Mathieu Hulot

1823

Instruction sur les spectacles

Édition de Doranne Lecercle
2018
Source : Mathieu Hulot, vicaire de CharlesvilleInstruction sur les spectaclesParisAd. Le Clere, Imprimeur de M. l'Archevêque de Paris1823
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

[FRONTISPICE] §

INSTRUCTION
SUR
LES SPECTACLES,
Par l’Abbé HULOT,
VICAIRE DE CHARLEVILLE.

[...]

A PARIS,
Chez Ad. Le Clere, Imprimeur de Mgr. l’Archevêque
de Paris, quai des Augustins, n°. 35.
1823.

[i]

PREFACE. §

Les anciens Pères et les Docteurs modernes se sont tous élevés contre les spectacles, et ont démontré clairement qu’ils sont l’écueil de toutes les vertus et l’école de tous les vices ; mais le relâchement a toujours eu le secret d’éluder les coups qu’on lui a portés, et de se maintenir dans la possession de ces funestes divertissements. Nous avons cru que dans un temps où la fureur pour les spectacles semble être parvenue à son comble, il ne serait pas inutile de faire paraître, sur cette matière, un petit écrit qui serait, en quelque façon, la quintessence des meilleurs qui en traitent. C’est le but [ii] que nous nous proposons en donnant celui-ci au public. Nous ne nous dissimulons pas qu'en attaquant les spectacles, nous attaquons un abus profondément enraciné, que la raison s'efforce de justifier, que la coutume semble autoriser, et qui a autant d'apologistes qu'il y a de mondains. Mais pourvu que la gloire de Dieu soit vengée, nous ne nous mettons pas en peine de ce qu'en pensera le monde. « Le glaive de la parole », dit Isaïe, ne nous est pas confié pour ménager les pécheurs, mais pour couper jusqu'à la racine de leurs vices. Plus l'aveuglement est grand, plus le zèle évangélique doit éclater : la vérité doit se faire entendre et lancer tous ses traits. Dussions-nous sévir en pure perte contre les spectacles, nous les combattrons. L'exécution des lois de la morale chrétienne n'autorise point le silence de ceux qui sont obligés de l'enseigner aux autres. Nous ferons à ceux qui paraîtraient surpris de notre résolution la réponse que Sénèque faisaient à ceux qui s'ennuyaient de ses déclamations contre les vices : « Vous me demandez, disait-il, pourquoi je répète les mêmes choses, mais pourquoi ne quittez-vous pas vos mauvaises habitudes ? » Nous ne nous flattons pas que ce petit écrit fera fermer les spectacles et abolira des plaisirs que la corruption a si bien établis. Quand même nos prétentions iraient jusque là, elles seraient moins déraisonnables et plus légitimes que celles des prétendus philosophes de nos jours qui veulent détruire la religion, faire fermer ses temples, avilir ses ministres, et qui, s'ils en avaient le pouvoir, les congédieraient et les égorgeraient, comme ils l'ont déjà fait. D'ailleurs on entend si souvent et si généralement vanter les théâtres, qu'il est bon et même nécessaire d'avoir à opposer à leurs apologistes des principes certains et des raisons péremptoires qui les confondent et qui les réduisent au silence. Si, malgré ce petit ouvrage, que l'on peut regarder, ainsi que tous ceux qui l'ont précédé, comme une nouvelle promulgation de la loi qui les condamne, comme un nouvel anathème et une nouvelle malédiction lancée contre eux, les loges et le parterre continuent à regorger de spectateurs, toujours est-il vrai que les principes qui y sont développés engageront quelques personnes à abandonner la résolution qu'elles avaient formée d'y aller, feront prendre à quelques autres la résolution de ne jamais y aller, en en éloigneront d'autres encore qui avaient contracté l'habitude d'y aller. Il y en a même qui s'imposeront cette privation comme le commencement de leur pénitence. Il n'est pas douteux que, dans l'ordre de la Providence, il ne paraît aucune réclamation en faveur de la vertu sans qu'elle n'ait tôt ou tard son effet pour quelques-uns. Quand même nous ne parviendrions à arracher qu'une seule âme à un scandale si redoutable, nous aurions la consolation de ne pas avoir inutilement pris en main les foudres dont Jésus-Christ arme ses ministres, et nous nous croirions trop bien récompensés de nos efforts et de nos peines. Pour lutter avec plus d'avantage contre le tourbillon de ces esprits légers pour qui le langageI [vi] de la religion est trop sublime, nous avons emprunté des armes, non seulement aux saints Pères et aux saints Docteurs de l’Eglise, mais encore aux incrédules des deux derniers siècles et aux auteurs dramatiques eux-mêmes. Nous avons pensé que le témoignage de ces derniers contre les spectacles avait d’autant plus de force qu’ils étaient plus intéressés à les soutenir.

[vii]

INTRODUCTION. §

« Evitez cette école où l’on instruit les cœurs
A flatter la licence, à mépriser les mœurs. »

Cardinal de Bernis.

Autrefois ceux qui faisaient profession de piété témoignaient, par leurs discours et leur conduite, l’horreur qu’ils avaient pour les spectacles ; et ceux qui se les permettaient reconnaissaient du moins qu’ils ne suivaient pas en cela les règles de la religion. Mais aujourd’hui qu’on a trouvé l’art de concilier le devoir avec le plaisir, on ne se contente pas de les fréquenter ; on veut encore qu’ils soient innocents. On va même jusqu’à ériger les comédiens en docteurs et les comédies en leçons de morale propres à réformer le vice. Comme il n’y a point de divertissements qui flattent davantage les passions, on ne néglige rien pour s’en assurer une possession douce et tranquille ; on s’en forme une idée métaphysique ; on en sépare dans la spéculation le mal qui en est inséparable [viii]dans la pratique ; et on s’imagine ensuite qu’il n’y a point de mal à les fréquenter. Mais ce n’est point dans une spéculation chimérique qu’il faut les considérer, c’est dans la pratique commune et ordinaire. Il faut considérer quelle est leur origine, quelles sont les mœurs ordinaires des acteurs et des actrices, quelle est la matière et le but de leurs représentations ; quels effets ces représentations produisent dans les acteurs et dans les spectateurs ; quelles impressions elles leur laissent. Il faut considérer ensuite si tout cela peut se concilier avec la vie et les sentiments d’un disciple de Jésus-Christ et d’un véritable chrétien. Il sera alors facile de reconnaître que l’innocence ne court nulle part de plus grands dangers que dans les spectacles ; que c’est là que le père du mensonge règne en souverain, qu’il débite ses maximes, qu’il distille son poison, qu’il allume ses flammes, et qu’il égorge les victimes dont il doit se rassasier au jour des vengeances. C’est ce que nous allons démontrer dans cet écrit.

{p. 1}

CHAPITRE PREMIER.
Origine des Spectacles. §

« Chez nos dévots aïeux, le théâtre abhorré
Fut longtemps, dans la France, un plaisir ignoré,
De pèlerins, dit-on, une troupe grossière,
En public à Paris, y monta la première,
Et sottement zélée en sa simplicité
Joua les Saints, la Vierge et Dieu par piété. »

Boileau, Art Poétique, Chant III.

L’art dramatique est né chez les Grecs de la folie et de l’ivresse que Bacchus inspirait. On lui sacrifiait un bouc. Pendant le sacrifice, le peuple et les prêtres chantaient en chœur des hymnes qui furent nommées tragédies ou chants de bouc. On y promenait un homme travesti en silène monté sur un âne. Il s’y joignit d’autres, barbouillés de lie, qui chantaient les louanges du dieu des buveurs. Par la suite, pour réveiller la monotonie de ces chansons, Thespis introduisit un acteur {p. 2}qui faisait quelques récits ; il allait de bourg en bourg. Solon eut la curiosité d’aller voir ses représentations et ses fictions tragiques ; il en fut si indigné qu’il lui dit : « N’as-tu pas honte de mentir ainsi devant tant d’honnêtes gens ? » Thespis lui répondit qu’il était permis de mentir pour le divertissement des autres : « Nous verrons, répliqua Solon, si nos lois jugeront de pareils jeux dignes de récompense et d’honneur. » Solon lui défendit en effet de jouer ses pièces à Athènes. Eschyle augmenta le nombre des acteurs pour former des dialogues. Il leur donna un masque et des habits décents. Il leur fit porter une chaussure haute appelée cothurne. Il leur construisit un théâtre au lieu de tombereau. Sophocle lui enleva le prix de la tragédie. Eschyle, ne pouvant supporter cet affront, s’éloigna d’Athènes. Euripide fut le rival de Sophocle. Ils portèrent cet art à la plus grande perfection ; ils le rendirent par là encore plus dangereux qu’il ne l’était auparavant ; et depuis ce temps, ses résultats moraux ont toujours été de flatter les passions du cœur, et de faire éprouver successivement aux spectateurs l’amour et la haine, la compassion et la cruauté.

La comédie chez les Grecs n’eut pas une plus belle origine que la tragédie : elle dut sa naissance aux bouffonneries et aux obscénités des satyres bachiques ; car, de tous les dieux, celui sans contredit qui était le plus propre à faire inventer {p. 3}la tragédie et la comédie était Bacchus. Aussi les théâtres furent-ils toujours sous la protection de ce dieu. Il fallait que tous les poètes lui rendissent quelques hommages. Epigène ayant le premier fait jouer un drame dont le sujet était étranger à Bacchus, les spectateurs s’écrièrent : « Il n’y a rien là qui regarde Bacchus » : ce qui devint dans la suite un proverbe que l’on appliquait à ceux qui ne traitaient pas la matière qu’ils devaient traiter.

La scène comique dans les commencements était une représentation d’après nature ; les personnes y étaient désignées par leurs noms. On y jouait les philosophes vivants et même les dieux. Les magistrats s’en amusaient beaucoup ; mais, lorsqu’on eût osé les jouer eux-mêmes, ils trouvèrent que la plaisanterie passait les bornes ; ils défendirent ce genre de comédie. Comme la malignité a trop de charmes, on chercha à éluder la loi. On continua à jouer des aventures, en déguisant les noms des personnes ; et, comme la ressemblance y était ménagée de manière qu’on pût aisément y reconnaître ceux que l’on jouait, il fallut une nouvelle loi pour défendre de faire la satire personnelle des citoyens. Il ne fut plus permis que de faire la satire générale de la vie et des mœurs. La comédie n’en devint pas moins nuisible aux bonnes mœurs que la tragédie. On fit un recueil de stratagèmes pour faire réussir tous les crimes, {p. 4}favoriser toutes les passions, ménager toutes les intrigues, traverserII tous les pères, maris, maîtres, exciter l’amour du libertinage, et le faciliter par le jeu infâme des valets, des soubrettes et des confidents, qui furent toujours dans la comédie les rôles les plus intéressantsIII.

« A Rome, la comédie fut d’abord un spectacle très grossier, digne des mœurs de ceux qui l’y introduisirent. On la regardait alors comme un acte de religion capable de fléchir la colère des dieux. Ce n’était qu’une espèce de danse de village au son de la flûte, et à la suite de la danse venait un histrion qui récitait des vers rudes et sans art, pleins de traits de raillerie lancés au hasard sur les spectateurs, selon qu’ils se montraient plus ou moins ridicules. La première comédie fut jouée environ quarante ans après la mort de Sophocle et d’Euripide, trois cent soixante-six ans avant Jésus-Christ. Ce genre de spectacle se perfectionna peu à peu, et les différents degrés par lesquels il passa produisirent plusieurs sortes de comédies. Dans les unes, les acteurs portaient la robe prétexteIV comme représentant les actions de ce qu’il y avait de plus distingué dans la républiqueV. » Dans d’autres, on représentait les actions des gens de la lie du peuple qui fréquentaient les cabarets.

Il y avait aussi à Rome des mimes et des pantomimes qui jouaient toutes sortes de sujets tragiques {p. 5}et comiques, sans rien prononcer. Ils se faisaient entendre par le seul moyen des gestes et des mouvements du corps. « Auguste, qui avait établi les premiers, et qui les favorisait tous, fut obligé de faire des lois pour prévenir et pour réprimer la licence des théâtres et surtout des pantomimes. Il défendit aux jeunes gens de l’un et de l’autre sexe d’assister à ceux qui se faisaient la nuit. Il empêcha que les femmes allassent aux jeux des athlètes, parce qu’ils combattaient ordinairement nus. Il prescrivit des règles aux comédiens. Ayant su qu’un acteur nommé Stéphanion avait pour serviteur une femme déguisée en garçon, il le fit fouetter sur les trois théâtres de la ville, et il le bannit. Toutes les précautions d’Auguste ne purent prévenir les abus. Les maris et les femmes, dit Sénèque, se disputaient à qui leur ferait plus d’honneur. Cette passion devint si indécente, que, sous le règne de Tibère, le sénat fut obligé de rendre un décret pour défendre aux sénateurs de fréquenter les écoles des pantomimes, et aux chevaliers de leur faire cortège : "Tant il est vrai, dit un auteur, que les professions les plus infâmes peuvent parvenir à être honorées, quand elles servent à l’amusement des grands !" Tibère se vit même obligé de chasser de Rome et de toute l’Italie tous les comédiens et les pantomimes qui s’y trouvaient, à cause de leur débauche scandaleuse. Caligula les rappela, et Néron eut {p. 6}aussi lieu de les chasser ; mais cet empereur, qui était fait pour protéger de tels gens, les fit ensuite revenir. Nerva les rétablit ; Trajan les supprima ; Adrien consentit à leur retour. Héliogabale alla jusqu’à les honorer, et leur donna des habits de soie ; il en choisit même un pour être préfet du prétoire. Cette conduite était digne d’un prince dont la corruption n’eut pas de bornes. Alexandre Sévère leur ôta leurs robes précieuses. Il ne leur donna ni or ni argent, mais seulement quelques pièces de monnaie de cuivre : il ne souffrit jamais à sa table les jeux scéniques. Cependant il aimait les spectacles ; mais il se serait reproché l’argent qu’il y aurait employé. Il voulait que l’on traitât comme des esclaves et des personnes infâmes les comédiens et tous ceux qui servaient à divertir le peuple aux dépens des mœursVI. »

Les Romains portèrent dans les provinces qu’ils conquirent le goût qu’ils avaient pour les spectacles. Les troupes qui y étaient dispersées y faisaient représenter les jeux qui étaient le plus en usage à Rome. Mais les attaques successives que l’empire eut à essuyer, et qui, enfin, dans le cinquième siècle, le détruisirent dans l’Occident, firent cesser des jeux qui ne pouvaient se concilier avec les fréquentes inondationsVII des barbares. Ceux-ci, ayant embrassé le christianisme, oublièrent des spectacles si incompatibles avec la morale chrétienne. Cependant il resta {p. 7}toujours quelques traces des jeux scéniques et bouffons. On vit toujours des mimes errants de province en province, de nation en nation, porter la semence de cette mauvaise plante que le christianisme avait arrachée : elle se conserva presque sans interruption en Italie. Cependant, jusqu’au treizième siècle, il n’y eut point de représentations publiques ; elles se faisaient dans des maisons particulières.

Les représentations théâtrales ne recommencèrent qu’en faveur des mystères de la religion qu’on s’avisa de mettre en action : ces pieuses scènes préparèrent le rappel des anciens jeux scéniques, qui reparurent successivement chez les peuples modernes ; mais ce ne fut d’abord qu’un mélange de farces jouées concurremment avec les mystères. Elles commencèrent à reparaître en Espagne dans le quinzième siècle, et dans le siècle suivant en Italie, en Angleterre, en Hollande et en Allemagne.

Les Francs, qui s’emparèrent des Gaules, n’avaient pas la moindre idée des spectacles que la domination romaine y avait établis. Ils pouvaient d’autant moins y prendre goût, qu’ils n’entendaient ni la langue latine ni la romaine rustique, qui étaient les seules en usage dans le pays. Il n’y avait que les mimes et les pantomimes qui s’y étaient continués plus facilement ; parce que leurs jeux ne consistaient qu’en concerts, qu’en {p. 8}danses et qu’en gesticulations, qui sont de toutes les langues. Dans les premiers siècles de notre monarchie, nos rois, occupés à conserver ou à étendre leurs conquêtes, négligèrent longtemps les jeux et les plaisirs. Il n’y avait point alors d’autres divertissements publics que ces fêtes nationales, qui étaient données à l’occasion d’événements intéressants, auxquelles les grands de la nation étaient invités. Telles étaient ces fêtes qui avaient lieu lorsque nos rois tenaient leurs cours plénières. Elles s’ouvraient ordinairement par une messe solennelle, qui était suivie d’un repas splendide. Les amusements de l’après-dîner étaient la pêche, la chasse, le jeu et le spectacle d’animaux, comme d’ours, de chiens, de singes qu’on avait habitués à différents exercices. On vit paraître ensuite successivement les mimes, les histrions ou farceurs, les poètes provençaux, qui furent appelés troubadours ou trouvères, à cause de leurs inventions. Les poésies des poètes provençaux furent appelées romans, parce qu’elles étaient écrites dans un idiome qui tirait son origine de la langue latine ou romaineVIII.

Comme tous les vers se faisaient alors sans étude et sans science, la noblesse ne dédaigna pas d’en faire ; tel qui, par le partage de sa famille, n’avait que la moitié ou le quart d’un vieux château, allait quelque temps courir le monde en {p. 9}rimant, et revenait acquérir le château. On les payait en armes, en draps et en argent. Ils avaient à leur suite quelques ménestrels ou jongleurs, qui chantaient sur leurs harpes ou sur leurs vielles les vers des troubadours ou trouvères. Il y avait de ces représentations privées mêlées de musique et de jeux, qu’on donnait dans les banquets royaux, et qui, pour cette raison, étaient appelées entremets.

Parmi les mimes, dont les jeux consistaient en récits bouffons et en gesticulations, il y en eut qui firent des tours d’adresse et de force avec des épées ou des bâtons, et qui pour cela furent appelés bateleurs. Ils allaient de ville en ville, et, lorsque dans leurs routes ils avaient à payer des péages, ils étaient autorisés à payer le péager par leurs jeux ou par les tours de leurs singes. Ce qui a donné lieu à ce proverbe populaire : « Payer en monnaie de singes ou en gambades. »

Les troubadours et les ménétriers essuyaient de temps en temps le mépris qu’ils méritaient. Charlemagne, dans une de ses ordonnances, les met au nombre des personnes notées d’infamie. On voit dans ses Capitulaires que les gens vertueux évitaient de voir ces bateleurs et jongleurs. La défense était expressément faite aux ecclésiastiques. On leur faisait un devoir d’en détourner les fidèles par leur exemple et leurs conseils.

Lorsque les grands seigneurs ne furent plus {p. 10}que des courtisans, que le plaisir et l’ambition fixèrent à Paris, on vit cette capitale surchargée d’une multitude de citoyens désœuvrés, dont on crut devoir occuper le loisir, selon le goût du temps, par des représentations pieuses qui furent l’enfance et le bégaiement de nos tragédies, de nos opéras et de nos comédies.

On rapporte communément l’établissement des spectacles de Paris à l’année 1398 ; que des bourgeois de cette ville se réunirent pour donner des représentations de la passion de Jésus-Christ, et pour vivre aux dépens de leurs spectateurs. Le caractère de ces représentations, dont les pèlerins de la Terre-Sainte avaient donné l’idée, procura à la compagnie de leurs inventeurs le privilège d’être érigés en confrérie pieuse. Ils établirent leur théâtre dans une salle de l’hôtel de la Trinité, et ils obtinrent à cet effet des lettres patentes, datées du 4 décembre 1402. Les sujets de leurs poèmes étaient tirés de l’Ecriture sainte et des légendes des saints. Mais on reconnut bientôt l’indécence qu’il y avait à faire servir au plaisir du peuple les mystères de la religion, d’autant plus que, pour plaire à la multitude, on les déshonorait par une mixtion de farces scandaleuses. Les évêques, dans les conciles et dans leurs diocèses, firent des réclamations, qui ne furent pas sans effet pour plusieurs. Le concile de Trente défendit aussi de faire servir l’Ecriture {p. 11}sainte à des sujets de divertissement ; et il ordonna aux évêques de punir les téméraires violateurs de son décret aussi bien que de la parole de Dieu.

Lorsque les confrères de la passion ne purent plus représenter les mystères, ils cédèrent leurs privilèges à une troupe de comédiens qu’on appelait enfants sans souci. Le chef de cette troupe s’appelait le Prince des sots, et leurs drames étaient intitulés la sottise. Ces comédiens, pour se mettre en honneur, commencèrent à donner, sous Charles VI, quelques moralités burlesques. Les clercs des procureurs au parlement transigèrent avec les enfants sans souci pour donner au public de pareilles représentations : ils s’appelaient basochiens. Les clercs de la chambre des comptes et du Châtelet élevèrent aussi des théâtres ; mais ils furent moins fréquentés. Les basochiens et les enfants sans souci eurent la préférence : ils avaient pour auteurs les meilleurs poètes du temps.

La plus célèbre des anciennes farces est celle de Patelin. Le principal personnage de cette pièce est un nommé Patelin ; ses fourberies, ses impostures et ses intrigues étaient si connues, qu’on en fit le sujet d’une pièce de théâtre. C’est ce qui a donné lieu de se servir de ces mots, patelin, patelinage, pour exprimer le caractère d’un homme de mauvaise foi. Ces anciennes farces, dont le mérite consistait en pointes, en équivoques et en bouffonneries, devinrent des satires. Le parlement {p. 12}de Paris réforma cette licence. Il n’y eut que les enfants sans souci qui demeurèrent en possession d’amuser le public.

Enfin le seizième siècle arriva, où l’on s’occupa de l’étude de l’antiquité. On ne trouva alors plus rien de beau que ce qui avait été pensé et dit par les auteurs du paganisme. On ne cessait d’accumuler dans les sermons et dans les plaidoyers les citations des anciens écrivains grecs et latinsIX. Les enfants sans souci s’étaient aperçus que ce n’était pas en jouant des moralités, ou en ne représentant que les mystères de la religion, qu’ils amusaient le peuple ; ils y joignirent des farces assorties au goût corrompu du temps : ce qui attira contre eux un arrêt du parlement qui les supprima en 1584. On voit facilement que « ces arrêts étaient peu respectés : ils suspendaient les spectacles par intervalle jusqu’à l’apparition d’un protecteur qui venait dissiper l’orage. Ces alternatives ont paru jusqu’au rétablissement des lettres sous François Ier. Depuis cette époque, aussi favorable aux comédiens que pernicieuse à la foi et aux bonnes mœurs, la comédie a cessé d’être interdite dans le royaume. Ses progrès étaient cependant très lents. Catherine de Médicis, mère de trois rois, si célèbre dans nos annales, soit qu’on l’envisage du bon ou du mauvais côté, ajouta les spectacles aux divertissements de la cour. Elle fit venir d’Italie une troupe de comédiens, {p. 13}sous le règne de Henri III. "Le luxe, dit Mézerai, qui cherchait partout des divertissements, appela du fond de l’Italie une bande de comédiens dont les pièces, toutes d’intrigues, d’amourettes et d’inventions agréables pour exciter et chatouiller les douces passions, étaient de pernicieuses leçons d’impudicité. Ils obtinrent des lettres patentes pour leur établissement, comme si c’eût été quelque célèbre compagnie. Le parlement les rebuta, comme personnes que les bonnes mœurs, les canons, les Pères de l’Église et nos rois de France avaient toujours réputées infâmes, et leur défendit de jouer ni de plus obtenir de semblables lettres, sous peine de 10.000 livres d’amende applicable aux pauvres ; et néanmoins, dès que la cour fut de retour de Poitiers, le roi voulut qu’ils rouvrissent leur théâtre.X."

« Au commencement du dix-septième siècle, sous Henri IV et Louis XIII, Hardy et Rotrou tirèrent, dit-on, du milieu des rues et des carrefours, la tragédie et la comédie : mais les poètes ne se ressentirent pas seulement de la corruption du siècle ; "ils l’augmentèrent encore, dit le président Hénault ; ils gâtaient l’esprit et le cœur des jeunes femmes par des vers libertins et des chansons licencieuses". Pierre Corneille, né en 1606, mit ensuite la comédie tellement en faveur, que dans l’enthousiasme de l’admiration des chefs-d’œuvre {p. 14}de ce poète, les comédiens obtinrent de Louis XIII une déclaration datée du 16 avril 1641XI » , où ce monarque dit qu’il veut que leur exercice ne nuise point à leur réputation, moyennant qu’ils règlent tellement les actions du théâtre qu’elles soient exemptes d’impuretés, de paroles licencieuses ou à double sens. « Nous le faisons, dit ce prince, afin que le désir qu’ils auront d’éviter le reproche qu’on leur a fait jusqu’ici, leur donne autant de sujet de se contenir dans les termes de leur devoir, que la crainte des peines qui leur seraient inévitables. » Mais il s’en faut bien qu’ils aient rempli la condition que Louis XIII leur a imposée ; puisqu’on a depuis cette époque une tradition non interrompue de plaintes sur la licence de leur profession.

Les comédies de Molière, né en 1620 ; les drames de Racine, né en 1659 ; de Régnard, né en 1647, et de Voltaire, né en 1694 ; les représentations lyriques de Lully, né en 1633, et de Quinault, né en 1635 ; enfin, la gaîté de la comédie italienne augmentèrent la séduction des partisans des théâtres. On soutint, qu’eu égard aux progrès de l’art dramatique, il n’y avait rien à craindre pour les mœurs. Mais leurs succès n’en imposèrent point aux savants des deux derniers siècles ; on les vit s’élever contre des poèmes dont la perfection littéraire ne tendait qu’à augmenter encore l’empire des vices.

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CHAPITRE II.
Le métier de comédien est mauvais par lui-même, et rend infâmes ceux qui l’exercent. §

« Quiconque monte sur le théâtre est infâme. »

Pour peu qu’on ait de bon sens, on reconnaîtra facilement qu’il est impossible de concilier le métier de comédien avec les devoirs du christianisme : car, « lorsqu’un comédien veut jouer une passion, dit Bossuet1, il faut qu’il la joue le plus naturellement qu’il lui est possible ; il faut qu’il rappelle autant qu’il est en lui celles qu’il a ressenties, et que, s’il était chrétien, il aurait tellement noyées dans les larmes de la pénitence, qu’elles ne reviendraient jamais à son esprit, ou n’y reviendraient qu’avec horreur. Mais, pour les rendre plus expressives, il faut qu’elles lui reviennent avec tous leurs agréments empoisonnés et toutes leurs grâces trompeuses » : il faut même qu’il les excite en lui-même, que son âme se les imprime pour pouvoir les exprimer extérieurement par les gestes et par les paroles. Il faut donc que ceux qui représentent la passion d’amour en soient touchés pendant qu’ils la représentent. {p. 16}Est-il facile après cela d’effacer de son esprit cette impression qu’on y a volontairement excitée ? Est-il possible qu’elle n’y laisse pas une grande disposition à se livrer à cette passion qu’on a bien voulu ressentir ? Quand on pense que les comédiens passent leur vie toute entière à apprendre en particulier, ou à répéter entre eux, ou à représenter devant les spectateurs, l’image de quelque vice, et qu’ils sont obligés d’exciter en eux des passions vicieuses, on ne peut s’empêcher de reconnaître que la comédie est par sa nature même une école et un exercice du vice, et qu’il est impossible d’allier ce métier avec la pureté de la religion ; que c’est un métier profane et indigne d’un chrétien.

« En commençant par observer les faits avant de raisonner sur les causes, dit Jean-Jacques Rousseau2, je vois en général que l’état de comédien est un état de licence et de mauvaises mœurs ; que les hommes y sont livrés au désordre ; que les femmes y mènent une vie scandaleuse ; que les uns et les autres, avares et prodigues à la fois, toujours accablés de dettes, et toujours versant l’argent à pleines mains, sont aussi peu retenus sur leurs dissipations que peu scrupuleux sur les moyens d’y pourvoir. Je vois encore que par tout pays leur profession est déshonorante ; {p. 17}que ceux qui l’exercent, excommuniés ou non, sont partout méprisés, et qu’à Paris même, où ils disent avoir plus de considération, un bourgeois craindrait de les fréquenter. Au reste, ce mépris est plus fort partout où les mœurs sont plus pures : c’est pourquoi il y a des pays d’innocence et de simplicité où le métier de comédien est presque en horreur. Voilà des faits incontestables. Et l’on dit qu’il n’en résulte que des préjugés : j’en conviens ; mais ces préjugés étant universels, il en faut chercher une cause universelle. Je pourrais imputer ces préjugés aux déclamations des prêtres, si je ne les trouvais établis chez les Romains avant la naissance du christianisme, et non seulement courant vaguement dans l’esprit du peuple, mais autorisés par des lois expresses, qui déclaraient les acteurs infâmes, leur ôtaient le titre et les droits de citoyens romains, et mettaient les actrices au rang des prostituées. Ici toute autre raison manque hors celle qui se tire de la nature des choses. Les prêtres païens, plus favorables que contraires à des spectacles qui faisaient partie de jeux consacrés à la religion, n’avaient aucun intérêt à les décrier, et ne les décriaient pas en effet. Cependant on pouvait dès lors se récrier, comme plusieurs le font, sur l’inconséquence de déshonorer des gens qu’on protège, qu’on paie, qu’on pensionne ; ce qui, à vrai dire, ne me paraît pas si étrange ; car il arrive {p. 18}quelquefois que l’Etat encourage et protège des professions déshonorantes, mais devenues comme nécessaires, sans que ceux qui les exercent en doivent être plus considérés pour cela.

« On a écrit que ces flétrissures étaient moins imposées à de vrais comédiens, qu’à des histrions et farceurs qui souillaient leurs jeux d’obscénités et d’indécences : mais cette distinction est insoutenable ; car les mots de comédien et d’histrion étaient parfaitement synonymes, et n’avaient d’autre différence, sinon que l’un était grec et l’autre étrusque. Cicéron, dans le livre de l’Orateur, appelle histrions les plus grands acteurs que Rome ait jamais eus, Esope et Roscius. Dans son plaidoyer pour ce dernier, il plaint un si honnête homme d’exercer un métier si peu honnête. Loin de distinguer entre les comédiens, histrions et farceurs, ni entre les acteurs des tragédies et des comédies, la loi couvre indistinctement du même opprobre tous ceux qui montent sur le théâtre : « Quisquis in scenam prodierit, ait prætor, infamis est. » Je ne sache qu’un seul peuple qui n’ait pas eu là-dessus les maximes de tous les autres ; ce sont les Grecs. Il est certain que chez eux la profession du théâtre était si peu déshonnête, que la Grèce fournit des exemples d’acteurs chargés de certaines fonctions publiques, soit dans l’Etat, soit en ambassade. Mais on pourrait trouver aisément les raisons {p. 19}de cette exception. 1°. La tragédie ayant été inventée chez les Grecs, aussi bien que la comédie, ils ne pouvaient jeter d’avance une impression de mépris sur un état dont on ne connaissait pas encore les effets. Et quand on commença à les connaître, l’opinion publique avait déjà pris son pli. 2°. Comme la tragédie avait quelque chose de sacré dans son origine, d’abord ces acteurs furent regardés plutôt comme des prêtres que comme des baladins. 3°. Tous les sujets des pièces n’étant tirés que des antiquités nationales, dont les Grecs étaient idolâtres, ils voyaient dans ces mêmes acteurs moins des gens qui jouaient des fables, que des citoyens instruits qui représentaient aux yeux de leurs compatriotes l’histoire de leur pays. 4°. Ce peuple, enthousiaste de sa liberté jusqu’à croire que les Grecs étaient les seuls hommes libres par nature, se rappelait avec un vif sentiment de plaisir ses anciens malheurs et les crimes de ses maîtres. Ces grands tableaux l’instruisaient sans cesse, et il ne pouvait se défendre d’un peu de respect pour les organes de cette instruction. 5°. La tragédie n’étant d’abord jouée que par des hommes, on ne voyait point sur le théâtre ce mélange scandaleux d’hommes et de femmes, qui fait des nôtres autant d’écoles de mauvaises mœurs. 6°. Enfin, leurs théâtres n’étaient point élevés par l’intérêt et par l’avarice ; les spectateurs n’y étaient pas mis à contribution. {p. 20}Ces grands et superbes spectacles, donnés sous le ciel, à la face de toute une nation, n’offraient de toutes parts que des combats et des victoires, des prix et des objets capables d’inspirer aux Grecs une ardente émulation, et d’échauffer leurs cœurs de sentiments d’honneur et de gloire.

« C’est au milieu de cet imposant appareil, si propre à élever et remuer l’âme, que les acteurs, animés du même zèle, partageaient, selon leurs talents, les honneurs rendus aux vainqueurs des jeux, souvent aux premiers hommes de la nation. Je ne suis pas surpris que, loin de les avilir, leur métier exercé de cette manière leur donnât cette fierté de courage et ce noble désintéressement qui semblent quelquefois élever l’acteur à son personnage. Avec tout cela, jamais la Grèce, excepté Sparte, ne fut citée en exemple de bonnes mœurs, et Sparte, qui ne souffrait point de théâtre, n’avait garde d’honorer ceux qui y montent.

« Revenons aux Romains, qui, loin de suivre à cet égard l’exemple des Grecs, en donnèrent un tout contraire. Quand leurs lois déclaraient les comédiens infâmes, était-ce dans le dessein d’en déshonorer la profession ? quelle eût été l’utilité d’une disposition si cruelle ? Elles ne la déshonoraient point ; elles rendaient seulement authentique le déshonneur qui en est inséparable : car jamais les bonnes lois ne changent la nature des choses ; elles ne font que la suivre ; et celles-là {p. 21}seules sont observées. Il ne s’agit donc pas de crier d’abord contre ces préjugés, mais de savoir premièrement si ce ne sont que des préjugés, si la profession de comédien n’est point en effet déshonorante en elle-même : car, si par malheur elle l’est, nous aurons beau statuer qu’elle ne l’est pas ; au lieu de la réhabiliter, nous ne ferons que nous avilir nous-mêmes.

« Qu’est-ce que le talent d’un comédien ? L’art de se contrefaire, de revêtir un autre caractère que le sien, de paraître différent de ce qu’on est, de se passionner de sang-froid, de dire autre chose que ce qu’on pense, aussi naturellement que si on le pensait réellement, et d’oublier enfin sa propre place à force de prendre celle d’autrui. Qu’est-ce que la profession du comédien ? Un métier par lequel il se donne en représentation pour de l’argent, se soumet à l’ignominie et aux affronts qu’on achète le droit de lui faire, et met publiquement sa personne en vente. J’adjure tout homme sincère s’il ne sent pas au fond de son âme qu’il y a dans ce trafic de soi-même quelque chose de servile et de bas.

« Quel est au fond l’esprit que le comédien reçoit de son état ? un mélange de bassesse, de faussetés, de ridicule orgueil et d’indigne avilissement, qui le rend propre à toutes sortes de personnages, hors le plus noble de tous, celui d’homme qu’il abandonne.

{p. 22}

« Le comédien cultive, pour tout métier, le talent de tromper les hommes, de s’exercer à des habitudes qui, seraient-elles innocentes au théâtre, ne servent partout ailleurs qu’à mal faire. Ces hommes si bien parés, si bien exercés au ton de la galanterie et aux accents de la passion, n’abuseront-ils jamais de cet art pour séduire les jeunes personnes ? ces valets filous, si subtils de la langue et de la main sur la scène, dans le besoin d’un métier plus dispendieux que lucratif, n’auront-ils jamais de distractions utiles ? ne prendront-ils jamais la bourse d’un fils prodigue ou d’un père avare pour celle de Léandre ou d’Argan ? Partout la tentation de mal faire augmente avec la facilité ; et il faudrait que les comédiens fussent plus vertueux que les autres hommes, s’ils n’étaient pas plus corrompus.

« L’orateur, dit-on, paie de sa personne ainsi que le comédien. La différence est grande : quand l’orateur se montre, c’est pour parler et non pour se donner en spectacle. Il ne représente que lui-même ; il ne fait que son propre rôle ; il ne parle qu’en son propre nom ; il ne dit et il ne doit dire que ce qu’il pense. L’homme et le personnage étant le même être, il est à sa place ; il est dans le cas de tout autre citoyen qui remplit les fonctions de son état.

« Mais le comédien sur la scène, étalant d’autres sentiments que les siens, ne disant que ce qu’on {p. 23}lui fait dire, représentant souvent un titre chimérique, s’anéantit, pour ainsi dire, s’annule avec son héros ; et dans cet oubli de l’homme, s’il en reste encore quelque chose, c’est pour être le jouet des spectateurs.

« Que dirai-je de ceux qui semblent avoir peur de valoir trop par eux-mêmes, et se dégradent jusqu’à représenter des personnages auxquels ils seraient bien fâchés de ressembler ? C’est un grand mal sans doute de voir tant de scélérats faire des rôles d’honnêtes gens : mais y a-t-il rien de plus odieux, de plus choquant et de plus lâche que de voir sur le théâtre celui qui se dit honnête homme, faire le rôle d’un scélérat, et déployer tout son talent pour faire valoir de criminelles maximes ? Hélas ! à cet égard, les poètes dramatiques n’ont-ils pas à se faire le même reproche ? Je n’ai jamais pu concevoir quel plaisir on peut prendre à imaginer et à composer le personnage d’un scélérat, à se mettre à sa place, tandis qu’on le représente, à lui prêter l’éclat le plus imposant. Je plains beaucoup les auteurs de tant de tragédies pleines d’horreurs, lesquels passent leur vie à faire agir et parler des gens qu’on ne peut écouter ni voir sans souffrir. Il me semble qu’on devrait souffrir d’être condamné à un travail si cruel. S’il est vrai qu’il y en a qui prétendent s’en faire un amusement pour l’utilité publique : j’admire leurs talents et leur beau génie ; mais je remercie Dieu {p. 24}de ne me les avoir pas donnés. Je reviens aux comédiens : quelle source de mauvaises mœurs n’ont-ils pas dans le désordre des actrices, qui force et entraîne celui des acteurs ? Mais pourquoi, dit-on, ce désordre est-il inévitable ? Ah ! pourquoi ? Dans tout autre temps on n’aurait pas besoin de le demander ; mais dans ce siècle, où règnent si fièrement les préjugés et l’erreur sous le nom de philosophie, les hommes, abrutis par leur vain savoir, ont fermé leur esprit à la voix de la raison, et leur cœur à celle de la nature.

« Je demande comment un état dont l’unique objet est de se montrer au public, et, qui pis est, de se montrer pour de l’argent, conviendrait à d’honnêtes femmes, et pourrait compatirXII en elles avec la modestie et les bonnes mœurs. A-t-on besoin même de disputer sur les différences morales des sexes, pour sentir combien il est difficile que celle qui se met à prix en représentation, ne s’y mette bientôt en personne, et ne se laisse jamais tenter de satisfaire des désirs qu’elle prend tant de soin d’exciter ? Quoi ! malgré mille précautions, une femme honnête et sage, exposée au moindre danger, a bien de la peine encore à se conserver un cœur à l’épreuve ; et ces jeunes personnes audacieuses, sans autre éducation qu’un système de coquetterie et des rôles amoureux, dans une parure immodeste, sans cesse entourées d’une jeunesse ardente et téméraire, au milieu {p. 25}des douces voix de l’amour et du plaisir, résisteront à leur âge, à leur cœur, aux objets qui les environnent, aux discours qu’on leur tient, aux occasions toujours renaissantes, et à l’or auquel elles sont d’avance à demi vendues ! Il faudrait nous croire une simplicité d’enfant, pour vouloir nous en imposer sur ce point. Le vice a beau se cacher dans l’obscurité ; son empreinte est sur les fronts coupables : l’audace d’une femme est le signe assuré de sa honte : c’est pour avoir trop à rougir qu’elle ne rougit plus ; et, si quelquefois la pudeur survit à la chasteté, que doit-on penser de la chasteté, quand la pudeur même est éteinte ?

« Supposons, si l’on veut, qu’il y ait eu quelques exceptions : supposons qu’il en soit jusqu’à trois que l’on pourrait nommer : je veux bien croire pour un moment ce que je n’ai jamais vu ni ouï dire. Appellerons-nous un métier honnête celui qui fait d’une honnête femme un prodige, et qui nous porte à mépriser celles qui l’exercent, à moins de compter sur un miracle continuel ? L’immodestie tient si bien à leur état, et elles le sentent si bien elles-mêmes, qu’il n’y en a pas une qui ne se crût ridicule de feindre, au moins de prendre pour elle les discours de sagesse et d’honneur qu’elle débite au public. Et, de peur que ses maximes sévères ne fissent un progrès nuisible à son intérêt, l’actrice est toujours {p. 26}la première à parodier son rôle, et à détruire son propre ouvrage. Elle quitte, en atteignant la coulisse, la morale du théâtre, aussi bien que la dignité ; et, s’il était vrai qu’on prît quelquefois des leçons de vertu sur la scène, on va bien vite les oublier dans les foyers.

« "Quelle mère, s’écrie BossuetXIII, je ne dis pas chrétienne, mais tant soit peu honnête, n’aimerait pas mieux voir sa fille dans le tombeau que sur le théâtre ? Quoi ! l’a-t-elle élevée si tendrement et avec tant de précautions pour cet opprobre ? L’a-t-elle tenue nuit et jour, pour ainsi parler, sous ses ailes avec tant de soin pour la livrer au public, et en faire un écueil de la jeunesse ? Qui ne regarde ces malheureuses chrétiennes, si elles le sont encore, dans une profession si contraire aux vœux de leur baptême, comme des esclaves exposées en qui la pudeur est éteinte ? quand ce ne serait que par tant de regards qu’elles attirent, et par tous ceux qu’elles jettent, elles que leur sexe avait consacrées à la modestie, dont l’infirmité naturelle demandait la sûre retraite d’une maison bien réglée : et voilà qu’elles s’étalent elles-mêmes en plein théâtre avec tout l’attirail de la volupté, comme ces sirènes dont parle Isaïe, qui font leur demeure dans le temple de la volupté ; dont les regards sont mortels, et qui reçoivent de tous côtés, par les applaudissements qu’on leur renvoie, le poison qu’elles répandent {p. 27}par leur chant." Elles s’immolent à l’incontinence publique d’une manière plus dangereuse qu’on ne ferait dans les lieux qu’on n’ose nommer. On les encourage par l’attrait du gain et des applaudissements. On s’inquiète peu qu’elles se perdent ou en perdent une infinité d’autres avec elles, pourvu qu’elles divertissent et qu’elles amusent. Est-ce là se conduire en chrétien ? est-ce là même se conduire en homme ? Madame Henriette de France, fille de Louis XV, disait à une personne qu’elle honorait de sa confiance, qu’elle ne concevait pas comment on pouvait goûter quelque plaisir aux représentations du théâtre, et que c’était pour elle un vrai supplice. "Sitôt, ajoutait-elle, que je vois paraître les premiers acteurs sur la scène, je tombe tout à coup dans la plus profonde tristesse. Voilà, me dis-je à moi-même, des hommes qui se damnent de propos délibéré pour me divertirXIV." »

Quand même on ne prendrait aucun mal à la représentation des pièces théâtrales, ne se rend-on pas coupable en contribuant à entretenir les autres dans une profession frappée des anathèmes de l’Eglise, et digne de l’être par la vie scandaleuse et libertine de la plupart de ceux qui l’exercent, par tous les désordres secrets ou publics dont ils sont la cause ? Ne se croirait-on pas coupable de contribuer, par des dons volontaires, à entretenir dans le crime et le libertinage des {p. 28}courtisanes ou d’autres personnes de mauvaise vie ? Il n’est pas permis de contribuer à l’amusement public, lorsque cet amusement est une occasion de pécher pour plusieurs. S’il est quelquefois permis de tolérer un mal pour en empêcher un plus grand, il ne l’est jamais d’y coopérer même pour faire un bien. C’est la doctrine de saint Paul : « Non faciamus mala ut eveniant bonaXV. »

{p. 29}

CHAPITRE III.
L’amour profane est la plus dangereuse de toutes les passions. §

« Le péril le plus à craindre
Est celui qu’on ne craint pas. »

RousseauXVI.

L’amour est, de tous les sentiments de l’âme, celui dont on doit le moins se faire un jeu. Lorsque ce sentiment n’a d’autre objet que ce qui peut flatter les sens, on perd souvent de vue les principes qui doivent assujettir la conduite à la raison. Cicéron dit qu’on ne doit se prêter aux objets sensibles qu’avec une extrême réserve, parce que les impressions qu’ils font sur les organes agissent assez souvent sur le cœur avec une telle violence qu’on en est tyrannisé. L’amour qui se rapporte à l’union des deux sexes a donné lieu à beaucoup d’événements, dont le récit ne serait pas à son avantage : c’est lui qui força Médée, fille d’Œtès, roi de Colchide, à égorger aux yeux de Jason les enfants qu’elle avait eus de lui. Que n’a-t-on pas à craindre, quand il s’empare de ceux qui par leurs dignités éminentes ont le plus d’influence {p. 30}sur le sort des hommes ! Les mœurs du peuple sont bientôt ravagées par le torrent des scandales qui tombent de si haut.

L’attrait qui porte les deux sexes à s’unir l’un à l’autre, depuis la dégradation de l’homme, a dégénéré en une révolte des sens contre l’esprit ; il est si inséparable de notre être, que la sagesse ne consiste pas à n’en point ressentir l’impression, mais à l’assujettir à la retenue qu’exige le devoir. Plus on est assuré du pouvoir de cette passion, plus on est obligé de le contredire ou de ne s’y prêter que selon les règles établies par la religion et les lois, en ne se permettant qu’une alliance légitime.

Si la raison et la religion n’opposent point de digue à l’impétuosité de ce penchant, il n’est point d’excès où l’on ne puisse être entraîné. Si on n’est point en garde contre les choses qui peuvent séduire, ou l’on se prépare des tourments inévitables par la contrainte dans laquelle le devoir retiendra, ou l’on s’expose à se satisfaire jusqu’au point de ne respecter aucunes lois. Les mésalliances indécentes d’où il résulte quelquefois un contraste humiliant de condition et souvent une extrême indigence, et les unions clandestines, qui outragent la religion et les mœurs, ne sont que les suites de l’imprudence avec laquelle on s’est livré aux objets séducteurs. Les plaintes qui échappent à ceux qui abusent des inclinations {p. 31}que la nature leur inspire pour le sexe, doivent confirmer tout homme sensé, qu’il n’est pas prudent de se faire un amusement de la passion de l’amour. Il faut réfléchir avant d’aimer, de peur que le cœur ne subjugue la raison en lui déclarant qu’il ne peut échapper au feu qui le consume. Comment gouverner par prudence cette folle passion qui n’admet aucune mesure dans ses écarts. « Le comte de Bussy, cet ingénieux courtisan, nous dit que la passion de l’amour est la plus dangereuse de toutes les faiblesses, et qu’on revient plus aisément des sottises de l’esprit que de celles du cœur : en effet, le cœur s’attache, au lieu que l’esprit ne s’occupe point toujours des mêmes idées. Il réfléchit, et peut apercevoir ses extravagances : mais, lorsque le cœur est enflammé par l’enchantement des sens, la raison ne tarde pas à être séduite, et l’esprit trouve son poison dans ce qui charme le cœur. Or, selon Cicéron, un pareil trouble est un désordre honteux et funeste. Dès lors que l’amour exclut de son commerce la prudence et la raison, il est plus propre à former un engagement indécent qu’à produire un mariage heureuxXVII » ; il jette le trouble dans l’âme et dans les sens, il enlève la fleur de l’innocence, il étonne et détruit la vertu, il avilit et dégrade l’homme, il le met au-dessous de lui-même, il ternit sa réputation, la honte marchant presque toujours à sa suite.

{p. 32}

CHAPITRE IV.
Les spectacles inspirent l’amour profane. §

« Fuis ce lieu dangereux, innocente pudeur ;
Fuis ces rochers couverts des débris de l’honneur »XVIII

Comme l’amour profane est la source des plus grands désordres, rien n’est plus dangereux que d’allumer, de fomenter, de nourrir cette passion, et de détruire ce qui la tient en bride. Or, ce qui réprime cette passion est une certaine horreur que la religion, la coutume et la bonne éducation en donnent ; mais rien n’affaiblit tant cette horreur que les spectacles ; parce que cette passion y paraît sans honte et sans infamie, parce qu’elle y paraît même avec honneur, d’une manière qui la fait aimer ; parce qu’elle y paraît si artificieusement changée en vertu, qu’on l’admire, qu’on lui applaudit, et qu’on se fait gloire d’en être touché. L’esprit se familiarise avec elle : on apprend à la souffrir et à en parler ; et l’âme s’y laisse doucement aller en suivant la pente de la natureXIX.

On dira peut-être que les passions qu’on y représente sont légitimes, parce qu’elles ont le mariage pour but : mais, quoique le mariage fasse un {p. 33}bon usage de la concupiscence, la concupiscence est cependant toujours mauvaise par elle-même, elle conserve toujours quelque chose du dérèglement qui lui est propre. On doit toujours la regarder comme le honteux effet du péché, comme une source empoisonnée qui nous infecterait, si Dieu ne nous aidait point à la contenir. De quelque manière que les spectacles la tournent et la dorent, quelque apparence d’honnêteté dont ils la revêtent, elle est toujours la concupiscence de la chair, que saint Jean défend de rendre aimable, puisqu’il défend de l’aimer. Loin de l’exciter en soi et dans les autres, il faut au contraire faire des efforts continuels pour la contenir dans les bornes que la raison et la religion lui ont prescrites. Aussitôt qu’on cesse de la combattre, et qu’on recherche ce qui la flatte et l’excite, elle rompt tous les liens qui la retenaient ; elle ne connaît plus de bornes. Quelques efforts qu’on fasse pour lui ôter ce grossier et cet illicite, on parviendra bien à le cacher, mais jamais à l’en séparer, parce qu’il en est inséparable. Ce grossier ferait horreur, si on le montrait ; mais l’adresse avec laquelle on le cache ne fait qu’y attirer les volontés d’une manière plus délicate, et qui n’en est que plus périlleuse, lorsqu’elle paraît plus épurée ; parce que l’esprit la regarde avec moins de précautions, la reçoit avec moins d’horreur, et le cœur s’y laisse aller avec moins de répugnance. {p. 34}La subtile contagion d’un mal dangereux ne demande pas toujours un objet grossier ; l’idée du mariage qu’on met dans ces héros et ces héroïnes amoureuses ne corrige pas, et ne ralentit pas la flamme secrète d’un cœur disposé à aimer. D’ailleurs la représentation d’un amour légitime, et la représentation d’un amour qui ne l’est pas, font presque le même effet, et n’excitent qu’un mouvement qui agit ensuite diversement, selon les différentes positions qu’il rencontre.

La passion ne saisit que son propre objet, la sensualité est seule excitée ; et, s’il ne fallait que le saint nom de mariage pour mettre à couvert les démonstrations de l’amour conjugal, Isaac et Rebecca n’auraient pas caché leurs jeux innocents et les témoignages naturels de leur pudique tendresseXX. Le licite, loin d’empêcher l’illicite de se soulever, le provoque ; ce qui vient par réflexion n’éteint pas tout ce que l’instinct produit ; tout ce qui attaque le sensible dans les comédies les plus honnêtes, attaque et détruit secrètement la pudeur. Que ce soit de plus loin ou de plus près, c’est toujours là que l’on tend, par la pente du cœur humain à la corruption. On commence par se livrer aux impressions de l’amour : le remède des réflexions ou du mariage vient trop tard. Déjà le faible du cœur est attaqué, il est vaincu, et l’union conjugale trop grave et trop sérieuse pour passionner un spectateur {p. 35}qui ne cherche que le plaisir, n’est que par façon et pour la forme dans la comédie dont le but est d’inspirer le plaisir d’aimer : on en regarde les personnages, non comme épouseurs, mais comme amants ; et c’est amant qu’on veut être, sans songer à ce qu’on pourra devenir après.

Mais il y a encore une raison plus grave et plus chrétienne qui ne permet point d’étaler la passion de l’amour, même par rapport au licite ; c’est que le mariage présuppose la concupiscence, qui, selon les règles de la foi, est un mal auquel il faut résister, contre lequel par conséquent il faut armer le chrétien. C’est un mal, dit saint Augustin, dont l’impureté use mal, dont le mariage use bien, et dont la virginité et la continence font mieux de n’user point du tout. Qui étale, bien que ce soit pour le mariage, cette impression de beauté sensible qui force à aimer, et qui tâche à la rendre agréable, veut rendre agréables la concupiscence et la révolte des sens. Car c’en est une manifeste que de ne pouvoir ni ne vouloir résister à cet ascendant auquel on assujettit, dans les comédies, les âmes qu’on appelle grandes. Ces doux et invincibles penchants de l’inclination, ainsi qu’on les représente, c’est ce qu’on veut faire sentir et ce qu’on veut rendre aimable : c’est-à-dire, qu’on veut rendre aimable une servitude, qui est l’effet du péché, qui porte au péché ; et on flatte une passion qu’on ne peut {p. 36}mettre sous le joug que par des combats qui font gémir les fidèles, même au milieu des remèdes. La peinture des peines qui accompagnent les passions ne suffisent pas toujours pour faire éviter celles-ci. Pour s’en convaincre, il ne faut que consulter l’état de son cœur à la fin d’une tragédie : l’émotion, le trouble et l’attendrissement qu’on sent en soi-même, et qui se prolongent après la pièce, annoncent-ils une disposition bien prochaine à surmonter et à régler ses passions ? Les impressions vives et touchantes, dont nous prenons l’habitude, sont-elles bien propres à modérer nos sentiments au besoin ? Pourquoi l’image des peines qui naissent des passions effacerait-elle celle des transports de joie et de plaisir qu’on en voit naître, et que les auteurs ont soin d’embellir encore pour rendre leurs pièces agréables ? Ne sait-on pas que toutes les passions sont sœurs, qu’une seule suffit pour en exciter mille, et que les combattre l’une par l’autre n’est qu’un moyen de rendre le cœur sensible à toutes ? Qu’importe que l’amour y soit rendu légitime ou puni à la fin, si on s’est rendu coupable ? on ne règle pas après coup les mouvements du cœur sur les préceptes de la raison ; on n’attend pas les événements pour savoir quelle impression on doit recevoir des situations qui les amènent : car, si les poètes sont les maîtres des passions qu’ils traitent, ils ne le sont pas des passions {p. 37}qu’ils ont émues. Ils sont assurés de faire finir celles de leurs héros et de leurs héroïnes avec le cinquième acte, dit le prince de ContiXXI, et que les comédiens ne diront que ce qui est dans leurs rôles : mais le cœur, ému par cette représentation, n’a pas les mêmes bornes ; il n’agit pas par mesure : dès qu’il se trouve attiré par son objet, il s’y abandonne selon toute l’étendue de son inclination ; et souvent, après avoir résolu de ne pas pousser les passions plus avant que le héros de la comédie, il s’est trouvé bien loin de son compte ; l’esprit n’étant plein que d’aventures agréables et surprenantes, et de vers tendres, délicats et passionnés, fait que le cœur dévoué à tous ces sentiments n’est plus capable de se retenirXXII.

Le mal qu’on reproche aux théâtres n’est pas seulement d’inspirer des passions trop tendres, qu’on satisfait ensuite aux dépens de la vertu ; les douces émotions qu’on y ressent n’ont pas elles-mêmes un objet déterminé, mais en font naître le besoin. Elles ne donnent pas toujours de l’amour, mais elles préparent à en sentir : elles ne choisissent peut-être pas dans le moment la personne qu’on doit aimer, mais elles forcent à faire ce choix. Quand il serait vrai qu’on ne peint au théâtre que des passions légitimes, s’ensuit-il de là que les impressions en soient plus faibles, que les effets en soient moins dangereux ? Comme si les vives images d’une tendresse innocente {p. 38}étaient moins douces, moins séduisantes, moins capables d’échauffer un cœur sensible, que celle d’un amour criminel à qui l’horreur du vice sert au moins de contrepoison ! Mais, si l’idée de l’innocence embellit quelques instants le sentiment qu’elle accompagne, bientôt les circonstances s’effacent de la mémoire ; tandis que l’impression d’une passion si douce reste gravée au fond du cœur. Quand le patricien Manilius fut chassé du sénat de Rome pour avoir donné un baiser à sa femme en présence de sa fille, à considérer cette action en elle-même, qu’avait-elle de répréhensible ? Rien sans doute, elle annonçait même un sentiment louable ; mais les chastes feux de la mère pouvaient en inspirer d’impurs à la fille. C’était donc d’une action fort honnête faire un exemple de corruption. Voilà les effets des amours prétendus permis du théâtre. Aussi le grand art des auteurs dramatiques est-il d’inspirer la passion de leur héros. Plus ils emploient les ressorts de l’éloquence, plus ils émeuvent les spectateurs, plus ils sont assurés d’atteindre à leur but. L’harmonie des beaux vers, les agréments de la poésie, concourent à faire goûter les personnages vicieux que l’on produit sur la scène, à ennoblir leurs désordres et leurs excès, à les imprimer plus fortement dans la mémoire. Pourquoi est-on touché du spectacle ? C’est qu’on y trouve l’image, l’attrait et l’aliment de ses convoitises. Dès qu’un {p. 39}spectacle ne touche pas les personnes qui y assistent, que celles-ci demeurent froides et tranquilles, on regarde la pièce comme un corps sans âme : car, selon Horace, ce grand maître de l’art, « la fin est d’intéresser : si vous n’employez la clef de mon cœur pour le faire entrer dans les intérêts de votre passion, l’ennui m’endormira, ou bien j’éclaterai de rire en me moquant de vous. Aut ridebo, aut dormitabo »3.

L’homme sans doute ne peut exister sans passions, parce qu’il ne lui est pas donné d’ôter à son âme les sentiments du plaisir et de la douleur, qui sont les principes de toutes les autres passions ; mais il doit en faire un bon usage en les rapportant à des objets légitimes ; et, lorsque pour une fin honnête on veut les exciter dans les autres, on doit le faire d’une manière qui ne soit ni vicieuse ni dangereuse. C’est ainsi que la véritable éloquence remue l’âme pour la faire agir pour le plus grand bien ; mais l’art du théâtre ne la remue que pour lui faire goûter les sensations de la volupté. Démosthène tonnait pour faire déclarer la guerre à Philippe ; Cicéron, pour faire chasser Catilina, et Marc-Antoine, Sophocle et Euripide employèrent quelquefois leur art à de pareils objets. Mais Corneille, Racine, Molière, Voltaire et tous les poètes modernes ne se {p. 40}sont occupés dans leurs drames qu’à exciter l’amour. Ils n’ont mis en jeu que des passions folles ou criminelles, et les plus légitimes, ils les ont rendues répréhensibles et dangereuses par la manière dont ils les ont représentées. Ils ont pu prescrire des bornes à la passion de leurs personnages, et pour cela ils n’ont eu besoin que d’un trait de plume ; mais ils n’ont pu en prescrire aux spectateurs, ni les empêcher de recevoir les impressions de l’amour, ni resserrer cette passion dans les bornes du devoir en la dirigeant vers un but honnête. Quand une fois le cœur est affecté, il ne s’occupe que de l’impression qui l’a frappé ; il ne cherche plus qu’à satisfaire ses désirs dépravésXXIII.

Qu’il y ait des personnes qui ne se livrent point à ces excès et qui mettent des bornes à leurs passions ; il suffit d’en connaître qui ne doivent qu’à la fréquentation des spectacles l’origine et la continuation de leurs désordres : entre mille exemples que nous pourrions citer à l’appui de ce que nous avançons, nous nous contenterons de rapporter le suivant. Un jeune homme venait d’épouser une jeune personne qui avait été élevée dans les meilleurs principes. Il crut augmenter son bonheur et le sien en lui faisant prendre le goût des plaisirs à la mode et en la forçant en quelque sorte à aller aux spectacles. La jeune épouse se passionna bientôt pour tout ce qu’elle {p. 41}avait toujours redouté jusque là. D’autres passions naquirent de ces premiers goûts, et amenèrent en très peu d’années une séparation scandaleuse qui fit mourir de chagrin l’imprudent époux.

Disons donc, avec La Rochefoucauld, que tous les grands divertissements sont dangereux pour la vertu ; mais qu’entre tous ceux qui sont inventés, il n’y en a pas qui soient plus à craindre que ceux du théâtre. « En effet, continue ce spirituel courtisan, c’est une peinture si naturelle et si délicate des passions, qu’elle les anime et les fait naître dans notre cœur, et surtout celle de l’amour, lorsqu’on la représente chaste et honnête. Elle s’empare d’autant plus facilement des âmes innocentes, qu’elle leur paraît plus innocente elle-même. On s’imagine que ce n’est pas blesser la pureté que d’aimer d’un amour que la conscience représente comme sage. On sort du spectacle le cœur si rempli de toutes les douceurs de l’amour, et l’esprit si persuadé de son innocence, qu’on est tout préparé à recevoir ses premières impressions, ou plutôt à chercher l’occasion de les faire naître dans le cœur de quelqu’un, pour recevoir les mêmes plaisirs et les mêmes sacrifices que l’on a vus si bien représentés sur le théâtre. »

C’est là qu’un chrétien vient apprendre à commettre des crimes qu’il a sous les yeux et qu’il est forcé de considérer avec complaisance. « Combien {p. 42}de femmes étaient chastes quand elles sont entrées dans l’amphithéâtre, dit saint Cyprien, et qui s’en retournèrent avec tout le feu d’une passion criminelle ! C’était des Pénélope que les spectacles ont changées en Hélène. » « On y contracte l’habitude des pensées fausses et libertines ; on y attise, on y reçoit les premières impressions de l’amour, ou on les augmente. La force de l’intérêt, la chaleur du sentiment, le feu de l’action, les ornements de la poésie, tout l’ensemble du spectacle émeut et transporte. On est tout entier à ce qu’on voit, à ce qu’on sent. On se remplit, on se pénètre à loisir des mêmes vues, des mêmes penchants que font paraître les personnages qu’on représente. On se sent attendrir, on verse des pleurs en dépit de soi, on oublie tout, on oublie sa raison et son propre cœur. On est séduit sans avoir la force de revenir contre de si douces et de si fortes impressions : tout fait illusion et tout concourt à la maintenir.

« Les effets du théâtre ne sont pas si sensibles dans ceux que rien n’émeut, que rien n’affecte, dont l’esprit lent et paresseux ne saisit les objets qu’à demi, dont la raison l’emporte sur l’imagination et l’amortit : mais ceux-là s’ennuient aux spectacles ; car il n’amorce que ceux qu’il intéresse. Ses effets sont encore moins sensibles pour ceux dont les passions sont déjà accoutumées aux émotions les plus vives, qui sont blasés {p. 43}sur les plaisirs ; qui ne sentent plus rien, pour avoir trop épuisé toute espèce de sentiments et de voluptés ; qui ne s’aperçoivent plus des écarts de leur esprit et de leur cœur par l’habitude qu’ils ont contractée de les laisser s’égarer impunément, et qui se croient toujours innocents, parce qu’ils ne savent plus distinguer ce qui les rend coupables ; pour ceux en un mot qui consentent à tout, qui s’amusent de tout sans scrupule, et qui, entraînés par tout ce qui leur paraît agréable, se livrent à toutes les impressions qu’ils en reçoivent, sans s’inquiéter de ce qu’elles peuvent avoir de criminel. Voilà ceux qui ne sentent pas les effets et les dangers du spectacle : car sent-on l’impétuosité d’un torrent quand on se laisse aller à son cours ? Retranchez du spectacle ce qui en fait le péril, tout ce que la véritable sagesse y réprouve, et bientôt il cessera d’avoir pour eux les mêmes charmes.

« Convenons, si l’on veut, que le spectacle ne produit pas ces pernicieux effets tout à coup, mais il les prépare ; il ne porte pas sur-le-champ des défaites et des chutes, mais il met dans le cœur la disposition secrète qui en sera un jour la trop funeste cause. Les semences du mal, qui y sont répandues, pénètrent jusque dans le fond de l’âme, et trouvent le moyen d’y germer et d’y fructifier quelquefois lentement, mais presque toujours sûrement. Dans combien de spectateurs le théâtre {p. 44}n’opère-t-il pas des effets plus prompts et plus funestes ! Quelle plus grande preuve nous faut-il de son influence sur les mœurs ? C’est à la sortie de la comédie et de l’opéra que l’on va tendre des pièges à la jeunesse. C’est surtout aux environs des spectacles que se logent les courtisanes. Elles comptent donc bien ou sur les effets qu’ils produisent, ou sur le peu de sagesse de ceux qui y vont chercher leurs délassements et leurs plaisirsXXIV. »

« Mais, dit-on, ne trouve-t-on pas, dans les lieux les plus saints, des occasions de se perdre, quand on le veut ? Il est bien vrai que les temples ne sont pas pour la plupart des chrétiens le tabernacle de Dieu avec les hommes, la maison du salut et la porte du ciel ; mais la profanation que les gens du monde font des lieux saints ne justifie pas les spectacles. Que dis-je ? si les chutes sont à craindre dans les lieux où le démon lutte en esclave qui redoute la présence de son maître, qui peut se promettre de demeurer ferme dans un lieu où le démon tente en maître qui sent le pouvoir qu’il a sur ses esclaves ? Si nous sommes en danger dans l’Eglise, où le précepte de Dieu nous rassemble, serons-nous en sûreté aux spectacles d’où sa loi nous bannit ? Si nous sommes troublés dans l’église où Dieu est pour nous, que ne devons-nous pas éprouver aux spectacles, où non seulement le démon, mais Dieu même est contre nousXXV ? »

{p. 45}

Quand l’intrigue agréable et le style léger et délicat des drames n’inviteraient pas les spectateurs à se livrer à l’amour, la magie du spectacle, la vue des actrices et des femmes qui remplissent les loges, ne les portent-elles pas déjà trop efficacement à cette funeste passion ? Peut-on dire qu’on est indifférent à la vue des actrices qui possèdent si bien l’accent du cœur ? « Fussent-elles vertueuses, pourrait-on croire qu’elles peignissent si bien les passions, si elles n’étaient point habituées à les sentir ? « Voilà pourquoi, dit Voltaire, les acteurs jouent mieux les rôles d’amour que les rôles héroïques. Vous trouverez vingt acteurs qui plairont dans Andronic et dans Hippolyte, et à peine un seul dans Cinna et dans Horace. » Or, comment des actrices toutes dévouées à la volupté, et la prêchant sans cesse, ne l’inspireraient-elles pas ? On les voit si tendres et si passionnées qu’on désire être l’objet de cette sensibilité, et réaliser des fictions si séduisantesXXVI. » Les talents de leur profession relèvent tellement les grâces de leur sexe, qu’elles semblent être des divinités qui intéressent d’autant plus qu’on a plus de discernement pour juger le mérite de leur jeu. Leurs riches et pompeux ornements, plus ou moins indécents suivant que l’exige la scène, donnent encore un tel pouvoir à leurs charmes, qu’on ne peut guère les considérer sans s’y laisser prendre.

Qui peut se flatter d’être insensible au coup d’œil {p. 46}éblouissant des femmes qui remplissent les loges, et qui disputent entre elles à qui l’emportera sur la richesse des pierreries, sur le luxe des habits, sur les grâces, sur la beauté, sur l’adresse à suppléer aux agréments que la nature a refusés, enfin sur le nombre des adorateurs ? « Quiconque, dit Jésus-Christ4, regarde une femme avec un mauvais désir pour elle, a déjà commis l’adultère dans son cœur. » « Si une femme négligemment habillée, dit S. Jean Chrysostôme5, que l’on rencontre par hasard dans la place publique, a souvent, par sa seule vue, allumé la passion dans l’âme de celui qui jette sur elle un regard indiscret, des hommes qui assistent aux spectacles, non par hasard, mais avec le plus grand empressement, qui abandonnent l’église pour s’y transporter, qui y passent des journées entières, les yeux attachés sur des femmes méprisables, pourront-ils dire qu’ils ont regardé ces femmes sans un mauvais désir ? Pourront-ils le dire, lorsque tout dans ces assemblées contribue à faire naître de mauvais désirs en nous ; des tons de voix languissants et voluptueux, des chants lascifs, l’art de peindre le visage, d’animer les yeux et la figure par des couleurs étrangères, une parure fastueuse et immodeste, les gestes, les postures, tout l’extérieur {p. 47}de la personne et mille autres moyens propres à attirer et à séduire les assistants ? Ajoutez la confusion et la négligence des spectateurs, le lieu même qui invite à la volupté, tout ce qu’on entend avant que ces femmes paraissent et après qu’elles ont paru ; ajoutez le son des instruments de diverse espèce, les charmes d’une musique dangereuse, qui amollit l’âme, qui dispose les hommes et les rend plus faciles à se laisser prendre aux attraits des courtisanes qui se donnent en spectacle. Eh ! si dans le saint lieu où l’on n’entend que des psaumes, des prières, les oracles divins, où tout inspire la crainte de Dieu et la piété, les désirs illicites se glissent quelquefois comme un voleur subtil ; comment des hommes, au théâtre, où ils ne voient et n’entendent que des choses qui portent au crime, dans le centre de la turpitude et de la perversité, investis par le vice, et attaqués de tous côtés par les yeux et les oreilles, comment pourraient-ils triompher des mauvais désirs ? Et s’ils n’en triomphent pas, comment pourront-ils s’empêcher de tomber dans la fornication et l’adultère ?

« Mais, direz-vous, je regarde sans former de mauvais désirs. Pourrez-vous me le persuader, dit encore ce saint docteur ? Celui qui n’a pas la force de contenir ses regards, mais qui est si empressé à voir les objets, pourra-t-il rester pur {p. 48}après les avoir vus ? Avez-vous un corps de fer et de pierre ? Vous êtes revêtu d’une chair humaine qui s’allume plus aisément par la passion que le chaume desséché. Vous qui voyez une courtisane, revêtue d’habillements magnifiques, se montrer la tête découverte avec effronterie, avec un air et des gestes languissants et voluptueux, faisant entendre des chants lascifs, débitant des vers lubriques, prononçant des paroles obscènes, se permettant des indécences que vous regardez d’un œil attentif, et qui font sur vous une trop forte impression, vous osez dire que vous n’éprouvez aucune faiblesse ? Etes-vous donc, je le répète, de fer et de pierre ? êtes-vous plus sages que ces grands hommes qu’un simple regard a renversés ? N’avez-vous pas entendu Salomon qui dit6 : "Un homme peut-il marcher sur des charbons sans se brûler la plante des pieds ? Peut-il les cacher dans son sein, sans que ses vêtements se consument ? Il en est de même de celui qui approche une femme étrangère." Quoique vous n’ayez pas un commerce réel avec la courtisane, vous en avez eu par le désir ; vous avez consommé le crime dans le cœur. Le spectacle agit encore sur vous-même après qu’il est fini : l’image de la courtisane, ses paroles, ses regards, ses gestes, ses {p. 49}postures, sa démarche, ses grâces affectées, toute sa personne en un mot reste gravée dans votre imagination, et vous ne vous retirez qu’avec mille blessures mortelles. N’est-ce point de là que viennent le renversement des maisons, la perte de la sagesse, la dissolution des mariages, les querelles et les disputes, les dégoûts déraisonnables ? Lorsque vous revenez chez vous plein de l’image et épris des charmes d’une femme étrangère, votre propre femme vous paraît sans agréments, vos enfants vous sont à charge, vos serviteurs incommodes, votre maison ennuyeuse ; les soins journaliers de vos affaires vous fatiguent et vous pèsent, tous ceux qui vous approchent vous choquent et vous blessent. La cause de tout cela, c’est que vous ne revenez pas seul dans votre maison, mais que vous y amenez avec vous une courtisane, non réellement en personne, ce qui serait un moindre mal, parce que votre femme l’aurait bientôt chassée, mais dans votre imagination et dans votre cœur, où elle allume un feu plus ardent que la fournaise de Babylone. Ce n’est pas l’étoupe, la poix, le soufre qui sont l’aliment de ce feu, mais les objets les plus séduisants et les plus nuisibles, lesquels renversent et bouleversent tout. Et comme celui qui est attaqué d’une fièvre ardente, sans avoir sujet de se plaindre de ceux {p. 50}qui le servent, est fâcheux à l’égard de tout le monde par la seule violence du mal, rejette les aliments qu’on lui offre, fait des reproches à ses médecins, s’irrite contre ses amis, s’emporte contre ses serviteurs : de même celui qui brûle d’une passion infâme devient d’une humeur fâcheuse, sujet à mille caprices, voit partout l’objet qui a séduit son cœur. O folie des mortels ! le loup, le lion, les autres bêtes féroces, fuient le chasseur qui les a blessés ; l’homme, cet être raisonnable, poursuit celle dont il a reçu une blessure ; il chérit sa blessure, il cherche à en recevoir de plus dangereuses encore : circonstance la plus triste de toutes, et qui rend sa maladie incurable. Eh ! comment celui qui aime son mal, qui ne cherche pas à s’en délivrer, pourrait-il désirer le médecin ? Je m’afflige donc et me désole de ce que vous sortez des spectacles après vous être porté un coup mortel, de ce que, pour un plaisir passager, vous souffrez de longues et cuisantes douleurs ; de ce qu’avant le supplice de l’enfer vous vous condamnez vous-mêmes ici-bas aux plus rigoureuses peines. Et quelles plus grandes peines, je vous le demande, peut-on imaginer, que de nourrir une pareille passion, de brûler sans cesse, de porter partout la fournaise d’un amour insensé et les reproches de sa conscience7 ? »

{p. 51}

CHAPITRE V.
Le but des auteurs et des acteurs dramatiques est d’exciter toutes les passions, de rendre aimables et de faire aimer les plus criminelles. §

« Je ne puis estimer ces dangereux auteurs,
Qui, de l’honneur en vers infâmes déserteurs,
Trahissant la vertu sur un papier coupable,
Aux yeux de leurs lecteurs, rendent le vice aimable. »

Boileau, Art Poétique.

Demander si les spectacles sont bons ou mauvais, il suffit, dit Jean-Jacques RousseauXXVII, pour décider la question, de savoir que leur objet principal a toujours été d’amuser le peuple. « Voilà d’où naît la diversité des spectacles selon le goût des diverses nations. Un peuple intrépide, grave et cruel, veut des fêtes meurtrières et périlleuses, où brillent la valeur et le sang-froid ; un peuple féroce et bouillant veut du sang, des combats, des passions atroces ; un peuple voluptueux veut de la musique et des danses ; un peuple galant veut de l’amour et de la politesse, un peuple badin veut de la plaisanterie et du ridicule. Trahit sua quemque voluptas. Il faut, pour leur plaire, des spectacles, {p. 52}non qui modèrent leurs penchants, mais qui les favorisent et les fortifient.

« Une bonne conscience éteint le goût des plaisirs frivoles ; c’est le mécontentement de soi-même, c’est le poids de l’oisiveté, c’est l’oubli des goûts simples et naturels qui établissent la prétendue nécessité des spectacles. Attacher incessamment son cœur sur la scène, c’est annoncer qu’il était mal à son aise au-dedans de nous. L’on croit s’assembler au spectacle, et c’est là que chacun s’isole, c’est là qu’on va oublier ses amis, ses voisins, ses proches, pour s’intéresser à des fables, pour pleurer les malheurs des morts, ou rire aux dépens des vivants ; de manière qu’on pourrait dire de ceux qui les fréquentent : N’ont-ils donc ni femmes, ni enfants, ni amis, comme répondit un barbare, à qui l’on vantait les jeux publics de Rome ?

« J’entends dire que la tragédie mène à la pitié par la terreur. Soit ; mais quelle est cette pitié ? une émotion passagère et vaine, qui ne dure pas plus que l’illusion qui l’a produite ; un reste de sentiment naturel, étouffé bientôt par les passions ; une pitié stérile qui se repaît de quelques larmes, et n’a jamais produit le moindre acte d’humanité. On s’attendrit plus volontiers à des maux feints qu’à des maux véritables. Les imitations du théâtre n’exigent que des pleurs ; au lieu que les objets imités exigeraient de nous des soins, des soulagements, {p. 53}des consolations dont on veut s’exempter.

« Le poète qui sait l’art de réussir, cherchant à plaire au peuple et aux hommes vulgaires, se garde bien de leur offrir la sublime image d’un cœur maître de lui, qui n’écoute que la voix de la sagesse ; mais il charme les spectateurs par des caractères toujours en contradiction, qui veulent et ne veulent pas, qui font retentir le théâtre de cris et de gémissements, qui nous forcent à les plaindre, lors même qu’ils font leur devoir, et à penser que c’est une triste chose que la vertu, puisqu’elle rend ses amis si misérables.

« Cette habitude de soumettre à leurs passions les gens qu’on nous fait aimer attire et change tellement nos jugements sur les choses louables, que nous nous accoutumons à honorer la faiblesse de l’âme sous le nom de sensibilité, et à traiter d’hommes durs et sans sentiment ceux en qui la sévérité du devoir l’emporte en toute occasion sur les affections naturelles. Au contraire, nous estimons comme gens d’un bon naturel ceux qui, vivement affectés de tout, sont l’éternel jouet des événements ; ceux qui pleurent, comme des femmes, la perte de ce qui leur est cher ; ceux qu’une amitié désordonnée rend injustes pour servir leurs amis ; ceux qui ne connaissent d’autre règle que l’invincible penchant de leur cœur ; ceux qui, toujours loués du sexe qui les subjugue, et qu’ils imitent, {p. 54}n’ont d’autres vertus que leurs passions, ni d’autres mérites que leur faiblesse. Ainsi, la constance, l’amour de la justice deviennent insensiblement des qualités haïssables, des vices que l’on décrie. Les hommes se font honorer par tout ce qui les rend dignes de mépris ; et ce renversement des saines opinions est l’infaillible effet des leçons qu’on va prendre au théâtre.

« De quelque sens qu’on envisage le théâtre, dans le tragique ou le comique, on voit toujours que, devenant de jour en jour plus sensibles par amusement et par jeu, à l’amour, à la colère et à toutes les autres passions, nous perdons toute force pour leur résister, quand elles nous assaillent tout de bon ; et que le théâtre animant et fomentant en nous les dispositions qu’il faudrait contenir et réprimer, il fait dominer ce qui devait obéir ; loin de nous rendre meilleurs et plus heureux, il nous rend pires et plus malheureux encore, et nous fait payer, aux dépens de nous-mêmes, le soin qu’on y prend de nous plaire et de nous flatter. »

« En effet, que voyons-nous dans la plupart des pièces qu’on représente sur la scène ? Nous y voyons de violentes passions ennoblies avec art ; des sottises héroïques consacrées par de vieilles fables ou histoires ; de beaux sentiments, qui ne sont à bien dire que des saillies extravagantes d’ambition et de vengeance ; des fantômes de vertu, qui {p. 55}en imposent par un vain coloris de grandeur ; des personnages qui, par leur caractère, leur rang, leurs sentiments et leurs exploits, réveillent au fond de l’âme et flattent des inclinations vicieuses d’où naissent en nous les révolutions les plus funestes. On y voit la passion la plus généralement répandue et la plus à craindre s’élever sur les ruines de toutes les vertus, dominer dans presque tous les cœurs et fonder les principaux intérêts ; on y voit les faiblesses et les crimes qu’elle traîne à sa suite, déguisés, palliés par les tours ingénieux d’une morale aussi fausse que séduisante, justifiés, autorisés par de grands exemples, ou présentés sous des traits qui les font paraître plus dignes de compassion que de censure et de haine ; on y apprend à nouer les intrigues d’amour ou à en parler le langage, à en adopter les prétextes ou en répéter les excuses ; on y voit les autres passions les plus ardentes et les plus dangereuses, ces passions qui sont les secrets mobiles du cœur humain et qui enfantent tous nos malheurs, l’orgueil, l’esprit de domination, le ressentiment des injures prendre un air de noblesse et d’élévation qui semble les rapprocher de la grandeur d’âme et du vrai courage. Près d’elles et à leur lumière, la fourberie est une politique sage et l’art de gouverner, l’esprit de faction est le caractère d’une âme hardie faite pour régner sur ses semblables, le duel est une loi de l’honneur, la vengeance est un devoir ; {p. 56}le suicide est un droit à sa propre vie, qui n’est ignoré que des lâches et des faibles. Les grandes fautes y sont données presque toutes à la destinée, et les dieux seuls y sont coupables des crimes des hommes. On y accoutume l’esprit à des horreurs auxquelles il n’aurait jamais pensé. Un homme fait à ces spectacles sera moins étonné, moins frappé d’un grand crime qu’une âme neuve qui n’a jamais vu que l’image touchante de la vertuXXVIII.. »

« On dit que, sur le théâtre, le crime est toujours puni et la vertu toujours récompensée. Je réponds que, quand cela serait, la plupart des actions tragiques n’étant que de pures fables, des événements qu’on sait être de l’invention du poète, ne font pas une grande impression sur les spectateurs. Je réponds encore que ces punitions et ces récompenses s’opèrent toujours par des moyens si peu communs, qu’on n’attend rien de pareil dans le cours naturel des choses humaines. Enfin, je réponds en niant le fait. Il n’est ni ne peut être généralement vrai ; car cet objet n’étant pas celui sur lequel les auteurs dirigent leurs pièces, ils doivent rarement l’atteindre, et souvent il serait un obstacle au succès. Vice ou vertu, qu’importe, pourvu qu’on en impose par un air de grandeur. Aussi la scène française, sans contredit la plus parfaite, ou du moins la plus régulière qui ait encore existé, n’est-elle pas moins le triomphe des grands scélérats que des plus illustres héros : témoin {p. 57}Catilina, Mahomet, Atrée et beaucoup d’autresXXIX.

« Quel jugement porterons-nous d’une tragédie où, bien que les criminels soient punis, ils nous sont présentés sous un aspect si favorable que tout l’intérêt est pour eux ; où Caton, le plus grand des Romains, fait le rôle d’un pédant ? où Cicéron, le sauveur de la république, Cicéron, de tous ceux qui portèrent le nom de pères de la patrie, le premier qui en fut honoré et le seul qui le mérita, nous est montré comme un vil rhéteur, un lâche : tandis que l’infâme Catilina, couvert de crimes qu’on n’oserait nommer, prêt d’égorger tous ses magistrats et de réduire sa patrie en cendres, fait le rôle d’un grand homme, et réunit par ses talents, sa fermeté et son courage, toute l’estime des spectateurs ? Qu’il eût, si l’on veut, une âme forte : en était-il moins un scélérat détestable ? Et fallait-il donner aux forfaits d’un brigand le coloris des exploits d’un héros ? A quoi donc aboutit la morale d’une pareille pièce, si ce n’est à encourager des Catilina, et à donner aux méchants habiles le prix de l’estime publique due aux gens de bien ? Mais tel est le goût qu’il faut flatter sur la scène ; telles sont les mœurs d’un siècle instruit. Le savoir, l’esprit, le courage ont seuls notre admiration ; et toi, douce et modeste vertu, tu restes toujours sans honneurs ! Aveugles que nous sommes au milieu de tant de lumières ! victimes de nos applaudissements insensés, n’apprendrons-nous jamais {p. 58}combien mérite de mépris et de haine tout homme qui abuse, pour le malheur du genre humain, des talents que lui donna la nature !

« Atrée et Mahomet n’ont pas même la faible ressource du dénouement. Le monstre qui sert de héros à chacune de ces deux pièces achève paisiblement ses forfaits, en jouit, et l’un des deux dit en propres termes, au dernier vers de la tragédie : Et je jouis enfin du prix de mes forfaits. Je veux bien supposer que les spectateurs, renvoyés avec cette belle maxime, n’en concluront pas que le crime a donc un prix de plaisir et de jouissance ; mais je demande enfin de quoi leur aura profité la pièce où cette maxime est mise en exemple ?

« Quant à Mahomet, le défaut d’attacher l’admiration publique au coupable, y serait d’autant plus grand que celui-ci a bien un autre coloris, si l’auteur n’avait eu soin de porter sur un autre personnage un intérêt de respect et de vénération, capable d’effacer ou de balancer au moins la terreur et l’étonnement que Mahomet inspire. La scène surtout qu’ils ont ensemble est conduite avec tant d’art, que Mahomet, sans se démentir, sans rien perdre de la supériorité qui lui est propre, est pourtant éclipsé par le simple bon sens et l’intrépide vertu de Zopire. Cependant je crains bien qu’aux yeux des spectateurs, sa grandeur d’âme ne diminue beaucoup l’atrocité de ses crimes, et qu’une pareille pièce, {p. 59}jouée devant des gens en état de choisir, ne fît plus de Mahomet que de Zopire. Ce qu’il y a du moins de bien sûr, c’est que de pareils exemples ne sont guère encourageants pour la vertu.

« Qu’apprend-on dans Phèdre et dans Œdipe, sinon que l’homme n’est pas libre, et que le ciel le punit des crimes qu’il lui fait commettre ? Qu’apprend-on dans Médée, si ce n’est jusqu’où la fureur de la jalousie peut rendre une mère cruelle et dénaturée ? Suivez la plupart des pièces du théâtre français, vous trouverez presque dans toutes des monstres abominables et des actions atroces ; utiles, si l’on veut, à donner de l’intérêt aux pièces, mais dangereuses certainement, en ce qu’elles accoutument les yeux du peuple à des horreurs qu’il ne devrait pas même connaître, et à des forfaits qu’il ne devrait pas supposer possibles. Il n’est pas même vrai que le meurtre et le parricide y soient toujours odieux. A la faveur de je ne sais quelles commodes suppositions, on les rend permis ou pardonnables. On a peine à ne pas excuser Phèdre incestueuse et versant le sang innocent. Syphax empoisonnant sa femme, le jeune Horace poignardant sa sœur, Agamemnon immolant sa fille, Oreste égorgeant sa mère, ne laissent pas d’être des personnages intéressants. L’un tue son père, épouse sa mère, et se trouve le frère de ses enfants ; un autre force un fils d'égorger son père ; un troisième fait boire {p. 60}au père le sang de son fils. On frissonne à la seule idée des horreurs dont on pare la scène française. Je le soutiens, et j’en atteste l’effroi des lecteurs, les massacres des gladiateurs n’étaient pas si barbares que ces affreux spectacles. On voyait couler du sang, il est vrai, mais on ne souillait pas son imagination de crimes qui font frémir la nature. Ajoutez que l’auteur, pour faire parler chacun son caractère, est forcé de mettre dans la bouche des méchants leurs maximes et leurs principes, revêtus de tout l’éclat des beaux vers, et débités d’un ton imposant et sentencieux pour l’instruction du parterre.

« Dans quelle disposition d’esprit le spectateur voit-il commencer la Bérénice de Racine ? Dans un sentiment de mépris pour la faiblesse d’un empereur et d’un Romain, qui balance comme le dernier des hommes entre sa maîtresse et son devoir ; qui, flottant incessamment dans une déshonorante incertitude, avilit, par des plaintes efféminées, ce caractère presque divin que lui donne l’histoire ; qui fait chercher, dans un vil soupirant de ruelle, Titus, le bienfaiteur du monde et les délices du genre humain. Qu’en pense le même spectateur après la représentation ? Il finit par plaindre cet homme sensible qu’il méprisait, par s’intéresser à cette même passion dont il lui faisait un crime, par murmurer en secret du sacrifice qu’il est forcé d’en faire aux lois de la patrie. L’intérêt {p. 61}principal est pour Bérénice, et c’est le sort de son amour qui détermine l’espèce de catastrophe : non que ses plaintes donnent une grande émotion durant le cours de la pièce, mais au cinquième acte, où, cessant de se plaindre, l’air morne, l’œil sec et la voix éteinte, elle fait parler une douleur approchante du désespoir ; et les spectateurs vivement touchés commencent à pleurer quand Bérénice ne pleure plus. Que signifie cela, sinon qu’on tremble qu’elle ne soit renvoyée ; qu’on sent d’avance la douleur dont son cœur sera pénétré, et que chacun voudrait que Titus se laissât vaincre, même au risque de l’en moins estimer ? Ne voilà-t-il pas une tragédie qui remplit bien son objet, et qui apprend bien aux spectateurs à surmonter les faiblesses de l’amour !

« Quoique le dénouement démente ces vœux secrets, il n’efface point l’effet de la pièce. La reine part sans le congé du parterre : l’empereur la renvoie malgré lui et malgré elle ; on peut ajouter, malgré les spectateurs. Titus a beau rester romain, il est seul de son parti, tous les spectateurs ont épousé Bérénice. Tant il est vrai que les tableaux de l’amour font toujours plus d’impression que les maximes de la sagesse, et que l’effet d’une tragédie est tout à fait indépendant de celui du dénouement !

« Qu’on nous peigne l’amour comme on voudra, {p. 62}il séduit, ou ce n’est pas lui. S’il est mal peint, la pièce est mauvaise ; s’il est bien peint, il offusque tout ce qui l’accompagne. Ses combats, ses maux, ses souffrances le rendent plus touchant encore que s’il n’avait nulle résistance à vaincre. Loin que ses tristes effets rebutent, il n’en devient que plus intéressant par ses malheurs mêmes. On se dit, malgré soi, qu’un sentiment si délicieux console de tout. Une si douce image amollit insensiblement le cœur : on prend de la passion ce qui mène au plaisir, on en laisse ce qui tourmente. Personne ne se croit obligé d’être un héros, et c’est ainsi qu’admirant l’amour honnête, on se livre à l’amour criminel.

« Ce qui achève de rendre ces images dangereuses, c’est précisément ce qu’on fait pour les rendre agréables ; c’est qu’on ne le voit jamais régner sur la scène qu’entre des âmes honnêtes, qui sont des modèles de perfection. Et comment ne s’intéresserait-on pas pour une passion si séduisante, entre deux cœurs dont le caractère est déjà si intéressant par lui-même ? au lieu qu’il faudrait apprendre aux jeunes gens à se défier des illusions de l’amour, à fuir l’erreur d’un penchant aveugle qui croit toujours se fonder sur l’estime, et à craindre quelquefois de livrer un cœur vertueux à un objet indigne de ses soins.

« Heureusement la tragédie, telle qu’elle existe, nous présente des êtres si gigantesques, si boursouflés, {p. 63}si chimériques, que l’exemple de leurs vices n’est guère plus contagieux que celui de leurs vertus n’est utile, et qu’à proportion qu’elle veut moins nous instruire, elle nous fait aussi moins de mal. Mais il n’en est pas ainsi de la comédie, dont les mœurs ont avec les nôtres un rapport plus immédiat, et dont les personnages ressemblent mieux à des hommes. Tout est mauvais et pernicieux, tout tire à conséquence pour les spectateurs ; et, le plaisir même du comique étant fondé sur un vice du cœur humain, c’est une suite de ce principe, que, plus la comédie est agréable et parfaite, plus son effet est funeste aux mœurs. Prenons le théâtre comique dans sa perfection, c’est-à-dire, dans sa naissance. On convient, et on le sentira chaque jour davantage que Molière est le plus parfait auteur comique dont les ouvrages nous soient connus : mais qui peut disconvenir aussi que le théâtre de ce même Molière ne soit une école de vices et de mauvaises mœurs, plus dangereuse que les livres mêmes où l’on fait profession de les enseigner ? Son plus grand soin est de tourner la bonté et la simplicité en ridicule, et de mettre la ruse et le mensonge du parti pour lequel on prend intérêt : ses honnêtes gens ne sont que des gens qui parlent, ses vicieux sont des gens qui agissent, et que les plus brillants succès favorisent le plus souvent ; enfin, l’honneur des applaudissements, rarement pour le plus estimable, {p. 64}est presque toujours pour le plus adroit.

« Si on examine le comique de cet auteur, partout on trouvera que les vices de caractère en sont l’instrument, et les défauts naturels le sujet ; que la malice de l’un punit la simplicité de l’autre, et que les sots sont les victimes des méchants : ce qui, pour n’être que trop vrai dans le monde, n’en vaut pas mieux à mettre au théâtre avec un air d’approbation, comme pour exciter les âmes perfides à punir, sous le nom de sottise, la candeur des honnêtes gens.

« Voilà le caractère général de Molière et de ses imitateurs. Ce sont des gens qui, tout au plus, raillent quelquefois les vices, sans jamais faire aimer la vertu.

« Pour multiplier ses plaisanteries, Molière trouble tout l’ordre de la société ; il renverse scandaleusement tous les rapports les plus sacrés sur lesquels elle est fondée ; il tourne en dérision les respectables droits des pères sur leurs enfants, des maris sur leurs femmes, des maîtres sur leurs serviteurs. Il fait rire, il est vrai, et n’en devient que plus coupable, en forçant, par un charme invincible, les plus sages mêmes de se prêter à des railleries qui devraient attirer leur indignation. J’entends dire qu’il attaque les vices ; mais je voudrais bien que l’on comparât ceux qu’il attaque avec ceux qu’il favorise. Quel est le plus blâmable d’un bourgeois sans esprit et vain, qui fait sottement le {p. 65}gentilhomme, ou d’un gentilhomme fripon qui le dupe ? Dans la pièce dont je parle, ce dernier n’est-il pas l’honnête homme ? n’a-t-il pas pour lui l’intérêt ? et le public n’applaudit-il pas à tous les tours qu’il fait à l’autre ? Quel est le plus criminel d’un paysan assez fou pour épouser une demoiselle, ou d’une femme qui cherche à déshonorer son époux ? Que penser d’une pièce où le parterre applaudit à l’infidélité, au mensonge, à l’impudence de celle-ci, et rit de la bêtise du manant puni ? C’est un grand vice d’être avare, et de prêter à usure ; mais n’en est-ce pas un plus grand encore à un fils de voler son père, de lui manquer de respect, de lui faire mille insultants reproches, et, quand ce père irrité lui donne sa malédiction, de répondre d’un air goguenard qu’il n’a que faire de ses dons ? Si la plaisanterie est excellente, en est-elle moins punissable ? et la pièce où l’on fait aimer le fils insolent qui l’a faite, en est-elle moins une école de mauvaises mœurs ? Passons à la pièce qu’on reconnaît unanimement pour son chef-d’œuvre, je veux dire, le Misanthrope.

« Cette pièce nous découvre mieux qu’aucune autre la véritable vue dans laquelle Molière a composé son théâtre, et peut mieux nous faire juger de ses vrais effets. Ayant à plaire au public, il a consulté le goût le plus général de ceux qui le composent ; sur ce goût il s’est formé {p. 66}un modèle, et sur ce modèle un tableau des défauts contraires, dans lesquels il a pris ces caractères comiques, et dont il a distribué les divers traits dans ses pièces. Il n’a donc point prétendu former un honnête homme, mais un homme du monde ; par conséquent il n’a point voulu corriger les vices, mais les ridicules, et il a trouvé dans le vice même un instrument très propre à y réussir. Ainsi, voulant exposer à la risée publique tous les défauts opposés aux qualités de l’homme aimable, de l’homme de société, après avoir joué tant d’autres ridicules, il lui restait à jouer celui que le monde pardonne le moins, le ridicule de la vertu : et c’est ce qu’il a fait dans son Misanthrope. Alceste, dans cette pièce, est un homme droit, sincère, estimable, un véritable homme de bien qui déteste les mœurs de son siècle et la méchanceté de ses contemporains, qui, précisément parce qu’il aime ses semblables, hait en eux les maux qu’ils se font réciproquement, et les vices dont les maux sont l’ouvrage. Il dit, à la vérité, qu’il a conçu une haine effroyable contre le genre humain, mais la raison qu’il rend de cette haine en justifie pleinement la cause : ce n’est pas des hommes qu’il est ennemi, mais de la méchanceté des uns, et du support que cette méchanceté trouve dans les autres. S’il n’y avait ni fripons ni flatteurs, il aimerait tout le genre humain. Il n’y a pas un homme de bien qui ne soit {p. 67}misanthrope en ce sens, ou plutôt les vrais misanthropes sont ceux qui ne pensent pas ainsi : car au fond il n’y a pas de plus grand ennemi des hommes que l’ami de tout le monde, qui, toujours charmé de tout, encourage incessamment les méchants, et flatte, par coupable complaisance, les vices d’où naissent tous les désordres de la société.

« Une preuve bien sûre qu’Alceste n’est point misanthrope à la lettre, c’est qu’avec ses brusqueries et ses incartades, il ne laisse pas d’intéresser et de plaire. Les spectateurs ne voudraient peut-être pas lui ressembler, parce que tant de droiture est fort incommode ; mais aucun d’eux ne serait fâché d’avoir affaire à quelqu’un qui lui ressemblât ; ce qui n’arriverait pas s’il était l’ennemi déclaré des hommes.

« Cependant ce caractère si vertueux est présenté comme ridicule ; ce qui démontre que l’intention du poète est bien de le rendre tel, c’est celui de l’ami Philinte, qu’il met en opposition avec le sien. Ce Philinte est le sage de la pièce, un de ces honnêtes gens du grand monde, dont les maximes ressemblent beaucoup à celles des fripons, de ces gens si doux, si modérés qui trouvent toujours que tout va bien, parce qu’ils ont intérêt que rien n’aille mieux ; qui sont toujours contents de tout le monde, parce qu’ils ne se soucient de personne ; qui, de leur maison bien fermée, {p. 68}verraient voler, piller, égorger, massacrer tout le genre humain sans se plaindre, attendu qu’ils sont doués d’une douceur très méritoire à supporter les malheurs d’autrui.

« Cependant c’est la pièce qui contient la meilleure et la plus saine morale. Sur celle-là jugeons des autres, et convenons que l’intention de l’auteur étant de plaire à des esprits corrompus, ou sa morale porte au mal, ou le faux bien qu’elle prêche est plus dangereux que le mal même, en ce qu’il fait préférer l’usage et les maximes du monde à l’exacte probité ; en ce qu’il fait consister la sagesse dans un certain milieu entre le vice et la vertu ; en ce qu’au grand soulagement des spectateurs, il leur persuade que, pour être honnête homme, il suffit de n’être pas un franc scélérat.

« J’aurais trop d’avantage, si je voulais passer de l’examen de Molière à celui de ses successeurs, qui, n’ayant ni son génie ni sa probité, n’en ont que mieux suivi ses vues intéressées, en s’attachant à flatter une jeunesse débauchée et des femmes sans mœurs. Régnard, plus modeste, n’en est pas moins dangereux. C’est une chose incroyable, qu’avec l’agrément de la police, on joue publiquement au milieu de Paris une comédie, où, dans l’appartement d’un oncle qu’on vient de voir expirer, son neveu, l’honnête homme de la pièce, s’occupe, avec son digne cortège, de {p. 69}soins que les lois paient de la corde. Faux acte, supposition, vol, fourberie, mensonge, inhumanité, tout y est, et tout y est applaudi. Belle instruction pour des jeunes gens sans expérience, qu’on envoie à cette école, où les hommes faits ont bien de la peine à se défendre de la séduction du vice !

« Tous nos penchants y sont favorisés, et ceux qui nous dominent y reçoivent un nouvel ascendant. Les continuelles émotions qu’on y ressent nous enivrent, nous affaiblissent, nous rendent plus incapables de résister à nos passions, détruisent l’amour du travail, découragent l’industrie, inspirent le goût de subsister sans rien faire. On y apprend à ne couvrir que d’un vernis de procédés la laideur du vice, à tourner la sagesse en ridicule, à substituer un jargon de théâtre à la pratique des vertus, à mettre toute la morale en métaphysique, à travestir les citoyens en beaux esprits, les mères de famille en petites maîtresses, et les filles en amoureuses de comédie. »

Aussi, dit Houdar de La MotheXXX, « nous ne nous proposons pas en composant des pièces de théâtres d’éclairer l’esprit sur le vice et sur la vertu, en les peignant de leurs vraies couleurs ; nous ne songeons qu’à émouvoir les passions par le mélange de l’une et de l’autre, et les hommages que nous rendons quelquefois à la raison ne détruisent pas l’effet des passions que nous avons flattées. {p. 70}Nous instruisons un moment : mais nous avons longtemps séduit, et, quelque forte que soit la leçon de morale que puisse présenter la catastrophe qui termine la pièce, le remède est trop faible et vient trop tard. »

On sait que les auteurs dramatiques attribuent à leur art la gloire d’avoir triomphé de la barbarie, et d’avoir adouci les mœurs publiques : Garnier, dans son ouvrage intitulé De l’Education civile, est bien éloigné d’en convenirXXXI.

« C’est véritablement un grand service, leur dit cet académicien, si, en adoucissant les mœurs, vous les avez rendues meilleures et plus pures ; mais si vous ne les aviez adoucies qu’en les amollissant, si votre magie n’avait servi qu’à transformer des tigres et des lions en des renards et des singes ; le beau secret que vous auriez trouvé ! Vous vous vantez d’être les précepteurs de la nation. Eh bien ! dites-nous donc, depuis plus d’un siècle que nous prenons de vos leçons, avons-nous fait bien des progrès dans le chemin de la vertu ? Les hommes parmi nous sont-ils devenus plus appliqués à leur devoir et plus délicats sur leur réputation ? Les femmes se respectent-elles davantage ? Les enfants sont-ils plus soumis à leurs parents ? L’union règne-t-elle davantage dans les familles ? Les droits de l’amitié sont-ils mieux connus et plus respectés ? La patrie a-t-elle acquis un plus grand nombre d’illustres défenseurs ? enfin {p. 71}ceux qui vous fréquentent valent-ils mieux que ceux qui vous négligent ? Tâchez surtout de nous prouver bien clairement ce dernier point ; car j’observe que les parents qui s’occupent de l’éducation de leurs enfants vous redoutent étrangement ; que les personnes à qui leurs places prescrivent de la gravité, de la décence, craindraient d’être surprises dans les temples où l’on débite si pompeusement vos maximes ; que bien des gens sensés s’y ennuient ; que vos prêtres et vos prêtresses ne jouissent pas encore des droits que les lois accordent au dernier citoyen. J’ouvre vos livres, et je ne trouve partout que certaines amours romanesques dont l’absurdité et la triste uniformité sont encore les moindres défauts. Le devoir et la vertu sont dans vos pièces de malheureuses victimes que vous parez de quelques fleurs pour faire à l’amour un sacrifice plus éclatant. Comment avez-vous remplacé le chœur des anciens ? Par des confidents et des confidentes que je n’oserais nommer par leur nom, et qui semblent n’avoir d’autres fonctions que de corrompre ceux qu’ils conseillent. Quels modèles osez-vous offrir aux femmes ? Des Phèdre, des Cléopâtre, des Hermione, des Roxane, des Eriphile, etc. Voudriez-vous avoir de pareilles héroïnes pour filles et pour femmes ? Enfin, que peuvent faire de mieux ceux qui vont vous entendre, que d’armer leur cœur contre des impressions funestes à leur repos, et d’oublier si {p. 72}parfaitement ce qu’ils viennent d’apprendre, qu’il ne leur en reste aucun souvenir en rentrant dans le sein de leur famille ? Mais on ne peut espérer cette modération de cette foule de jeunes gens, que l’on voit si ordinairement se pâmer au doux chant des sirènes. Ils passent bientôt de l’image à la réalité, et finissent par s’énerver l’âme et le corps. Les moins coupables sont ceux qui cultivent la musique et la danse, qui sont idolâtres de leur figure, et qui veulent plaire aux femmes en s’efforçant de leur ressembler. Et cependant ces gens sont pourvus de charges sans qu’ils songent aux moyens de les bien remplir. Qui consolera la patrie en proie à des âmes de boue ? Qu’un cordonnier, qu’un tailleur fassent mal une chaussure ou un habit, c’est un malheur facile à réparer, et qui retombe à la fin sur eux-mêmes ; mais qu’un homme en place se conduise mal, la patrie entière s’en ressent, et souvent la plaie devient incurable. Qu’on ait donc soin d’inculquer de bonne heure aux jeunes gens qu’ils ne sont point faits, comme de vils animaux, pour se procurer des sensations voluptueuses ; que leur raison est le flambeau qui doit les éclairer ; que cette raison, épurée par la religion, dicte des devoirs ; que la satisfaction qui provient des actions vertueuses est le plus grand de tous les plaisirs, et le seul permanent ; qu’un homme qui néglige sa raison est plus à craindre que celui qui renoncerait {p. 73}volontairement à l’usage de ses yeux ; qu’il est aussi impossible d’être heureux avec une âme souillée de vices, que de se bien porter avec un corps couvert d’ulcères ; que la science est la source des biens, comme l’ignorance est la source de tous les maux. »

« On nous dira peut-être que le théâtre épuré par le goût et la décence est devenu pour les modernes une école de mœurs. Ne suffit-il pas d’ouvrir les yeux pour se détromper de cette idée ? L’objet de la plupart des drames les plus estimés n’est-il pas de nous peindre sans cesse des intrigues amoureuses, des vices que l’on s’efforce de rendre aimables, des désordres faits pour séduire la jeunesse inconsidérée, des fourberies capables de suggérer mille moyens de mal faire ? Le ridicule destiné à corriger les hommes de leurs extravagances n’est-il pas souvent jeté sur la droiture, l’innocence, la raison, la religion même pour laquelle tout devrait inspirer le plus grand respect ? Enfin est-ce pour prendre des leçons de sagesse, que tant de désœuvrés vont journellement courir à des spectacles, où, peu attentifs à la pièce, on les voit perpétuellement voltiger autour d’une troupe de sirènes, qui mettent tout en usage pour entraîner dans leurs pièges ceux dont elles ont irrité les désirs ? Après avoir vu la tendresse conjugale tournée en ridicule dans un grand nombre de comédies, une femme rentre-t-elle {p. 74}donc chez elle bien pénétrée des devoirs de son état et des sentiments qu’elle doit à son époux ? Quelles impressions peuvent faire sur le cœur novice et tendre d’une jeune fille les exemples séducteurs que lui montrent tant de drames, à la représentation desquels ses parents ont eux-mêmes la folie de la conduire ? A combien d’écueils une âme sensible et chrétienne n’est-elle pas continuellement exposée par l’imprudence de ceux qui devraient la garantir des dangersXXXII ! »

« Qui peut se dire à soi-même qu’il n’a contracté aucune tache en sortant d’un lieu où les deux sexes se rassemblent pour voir et être vus, et pour voir des spectacles consacrés aux dieux des nations, où on décrit leur histoire, où on peint leurs amours, où on représente leurs infamies sous des voiles qui en diminuent l’horreur et qui en augmentent le danger ? Ce sont des fables, à la vérité, mais des fables qui font sur le cœur de plusieurs des impressions plus durables que les vérités les plus sublimesXXXIII. » Et quand même le fond de ces pièces serait tiré de l’Ecriture sainte, on ne peut pas les voir sans danger ; parce que la sainte morale, transportée sur un théâtre, ne peut produire dans ce sol empesté que des fruits pernicieux : sa place véritable et naturelle est dans la chaire, où environnée de la majesté de Dieu, nourrie de l’onction qui la rend si touchante et si auguste, elle déploie toute sa dignité et toute sa force ; {p. 75}mais au théâtre c’est un sel affadi ; elle n’y paraît que pour être tournée en ridicule, pour essuyer le mépris et encourir la haine des spectateurs.

Sans doute on ne peut que louer l’intention de ceux qui voudraient de bonne foi qu’on réformât les spectacles pour y ménager, à la faveur du plaisir, des exemples et des instructions sérieuses pour les rois et les peuples ; mais qu’ils songent que le charme des sens est un mauvais introducteur des sentiments vertueux. Si le théâtre a pu inspirer aux païens quelques vertus imparfaites, grossières, mondaines et superficielles, il n’a ni l’autorité, ni la dignité, ni l’efficace qu’il faut pour inspirer les vertus convenables à des chrétiens. Dieu renvoie les rois et les peuples à sa loi pour y apprendre leurs devoirs ; qu’ils la méditent nuit et jour comme David. Pour les instructions du théâtre, la touche en est trop légère ; il n’y a rien de moins sérieux, puisque l’homme s’y fait à la fois un jouet de ses vices, et un amusement de la vertu.

{p. 76}

CHAPITRE V bis.
Le caractère de la plus grande partie des spectateurs force les auteurs dramatiques à composer licencieusement, et les acteurs à y conformer leur jeu. §

« Il viendra un temps où les hommes ne pourront plus souffrir la saine doctrine. »

rend="i">II Ep. de S. Paul à Tim. IV, 3.

Quel est le plus grand nombre des amateurs du théâtre ? « Ce sont, dit le Père PoréeXXXIV, premièrement des curieux, des esprits légers, de vrais papillons voltigeant çà et là, sans savoir où, faits, ce semble, pour être spectateurs de toutes choses, excepté d’eux-mêmes. Qui ensuite ? Des oisifs de toute espèce, des paresseux de profession, dont l’unique affaire est de ne rien faire ; l’unique soin, celui de n’en point prendre ; l’unique occupation, celle de tromper leur ennui ; passant de la table aux cercles ou au jeu, et de là aux spectacles, pour y assister sans goût, sans discernement, sans fruit, fort satisfaits au reste d’avoir rempli le vide d’un temps qui leur pesait.

« Qui encore ? Des gens plongés dans des emplois {p. 77}laborieux, accablés d’affaires, soit publiques, soit particulières ; agités par les flots tumultueux de mille soucis, emportés par le tourbillon de la fortune. Ils courent au théâtre comme vers un port, ils y respirent quelques moments à la vue des naufrages étrangers ; puis ils se replongent aussitôt dans leurs travaux orageux, et courent se livrer à leurs écueils ordinaires.

« Quels autres spectateurs ? Des hommes fatigués de querelles domestiques, qui ne se trouvent nulle part si mal que chez eux, où ils essuient les travers et les caprices d’une maison mal composée. Ils se réfugient au théâtre public, qui les distrait, pour se dérober aux scènes secrètes qui les chagrinent.

« Quels autres enfin ? Des hommes qu’il est impossible de définir. Ils ont tous les caractères, et n’en ont aucun. Ils ne sont ni bons ni mauvais, ni légers ni graves, ni oisifs ni occupés ; esclaves de la coutume, qui est leur suprême loi, ils vivent sur l’exemple d’autrui, ils pensent par l’esprit d’autrui. C’est la coutume qui les mène au théâtre comme au temple, à la comédie comme au sermon, avec une pareille déférence aux égards, c’est-à-dire, avec une égale indifférence.

« Se persuadera-t-on que de pareils spectateurs s’embarrassent fort si l’école des spectacles est régulière ou ne l’est pas ; ils n’y vont que pour s’amuser ou se délasser. Voilà pourtant la partie la plus {p. 78}saine, ou plutôt la moins mauvaise des spectateurs. N’en est-il point d’autres ? et les voit-on en petit nombre, qui cherchent dans la scène toute autre chose que la scène même ?

« A quel dessein y voit-on voler tant de jeunes gens des deux sexes, les uns presque perdus par l’indulgence cruelle des pères, les autres déjà instruites par une mère dans l’art funeste de trop plaire ; tant de jeunes gens qui suivent les drapeaux de la volupté, tant de personnes que l’avarice ou l’ambition ont trop malheureusement unies ? Que vont-ils chercher tous au théâtre ? Des leçons pour apprendre les subtilités du vice, ou des exemples pour s’affermir dans le crime, ou des aliments des passions pour en repaître leur cœur, ou des peintures fabuleuses pour retracer à leur imagination de trop coupables vérités. »

Le théâtre ne leur plaît qu’autant qu’on a soin de ne pas contrarier, jusqu’à un certain point, leurs penchants, qu’on y ménage, qu’on y flatte même leurs passions favorites, qu’on y donne aux vices qui leur sont les plus naturels un vernis d’héroïsme et de grandeur qui adoucisse à leurs propres yeux ce qu’auraient d’odieux des couleurs trop vraies et des images trop ressemblantes : comme ils sont plus susceptibles d’impressions nuisibles et dangereuses que d’impressions bonnes et utiles, une morale exacte, une raison sévère les ennuient et les rebutent. Ils ne peuvent souffrir {p. 79}son langage qu’autant qu’il est tempéré par un langage plus doux, et racheté par des maximes qui s’accordent mieux à leurs faiblesses. Ils veulent être remués, agités, vivement excités, à condition toutefois que ce ne soit pas en leur inspirant des remords, en faisant porter leur terreur et leur pitié sur leur propre misère, mais seulement en les attachant à de vaines fictions, où l’ombre qu’ils poursuivent puisse leur faire oublier la réalité ; où on les intéresse par le spectacle de passions et de malheurs qui ne soient ni trop loin d’eux ni trop près, et qu’ils puissent envisager sans un retour douloureux et pénible sur leur propre cœur ; à condition encore que, si on veut les forcer à rire de leurs propres faiblesses, ce soit sans ôter à leurs passions les espèces de dédommagements qui leur importent le plus sans faire souffrir leur orgueil, si ce n’est peut-être dans la peinture de quelques vices que tout le monde abhorre, et qu’on charge si bien que personne ne peut s’y reconnaître.

Voilà les spectateurs à qui les poètes et les comédiens doivent plaire, et qu’ils se proposent d’amuser : est-il donc surprenant que les premiers composent licencieusement, et que les seconds y conforment leur jeu ? Ne sont-ils pas trop intéressés à se prêter au goût des spectateurs pour qu’ils ne travaillent pas de la manière la plus propre à se concilier leurs suffrages, pour qu’ils {p. 80}n’emploient pas toute leur imagination à séduire l’imagination des autres hommes, au lieu de s’attacher à éclairer leur raison, pour que leur goût le plus ordinaire ne soit pas le goût du vice bien plus que celui de la vertuXXXV ?

Comme les poètes savent qu’on ne prendrait point de plaisir à voir représenter des actions pour lesquelles on a de l’horreur, ils ont grand soin de dérober à la vue des spectateurs tout ce qui peut leur causer cette horreur. Ils peignent les vices avec le cortège des grâces, avec tous les pièges des sentiments délicats, et avec tout le venin de l’enchantement. Ils flattent notre amour-propre en nous faisant voir des passions semblables aux nôtres ; et les portraits qu’ils nous en font nous plaisent encore plus que ceux de nos personnes : ces portraits deviennent souvent des modèles. En peignant les passions d’autrui, les auteurs dramatiques émeuvent tellement notre âme qu’ils font naître les nôtres, qu’ils les nourrissent, qu’ils les échauffent et qu’ils les rallument même lorsqu’elles sont éteintes. Quand ils traiteraient les passions de la manière la plus honnête, cette apparence d’honnêteté et le retranchement des choses immodestes rendraient leurs pièces beaucoup plus dangereuses, parce que en attaquant la pudeur d’une manière moins directe, les personnes vertueuses en ont moins d’horreur, et pensent moins à se défendre du poison qu’elles contiennent.

{p. 81}

Non seulement les auteurs dramatiques mettent des passions dans leurs pièces ; mais ils y mettent encore des passions fort vives et violentes ; car les affections communes ne peuvent procurer aux spectateurs le plaisir qu’ils y cherchent. Les spectateurs ne trouveraient rien que de froid dans un mariage chrétien ; il faut pour leur plaire qu’il y entre du transport, de la jalousie, de la résistance de la part des parents, de l’intrigue pour le faire réussir. En un mot, les poètes sont obligés de mettre dans la bouche des acteurs des paroles et des sentiments conformes à ceux des personnes qu’ils font parler et à qui ils parlent : or on ne présente guère que des méchants et des libertins, et on ne parle guère que devant les personnes qui ont le cœur gâté par des passions déréglées et l’esprit rempli de mauvaises doctrines. Voilà pourquoi la morale du théâtre n’est qu’un amas de fausses opinions qui naissent de la concupiscence, et qui ne plaisent qu’autant qu’elles flattent les inclinations corrompues des spectateurs.

Qu’on ne s’imagine pas que ces mauvaises maximes ne nuisent pas, parce qu’on n’y va que pour se divertir et non pour y former ses sentiments. Cette intention ne garantit pas des mauvais effets des passions qui triomphent sur le théâtre ; c’est toujours le cœur qui prend le plus de part aux spectacles ; il en est même pour cette raison le premier juge, puisque ce n’est que relativement à {p. 82}l’émotion qu’on y éprouve, qu’on applaudit plus ou moins à la représentation, si on se sent plus fortement ému par le vif intérêt que l’on prend à l’action ; si on se sent transporté sur le lieu de la scène, et comme dans la situation du personnage qui nous attache le plus ; si on l’entend parler, et si on le voit agir comme on parlerait et comme on agirait soi-même, étant animé de la même passion : alors le cœur prononce que le poète et les acteurs ont bien réussi à intéresser les spectateurs. La nature, dira-t-on, est assez bien exprimée ; et, si cet effet n’accompagne pas l’exécution de la pièce, on regarde le secret de l’art comme manqué, et l’auteur en est puni sur-le-champ par le mépris public qu’on fait de son ouvrageXXXVI.

On sait, dit Nadal, qu’on ne peut faire réussir une pièce dramatique qu’en flattant les passions des cœurs corrompus. Peut-être même qu’en recherchant la mécanique des pièces qui ont fait le plus de bruit, on trouvera que c’est en elles un fonds de ce même libertinage qui produit dans la représentation je ne sais quelle espèce d’illusion et d’ensorcellement.

La raison pour laquelle presque toutes les pièces de théâtre sont fondées sur une intrigue amoureuse, c’est que les femmes, qui parent les spectacles, ne veulent point souffrir qu’on leur parle d’autre chose que d’amour. C’est sans doute, dit Voltaire, ce qu’elles entendent le mieux.

{p. 83}

La morale des anciennes tragédies grecques était beaucoup moins dangereuse que celle des tragédies modernes. Tout ce qui pouvait avilir l’âme en était banni ; on n’y employait l’amour que pour exciter la terreur et la pitié, on n’exposait sur le théâtre les malheurs et les crimes de l’humanité que pour rendre les hommes plus sages et plus vertueux. Mais les meilleures tragédies modernes ont un caractère mou, qui se fait jour à travers le pathétique et la terreur dont elles sont remplies.

« Le théâtre prend les mœurs de la nation, et contribue à son tour à les amollir et à les énerver. Il y a toujours de la conformité entre l’humeur d’un peuple et le genre de ses spectacles ; où les deux sexes sont frivoles, voluptueux, il faut que le théâtre enseigne et respire le plaisir, qu’il nourrisse les passions et qu’il les rende intéressantes jusque dans leurs égarements, et qu’il fasse de l’amour la faiblesse des grands cœurs. La conjuration de Cinna sera échauffée par l’amour d’Emilie : Pauline sera fidèle à son époux, mais elle aimera Sévère. César mènera de front le renversement de la république et le concubinage de Cléopâtre. Le vieux Sertorius voudra séduire une jeune femme éperdument amoureuse de son mari ; voilà les mœurs de la tragédie chez Corneille, le plus grave et le plus sublime de nos poètesXXXVII. »

Les pièces de cet auteur n’auraient certainement pas plu aux spectateurs, si elles ne leur avaient {p. 84}donné agréablement des « leçons de galanterie, de fourberie, de vengeance, d’ambition ; si elles ne leur avaient appris à conduire habilement une intrigue, à éluder la scrupuleuse vigilance des parents, à surprendre par mille ruses la bonne foi, à ne tendre jamais à faux des pièges à l’innocence, à se défaire avec adresse d’un concurrent, à se venger à coup sûr d’un ennemi, à élever sa fortune sur les débris de celle d’autruiXXXVIII. »

En effet, le spectacle perdrait son agrément, s’il n’était un assemblage vif et séduisant de tout ce qui peut plaire, s’il ne tendait à enchanter l’esprit et les sens par mille charmes, et à attendrir le cœur par tout ce que les passions ont de plus fin et de plus insinuant.

On veut être ému et touché par le spectacle ; la scène languit, si elle n’irrite quelques passions, et, quand les acteurs nous laissent immobiles, nous sommes indignés de ce qu’ils n’ont pas su troubler notre repos, ni blesser notre innocence. Mais quand par leur art ils savent donner un merveilleux relief aux leçons flatteuses qu’ils débitent, ils excitent l’admiration des spectateurs et insinuent dans leur cœur une passion vive et ardente, qui y fait des progrès d’autant plus rapides qu’elle y trouve des dispositions plus favorables. Ceux-ci, à force de goûter ce qui les enchante, trouvent des charmes dans les pièges qu’on leur tend, et ils se savent bon gré d’être tentés.

{p. 85}

Ils s’apprivoisent aisément avec ce qui leur plaît, quelque danger qui s’y trouve. La douceur du poison leur en fait oublier les suites funestes ; ils ne voient plus rien de honteux dans les passions, dès qu’elles ont été déguisées et embellies par l’art ; et, à force d’admirer et d’applaudir, ils y apprennent à ne rougir de rien XXXIX.

Or, sied-il bien à des personnes vertueuses de se montrer dans des lieux où on ne va que pour donner et recevoir des leçons publiques de libertinage ; où le cœur, exposé à tous les traits de la volupté, ne trouve de plaisir qu’à en recevoir de profondes blessures ? leur sied-il bien d’aller se confondre avec des gens oisifs et corrompus dont l’imagination dépravée par l’oisiveté et l’amour du plaisir ne se repaît que d’aventures scandaleuses, que de fables obscènes, n’engendre que des monstres et n’inspire que des forfaits ? Comment est-il possible de conserver son innocence au milieu de tant d’éléments de corruption ?

{p. 86}

CHAPITRE VI.
Les spectacles produisent et favorisent l’incrédulité. §

« Et qui peut parmi nous approuver une scène
Où règne avec éclat l’impiété païenne ;
Où l’on voit chaque jour les démons encensés
Rétablir par nos mains leurs autels renversés ? »

Bardou.

La passion excessive des théâtres a produit l’oisiveté et le luxe : ces deux causes réunies ont occasionné le débordement d’une licence effrénée. Celle-ci a enfanté l’impiété et l’irréligion, qui à son tour a fait pulluler les meurtres, les duels, les suicides, et enfin une indépendance monstrueuse qui a déjà renversé le trône sur les débris de l’autel, et qui nous prépare encore de funestes catastrophes. L’effet de la mythologie dans les théâtres est d’embellir les aventures romanesques : la religion n’y est traitée qu’avec indécence. Les dieux, les autels, les prodiges, les prêtres n’y paraissent que pour être la matière d’un indigne parallèle : ils n’y sont soufferts que pour engager adroitement les spectateurs à confondre avec de faux cultes le culte véritable, et n’y sont marqués que du sceau de la haine et du mépris. Sous l’emblème {p. 87}des fausses religions on attaque la véritable : Mahomet, les Vestales, Eugénie, Argillan, Virginie, Olinde, Sophronie, l’honnête Criminel, les Lois de Minos, les Guèbres et beaucoup d’autres en sont des preuves. On y fait semblant de n’en vouloir qu’aux abus, et sous ce prétexte on y peint des plus noires couleurs les dogmes et les pratiques les plus respectables. On s’efforce d’y représenter, par la bouche des infidèles ou des apostats, les chrétiens comme des fanatiques d’un autre ordre, et d’y semer des traits les plus marqués contre les dogmes de la religion chrétienne. Ces tableaux tragiques remplissent l’imagination d’idées fausses qui affaiblissent presque toujours dans l’âme des spectateurs le respect qu’ils doivent avoir pour elle.

« Il n’y a peut-être point de gens, dit Bayle, qui puissent se donner plus de carrière, en fait de maximes impies et libertines, que ceux qui composent des pièces de théâtre ; car, si on voulait leur faire un crime de certaines licences qu’ils prennent, ils ont à répondre qu’ils ne font que prêter à des profanes ou à des personnes dépitées contre la fortune les discours que le vraisemblable exige. Quand on n’aurait pas à imputer à un auteur d’une tragédie tous les mauvais sentiments qu’il étale, il y a des affectations qui découvrent ce qu’on doit mettre sur son compte. »

{p. 88}

Il n’arrive que trop souvent qu’ils emploient, sans détour, le langage de l’impiété ; il faut des traits hardis pour réveiller l’attention, et pour flatter le goût peu chrétien du siècle. C’est un moyen sûr d’être applaudi et d’en imposer aux sifflets du parterre. Molière n’avait aucun besoin de cette précaution pour mériter son suffrage. Cependant il a joué la dévotion sous le masque de l’hypocrisie. Ce comédien, disciple de Lucrèce, fait paraître dans le Tartuffe le plus perfide et le plus scélérat de tous les hommes avec tous les dehors de la piété ; les ridicules forcés qu’il jette sur la fausse dévotion retombent sur la vraie dévotion par les applications que la malignité en fait à ceux qui professent celle-ci de bonne foi. Corneille et Racine, dont la foi n’a jamais été suspectée, et qui même ont eu, dit-on, des alternatives de piété en travaillant pour le théâtre, emportés par la fougue de leur imagination, ont avancé une infinité de maximes blasphématoires, et ont sacrifié la raison, la probité, la foi, à la satisfaction d’éclore une prétendue belle pensée.

On dira peut-être que ce sont des païens qu’ils font parler, lesquels, s’étant formé une autre idée que nous de la Divinité, se moquaient de l’impuissance et de la méchanceté de leurs dieux. J’en conviens, mais ce sont des chrétiens qui leur mettent ces blasphèmes dans la bouche. Jugerait-on, en assistant à la représentation de leurs tragédies, {p. 89}qu’ils n’ont point pensé, en matière de religion, comme Sophocle et Euripide ? Ce sont des héros qu’ils produisent sur la scène, et les sentiments impies qu’ils leur prêtent charment les spectateurs et attirent leurs suffrages. Ceux-ci prennent du dégoût pour des mystères qu’ils voient tourner en ridicule, du dégoût ils passent au mépris, du mépris à l’incrédulité. On s’accoutume insensiblement à confondre les objets de l’idolâtrie avec les objets de la foi chrétienne. Voilà une des sources du déisme, qui fait aujourd’hui des progrès si rapides. On ignorait ce monstre, tandis que ce qu’on appelle la bonne comédie était ignorée. Le rétablissement de cette partie des lettres a fait tomber en décadence la simplicité de la foi. C’est depuis cette époque que les incrédules se sont tellement multipliés qu’un étranger arrivant en France, dans les grandes villes, aurait bien de la peine à se persuader que la religion chrétienne fût la religion de l’Etat.

{p. 90}

CHAPITRE VII.
Les spectacles favorisent les suicides. §

« Rebus in angustis facile est contemnere vitam.
Fortiter ille facit qui miser esse potest. »

Mart. Ep. LVII, lib. II.

Le mal que causent les spectacles s’étend beaucoup plus loin qu’on ne pense ; ils n’attaquent pas seulement la pudeur et la foi, ils favorisent encore l’orgueil, l’ambition, la jalousie, la vengeance, le désespoir. En donnant à ces vices un air de grandeur, ils les rendent plus dangereux, et les font entrer plus facilement dans les âmes bien nées. Quel rôle joueraient sur le théâtre les vertus chrétiennes, comme le silence, la patience, la modération, la sagesse, la pauvreté et la pénitence ? Elles ne seraient guère propres à divertir les spectateurs. Ceux qui ont voulu faire paraître des saints sur la scène ont été contraints de leur donner un air de fierté incompatible avec l’humilité chrétienne, et de leur mettre dans la bouche des discours plus propres à des héros de l’ancienne Rome qu’à des saints et à des martyrs.

Le vice s’embellit sur la scène, les maximes qui {p. 91}feraient horreur dans le langage ordinaire, s’y produisent impunément, y prennent même un air de noblesse et d’élévation. C’est peu d’y étaler des exemples qui instruisent à pécher ; on en fait des conseils et même des préceptes. C’est ainsi que le théâtre nous représente le suicide, qui est en lui-même le plus grand crime qu’un chrétien puisse commettre, comme une action héroïque et comme un devoir, quand on ne peut se soustraire autrement aux rigueurs de l’infortune. Virgile a placé Didon, qui s’était tuée elle-même, dans un lieu des enfers plein de tristesse, et parmi les imagines analogues à son désespoir. Molière, plus corrompu que les païens dans sa morale, représente deux amants de Psyché qui se sont précipités du haut d’un rocher, jouissant après la mort, dans des jardins délicieux, d’une tendresse agréable : une éternelle nuit n’ose chasser le jour qui les éclaire. La plupart des pièces tragiques sont pleines de cette sorte de fureur, qu’on nomme force d’esprit, mais qui n’est au fond qu’une faiblesse occasionnée par un chagrin qu’on n’a pas le courage de surmonter. Comme elles font valoir la force au détriment de la raison, le courage au détriment de la prudence, l’homme le plus fougueux, le plus impétueux et le plus violent y paraîtra aimable, et plaira davantage par sa fureur, par sa haine et par sa rage, que celui qui n’a que la vertu pour briller. S’il se tue dans un moment {p. 92}de désespoir, il paraît mourir noblement. « De même que la lecture des romans rend l’esprit romanesque, l’assiduité au théâtre rend aussi l’âme tragique. S’il se trouve parmi les spectateurs un malheureux réduit au désespoir, ou qui, au premier jour, se trouvera dans cette affreuse situation, n’est-il pas à craindre que l’exemple de tant de héros, qu’il a vus se délivrer de la vie, ne se retrace dans son imagination, et ne le porte à cette fatale extrémitéXL », suivant cette maxime que Voltaire met dans la bouche de Mérope :

« Quand on a tout perdu, quand on n’a plus d’espoir,
La vie est un opprobre et la mort un devoir. »
{p. 93}

CHAPITRE VIII.
Les spectacles favorisent les duels. §

« Sans ternir votre fer d’un indigne attentat,
Laissez vivre et vivez pour le bien de l’Etat. »

de La Monnaie.

« Quel usage plus ridicule, dit Jean-Jacques Rousseau, que celui qui présente l’opinion la plus extravagante et la plus barbare qui jamais entra dans l’esprit humain, savoir, que tous les devoirs de la société sont suppléés par la bravoure, qu’un homme n’est plus fourbe, fripon, calomniateur, qu’il est civil, humain, poli, quand il sait se battre ; que le mensonge se change en vérité, que le vol devient légitime, la perfidie honnête, l’infidélité louable, sitôt qu’on soutient tout cela le fer à la main ; qu’un affront est toujours bien réparé par un coup d’épée, et qu’on n’a jamais tort avec un homme, pourvu qu’on le tue ! Telle est la force de certains préjugés, qui, tout opposés qu’ils sont à la raison, se soutiennent toujours, et que les rois, armés de toute la force publique, ne peuvent détruire, parce que l’opinion, reine du monde, n’est point soumise au {p. 94}pouvoir des rois qui en sont eux-mêmes esclaves. N’est-ce pas un concert bien entendu entre l’esprit de la scène et celui des lois, qu’on aille applaudir au théâtre ce même Cid qu’on irait voir pendre à la Grève, si la force des lois ne se trouvait pas inférieure à celle des vices qu’elles réprimentXLI ? »

Ces maximes perverses, qui ne sont pas moins opposées à la religion qu’à la raison, sont préconisées dans une infinité de pièces tragiques. On y déprécie le courage qui supporte les injures, on y loue cette fausse bravoure qui ne sait point pardonner. On y fait entendre qu’on doit conserver son honneur aux dépens de la vie de quiconque ose le flétrir, et que, pour le réparer, il est indispensable de tuer un agresseur. Meurs ou tue, tel est le conseil barbare qu’un père chrétien donne à son fils. Ces maximes font sur l’esprit des spectateurs de mauvaises impressions, sans même qu’ils s’en aperçoivent, affaiblissent l’horreur qu’ils ont pour ce crime, le leur font regarder comme une action héroïque, et les disposent à le commettre eux-mêmes lorsque l’occasion s’en présentera.

Si on ne parlait des duellistes que comme des gens insensés, comme ils le sont en effet, si on représentait ce faux honneur comme une chimère et une folie, et la vengeance comme une action lâche, comme un crime énorme, les mouvements de colère que sentirait une personne offensée seraient {p. 95}infiniment plus lents ; mais ce qui les rend si vifs, c’est qu’on s’imagine qu’il y a de la lâcheté à souffrir une injure. Les théâtres, qui ne cessent de le répéter, contribuent beaucoup à fortifier cette impression ; l’esprit s’y abandonne sans réserve, et sent avec plaisir les mouvements qu’ils inspirent, et le dispose à en ressentir de semblables dans l’occasion. Voilà ce qui rend la vengeance si active qu’elle est presque toujours prête à laver dans le sang la moindre injure ; voilà la source funeste de cette foule de duels qui portent si souvent la désolation dans les meilleures familles.

{p. 96}

CHAPITRE IX.
Les spectacles nuisent au bonheur et à la stabilité des gouvernements. §

« La volupté nous séduit,
Son poison abrutit l’âme
De l’insensé qui la suit ;
Les provinces ravagées
Et les villes saccagées
Doivent leurs maux à ses traits. »

Parnasse Chrétien, tom. II.

On voit que dans les grandes villes, qui sont communément des sentines infectées par le vice, les usages et les institutions humaines, loin de rendre les citoyens plus sages et plus heureux, contribuent très souvent à les rendre insensés et misérables. Leurs folies et leurs maux sont encore aggravés et multipliés par le luxe, la vanité, la passion du plaisir. La contagion du vice les environne de toutes parts. Tout les invite à la débauche et à la dépravation. Les spectacles sont pour eux des écoles de vice, des lieux privilégiés destinés à irriter leurs passions, des écueils où leur innocence, attaquée par leurs yeux, par leurs oreilles, séduite par les maximes d’une morale lubrique et {p. 97}par des danses lascives, s’expose à des naufrages continuels. N’est-il pas à craindre que la nation où l’usage des spectacles s’est établi ait le même sort que les Grecs et les Romains, qui ne furent détruits que pour s’être livrés à la mollesse ?

« Tant que les Grecs furent sobres, ennemis du luxe, partisans de la vertu, ils vainquirent les Perses, ils firent échouer les projets de leurs ennemis ; mais, lorsqu’après la bataille de Marathon et de Salamine, ils commencèrent à aimer l’oisiveté, et que l’amour pour les spectacles les leur rendit nécessaires, leur gloire et leur liberté s’évanouirent bientôt. Aristophane, Eschyle, Sophocle, Euripide préparèrent à Philippe, qui vint peu d’années après eux, la conquête de la Grèce et la servitude d’Athènes. Les citoyens de cette ville, autrefois si formidable à ses ennemis, étaient plus occupés des spectacles et des fêtes que des projets de Philippe. Pour en être convaincu, il n’y a qu’à lire les Oraisons de Démosthène, qui reprochait sans cesse à ses concitoyens leur oisiveté et leur amour outré pour les spectacles.

« Les Romains eurent le même sort que les Grecs : ils durent toute leur gloire à l’éducation de leurs premiers ancêtres et à la vie laborieuse qu’ils menaient. Mais après qu’ils eurent vaincu les Carthaginois et qu’ils se furent enrichis des dépouilles de la Grèce, ils vécurent dans le luxe ; ils perdirent également le courage de l’âme et la force du corps, {p. 98}ils se divisèrent bientôt en différentes parties pour trouver de quoi contenter leurs passions. Le peuple suivit l’exemple des grands, et la fin des troubles de la république fut celle de la liberté. Alors les empereurs enchérirent encore sur les chefs des guerres civiles, qui, pour gagner l’amitié du peuple, lui avaient donné des fêtes et l’avaient accoutumé aux spectacles les plus superbes. Les Romains, soumis aux maîtres que leur nommaient des soldats séditieux, ne voulurent plus que des théâtres. Ils devinrent si peu attachés à la gloire de leur patrie, que les barbares ruinèrent l’Empire et le détruisirent avec autant de facilité que les Romains en avaient eu, dans le temps de leur grandeur, à conquérir les Etats de plusieurs souverains asiatiques, plongés dans le luxe et la mollesse.

« Après l’empire d’Occident, celui d’Orient commença à dépérir par les mêmes raisons qui avaient causé la perte du premierXLII. » Ce fut au théâtre que prirent naissance les deux factions qui partagèrent l’Empire sous Justinien.

Les Français furent heureux tant qu’ils furent unis, tant qu’ils eurent du respect pour la religion et les lois, tant qu’ils aimèrent leur Dieu et leur roi ; mais, dès que les théâtres retentirent des maximes impies et libertines, leur bonheur disparut avec leurs vertus. L’impiété qu’on y professait ouvertement fit éclore et fortifia en eux {p. 99}des passions fougueuses qui portèrent le trouble et la désolation dans l’Etat, et qui finirent par détruire le trône sur les débris de l’autel.

La plaie que les théâtres ont faite à la France n’est point encore fermée ; elle s’entretient et s’agrandit chaque jour par les leçons d’indépendance et d’insubordination qu’y reçoivent des hommes qui ne sont déjà que trop disposés à secouer le joug de l’obéissance.

La vue des conspirateurs qui paraissent sur le théâtre avec honneur, qui y sont applaudis et récompensés, diminue l’horreur qu’on a pour la révolte, la fait même regarder comme un devoir sacré, et enhardit à réaliser ce qu’on ne voit qu’en peinture.

Je sais que les gouvernements qui tolèrent les spectacles le font par politique, les regardant comme un mal nécessaire, se persuadant que le peuple qui s’en amuse est moins porté aux séditions, moins occupé d’intrigues et de cabales. Mais, en supposant que les gouvernements ne puissent pas sans danger supprimer les théâtres, ni en diminuer le nombre, chose qui ne paraît pas croyable, ne courent-ils pas des dangers infiniment plus grands en s’exposant aux atteintes mortelles que leur portent chaque jour des pièces vraiment immorales, qui, à la faveur du plaisir qu’elles procurent, font couler dans l’âme des spectateurs le poison des plus désolantes doctrines, {p. 100}et qui, par des allusions perfides et adroitement ménagées auxquelles l’art des acteurs ajoute encore un merveilleux relief, ne sont propres qu’à nourrir et à fortifier cet esprit d’insubordination qui de nos jours a fait tant de ravages, et qui est encore bien éloigné d’être entièrement anéanti ? Ne peut-on pas dire avec justice que dans ce cas le remède devient pire que le mal, que loin de le guérir il lui donne un nouveau degré de malignité et le rend souvent incurable ?

Quand même ces pièces de théâtre ne contiendraient rien de formellement séditieux, ne suffit-il pas, pour nuire au bonheur et à la stabilité des gouvernements, qu’elles aient une teinte irréligieuse et libertine, et qu’elles insinuent dans les cœurs la mollesse et la volupté ? S’il est vrai, comme on ne peut en douter, que tout ce qui concourt à l’abolition des principes religieux et moraux, concourt également à la destruction des empires, ne s’ensuit-il pas évidemment que ces pièces de théâtre, en établissant le règne des sens sur les débris de la morale, minent et corrodent les fondements de l’édifice social, lui creusent un abîme profond vers lequel elles le poussent insensiblement, et qui finira par l’engloutir, si la main puissante de Dieu ne vient à son secours ?

On dira peut-être que nous nous alarmons de ce qui ne devrait nous donner aucune inquiétude. Mais ne nous est-il pas permis d’avoir des {p. 101}craintes sur le sort de notre patrie, lorsque nous voyons s’élever à grands frais, jusque dans les plus petites villes, des théâtres dont la structure riche et élégante, dont les décorations magnifiques et somptueuses qui, en formant un affreux contraste avec la misère et le dénuement des églises en ruines, n’attestent que trop l’affaiblissement de la foi et la décadence de la religion, qui est la base et l’appui du trône. Des chrétiens zélés pourraient-ils voir sans douleur, d’un côté les temples du Seigneur abandonnés et déserts, et de l’autre les théâtres, ces temples élevés au démon, regorger continuellement d’adorateurs qui vont en foule offrir à cet esprit de ténèbres leur encens et leurs hommages, qui témoignent un mépris dédaigneux pour les solennités religieuses, qui ne connaissent les jours spécialement consacrés au Seigneur que pour les profaner en se livrant à des divertissements souvent criminels et toujours dangereux ?

Ne peut-on pas dire que cette multitude a oublié et apostasié son Dieu ? Mais quand on a oublié et abandonné son Dieu, on n’est pas éloigné d’oublier et d’abandonner son roi qui en est le représentant. Quelque solidement affermi que soit un trône, peut-il rester debout sur le passage d’un torrent dévastateur qui a déjà renversé les autels du Tout-Puissant, et qui en entraîne dans son cours rapide les débris épars ?

{p. 102}

CHAPITRE X.
Les spectacles ne sont propres qu’à rendre romanesques ceux qui les fréquentent. §

« Pénélope venit, abiit Helena. »
C’était une Pénélope que le théâtre a changée en Hélène.

Martial.

Comme on ne représente sur le théâtre que des aventures galantes et extraordinaires, et que les discours de ceux qui y parlent sont assez éloignés de ceux dont on se sert dans la vie commune, on y prend insensiblement une disposition d’esprit romanesque et licencieuse, on se remplit la tête de héros et de héroïnes. On perd par degrés le discernement du juste et de l’injuste ; on accoutume son cœur à tout, on lui apprend le secret de ne rougir de rien ; on le dispose à ne pas condamner des sentiments qu’il a excusés et loués dans les autres. On ne voit plus rien de honteux dans les passions dont on craignait autrefois jusqu’au nom, parce qu’on les voit toujours déguisées sur la scène, embellies par l’art, justifiées pas l’esprit du poète, et mises à dessein avec les vertus et les mérites dans les personnes qui y sont représentées {p. 103}comme des héros. Ces passions que le théâtre excite sont d’autant plus dangereuses, que le plaisir qu’elles causent n’est point mêlé de ces peines et de ces chagrins qui suivent les autres passions, et qui servent quelquefois à en corriger : car ce qu’on voit dans les autres touche assez pour faire plaisir, et ne touche pas assez pour tourmenter. C’est en cela que consistent l’artifice, l’illusion et le danger du théâtre : car on ne se défie pas de l’amour ni de l’ambition, quand on n’en fait que sentir les mouvements sans en éprouver les inquiétudes. Cela arrive toujours, quand on n’en voit que l’image ; mais l’image ne peut plaire sans remuer le cœur, sans l’amollir et le corrompre, sans échauffer l’imagination et sans mettre du faux dans l’esprit.

Les femmes, flattées des adorations qu’on rend à leur sexe sur le théâtre, s’habituent à être traitées en nymphes et en déesses. Qu’en arrive-t-il ? Elles dédaignent de s’abaisser jusqu’à s’occuper des soins de leurs maisons. Elles abandonnent aux femmes du peuple la connaissance des détails que les mœurs réservaient aux mères de famille ; elles aiment mieux exercer ces talents séducteurs dont Salluste faisait un reproche à Simpronia, comme de savoir danser et chanter mieux qu’il ne convient à une honnête femme. Les jours ne leur paraissent pas assez longs pour orner et embellir leurs personnes, afin de s’attirer plus d’hommages {p. 104}et d’encens. La gloire d’avoir une cour, qu’elles se flattent de ne devoir qu’à leurs charmes, est le sujet dont elles s’amusent le plus. Et les maris sont négligés, oubliés et souvent méprisés, parce qu’il n’est ni de la décence, ni de l’usage qu’ils aient pour elles toutes ces fades et ridicules complaisances que les petits-maîtres ont pour leurs héroïnes de coulisses, et pour ces femmes qu’une affaire de cœur n’effarouche pas. Aussi leurs écarts d’amours ne sont-ils ordinairement que des imitations de ce qu’elles ont vu sur le théâtre, où elles voient à découvert ce qui, dans le monde, ne s’opère que mystérieusement.

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CHAPITRE XI.
Les pères et mères perdent leurs enfants en les conduisant ou en leur permettant d’aller aux spectacles. §

« On y boit à longs traits l’oubli de ses devoirs. »

Henriade, chant IX.

« Communément jusqu’à l’âge de dix ans les enfants sont bien élevés. Depuis dix ans jusqu’à quinze, l’éducation faiblit et les enfants commencent à être gâtés par leurs pères et mères. Enfin, depuis quinze ans jusqu’à vingt, les jeunes gens, maîtres de leurs actions, achèvent eux-mêmes de se corrompre. Les parents sont souvent plus occupés de l’apparence, de l’extérieur, que du fond ou de l’essentiel de l’éducation de leurs enfants. On ne s’attache à leur apprendre que la politesse, les belles manières et l’usage du monde ; en sorte qu’à dix ans ils sont en état de paraître dans ce qu’on appelle les meilleures compagnies, où on a grand soin de les présenter. C’est là qu’ils entendent parler de toutes sortes de matières qui peuvent ou exciter leur curiosité ou développer les germes de leurs passions ; c’est là que, dans un {p. 106}âge encore tendre et si susceptible des impressions du vice, ils commencent à le connaître et à se familiariser avec lui.

« Ces principes de corruption reçoivent une nouvelle force des spectacles publics où les pères et mères ont l’imprudence de les conduire. Or, quelles atteintes mortelles ne doivent pas donner à leur innocence le nombre infini de maximes empestées qui se débitent dans les tragédies, dans les opéras, et les images licencieuses que présentent les comédies ? Ils ne les effacent jamais de leur mémoire. Ils y voient des grands, des personnes élevées en dignité, des vieillards y applaudir. Ils s’imaginent que tout ce qu’on leur expose est à retenir : ils agissent en conséquence, lorsqu’ils jouissent de leur liberté, et les voilà corrompus dans le cœur et l’esprit pour tout le reste de leur vie. Mais, dit-on, quel inconvénient y a-t-il qu’ils entendent parler de la passion de l’amour ? il faut bien qu’ils la connaissent tôt ou tard. C’est ce que je suis bien éloigné de croire ; on doit toujours ignorer le libertinage. Mais, quand cette passion serait traitée avec plus de réserve sur le théâtre, il n’y aurait pas moins d’inconvénients, et, si j’ose le dire, moins de cruauté à leur donner, sur une matière si délicate, des leçons prématurées et infiniment dangereuses, et à leur faire encourir le risque de perdre leur innocence avant qu’ils sachent quel est son prix, et combien cette perte {p. 107}est affreuse et irréparable. Mais les parents s’intéressent-ils à leur conserver cette vertu, s’ils n’en connaissent pas eux-mêmes le prix ? Néanmoins ils sont ensuite au désespoir, quand leurs enfants donnent dans des désordres préjudiciables à leur fortuneXLIII. »

Quel jugement terrible n’ont pas à craindre les pères et mères qui, par leurs exemples, ont inspiré à leurs enfants le goût et l’amour du théâtre ? Obligés encore plus que les autres à s’interdire la fréquentation des spectacles si pernicieux pour la jeunesse, ne se rendent-ils pas coupables devant Dieu de toutes les suites qu’elles peuvent avoir à l’égard de leurs enfants ? et n’est-ce pas sur eux principalement que tombe la malédiction lancée par Jésus-Christ contre ceux qui sont une occasion de chute pour les petits et les faibles ? « Pères faibles, mères imprudentes, gouverneurs indignes de l’être, en conduisant aux spectacles vos enfants ou vos élèves, vous leur présentez vous-mêmes la coupe empoisonnée du plaisir et de la volupté. N’y boiront-ils pas assez tôt sans vous ? leurs passions ne se réveilleront-elles pas assez d’elles-mêmes ? faut-il encore les faire naître d’avance ou les irriterXLIV ? »

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CHAPITRE XII.
La représentation des pièces de théâtre est plus dangereuse que la lecture. §

« Que tu sais bien, Racine, à l’aide d’un acteur,
Emouvoir, étonner, ravir un spectateur !
Jamais Iphigénie, en Aulide immolée,
Ne coûta tant de pleurs à la Grèce assemblée,
Que dans l’heureux spectacle à nos yeux étalé
N’en a fait sous son nom verser la Chammeslé. »

Boileau à Racine.

Ce qui rend la représentation d’une pièce de théâtre beaucoup plus dangereuse que la lecture, c’est que le lecteur n’est sensible qu’aux grâces du style, qu’à la beauté des pièces : au lieu que le spectateur est exposé à tous les charmes d’une déclamation animée, de ce langage muet, si éloquent, si persuasif, si séduisant, qui, par un geste, parle aux yeux et pénètre le cœur, donne de la vivacité aux passions, de la force aux discours, qui exprime dans toute leur énergie les mouvements de l’âme que le poète n’a fait que rendre faiblement ; qui fait illusion sur la fausseté des pensées et des maximes, qui fait applaudir au {p. 109}mensonge avec plus de chaleur qu’on applaudirait à la vérité. Qu’on joigne à tout cela la voix séduisante, les attitudes étudiées d’une actrice qui n’épargne rien pour séduire le cœur, et s’attirer le tribut d’éloges qu’on peut rendre aux grâces et à la beauté d’un sexe qui n’a pas besoin de tant d’art pour nous séduire. Qu’on y joigne encore les enchantements et l’ensemble du spectacle, on ne pourra s’empêcher de convenir qu’il n’y a point de comparaison à établir entre la représentation animée et la lecture tranquille d’une pièce dramatiqueXLV.

« La déclamation théâtrale n’est pas une sèche répétition où la mémoire fait tout ; c’est une nouvelle composition. La richesse et la diversité des expressions qu’elle fournit est étonnante. Roscius soutenait à Cicéron que l’éloquence ne peut pas avoir plus d’expressions différentes pour exprimer une même chose que l’art du théâtre offre de différents mouvements pour la faire sentir. Ce fut apparemment pour le prouver qu’il fit un Traité de la comparaison de l’art théâtral avec l’éloquence. Ce traité n’est pas venu jusqu’à nous. Au reste, ce fameux comédien avait beaucoup de prétentions sur sa thèse, par la perfection où il avait porté son art. Elle était telle, que Cicéron dit que le nom de Roscius était attribué à tous ceux qui excellaient dans quelque genre.

« Ce fut encore plus par l’habileté des acteurs {p. 110}que par le mérite des drames que le théâtre des Romains attirait tant de spectateurs. Quintilien dit que les comédiens embellissaient les pièces des plus mauvais poètes avec tant de succès, que celles qu’on n’aurait pas voulu placer dans une bibliothèque étaient jouées avec applaudissementsXLVI. »

Il n’est en effet point de drames, quelque parfaits qu’ils puissent être, qui ne soient dépendants du jeu des acteurs. Cela est si vrai que le sénat de Melpomène et de Thalie ne se chargerait pas d’une pièce sur la simple lecture. Il faut qu’elle soit déclamée dans le sanhédrin, où l’on juge si elle peut être exposée au public ou non, c’est-à-dire, si on a lieu d’espérer que les spectateurs se sentiront fortement affectés des sentiments passionnés que le poète se propose d’exciter. Voilà l’objet de toutes les pièces dramatiques ; et c’est ce qui en rend même la lecture souvent pernicieuse. Aussi Quintilien ne voulait pas qu’on la permît aux jeunes gens, tant que leurs mœurs ne seraient pas en sûreté.

{p. 111}

CHAPITRE XIII.
L’Opéra est le plus dangereux de tous les spectacles. §

« L’épouse que tu prends, sans tache en sa conduite,
Aux lois de son devoir règle tous ses désirs.
Mais qui peut t’assurer, qu’invincible aux plaisirs,
Chez toi, dans une vie ouverte à la licence,
Elle conservera sa première innocence ?
Par toi-même bientôt conduite à l’opéra,
De quel air penses-tu que ta sainte verra
D’un spectacle enchanteur la pompe harmonieuse,
Ces danses, ces héros à voix luxurieuse ?
Entendra ces discours sur l’amour seul roulant,
Ces doucereux Renaud, ces insensés Roland ;
Saura d’eux qu’à l’amour, comme au seul dieu suprême,
On doit immoler tout, jusqu’à la vertu même ;
Qu’on ne saurait trop tôt se laisser enflammer ;
Qu’on n’a reçu du ciel un cœur que pour aimer ;
Et tous ces lieux communs de morale lubrique
Que Lully réchauffa des sons de sa musique ?
Mais de quels mouvements, dans son cœur excités,
Sentira-t-elle alors tous ses sens agités ?
Je ne te réponds pas, qu’au retour moins timide,
Digne écolière enfin d’Angélique et d’Armide,
Elle n’aille à l’instant, pleine de ces doux sons,
Avec quelque Médor pratiquer ces leçons. »

Boileau, Sat. X.

Il serait difficile de montrer avec plus d’évidence la séduction de la scène lyrique, et d’en {p. 112}mieux décrire les funestes et inévitables influences sur la femme la plus pure, qu’on y conduirait, que ne le fait Boileau dans les vers que nous venons de citer.

En effet, « le théâtre lyrique n’offre à l’âme que l’ivresse des vains plaisirs et les charmes de la séduction. C’est là que la volupté entre par tous les sens, que tous les arts concourent à l’embellir, que la poésie ne rime presque jamais que l’amour et ses douceurs ; que la musique fait entendre les accents des passions les plus vives ; que la danse retrace aux yeux ou rappelle à l’esprit les images qu’un cœur chaste redoute le plus ; que la peinture ajoute à l’enchantement par ses décorations et ses prestiges ; qu’une espèce de magie nous transporte dans les pays des fées, à Paphos, à Cythère, et nous fait éprouver insensiblement toute la contagion de l’air impur qu’on y respire ; c’est là que tout nous dit de céder sans résistance aux attraits du penchant ; c’est là que l’âme amollie par degrés perd toute sa force et son courage ; qu’on languit, qu’on soupire, qu’un feu secret s’allume et menace du plus terrible embrasement ; que des larmes coulent pour le vice, qu’on oublie ses vertus, et que, privé de toute réflexion, réduit à la faculté de sentir, lié par de honteuses chaînes, mais qui paraissent des chaînes de fleurs, on ne sait pas même s’indigner de sa faiblesseXLVII. »

Aussi Riccoboni, auteur et comédien tout à la {p. 113}fois, après être convenu que, dès la première année qu’il monta sur le théâtre, il ne cessa de l’envisager du mauvais côté, déclare qu’après une épreuve de cinquante années, il ne pouvait s’empêcher d’avouer que rien ne serait plus utile que la suppression entière de tous les spectacles. Le théâtre, selon lui, était dans ses commencements le triomphe du libertinage et de l’impiété, et il est, depuis sa correction, l’école des mauvaises mœurs et de la corruption. Il voulait qu’on le réformât en ce qui concerne la tragédie et la comédie ; mais pour l’opéra, il prétend que ce spectacle est si dangereux qu’il mériterait plutôt d’être supprimé que d’être réformé. La musique et la danse, qui en sont l’âme, lui paraissent être des écueils où la modestie et la pudeur échouent presque toujoursXLVIII.

Le caractère de l’opéra, dit La BruyèreXLIX, est de tenir les esprits, les yeux et les oreilles dans un égal enchantement. On y emploie tous les ressorts, toutes les machines et toutes les décorations qui peuvent le plus l’augmenter et l’embellir, afin que le merveilleux qu’on s’attache à y faire briller puisse soutenir les spectateurs dans la douce illusion qu’ils viennent y chercher.

Le son des voix et des instruments enflamme les désirs, ôte à l’esprit toute sa force, corrompt les bonnes mœurs, excite impétueusement les affections indécentes. Comme on met dans les {p. 114}opéras bouffons, dans les comédies à ariettes l’indécence en action ; comme tout conspire à faire perdre la pudeur, d’abord par le sujet qui est contre la décence, ensuite par l’intrigue et l’action qui forment des images séduisantes, par des détails qui respirent la passion même ; comme enfin tout peint et célèbre la volupté, ou la fait pénétrer par les yeux et par les oreilles jusque dans le fond de l’âme ; l’harmonie d’une musique voluptueuse achève de porter l’ivresse dans les sens des spectateurs.

« Si Lully a excellé dans son art, dit Bossuet8, il a dû proportionner, comme il l’a fait, les accents de ses chanteurs et de ses chanteuses à leurs récits et à leurs vers. Et ces airs tant répétés dans le monde ne servent qu’à insinuer les passions les plus décevantes, en les rendant plus agréables et plus vives par les charmes d’une musique, qui ne demeure si facilement imprimée dans la mémoire que parce qu’elle prend d’abord l’oreille et le cœur. Il ne sert de rien de répondre qu’on n’est occupé que du chant et du spectacle, sans songer aux sens des paroles ni aux sentiments qu’elles expriment : car c’est précisément le danger que pendant qu’on est enchanté par la douceur de la mélodie, ou étourdi par le merveilleux du spectacle, les sentiments s’insinuent sans qu’on y pense, {p. 115}et plaisent sans être aperçus. Mais il n’est pas nécessaire de donner le secours du chant et de la musique à des inclinations déjà trop puissantes par elles-mêmes, »

Bossuet voulut un jour éprouver quel pouvait être l’effet de ce jeu d’instrument qu’on appelle le coup d’archet. Il fit venir chez lui les meilleurs musiciens de la capitale, et leur dit d’exécuter ce que tout le public regarde avec justice comme un chef-d’œuvre de la musique instrumentale. Le premier essai suffit pour l’ébranler, de manière qu’il congédia sur-le-champ ces habiles artistes ; et, par ce prélude, il jugea des funestes impressions de tout le spectacle de l’opéra.

En effet, on n’y entend retentir que des airs efféminés de ce genre de musique, auquel Quintilien reproche de contribuer à éteindre et à étouffer en nous ce qui peut nous rester encore de force et de vertu. « Musica nunc in scenis effœminata, si quid in nobis virilis roboris manebat, excidit. » Quint. lib. I, cap. x.

« Il ne faut cependant pas attribuer à la musique les abus qu’on en fait. C’est un art agréable, et même ses triomphes sur nos organes sont quelquefois salutaires. On a recours pour certaines maladies à l’agitation qu’elle a le pouvoir de causer dans notre cerveauL. » Athénée nous assure que toutes les lois divines et humaines, les talents, les vices et les actions des hommes illustres étaient {p. 116}écrits en vers, et publiquement chantés par des chœurs, au son des instruments ; et nous voyons par nos livres saints que tels étaient, dans les premiers temps, les usages des Israélites.

On doit donc regarder l’invention de la musique comme un présent que Dieu nous a fait pour l’employer à chanter sa gloire, à lui exposer nos besoins, à le remercier de ses dons, à manifester notre joie dans la prospérité, à dissiper nos chagrins dans nos afflictions, à soulager nos peines dans nos travaux, à exciter enfin l’ardeur martiale dans le cœur des combattants. Quint. lib. I, cap. x.

« On n’avait point, dit Jean-Jacques Rousseau, trouvé de moyen plus efficace pour graver dans l’esprit des hommes les principes de la morale et de l’amour de la vertu. Et tout cela n’était point l’effet d’un moyen prémédité, c’était celui de la grandeur des sentiments et de l’élévation des idées, qui cherchaient, par des accents proportionnés, à se faire un langage digne d’elles.

« Mais la musique est aujourd’hui déchue de ce degré de puissance et de majesté, au point que nous pourrions douter de la vérité des merveilles qu’elle opérait autrefois dans le moral, si nous n’en avions l’attestation des meilleurs historiens et des plus graves philosophes de l’antiquité. Elle n’agit plus utilement que dans le physique sur les corpsLI. »

{p. 117}

La musique qui est usitée dans les églises n’a pas même conservé assez de gravité pour l’usage auquel elle est destinée. On y recherche trop le travail, et, comme l’a dit l’abbé du Bos, on y joue trop sur le mot. On n’y doit pas rechercher l’imitation comme dans la musique théâtrale. Les chants sacrés ne doivent point représenter le tumulte des passions, mais seulement la majesté de celui à qui ils s’adressent, et l’égalité d’âme de ceux qui les prononcent. Quoi que puissent dire les paroles, toute autre expression dans le chant est un contresens. Il faut n’avoir, je ne dis pas aucune piété, mais je dis aucun goût, pour préférer dans les églises la musique au plain-chant. Les hymnes sacrées doivent toujours être chantées pour louer Dieu, pour publier ses merveilles et pour attirer son secours ; c’est le seul usage légitime qu’on en puisse faire.

{p. 118}

CHAPITRE XIV.
La fréquentation des spectacles ne peut se concilier avec la vie et les sentiments d’un véritable chrétien. §

« Le théâtre est contraire à ces vœux solennels
Qu’un chrétien, en naissant, fait au pied des autelsLII. »

« Depuis qu’un Dieu fait homme est venu nous apprendre à mortifier nos sens, à combattre nos passions ; depuis que l’Eglise nous a fait promettre de mourir au monde et à ses pompes, à la chair et à ses désirs, à Satan et à ses œuvres ; depuis que l’Evangile, toujours ouvert et toujours expliqué, ne prêche partout que le renoncement aux joies et aux vanités du siècle, il semble que des chrétiens ne devraient pas attendre, pour se déclarer contre les spectacles, qu’on les y contraignît, mais y renoncer d’eux-mêmes et les condamner hautement. Cependant des hommes qui se disent chrétiens ne se contentent pas de se déclarer pour des divertissements si contraires à la religion qu’ils professent, ils courent encore les autoriser par leur présence. Mais, pour leur ouvrir les yeux, il suffit de leur rappeler le véritable esprit du christianisme, {p. 119}et leur faire voir que les spectacles lui sont entièrement opposés dans leur nature et dans leurs effetsLIII.

« Pour comprendre combien les spectacles sont opposés au christianisme dans leur nature, il faut considérer ce que c’est qu’un chrétien, et ce que c’est que le spectacle lui-même, et l’on verra facilement combien l’un est indigne de l’autre.

« Qu’est-ce qu’un chrétien ? Un chrétien, disent les saints Pères, est un citoyen du ciel qui, exilé pour quelque temps dans une terre étrangère, ne doit soupirer qu’après cette patrie céleste, pour laquelle il est destiné ; qui, ne perdant jamais de vue la perfection à laquelle il est obligé de tendre, doit marcher sans cesse dans la voie de Dieu pour y atteindre ; et qui, ne jugeant des choses de la terre que par le rapport qu’elles ont avec l’éternité, s’interdit tout ce qui peut l’attacher au monde, aux créatures, pour ne s’attacher qu’à Dieu. Un chrétien est un homme qui, renonçant du fond de son cœur à tout ce qui flatte les sens, ne doit s’occuper qu’à les mortifier ; qui, ayant fait, comme le saint homme Job, un pacte avec ses yeux, pour ne point les arrêter sur aucun objet qui puisse corrompre la pureté de son âme, doit vivre en ange dans la maison d’argile qu’il habite : un chrétien est un homme dont les oreilles ne doivent entendre que ce qui est bon et édifiant ; qui, tout céleste dans ses pensées, tout spirituel dans {p. 120}ses actions, ne vit que selon Dieu et pour Dieu : un chrétien est un disciple de Jésus-Christ, qui, tout occupé de ce divin modèle, doit le retracer en lui tout entier ; qui adopte la croix pour son partage, qui goûte une vraie joie et une vraie consolation dans les larmes de la pénitence ; qui, toujours armé du glaive de la mortification, pour soumettre la chair à l’esprit, doit combattre sans cesse ses inclinations, réprimer ses penchants : un chrétien est un homme qui, convaincu que tout ce qui est dans le monde n’est, comme le dit saint Jean, que concupiscence de la chair, concupiscence des yeux et orgueil de la vie, ne voit dans ces assemblées que périls, dans ces plaisirs que crimes ; et qui, en marchant à travers les créatures, doit craindre d’en être souillé : un chrétien est un homme mort au monde, mort à lui-même, et aussi différent des enfants du siècle que la lumière l’est des ténèbres ; enfin, un chrétien est un autre Jésus-Christ qui le représente, qui l’imite dans toutes ses actions, qui pense comme lui, qui non-seulement s’est engagé à marcher sur ses traces, mais qui a encore juré de ne jamais s’en écarter ; voilà ce que c’est qu’un chrétien.

« Or, pour savoir si cette idée peut s’allier avec celles des spectacles, il suffit d’examiner ce que c’est que le spectacle ; il suffit de remarquer, avec Tertullien, que c’est une assemblée d’hommes mercenaires, qui, ayant pour but de divertir les {p. 121}autres, abusent des dons du Seigneur, pour y réussir, excitent en eux-mêmes les passions autant qu’ils le peuvent, pour les exprimer avec plus de force : il suffit de penser, avec saint Augustin, que c’est une déclamation indécente d’une pièce profane, où le vice est toujours excusé, où le plaisir est toujours justifié, où la pudeur est toujours offensée, dont les expressions cachent le plus souvent des obscénités, dont les maximes tendent toujours au vice et à la corruption, dont les sentiments ne respirent que langueur et mollesse, et où tout cela est animé par des airs qui, étant assortis à la corruption du cœur, ne sont propres qu’à l’entretenir et à la fortifier : il suffit de comprendre que c’est un tableau vivant des crimes passés, où on en diminue l’horreur par la manière de les peindre : il suffit de considérer, avec tous les saints docteurs, que le théâtre est un amas d’objets séduisants, d’immodesties criantes, de regards indécents, de discours impies, animés toutefois par des décorations pompeuses, par des habits somptueux, par des voix insinuantes, par des sons efféminés, par des enchantements diaboliques.

« Or, convient-il à un disciple de Jésus-Christ d’aller autoriser par sa présence des hommes scandaleux ; d’aller contempler avec curiosité des femmes sans pudeur, trop semblables à ces sirènes dont parle Isaïe9, qui ne charment que pour {p. 122}la mort ; des femmes qui, par des attitudes étudiées et des gestes expressifs répandent de tous côtés le poison de la volupté ? N’est-il pas indigne d’un chrétien, dont les pensées doivent être toutes saintes, d’aller écouter des maximes pernicieuses, d’autant plus propres à corrompre le cœur, qu’elles sont présentées d’une manière plus ingénieuse et plus capable d’en imposer ? N’est-il pas indigne d’un chrétien, dont la conversation doit être dans le ciel, d’aller voir les indécences les plus grossières, et entendre les discours les plus dissolus ? Un chrétien qui ne doit connaître que la mortification et la pénitence, qui, dans son baptême, a renoncé à la chair ; qui s’est engagé par là à ne pas vivre selon les sens, à ne pas flatter les désirs corrompus de son cœur, peut-il fréquenter des endroits où tout ne lui inspire que l’indolence, la mollesse et le plaisir ? Un chrétien, qui a promis d’embrasser la croix de Jésus-Christ et de mourir au monde, de faire vivre son Sauveur en lui, et de continuer sa vie sur la terre, peut-il se trouver dans des assemblées où règne l’esprit du monde, où on apprend à vivre comme lui, à se conformer à ses maximes, à ses coutumes, et à ses usages criminels ? Un chrétien, obligé par état de ne faire que des œuvres de Jésus-Christ, de rapporter tout ce qu’il fait à Dieu, peut-il regarder la fréquentation des spectacles comme une œuvre digne de Dieu ? et pourrait-il bien {p. 123}dire que c’est pour l’amour de Dieu qu’il y va ?

« Quoi ! cette œuvre profane, inventée par le démon pour perdre les âmes, serait une œuvre sainte et agréable au Seigneur ! Les spectacles tels que nous les voyons aujourd’hui, plus criminels encore par la débauche publique des créatures infortunées qui montent sur le théâtre, que par les scènes impures ou passionnées qu’elles débitent, les spectacles seraient des œuvres de Jésus-Christ ! » « Jésus-Christ aimerait une bouche d’où sortent des airs profanes ou lascifs ! Jésus-Christ formerait lui-même les sons d’une voix qui corrompt les cœurs ! Jésus-Christ paraîtrait sur le théâtre en la personne d’un acteur, d’une actrice effrontée, gens infâmes, même selon les lois des hommes ! Jésus-Christ présiderait à des assemblées de péché, où tout ce qu’on entend anéantit sa doctrine, où le poison entre par tous les sens dans l’âme, où tout l’art se réduit à inspirer, à réveiller, à justifier les passions qu’il condamneLIV ! » « Jésus-Christ prendrait part à des divertissements si coupables ! Lui dirait-on bien que c’est pour sa gloire qu’on les prend ? « Quoi ! on oserait lui dire : C’est pour vous, Seigneur, c’est pour l’amour de vous que je vais aux spectacles ; c’est pour vous obéir que je vais rendre hommage au démon, qui préside à ces assemblées ; ce sera votre esprit qui m’y conduira, ce sera vous qui serez le principe de cette action ; c’est par votre croix que vous {p. 124}me l’avez méritée ! O Dieu ! qui serait assez impie pour souffrir sans horreur toute l’impiété de ce langage ?

« Si la fréquentation des spectacles ne peut être une œuvre de Jésus-Christ, ou du moins qui puisse lui être rapportée, que peut-elle être, sinon une œuvre de Satan, par conséquent indigne de Dieu, et qui, étant mauvaise de sa nature, ne mérite que ses châtiments et la damnation éternelle ? » Donc un chrétien viole les vœux de son baptême, lorsqu’il fréquente les spectacles ; de quelque innocence dont il puisse se flatter, en reportant dans ces lieux son cœur exempt d’impression, il en sort souillé, puisque, par sa présence, il a participé aux œuvres de Satan auxquelles il avait renoncé dans son baptême, et violé les promesses les plus sacrées, qu’il avait faites à Jésus-Christ et à son Eglise.

« On ne prétend pas défendre tout délassement ; ce serait outrer la morale de l’Evangile, et vouloir laisser l’homme sans soulagement dans sa faiblesse. Il y a des délassements nécessaires au corps et à l’esprit, quand l’un et l’autre ont été affaiblis par le travail, et il ne faut que savoir quelle est notre condition depuis le péché, pour sentir le besoin que nous avons de ce secours. Aussi la religion règle plutôt l’usage de nos divertissements qu’elle ne les défend.

« Mais, si la religion nous permet certains divertissements, {p. 125}elle ne les permet que comme un remède à notre faiblesse, et pour nous préparer à de plus sérieuses occupations. Elle veut alors qu’ils soient honnêtes à tous égards, qu’ils ne nuisent ni à la piété ni aux bonnes mœurs, qu’ils n’aient rien de contagieux, qu’ils n’inspirent point le goût de la frivolité, de la dissipation et de l’oubli de ses devoirs, et qu’enfin ils soient de nature à être offerts à Dieu.

« Or, peut-on appliquer ces caractères aux spectacles auxquels on court aujourd’hui avec tant d’empressement ?

« En examinant la chose de bonne foi, on verra que la plupart des hommes n’ont pas besoin de délassements. Ceux qui sont destitués de toute occupation pénible, dont les jours se passent dans un cercle de promenades, de jeux, de visites, ont-ils besoin de délassements ? Ceux mêmes dont le travail n’a rien de sérieux ont-ils besoin de délassements, avec une vie qui est un délassement continuel ? Ceux qui sont occupés à des travaux corporels ont-ils besoin d’autres délassements que la cessation de ces mêmes travaux ? Après avoir bien travaillé, ne devraient-ils pas être satisfaits en cessant de travailler ? Ceux qui sont obligés de se livrer à des affaires pénibles qui leur causent trop de dissipation, ont-ils besoin de se livrer ensuite à des divertissements tumultueux qui attachent trop fortement leur esprit et qui les remplissent de folies ? {p. 126}Ceux qui sentent ce besoin sont-ils autrement constitués que ceux qui vivaient du temps de saint Louis, qui s’en passaient bien ? Ceux qui se divertissent toujours, et qui sentent le besoin d’aller au spectacle, pour y trouver un remède au dégoût, qui accompagne naturellement la continuation des plaisirs, ne doivent-ils pas considérer ce besoin comme un vice d’habitude, dont ils doivent se défaire en s’occupant sérieusement ?

« Quand même ces personnes auraient besoin de délassements, doivent-elles se procurer celui des spectacles qu’on ne peut offrir à Dieu comme une œuvre chrétienne, qui est opposé au véritable esprit du christianisme, non seulement par sa nature, mais encore par ses effets ?

« Pour savoir si un chrétien peut allier la fréquentation des spectacles avec la sainteté de son état, examinons l’impression que ces divertissements font sur son cœur. Remarquons d’abord que nous avons en nous-mêmes un fond de corruption, que nous portons avec nous une malheureuse concupiscence capable de nous livrer aux plus affreux excès, si on n’a soin de la réprimer, une concupiscence que nous avons promis solennellement de combattre, et à la destruction de laquelle sont attachées les couronnes dont jouissent tant de saints ; une concupiscence que la moindre parole excite, que le moindre objet allume, dont les Hilarion, les Antoine, les Paul ont gémi plus {p. 127}d’une fois ; c’est ce souffle de Satan dont l’apôtre saint Paul priait le Seigneur de le délivrer ; c’est le malheureux apanage de la nature corrompue qui doit coûter tant de violence ; c’est le vieil homme, sur les débris duquel doit s’élever l’homme nouveau, et que nous ne saurions vaincre qu’en mourant sans cesse au péché et à tout ce qui peut nous y porter.

« Or, avec des inclinations si déréglées que les nôtres, quel peut être l’effet des spectacles, si ce n’est de les réaliser en nous et de leur donner une nouvelle force ? N’est-ce pas là que, par des peintures vives qu’on y fait, les passions s’excitent dans notre âme, et que le cœur, bientôt capable de tous les sentiments qu’un acteur exprime, passe tour à tour de la tristesse à la joie, de l’espérance à la crainte, de la pitié à l’indignation ? n’est ce pas là qu’il se sent attiré au crime par les pièges qui lui sont tendus ; que, se laissant prendre aux amorces les plus dangereuses, il s’abandonne aux transports les plus déréglés, aux saillies les plus vives ? n’est-ce pas là en un mot que le cœur, se voyant lui-même dans celui qui paraît épris d’un objet séduisant, devient aussitôt un acteur secret, qui, tandis qu’on joue une passion feinte, en éprouve lui-même une véritable ?

« Pour bien comprendre ce que nous venons d’avancer, il ne faut que considérer quelles impressions font sur l’âme les images les moins animées {p. 128}par elles-mêmes, et quel est le sentiment naturel qui accompagne la lecture d’un événement profane, la vue d’une peinture immodeste ou d’une statue indécente : si ces objets, tout inanimés qu’ils sont, se retracent naturellement à l’esprit, si on ne peut même en sentir toute la beauté et toute la force sans entrer dans la pensée de l’auteur ou dans l’idée du peintre, quelle impression ne font pas les spectacles, où ce ne sont pas des personnages morts ou des figures muettes qui agissent, mais des personnages animés, qui parlent aux oreilles, qui, trouvant dans les cœurs une sensibilité qui répond aux mouvements qu’ils ont tâché d’y produire, jettent toute une assemblée dans la langueur et la font brûler des flammes les plus impures !

« L’effet serait moins infaillible, si la passion était représentée dans sa difformité et avec des couleurs propres à en inspirer toute l’horreur qu’on en doit avoir : mais sous quels traits a-t-on coutume de l’offrir ? Est-ce avec ce caractère d’opprobre qui pourrait la faire redouter ? Ne la regarde-t-on pas comme une belle faiblesse qu’on propose à imiter ? N’essaie-t-on pas d’en cacher la honte et le crime sous des noms pompeux qu’on emprunte pour la faire aimer ? Ne se fait-on pas gloire d’y applaudir et d’en être touché ? N’admire-t-on pas un auteur, qui, employant toute la force de son génie à représenter quelque grande passion, sait vous amener insensiblement et par degrés jusqu’à exciter {p. 129}en vous cette passion qu’il a voulu dépeindre ? On regarde l’effet comme une partie si essentielle à la pièce, que, si elle manque par cet endroit, elle passe pour un ouvrage froid et insipide. Où en est donc un cœur ainsi préparé à la séduction par tant d’illusions ? où en est la vertu d’une femme chrétienne, lorsqu’elle entend une personne de son sexe avouer sa faiblesse et la déclarer même au séducteur qui l’a fait naître ? N’est-ce pas au spectacle que l’on voit ce que le monde, partout ailleurs, n’oserait offrir ? Et en qui le voit-on ? Si c’était dans un homme à qui la dépravation de nos mœurs permît tout ; mais non, c’est dans une femme dont on affecte de vanter la modestie, qu’on présente comme un modèle de vertu, comme une héroïne. On suit comme des yeux les honteux progrès de sa passion ; on écoute de sa bouche ses criminels aveux, et les sens ne résistent pas à une amorce si dangereuse. On n’est pas longtemps à chérir ce que l’on voit représenté avec tant d’art ; le cœur ouvert à la séduction reçoit bientôt le trait qui le blesse ; et tel qui était chaste avant d’entrer au spectacle, n’en sort point sans cesser de l’être. 

« Nous en avons un bel exemple dans Alipe, ami de saint Augustin : il avait autrefois passionnément aimé les spectacles, et saint Augustin l’avait guéri de cette passion. Ses amis lui proposèrent un jour d’aller avec eux à l’amphithéâtre ; il résista à leur invitation et à leurs pressantes sollicitations : ils {p. 130}l’y entraînèrent de force. Il ferma constamment les yeux pendant le spectacle ; mais tout à coup, sur la fin, un cri extraordinaire frappa ses oreilles et excita sa curiosité : il ouvrit les yeux. A peine vit-il le spectacle qu’il s’y sentit intéressé. Ravi, transporté, il mêla ses applaudissements à ceux des autres spectateurs, et sortit plus épris que jamais de l’amour du théâtre : tant il est vrai que le cœur ne peut être indifférent pour tout ce qui est passionné ! Enchanté des images de sa maladie, il idolâtre tout ce qui lui rend sa corruption sensible. Si des plaisirs si cruels, qui ne devaient inspirer que de l’horreur, étaient capables de produire de tels effets, que sera-ce des spectacles de nos jours, où, loin de révolter, tout amollit et flatte, où l’on n’éprouve que les attaques d’une insinuante volupté ? Il est donc manifeste que la représentation de ces passions agréables les excite naturellement, ne fût-ce qu’en nourrissant la concupiscence qui en est la source ; ce n’est pas tout, elle apprend encore à les satisfaire.

« En effet, c’est là que la volupté, l’ambition, la haine donnent tour à tour des leçons de tendresse, de perfidie, de vengeance ; qu’elles enseignent à réaliser ce qu’elles ne font que peindre ; c’est là que, le cœur s’exprimant en mille façons touchantes, on est frappé par des expressions d’autant plus faciles à retenir, qu’une poésie profane leur prête des charmes corrupteurs. C’est là où, par des attitudes {p. 131}et des regards plus éloquents que les expressions, on est excité à observer tous les mystères de l’iniquité, et qu’on apprend à conduire habilement toutes les intrigues criminelles ; en sorte que tout ce que la corruption peut inventer pour plaire et séduire y est comme réduit en art. C’est là que le spectateur, découvrant tous les ressorts que l’ambition fait mouvoir pour arriver à son but, est instruit à vaincre, le plus souvent par le crime, tous les obstacles qui s’opposent à ses desseins. Trahisons, fourberies, violences, cruautés, tout est employé : comme le meurtrier de Naboth, il ose tout tenter, sans respecter ni le sacré ni le profane. C’est là que, s’accoutumant à regarder un chimérique honneur comme le bien le plus précieux, il apprend à tout sacrifier pour se le conserver ou le réparer, sans égard pour les droits même les plus inviolables du sang et de l’amitié ; et il l’apprend d’autant plus volontiers que c’est un père barbare qui met lui-même un fer assassin entre les mains de son fils, et lui ordonne de tuer ou de mourir.

« Voilà les leçons qu’on reçoit souvent aux spectacles, presque sans le vouloir. Ces leçons s’allient-elles bien avec les sentiments de l’Evangile ? Un chrétien, dont le principal soin doit être de triompher des penchants qu’il a promis solennellement de combattre, et qui ne peut être chrétien qu’à ce prix, peut-il, non-seulement les exciter et les {p. 132}nourrir, mais appeler à son secours des maîtres également entendus à les exciter et à les faire naître ? N’est-ce pas le comble de la misère de ne pouvoir trouver de plaisir que dans ses propres maux, et de récompenser ceux qui apprennent à les entretenir et à les rendre incurables ? Cette conduite s’allie-t-elle bien avec ce que Jésus-Christ nous prescrit dans l’Evangile ? Que deviennent cette vigilance et les autres vertus, qui nous y sont commandées par ce divin Sauveur ? N’est-ce pas se jouer de la sainteté de la religion et désavouer les promesses de son baptême ? n’est-ce pas avouer tout haut qu’on veut rentrer sous l’empire du démon, et se rendre à lui tout entier ? »

{p. 133}

CHAPITRE XV.
Les spectacles éteignent le goût de la piété. §

« On serait peut-être moins coupable en assistant aux représentations théâtrales, si leur effet n’était que d’allumer des passions vicieuses ; mais elles éteignent encore le goût de la piété. Comme on n’y apprend à juger des choses que par le sens, et à ne considérer comme subsistant et réel que ce qui les frappe et fait impression sur eux, c’est dans ces sens aussi que l’âme s’accoutume à se répandre toute entière. Quelle idée peut-elle avoir du vrai bonheur, quand, amusée ainsi par des objets frivoles, elle y place toute sa félicité, et qu’au lieu d’apaiser sa faim par une nourriture solide, elle s’empoisonne par le mensonge et l’erreur ? N’est-ce pas là la cause de sa plus grande misère, puisqu’elle y perd tous les dons de la grâce à la fois ? L’amour de Dieu qui doit brûler sur l’autel de notre cœur, et dont chaque chrétien doit être le prêtre, comment ne s'éteindrait-il pas dans des lieux où tous les sens sont saisis par l’attrait de la volupté ? L’esprit de prière, comment le conserver, {p. 134}après que tant d’objets profanes ont fait sortir l’âme d’elle-même, quand elle n’est remplie que de fantômes ; et la prière qu’on adresserait à Dieu au sortir de ces représentations, supposé qu’on en fît, ne serait-elle pas plus propre à l’irriter qu’à le fléchir ? Le goût de la vérité peut-il subsister dans un cœur qui ne se nourrit que du mensonge ? Livré aux joies charnelles d’un monde corrompu, quel attrait peut-il conserver pour elleLV ?

« Celui qui se plaît à n’entendre que des fables se plaira-t-il à entendre la vérité ? Ah ! une expérience journalière nous apprend qu’on perd le goût de tous les biens spirituels en s’abandonnant aux plaisirs grossiers des spectacles, que les actions même sérieuses et communes deviennent à charge, qu’on n’aime plus qu’à se satisfaire, et que ce désordre est si funeste à l’homme, qu’il ruine entièrement en lui toutes les qualités de l’esprit et du cœur, et devient la source de tous les vices.

« Qui peut mieux nous en convaincre que la dissolution générale de notre siècle ? N’est-ce pas de ce fond impur que coule à grands flots ce torrent de crimes qui inondent les villes ? La mollesse, l’impudicité, l’irréligion, le blasphème, tant d’autres vices inconnus autrefois, seraient-ils si communs, si les spectacles ne les occasionnaient pas ? Verrait-on les grands si impies, les riches si voluptueux, {p. 135}les jeunes gens si débauchés, les femmes si corrompues ? L’esprit impur serait-il en possession de tant de chrétiens, s’ils n’allaient recevoir aux spectacles de funestes impressions qui, en éteignant dans leur cœur le goût de la piété, y allument le feu des plus fougueuses passions ?

« Combien de personnes qui, avant de connaître ce funeste plaisir, ne trouvaient de joie et de consolation que dans la pratique des œuvres de justice ! La mortification, la prière, les bonnes lectures, la fréquentation des sacrements, en nourrissant leur piété, faisaient leurs délices. Mais, dès qu’elles se sont livrées à ces divertissements contagieux, elles ont donné dans les plus grands excès, et se sont familiarisées avec les plus grands crimes.

« Doutera-t-on, après cela, qu’une source d’où coulent tant de désordres ne soit une source infecte, et que des plaisirs si contraires à l’innocence et à la vertu ne soient interdits aux chrétiens ? Quand on connaît les obligations et l’essence du christianisme, on sent que des représentations si obscènes ne peuvent s’accorder avec sa pureté ; qu’on ne peut participer à la table des démons et à celle du Seigneur, et que Bélial ne peut être adoré sur le même autel avec Jésus-Christ. »

« Je ne connais pas, dit un auteur, d’esprit plus opposé à l’esprit du christianisme que l’esprit {p. 136}du théâtre ; j’en ai peut-être été aussi entêté qu’un autre, mais j’avoue, à ma confusion, que je n’ai jamais été moins chrétien que pendant cet entêtement. On se trouve dans un certain relâchement, dans un je ne sais quel vide de Dieu, dans une inapplication si grande des exercices de la religion. Quand même on ne serait pas engagé dans de grands désordres, on peut dire qu’on vit parmi des chrétiens d’une manière toute païenne ; et c’est un mal qui ne vient pas tout d’un coup, mais peu à peu, d’une manière imperceptible et par degré ; car le crime a les siens comme la vertu. L’harmonie de l’âme est entièrement dissipée à la comédie, puisqu’on y perd ordinairement les sentiments de la pudeur, de la piété et de la religion, si on y va souvent ; et elle est fort ébranlée, pour peu qu’on y aille, parce qu’elle excite et réveille les passions ; parce qu’elle fait ou doit faire cet effet dans tout le monde ; parce que c’est son but, sa fin et son dessein, et que ce n’est que par accident qu’elle ne le fait pas toujoursLVI.

« Le démon, dit Tertullien, ne conduit plus aux temples des idoles, mais au théâtre, où l’on voit des statues animées, des idoles vivantes, qui s’étudient par tous les charmes à séduire le cœur et à le faire apostasier. Aussi ne trouve-t-on jamais de chrétiens aux spectacles ; et si on en trouve, dit-il, c’est une marque qu’ils ne le sont plus. »

{p. 137}

« La morale de notre religion est aussi invariable que ses dogmes ; ce qui blessait la conscience des premiers fidèles peut-il n’être pas interdit à tous les chrétiensLVII ? »

{p. 138}

CHAPITRE XVI.
Il y a des divertissements plus utiles et plus décents que les spectacles. §

« Brillants amusements d’un monde corrompu,
Valez-vous ces vrais biens que donne la vertu ?
Non, malgré vos attraits, les ennuis, les alarmes
Assiègent le coupable, enivré de vos charmes :
Même au sein des plaisirs, son destin est affreux.
La vertu seule a droit de faire des heureuxLVIII. »

Outre que les spectacles n’offrent pas un délassement convenable, ni digne d’un chrétien, ils n’offrent pas même un délassement physique. En effet, « peut-on se délasser en allant se renfermer pendant trois ou quatre heures dans une salle, dont l’air infecté par les haleines et le désagréable luminaire, ne peut être que très-préjudiciable à la santé, et par conséquent peu propre à affecter utilement des organes fatigués par le travailLIX ? » « Dans quelle crise doit se trouver le physique d’un homme, qui se tenant dans une posture immobile et gênée, l’espace de trois ou quatre heures, dans une place hermétiquement fermée, respire cinquante ou soixante mille fois l’haleine de trois ou {p. 139}quatre mille personnes asthmatiques, pulmoniques, scorbutiques, hydropiques, éthiques, lépreuses, effrayant mélange d’air épaissi encore et détérioré par la fumée de quelques centaines de chandelles, lampes, bougies, flambeaux ; qui, en même temps, éprouvent toutes les commotions de volupté, de haine, de tristesse, de vengeance, que le spectacle fait naître. Quel contraste de situation avec celle qu’exigent la liberté, la régularité des mouvements vitaux ? Faut-il s’étonner si tant d’acteurs et d’actrices ont expiré sur le théâtre, si tant de spectateurs y éprouvent des évanouissements et des nausées violentesLX ? »

Ne peut-on pas se procurer des divertissements plus décents et plus utiles à la santé, dans les promenades champêtres, où l’on se repose de ses travaux, où l’on se remet de l’étourdissement des affaires, « où l’air infecté des spectacles est remplacé par un air bienfaisant, travaillé des mains de la nature ; où, au lieu des émanations léthifères de toute espèce concentrées dans un espace étroit, on ne respire que le parfum de plantes salutairesLXI ? » Le temps que l’on passe au spectacle ne serait-il pas mieux employé en le destinant à la compagnie de quelques amis vertueux, avec lesquels on multiplie, pour ainsi dire, son être, en se communicant réciproquement, dans les tendres épanchements de la confiance, tout ce qui peut intéresser de louables affections ? Ne peut-on pas trouver quelques délassements {p. 140}agréables dans une lecture, dans quelques jeux d’usage, dans la fréquentation de ces sociétés choisies, où on a le spectacle de tous les talents et de toutes les vertus, où l’on rencontre des femmes qui ont l’avantage de plaire par leur mérite, mais qui savent en même temps inspirer tout le respect qui est dû à leur sexe ? Ces compagnies sont, à cet égard, aussi sévères que l’étaient celles des anciens Germains, chez qui, selon Tacite, on ne plaisantait jamais sur les vices. On ignorait ce que c’était que de mener sourdement une intrigue amoureuse. Toute licence y était en horreur : par ce moyen, la vertu des femmes était à l’abri de toute occasion. Ces compagnies procurent des amusements que la décence peut permettre. On y jouit au moins de quelque avantage réel ; au lieu que les spectacles ne fournissent que des plaisirs chimériques, trop dangereux pour n’être pas souvent criminels, et trop vifs pour être longtemps agréables. « Ces plaisirs peuvent bien charmer un moment nos chagrins, interrompre un peu le cours de nos ennuis, et fixer un instant la joie fugitive ; mais ce n’est que pour rendre nos chagrins plus insupportables, nos ennuis plus accablants et nos regrets plus amers. Ils glissent pour ainsi dire sur la superficie de notre âme sans la pénétrer, et ne font qu’agiter le cœur sans le remplir. Ils n’offrent qu’une image trompeuse du bonheur lui-même, qu’on ne trouvera jamais que dans {p. 141}l’exercice de la vertu. C’est à elle qu’il appartient de faire goûter des plaisirs infiniment plus agréables et plus flatteurs que tous ceux que peuvent donner les amusements du monde. Quelle joie pure et douce naît surtout de l’attachement inviolable à son devoir et du renoncement aux plaisirs défendus ! Cette joie est inaltérable comme la vertu qui la produit, et n’est jamais sujette à de fâcheux retoursLXII. » « Une âme belle et sensible n’a-t-elle pas au sein de sa famille, et dans le goût même des lettres et des arts, des plaisirs plus purs qu’elle puisse se permettre ? n’a-t-elle pas des spectacles plus intéressants qu’elle puisse se procurer, celui des malheureux qui souffrent et qu’elle va consoler ? n’a-t-elle pas des larmes plus douces à verser, celles de la pitié pour des indigents qu’elle va visiter et soulager ? n’a-t-elle pas un emploi plus noble à faire de ses richesses en les ménageant pour des œuvres qui honorent l’humanité et la charité ? Ce sont des plaisirs bien plus dignes de nous que tous ces faux plaisirs des spectacles qu’on n’aime et qu’on ne recherche avec tant d’ardeur que parce qu’ils flattent et nourrissent le penchant et le goût qu’on a pour les plaisirs criminels de la voluptéLXIII. »

« Tertullien et saint Cyprien nous invitent à des spectacles bien différents des spectacles profanes : ils introduisent l’homme raisonnable et chrétien dans le sanctuaire de la religion et de la nature, {p. 142}pour charmer tour à tour sa raison et sa foi. Le premier objet est celui qui tombe sous les sens : n’est-on pas frappé d’étonnement, dès que l’on ouvre l’œil attentif sur la beauté de l’univers ? Quoi de plus magnifique que le soleil10, lorsqu’en quittant le sein des ondes, ou perçant le sommet des montagnes, il s’élève sur l’horizon, chassant devant lui la frayeur et les ombres ? Son retour donne la vie à toute la nature. Les êtres étaient plongés, pendant la nuit, dans une espèce de néant d’où cet astre les tire : il répand ses rayons sur l’hémisphère, comme une source abondante ; mais ses forces diminuent dès qu’il a fourni les deux tiers de sa carrière : un nuage aussi beau que l’aurore l’accompagne jusqu’au bord de l’Océan, et se confond enfin avec les ténèbres qui remplacent le jour. Bientôt la lune ouvre les portes de l’Orient ; elle conduit son char dans un profond silence : son emploi est de mettre, par ses phases, un certain ordre dans la révolution des temps ; elle domine sur les étoiles, quoique moins brillante. Celles-ci sont au firmament comme autant de flambeaux que la main du Tout-Puissant a placés dans une distance respective qui ne change point, pour marquer son immutabilité : ces globes mobiles rendent un perpétuel témoignage à sa puissance par leur immensité, puis à sa grandeur par leur élévationLXIV.

{p. 143}

« Si on abaisse ses regards vers la terre, on la voit entremêlée de plaines, de vallons et de montagnes : celles-ci ont dans leurs entrailles profondes des réservoirs secrets que les cataractes du ciel entretiennent ; les nuages y déchargent leurs eaux condensées, après avoir abreuvé la terre. C’est là que les fontaines ont pratiqué leurs sources, pour fertiliser les campagnes, et former, par leur réunion, les grandes rivières qui se précipitent dans la mer : cette vaste étendue pousse ses vagues sur le rivage, on dirait qu’elle va nous engloutir : celui qui l’a créée a mis un terme qu’elle ne passe jamais.

« Quelle merveille dans la succession régulière du jour et de la nuit, et dans celle des saisons ! La pluie, les nuages, le tonnerre, les ouragans, la légèreté de l’air, les oiseaux qui le traversent avec autant de rapidité, les poissons qui fendent les ondes ; cette multitude innombrable d’animaux qui vivent sur la terre ; l’homme enfin, le chef-d’œuvre des mains de Dieu, la seule créature faite à son image et pour sa gloire ! ces différents objets font un groupe qu’on ne saurait assez admirer. Les plus beaux théâtres du monde n’ont rien de comparable au spectacle de la nature : l’or, dont la main de l’homme les a décorés, s’éclipse devant les feux célestes ; ils ne brillent plus que de leur clarté réfléchie.

« Si des choses que l’univers étale à nos yeux {p. 144}l’on passe aux objets que la religion nous présente, quoi de plus auguste et de plus sublime ? Là, c’est un Dieu qui commande au néant ; une seule de ses paroles suffit pour créer tout le monde : ici, c’est l’homme rebelle chassé du Paradis terrestre, déchu de sa gloire primitive : les ténèbres ont inondé son esprit, la corruption s’est glissée dans son cœur ; la plus excellente créature qui vive sur la terre est dominée par les êtres inférieurs qui sont chargés de la punir. On lui promet un rédempteur, dont la grâce anticipée est accordée à tous les hommes : on assure un prix immortel à la vertu, et l’on menace les impies d’une peine qui n’aura point de fin.

« Cependant les passions se débordent, comme un fleuve empoisonné, et les vérités les plus consolantes et les plus terribles ne sont point capables d’en arrêter le cours. Dieu se repent d’avoir créé l’homme ; il est forcé d’en noyer l’espèce criminelle dans les eaux du déluge : une seule famille est jugée digne de vivre et de perpétuer sur la terre la race infortunée des mortels. Tandis que l’ambition allume partout les feux de la guerre, qu’elle enfante les conquérants, établit les empires sur les ruines de la liberté, le chef de la nation sainte, attiré des bords de l’Euphrate aux rives du Jourdain, en parcourt les déserts montueux, logeant sous des tentes. Dieu lui découvre sa nombreuse postérité, dans la sombre succession {p. 145}des temps à venir ; au fond de ce divin miroir, Abraham aperçoit le libérateur promis ; ses enfants passent en Égypte pour s’y former en corps de nation : la plus dure servitude n’empêche pas leur propagation miraculeuse.

« Mais quel spectacle nouveau étonne et confond ma raison ! Moïse, que les Israélites auront pour législateur, voit l’Eternel dans un buisson qui brûle sans se consumer : il jette sa baguette devant Pharaon, laquelle est changée en serpent ; ce monstre disparaît aussitôt sous la forme d’une baguette. Les Egyptiens trouvent l’eau du fleuve changée en sang : à la prière du prophète, le sang se retire, et les eaux recouvrent leur pureté. L’armée égyptienne environne les Hébreux au bord de la mer Rouge : Moïse, étendant la main, écarte les eaux, qui s’élèvent de chaque côté comme un mur de cristal : le peuple de Dieu rencontre, au milieu des ondes, un chemin solide. Les flots du Jourdain se retirent pareillement pour lui donner passage ; lorsqu’il veut entrer dans la terre promise, le fleuve remonte vers sa source. La puissance divine, qui repousse les eaux, les fait sortir à gros bouillons du milieu d’un rocher, pour étancher la soif des Israélites : on voit une pierre dure, parmi les sables brûlants de l’Arabie que les rosées du ciel n’humectent jamais, vomir tout à coup une rivière miraculeuse. Les eaux de Mara perdent leur amertume : Moïse, y {p. 146}ayant jeté un bois mystérieux, le bitume dont la vase était pénétrée se dissipe, ou du moins il retire ses influences désagréables, pour rendre aux eaux leur douceur naturelle. Le fer de la cognée échappé des mains d’un prophète, tombe dans le Jourdain ; Elisée, ayant prié, présente le manche, aussitôt le fer, nageant sur les flots, vient lui-même occuper sa première place.

« Parcourez les miracles du conquérant de la Palestine ; il ordonne au soleil de s’arrêter ; il fait tomber les murs de Jéricho au son des trompettes. Le peuple, cessant d’être fidèle, devint l’esclave des Philistins ; les enfants de Loth, établis aux environs de la mer Morte, accourent en foule pour enlever ses moissons et pour faire ses vendanges : à peine rentre-t-il dans le devoir, Dieu suscite des juges qui le délivrent de l’oppression. Il est gouverné par des rois, et, depuis Samuel, la succession des prophètes n’est pas interrompue. Ces hommes, remplis de l’esprit de Dieu, et dévorés par le zèle, ne cessent d’exhorter le peuple indocile, de le menacer de la part du Très-Haut, qui fait venir enfin contre lui toutes les forces de l’Assyrie et de la Chaldée. Israël est puni d’une double captivité, qui met fin à son idolâtrie.

« Un nouveau temple s’élève sur les ruines de l’ancien après le retour des Juifs. La pureté du culte se soutient malgré la persécution d’un des successeurs d’Alexandre. Les Macchabées chassent {p. 147}ce tyran, reprennent le sceptre qu’ils conservent jusqu’à l’usurpation d’Hérode. C’est sous le règne de ce dernier que Jésus-Christ, vient au monde. Contemplons les merveilles de sa naissance et de sa vie, les circonstances édifiantes de sa mort, la gloire de sa résurrection, la mission et le zèle de ses disciples, leurs succès prodigieux : sans lettres, sans crédit, ils établissent jusqu’aux extrémités du monde la religion d’un Dieu crucifié.

« Admirons encore la réconciliation du genre humain avec Dieu le Père, par la médiation de son Fils ; le triomphe de la vérité sur l’erreur et l’imposture, celui de la mortification sur la volupté, de l’humilité sur la gloire du monde ; le mépris de la vie et des richesses que la religion nous inspire. Nous foulons aux pieds les dieux des nations, nous chassons bien loin les anges des ténèbres : de telles victoires ne sont-elles pas bien plus flatteuses que celles qu’on remportait autrefois dans le Cirque ? Considérons le cours des années et des siècles, le temps qui s’envole : écoutons le son de la trompette qui va bientôt nous appeler, la voix de l’Ange qui se fait entendre pour nous animer au combat ; les martyrs nous tendent les mains et nous présentent leurs couronnes. Si nous aimons la saine doctrine, le spectacle qu’elle nous offre est bien au-dessus des lettres humaines : combien de sentences profondes, de cantiques sublimes dans les livres saints ! Ce ne sont pas des fables {p. 148}qu’ils contiennent, la vérité s’y rencontre de toute part ; ce ne sont pas des trophées brillants, où l’on ne recherche qu’à plaire à l’esprit, c’est votre cœur que l’on prétend charmer. Quels combats plus nobles que ceux de nos athlètes ? On y voit la luxure abattue sous les pieds de la continence, la perfidie vaincue par la fidélité, la cruauté par la douceur, la miséricorde triomphante de la vengeance, et la modestie de l’orgueil.

« Le dernier événement du Fils de Dieu est un nouveau spectacle que Tertullien n’a point oublié : il nous remet devant les yeux la joie des esprits célestes, la gloire des saints, la rage des démons, la confusion des réprouvés. Alors commencera le royaume éternel des justes, où les pauvres Lazare seront reçus, d’où les riches impies seront bannis pour toujours. Jupiter et les divinités du paganisme seront précipités dans les enfers, et ces fameux scélérats, dont un amour insensé, une flatterie ridicule avaient fait l’apothéose : ceux qui les auront adorés seront les témoins de leur ignominie. Avec eux descendront dans l’abîme les sages selon le monde, la vanité ayant corrompu leurs vertus ; puis les philosophes orgueilleux qui contestent au Tout-Puissant l’ouvrage de la création, qui blasphèment contre la Providence, assurant que les choses d’ici-bas ne dépendent point de Dieu, que le monde est venu par hasard et s’en retournera de même. Les poètes seront traînés, {p. 149}non pour être jugés par Minos ou Rhadamante, mais devant le tribunal d’un juge qu’ils ont méprisé ; ils trembleront de frayeur en sa présence. Il interrogera les histrions et les auteurs dramatiques. Ceux-ci se reconnaîtront coupables, non-seulement de leurs propres excès, mais encore d’une multitude innombrable de crimes auxquels ils ont donné lieu. Avec quelle éloquence raconteront-ils leur infortune, exprimeront-ils leurs regrets et leur désespoir ! Trouveront-ils, au milieu de tant d’accusations, des avocats pour les défendre, ou des consuls pour les protéger, pour les dérober aux supplices qu’on leur prépare11 ?

« Ce spectacle, mûrement examiné, apportera la réforme dans les mœurs que le théâtre a corrompues, il inspirera du dégoût pour les amusements profanes. En vain les méchants m’assaillent, ô mon Dieu ! en m’offrant leurs fables, leurs représentations insensées. Je ne veux plus entendre d’autres discours que votre sainte loi12, je ne me permettrai plus d’autres occupations que celle de vous aimer, d’autre amusement que la pratique des bonnes œuvres, persuadé qu’il n’est pas d’autre moyen d’apaiser votre courroux, d’intéresser votre miséricorde, et d’obtenir, avec votre sainte grâce, le gage assuré d’une éternité bienheureuse. »

{p. 150}

CHAPITRE XVII.
Accidents arrivés dans les spectacles. §

« … … … Fi du plaisir
Que la crainte peut corrompre. »

La Font. Fab. IV, Liv. I.LXV

« Que quelqu’accident imprévu, disait Tertullien, vous surprenne au théâtre, qu’un coup de tonnerre, par exemple, vous avertisse des vengeances du Seigneur, aussitôt on vous voit effrayé ; vous vous empressez à porter la main à votre front, pour y tracer le signe de salut ; mais que faites-vous ? ce signe de sainteté et de recueillement, ce signe de pénitence vous condamne. Certainement vous ne seriez point là, si vous aviez dans votre cœur ce que vous osez marquer sur votre front « : combien ne voit-on pas arriver d’événements dont Tertullien fait ici la suppositionLXVI ?

« Le 26 juillet 1769 on jouait la comédie à Feltri, en Italie, lorsqu’il s’éleva tout à coup une tempête horrible. Le ciel, qui jusqu’alors avait été serein, fut obscurci par d’épais nuages : tout l’horizon était en feu par la multitude d’éclairs {p. 151}qui se succédaient sans interruption, et la pluie tombait avec violence. Plus de six cents personnes étaient alors renfermées dans la salle du spectacle ; la comédie n’était encore qu’au troisième acte, lorsque le tonnerre tomba sur le théâtre par une grande ouverture qui se fit au comble du bâtiment. La foudre parut sous la forme d’un boulet de canon du plus gros calibre. La salle était éclairée par un grand nombre de lumières qui toutes furent éteintes en un instant. Au morne silence, premier effet de la frayeur, succédèrent bientôt des cris affreux, lorsqu’au retour de la lumière, on aperçut l’horrible tableau des ravages de la foudre. De tous côtés on ne voyait que des hommes, des femmes et des enfants privés de la vie ou du sentiment. Six personnes furent entièrement réduites en cendres par le feu du ciel ; soixante-dix autres en furent atteintes mortellement.

« Comme on était sur le point de jouer la comédie sur le palais d’Asté à Rome, le plancher de la salle du spectacle s’enfonça de manière qu’il tourna en tombant, renversa les spectateurs et fit enfoncer le second plancher. On retira dix personnes mortes, et plusieurs autres blessées très dangereusement, dont dix ou douze moururent.

« Comme on jouait à Amsterdam en 1772, la Fille mal gardée et le Déserteur, le feu prit à une ficelle tombée sur un lampion. Cette flamme légère monta rapidement dans le centre où la ficelle {p. 152}aboutissait, et embrasa dans le moment les toiles et toute la partie supérieure du théâtre. L’incendie devint bientôt général. La frayeur et le désespoir forcèrent les femmes à se jeter des loges dans le parterre, où l’on était écrasé et étouffé par la chute des décombres embrasées : aussi il y en eut peu qui échappèrent à la mort.

« Ce qui arriva le 5 novembre de la même année à Chester, en Angleterre, est à peu près semblable. On célébrait le jour anniversaire de la conspiration des poudres : pendant qu’on jouait la comédie dans la salle du bal, le feu prit à de la poudre qu’un épicier avait imprudemment mise sous le théâtre. L’explosion fit sauter le plancher et une chambre qui était au-dessus, et mit le feu à la couverture, qui, en tombant, renversa une partie des murs et embrasa le théâtre ; la plupart des spectateurs sautèrent en l’air avec l’édifice, ou furent ensevelis sous ses ruines embrasées. Ceux qui échappèrent à la mort furent presque tous mutilés ou blessés grièvement.

« Quelle que soit la cause de ces tristes événements, ne peut-on pas conclure qu’il vaut mieux écouter, dans le calme, la vérité, que d’attendre qu’elle tonne pour nous soumettre à elle » ; et fuir, sans hésiter, des plaisirs illégitimes, plutôt que de s’exposer à ressentir l’amertume du repentir qui les accompagne souvent, et qui les suit toujours ? Nous ne pourrions nous empêcher de regarder {p. 153}comme un terrible châtiment une mort soudaine arrivée au milieu d’un spectacle, et nous regarderions comme une marque de réprobation de mourir sur un théâtre : ne passons donc pas une partie de notre vie où nous aurions horreur de mourir. Si on n’y court pas toujours le danger d’y perdre la vie du corps, on y court toujours le danger d’y perdre la vie de l’âme.

{p. 154}

CHAPITRE XVIII.
Eprouver par soi-même si les spectacles sont dangereux, c’est vouloir tomber dans les dangers qu’ils offrent. §

« Un pas hors du devoir peut nous mener bien loin. »

Corneille.

« Le grand écueil de tous les hommes et surtout des jeunes gens est de vouloir éprouver si ce qu’on leur représente comme dangereux l’est autant qu’on le dit. Ils croient qu’ils jugeront mieux de tout par leur propre expérience que par les lumières des autres ou par la simple défense de la loi. Ils espèrent qu’il y aura une exception pour eux, et qu’ils auront assez de discernement et de force pour découvrir et éviter le piège où tombent les autresLXVII.

« Ils ignorent que c’est ainsi que le péché est entré dans le monde, et que les hommes ne meurent que parce que la première femme aima mieux éprouver si elle mourrait en désobéissant que d’obéir et de vivre. Ils ne savent pas que cette curiosité est déjà un grand mal, et que c’est être tombé aux yeux de Dieu, que de se laisser affaiblir {p. 155}par la tentation de juger de ses commandements par sa propre expérience. Enfin, ils ont oublié que l’épreuve du bien et du mal n’apprend à connaître l’un que parce qu’on l’a perdu, et l’autre que parce qu’on y est condamné.

« Comme la loi de Dieu est juste et sainte, on ne doute de sa justice que parce qu’on est dans les ténèbres ; et on ne s’expose jamais à la violer pour en faire l’épreuve, qu’en méritant de tomber dans des ténèbres infiniment plus grandes. Aussi de tels essais ne sont jamais impunis ; car ou ils affaiblissent, c’est ce qui est leur effet ordinaire ; ou ils rendent présomptueux, ce qui est un mal sans comparaison plus grand. Souvent même ils font l’un et l’autre à l’égard d’une même personne, qui revient des spectacles avec moins de force et plus d’orgueil, et qui n’est présomptueuse que parce qu’elle a mérité de ne pas connaître ce qu’elle vient de perdre. Car c’est une maxime certaine, que l’orgueil est toujours dans la même proportion que la misère, et que rien ne marque plus une extrême faiblesse qu’une grande présomption.

« Il y a plus d’espérance pour les personnes qui sont touchées des spectacles, mais dont l’esprit n’est pas séduit ; qui sont faibles, mais qui l’avouent. Les autres sont plus à plaindre, parce qu’elles ont autant de faiblesse sans avoir autant de lumières, et qu’elles justifient ce que les autres voient bien qu’il faut condamner.

{p. 156}

« Car il ne s’agit pas de dire qu’on est revenu des spectacles comme on y était allé. Les pertes qu’on y a faites sont d’un ordre bien différent de celles qui touchent les sens. Il faut n’avoir pas tout perdu, et jusqu’à la lumière, pour pouvoir marquer ce qu’on a perdu. Le mal serait moins grand s’il avertissait. Il a tout son effet sans être aperçu ; et, comme on n’est point instruit de ce qui est essentiel à la droiture et à l’innocence du cœur, on ne sait point aussi jusqu’où il s’affaiblit et se corromptLXVIII. 

« Entre les jeunes gens qui vont aux spectacles, y en a-t-il qui connaissent toute la pureté de l’Evangile et toutes les obligations du baptême ; qui sachent dans quel abîme de corruption l’homme est tombé, et par quel remède Jésus-Christ veut le guérir ? Quelle confiance méritent donc ces personnes, quand elles assurent que les spectacles ne font aucun tort à leur vertu ? Si elles savaient en quoi consiste la vraie vertu, elles tiendraient un langage bien différent.

« En effet, ou le spectacle attache et plaît, ou il inspire du dégoût et déplaît : dans le dernier cas, on fait connaître ce qu’on désirait, et ce qu’on était allé chercher. On se plaint de ce que, par la faute de la pièce ou des acteurs, l’esprit et le cœur sont restés immobiles ; on regrette d’en sortir avec son innocence et sa tranquillité. Rien ne découvre mieux l’intention secrète qu’on a de {p. 157}chercher du plaisir dans l’agitation que le spectacle cause à l’âme, que l’indignation que l’on ressent contre les personnes qui n’ont pas eu le talent de l’agiter ni de troubler son repos.

« On veut donc que l’impression de l’ambition, de la fierté, de la vengeance et de l’amour passent dans le cœur. Toutes ces passions ne plaisent qu’autant qu’elles sont senties, et que le sentiment en a été plus vif et plus profond. Voilà ce qu’on loue. C’est à quoi le cœur se prépare, mécontent s’il n’est blessé, et satisfait si ses plaies sont profondes.

« Tout ce qui est spectacle est passion ; les sentiments ordinaires et modérés ne frapperaient pas. Ainsi les sens n’y sont pas seulement séduits par l’extérieur, mais l’âme y est attaquée par tous les endroits où sa corruption est sensible : car elle n’aime ces choses au dehors que parce qu’elles sont les images de ses maladies. Elle est flattée par tout ce qui flatte ses passions ; elle veut sentir ce qu’elle aime, et elle aime ce qu’elle veut sentir. Voilà ce qui conduit aux spectacles. Mais n’est-ce pas le comble de la misère de ne pouvoir trouver de plaisir que dans ses propres maux, de récompenser ceux qui savent les entretenir ? Comment peut-on concevoir que des chrétiens à qui on a fait connaître la nécessité de combattre leurs passions, croient qu’il leur soit permis de les nourrir, {p. 158}de les exciter, et d’appeler à leur secours des maîtres encore plus entendus à les faire naître et à les inspirer ?

« L’âme était déjà si languissante et si faible lors même que les objets étaient éloignés, et leur souvenir faisait déjà sur elle de si fortes impressions : que sera-ce donc, quand elle sera livrée aux passions des autres, et qu’elle sera assez imprudente pour recevoir tant d’impressions étrangères, et assez aveugle pour savoir gré à tous ceux qui les lui ont données ?

« Si on haïssait sa propre injustice, on aurait horreur de tout ce qui la représente, et l’on regarderait comme ses ennemis tous ceux qui s’efforceraient de nous la faire paraître aimable : mais on ne veut point guérir, et l’on veut néanmoins sentir de la joie. Il faut donc que ce soit en devenant frénétique et en riant de ses propres maux.

« Les spectacles sont cette frénésie réduite en art ; et il n’y a pas de moyen plus court pour convertir en plaisirs nos maladies, qu’en nous renversant la raison ; car tout ce qu’on y voit et qu’on y entend ne s’adresse qu’aux sens et à la cupidité. Les maximes établies avec plus de soin sont les plus conformes aux passions, et par conséquent les plus fausses ; et, si un vice y est quelquefois condamné, c’est pour en justifier quelque autre plus éclatant et plus dangereux.

« On perd ainsi par degré le discernement de ce {p. 159}qui est juste et de ce qui est injuste. On accoutume son cœur à tout ; on lui apprend en secret à ne rougir de rien : on le dispose à ne pas condamner, à son égard, des sentiments qu’il a excusés et peut-être loués dans les autres ; enfin on ne voit plus rien de honteux dans les passions, dont on craignait autrefois jusqu’au nom, parce qu’elles ont toujours été déguisées sur le théâtre, embellies par l’art, justifiées par l’esprit du poète, et mêlées à dessein avec les vertus dans des personnes que la scène nous présente comme des héros.

« Il n’y a donc rien de plus dangereux, quand il s’agit des mœurs, que de chercher à voir ce qu’on ne veut pas être ; car on devient aisément ce qu’on regarde avec plaisir, puisque c’est le plaisir qui attire le cœur, et qu’il est impossible qu’il n’approuve pas ce qu’il goûte avec joie.

« Il est vrai que peu de personnes connaissent tout le danger des passions, dont on n’est ému que parce qu’on les voit ; mais ces passions ne causent guère moins de désordres que les autres, et elles sont encore en cela plus dangereuses, que le plaisir qu’elles causent n’est point mêlé de ces peines et de ces chagrins qui suivent les autres passions et qui servent quelquefois à en corriger ; car ce qu’on voit dans autrui touche assez pour faire plaisir, mais ne touche pas assez pour tourmenter : c’est en cela que consiste le danger du théâtre. Car on ne se défie point de l’amour ni de l’ambition, {p. 160}quand on n’en fait que sentir les mouvements sans en éprouver les inquiétudes. C’est ce qui arrive toujours, quand on n’en voit que l’image ; mais l’image ne peut plaire sans remuer le cœur, et ce mouvement qui l’amollit et le corrompt a d’autant plus d’effet qu’il est plus doux et qu’il avertit moins.

« C’est un effet du premier péché de n’avoir point de goût pour les biens spirituels, et de n’en avoir qu’une faible idée. C’est un désordre auquel le chrétien ne peut remédier qu’avec le secours de la religion et des grâces que Dieu lui accorde ; mais les spectacles augmentent le dégoût des vrais biens, et en affaiblissent la connaissance. On y apprend à juger toutes choses par les sens, à ne regarder comme bien que ce qui les satisfait. Au lieu de travailler à guérir les plaies qu’ils ont faites à l’âme, et à la délivrer de la dépendance où elle est à leur égard, on fortifie les liens qui l’asservissent, on la force à se répandre au dehors ; on l’amuse par des choses frivoles, on lui cache son véritable bonheur ; au lieu d'apaiser sa faim par la nourriture solide de la vérité, on la trompe en lui donnant les viandes empoisonnées de l’erreur et du mensonge.

« Ainsi on apprend deux choses également funestes, l’une à s’ennuyer de tout ce qui est sérieux, et par conséquent de tous ses devoirs ; l’autre à trouver cet ennui insupportable, et à en {p. 161}chercher le remède dans la dissipation. Le premier de ces désordres est un obstacle à toutes les vertus, et le second porte à tous les vices ; mais l’un et l’autre sont certainement la suite des spectacles, et toujours dans la même proportion qu’on les aime et qu’on y est assidu.

« Il est vrai qu’on s’y ennuie quelquefois ; mais on n’en est pas moins coupable, et rien ne fait mieux voir au contraire combien on est injuste de chercher sa satisfaction dans des choses que le cœur trouve insipides malgré sa corruption. Ceux même qui sont les plus passionnés pour les spectacles en sentent bien le vide et le faux, s’ils ont de l’esprit ; comme ceux qui aiment le monde en connaissent bien l’injustice et la malignité, s’ils profitent de l’expérience : mais le cœur des uns et des autres n’en est que plus corrompu d’aimer ce qu’ils sentent bien n’être pas aimable ni digne d’être aimé.

« Il est vrai aussi que toutes les personnes qui vont aux spectacles n’en sont pas également blessées ; mais c’est la louange de la grâce de Jésus-Christ, et non la justification des spectacles. La miséricorde de Dieu est encore plus grande que la témérité et l’aveuglement des hommes. Il arrête la cupidité de quelques-uns, lors même qu’ils s’y abandonnent ; et dans ceux qu’il punit selon la rigueur de sa justice, la passion qui occupe plus {p. 162}souvent le théâtre, je veux dire l’amour, n’est pas toujours le châtiment qui leur est préparé. Il y a un certain ordre, dans la dispensation même des ténèbres, inconnu aux pécheurs ; et c’est ce qui doit faire trembler ceux qui croient que tout le danger de la comédie n’est que d’un certain côté, et qu’ils ont tout évité, si à cet égard ils ne se sentent pas affaiblis. Il y a plus d’une passion, et par conséquent plus d’un châtiment. »

Pour peu que l’on réfléchisse sur tout ce qui vient d’être dit, on reconnaîtra facilement qu’il n’est pas possible de fréquenter les spectacles sans en recevoir de mauvaises impressions, et qu’il n’est pas permis d’y aller pour éprouver par soi-même s’il y a du danger de les fréquenter.

D’ailleurs, est-il permis de se jeter à la mer, pour juger s’il y a un danger réel de s’y noyer, sous prétexte que tous ceux qui y tombent n’y perdent pas la vie ? Est-il permis de se précipiter dans un incendie pour essayer s’il y a un danger réel de s’y brûler, parce qu’on en a retiré des personnes qui vécurent encore plusieurs années après ? Est-il prudent d’aller, sans nécessité et sans précaution, dans une forêt infestée par des voleurs, pour voir s’il y a un danger réel de la traverser, sous prétexte que tous ceux qui y ont voyagé n’ont pas été assassinés ? La certitude du danger ne suffit-elle pas pour nous empêcher {p. 163}de faire ces périlleuses tentatives ? L’expérience d’autrui est le meilleur remède pour guérir la curiosité, quand les suites peuvent nous perdre pour l’éternité.

{p. 164}

CHAPITRE XIX.
Les Spectacles condamnés par les saintes Ecritures. §

On nous dira peut-être que l’Ecriture sainte et l’Evangile ne défendent point les spectacles. Nous répondrons, avec saint Cyprien, que l’Ecriture sainte et l’Evangile ont plus dit en se taisant sur ce point, que s’ils s’étaient expliqués par des défenses expresses. Quelle nécessité y avait-il en effet de faire un précepte pour des choses qui étaient si visiblement indignes du nom chrétien, si contradictoirement opposées à l’esprit et aux maximes du christianisme ?

« Quels sentiments aurait eus Jésus-Christ des fidèles qu’il formait, s’il avait jugé nécessaire de leur interdire, par une loi expresse, des plaisirs païens ? Quels sentiments auraient eus des fidèles, les païens eux-mêmes, s’ils avaient vu qu’avec cette loi si pure, si sainte et si parfaite, qui condamne jusqu’à la pensée du mal, qui oblige de tendre sans cesse à la perfection, ces fidèles eussent eu besoin d’un commandement particulier pour n’aller pas aux spectacles ?

{p. 165}

« Mais on se trompe de dire que l’Evangile et l’Ecriture sainte ne défendent nulle part ces divertissements profanes. Ils ne les défendent pas en particulier quelque part, parce qu’ils les condamnent partout : car que signifie autre chose tout ce que l’Evangile et l’Ecriture sainte nous disent de la pureté du cœur, qui est la base de la vie chrétienne, tout ce qu’ils nous disent de la mortification des sens, de la légèreté de l’esprit, de la faiblesse de la chair, de la force des passions, de la malice et des ruses du tentateur, du danger de s’exposer aux moindres occasions d’être tenté ; tout ce qu’ils nous disent de l’attention et de la vigilance sur les désirs, de la modération des plaisirs, de la perversité des maximes et des joies mondainesLXIX ? » Comment ose-t-on avancer que l’Evangile ne défend point les spectacles, tandis que tout l’Evangile en est une condamnation manifeste ?

En proscrivant les inclinations vicieuses, les saintes Ecritures proscrivent aussi tout ce qui les fait naître, les entretient et les fortifie. En condamnant en général tout ce qui est déshonnête, elles condamnent les représentations théâtrales et les tableaux immodestes. Saint Jean n’a rien oublié, lorsqu’il a dit : « N’aimez point le monde, ni ce qui est dans le monde : celui qui aime le monde, l’amour du Père n’est point en lui ; car tout ce qui est dans le monde est concupiscence de {p. 166}la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie : laquelle concupiscence n’est point de Dieu, mais du monde13. » Si la concupiscence n’est pas de Dieu, les représentations théâtrales, qui en étalent tous les attraits, ne sont pas de lui, mais du monde. Ces paroles ne frappent pas moins le théâtre que le monde qui en est l’image : c’est le monde avec tous ses charmes et toutes ses pompes qu’on représente dans les comédies. Ainsi, comme dans le monde tout y est sensualité, curiosité, ostentation, orgueil, on y fait aimer tous ces vices, puisqu’on ne pense qu’à y faire trouver du plaisir, en les donnant comme des vertus héroïques, ou au moins en les excusant et en les faisant envisager comme de légères imperfections.

Saint Paul aussi a tout compris dans ces paroles : « Au reste, mes frères, tout ce qui est véritable, tout ce qui est juste, tout ce qui est saint (selon le grec, tout ce qui est chaste, tout ce qui est pur), tout ce qui est aimable, tout ce qui est édifiant ; s’il y a quelques vertus parmi les hommes, et quelque chose digne de louange dans la discipline, c’est ce que vous devez penser14 » : tout ce qui vous empêche d’y penser, et qui vous inspire des pensées contraires, ne doit point vous plaire, et doit vous être suspect. Il est aisé de concevoir que {p. 167}tout ce que saint Paul propose ici à un chrétien ne peut en aucune manière s’allier avec la fréquentation des spectacles, et que les principes qu’il pose ne doivent qu’inspirer du dégoût et du mépris pour des divertissements si contraires à l’esprit évangélique qui est un esprit de pénitence, de mortification et d’abnégation de soi-même.

{p. 168}

CHAPITRE XX.
Spectacles condamnés par les saints Pères et par les saints conciles. §

Si l’Ecriture ne défend point les spectacles, c’est qu’ils n’étaient pas connus des Juifs ; mais elle pose des principes d’où suit naturellement leur interdiction. « Heureux celui, dit le Prophète15, qui n’est point entré dans le conseil des impies, qui n’a point marché dans la voie des pécheurs ! » « Ce texte, dit Tertullien, regarde les princes de la nation juive qui consentirent à la mort de Jésus-Christ : or les spectacles le font mourir une seconde fois ; ce sont des conventicules de Satan où la foi se détruit, où la morale de l’Evangile est combattue par des maximes détestables. »

Cet oracle n’est pas le seul d’où Tertullien infère la condamnation des spectacles ; il ajoute ceux-ci tirés de l’Evangile et de l’apôtre saint Paul16 : « On ne peut servir deux maîtres, ni supposer aucun rapport entre la lumière et les ténèbres, {p. 169}entre la mort et la vie. » Si vous suivez Jésus-Christ, il faut renoncer au théâtre, la doctrine de l’un ne compatissant pas avec celle de l’autre. Les maximes de l’Evangile sont pures et vivifiantes, celles du théâtre sont dépravées ; elles n’offrent qu’un faux jour qui conduit au précipice : c’est un appât qui vous attire ; mais prenez bien garde, il contient un poison dangereux. Enfin le Sauveur établit cette différence essentielle entre ses disciples et les partisans du monde, que ceux-ci se réjouiront, tandis que les chrétiens vivront dans la tristesse. Pleurons donc, conclut ce Père17, pendant que les païens se récréent, afin que nous ayons droit de nous réjouir, lorsqu’ils seront plongés dans les larmes.

Saint Cyprien juge les spectacles incompatibles18 avec la loi chrétienne, et qu’on ne peut s’asseoir dans l’amphithéâtre, au milieu des infidèles, sans renoncer à la foi. On était si persuadé de cette vérité, dans la primitive Eglise, que l’on condamnait pour lors toutes sortes de jeux et d’exercices publics sans exception, regardant l’appareil des spectacles comme une sorte d’idolâtrie. On aurait dû, ce me semble, innocenter les conducteurs de chariots dans le Cirque : on ne leur fit point de grâce ; et dans un concile d’Elvire, qui se tint en 305, il est ordonné qu’ils quitteront {p. 170}cette infâme et dangereuse profession, s’ils ont dessein d’embrasser la foi, et, s’ils retournent à leur premier métier après avoir reçu le baptême, ils seront chassés du sein de l’Eglise. Conc. Elib. can. 62 ; Labbe, tom. I, page 978.

Saint Augustin, qui écrivait son Traité de la pénitence près d’un siècle après la conversion des empereurs, et dans un temps où les spectacles étaient purgés de tout levain d’idolâtrie, n’a pas laissé de les interdire aux chrétiens ; il ordonne d’abord aux pénitents de s’abstenir des jeux et des spectacles : Cohibeat se a ludis et spectaculis hujus seculi19. On dira peut-être, ajoute ce Père, qu’une telle défense ne regarde que les pécheurs publics à qui l’on refusait les récréations les plus innocentes ; mais je vous assure que l’éloignement des spectacles est un préservatif indispensable à quiconque est jaloux de conserver son innocence. Si Dina n’était point sortie de la tente de Jacob, son père, sa pudeur n’eût point eu d’assaut à soutenir. Une vaine curiosité la fit monter dans la ville de Sichem pour y voir les femmes du pays ; elle fut malheureusement rencontrée par le jeune prince, et cette fatale entrevue causa la ruine de tout un peuple et la sienne propre.

« De quel front, s’écrie Salvien20, osez-vous fréquenter les spectacles après avoir reçu le baptême ? {p. 171}Vous n’ignorez pas que l’on y rencontre des représentations diaboliques, que le théâtre est l’invention du prince des ténèbres et que sa fréquentation entraîne une sorte d’apostasie. Comparez ses maximes au Symbole de la foi, conciliez ses mystères avec ceux de la religion, avec la participation des sacrements ; pouvez-vous vous flatter d’y trouver Jésus-Christ, notre sauveur et notre modèle ? Ah ! comment s’y rencontrerait-il, puisque le démon y préside avec toutes ses pompes ? Vous cherchez de l’amusement aux spectacles, et c’est là que vous êtes surpris d’une mort spirituelle. »

Saint Jean Chrysostome s’emporte avec son zèle ordinaire contre le peuple d’Antioche, qui, malgré ses avertissements réitérés, fréquentait toujours les spectacles. « Vous courez, lui disait-il21, à l’amphithéâtre où l’on voit des danses immodestes, où l’on entend des acteurs qui sont les organes de Satan, l’auteur de toutes sortes de séduction et de méchanceté. »

Si nous remontons jusqu’au second siècle, nous trouvons à côté de Tertullien saint Clément d’Alexandrie, qui parle en cette sorte à ceux qui fréquentent les spectacles. « Quelle est votre sécurité22 de vous jeter dans une foule où la confusion règne, où le scandale est triomphant, {p. 172}dans une assemblée où l’innocence est toujours en danger ? » 

Arnobe qui, dans le siècle suivant, entreprit la défense de la religion chrétienne, parlait ainsi aux empereurs : « Vos lois23 n’ont-elles pas flétri les comédiens qui sont les ministres de vos superstitions sur le théâtre ? Vous les tenez pour des gens infâmes. ».

« , dit saint Jérôme24, s’accomplit l’oracle du prophète Jérémie : La mort entre par les fenêtres de notre âme, c’est-à-dire, par les yeux et par les oreilles. »

Lactance emploie le même texte contre la séduction du théâtre25 : il prétend que les sens y sont souillés, et que la corruption se glisse au fond de l’âme ; le cœur et l’esprit en sont infectés.

Le saint abbé Nilus, qui vivait dans le cinquième siècle, dit aussi26 qu’une personne zélée pour sa sanctification, et craignant les blessures de l’âme, était obligée de s’interdire les spectacles publics, où la volupté siégeait comme sur son trône.

Saint Ephrem, qui vivait dans le sixième siècle, avertissait les fidèles de ne pas consumer un temps précieux aux jeux du théâtre, se souvenant {p. 173}de la menace portée dans Isaïe : « Malheur à vous qui faites la débauche, et qui dansez au son des instruments ! Partout où se rencontrent la danse, la musique et les transports d’une joie effrénée, les femmes s’oublient de leurs devoirs, les hommes sont saisis d’un esprit de vertige : c’est un sujet de tristesse pour les anges, c’est le sanctuaire des démons et leur grande fête27. »

Saint Isidore de Séville, qui vivait au septième siècle, appelle le théâtre un lieu de prostitution, theatrum idem et prostibulum. « Les histrions sont, dit-il, ainsi nommés, parce qu’ils racontent des événements à la manière des historiens ; mais les sujets sur lesquels ils s’exercent sont de nature à devoir être mis en oubli : ils mettent sous les yeux du peuple toute la conduite d’un scélérat illustre, en le décorant des vers plaintifs de la tragédie. Les mimes sont ceux, ajoute ce Père, qui copient les actions humaines pour les tourner en ridicule dans la comédie ; leurs fables sont mêlées d’intrigues ; on y voit des filles séduites, et le commerce odieux des femmes galantes28. »

Saint Bernard, qui vivait dans le douzième siècle, n’a pas laissé de condamner les représentations théâtrales, quoiqu’elles fussent alors très-rares, {p. 174}sous prétexte que ces sortes d’exercices flattent les passions en retraçant des actions criminelles29.

Dans le siècle suivant, saint Thomas a jugé les spectacles vicieux par le scandale qu’ils donnent, et par les leçons de cruauté et d’incontinence qu’on y reçoit30.

Ainsi s’exprimaient les Pères de l’Eglise. Leurs assertions font un ensemble d’un aussi grand poids que les canons, et dès qu’ils se réunissent en grand nombre sur une vérité doctrinale, on ne peut la démentir sans s’écarter des bornes de la doctrine chrétienne, dont ces grandes lumières ont conservé le précieux dépôt dans leurs ouvrages.

L’Eglise, dans plusieurs conciles, a défendu la fréquentation des spectacles et les spectacles eux-mêmes. J’ai rapporté la décision du concile d’Elvire, dont les canons sont reçus de toute l’Eglise : il se tint au commencement du quatrième siècle. Si nous voulions remonter jusqu’au temps des apôtres, nous trouverions l’un des canons qu’ils firent à Antioche ; c’est le martyr saint Pamphile qui l’a rapporté, et nous l’avons dans la bibliothèque d’Origène : il défend les jeux de théâtre, ainsi que les excès contre la tempérance31.

Mais revenons sur nos pas pour chercher dans {p. 175}les fastes de l’Eglise, en un temps où elle commençait à prendre le dessus sur les idolâtres, les empereurs ayant embrassé la foi chrétienne. Nous avons le concile d’Arles de l’an 314, lequel ayant condamné les fidèles qui conduisaient les chariots dans le Cirque, fait bien moins de grâce aux gens de théâtre. Tandis qu’ils demeureront dans la profession, ils seront séparés de la communion des fidèles : « De theatricis et ipsos placuit, quamdiu agunt, a communione separari »32. Ce concile fut convoqué par l’autorité de l’empereur Constantin, à l’occasion du schisme des donatistes. Il se tint un nouveau concile dans la même ville l’an 452, qui renouvela ce canon contre les comédiens avec la censure33.

On ne pensait pas différemment dans l’Eglise de Carthage. Nous avons deux canons sur cette matière. Dans le premier, on veut que les histrions, ceux qui montent sur le théâtre, de même que les apostats, soient reçus dans l’Eglise, si l’on reconnaît que leur conversion est bien sincère. Il suppose l’excommunication lancée contre eux34, puisqu’il veut qu’elle soit levée lorsqu’ils rentrent dans les voies de la pénitence. Le second menace d’une pareille35 censure les fidèles mêmes, {p. 176}qui, désertant les saintes assemblées en un jour de fête, vont contenter leur curiosité dans l’amphithéâtre. Quoique ce dernier concile ne sévisse pas directement contre les comédiens, il suppose un vice dans leur profession, en tenant leurs spectacles pour un amusement incompatible avec le service divin. Saint Augustin qui assista à ce concile en avait conservé tout l’esprit, lorsqu’il déclarait que les dons faits aux gens de théâtre ne sont point au rang des libéralités honnêtes : « Donare res suas histrionibus, vitium est immane, non virtus36. »

Le concile de Trulle, ainsi nommé parce qu’il se tint dans le dôme du palais à Constantinople, l’an 692, s’explique en ces termes : « Le saint concile défend les farceurs et leurs spectacles, et les danses qui se font sur le théâtre. Si quelqu’un enfreint la présente constitution, nous voulons, s’il est clerc, qu’il soit déposé ; s’il est laïc, qu’il soit excommunié » : « Omnino prohibet hæc sancta synodus eos qui dicuntur mimos et eorum spectacula, atque in scenâ saltationes fieri. Si quis autem præsentem canonem contempserit, et se alicui eorum quæ sunt vetita dederit, si sit clericus, deponatur ; si laicus, segregetur37. »

Un canon plus moderne, il est d’un concile qui {p. 177}se tint à Paris en 829, est conçu en ces termes : « Il convient mieux à des chrétiens de gémir sur leurs égarements passés, que de courir après les bouffonneries, les discours insensés, les plaisanteries obscènes des histrions. Le moindre effet que leur représentation produise est d’amollir le courage pour la vertu, et d’écarter les spectateurs de l’exactitude qu’ils devraient avoir dans les exercices de la piété, de remplir leur esprit de vanités frivoles, et de les livrer à des ris immodérés qui sont si contraires aux lois de la modestie. Non, il n’est pas permis de se souiller par des spectacles de cette nature » : « Neque enim fas est hujusmodi spectaculis fœdari38. »

Le premier concile de Ravenne, de l’an 1286, défend aux clercs d’entretenir dans leurs maisons ou des deniers des pauvres les comédiens qui leur étaient envoyés par les seigneurs, après qu’ils s’en étaient divertis, n’étant pas juste de faire un usage aussi illicite d’un bien qui doit être converti en aumônes39.

Enfin un concile de Tours qui se rapproche de notre siècle, il est de l’an 1583, défend sous peine d’excommunication les comédies, jeux de théâtre et toutes sortes de spectacles irréligieux : « Comædias, {p. 178}ludos scenicos vel theatrales, et alia hujus generis irreligiosa spectacula, sub anathematis pœnâ prohibet sancta synodus.  » Concil. Tur. can. xii de festor. cult. Iabbe, tom. XV, pag. 1019.

{p. 179}

CHAPITRE XXI.
Les spectacles condamnés par les auteurs profanes anciens et modernes. §

Ciceron, ce grand orateur, qui connaissait si parfaitement le cœur humain et la nature des choses, s’exprime contre les théâtres en ces termes : « Ah ! si les dieux avaient eu une volonté malfaisante pour les hommes, quel don plus conforme à ce dessein auraient-ils pu leur faire que celui d’une foule de passions, l’injustice, l’intempérance, la luxure, dont la raison n’eût pas été la maîtresse ? Quoi ! nous représentons sur nos théâtres les fureurs de Médée, les vices d’un grand nombre de personnes que l’on métamorphose en héroïnes et en héros, sans aucun égard pour la raison qu’elles n’ont jamais respectée ! nous récréons notre esprit par la méditation de leur scélératesse ! Quel est le but des frivolités comiques ? Il est bien rare que la raison se rencontre avec elles. O la plaisante manière de corriger, dit-il encore ! Le spectacle ne plaît que par la représentation des hommes vicieux. Quelle régularité peut inspirer le {p. 180}chef des Argonautes qui se produit, dans une tragédie, enflammé d’amour et animé d’une fausse gloire ? Le véritable honneur m’attire bien moins sur ses pas que la passion des femmes et la soif des richesses40. »

Sénèque, dans une de ses épîtres, regarde l’amphithéâtre comme l’asile de l’oisiveté. Rien n’est plus funeste à l’intégrité des mœurs que les jeux du théâtre : là, le vice s’insinue avec le plaisir dans l’âme, parmi la fascination des yeux et l’enchantement des oreilles41.

Martial se moque agréablement d’un homme sage qu’il a rencontré dans l’amphithéâtre : ce lieu n’étant point le séjour de l’innocence et de la vertu, la sagesse d’un Caton aurait bien de la peine à s’y soutenir. « Cur in theatrum, severe Catone, venisti42 ? »

Aristote, qui, dans son Art Poétique, a donné des règles pour le théâtre, sur lesquels nos grands maîtres, surtout Pierre Corneille, se sont modelés, n’a pas laissé, dans sa Politique, de supposer un certain danger dans les représentations. Il ne conseille point d’y souffrir la jeunesse43, quoique de son temps on ne jouât pas des rôles de galanterie ; mais c’est que les passions de trahison et {p. 181}de vengeance pouvaient affecter les jeunes personnes.

Platon, le maître d’Aristote, est bien plus rigoureux. Il a banni tout à fait le théâtre de sa république, parce que tout ce qui s’y passe tend à la corruption du cœur et à l’illusion de l’esprit44 : et ceux qui s’y rencontrent n’ont pas toujours l’antidote qu’il faudrait opposer à ce poison subtil. Ce sont des fables que l’on réalise et qui deviennent contagieuses. Malgré son attachement pour Homère, de la lecture duquel il s’était nourri dès l’enfance, il ne peut se résoudre à faire grâce à cette foule d’hommes tragiques, dont il est le chef et le maître.

Voltaire, dont le témoignage ne peut être suspect en cette matière, avoue que « d’environ quatre cents tragédies qu’on a données au théâtre, depuis qu’il est en possession de quelque gloire en France, il n’y en a pas dix ou douze qui ne soient fondées sur une intrigue d’amour. C’est une coquetterie perpétuelle. Celles qui ne respirent pas l’amour profane excitent les sentiments les plus violents d’ambition, de vengeance, de cruauté, de perfidie ».

Bayle, si cher à tous les libertins, dont le cœur était comme dissous dans la corruption, croyait que nos comédies modernes n’ont pas fait beaucoup {p. 182}de mal aux désordres réels ; qu’il n’y a rien même de plus capable de les inspirer, et que, si elles ont corrigé quelques défauts, ces défauts sont certaines qualités qui ne sont pas tant un crime qu’un faux goût et qu’un sot entêtement.

Si la décision de ces auteurs n’emporte pas une interdiction juridique, elle sert du moins à prouver, suivant les lumières de la raison, le danger des spectacles. Il n’en est pas de même du témoignage des Pères : la réunion de leurs suffrages sur une assertion doctrinale équivaut à une décision de l’Eglise. Leur sentiment unanime appartient à la foi.

Il est facile de voir que la conduite de certains ecclésiastiques qui autorisent les spectacles ne rend point ces divertissement plus permis. Leur faiblesse n’est point une autorité dans l’Eglise, qui n’est point dirigée par des exemples pervers, mais par les saints canons qui sont l’œuvre du Saint-Esprit : « canone regitur Ecclesia et non exemplo », dit un évêque de Noyon à Louis XIV. Ce grand roi demandait un jour à Bossuet son avis sur les spectacles : « Sire, répondit l’illustre prélat, s’il y a de grands exemples pour, il y a des raisons invincibles contre. »

{p. 183}

CHAPITRE XXII.
Le repentir de quelques auteurs dramatiques d’avoir travaillé pour les théâtres doit nous engager à éviter ces divertissements. §

« Puissent ceux qu’au théâtre entraîne un même attrait,
S’ils imitent leur faute, imiter leur regret ! »

Epît. de P. Racine à J.-B. Rous.

On doit convenir, d’après tout ce qui vient d’être dit, que les auteurs dramatiques sont des empoisonneurs publics qui se chargent d’autant de crimes que leurs pièces en font commettre, qui sont coupables d’autant d’homicides qu’il y a d’âmes perdues à leurs spectacles. De combien de remords n’ont pas été agités ceux qui conservaient encore dans leur esprit un reste d’attachement à la religion ?

Racine ayant reçu une éducation toute sainte se relâcha bientôt de sa première ferveur : devenu sans peine, mais malheureusement pour lui, le prince des poètes tragiques, il fit longtemps retentir le théâtre des applaudissements que l’on y donnait à ses pièces. Enfin, revenu à lui, il frémit d’horreur au souvenir de tant d’années qu’il ne {p. 184}devait employer que pour Dieu, et qu’il avait perdues en suivant le monde et ses plaisirs. Détestant, dans l’amertume de son cœur, les applaudissements profanes qu’il ne s’était attirés qu’en offensant Dieu, il en aurait fait une pénitence publique, s’il lui eût été permis. Il s’appliqua aux devoirs de la piété et de la religion avec d’autant plus de soin qu’il avait plus de douleur de n’y avoir pas été toujours fidèle.

Quinault, le père de la poésie lyrique, s’est repenti, tard à la vérité, mais bien sincèrement, d’un talent trop facile et trop heureux. Il a baigné de larmes des lauriers qu’il devait plutôt au génie qu’au travail. L’illustre évêque de Meaux fut témoin de ses regrets.

Chacun sait la pénitence que fit Pierre Corneille dans les dernières années de sa vie. Il traduisit en vers l’Imitation de Jésus-Christ ; mais cette bonne œuvre ne le délivra point des reproches continuels qu’il se faisait d’avoir travaillé pour le théâtre.

Houdar de La Mothe abjura ses travaux couronnés, et déclara les maximes de ces sortes d’ouvrages diamétralement opposées aux maximes du christianisme.

Aucun poète moderne ne s’était moins écarté que Gresset des règles de la modestie. Il est surprenant, qu’ayant écrit dans un genre aussi frivole, la gaîté de sa plume ait pu se contenir. {p. 185}Cependant, « après avoir apprécié dans sa raison ce phosphore qu’on nomme esprit, ce rien qu’on nomme la renommée, et avoir écouté la voix solitaire du devoir, il annonça, par une lettre imprimée en 1759, sa retraite du service de Melpomène et de Thalie, et son repentir d’y avoir acquis de la célébritéLXX. » Plût au ciel que tous les auteurs dramatiques le comprissent également, si pourtant il suffit, en pareille matière, de comprendre sa faute pour s’en repentir !

Il ne faut pas s’étonner que Molière soit mort dans des sentiments tout contraires ; il n’a point eu le temps de se convertir. D’ailleurs la conduite d’un comédien est bien plus opposée au salut, toutes choses égales, que celle d’un auteur dramatique : ses jours se passent dans la dissipation, dans l’oubli du christianisme, et parmi les objets de séduction qui se succèdent les uns aux autres. Malgré son mariage, dont tout le monde sait les circonstances, on n’a pas laissé de regarder Molière comme un très honnête homme : soit, mais il y a bien de la distance de cette qualité à celle d’un bon chrétien. Cet auteur célèbre, pour entrer dans les voies de la pénitence, avait beaucoup de chemin à faire, il fallait de grands sacrifices. Il fut accueilli, dans ses premiers succès, par le prince de Conti, qui lui donna des appointements, et pensionna sa nouvelle troupe ; mais ce seigneur comprit depuis le danger de la comédie, et, pour {p. 186}réparer en quelque sorte la faute d’avoir donné asile au plus grand comédien, il se crut obligé d’écrire contre le théâtre. Il a fait un excellent ouvrage contre les spectaclesLXXI.

N’ayons pas honte d’imiter son sage et courageux repentir ; jetons dans le feu ce que nous avons adoré. Les amusements qu’il a condamnés d’après les canons, les lois, les saints Pères, et même les auteurs profanes, ne sont-ils pas en effet très condamnables ? Quels oracles devons-nous consulter à cet égard ? Sont-ce les partisans de la comédie ? ne voyons-nous pas que ce sont des empiriques qui nous trompent ? Adressons-nous à quelque médecin habile. Voulons-nous suivre l’extravagante conduite des rois d’Israël qui ne consultaient que de faux prophètes ? Ne nous annoncez, disaient-ils, aucune vérité fâcheuse ; ce sont des oracles conformes à nos inclinations que nous attendons de vous : il n’importe que ce soit des erreurs, pourvu qu’elles nous plaisent. « Loquimini nobis placentia, videte nobis errores. » (Isaïe, 30, v. 10.) La voix que nous devons écouter, c’est celle de l’Eglise ; elle seule est en état de fixer nos doutes, et d’affermir nos pas dans le chemin de la vérité qui conduit à la vie éternelle.

{p. 191}

CHAPITRE XXIII.
Impossibilité de réformer entièrement les spectaclesLXXII. §

« Ut tamen hoc fatear, ludi quoque semina præbent
Nequitiæ : tolli theatra jube. »

Ovidius

Ovide, devenu sage dans le cours de ses disgrâces, avait représenté à Auguste que le moyen le plus capable de réformer les mœurs de Rome était, non pas d'épurer les théâtres, mais de les détruire. Après s'être longtemps élevé en France contre ces divertissements, on essaya de les réduire à quelque chose d'honnête et de supportable, mais on reconnut bientôt que le plaisant et le facétieux touchent de trop près au licencieux pour en être entièrement séparé. Si on avait pu approuver quelques représentations, c'étaient surtout celles que les maîtres proposaient quelquefois dans les collèges à leurs jeunes élèves, pour les aider à former leur style et leur action, et pour leur procurer à la fin de l'année un honnête délassement. Ces représentations étaient ordinairement en latin : le sujet en était toujours saint et pieux, et excluait tout ce qui s'éloignait de la {p. 192}décence. Les rôles de femmes et les habits de ce sexe y étaient inconnus, et l'usage en était très rare. Mais le parlement voyant d'un côté tout ce qu'on avait à redouter du goût excessif de la nation pour le théâtre, et voyant d'un autre que ces représentations de collège habituaient les jeunes gens à avoir moins d'horreur pour celles qui avaient lieu à la comédie, les supprima. Les amateurs des spectacles s'autorisaient de ces sortes de représentations. Cependant ils ne s'appuyaient que sur un abus dont les bons instituteurs désiraient la réforme. Si, sous des maîtres pieux, on avait tant de peine à contenir les théâtres dans les bornes de la décence, on sent aisément qu'ils ne peuvent qu'être très licencieux lorsqu'ils sont dirigés par des comédiens, qui n'ont d'autre but que de plaire aux spectateurs, et de tirer un salaire du plaisir qu'ils leur procurent. Si on excluait de la comédie les rôles de femmes et les déguisements, qui sont défendus aux chrétiens ; elle serait réduite à si peu de sujets, et ces sujets seraient si éloignés du goût des spectateurs, qu'elle tomberait d'elle-même : car elle ne se soutient que parce qu'elle présente un bizarre assemblage du bien et du mal, et que le mal l'emporte de beaucoup sur le bien. C'est parce qu'il est moralement impossible de sanctifier cette œuvre des ténèbres que, parmi les graves invectives des saints Pères contre elle, on ne voit point qu'ils aient songé à la {p. 193}réformer. Ils savaient que, quand on veut plaire, on le veut à quelque prix que ce soit, et que de toutes les pièces de théâtre qui sont toujours ou graves et passionnées, ou plaisantes et bouffonnes, on n'en trouverait pas une seule qui fût digne d'un chrétien ; on a cru qu'il valait mieux détruire la comédie que de penser à la réduire, contre sa nature, aux règles sévères de la vertu. César ne trouvait pas que Térence fût assez plaisant. On veut plus d'emportement dans le risible ; et le goût qu'on avait pour Aristophane et pour Plaute montre assez que le goût pour le risible dégénère ordinairement en licence. Térence qui, à l'exemple de Ménandre s'est modéré sur le ridicule, n'en est pas plus chaste pour cela : tant il est difficile de séparer le plaisant de l'illicite. La comédie, entreprenant de traiter les grandes passions, ne peut en quelque sorte se dispenser de remuer les plus dangereuses qui sont aussi les plus agréables. Lorsqu'elle veut faire rire, elle ne peut guère se dispenser d'être licencieuse ; et les gens du monde, quelque modérés qu'ils paraissent, l'aiment mieux de cette manière que si elle était entièrement chaste. On voit par expérience que la réforme qu'on a voulu introduire dans la comédie s'est terminée à bien peu de chose. Les farces, qui lui ressemblent beaucoup, et qui sont peut-être encore plus du goût des spectateurs, sont restées en possession de ce qu'il y a de plus ouvertement {p. 194}licencieux. Les pièces sérieuses ne seraient point goûtées, si l'amour n'y jouait le principal rôle. Ainsi, les efforts qu'on a faits pour purger le théâtre n'ont abouti qu'à présenter aux âmes informes des appâts plus cachés et plus dangereux.

{p. 195}

CONCLUSION. §

« Fuis ce lieu dangereux, innocente pudeurLXXIII ;
Fuis ces rochers couverts des débris de l'honneur. »

On reconnaissait les premiers chrétiens à leur éloignement pour le cirque. On n'avait d'autre reproche à leur faire que celui de ne jamais y paraître, et de ne point se couronner de fleurs comme les autres. Comme ces vrais disciples de Jésus-Christ, vous devez éviter les spectacles de nos jours, qui sont, sans contredit, plus funestes à la vertu que ceux du paganisme. Si on n'y adore plus les faux dieux, on y divinise les vices les plus honteux, on leur donne le coloris des vertus les plus sublimes ; on y avilit, on y dégrade les vertus les plus sublimes en leur faisant jouer des personnages gothiques et ridicules. La pudeur, l'innocence, la piété et la justice, n'y paraissent que pour essuyer le mépris des spectateurs : aussi les personnes foncièrement vertueuses et de bonne foi les regardent-elles comme une école d'impureté, comme le foyer de toutes les passions et le centre de tous les scandales qui ravagent la société. Pour peu que vous réfléchissiez sur tout ce {p. 196}qu'on y représente, vous reconnaîtrez aisément que les plaisirs du théâtre sont entièrement opposés à la morale évangélique, incompatibles avec l'esprit de piété qui doit animer tous les chrétiens, et qu'ils présentent encore aujourd'hui tous les dangers qui les ont fait condamner par les saints Pères. Plus irréligieux que ceux des païens, les théâtres d'aujourd'hui sont si loin de respecter la religion et ses ministres, qu'ils ne respectent pas même la Divinité. Pour faire expirer la pudeur, sans la faire rougir, ils dépouillent le ciel de ses foudres, ils jettent un voile de décence sur les obscénités les plus grossières, ils enduisent d'un vernis transparent les maximes les plus libertines, ils habillent de la gaze la plus claire les bouffonneries les plus sales. La vue des héros et des héroïnes imaginaires qui viennent y soupirer avec fureur leurs amours criminelles ferait sur votre cœur des impressions qui ne finiraient pas avec la pièce. Si vous éprouvez des tentations dans le temple du Seigneur au milieu des cérémonies les plus imposantes de la religion, où tout contribue à les éloigner et à les affaiblir, vous n'en seriez pas exempts dans ces temples de la volupté, où tout les fait naître et les fortifie. Ces pièces, dont la simple lecture, faite dans le silence du cabinet, serait capable d'échauffer votre âme, l'embraseraient d'un feu impur lorsqu'elles sont animées par les voix séduisantes des acteurs et par leurs {p. 197}attitudes passionnées. Les comédiennes, montées sur le théâtre à la place des passions, en secouant les torches de l'impureté sur les spectateurs, en feraient jaillir sur votre cœur des étincelles que vous ne pourriez pas facilement éteindre. Le démon n'exigerait pas de voir d'abord que vous vous livrassiez aux plus grands désordres, mais il ferait naître dans votre âme une multitude de pensées criminelles qui diminueraient ses forces, et qui lui feraient perdre la vie de la grâce.

Vous, jeune personne, gardez-vous de paraître dans ces lieux pernicieux où votre innocence ne manquerait pas de faire un triste naufrage. Votre âme, bientôt éprise des plaisirs trop vifs du théâtre, trouverait les plaisirs innocents trop froids et trop insipides, et ne sentirait plus que du dégoût pour la piété. Les devoirs que vous remplissez maintenant avec joie et facilité vous paraîtraient gênants et onéreux, et les plus respectables et les plus réels vous paraîtraient ridicules et chimériques. Vous douteriez des vérités saintes que vous avez crues fermement jusqu'ici, vous vous accoutumeriez à parler un langage doucereux et romanesque, et à tenir des propos dont votre innocence ne rougirait plus : vous deviendriez une femme sans principes et sans mœurs. Vous n'avez pas besoin de ces danses voluptueuses, de ces décorations éblouissantes et de ces enchantements diaboliques pour vous corrompre, cette concupiscence qui est en {p. 198}vous, et qui ne périra qu'avec vous, ne vous en donne que trop souvent l'occasion. Si vos parents veulent vous conduire au spectacle, et vous engagent à y aller, rappelez-vous qu'il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes.

Pères et mères, loin de vous montrer les fauteurs et les protecteurs de cette œuvre des ténèbres, éloignez-en vos enfants, sauvez-les du naufrage ; si, dans la crainte de les attrister, vous les conduisiez vous-mêmes dans ces assemblées ténébreuses, vous ne seriez pas moins cruels et moins barbares que ces peuples idolâtres qui immolaient leurs enfants aux faux dieux : vous immoleriez les vôtres, non point aux faux dieux, mais au démon de la volupté. N'est-ce point assez que vous leur ayez communiqué le feu de la concupiscence en leur donnant la vie, faut-il que vous en augmentiez l'activité en les conduisant dans ces lieux pervers ? Ne soyez donc plus étonnés s'ils ne vous respectent plus, s'ils méprisent vos ordres, s'ils ont secoué le joug de l'obéissance et de la soumission qu'ils vous doivent, s'ils se livrent au libertinage ; ce sont là les tristes résultats des maximes antichrétiennes et libertines qu'ils ont recueillies au théâtre : sous prétexte de corriger en eux quelques travers et quelques ridicules, on leur a fait avaler le poison de la volupté, dont la violence les porte à toute sorte d'excès.

Chrétiens, gardez-vous bien d'aller au théâtre, {p. 199}quand même le sujet de la pièce serait tiré de l'Ecriture sainte. Vous avez pour vous diriger l'Eglise de Jésus-Christ, qui est la colonne de la vérité : écoutez sa voix, vous marcherez dans le chemin du salut. Les auteurs de ces pièces ne sont pas dignes d'être les interprètes de l'Ecriture sainte et les organes du Saint Esprit. Les comédiens ne pouvant être revêtus que d'une sainteté romanesque, sont incapables d'exprimer et de persuader les vertus héroïques des saints : il ne sied point à des comédiennes de prêcher la modestie et la décence et de représenter l'innocence des vierges.

Vous, qui ne fréquentez les théâtres que pour vous décharger du poids de l'oisiveté, et qui n'y éprouvez que de l'ennui, cessez donc de rechercher un divertissement dont vous sentez bien le vice et le faux : craignez que votre assiduité à y aller ne vous en fasse naître le goût, et ne le rallume en vous, s'il était éteint ; souvenez-vous que l'on apprend facilement à faire ce que l'on a coutume de voir. Vous dites que vous en revenez triste et mécontent, vous faites voir par là que vous êtes fâché d'en rapporter un peu d'innocence, et que vous n'y cherchiez que des plaisirs illégitimes. Il faut que votre blessure soit bien profonde pour désirer qu'elle le soit encore davantage ; il faut que vous soyez bien familiarisé avec le mal, pour être plus corrompu que le théâtre {p. 200}n'est corrupteur. Mais fussiez-vous invulnérable et inaccessible à toute espèce de corruption, votre présence au théâtre est un sujet de scandale pour plusieurs, et ce motif seul devrait vous en éloigner pour toujours. Votre présence au théâtre est un sujet de scandale pour ces âmes faibles qui ne se décident que sur l'exemple d'autrui, qui ne penseraient point à y aller, si elles ne vous y voyaient point courir avec une espèce de fureur, et qui n'y vont que parce qu'elles y sont entraînées par l'exemple pernicieux que vous leur donnez. Votre présence au théâtre est un sujet de scandale pour les acteurs que vous entretenez dans une profession frappée de tous les anathèmes de l'Eglise, et qui les voue à l'infamie publique ; c'est pour vous plaire que ces insensés se séparent de la communion des fidèles, qu'ils s'éloignent des sacrements et qu'ils seront peut-être à la mort privés de la sépulture ecclésiastique. C'est pour satisfaire votre goût déréglé pour les plaisirs, qu'ils renoncent en quelque sorte à leur salut. En contribuant pour votre part à les entretenir dans une profession aussi criminelle et aussi déshonorante, vous participez à leur faute, et vous attirez sur votre tête les éclats des foudres que l'Eglise lance contre eux. Votre présence au théâtre est un sujet de scandale pour les auteurs dramatiques, qui, pour flatter la corruption de votre cœur, composent licencieusement et chargent la scène {p. 201}d'intrigues amoureuses et d'impiétés révoltantes. Vous avez beau désapprouver secrètement leurs pièces, votre présence leur sert d'applaudissement et est un suffrage de plus que vous leur donnez ; votre présence au théâtre est un sujet de scandale pour vos frères à qui vous donnez l'exemple d'une dureté barbare envers les malheureux. En vous réunissant pour enrichir des bouffons et des histrions, vous vous mettez dans l'impossibilité de soulager les membres souffrants de Jésus-Christ, vous devenez insensibles à leurs misères. L'expérience prouve qu'il n'y a point d'âmes plus dures et plus féroces que celles qui s'attendrissent sur des malheurs chimériques et romanesques. N'a-t-on pas vu un fils abandonner le chevet de son père mourant pour voler au spectacle ? N'avez-vous pas assez de malheurs réels à pleurer et à réparer, sans gémir sur des malheurs imaginaires ? N'est-ce pas une barbarie que de couvrir, par les cris que la joie vous fait pousser au théâtre, les cris que la douleur arrache à tant de malheureux qui vous environnent de toutes parts ?

Ne croyez point que la protection que l'autorité civile accorde aux théâtres en rende les plaisirs plus décents et moins dangereux. La police extérieure souffre quelquefois de moindres maux pour en éviter de plus grands, si elle occupe pendant deux heures des gens corrompus à des divertissements mauvais pour eux-mêmes, c'est pour {p. 202}les empêcher de commettre ailleurs des crimes plus grands, qui compromettraient la sûreté publique. Aussi ce ne fut jamais faire l'éloge de la moralité d'une ville que de dire qu'elle avait dans ses murs un théâtre fréquenté. Laissez les hommes malfaisants et les femmes perdues chercher au théâtre un aliment proportionné à la corruption de leur cœur, la sûreté publique y gagnera peut-être ; mais vous, fuyez des plaisirs auxquels vous ne pouvez vous livrer sans danger, et qui vous rendraient moins fort pour résister aux attaques des passions. Ceux que vous y voyez aller assidument ne sont pas toujours aussi respectables que vous pourriez vous l'imaginer. Ce sont ordinairement des esprits légers, des hommes inutiles, des époux qui, fatigués de leurs querelles domestiques, seraient chez eux des acteurs peut-être plus tragiques et plus comiques que ceux qu'ils vont voir. Ne vous étayez point de l'autorité de certains casuistes qui ne condamnent pas absolument les plaisirs du théâtre ; n'oubliez pas qu'ils sont forcés de convenir que ces plaisirs sont du moins frivoles et suspects, et que l'on ferait mieux de s'en passer. Mais ces casuistes ne sont pas sûrement des ecclésiastiques bien respectables, ils gémissent peut-être en secret de ce que leur état les empêche d'aller à la comédie. Sont-ils plus instruits des règles des mœurs et des vérités de la foi que les saints Pères, que Bossuet, {p. 203}que saint François de Sales, qui les condamnent ? Si un aveugle conduit un autre aveugle, dit l'Esprit saint, ils tomberont tous deux dans la fosse. Préférez le sentiment de ces grands personnages, qui vous conduiront dans la voie du salut, à celui de ces imprudents directeurs qui vous en éloigneraient. Ces grands hommes vous disent qu'on ne peut aller au théâtre sans abjurer sa qualité de chrétien, sans désobéir à l'Eglise, sans se livrer aux vanités et aux pompes auxquelles on a renoncé dans le baptême, et sans se fermer l'entrée du ciel. Ils ajoutent que, si vous n'y renoncez pas pour toujours au lit de la mort, vous vous donnerez, à vous-même et aux autres, un spectacle bien triste et bien tragique. La terreur, l'épouvante, le désespoir, composeront cette scène d'horreur dont le dénouement sera votre réunion dans l'enfer avec les poètes, les comédiens et les spectateurs aux fautes desquels vous aurez participé et qui auront participé aux vôtres.

FIN.

{p. 187}

TABLE DES CHAPITRES. §

Préface. i

Introduction. vii

Chapitre Ier. Origine des spectacles. 1

Chap. II. Le métier de comédien est mauvais par lui-même, et rend infâmes ceux qui l’exercent. 15

Chap. III. L’amour profane est la plus dangereuse de toutes les passions. 29

Chap. IV. Les spectacles inspirent l’amour profane. 32

Chap. V. Le but des auteurs et des acteurs dramatiques est d’exciter toutes les passions, de rendre aimables et de faire aimer les plus criminelles. 51

Chap. V bis. Le caractère de la plus grande partie des spectateurs force les auteurs dramatiques à composer licencieusement, et les acteurs à y conformer leur jeu. 76

Chap. VI. Les spectacles produisent et favorisent l’incrédulité. 86

Chap. VII. Les spectacles favorisent les suicides. 90

Chap. VIII. Les spectacles favorisent les duels. 93

Chap. IX. Les spectacles nuisent au bonheur et à la stabilité des gouvernements. 96

Chap. X. Les spectacles ne sont propres qu’à rendre romanesques ceux qui les fréquentent. 102

Chap. XI. Les pères et mères perdent leurs enfants en les conduisant ou en leur permettant d’aller aux spectacles. 105

{p. 188}

Chap. XII. La représentation des pièces de théâtre est plus dangereuse que la lecture. 108

Chap. XIII. L’Opéra est le plus dangereux de tous les spectacles. 109

Chap. XIV. La fréquentation des spectacles ne peut se concilier avec la vie et les sentiments d’un véritable chrétien. 116

Chap. XV. Les spectacles éteignent le goût de la piété. 131

Chap. XVI. Il y a des divertissements plus utiles et plus décents que les spectacles. 136

Chap. XVII. Accidents arrivés dans les spectacles. 150

Chap. XVIII. Eprouver par soi-même si les spectacles sont dangereux, c’est vouloir tomber dans les dangers qu’ils offrent. 154

Chap. XIX. Les spectacles condamnés par les saintes Ecritures. 164

Chap. XX. Spectacles condamnés par les saints Pères et par les saints conciles. 168

Chap. XXI. Les spectacles condamnés par les auteurs profanes anciens et modernes. 179

Chap. XXII. Le repentir de quelques auteurs dramatiques d’avoir travaillé pour le théâtre doit nous engager à fuir ces divertissements. 183

[Chap. XXIII. Impossibilité de réformer entièrement les spectacles. 191]

[Conclusion. 195]

ii