il pas autant engagé dans ses {p. 64}sentiments, quand il suit ce que sa gloire lui inspire, que quand il semble s’abandonner à l’amour ; et ne m’avouerez-vous pas qu’il était aisé de ne se point ennuyer à l’Iphigénie, quand il n’y aurait point eu du tout d’amour ?

CLEARQUE.

Je n’en sais rien, et je ne voudrais pas répondre que l’Iphigénie n’eût été ennuyeuse, sans le rôle d’Achille.

{p. 65}

TIMANTE.

Mais si au lieu de donner de l’amour à Achille, on se fût contenté de lui donner de la jalousie pour Agamemnon, ou de la fierté, pour s’opposer au dessein d’un homme qui entreprenait de faire obéir aveuglément tous les Chefs de la Grèce. Si, dis-je, Achille n’avait été possédé que du désir de la gloire, ou que de son ambition, ne se serait-il pas intéressé {p. 66}à la conservation d’Iphigénie, quand ce n’aurait été que pour faire voir qu’il avait du crédit dans l’Armée ? Ce sentiment pouvait produire le même effet que l’Amour, et il aurait été plus conforme au naturel dont les Maîtres de la Tragédie veulent qu’on représente ce Héros« Iracundus, inexorabilis, acer... Nihil non arroget armis. » Horatii PoeticaXIII.. Si cela ne suffisait pas, on pouvait conserver le Personnage de Ménélas qui est dans Euripide, et le faire {p. 67}entrer dans l’intrigue par quelque passion aussi forte que l’amour ; on pouvait même tirer Oreste du Berceau et le faire paraître sur le Théâtre en âge d’agir et d’aider à l’embellissement de la pièce. Pour moi, je crois que si l’Auteur d’Iphigénie avait voulu nous donner une pièce sans amour, il aurait bien trouvé le moyen de la rendre bonne, et qu’il n’aurait pas plus ennuyé qu’il a fait.

{p. 68}

CLEARQUE.

Jusqu’à ce qu’il fasse une pièce de cette nature, je demeurerai dans mon sentiment, et je n’en changerai qu’après avoir vu exécuté heureusement, ce que vous pensez de la Tragédie.

TIMANTE.

Vous en avez déjà assez vu pour juger de ce qu’on peut faire. Si l’Auteur d’Iphigénie vous avait consulté avant que de travailler à sa Pièce, {p. 69}et s’il vous avait dit qu’il voulait faire paraître sur le Théâtre une Princesse dont toute la tendresse serait pour un Père et non pas pour un Amant, car voilà, ce me semble, le caractère de son Iphigénie ; ne lui auriez-vous pas répondu que cela aurait été contre la coutume ; ne lui auriez-vous pas dit que cette idée générale d’immolation de victimes humaines, qui règne en toute la Pièce, n’aurait {p. 70}guère été conforme à nos mœurs, et enfin ne lui auriez-vous pas fait les mêmes difficultés que vous me faites ? Cependant son Iphigénie a réussi.

CLEARQUE.

Les empressements que témoigne Iphigénie pour être caressée de son Père, ne sont pas les plus beaux endroits de la Pièce ; et j’ai vu bien des gens qui n’approuvaient pas qu’une fille de l’âge d’Iphigénie {p. 71}courût après les caresses de son Père.

TIMANTE.

C’est pourtant ce qui fait tout le jeu du Théâtre, c’est ce qui fait paraître toute la tendresse et tous les embarras d’Agamemnon, c’est ce qui donne occasion à ces beaux Vers qui obligent de se récrier, et à ces tendres sentiments qui tirent les larmes des yeux de tout le monde. Je ne crois pas que l’empressement {p. 72}d’une Amante ait jamais rien produit de si beau. Je dis bien plus, excepté quelques Pièces qui sont toutes d’amour, les plus belles Tragédies que nous ayons vu depuis trente ans se sont soutenues par d’autres beautés que celles que vous trouvez dans cette passion. Et si vous vouliez prendre la peine d’examiner chaque Pièce, vous trouveriez que les endroits qui vous y plaisent le plus, sont presque {p. 73}tous, ou de Politique ou de vengeance, ou de quelque puissant intérêt. Avons-nous vu de plus beaux rôles de femmes que ceux de Cornélie dans PompéeXIV, de Cléopâtre dans RodoguneXV, et d’Andromaque dans la Pièce qui porte son nomXVI ; Andromaque et Cornélie ne respirent que la Vengeance, Cléopâtre n’écoute que son ambition ; et cependant ces femmes se font admirer. {p. 74}Avons nous rien vu de plus tendre et de plus touchant que l’embarras extrême où se trouve Phocas dans HéracliusXVII lorsqu’il cherche un fils entre deux Princes, qui ne veulent point le reconnaître pour Père ? Avons-nous vu un Héros qui nous intéressât plus dans sa fortune que Nicomède, lorsqu’il méprise avec un courage intrépide les menaces de ses ennemis, qui sont près de l’accablerXVIII ? {p. 75}Avons-nous vu des Scènes plus admirables que celle où Auguste délibère dans CinnaXIX, s’il doit quitter l’Empire ; ou que l’entrevue de Sertorius et de Pompée dans SertoriusXX ; ou que, dans le MithridateXXI, le dessein que prend ce Prince de porter la guerre jusques à Rome. Je ne vous nomme que ceux qui se sont présentés les premiers à mon esprit : je pourrais parler d’une infinité {p. 76}d’autres caractères de cette nature, qui quoique fort éloignés des tendresses de l’Amour, ont ravi et ravissent encore ceux qui les voient. Pourquoi donc voulez-vous qu’on ne puisse se passer de cette passion, si les Héros dont j’ai parlé, ont plu malgré l’entêtement où l’on est, et s’ils ont plu par d’autres passions, ne peut-on pas trouver, sans l’amour, de quoi soutenir une action {p. 77}depuis le commencement jusqu’à la fin ?

CLEARQUE.

J’avoue qu’on le peut faire, mais je doute après tout, qu’une Tragédie de la sorte fût trouvée bonne.

TIMANTE.

Qui est-ce qui ne la trouverait pas bonne ? Ce ne serait pas les Savants, puisqu’une Tragédie arrive à sa fin par les autres passions, encore mieux que par l’amour. La fin d’une {p. 78}Tragédie est d’exciter la pitié et la crainte ; est-il nécessaire pour me faire craindre, qu’un homme ait de l’amour, et ne peut-on avoir pitié que d’un Amant malheureux ? Œdipe fait bien plus de compassion dans Sophocle qu’Egisthe : on est touché de voir le premier tomber dans un malheur effroyable, parce qu’il semble n’avoir point mérité ce malheur ; au contraire la mort d’Egisthe {p. 79}ne fait nulle pitié, parce qu’il s’est lui-même attiré sa perte par son amour. Il en est de même de tous les autres Héros qu’on introduit sur le Théâtre ; et en voyant tant de grands hommes soutenir si peu sur nos Théâtres le caractère qu’ils avaient autrefois, et que les Historiens leur ont conservé ; en voyant, dis-je, la faiblesse qu’on leur donne, parce qu’on veut qu’ils aiment à quelque prix que ce {p. 80}soit, on pourrait faire la même plainte que cet Ancien, qui cria en plein Théâtre à un homme qui faisait parler Bacchus d’une manière indigne de lui :

« Ce n’est point de Bacchus que tu fais le portraitΟὐδὲν παρὰ τὸν ΔιόνυσονXXII.. »

En effet les honnêtes gens ne peuvent souffrir qu’un grand homme néglige le soin de sa gloire et de sa conservation pour conter des douceurs à sa Maîtresse ; et s’il arrive {p. 81}que ce grand homme perde ou la victoire ou la vie pour avoir trop écouté son amour, la compassion que l’on aurait pour lui sans cela se change en indignation, ou du moins elle diminue beaucoup. Dans la dernière SophonisbeXXIII qui a paru sur le Théâtre, on n’est point touché du malheur de Syphax, parce que ce Prince hasarde sa réputation, son Etat, et sa vie pour plaire à sa {p. 82}femme, dont il est amoureux ; on est fort touché au contraire du malheur de Sophonisbe, qui ne meurt que parce qu’elle aime la gloire, et qu’elle ne veut pas survivre à la perte de sa liberté. Pour la crainte, qui est le second effet de la Tragédie, vous savez que l’amour n’est guère capable de la faire naître en nos cœurs, et que les fureurs d’un Tyran, la jalousie, la vengeance, la haine et {p. 83}les autres passions sont les causes ordinaires de la terreur. Voulez-vous savoir pourquoi les Tragédies Grecques épouvantaient si fort les esprits ? C’est parce que les Grecs ne s’attachaient qu’à ces grandes passions.

CLEARQUE.

Je crois sur votre parole tout ce que vous dites des Grecs ; car je ne suis pas assez habile homme pour en juger par moi-même. Mon {p. 84}ignorance est si grande là-dessus, que je suis encore à savoir en quoi consiste la beauté des Tragédies Grecques. Je n’ai jamais pu en lire une tout entière, tant j’y ai peu trouvé de goût. Je ne laisse pas que de dire, que les Grecs valent infiniment mieux que nous ; car c’est ainsi que parlent les gens d’esprit, et je suis trop de vos amis pour parler autrement. Cependant je ne {p. 85}suis pas tout à fait de votre sentiment, quand vous dites que tout ce qui frappe les esprits dans les Tragédies Grecques est produit par d’autres passions que l’amour. Cette Tragédie dont la représentation donna la fièvre à toute une VilleLucienXXIV., avait des rôles amoureux ; ce furent particulièrement les Personnages de Persée et d’Andromède qui touchèrent les esprits. Or il est croyable qu’Andromède {p. 86}et Persée ne parlaient que d’amour ; qu’auraient-ils pu dire autre chose ?

TIMANTE.

Je suis fâché pour l’amour de vous de ce que cette Tragédie est perdue, car si votre conjecture est véritable, il ne vous en aurait pas fallu davantage pour détruire tout ce que j’ai dit. Mais vous pourriez vous tromper dans votre conjecture. Il est vraisemblable que l’Andromède {p. 87}d’Euripide était du même caractère que les autres Tragédies de cet Auteur, et c’est sur ces Tragédies que je me fonde pour dire que la Tragédie peut produire, sans amour, les effets pour lesquels elle a été inventée. Ce n’est point par un entêtement ridicule que je les loue, je sais bien qu’il y a des duretés qui ont pu vous rebuter. J’en ai trouvé moi-même qui me faisaient de la peine, mais {p. 88}je n’ai pas été si délicat que vous ; je les ai lues : quand il vous plaira nous les lirons ensemble, et je vous ferai avouer que ma proposition est véritable, quand je dis que les habiles gens ne désapprouveraient pas une Pièce, où il n’y aurait point du tout d’amour, pourvu qu’elle fût bien conduite, et que les autres passions y fussent bien mêlées.

CLEARQUE.

C’est la moindre chose {p. 89}que de plaire aux Savants. Il faut plaire à la Cour, il faut être au goût des Dames pour réussir.XXV

TIMANTE.

Si l’on plaît aux Savants, on plaira bientôt à la Cour, où il y a des Savants aussi bien qu’ailleurs ; et je puis dire, que les Savants de la Cour valent bien les autres, puis qu’avec la Science ils joignent un certain caractère d’esprit, fin et délicat, {p. 90}qui sert admirablement pour bien juger. Ce n’est plus le caprice qui distribue les louanges et les applaudissements de la Cour, c’est le bon sens. Pour les Dames auxquelles vous pensez qu’un Auteur doit plaire pour réussir, comme il y en a de deux sortes, leurs jugements ne seront pas les mêmes. Les Coquettes blâmeront peut-être la conduite de notre Tragédie, mais les femmes {p. 91}qui ont de la probité et de la vertu seront pour nous. Elles seront bien aises de goûter un plaisir si agréable sans blesser la délicatesse de leur vertu. Elles sauront bon gré aux Auteurs de leur avoir épargné les scrupules qui naissent de ces sortes de spectacles, et d’avoir mis leur réputation à couvert de la censure : comme leurs soins s’étendent jusque sur leur famille, elles se réjouiront de ce que la {p. 92}Tragédie ne sera plus un divertissement qu’elles doivent défendre à leurs enfants, et en les portant à y assister, elles croiront avoir trouvé un moyen assuré de les retirer doucement des divertissements plus dangereux. C’est à vous maintenant de choisir auxquelles vous aimeriez mieux plaire.

CLEARQUE.

Un Auteur qui ne voudrait plaire qu’à ces Dames d’une vertu si {p. 93}parfaite, ne se contenterait pas de leur faire des Tragédies sans amour, il leur donnerait des spectacles encore plus saints ; il ne composerait que des Tragédies Chrétiennes, et les Martyrs seraient les seuls Héros dont il voudrait faire le portrait. Assurément il n’y aurait aucun danger pour la conscience dans un divertissement si dévot, mais il arriverait infailliblement qu’on {p. 94}ferait de fort méchantes Tragédies sur ces Principes.

TIMANTE.

Vous croyez donc qu’on ne peut faire de bonnes Tragédies sur des sujets saintsXXVI ?

CLEARQUE.

Je crois du moins qu’on ne voudrait pas se hasarder à en faire. Quoique l’Hôtel de Bourgogne n’ait été donné aux Comédiens que pour représenter des Histoires saintes, je {p. 95}ne crois pas que ces Messieurs voulussent reprendre aujourd’hui leur ancienne coutume, ils se sont trop bien trouvés des sujets profanes pour les quitter.

TIMANTE.

J’ai ouï dire qu’ils ne s’étaient pas plus mal trouvés des sujets Saints, et qu’ils avaient gagné plus d’argent au PolyeucteXXVII qu’à quelque autre Tragédie qu’ils aient représentée depuis.

{p. 96}

CLEARQUE.

Il est vrai que cette Tragédie réussit bien, Monsieur Corneille la hasarda sur sa réputation, et il crut par le succès qu’elle eut, qu’il en pouvait hasarder encore une autre. Il donna ThéodoreXXVIII ; cette dernière ne réussit point. Et depuis personne n’a osé tenter la même chose, on a renvoyé ces sortes de sujets dans les Collèges, où tout est bon pour exercer les enfants, {p. 97}et où l’on peut impunément représenter tout ce qui est capable d’inspirer ou la dévotion ou la crainte des jugements de Dieu.

TIMANTE.

N’avez-vous point d’autres raisons pour condamner les Tragédies Chrétiennes, que celles que vous venez d’apporter ?

CLEARQUE.

Non, car comme l’usage n’est pas pour ces Pièces, je m’en tiens là, {p. 98}et je ne veux pas me donner la peine d’examiner, si ces sujets ont quelque chose d’incompatible avec les lois de la Tragédie.

TIMANTE.

C’est pourtant ce qu’il faudrait examiner avant que de les condamner comme vous faites. Quoi, parce que l’usage ne demande aujourd’hui que des amourettes sur le Théâtre, il ne sera pas permis à un Auteur de faire autre chose ? {p. 99}L’usage a-t-il la même force pour les Pièces de Théâtre que pour la langue, et doit-on s’y soumettre aveuglément, surtout quand il est aisé d’en corriger les abus ? Je sais bien que pour la langue il ne faut que consulter l’usage, parce que les manières nouvelles qui s’introduisent dans le langage ne dépendent point du raisonnement, mais du hasard et du caprice. Il n’en {p. 100}est pas de même dans les choses sur lesquelles il est permis de raisonner avant que de rien conclure. La Tragédie est une peinture de la vie civile qui a été inventée pour le règlement des passions ; c’est sur ce principe qu’il faut travailler les sujets qu’on expose sur le Théâtre, et non pas sur la bizarrerie de l’usage, qui souvent, comme j’ai déjà dit, ne s’établit que par la {p. 101}corruption des mœurs. Dites tant qu’il vous plaira que les Tragédies Chrétiennes ne sont propres que pour les Collèges, je soutiendrai toujours qu’elles peuvent plaire à la Cour, et aux gens du monde, pourvu qu’elles soient conduites par d’excellents Auteurs, qui aient assez de génie pour en soutenir toute la Majesté.

CLEARQUE.

Mais il me semble {p. 102}que je vous ai ouï dire autrefois que c’était abuser de la sainteté de notre Religion que de représenter l’Histoire des Saints sur un Théâtre profane ; et il me semble encore que vous approuviez l’Edit que l’on fit le siècle passé, pour défendre aux Comédiens de représenter la Passion de Notre Seigneur, et d’autres sujets semblablesXXIX.

TIMANTE.

On eut raison de faire {p. 103}cette défense, à cause de la manière indigne dont les Comédiens représentaient les plus augustes de nos Mystères ; et je suis toujours dans le même sentiment pour ce qui est de la représentation de ces choses où le Poète ne saurait, sans sacrilège, ajouter aucuns embellissements ou aucune fable. Mais cela ne veut pas dire qu’on ne puisse mettre sur le Théâtre un héros Chrétien. Le {p. 104}portrait d’un Héros de cette sorte est pour le moins aussi beau que celui d’Alexandre ou de César ; et je suis assuré que la constance Chrétienne peut faire naître des événements aussi surprenants et aussi admirables que la vertu Romaine. Car enfin cette constance a éclaté non seulement dans des personnes d’une condition médiocre, mais encore dans des Rois, dans des Généraux d’armée, dans {p. 105}des Princesses, dans des Sages, et dans d’aussi grands hommes que l’étaient les Anciens Romains. Pourquoi donc ne pourrions-nous pas en faire les Héros de nos Tragédies ?

CLEARQUE.

Il y a toujours dans la peinture de ces Héros je ne sais quoi au-delà du naturel ; on trouve leurs sentiments trop relevés et trop merveilleux, et toute leur conduite trop éloignée du {p. 106}vraisemblable. On est bien aise de voir sur le Théâtre des hommes qui ressemblent aux hommes, et tous les Martyrs sont au-dessus de l’humain. Aussi d’un autre côté on ne peut les abaisser sans les faire sortir de leur caractère ; et je crois que la raison pour laquelle ces Héros ne seraient pas du goût de ce temps, c’est qu’ils auraient peu de tendresse, ou que si on leur en donnait, elle {p. 107}paraîtrait indigne de la sainteté de leur foi.

TIMANTE.

Il serait aisé de remédier à cela ; je ne voudrais pas qu’un Chrétien fût un homme si parfait qu’il n’eût aucunes faiblesses. Cette vertu semblerait tenir du miracle, et rien n’est moins supportable qu’un miracle dans une TragédieXXX. Mais je ne voudrais pas aussi que sa faiblesse allât jusqu’à prendre de l’amour. Cette {p. 108}passion a je ne sais quoi qui sied mal à un Héros du Christianisme, et ce serait sans doute un exemple trop dangereux pour les Spectateurs. Mais, excepté l’amour, il pourrait sentir les autres passions. Il pourrait aimer ou ses enfants ou son père. Il pourrait être zélé pour le bien de la Patrie. Il pourrait désirer la gloire, et être délicat sur sa réputation ; car ces sentiments {p. 109}naturels étant combattus par sa Religion pourraient produire de fort belles choses. N’avez-vous jamais lu d’Histoire de Martyr qui vous ait paru propre pour le Théâtre ?

CLEARQUE.

J’en sais plusieurs dont on s’est servi dans l’Université pour faire des Tragédies : mais quelque heureux que fussent ces sujets, on aurait de la peine à les faire réussir {p. 110}dans un autre pays que celui-là, et devant d’autres gens que ceux qui sont accoutumés à la barbarie du Collège. Je crois ne point faire tort à ces Messieurs de dire qu’on veut à la Cour des Spectacles plus agréables que les leurs. Ils ne s’en offenseront pas puisque la plupart cherchent moins à faire une bonne Tragédie qu’à exercer les enfants dont ils ont la conduite ; et je {p. 111}ne saurais leur en savoir mauvais gré ; au contraire, je les loue de ce qu’ils se font justice là-dessus : Car ne seraient-ils pas bien malheureux si dans la profession où ils sont, ils allaient s’entêter de leurs Tragédies, et se piquer de savoir toutes les délicatesses de l’art, puisque parmi tant de Poètes qui travaillent tous les jours pour le Théâtre, il y en a si peu qui puissent s’en {p. 112}piquer avec raison ?

TIMANTE.

Il est vrai, de Savants hommes occupés à des emplois plus importants qu’à celui-là, auraient tort d’avoir les mêmes entêtements et les mêmes faiblesses que la plupart des Poètes qui n’ont rien à faire que des vers. Quand même ces hommes Savants auraient du génie pour le Théâtre, ce qui n’est pas impossible ; je ne voudrais pas qu’ils {p. 113}s’en fissent honneur ; ou du moins je ne leur permettrais pas de s’abandonner à leur génie en de certaines passions. Car en gardant cette modération, ils exerceront utilement leurs écoliers, et ils ne les engageront dans aucunes intrigues dont on puisse railler. Vous savez que les Tragédies de Collège donnent souvent occasion à des railleries malicieuses, quand ceux qui les composent n’en {p. 114}usent pas avec la prudence et la modération que je demande.

CLEARQUE.

Je ne sais pas ce que vous entendez par vos railleries malicieuses ; mais je sais bien qu’on en raille toujours quand ce ne serait qu’à cause des sujets qu’on choisit pour exercer les écoliers. Pouvez-vous vous empêcher de rire quand vous voyez des Patriarches de l’ancien Testament, ou des Saints {p. 115}Pères du nouveau, servir de Héros à une Tragédie ?

TIMANTE.

J’aimerais encore mieux cela pour les écoliers qu’une Tragédie galante. Mais nous avons trop parlé des Tragédies de Collège. J’avais commencé à vous dire que les Héros Chrétiens pouvaient plaire sur le Théâtre, et je voulais, ce me semble, vous le prouver par quelques exemples ; je {p. 116}ne vous en dirai que deux ou trois. Vous avez lu sans doute l’Histoire d’HerménégildeXXXI, celle de saint EustacheXXXII, et le Martyre de ProcopeXXXIII.

CLEARQUE.

Vous revenez aux Tragédies de Collège, car quel est le Collège où l’on n’a pas représenté vingt fois sur le Théâtre les Histoires dont vous parlez ?

TIMANTE.

On les a aussi représentées ailleurs, et nous {p. 117}avons des Poètes Français qui ont travaillé sur ces sujets ; mais qu’on les ait représentées dans les Collèges, ou ailleurs, cela ne fait rien ni pour ni contre moi : je veux seulement vous faire connaître que ces Histoires fournissent assez de passions et d’intrigues pour une belle Tragédie. Un Roi qui fait mourir son propre fils. Un Général d’armée qui sacrifie à sa foi ses enfants, sa femme et sa {p. 118}réputation. Une mère ambitieuse, qui pour se venger du mépris que son fils fait des dignités qu’on lui offre, va elle-même le livrer à la mort : tout cela ne peut-il pas paraître sur le Théâtre Français ; et plaire même aux gens les plus délicats ?

CLEARQUE.

Vous avez beau dire, je ne saurais accoutumer mon imagination à cela. Quoi, si les Comédiens mettaient l’Hiver {p. 119}prochain dans leurs affiches : « Nous vous donnerons le Martyre de saint Eustache », vous croiriez qu’on irait à la Comédie ; le seul nom de saint Eustache serait capable de rebuter tout le monde.

TIMANTE.

Ce n’est donc plus que le nom qui vous fait de la peine, j’approuve votre délicatesse, et je veux bien avouer qu’il y a de certains noms trop connus que je ne {p. 120}voudrais pas donner pour titre à une Pièce de Théâtre ; mais y a-t-il rien de plus aisé à changer qu’un nom ? Cela est permis aux Poètes, et quand même on ne voudrait pas se donner cette licence, n’y a-t-il pas une infinité d’Histoires Chrétiennes qui n’offrent que de beaux noms ? Ne nous laissons point gouverner par une imagination déréglée, mais avouons de bonne foi que pour les noms {p. 121}et pour les choses l’histoire profane n’a nul avantage sur l’histoire Chrétienne.

CLEARQUE.

Il n’est pas nécessaire que les Histoires soient merveilleuses ; la plus simple aventure peut servir de fonds à une fort belle Tragédie, pourvu qu’elle soit traitée avec art. Et j’approuve fort le sentiment d’un de nos plus excellents Poètes, qui dit dans la Préface d’une de {p. 122}ses Pièces, que l’action d’une Tragédie ne saurait être trop simpleXXXIV. C’est ce qu’Horace avait pensé avant luiXXXV ; Et si j’ose ajouter quelque chose à cette remarque, il me semble que ce n’est pas s’y prendre comme il faut, pour réussir au Théâtre, que de commencer par chercher des aventures extraordinaires, et chargées d’incidents.

TIMANTE.

Je n’ai jamais fait de {p. 123}Tragédies, et le peu que je sais là-dessus, je le dois tout à la lecture des Anciens. Cependant j’ai lu depuis peu une Histoire qui me semble propre pour le Théâtre, si elle était conduite de la manière dont je l’ai vue décrite par un de mes amis. Vous verriez un Capitaine Chrétien assez généreux pour refuser l’Empire qu’on lui avait offert. Vous le verriez prendre, sur le point de {p. 124}mourir, le parti de son Persécuteur, contre ses propres amis, qui voulaient non seulement le tirer des fers, mais encore le mettre à la place de ce Tyran. Vous verriez ensuite un fils qui s’expose à la mort pour sauver son Père ; et le père obligé, ou de voir périr son fils, ou de quitter la foiXXXVI. Si cette Histoire paraissait devant vous avec les ornements du Théâtre, vous n’auriez peut-être pas sujet de regretter les {p. 125}sujets profanes.

CLEARQUE.

Il faudrait pour cela que quelque grand Poète entreprît de faire cette Tragédie ; mais je voudrais que le sujet en fût connu : car je ne me souviens d’aucuns événements de l’Histoire qui soient semblables à ceux que vous venez de me raconter.

TIMANTE.

Si je vous disais le nom du Prince dont j’ai parlé, vous verriez aussitôt {p. 126}qu’il y a dans l’Histoire assez de choses conformes à ce que j’ai dit pour en fonder un sujet de Tragédie : Car vous savez bien, que pourvu que l’action principale soit conservée avec les circonstances que l’on connaît, il est permis d’ajouter et de changer comme l’on veut ce que l’on ne connaît pas, ou ce qui n’est connu que d’un petit nombre de curieux et de SavantsXXXVII.

{p. 127}

CLEARQUE.

Je sais bien que cela est permis dans les sujets profanes, mais j’en doute un peu pour les sujets Saints ; croyez-vous qu’un Poète puisse feindre l’Episode d’un Martyr qui ne serait point dans le Martyrologe ?

TIMANTE.

Non, je ne voudrais pas qu’on fît mourir pour la foi un homme dont l’histoire n’aurait jamais parlé, ou qui aurait été Païen du consentement {p. 128}des Auteurs. Mais on peut feindre un Héros Chrétien, et le mettre dans l’occasion de souffrir pour la Religion, quand il n’est dans une Pièce que par forme de personnage Episodique, et quand la persécution ne va pas jusqu’à le faire mourir. Si l’histoire en parle, et s’il est vrai que ce Héros a souffert pour la foi, on peut changer la nature de ses souffrances, et faire, par exemple, qu’on le menace de {p. 129}la mort, quoiqu’il n’ait jamais été menacé que de l’exil. Ce n’est point manquer au respect qu’on doit à l’histoire de l’Eglise, que de changer quelques circonstances peu connues et peu importantes.

CLEARQUE.

Vous me faites faire une réflexion que je ne veux pas laisser échapper, c’est qu’il est difficile qu’une Pièce de Théâtre réussisse, quand tout ce qu’elle représente est {p. 130}inconnu. Car ce qui est inconnu semble fabuleux ; et quoi qu’une Tragédie puisse être toute fabuleuse, néanmoins on se plaît bien plus à voir sur le Théâtre un nom illustre, et des aventures dont on a déjà quelque légère connaissance, qu’un nom barbare, et des incidents Romanesques. C’est, s’il vous en souvient, une des choses qu’on a le plus trouvées à redire dans l’ArgélieXXXVIII, que nous {p. 131}vîmes l’an passé ensemble, dont les sentiments et les vers sont fort beaux. Je ne doute pas que cette Pièce n’eût eu un succès plus grand, si le nom d’Argélie eût été un peu connu. C’est un défaut dont il est aisé de se corriger, et comme l’Auteur de cette Pièce a du génie, on n’aura peut-être rien à lui reprocher sur la première Tragédie qu’il fera paraître.

{p. 132}

TIMANTE.

Nous avons vu réussir des Tragédies, dont le nom était inconnu auparavant. On ne connaissait point le Cid avant la Tragédie de Monsieur Corneille. J’avoue néanmoins que quand le titre d’une Tragédie est connu, cela prépare mieux les esprits, et je ne voudrais pas qu’un Auteur qui n’a point encore travaillé pour le Théâtre commençât par un sujet et {p. 133}un nom caché.

CLEARQUE.

Je lui conseillerais encore moins de commencer par un sujet où il n’y aurait point d’amour, ou par le nom d’un Martyr ; ce ne serait pas le moyen de faire un grand fracas, et on serait fort étonné de voir une conduite de Tragédie si nouvelle.

TIMANTE.

C’est peut-être cette nouveauté qui lui donnerait du succès ; au {p. 134}moins on ne lui reprocherait pas qu’il aurait copié les autres.

CLEARQUE.

Il est vrai qu’il y a peu d’exemples à imiter sur ces sujets, à moins que de vouloir faire comme quelques Auteurs Latins de ces derniers temps, qui croient qu’il leur est permis de faire dire deux cents Vers de suite à un même personnage, pourvu qu’il dise de belles Sentences touchant la conduite des {p. 135}mœurs. Vous savez que c’est ainsi qu’en ont usé presque tous les Auteurs qui ont fait profession de n’introduire que des Saints sur le Théâtre. Un spectacle de cette sorte serait fort en danger d’avoir le même destin que cette Tragédie dont vous avez ouï parler, qui ne put jamais être jouée tout entière, parce que ceux qui étaient venus pour la voir, sortirent au troisième ActeXXXIX.

{p. 136}

TIMANTE.

Parlons sérieusement. N’est-il pas vrai que la plupart de nos Tragédies se ressemblent, je vous l’ai entendu dire plusieurs fois à vous-même. Toutes les Pièces de tendresse ont les mêmes caractères, et presque la même intrigue : C’est un amour violent auquel on s’oppose, c’est une jalousie qui trouble la félicité de deux Amants. Voilà à quoi se terminent les {p. 137}meilleures de nos Tragédies qui sont en ce genre. On a tant de peine à trouver de nouveaux sujets, parce qu’on veut toujours les mêmes passions. Si l’on pouvait se résoudre à sortir de l’amour : Il y a une infinité d’événements mémorables dans l’histoire qui pourraient avoir un grand succès sur le Théâtre.

CLEARQUE.

Il faut donc que quelque heureux téméraire {p. 138}trace aux autres un chemin si inconnu ; mais qui voudra être ce téméraire ? Je ne crois pas qu’aucun des Poètes qui travaillent aujourd’hui pour le Théâtre ait assez de courage pour passer par-dessus toutes les raisons qui les détourneront de cette entreprise. Car on veut de la tendresse dans les Tragédies, et vous savez assez ce que l’on dit des dernières Pièces de Monsieur Corneille, que {p. 139}c’est faute de tendresse qu’elles n’ont pas tout le succès que mérite le grand génie de leur AuteurXL.

TIMANTE.

Les dernières Pièces de Monsieur Corneille ne sont pas indignes de lui ; elles ont des beautés qui sont particulières à ce grand Poète, et je crois qu’on y courrait encore comme au Cid, s’il ne représentait jamais d’Amantes. Je voudrais pour lui voir {p. 140}finir glorieusement sa course, qu’il s’en tînt désormais à la Politique, en quoi il est inimitable ; ou qu’il choisît un dessein illustre dans lequel n’ayant point à représenter les tendresses de l’amour, il pourrait se donner tout entier aux sentiments Héroïques ; car c’est là proprement son caractère. Monsieur Corneille n’est pas le seul qui peut tracer aux autres le chemin inconnu dont vous {p. 141}parlez ; l’Auteur d’Iphigénie pourrait l’entreprendre avec d’autant plus de gloire pour lui, qu’il a toujours réussi dans les sujets tendres et passionnés. Mais nous attendrons peut-être encore longtemps avant qu’il prenne une résolution si extraordinaire.

CLEARQUE.

Ces Auteurs qui ont entrepris, à ce qu’on dit, de faire paraître une nouvelle Iphigénie, {p. 142}incomparablement plus belle que celle que nous avons vueXLI ; ces Auteurs, dis-je, seraient gens à profiter de vos avis, car on dit qu’ils ne négligent rien pour effacer la gloire de l’Auteur de cette Pièce. Peut-être que si vous les avertissiez de ne point mettre de tendresse dans la Tragédie qu’ils préparent, cela ne contribuerait pas peu au grand succès qu’ils espèrent.

{p. 143}

TIMANTE.

Le meilleur avis qu’on pourrait donner à ces Auteurs, serait de travailler sur un autre sujet. J’ai de la peine à croire que leur Iphigénie soit jouée durant trois mois comme celle que nous avons vue. Quand une fois le Public s’est déclaré pour une Pièce, il a de la peine à changer. Au reste, ne croyez pas que des Auteurs médiocres soient capables de {p. 144}mettre en crédit mon nouveau Système de Tragédie, si j’ose parler ainsi. Il ne sera reçu dans le monde qu’autant qu’il sera approuvé de ceux dont la réputation est établie.

CLEARQUE.

Que diriez-vous d’un Auteur qui composerait une Tragédie sans y mêler aucun rôle de femme, cela n’est-il pas aussi recevable que d’en faire sans y mêler d’amour ?

{p. 145}

TIMANTE.

Les Auteurs vous diront aussitôt, qu’il est impossible de faire réussir une Tragédie sans femmes, parce qu’entre les Comédiens les femmes sont celles qui déclament le mieux. Les Savants répondront que la Tragédie étant la représentation d’une action qui se passe entre une ou plusieurs familles, les femmes y doivent avoir leur part aussi bien que les hommes. Pour moi {p. 146}qui ne veux point d’amour dans les Tragédies, il me semble que l’on peut n’y mettre point de femmes ; car, excepté l’amour, toutes les autres passions peuvent se soutenir sans elles. Par exemple, la tendresse d’Agamemnon n’aurait-elle pas les mêmes effets s’il s’agissait d’immoler son fils, que lorsqu’il s’agit d’immoler sa fille ? Vous voyez bien que quand on ne traite point d’un {p. 147}mariage, on n’a pas besoin d’introduire les femmes sur le Théâtre.

CLEARQUE.

Je m’étonne de ce que vous ne citez pas l’exemple des Auteurs Grecs : car il me semble que Sophocle a fait une Tragédie sans femmeXLII ; et comme vous êtes fort passionné pour les Auteurs Grecs, il ne vous en faut pas davantage pour conclure qu’on ne doit point {p. 148}mettre de femmes dans les Tragédies.

TIMANTE.

Je n’ai garde de tirer cette conclusion. Je conseillerais seulement aux Auteurs qui introduisent des femmes sur le Théâtre de les faire paraître dans la modestie et la retenue qui est le propre de leur sexe. Car si je suis passionné pour les Grecs, ce n’est qu’en ce point-là ; ils ont bien plus de soin que nous de {p. 149}garder toutes les bienséancesXLIII, et l’on peut dire qu’ils ont des égards pour les Spectateurs que nous n’avons pas. S’ils font paraître quelque femme transportée d’amour, comme Phèdre dans l’Hippolyte d’Euripide, ils avertissent aussitôt que cet amour est un effet de la vengeance des Dieux, et non pas du dérèglement de ceux qui le sententXLIV : et généralement parlant, on peut dire qu’ils {p. 150}n’avancent rien qui puisse autoriser les désordres de notre cœur. Il serait à souhaiter que comme nous les surpassons en tout le reste, nous les imitassions en cela. Voilà ce que je pense des Grecs. Au reste en tout ce discours, je n’ai point prétendu donner des règles aux Auteurs. Je n’ai fait que proposer mes pensées ; et je me sais bon gré de ce qu’elles sont conformes à celles des habiles gens {p. 151}qui ont écrit sur la Poétique depuis quelques années, c’est-à-dire depuis qu’on est devenu assez raisonnable pour ne se pas laisser entraîner à l’opinion publique XLV. De quelque manière que vous preniez ce que j’ai dit, vous ne pouvez nier que ce serait une chose fort à souhaiter que l’on pût réussir dans la Tragédie sans Amour. Je sais bien qu’il est difficile de l’entreprendre, et encore plus d’y {p. 152}réussir dans un siècle où l’on veut de l’amour et de la galanterie partout.

 

FIN.

 

Permis d’imprimer. Fait ce 5. / d’Avril 1675.

                       DE LA REYNIE.