**** *book_la-tour_reflexions-t6_1767 *id_CH_89_L1_1 *date_1767 CHAPITRE I. Faut-il permettre aux femmes d'aller à la Comédie ? Lucinde & Cidalis par l'hymen enchaînés, Volent aux jeux publics de myrthe couronnés. Lucinde à la douceur ajoute la finesse ; Le parterre charmé contemple sa jeunesse, De ses regards errans démêle le motif, Et de son innocence arbitre décisif, Fixe sans balancer le moment de sa chûte. Bien-tôt la toile vole, & l'arrêt s'exécute. Vn essain de flatteurs perfides, mais charmans, Qui sans vouloir aimer portent le nom d'amans, Brillent dans le balcon & volent au-tour d'elle. Dans leurs discours légers la saillie étincelle, L'art d'orner le frivole & d'embellir des riens Some de mille fleurs leurs brillans entretiens. A tous leurs mouvemens Lucinde intéressée, Cherche à déterminer son ame embarrassée. Art de Sémiramis, miracles de Linus, Charmes d'Anacréon, prestiges de Vénus, Plaisirs touchans des pleurs, sentimens de la joie, Tout ce qui plaît, qui charme, à ses yeux se déploie ; Elle cède, elle perd un reste de fierté, Et prépare son cœur à l'infidélité. Dans les sombres détours d'une scène éclatante L'époux a prévenu son épouse inconstante, Et sa main libérale achette au plus haut prix Vn repentir suivi de honte & de mépris. Ce portrait trop vrai des effets du théatre sur les femmes, tracé par la main la plus ingénieuse & la plus respectable, l'Abbé de B… est l'abrégé de tout ce que nous allons dire. Qui peut comprendre les contradictions & les inconséquences des hommes ? Les Grecs & les Romains, ces peuples si éclairés & si sages, ne s'accordoient ni entr'eux, ni avec eux-mêmes, sur les choses les plus familieres, les femmes & les spectacles. Les Romains, par des loix expresses, sans distinguer les pieces indécentes de celles qu'on dit châtiées, condamnoient généralement tous les Comédiens à l'infamie, & cependant non-seulement ils y assistoient, mais comme s'ils eussent conspiré contre la pudeur de leurs femmes & de leurs filles, ils leur laissoient la liberté de venir à ces pernicieuses écoles prendre des leçons de volupté de ces maîtres scandaleux, qu'ils avoient authentiquement chargés & déclarés dignes du mépris public. Les femmes y avoient des places distinguées & séparées, qui leur épargnoient du moins les horreurs de la mauvaise compagnie : précaution que nous n'avons pas la sagesse de prendre. On y recevoit jusqu'aux Vestales, Prêtresses les plus respectées, obligées sous les plus grandes peines à une parfaite continence, comme si parmi nous on y plaçoit les Religieuses. Par une contradiction opposée, & aussi déraisonnable, les Grecs ne regardoient pas les Comédiens comme infames, & cependant ne souffroient pas que les femmes montassent sur le théatre. Cette nation ennemie déclarée des bonnes mœurs, les Actrices leur étoient inconnues (on a long-temps suivi cette loi parmi nous) ; ils interdisoient même aux femmes l'entrée des spectacles, jusqu'aux jeux olympiques, quoique moins dangereux, comme le marque Stace (Thebaid. L. 1.) : Exclusæque expectant præmia matres, & avec lui tous les Historiens : Sacrorum lege prohibitum est, olimpicum certamen mulieres spectare. Sans couvrir les Acteurs d'infamie, Athènes ne se dissimuloit pas le danger des représentations théatrales, & ne vouloit pas y exposer la vertu d'un sexe fragile, dont la modestie est le plus bel ornement. Moins sages que les Grecs, malgré la sainteté de la religion que nous professons, nous ouvrons aux femmes dès l'âge le plus tendre un spectacle qu'on devroit leur interdire dans l'âge le plus avancé, & pour leur intérêt & pour le nôtre. Sans élever aucune barriere entr'elles & la mauvaise compagnie, qui toujours s'y rassemble, nous les laissons pêle mêle avec le premier venu que le libertinage y amène, nous les excusons, nous les applaudissons, nous les y engageons, nous les faisons monter sur le théatre public, nous leur élevons dans les maisons des théatres de société, nous leur laissons apprendre les arts empoisonnés qui y séduisent, nous les louons de leurs succès, ou plutôt de nos défaites, tandis que nous laissons imprimée sur le front des Comédiens la tache de l'infamie légale, du mépris public, & des anathèmes de l'Eglise. Le goût, ou plutôt la fureur qu'ont toujours eu les femmes pour les spectacles, suffiroit seul pour devoir les en éloigner. C'est le fruit du désordre qu'il cause. Cette fureur avoit si bien gagné les femmes à Rome, que malgré la délicatesse, la pudeur, la timidité, la pitié naturelle de leur sexe, elles faisoient leurs délices des affreux combats des gladiateurs, & demandoient même leur mort.  Consurgit ad ictus, Et quoties victor ferrum jugulo inserit, illa Delicias ait esse suas, pectusque jacentis Virgo modesta jubet converso pollice rumpi. Ces vers de Prudence ont été heureusement traduits par M. le Franc dans son voyage de Provence, & appliqués aux arênes de Nîmes : C'est dans ce même lieu qu'une jeune beauté Qui ne respire ailleurs qu'amour & volupté, Par le geste fatal d'une main renversée Déclaroit sans pitié sa barbare pensée, Et conduisoit de l'œil le poignard suspendu Dans le sein d'un Athlète à ses pieds étendu. Non seulement les femmes paroissoient à l'amphitéatre, mais encore on les voyoit, nouvelles amazones, l'épée à la main sur l'arêne, combattre entr'elles, ou avec les hommes & les bêtes, comme les gladiateurs. Auguste le leur défendit ; mais Tacite reproche à Néron, & Suétone à Domitien, de l'avoir souffert & d'y avoir applaudi. Stace en badine (Silv. L. 1. eglop. 6.) : Hos inter fremitas novasque luctas. Stat sexus rudis insciusque ferri, & pugnas accipit impius viriles. Ces excès ne pouvoient pas durer long-temps ni beaucoup se répandre. Les femmes sont trop paresseuses pour se donner tant de peine, & trop jalouses de leur beauté pour se défigurer par des mouvemens violens ; elles s'aiment trop pour s'exposer aux blessures & à la mort. Il est vrai que dans les siecles gothiques on les voyoit assister aux tournois, y regarder rompre les lances, blesser & tuer les Chevaliers les animer des yeux, de la voix & du geste, & distribuer le prix au vainqueur. Mais c'étoit sans risque & avec gloire, puisqu'on s'égorgeoit pour leur beauté. Ces fameux Paladins & leurs dames, dont l'incomparable Dom Quichotte & sa charmante Dulcinée ont si bien fait sentir le ridicule, tout cela n'est plus, & je ne crois pas que le beau sexe regrette ce cruel triomphe. Mais pour le théatre, où il n'y a que la pudeur à sacrifier, & où l'on étale au grand jour tous les charmes, les femmes en ont toujours fait, & en font encore leurs délices. Elles ne fiègent point sur les Tribunaux, ne plaident point au barreau, ne montent dans les chaires que chez les Anabaptistes ; elles n'enseignent point dans les écoles, tout au plus quelque Ursuline ou quelque Régente particuliere apprend à lire aux filles. Une femme Professeur, comme il y en a deux en Italie, est un prodige : embarrassées par modestie, déconcertées par timidité, elles ne peuvent soutenir les regards d'un auditoire, & ne sont pas faites pour paroître en public. C'est au théatre à les dédommager du silence & de l'obscurité où par-tout ailleurs, & tout le monde, & elles-mêmes se condamnent. Aussi vont-elles assidument & en foule à la comédie. La plupart des hommes n'y vont que pour elles ; c'est le meilleur fonds de la troupe. Elles en inspirent le goût à leur famille & à leurs amis, elles y attirent leurs amans, pour qui c'est le plus favorable & le plus ordinaire rendez-vous ; elles forment des troupes d'Acteurs & d'Actrices dans les maisons particulieres. Plusieurs femmes ont composé pour le théatre, MMes. Andruini, Barbier, Bernard, Ville-Dieu, Favart, Grafigni, &c. on en trouvera plus de cinquante dans les Histoires du théatre & de l'opéra. Jusqu'aux Communautés religieuses, il y en a vingt de filles sur une d'hommes, qui représentent des pieces dans leurs Monastères. Et n'est-ce pas pour une Communauté de filles, Saint-Cyr, qu'une femme, Madame de Maintenon, a la premiere osé le faire avec éclat ? En général les femmes sont plus naturellement Comédiennes que les hommes, on trouve plus de bonnes Actrices que de bons Acteurs, & généralement pour les arts de goût, pour la danse, la musique, la parure, un sexe l'emporte sur l'autre. Le progrès du théatre sur les femmes est si grand, que par le catalogue des trois théatres & des foires, qu'on trouve dans le calendrier des spectacles, il paroît que dans Paris seul il y a deux cents cinquante femme employées, autant de servantes & femmes de chambre, & une multitude d'ouvrieres, de sorte qu'on peut compter dans la capitale un corps de cinq cents femmes destinées au public, & dont en effet le public jouit. Les provinces ont chacune leur corps aussi, ce qui fait des milliers pour le royaume. Les Courtisannes de Rome n'ont jamais été si nombreuses, & toutes celles de Naples, Venise, Milan, Florence ne font pas une si belle armée. Il est du moins certain qu'elles ne sont nulle part si libres, si répandues, si exposées au premier venu ; elles sont ailleurs renfermées dans un quartier d'où elles ne sortent jamais ; il faut les y aller chercher, & ce n'est qu'en cachette ; un honnête homme n'oseroit y aller publiquement. Les Actrices s'offrent sur le théatre, elles affichent leurs amans & s'en font gloire ; elles sont dispersées dans tous les quartiers, & vont où il leur plaît ; il leur est défendu de loger à l'hôtel, où il seroit de la décence qu'elles vécussent en communauté sous les yeux d'une femme vertueuse. Jamais les Courtisannes ne furent si séduisantes, ni étalées dans un jour si favorable, que des filles sur un théatre, exercées à la danse, au chant, au geste, à la déclamation, à des rôles, à se parer, à figurer, admirées, applaudies, choisies avec des talens & des graces, parlant toujours passion, en connoissant tous les rafinemens, entretenues, pensionnées, &c. Qu'on se moque après cela de la tolérance des Courtisannes de Rome & de toute l'Italie ; Paris & la France ont des milliers d'Actrices, en fournissent aux nations voisines ; il est peu de théatres en Europe qui n'en aient plusieurs, & les Françoises sont les meilleures. C'est comme la Circassie qui fournit tous les serails. Il est vrai que les Actrices ultramontaines ne sont pas plus sévères, quoique plus réservées ; elles sont également par-tout sur le compte de quelqu'un, & dans les intervales à qui les paye. C'est d'un pôle à l'autre une nation commerçante très-achalandée ; mais selon le goût du pays il y a plus ou moins de liberté. En France elle est entiere. En Espagne, dit M. Daunay (Voyag. Let. 10.), il y a dans la salle de la comédie un endroit qu'on appelle la Casuela, la cellule où toutes les Dames d'une médiocre vertu se placent, & tous les Seigneurs y vont causer avec elles. Il s'y fait quelquefois tant de bruit qu'on n'y entendroir pas le tonnerre, & elles y disent des choses si plaisantes qu'elles font mourir de rire ; car leur vivacité n'est arrêtée par aucune bienséance ; elles savent les avantures de tout le monde, & s'il y a un bon mot à dire sur le Roi ou la Reine, elles aimeroient mieux être pendues que d'y manquer. Les Comédiennes sont adorées dans cette Cour ; & où ne le sont-elles pas ? Il n'y en a aucune qui ne soit la maîtresse de quelque Seigneur, & fort peu de Seigneurs qui n'en ait quelqu'une sur son compte ; elles font une dépense effroyable, & on laisseroit plutôt mourir de faim toute sa famille, que de souffrir qu'une Actrice manque des choses les plus superflues. Un pareil établissement feroit rire en France. Quoi ! un quartier séparé dans la salle du spectacle pour les femmes de médiocre vertu ! elles n'y pourroient pas tenir, ce n'est pas trop de la salle entiere. Mais si on faisoit un quartier à part pour les femmes de bien, elles y voudroient aller toutes, & qui se chargeroit de distribuer les billets avec choix ? Laissons les choses comme elles sont, abandonnons-leur les loges & le théatre ; aussi-bien les plus vertueuses y cesseroient bien-tôt de l'être, il n'y auroit plus rien à discerner. A la Chine, au Japon, dans toute l'Inde on voit des troupes nombreuses de Comédiennes courir de ville en ville, de maison en maison, jouer toutes les pieces qu'on leur demande, & après la piece rendre tous les services que l'on veut. Leur état, quoique propre à leur faire mener une vie douce & aisée passe pour infame. Après avoir vécu dans les meilleures compagnies, & servi de maîtresses aux plus grands Seigneurs, qui comme les nôtres, les préferent quelquefois à d'honnêtes femmes, on leur met dans la bouche, aussi-tôt qu'elles sont mortes, une bride de paille, avec laquelle on les traîne ignominieusement dans les rues, & ensuite on abandonne leur cadavre sur un fumier aux chiens & aux oiseaux de proie. Les Japonois, comme on voit, ont aussi leur excommunication & leur privation de sépulture. Elle vaut bien celle que le Curé de S. Sulpice fit souffrir à l'Actrice Lecouvreur (Journ. de Trev. 1767. octob. art. 15.). A Siam les spectacles que nos Casuistes condamnent comme un signe de réprobation, l'opinion commune les consacre comme un acte de piété, dit l'Abbé de Laporte (Voyag. François, Tom. 3.), s'il faut en croire un ouvrage plein d'irréligion & d'indécence : A l'égard des Acteurs & des Actrices qui courent en troupes comme ailleurs, ce n'est ni le préjugé de la nation ni le genre des pieces qu'ils représentent qui jette comme par-tout le mépris & l'infamie sur leur état, ce sont leurs mœurs & leur conduite, toujours plus dépravées que dans les autres classes des citoyens. Les anciens payens faisoient de même des actes religieux de leurs spectacles ; celles qui les représentoient n'étoient pas plus chastes que nos Comédiennes jouant Esther & Athalie. C'est un virus inhérent à l'état, & qui se communique à tout ce qui les fréquente. L'unique remède est la fuite ; les plus fortes résolutions, les vertus les plus héroïques n'y tiendroient pas quatre jours : Naturam expella furca, tamen usque recurret. Villaret (Hist. de France, Tom. 2. Vie de Charles VI.). Ce Prince étant à Toulouse accorda aux femmes publiques des lettres de faveur. Elles donnent une étrange idée de la grossiereté de ce siecle. Ayant reçu, dit-il, la supplication des filles de joie de la grande Abbaye de Toulouse, qui se plaignent que les Magistrats les gênoient en les obligeant de porter des cordons & chapperons, ce qui les empêchoit de se vêtir à leur plaisir, & leur attire plusieurs injures, il leur octroie, & à celles qui leur succéderont en ladite Abbaye, la permission de porter telles robes & chaperons qu'il leur plaira. Ces lettres sont signées par le Roi, l'Evêque de Noyon, Levi, Comte de Melun, &c. Cette Abbaye se maintint long-temps dans la possession de ses privilèges. Elle changea de nom. Pasquier, qui vivoit dans le quatorzieme siecle, dit avoir vu les filles du Château verd à Toulouse, ayant l'enseigne de l'aiguillette sur l'épaule, ce qui donna lieu au proverbe, courir l'aiguillette, pour désigner le libertinage. Sommes-nous moins vicieux que n'étoient nos ancêtres, lorsque des femmes sans pudeur, la honte de leur sexe, formoient un corps distingué des autres femmes, avoient leurs coutumes, leurs loix, leurs privilèges, leur demeure dans des rues d'où il ne leur étoit pas permis de s'écarter, & prenoient la Magdeleine pour patrone ; car elles prétendoient que la fête avoit été instituée à la requête de leurs devancieres. Elles marchoient à pied, couvertes d'opprobres, n'étoient point suivies par des esclaves richement habillés (laquais à livrée). Ceux qui avoient la foiblesse de s'attacher à elles rougissoient du moins de l'avouer publiquement ; elles habitoient, non sous des lambris dorés (Actrices), mais dans des espèces de huttes appelées clapiers ; elles ne pouvoient étaler ni pierreries, ni aucune espece de luxe ; une dorure, une boucle, un clou d'argent, les exposoient à l'amende, à l'avanie, à la prison. On s'étoit attaché à flétrir par toutes les marques d'ignominie possibles un commerce honteux que la corruption de la nature ne permettra pas d'abolir entierement ; faute de meilleur expédient, on avoit appelé l'orgueil au secours de l'honnêteté. Que les temps sont changés, dit Freron (1763. Let. 4. p. 96.) ! que diroit Charles VI, s'il revenoit au monde ! En effet, qui s'en embarrasse aujourd'hui ? ont-elles besoin de ce temps de faveur ? tout leur est permis, elles vont tête levée, il y en a par-tout. Le théatre est la grande Abbaye & le Château verd. Quel luxe ! quelle magnificence ! qui le porte plus loin que les Actrices ? A Toulouse les Actrices sont sous la protection des loix, & peuvent faire part de leurs privilèges. Jamais les filles de joie ne furent ni si nombreuses, ni si libres, ni si hardies ; elles disent avoir obtenu je ne sais quel brevet qu'on ne s'est pas embarrassé d'approfondir, qui les soustrait à la juridiction municipale des Capitouls, & les soumet à quelque Inspecteur général de la police du théatre qui demeure à Paris, & qui exerce par ses Lieutenans, amateurs indulgens. Bien plus, le malheur du temps, & la crainte de déshonorer bien des familles, ont arraché des arrêts qui défendent aux Magistrats municipaux de rechercher les femmes de mauvaise vie, à moins qu'elles ne soient publiquement livrées au premier venu. Ainsi toute fille qui n'est entretenue que par un amant, peut impunément faire son commerce ; la seule prostitution publique, qui seule étoit autrefois tolérée, est au contraire la seule aujourd'hui soumise à la police. On comprend aisément l'énorme licence que trouve la débauche, pourvu qu'elle sauve, ce qui n'est pas bien difficile, la publique vénalité. On ne s'est pas même renfermé dans ces bornes, les Actrices ont communiqué leurs privilèges ; toutes les débutantes, les postulantes, les aspirantes, les expectantes, obtiennent de la troupe un brevet d'expectative pour la premiere place vacante, & dès-lors regardées comme membres du corps où elles disent vouloir entrer, elles jouissent de la même impunité que les autres. Ces droits s'achettent ou s'obtiennent si facilement, que la direction du théatre ayant passé dans les mains d'une troupe d'actionnaires qui en prirent la ferme, ils trouvèrent (ce que sans doute on réformera) plus de quatre cents de ces Comédiennes postiches qui sous le nom d'aspirantes, sous la sauvegarde du brevet & de l'Inspecteur général, se moquoient de la police, & vivoient tranquillement dans le désordre. Quelle peste dans une ville, quelle source intarissable de crimes que le théatre ! On dit qu'en plusieurs autres villes, Bordeaux, Marseille, Rouen, les troupes des Comédiens jouissent des mêmes prérogatives, & en font part à leurs amies. Cette seconde troupe son élève, infiniment plus nombreuse, fait profiter des droits & des exemples de ses maîtres. Voici quelques traits singuliers d'une conduite bien différente. La belle Paule étoit une Dame distinguée à Toulouse, dont la beauté rare & peut-être unique a passé en proverbe. Elle charma toute la Cour, lorsque par une galanterie qui plut infiniment, elle fut chargée d'aller, à la tête des Magistrats, présenter les clefs de la ville à Louis XIII quand il y fit son entrée. Cette femme célèbre, encore plus recommandable par sa vertu que par ses graces, ne paroissoit jamais hors de chez elle qu'on ne s'empressât de la voir comme un prodige toujours nouveau, & dans la foule qui l'environnoit il arrivoit souvent des accidens. La modestie lui fit prendre le parti de ne sortir presque pas & d'être toujours voilée. Le public en fut si affligé, que les Capitouls lui firent un procès aussi singulier qu'honorable, pour qu'elle eût à se montrer au moins deux fois la semaine, & le Parlement le lui ordonna. Ce fait est rapporté par M. d'Orbessan (Tom. 3. Elog. de la belle Paule, pag. 250. lu à l'Académie des sciences de Toulouse), & par la Marquise de Lambert (Tom. 2. Discours sur le sentiment, pag. 88.). Les registres de la Cour sont peu chargés de pareils arrêts, il en faudroit beaucoup pour empêcher les femmes de s'étaler ; trouveroit-on bien des Juges qui voulussent les rendre ? La province n'avoit point alors de théatre, il ne faisoit que de naître à Paris, sous les auspices éminens de Richelieu. Depuis que Thalie a établi son empire sur les rives de la Garonne, cette belle vertu est montée aux cieux : les Actrices la souffriroient-elles ? elles n'eurent jamais de belle Paule. Rien de plus marqué que la modestie des Religieuses ; l'habitude y familiarise, & affoiblit l'impression que la multitude, la continuité de ces pieux excès devroient rendre plus vive. Une jeune fille se renferme pour toute sa vie dans un couvent, elle élève entr'elle & le monde une barriere impénétrable, elle renonce à toute sorte de parure, de luxe, de magnificence, ensevelit tous ses charmes sous des habits simples, grossiers & embarrassans, elle cache la moitié de son visage, qu'elle couvre encore d'un voile quand elle parle à des étrangers, & toujours à travers des grilles hérissées. Je n'entre point dans les autres parties de cette vie extraordinaire, si contraire à la nature, son obéissance, sa pauvreté, ses observances, ses austérités, je me borne au prodige de modestie connu de tout le monde, dont les femmes du monde les plus réservées n'approchèrent jamais, & dont je ne prétends pas leur faire une loi. Si l'on n'en voyoit qu'une dans un siecle, ce seroit une merveille que tout admireroit ; en voilà de toutes parts des milliers depuis dix-sept siecles ; & qui sont encore ces créatures merveilleuses ? ce sont vos concitoyennes, vos amies, vos parentes, votre fille, votre sœur, ce sont des filles d'une haute naissance, d'une fortune brillante, d'une beauté rare, d'un esprit supérieur, qui s'immolent pour Dieu. Comparez une Actrice avec une Religieuse, & pour mieux sentir le contraste, imaginez une Religieuse sur le théatre au milieu des Actrices, une Actrice dans un chœur de Carmelites au milieu de la Communauté ; comparez cette guimpe, ce bandeau, ce voile, ce scapulaire, cette robe ; avec ce rouge, ces cheveux frisés, ces riches habits, ces parfums, ces pierreries, cette immodestie ; comparez ces yeux baissés, ces regards modestes, ce maintien honnête, ces démarches mesurées, cette voix douce & ferme, avec cette légèreté, ces transports, cette mollesse, ces langueurs, ces regards passionnés, ces yeux perçans, ces tons efféminés, ces attitudes séduisantes ; comparez leurs actions, leurs discours, le chœur où l'on chante les louanges de Dieu, le théatre où l'on célèbre la Déesse d'Amathonte, ces cellules où se pratiquent tant de mortifications, ces coulisses où se prennent tant de libertés, ces parloirs où l'on ne reçoit que des visites de charité ou de bienséance, ces loges où l'on donne des rendez-vous à ses amans, ces discours pieux où l'on ramène tout à Dieu, ces entretiens licencieux qui ne respirent que le plaisir, la débauche, la malignité, ces repas dissolus, ces soupers fins, poussez bien avant dans la nuit, cette vie sobre & frugale, austere même, où la loi du jeûne laisse à peine le nécessaire. Ah ! surtout si vous compariez leurs esprits & leurs cœurs, leurs sentimens & leurs pensées, leurs désirs & leurs projets, leurs goûts & leurs souvenirs, leurs amours & leurs penchans ! Mais laissons à Dieu à sonder ces abymes & à les dévoiler au grand jour. Ces deux personnes professent-elles la même religion, suivent-elles le même évangile, imitent-elles le même modèle d'un Dieu crucifié ? reçoivent-elles les mêmes sacremens, aspirent-elles à la même éternité ? Jugez : voilà le vice, voilà la vertu, l'Actrice & la Chrétienne. Mais je me trompe, elles sont vraiment Religieuses ; chaque troupe est une communauté, les expectantes, les débutantes sont les novices, la réception est le profession. La Clairon est l'Abbesse, la Dubois la Maîtresse des novices, le grand Molé le P. Directeur, la Générale de l'Ordre la Déesse de Cythère. Elles ont leurs habits marqués, leurs exercices réguliers, leurs chapitres fréquens. Quelle pauvreté ! elles ne vivent que du travail du corps & de ce que leur donnent leurs amans. Quelle obéissance ! un coup d'archet fait tout marcher, un coup d'œil, un geste fait voler leur cœur. Quelle mortification ! un vieux libertin, jaloux & dégoûtant, à qui la bourse obtient la préférence, sent-il ce qu'il en coûte de lui sacrifier un jeune Adonis ? Elles ont leurs fêtes, nos saintes Nones, qui à la vérité ne sont pas dans le calendrier de l'Eglise, ni dans celui du vieillard de la Fontaine, mais qui n'en sont pas moins dévotement solemnisées. Elles ont leurs méditations & leurs lectures : Racine, Moliere, la Fontaine, Bocace, l'Aretin, de jolis romans, quelque brochure gaillarde, &c. sont leurs livres de dévotion. Mais c'en est assez pour sentir la licence de leur vie, le désordre de leur immodestie, le danger de leur société. Si on est encore assez aveugle pour les défendre, assez téméraire pour les fréquenter, on ne mérite que le mépris & la pitié ; & que méritent, que doivent bien-tôt mériter les femmes qui les fréquentent ? En effet le théatre, qui trouve en elles une matiere si propre à être façonnée, les change tout à coup en entier. Le sexe modeste & timide le dispute aux hommes les plus hardis. La voilà cette mâle & fiere Actrice, qui s'avance avec fermeté, qui déclame avec force, qui soutient sans sourciller, les plus longues, les plus vives scènes, quelquefois les plus galantes, & répond avec la plus galante légèreté en femme instruite & expérimentée, aux yeux d'une foule de spectateurs ; elle chante les airs les plus difficiles, elle exécute les plus hautes danses, seule & en compagnie ; qui voltige, qui cabriole, qui fait des entrechats comme la Camargo ? Elle étonne, elle lasse les plus robustes sauteurs. Quel prodige de courage, de hardiesse, d'impudence ! Ces Actrices montent & descendent en se jouant dans les machines, elles effraient, & font baisser les yeux les plus intrépides. Mais s'il s'agit de parler le langage, de peindre les folies, d'inspirer des sentimens d'amour, les voilà dans leur centre, tout est facile, tout est agréable, foiblesse, timidité, pudeur, religion, elles bravent tout. Est-ce un homme, est-ce une femme ? C'est l'un & l'autre ; elle a les défauts de tous les deux, & n'est ni l'un ni l'autre, elle n'a les vertus d'aucun. Le fameux Tiraqueau, qui pendant un assez long mariage faisoit chaque année un livre & un enfant, décide, & comme Jurisconsulte & comme mari, que la comédie est absolument interdite aux femmes : elles se moquent du mari & de l'Auteur (Leg. Connab. glos. 1. n. 33.). La Bruyere (Chap. des Femmes) fait ainsi le portrait des spectatrices de la comédie. « Roscius entre sur la scène de bonne grace. Oui, Lélie ; mais il ne peut être à vous, il est à une autre, & quand cela ne seroit pas, il est retenu ; Claudie attend pour l'avoir qu'il soit dégoûté de Messaline. Prenez Bathylle : où trouverez-vous, je ne dis pas dans l'ordre des Chevaliers que vous dédaignez, mais parmi les farceurs, un jeune homme qui fasse mieux la cabriole ? Voudriez-vous le sauteur Lélius, ignorez-vous qu'il n'est plus jeune ? Pour Bathylle, dites-vous, la presse est trop grande ; il refuse plus de femmes qu'il n'en agrée. Mait vous avez Dracon le joueur de flûte : qui mange, qui boit mieux que lui ? en un seul repas il enivre toute une compagnie. Vous soupirez, Lélie ; est-ce que Dracon auroit fait un choix ? Se seroit-il engagé à Céfonie qui l'a tant couru, qui est d'une famille patricienne, & si sérieuse ? Je vous plains si vous avez pris ce goût pour des hommes publics, exposes par leur condition à la vue des autres. (Chapitre 15. des Jugemens). Il suffit à Bathille d'être pantomime pour être couru des Dames, à Chloé de danser, à Roscine de représenter dans les chœurs pour avoir une foule d'amans. » Qu'on consulte les Clefs qui ont été faites de ces fameux Caractères, on y verra les noms des premieres Dames de la Cour & de la ville. Je n'ai garde d'adopter ces applications, souvent calomnieuses, que l'Auteur a toujours désavouées ; mais en général il peint d'après nature. C'étoit le théatre de son temps dans la capitale ; c'est celui de tous les temps dans toutes les villes, par-tout on pourroit faire de semblables clefs. Juvenal, qui semble avoir fourni à la Bruyere le croquis de ce grand tableau, donnoit sans façon la clef de ses satyres toute faite : Molli saltante Batillo, tuscia, appia gannit. Les femmes font à Venise la fortune & la gloire des Gondoliers dans tous les théatres de cette grande ville. Vous seriez bien étonné (d'Orbessan, Voyage d'Italie) de voir les portes du spectacle s'ouvrir par-tout aux Gondoliers : corps très-considérable à Venise, servant à plus d'un usage ; leur principal office est d'applaudir à outrance aux Acteurs & aux Actrices, dans des termes dont je ne répetterai pas le sens à raison de leur obscénité. Mais l'usage qui les accrédite le plus ; c'est de favoriser les intrigues, en cachant dans leurs gondoles les amans & les maîtresses. Cette partie de leur métier est la plus lucrative, la plus liée avec le théatre, avec l'applaudissement & les obscénités prodigués à l'honneur & gloire des Actrices. Il est juste que ces fidèles ministres de leurs amours soient reçus gratuitement & pompeusement dans leur palais. Je suis persuadé que le corps des Fiacres aura bien-tôt les mêmes prérogatives ; il est vrai que comme à Paris le sexe a plus de liberté, on y a moins besoin de leurs services. L'opéra est de tous les spectacles le plus analogue au cœur des femmes, par conséquent le plus dangereux. C'est un spectacle (Mémoires Turcs de S. Foix) où de jeunes filles voluptueusement parées s'assemblent à cinq heures du soir pour étaler sur un théatre tout ce qui est le plus capable d'exciter des désirs violens & des passions criminelles ; elles dansent avec indécence, chantent d'une voix luxurieuse, déclament avec des graces séduisantes, & emploient tout leur art à allumer des feux sur lesquels est fondé le plus beau de leurs revenus. Elles commencent aux yeux du public une scène qu'elles achèvent dans leur maison avec ceux des spectateurs qui veulent en acheter le dénouement. Plusieurs femmes servent aux plaisirs des Turcs, plusieurs hommes à ceux des Actrices : c'est un serrail renversé. N'est-ce pas par des gestes, des chants, des danses, qu'on ranime les sens blasés d'un Bacha ? que fait-on au théatre que ce qu'on fait au serrail ? Du moins la loi le permet au Musulman, & il ne s'y livre qu'en secret ; la loi des Chrétiens le défend, & c'est en public que des Chrétiennes à leurs gages s'étudient à verser dans leur cœur un poison qu'ils disent criminel ; puis-je penser qu'ils en sont convaincus ? L'esclavage du serrail est moins honteux que la liberté des Actrices. L'Ami des femmes, ouvrage ingénieux & sage, en parle ainsi : Nos spectacles semblent consacrés à perpétuer les mystères de la ridicule idolâtrie des femmes ; l'opéra sur-tout est une liturgie d'amour, pleine d'hymnes dévotes, & d'une dévotion bien chaude pour ce petit Dieu. Nos petites maîtresses semblent avoir pris à tâche de décrier leur sexe ; les femmes de théatre sont les respectables modèles d'après lesquels elles se forment ; elles en ont emprunté l'indécence dans l'air, l'habillement & le maintien ; la plûpart en ont pris jusqu'aux mœurs. Une femme délicate se gardera bien de courir aux spectacles subalternes, où des couplets licencieux provoquent aux dépens de la pudeur les éclats de rire d'un peuple grossier. En effet ce qui fait le plus rire dans les comédies, ce sont les traits obscènes de satyre contre les mœurs des femmes. A ce compte les théatres de province ne leur sont pas permis ; ils sont bien subalternes. A Paris même le théatre Italien, celui de la Foire, des Boulevards, les théatres de société, ne le sont pas moins. Il ne restera plus que la comédie Françoise, & de bonne foi mérite-t-elle l'apothéose, sur-tout dans les petites pieces qui suivent les tragédies, & dédommagent de leur sérieux ? elles sont très-subalternes. C'est bien resserrer la permission d'aller au spectacle. Les femmes n'aimeront guère leur Ami, quoiqu'encore trop indulgent. Mais la comédie Françoise prétend être moins libertine que l'opéra. Cela peut être, le chant & la danse sont des attraits du vice bien puissans ; les tragédies sont plus sérieuses, moins luxurieuses que les pieces lyriques qui ne roulent jamais que sur l'amour ; l'étude d'un rôle, l'exercice de la déclamation, l'exécution d'une piece, occupent beaucoup plus, & sont plus difficiles que quelque récitatif langoureux, quelque chanson légère qui se débite lentement. On est plus oisif à l'opéra, il y a plus de femmes qu'à l'hôtel, & des femmes figurantes qui n'ont rien à faire qu'à se parer & s'étaler, c'est-à-dire déployer tous les attraits du vice & se livrer à ses excès. Aussi les Apologistes de la comédie ne se sont jamais avisés de faire l'apologie de l'opéra. Mais tout cela ne fait qu'une différence du plus au moins ; l'amour exerce partout son empire, quoique peut-être avec moins de fracas. Quinault à l'heure de la mort marqua le plus amer repentir d'avoir empoisonné l'opéra d'une morale corrompue, dont les Payens même n'auroient pas souffert chez eux une école publique (d'Olivet, Hist. de l'Acad. Tom. 2.). Cette idée de l'opéra est très-juste, & cet aveu d'un grand poids de la part d'un homme qui dans toute son Histoire fait un éloge infini singulierement de tous les Auteurs dramatiques & de leurs ouvrages. Ce panégyrique perpétuel de tout ce qui porte le nom d'Académicien est écrit d'un air simple & naïf qui séduit le lecteur, & lui fait croire toutes ces merveilles, il supprime toutes les taches, il ne laisse voir que le bon ; encore n'a-t-il pas plu à tout le monde, quoiqu'il n'ait rien négligé pour lui plaire. Mais l'amour propre n'est jamais satisfait. Ce Doyen de l'Académie a pourtant en le courage de dire, en parlant de la Judith de l'Abbé Boyer, piece uniquement faite pour des femmes, où on défigure l'Ecriture pour faire de cette héroïne une coquette, une Actrice, après avoir loué les talens & les mœurs du Poëte, de dire en gémissant : N'auroit-il pas dû choisir une route plus convenable que le théatre à son honneur & à son état ? Vous voulez donc exclure les femmes du théatre ? y pensez-vous ? C'est un forfait que tous les supplices ne peuvent expier. Elles en sont l'ame, l'ornement, le plaisir, elles lui fournissent toute sa matiere ; c'est le théatre de leur gloire plus que celui de la piece. Qu'y feroit-on sans elles ? tout languiroit, ce seroit un ennui mortel ; il n'y auroit plus ni pieces, ni Poëtes, ni Acteurs, ni spectateurs (la perte seroit légère). On n'y travaille, on n'y va que pour elles. C'est leur trône ; elles y donnent des loix, prononcent des arrêts, répandent des graces. C'est leur triomphe ; tout les admire, tout y chante leurs conquêtes ; les vaincus même se glorifient de leurs chaînes, & les resserrent par les mains du plaisir. C'est leur temple. Tout est à leurs pieds & les adore ; pour elles on célèbre des fêtes, pour elles on chante des cantiques, pour elles se débite une morale de leur goût & un langage qui ne fait qu'établir leur empire. C'est le centre de leur bonheur & de leur gloire. Quels transports, quel enthousiasme, quelle espèce d'ivresse pour les femmes, que l'enchantement du théatre ! Qu'on vienne déclamer contre lui ; les anathèmes de l'Eglise, on les méprise ; les alarmes de la pudeur, on s'en joue ; barbarie chez les Grecs, qui en excluoient les femmes ; mysantropie chez les Romains, qui le couvroient d'infamie ; bizarrerie gothique parmi nous, qui laissons subsister les loix civiles & canoniques portées contre les Comédiens, & en faisons nos amis, nos modelles, nos oracles. Peut-on comprendre qu'un pere délicat sur les mœurs de sa fille, un mari sur l'honneur de sa femme, un amant même sur les sentimens de la personne qu'il se destine pour compagne, les voient sans les plus vives inquiétudes à l'école la plus rafinée de la coquetterie, & dans les occasions les plus dangereuses de l'infidélité ? Le théatre est précisément monté dans le goût des femmes, & assorti au caractere & aux foiblesses de leur sexe ; il flatte, il favorise toutes leurs passions, il semble n'être fait que pour elles. Elles aiment la domination : tout y est empressé à leur plaire, même à le dire & à le redire, & ne s'occupe que des moyens d'y réussir. Leur vanité est flattée des éloges : ici tout les encense, tout est épris de leurs graces, tout retentit de leur mérite. La parure les charme : elle y est portée au plus haut degré, variée, étalée, combinée, mise dans le plus beau jour. Leurs yeux se repaissent de luxe, de faste, de magnificence : quoi de plus pompeux que les décorations théates, les habits des Actrices, les ornemens des spectatrices dans les loges ? Si jamais le démon a étalé ces pompes auxquelles l'Eglise nous fait renoncer par les vœux du baptême, n'est-ce pas à l'opéra & à la comédie ? La musique flatte leur oreille : quoi de plus mélodieux, de plus tendre ? ce sont les chefs-d'œuvre des plus grands maîtres ; que chante-t-on dans les maisons que les airs qu'on y a appris ? La danse développe toutes leurs graces : elle y est parfaite ; qui danse comme la Salé, la Vestris, &c. ? & quelle femme ne se croiroit heureuse de danser comme elles, & n'acheteroit leurs leçons au plus haut prix ? La poësie les ravit, sur-tout une poësie légère, badine, vive, saillante, tendre, harmonieuse : celle du théatre, on l'apprend par cœur, on la récite, on en fait son langage ; jamais déclaration ne fera mieux reçue que quand elle sera prise dans quelque opéra. La légèreté des femmes voltige d'objet en objet : ils viennent ici tous & les mieux choisis s'offrir en foule à l'imagination. Elles sont livrées à la dissipation, à la frivolité : tout ici les amuse, les invite à l'amusement, tout y est amusant & frivole. Le goût du plaisir est leur goût dominant : un essain de plaisirs voltige autour d'elles, tout y est galant, ingénieux, intéressant. Il leur faut de la société : la compagnie y est des plus brillantes, la Cour & la ville y en réunissent l'élite. Peuvent-elles se passer d'adorateurs ? tout en est plein ; tous, il est vrai, ne sont ni constans ni sincères, mais les Dieux n'étoient pas mieux servis ; on se repaît toujours de la chair des victimes, & dans la foule il est toujours quelque cœur qu'on s'attache ; n'est-on pas faite pour les enchaîner tous ? on a du moins le plaisir d'entendre les protestations & de s'en voir l'objet. On ne sauroit vivre sans sentimens, c'est l'aliment du cœur d'une femme : ici tout ressent, tout exprime, tout inspire les plus vifs & les plus délicieux, de toute espèce ; pitié, fureur, langueur, fierté, chaque scène en fait naître. Les femmes sont paresseuses : c'est ici le regne de l'oisiveté, il ne faut que voir & entendre ; on parle, on entend parler de tout sans gêne, sans fatigue, sans embarras. Elles sont infiniment susceptibles de tendresse, & portées à la passion : tout ici respire la licence, en offre les objets, en découvre les moyens, en inspire les sentimens, en lève les obstacles, en ôte la honte ; & ce qui les enchante, c'est que jetant un voile transparent sur le crime, on y familiarise en le déguisant, on soulage la pudeur en l'affoiblissant, on les flatte d'assez de vertu pour en éviter la grossiereté, d'assez de bonheur pour sauver les apparences, & d'assez d'indulgence dans le monde pour n'en être pas moins estimées ; leurs exploits font bien-tôt voir de quels lauriers méritent de ceindre leur front des guerrieres si bien exercées. Cependant a-t-on bien remarqué que si les femmes sont adorées au théatre, c'est aussi là qu'elles sont les plus maltraitées ? C'est là qu'on apprend à les jouer, à les soupçonner, à les mépriser, à perdre pour elles tout respect. Peuvent-elles ne pas sentir combien elles sont intéressées à s'en éloigner ? Les femmes sont le sujet d'une multitude de pieces qui les rendent ridicules : précieuses, savantes, prudes, coquettes, sages, libertines, jeunes & vieilles, les foiblesses des femmes font la moitié du théatre de Moliere & des autres comiques. A les en croire, il n'y a pas dans le monde de femme fidèle, de fille vertueuse. On les suit dans toutes leurs démarches, toilette, jeu, bal, spectacles, visites, compagnies, habits, parure, fard, lettres, portraits, intrigues, passions, &c. elles y sont anatomisées, & toujours ridiculement : aucun de leurs défauts qu'on n'y retrace, laideur, âge, affectation, mollesse, dépenses, fainéantise, emportemens, esprits faux, médisance, malignité, caprices, bizarrerie, infidélité, tout y est représenté ; il n'y a point de comédie où on n'en dise quelque mal, où le mari, le frère, les enfans, les domestiques les voisins, les étrangers, les amans n'en fassent des portraits hideux. Elles-mêmes le plus souvent se déchirent les unes les autres ; tout ce qui jamais a été fait, dit ou écrit contr'elles, la comédie le rassemble ; un recueil de ces traits feroit des livres, & seroit la satyre la plus sanglante. Juvenal ni Boileau n'en ont jamais tant dit. Ces plaisanteries, ces invectives sont les traits qui amusent le plus, ils deviennent de bons mots qu'on n'oublie pas, & que par-tout on débite, & se tournent en proverbes, Qu'importe ? elles n'y vont & ne l'aiment pas moins, s'embarrassent fort peu de ce qu'on y dit, se jouent elles-mêmes, en rient les premieres. Un mot de galanterie, un éloge de leur beauté, un coup d'œil passionné raccommode tout, fait tout pardonner, tant elles sont charitables & bonnes : les fleurettes ne sont pas trop achetées au prix des injures, un amant dédommage de tour. Voici un trait qui caractérise parfaitement l'empire que le théatre donne aux femmes, & l'abus qu'elles en font. Lorsque Madame Infante Duchesse de Parme vint à Versailles, il se fit une grande fête. La le Maure, Actrice de l'opéra, eut ordre de s'y rendre ; elle refusa d'y aller, si on ne lui envoyoit un carrosse du Roi & des Pages ; le carrosse & les Pages vinrent la chercher. Arrivée à la Cour, elle déclare qu'elle ne chantera pas, si on ne la loge dans le château. M. le Duc de … premier Gentilhomme de la Chambre étoit absent ; on la mit dans sa chambre ; il revint, & trouva la Nymphe dans son lit. Respecta-t-il, ou troubla-t-il son repos ? je n'entre point dans ce mystere. Etant venue dans la salle du concert, elle chercha des yeux N … son Maître de chant & son amant, & ne l'ayant pas trouvé, elle signifia qu'elle ne chanteroit pas, s'il n'étoit placé auprès d'elle ; on le fait chercher, on le place, elle chante enfin. On auroit dû terminer la fête en l'envoyant à la Salpétriere. Si les maris & les femmes pouvoient déposer, combien raconteroient-ils d'anecdotes dans ce goût, des Actrices & amatrices du théatre ! Une femme qui le fréquente bien-tôt n'est plus connoissable ; tous les hommes devroient se liguer pour les en empêcher. On a long-temps amusé le public du projet qu'avoit formé le Roi de Pologne d'établir la comédie Françoise à Varsovie, de ses invitations à la Clairon, du triomphe de celle-ci, dont la réputation avoit volé aux extrémités de l'Europe, & qui quoique retirée du théatre faisoit les délices des plus grands Princes, & devoit être vengée chez les Sarmates des injustices des François ; ce qui n'est pas sans vrai-semblance. Ce Prince, autrefois venu à Paris, pouvoit avoir pris du goût pour les spectacles, & s'être amusé, comme mille autres, avec la Frétillon. Avec quel éclat elle auroit paru sur la scène Polonoise ! Mais malheureusement des vues supérieures, plus importantes que l'établissement d'un théatre, ont dérangé ses lauriers ; la guerre dont la Russie afflige la République, a fait penser qu'il étoit plus pressé de défendre la religion & la patrie que de jouir des faveurs de la Clairon ; la troupe qui se préparoit à la suivre a été contremandée, & sa couronne a été ensevelie dans les glaces du nord. Le Directeur de la comédie de Vienne en Autriche a voulu profiter des pertes de Stanislas ; il a invité la Clairon à remplir chez lui le premier rôle avec quinze mille livres d'appointemens. Mais plus glorieuse qu'intéressée, cette Héroïne a répondu fierement qu'ayant été appelée par un grand Roi, l'invitation d'un Directeur étoit trop peu pour elle, qu'elle n'iroit en Allemagne que sous les auspices de l'Impératrice-Reine, & qu'à moins d'un ordre de Sa Majesté Impériale, elle n'avoit point de voyage à faire. Ainsi M. d'Alembert refusa d'aller en Russie instruire l'héritier de la couronne. Qu'il est glorieux à Frétillon d'être sur le pied d'un si grand philosophe ! qu'il est glorieux à la philosophie de régner sur le théatre ! Par un juste retour la comédie depuis long-temps règne sur la philosophie ; elle est presque toute la philosophie. Voici des traits d'une autre espèce. L'un des plus intéressans, c'est la bonne œuvre que vient de faire la Guimard. Cette danseuse de l'opéra a vendu pour dix mille francs des présens qu'elle a reçus aux étrennes du jour de l'an, & a envoyé cet argent au Curé de S. Roch, pour distribuer aux pauvres de sa paroisse. Tous les applaudissemens que lui attire son talent, ne valent pas les éloges que mérite son aumône. Marmontel l'a célébrée en vers, plusieurs en prose. Mais à même temps quelle étonnante prodigalité elle suppose, que les seules étrennes vaillent à une danseuse dix mille livres ! encore même perd-on la moitié du prix en revente, & elle n'a pas vendu tout ; sans exagération le premier jour de l'an a couté vingt mille livres à ses amans. N'est-il pas entré de la vanité de publier le fruit de ses conquêtes ? Ainsi les triomphateurs étaloient les dépouilles des nations vaincues. N'y a-t-il pas de l'indiscrétion d'apprendre au public l'excès de la dépense que fait faire le théatre ? La célèbre Gaussin a donné un exemple plus grand encore & plus épuré ; elle a fait une mort très-sainte. Si elle étoit morte Actrice, tous les Poëtes auroient à pleines mains jeté des fleurs sur son tombeau ; la rose, le lys, le laurier, le myrthe, auroient cru d'eux-même au-tour de son urne ; Melpomène & Thalie, les amours & les graces, l'auroient arrosée de leurs larmes, & bien peu d'Actrices l'ont autant mérité, Mais l'aimable Gaussin, retirée de la scène & du monde, vivoit obscurement à la Villette près de Paris. Sa mort arrivée le 16 juin 1767 n'a point fait de sensation, parce que tout-à-fait chrétienne elle n'honore que la religion. Un sermon sur la miséricorde de Dieu la toucha si fortement, qu'elle fut subitement changée. Une ame aussi sensible que la sienne ne pouvoit être foiblement touchée ; le sentiment de Dieu le plus profond, la conviction la plus intime des vérités éternelles, la possédoient entierement. Trois ans de souffrances continuelles ont été terminés par la mort la plus courageuse, la plus soumise la plus édifiante, parmi des douleurs effroyables qu'elle souffroit avec joie ; elle n'eût désiré de vivre que pour prolonger sa pénitence ; dans ses derniers momens elle sit une espece de confession publique des désordres de sa vie, sur-tout de ceux qu'elle avoit donné au théatre. Il ne peut y avoir de plus touchante leçon ni de plus grand exemple : qu'il seroit heureux de l'imiter ! **** *book_la-tour_reflexions-t6_1767 *id_CH_89_L1_2 *date_1767 CHAPITRE II. Théatres de Société. Les théatres de société, cette imitation du spectacle public, ce nouvel empire de Thalie, sont l'ouvrage des femmes. Jamais les hommes ne se seroient avisés d'en faire les frais, d'en prendre la peine, d'en avoir l'embarras, si elles n'en eussent formé les désirs & donné l'idée. Le spectacle public a pour elles des difficultés, il faut quitter leur maison & leurs parties de plaisir pour l'aller chercher, on n'est maître ni de l'heure où on le donne, ni de choisir les pieces qu'on y joue, ni de la compagnie qui s'y rend. Peut-on y aller sans un équipage, & s'y montrer que sous la plus brillante parure ? Il est encore quelque reste des loix de décence, dont on ne sauroit s'écarter aux yeux du public, sans se livrer à son mépris ; on n'y joue pas un rôle qui fasse briller & les talens & les graces, & on n'oseroit se déclarer Actrice ; il n'est pas encore reçu qu'une Dame se mêle avec les Comédiens. On y supplée par un théatre domestique, on y jouit d'une entiere liberté, on y choisit la compagnie & les pieces, le temps & le lieu ; on s'y montre avec succès, on y est sûrement applaudi. On doit aux femmes cette inondation de théatres particuliers qui dans toute la France porte dans le sein des familles le poison du libertinage. Divers Auteurs ont déjà perdu bien du temps à composer des pieces pour cette scène clandestine ; il en paroît depuis peu un recueil en deux tomes, on en promet bien d'autres. Rien n'est plus licencieux, on l'avoue dans l'épigraphe : Liberius si quid dixero, si forte jocosiius, hoc mihi cum venia dabis. Ce n'est pas sans raison, dit le Journ. des savans (juin 1768.), qu'eu égard aux mœurs peintes dans cet ouvrage avec trop de liberté, l'Auteur demande par son épigraphe de l'indulgence à ses lecteurs. Il en a besoin. Le spectacle public fait le portrait des mœurs publiques, celui-ci décelle le secret du cœur des familles amatrices. On y garde moins de mesures qu'à la comédie, le cœur s'y épanche sans obstacle, & s'y livre à son goût avec liberté. La plûpart de ces pieces sont les Contes de la Fontaine mis en drame. Pouvoit-on puiser dans une source plus impure ! Une mère honnête ne les donneroit pas à lire à sa fille ; elle la voit sur son théatre, apprendre par cœur, exercer avec soin, réciter avec passion, les mêmes Contes tournés d'une maniere plus licencieuse que dans l'original ; elle y applaudit, elle les verra bien-tôt réaliser. Le Mercure d'avril 1768 en donne un très-long extrait dont il regrette qu'il n'y ait que deux tomes, tandis que la vertu gémit d'en voir un. Cet extrait, par l'excès, la fadeur & la licence des éloges qu'il lui prodigue, décelle la main de l'Auteur du livre qui l'encense lui-même. Ces pieces n'ont pas passé au théatre public, elles sont trop galantes pour ne pas y figurer bien tôt. Les titres en sont burlesques : La Tete à perruque, Cacatrix, Nicaise, le Galant escroq, Madame Prologue, le Rossignol, Joconde, &c. L'Auteur convient de leur indécence, il en tire leur éloge, ce qui ne fait pas le sien. Ce sont, dit-il, des couplets gaillards, la peinture vraie & forte d'un amour violent & délicat. On plaît par là sur-tout au sexe aimable & sensible, qui l'inspire & en est plein. Nicaise doit plaire par la hardiesse de ses scènes, & des tours qu'on prend pour dire des choses qu'il paroît presque impossible de dire avec quelque sorte de décence. Cacatrix est une folie singuliere ; on ne peut s'empêcher de rire de la confiance intrépide d'un mari trompé, de la familiarité pleine de gaieté, avec laquelle un Abbe traite les femmes (il faut bien que la religion & les Ministres fassent une partie de la dépravation des mœurs, & y répandent un sel plus piquant). Dans le Bouquet de Thalie ce sont les mœurs aisées des gens du grand monde (de parfaits libertins), &c. On finit par justifier la licence qui regne dans ce théatre (& on n'en rougit pas !). Quant aux libertés que l'Auteur s'y donne, son titre fait sa justification bien moins que les tournures adroites & voilées qu'il a imaginées pour adoucir la vivacité (la grossiereté) des tableaux. S'il n'eût exposé que ceux qu'on voit tous les jours sur le théatre public, le sien n'eût plus été un théatre de société, c'est-à-dire qu'il est plus permis d'être sans mœurs dans la société que sur le théatre public, & pourvu qu'on répande une gaze légère qui les couvre, on peut s'occuper des objets les plus infames. Ai-je tort de dire que les théatres de société sont plus dangereux que le théatre public, de l'aveu même de leur Auteur ? Le Mercure, par les pieces fugitives, les petits romans, les détails des spectacles, n'est guère moins dangereux. Un an auparavant le Journal de Trévoux, octobre 1767, & le même Mercure, avril 1767, avoient fait l'extrait & l'éloge d'une piece de ce recueil, le Galant escroc, conte de la Fontaine très-licencieux, mis en drame. On dit naïvement : Le prologue est trop gai (trop libre) pour que nous nous y arrêtions ; mais il peint bien le goût actuel : le siecle dans les mots veut de la modestie, sur tout le reste il vous absout. Croira-t-on qu'après un tel aveu le Journaliste, qui est un Religieux, dise : Cette jolie piece complette le premier volume du théatre de société de M. Collet, & en fait désirer le suite ? Son père, S. Augustin, ne lui a pas inspiré ce désir. Le Mercure va plus loin, il fait l'éloge de sa sagesse & de sa morale. Il n'y a que lui qui en soit capable. Les personnages du prologue sont la Parade, ce sont les farces licentieuses de Vadé, la Gravelure, mot nouveau, c'est-à-dire discours obscène ; la fausse Décence, c'est-à-dire l'hypocrisie de la chasteté, qui se donne toute sorte de licence sous des dehors décens ; enfin le Poëte la Fontaine, qui se moque de la décence, comme en effet il s'en est joué dans ses Contes. Il invoque le génie de Bocace, autre Auteur que la Fontaine a pillé, & sur la liberté duquel il a enchéri. La fausse Décence fait semblant de l'interdire. La Fontaine est couvert d'un manteau sur lequel sont bizarrement répandus des rubans jaunes, où sont écrits en lettres noires les titres de ses Contes. Il parle à l'Auteur, qui entre sur le théatre au milieu de cette belle compagnie, pour l'engager à mettre ses Contes sur la scène. Il lui en propose d'abord un qu'il est impossible de représenter honnêtement. L'Auteur scrupuleux s'en défend, & en prend un autre qui ne vaut pas mieux. Mais il est bien gaillard, dit-il. Tant mieux, répond la Fontaine, il ne faut que farder les détails. Là-dessus vient la gentille Gravelure voilée d'une gaze très-fine, qui laisse tout voir ; elle demande de l'honnêteté dans les mots, voile léger dont il faut couvrir tout ; sauver le mot, c'est sauver tout. Sur quoi elle chante un vaudeville très-libre. Cette piece est faite pour un théatre de société : on promet plusieurs volumes de pareilles pieces. Plaise au ciel qu'ils ne paroissent pas ! Ces théatres de société sont devenus si fort à la mode à Paris & dans les provinces, que pour en faciliter l'exécution, on a imaginé deux branches de commerce. Le sieur Renaudin a établi un magasin où l'on trouve toute sorte d'habits de théatre pour homme, femme, tragédie, comédie, opéra, pour toute sorte de rôles, de nations, de costume ; on en fait faire d'ailleurs dans le goût de ceux qui le commandent & en fournissent les modelles. L'opéra & la comédie ont à la vérité leur magasin, qui est d'une richesse & d'une abondance surprenantes : il a coûté cent trente mille livres à bâtir. Ils ont même des dessinateurs & des tailleurs à gages, pour en faire tous les jours de nouveaux ; mais ce n'est que pour le service de la troupe, & il est rare qu'ils en louent ou en prêtent, tout au plus trouvoit-on de hasard quelques vieux habits de rebut chez les frippiers. Aujourd'hui on en trouve à choisir de toute espèce chez le sieur Renaudin. Bien plus, le sieur Ruzé, habile machiniste, rue Pavée, a chez soi un théatre portatif qui peut se placer dans tous les appartemens, sans endommager les plafonds & les peintures : dans une heure on a chez soi un théatre dressé. Il en prépare d'autres ; un seul ne suffit pas pour satisfaire tous les amateurs : il en envoyera dans les provinces, si on lui en demande. Dans les petits hôtels un théatre à demeure est incommode, il occupe un appartement ; il sera bien plus agréable d'avoir un théatre dans une armoire, qu'on montera & démontera, selon le besoin. C'est le Calendrier du Théatre (année 1766) qui apprend au public cette belle découverte. L'histoire Romaine parle d'un Scaurus, qui avec une dépense énorme avoit fait dresser un théatre singulier que de gros leviers faisoient tourner, pour présenter à l'amphitéatre, tantôt la salle à danser, tantôt la scène à jouer, &c. On a même imaginé à l'opéra de lever le parterre à niveau du théatre, pour faire la salle du bal. Mais tout cela ne vaut pas le théatre portatif du sieur Ruzé. Il y a même apparence qu'on enverra de ces admirables ouvrages dans nos colonies, & que bien-tôt nos vaisseaux seront chargés de théatres pour la Martinique & la Guadaloupe. Il est vrai qu'on y en a construit depuis long-temps ; mais ce sont des masses qu'on ne peut transporter, & qui n'ont pas l'élégance de ceux de Paris. Quel plaisir d'en avoir à la nouvelle mode ! J'espère qu'on fera des théatres ambulans à faire rouler dans les allées d'un jardin, pour pouvoir à son gré jouer la piece dans un cabinet de verdure ; & si l'on y joignoit un amphithéatre ambulant à contenir trente ou quarante personnes, quel enchantement ! on joindroit le plaisir de la promenade à celui de la comédie. En Canada, où le bois est commun, il se construit des maisons de planches fort commodes, on en numérote avec soin toutes les parties, ensuite on les démonte, on les emballe dans un vaisseau pour les îles où il fait grand chaud & où le bois est rare. Chacun va acheter sa maison toute faite, la fait placer & monter où il veut, dans deux heures il est logé : il l'a fait avec la même facilité transporter ailleurs quand il veut changer de gîte. Cette idée tient un peu des cabanes des Sauvages & des tentes des Tartares. Abraham, Jacob, nos premiers pères, vivoient à peu près dans cette liberté, mais avec moins d'élégance & de bon goût d'architecture. Cette mode conviendroit fort au théatre, où voltigeant sans cesse sur des pieces, des évenemens, des décorations tout différens, l'esprit mène la vie la plus ambulante & la plus libertine. Cela auroit même un air de grandeur, & seroit un meuble nécessaire à un Seigneur. Quels éloges n'en fait-on pas ? C'est le moyen le plus sûr de perfectionner l'éducation, de former les jeunes gens des deux sexes. Il est certain que fi c'est rendre les gens parfaits que d'en faire des Comédiens, on ne peut y mieux réussir. Le goût des spectacles se répand de plus en plus, dit le Mercure de décembre 1767, & il n'y a que lui qui tienne ce langage : preuve que la raison s'est perfectionnée (ou plutôt corrompue) jusque dans les amusemens. Cet exercice est le plus propre à développer dans la jeunesse des talens (& des vices) qu'on ne lui eût pas soupçonnée, & des graces (une coquetterie), qui n'avoit besoin que d'une assurance honnête (de l'impudence) pour se produire dans tout leur éclat (séduire plus efficacement), & faire éclore dans les ames cette sensibilité précieuse (cette corruption funeste), germe de toutes les vertus (de tous les vices). Les idées de la morale la plus pure (la plus licencieuse) font sur elles une impression d'autant plus profonde, que l'instruction ne se présente que sous la forme du plaisir (c'est son poison). Rien n'anime (ne dissipe) plus la société, ne forme plus le goût (du désordre), ne rend les mœurs plus honnêtes (moins honnêtes), ne resserre plus les nœuds de l'amitié (du libertinage) ; il n'y a que des barbares qui puissent les blâmer ou dédaigner. Je ne sais même si pour les ames plus délicates (plus dépravées) elles n'auroient pas moins d'attrait que les représentations publiques (sans doute on y est moins gêné). De jeunes personnes bien élevées & pleines de candeur donnent à leurs personnages un caractère de vérité que ne peut imiter qu'imparfaitement tout l'art des Actrices, ce n'est qu'à des ames innocentes & des voix pures (elles cesseront bien-tôt de l'être) qu'il convient d'emprunter le langage de la vertu. L'imagination est souvent blessée à nos spectacles, par la dissonance qui se trouve entre la personne & l'Actrice (le vice profane tout). L'Auteur que le Mercure fait parler entre dans le détail d'une piece qu'il a fait représenter, & où il jouoit le premier rôle. Il s'extasie sur la beauté, les graces, les talens des jeunes personnes qui y jouèrent ; elles l'emportent sur toutes les Actrices passées, présentes & à venir : des traits charmans, une physionomie pleine de finesse, le visage de Flore, la taille d'Hébé, les yeux de l'amour, le son de voix des Syrènes, &c. tout cela peut former des mœurs pures, & enseigner une morale évangélique. On a toujours blâmé les pieces de Collège & des Communautés Religieuses (V.L. 1. ch. 13.). singulierement à raison de la mauvaise éducation que l'on donnoit par là aux écoliers & aux pensionnaires. Elles ont fait du tort aux Jesuites, elles ont quelque temps dérangé S. Cyr, & elles ont porté coup aux mœurs publiques. Les théatres particuliers sont encore pires. Ils rendent l'éducation molle, efféminée, licencieuse, dissipée, frivole ; ils portent dans chaque maison tous les désordres du spectacle, & s'y répandent plus facilement & plus rapidement. La liberté lève toutes les barrieres du respect humain ; un Prêtre, un Religieux, un vieux Magistrat, une personne pieuse, qui ne vont point au spectacle, voient impunément la comédie dans les maisons particulieres ; il s'y en trouve grand nombre, la pruderie, la gravité, la dévotion, n'ont rien à craindre quand il ne faut que passer d'une chambre à l'autre ; les domestiques, qui ne vont guere au théatre, ne manquent point la fête, ils y travaillent avec ardeur. Il y a une différence infinie entre un tête à tête & une conversation dans un lieu public ; les témoins sont un préservatif, les ténèbres, la solitude désarment. Les spectacles particuliers sont le tête à tête ; les portes & les murailles y tendent des pièges, non-seulement parce qu'avant & après on trouve, on fait naître les occasions & les prétextes, qu'on ne joue la comédie que pour s'en ménager, mais encore parce que la petite assemblée est entierement soustraite aux regards du public. Qui doute qu'une mauvaise lecture, une statue, un tableau licencieux, ne soient plus pernicieux dans un cabinet où l'on est seul, que ce qui est exposé dans les places publiques ? On ne craint chez soi ni la censure du parterre, ni l'animadversion de la police, ni la sagacité du réviseur de la piece ; on n'a que des amis indulgens, des amans passionnés, des libertins décidés. La passion peut s'y donner le plus libre essor, on y réunit le double péché d'Acteur & de spectateur, on fait tous les frais de l'entreprise, on en est l'auteur, on s'en rend le complice, n'en sera-t-on pas la victime ? Cahusac (de la danse, L. 4. chap. 4.) blâme fort ces théatres de société, il en fait remonter l'origine au temps de Tibère. Lorsque ce Prince chassa les Comédiens de Rome, & y ferma les théatres publics, les Seigneurs Romains se dédommagèrent en faisant jouer chez eux. Nous n'avons pas aujourd'hui ce prétexte. Par là la familiarité entre les Acteurs & les spectateurs devint très-grande, ils se mêlèrent sur ces petits théatres ; l'art dramatique se répandit, chacun voulut l'apprendre, tout devint pantomime. Ce mélange des citoyens avec les Acteurs est pernicieux même à l'art & aux artistes. Ces hommes, devenus commensaux des honnêtes gens, qui leur donnoient asyle dans leurs palais, mêlés dans les familles, vivant avec les enfans, les enseignant, les exerçant, jouant avec leurs élèves, tout fut confondu ; plus de distinction entre l'artiste, qui devroit seul professer l'art, & le citoyen qui ne devroit que l'encourager & en jouir. Les applaudissemens & le succès acheminent à la perfection. La familiarité dissipe, énerve, perd l'artiste. Que peut-on espérer d'un homme qui vit dans le sein d'une famille comme l'enfant de la maison ? il n'a plus de suffrages à acquérir, il est juge de ses juges, il posse de au-delà de ce qu'il peut prétendre. Les danseurs, les Acteurs familiers avec les Seigneurs & les Dames de la Cour, furent tous médiocres. Mais ils tournèrent plus de têtes que la République n'en avoit subjugué. Les premiers Romains, sans rien perdre de leur dignité, leur accordoient des marques de considération, qui leur faisoient faire les plus grands efforts pour les mériter ; leurs successeurs le dégradèrent jusqu'à le familiariser, & s'avilirent sans donner de l'émulation. On ne cherche à plaire qu'à plus grand que soi, & un Sénateur n'étoit pas plus respecté qu'un pantomime. Le luxe, le libertinage avoient confondu tous les rangs ; la fureur du théatre avoit tout avili d'une part, tout élevé de l'autre. Les femmes même y mettoient le comble par la débauche qui en faisoit leurs maîtres ; les plus qualifiées les entretenoient publiquement, ne connoissoient ni retenue ni bienséance ; leur passion étoit fi folle, qu'elles alloient dans leurs loges caresser leurs habits & leurs masques. Comment, au milieu d'une si nombreuse dissolution, l'art pouvoit-il éviter sa chûte ? Rien qui, pour aller à la perfection & s'y maintenir, n'exige tous les efforts & toute l'application dont l'homme est capable. Craignons de tomber dans la même dépravation. Qu'elle seroit funeste, si nous en venions jusqu'à regarder les mœurs comme sans conséquence dans les gens à talens ! la perte de l'art seroit infaillible, les bienfaits, les honneurs, les caresses toujours nuisibles à tous les arts, s'ils ne sont en proportion de la conduite & des mœurs, aussi-bien que des progrès des artistes. Mais quelle erreur plus funeste que de regarder comme sans conséquence pour la jeunesse la familiarité avec les Acteurs & Actrices ! Ainsi parle M. Turpin, homme sage & plein de zèle, dans la Préface de la Vie de M. de Condé : L'éducation actuelle de notre jeunesse est l'ouvrage d'un peuple de batteleurs & d'histrions aussi vils que ceux qui les payent ; une fille formée par de tels instituteurs semble être destinée à ranimer un jour les organes engourdis d'un Visir dédaigneux ou d'un Sultan stupide, pour quatre raisons ; 1.° la jeunesse va librement à la comédie, & se lie avec les Comédiens ; 2.° toute la tournure de son éducation la porte à goûter, à apprendre, à jouer la comédie ; 3.° la plûpart de ses maîtres & maîtresses sont dans leurs sentimens & leur conduite de vrais Comédiens ; 4.° tous ceux qui leur enseignent les choses d'agrément, la danse, la musique, les instrumens, la déclamation, &c. sont en effet des gens du théatre. Ajoutons que depuis la création des théatres domestiques la jeunesse apprend l'art de la comédie, & a toujours avec elle quelque Acteur ou Actrice qui le lui enseigne, qui est fêté dans la maison, qui y dirige le spectacle, & vit familierement avec elle, plus respecté, plus chéri mille fois que les gouverneurs & les parens. Quel en est le fruit ? la dissolution, le libertinage, l'indépendance, &c. Ouvrez les yeux, & voyez. La comédie accoutume au vice, & n'en guérit pas ; désaccoutume de la vertu, & ne l'inspire pas : Assue factio morbi non libertatio. Boëce. La seule représentation vive d'une personne passionnée inspire la passion : personne qui au retour du spectacle, s'il veut rentrer dans son cœur, ne se trouve plus ambitieux, plus vain, plus dissipé, plus dur, plus fier, plus libertin : Necesse est vitium repræsentatum imiteris aut oderis. Comment le haïroit-on ? il y'est paré des plus belles couleurs. Sans l'assaisonnement du vice s'y divertiroit-on ? Si le théatre rendoit plus chaste, plus humble, plus recueilli, plus patient, plus religieux, on s'y ennuiroit comme au sermon ; on ne s'y plaît que parce qu'on y goûte le poison du péché. Le vrai Chrétien en gémit, & l'abhorre : Lugeamus dùm Ethnici gaudent. Le divertissement innocent relâche l'esprit & le fortifie & rend plus propre au travail & à la piété. La comédie en éloigne, & par la vivacité de ses agitations, & par le caractère de ses objets, & par la manière dont elle les envisage. Par le plus condamnable renversement elle se fait un jeu & du vice & de la veru. L'un doit être un objet d'horreur, & l'autre de nos désirs ; on doit fuir l'un, faire tous ses efforts pour acquérir l'autre. Cette tournure d'amusement affoiblit également ces deux idées ; on ne s'embarrasse ni d'éviter ni de gagner ce qui n'est qu'un badinage. La vertu peu désirée s'enfuit, le vice peu redouté triomphe ; on lui prête même des armes, on lui suggère des prétextes : le vice n'est qu'une foiblesse, la vertu qu'un travail. Le héros de de la piece, l'idole pour qui on s'intéresse, est toujours une jeune personne aimable & amoureuse. Son exemple, son élévation, ses agrémens, font respecter & chérir, du moins pardonner ses défauts, & font bien plus d'impression que les traits d'une austère verru. Le ridicule qu'on croit lui donner, n'en guérit pas, sur-tout de l'impureté ; il naturalise au contraire avec elle, elle se plaît à plaisanter d'elle-même, & ses plaisanteries sont les plus goûtées. C'est toujours s'en occuper, & que veut la concupiscence, que se repaître de l'objet de la volupté sous quelque face qu'il se présente ? Il ne paroît même dans les conversations que sur le ton de la plaisanterie. La Religion veut, non qu'on badine du crime, mais qu'on le condamne & le fuie. La crainte du ridicule, quand le théatre la donneroit, fait chercher avec plus de soin le moyen de le cacher, qu'ordinairement il enseigne, mais n'apprend pas à s'en corriger. Ce n'est pas même le dessein ni de l'Auteur ni du Poëte de rendre l'incontinence honteuse, mais d'en ridiculiser quelques circonstances, l'âge, les moyens, la laideur, l'excès, ce qui laisse subsister tout le fonds, & le rend agréable, pourvu qu'on en écarte ces légères taches. Les esprits & les cœurs prennent avec d'autant plus de promptitude & de facilité cette teinte dans les maisons particulieres, que la comédie adoptée & entée dans sa famille, hôte, amie, enfant, commençal, est de tout, & partout, & donne à tout ses idées, ses goûts, ses allures. Le Mercure (juin 1765) annonce l'établissement d'un Bureau de correspondance entre les théatres de province & celui de Paris, par lequel on sera instruit de tout ce qui se passe dans les temples de la déesse de Cythère, pour régaler chaque mois le public par la main du Mercure de ces importans événemens. Ainsi l'article du spectacle, déjà si fastidieusement long, ne pourra plus tenir dans le Mercure, il faudra faire des feuilles périodiques exprès pour le seul théatre. Quel nom lui donnerons-nous ? Journal dramatique, Tablettes de Thalie, Gazette des Actrices, &c. Il doit se tenir un grand conseil dans les foyers pour faire ce choix. Que de traits nous allons voir de toutes les vertus, & sur-tout de la chasteté ! que de vers galans pour les Actrices ! quels éloges des décorations & des machines, des cabrioles des danseurs, des cadences des Musiciens, des talens des débutantes, de l'adresse des moucheurs de chandelles ! Que de Lucrèces, qui pourtant n'ensanglanteront pas la scène ! que de Susannes, qui ne seront pas citées en jugement, & qu'on n'auroit pas besoin de calomnier pour se venger de leurs rigueurs ! L'Auteur qui propose ce bel établissement dont la sagesse de nos pères ne s'étoit pas avisée, paroît entousiasmé de la Dumesnil, qui est allée jouer à Lion, & dont apparemment il a su mériter les bonnes graces. Voilà un commerce établi : la province enverra à Paris des débutantes se former à la grande école ; Paris enverra des maîtresses aux provinces, donner le goût, offrir des modèles, dégourdir la timide pudeur, & sur-tout amasser des louis ; car le triomphe d'une Actrice est très-lucratif, & elle n'y est rien moins qu'indifférente. Il est vrai que pour promener ses graces il faudra quitter ses amans, mais ne trouve-t-on pas par-tout des libertins & des duppes ? l'eau manqueroit plutôt à la riviere que des adorateurs aux filles de Paphos. Ouvrez vos oreilles pour entendre leur panégyrique. Je ne vous peindrai point cette sublime Actrice, non, je ne suis pas si téméraire ; mais qu'il est difficile d'éprouver en silence son magique pouvoir (la Dumesnil est donc sorcière) ! Quel art pour prononcer les grands traits de la nature avec tant d'énergie & de force, pour en distinguer les nuances avec tant de finesse & de vérité ! S'il est quelqu'un qui ne rende pas justice à ses talens, c'est qu'il en est qui ne connoissent que les graces pointues & bouffies (expression neuve) ; il faut la vue bien nette & bien purgée pour découvrir cette secrette lumiere, &c. Cinq ou six pages aussi bouffies & aussi pointues font le reste de la lettre. Qui peut contester le pouvoir magique de la Dumesnil ? elle fait tomber ses amans dans le délire. L'Auteur de cette épître a eu la sagesse de ne pas se nommer ; le Mercure n'a pas eu celle de jeter au feu ces impertinences. Voici quelques traits singuliers des théatres de société : Clément. Lett. 80. On a fait à Bath, ville d'Angleterre, un théatre souterrain à quarante pieds sous terre, comme dans une mine profonde, sans doute pour faire voir que le théatre est une mine où l'on puise les plus riches trésors, ou pour entendre les oracles de Thalie comme dans l'antre de Trophonius & dans les initiations Egyptiennes. C'est une jolie catacombe, un peu écrasée comme de raison, mais très-bien ornée. Quand la scène vient à s'ouvrir & à vomir les personnages, on croit voir venir une troupe de démons, ou la bande des voleurs de la caverne de Gilblas. La maniere de représenter ne rompt point le charme, pas même la jeune Actrice qui paroît en habit d'homme pour réciter un compliment plein d'affectation & de grimaces choquantes. Il y a apparence que comme il y a des bains chauds à Bath, les malades, qui après le bain ne veulent pas s'exposer à l'air, ont fait construire un théatre sous terre pour être chaudement à voir la comédie. Le divertissement contribuera à leur guérison, & les ordonnances des Médecins porteront à l'avenir un récépissé de comédie. Je ne doute pas qu'à Bagneres, à Forges, à Balaruc, à Rennes, &c. on ne construise bien-tôt des théatres chauds à côté des bains chauds. Lett. 72. Tout ce que les arts ont de plus exquis, de plus gracieux, de plus riant, ils l'ont réuni dans le château de Madame de N.…, Le théatre, qu'on n'a eu garde d'y négliger, a été occupé par l'Amour Architecte, ballet charmant, aussi joli que bien imaginé (c'est en effet l'amour qui est l'Architecte de tous les théatres). On y fit ces vers sur un buste de Vénus qui la représente. Quelle est cette grace nouvelle, Qui sous la main de Phidias, Brille sur ce marbre fidèle Du seul éclat de ses appas ? C'est une perle encor naissante, C'est une Syrène touchante, C'est la Minerve des beaux arts, C'est l'ornement de la nature, C'est Héhé, c'est le tendre amour, C'est Vénus avec sa ceinture. Est-ce tout ? non : c'est N… Elle méritoit mieux ces éloges poëtiques que la Reine Elisabeth d'Angleterre, à qui on osoit dire, & qui se croyoit elle-même de la meilleure foi du monde la plus belle personne de son siecle. Le fameux Ralaigh écrivit la lettre d'un amoureux à son ami Cacis, espérant qu'on la feroit voir à la Princesse. Il y déploroit amèrement la rigueur de son sort qui le tenoit éloigné d'une Souveraine qu'il avoit tant aimée : Moi qui avois accoutumé à la voir aller à cheval comme Alexandre, chasser comme Diane, se promener comme Vénus, semblable à une Nymphe dont les beaux cheveux se jouent au gré du vent sur ses joues vermeilles, chanter comme un Ange, toucher la lyre comme un Orphée, &c. Cet Ange, cette Vénus, cette Diane, cette Orphée, avoit alors plus de soixante ans. Egarée par un fonds inépuisable de vanité, elle dansoit encore à soixante-neuf ans. Ce qui contribua le plus à la mort du Comte d'Essex son favori, c'est qu'il avoit eu l'imprudence de dire : C'est une vieille carcasse qui a l'esprit de travers comme le corps. Ce crime fut irrémissible. Calendrier du Théatre 1768. Un Anglois âgé de soixante ans s'enthousiasma si fort de Zaïre, qu'il la fit traduire en Anglois, & l'apprit par cœur. Il fit tout ce qu'il put pour la faire jouer sur le théatre public ; n'ayant pu l'obtenir, il fit construire un théatre dans une belle salle qu'il loua fort cherement, il fit à grands frais les plus belles décorations & les plus riches habits, paya des Acteurs, leur distribua les rôles, se réserva le premier, celui de Lusignan. Toute la ville fut invitée, la compagnie brillante & nombreuse. Les premiers actes furent exécutés avec un applaudissement général. Lusignan paroît, tous les cœurs commencent à s'émouvoir à la vue de ce vieillard vénérable. Il étoit plus ému que tous les autres ensemble ; la force de son imagination, l'impétuosité de ses sentimens rendent l'impression si vive qu'il ne peut la soutenir. Il tombe sans connoissance au moment qu'il reconnoît sa fille. On crut d'abord que cet évanouissement étoit contrefait, on admiroit l'art qui imitoit si bien la nature ; il ouvrit un moment les yeux sans dire une parole, tomba de son fauteuil, & mourut. Un jeune Abbé, riche & de condition, ayant vu jouer la Gaussin, alla se prosterner à ses pieds aux foyers, comme pour l'adorer, arrache son collet, lui offre son cœur & sa main, tombe en foiblesse ; il fallut l'emporter chez lui. Courrier d'Avignon (septembre 1765). Les Chevaliers ont fait bâtir à Malthe un théatre de société pour l'opéra & pour la comédie. L'Entrepreneur, pour célébrer à sa maniere la fête de la Victoire, fit construire un petit vaisseau monté sur quatre roues, comme un carrosse, garni de poupées pour marelots : il le fit rouler, comme les vaisseaux de la Religion voguent sur la Méditerranée. Sans doute, direz-vous, c'est pour montrer aux enfans la curiosité ? Non : c'est pour amuser son éminence, Monseigneur le Cardinal grand Maître, pour les Baillis, les grands Croix, les Commandeurs, les Novices, la Religion entiere, qui aime fort le spectacle. Quoi ! des Religieux à la porte de leur couvent, sous les yeux de leur Supérieur ! N'en dites mot à la Commission chargée de réformer les Religieux, qui ne trouveroit peut-être pas trop bien observés les vœux de Religion que font les Chevaliers à la veille d'obtenir une Commanderie. Peut-être s'aviseroit-on de penser que les Chevaliers ne sont pas plus utiles que les Jesuites qu'on a supprimés, qu'un Commandeur dans une Commanderie n'y fait pas mieux l'office qu'une Communauté moindre de neuf Religieux dans son Couvent. Mais ne craignons rien, le pouvoir de la Commission ne va pas jusqu'à réformer la noblesse, elle n'embrasse que les roturiers ; tout Chevalier peut porter la croix au jeu, au bal, à la comédie, dans toutes les compagnies, avec autant de magnificence que les plus grands Seigneurs. Pourquoi interdiroit-on l'opéra à Malthe ? Mais, direz-vous, vous ne craignez pas les dangers du théatre, votre cœur est à l'épreuve des traits de l'amour, vous êtes une héroïne de chasteté ; le théatre public, le théatre de société vous voient braver tous les orages. Je vous admire. Je vous dirai pourtant avec Rousseau : Le péril le plus à craindre, c'est celui qu'on ne craint pas. L'audace d'un téméraire est aisée à surmonter ; c'est l'objet qui sait nous plaire que nous devons redouter. Le même dit dans sa Préface 4. Quelque châtié que soit le théatre, les ouvrages les plus dangereux sont ceux où l'amour est représenté comme la vertu des belles ames, & les maximes des gens vertueux traitées de contes de vieille, où l'on établit que la raison ni la sagesse ne sont pas faites pour le bel âge, où les passions, au lieu d'être peintes d'une maniere à en donner de l'horreur, sont déguisées & revêtues de tous les charmes qui peuvent les insinuer dans un cœur sans expérience, & le faire tomber dans ces agréables rêveries, source ordinaire de la corruption. Ceux qui fréquentent le théatre, à plus forte raison ceux qui l'aiment jusqu'à l'établir chez eux, sont déjà corrompus, ou au moment de l'être. Les premiers ne cherchent qu'à satisfaire leur goût ; ils empoisonnent tout, & se repaissent de tout, trouvent par-tout le goût du crime, & s'y enfoncent de plus en plus : Qui insordibus est sordescat adhuc. Les autres fortifieront leur penchant, contracteront l'habitude, & acheveront de se perdre ; un souffle les renversera. Les plus forts ne se soutiendroient pas, les cèdres seroient renversés ; foibles roseaux résisteront-ils au plus violent orage ? Les ames innocentes qui y vont une fois par ignorance, car un homme pieux n'y viendra pas deux fois, y perdront bien-tôt cette fleur délicate fi aisément fanée ; conserveroit-elle sa fraîcheur dans cet air empesté ? Mais je ne vais à la comédie, je ne la représente chez moi que pour m'amuser, & je m'amuse innocemment. La vérité, la conscience, souscrivent-elles à cette apologie ? Quoi ! ni dans la vue des Actrices, ni dans la douceur de leur chant, ni dans les attitudes de leurs danses, ni dans la liberté de leurs discours, ni dans la lubricité de leurs gestes, ni dans la tendresse de leurs sentimens, ne cherchez-vous, ne trouvez-vous rien qui flatte la sensualité ? Est-il bien vrai qu'aucun rendez-vous n'y attire, qu'on n'espère point d'y trouver l'objet de sa passion ou d'y faire des conquêtes, qu'on ne prétend point y étaler ses charmes, s'y lier avec des gens de plaisir, y former des parties ? Est-il bien vrai-qu'on n'y a jamais commis de péché ? Quoi ! un regard, une parole, une pensée, un désir ? qu'aucun de ces objets n'a fait impression, qu'on n'a éprouvé aucune révolte ? que tant de traits lancés par l'amour ont toujours trouvé le cœur insensible ? Je ne prétends pas faire ici le Confesseur en examinant votre conscience ; je m'en rapporte à vous-même, fi vous êtes de bonne foi. Je ne demande pas s'il y en a beaucoup qui jouissent de ce privilege, mais s'il y en a un seul qui puisse s'en vanter. J'admirerai ce miracle ; je ne conseillerai pas d'en espérer un second. Le scandale & le spectacle ne sont que la même chose sous différens aspects. Le spectacle est un scandale public : le scandale est un spectacle particulier. Le spectacle est un crime représenté : le scandale est une scène réelle. Celui qui commettroit dans la société ce qu'on représente sur le théatre, seroit un scandaleux : celui qui peint en action sur le théatre ce qui est un scandale dans la société, ne donne pas moins le scandale. Ce n'est pas le crime en lui-même qui est contagieux, c'est la connoissance qu'on en a donnée. Qu'importe qu'il soit réel ou fictice ? il imprime la même idée, il excite les mêmes sentimens, & le théatre doit produire cet effet plus que la réalité. Parler le langage du crime, paroître l'aimer, s'y déterminer, le commettre, en inspirer le goût en exprimer les mouvemens, en diminuer l'horreur, en excuser l'excès, le traiter presque de vertu, en étaler les objets, parler de tous leurs charmes, travestir les fureurs en héroïsme : quel scandale public ! il y est même applaudi, récompensé. Il mérite tous les anathèmes lancés contre le scandale. L'expérience ne justifie que trop l'Eglise qui l'a frappé de ses foudres. Y va-t-on pour se sanctifier ? en revient-on innocent ? y apprend-on à pratiquer l'Evangile ? Homme scandaleux, pouvez-vous vous le dissimuler, & puis-je mieux vous faire sentir la grandeur de votre faute ? Vous étalez vos passions aux yeux de votre famille, comme sur un théatre où vous êtes l'Acteur de la piece, vos discours licencieux, vos emportemens, vos intrigues, vos désordres ; Auteur & Acteur, quelle comédie vous y jouez, & plus vivement que sur la scène ! L'Acteur s'étudie à vous imiter ; il seroit parfait, s'il vous rendoit parfaitement. Et vous qui sur des théatres domestiques vous jouez, vous copies vous-même, n'est-ce pas assez d'avoir commis une fois le péché & donné le scandale ? faut-il le reproduire sur une seconde scène, & jouer ainsi deux comédies par un scandale nouveau ? Le profane spectacle au théatre étalé, Les principes impurs qu'on ose y débiter, Les lascives chansons qui raillent la sagesse, Au tendre & fol amour instruisent la jeunesse. On y suppose en vain un amour vertueux ; Il ne sert qu'à nourrir les plus coupables feux : L'amour dans les héros plus prompt à nous séduire Que toute leur vertu n'est propre à nous instruire. L'Abbé de Villiers, Liv. 2. Epit. 2. Mais enfin le théatre est toléré, sur-tout le théatre domestique, sur lequel jamais les loix ni les canons n'ont prononcé : comme fi tout ce qu'on a dit contre le théatre public ne portoit pas également sur les autres. Mais quelle est donc cette tolérance ? est-ce une approbation, du moins une permission positive ? Non ; jamais dans aucun pays du monde l'autorité légitime n'a parlé en sa faveur ; ce n'est que la patience du gouvernement, qui souffre ou dissimule ce qu'il croit ne pouvoir empêcher. Ce n'est point une tolérance théologique, qui laisse sur des opinions incertaines la liberté de penser, la saine morale fut toujours bien décidée sur la grieveté de ce péché ; ni une tolérance ecclésiastique de discipline, qui ne proscrit point des actions qu'elle regarde comme peu importantes, les censures de l'Eglise, la privation des sacremens subsistent toujours ; ce n'est pas même une tolérance civile légale, les loix qui couvrent les Comédiens d'infamie ne sont pas révoquées ; ce n'est pas non plus une tolérance populaire, puisque malgré toute la ferveur, le goût, l'ivresse de ses amateurs, il n'est personne qui ne convienne du danger du théatre & de son opposition à l'esprit & aux règles d'une véritable piété ; ce n'est qu'une tolérance politique, qui croit avoir des raisons d'Etat de laisser subsister certains maux fi invétérés qu'il seroit impossible de les corriger, & dangereux de l'entreprendre, parce qu'il vaut mieux supporter un moindre mal pour en éviter un plus grand. Telle la tolérance politique de la diversité des religions : approuve-t-on tous les cultes que l'on tolère ? Dans la tolérance de l'exposition des enfans approuve-t-on le crime qui les fit naître, parce que pour leur sauver la vie on bâtit des hôpitaux où on les reçoit sans examen ? Il en est de même de la tolérance des femmes publiques pour éviter de plus grands & de plus infames désordres, desquels S. Augustin dit : Tolle Meretrices, & omnia replebuntur libidinibus. Ainsi dans le corps humain on laisse une fistule pour sauver de grandes maladies, ce que prouve fort au long un livre singulier de médecine, intitulé, Traité des Maladies qu'il ne faut point guérir. Que conclure de cette tolérance forcée ? met-elle la conscience en sûrete ! fût-elle une permission positive, sauveroit-elle du péché ? balanceroit-elle la loi de Dieu ? La décision des amateurs du théatre est d'un fort petit poids au tribunal du grand Juge, & le sauf-conduit de la police seroit fort mol accueilli dans l'éternité. On ne prescrira point contre l'Evangile & les bonnes mœurs : la coutume, l'exemple sont des armes défensives bien foibles contre la séduction des plaisirs & la violence des tentations : une vieille coutume n'est qu'un ancien abus, cet abus n'eut jamais une possession paisible ; l'Eglise, les Peres, les gens de bien, les remords de conscience, même des gens du monde, n'ont cessé de la troubler, & n'ont jamais permis de se retrancher sur la bonne foi & la conduite des amateurs. Le triste effet de la fréquentation des spectacles ne peut servir qu'à les décrier, leur exemple même a justifié l'arrêt de leur condamnation. J'avoue qu'il peut se trouver des gens simples, mal instruits, sans expérience, qui entraînés par le torrent y sont allés une ou deux fois sans réflexion & sans défiance, quoique cependant on en parle tant dans le monde qu'il est difficile de n'en avoir pas des soupçons. Mais la premiere représentation a dû détromper ; ce qu'on y a vu, entendu, senti, a dû faire toucher au doigt & à l'œil le danger & le crime d'un spectacle où le vice domine, où les occasions naissent sous les pas, sur tout les femmes, qui naturellement plus pieuses & plus sensibles, ont dû être plus alarmées, & avant d'y aller par la vue de l'écueil, & après y avoir été par le soupçon ou plutôt la certitude du n'aufrage qu'elles y ont fait. Les théatres de société ont moins que d'autres le titre de la prescription. Ils sont si récens, ils sont si fort à couvert de la police & des regards du législateur, ils sont si dangereux, un fruit si marqué de la frivolité & du vice, une occasion si prochaine du crime, qu'il n'est aucun faux fuyant qui puisse les sauver. Les Casuistes aujourd'hui les plus accrédités, Pontas & Collet son abréviateur, bien instruits des mœurs & des usages du siecle, décident sans hésiter (V. Comédie), que ni l'homme de qualité, pour n'être pas ridicule, ni la femme, pour obéir à son mari, ne peuvent sans péché aller à la comédie ; que tous les Pères de l'Eglise la condamnent, qu'un regard jeté sur une femme peut être un péché, &c. & que l'exemple d'un homme réglé qui y iroit feroit plus de mal. Collet tient la même doctrine dans sa Morale (tom. 6. chap. 3. n. 7.). Il y ajoute qu'on doit refuser la communion, même publiquement, même à Pâques, aux Comédiens, néanmoins après leur avoir demandé publiquement s'ils se sont confessés & ont renoncé à leur profession (on n'est point dans cette peine, ils ne se présentent jamais), même au lit de la mort, s'ils refusent d'y renoncer, même la sépulture ecclésiéstique, comme infames, excommuniés, pécheurs publics : Veritati nemo præscribere potest, non spatium temporum, non patrocini à personarum, non privilegia regionum, Christus veritas non consuetudo nominatur. Tertull. La comédie mérite aujourd'hui moins que jamais ce privilêge. Dons les premiers siecles de l'Eglise, depuis le grand Constantin, elle étoit moins licencieuse que de nos jours. Plaute, Térence, Sénèque, qui nous restent, n'approchent pas du théatre de la Foire, Moliere, Poisson, Dancourt, Vadé, Collet, &c. encore n'avoit-on pas le spectacle, la musique, la morale lubrique de l'opéra, peut-être plus dangereuse que les grossieretés payennes. Le Clergé avoit alors plus d'autorité pour la contenir. Quelle piété, quel zèle, quel crédit dans S. Ambroise, S. Chrysostôme, S. Cyrille, S. Augustin, &c. ! Les Princes Chrétiens étoient très-sévères, ils n'y alloient presque pas ; ils n'avoient point de théatre dans leur palais. Que de loix de punitions, de vigilance, contre les Comédiens, même chez les Rois Wisigots, comme on le voit dans les Œuvres de Cassiodore ! Le peuple étoit plus religieux : quel zèle contre l'hérésie ! quelle foule d'auditeurs de la divine parole ! quelle multitude de Religieux & de Solitaires ! le sang des Martyrs fumoit encore. Malgré tant de barrieres au désordre, les Pères, les conciles n'ont cessé de crier contre les spectacles, & d'exhorter les fidèles à les éviter : tant il est impossible de contenir des gens qui par état se dévouent au crime, ou par goût s'en rendent les spectateurs. Ce seroit un miracle de transformer le vice en vertu, la dissolution en sagesse, la galanterie en décence. Aujourd'hui ces barrieres ne subsistent plus, aucun Evêque ne s'occupe du théatre, tous les Princes y sont assidus, toutes les maisons riches ont des théatres de société, les grands, les femmes y jouent, la magistrature, la police s'y rendent journellement, & pourvu qu'on n'interrompe pas les Acteurs, & qu'on n'insulte personne, ils ne s'embarrassent de rien. La tolérance est universelle : le peuple abandonne, pour y courir, les exercices de piété ; l'indifférence pour la religion est le goût décidé de tous les états, l'irréligion & la dépravation des mœurs sont le système dominant du siecle, tout le monde s'en accommode, & le théatre en profite ; tout le favorise, rien ne l'arrête. Le suffrage, l'exemple de tant de cœurs dépravés peut-il donc rassurer une ame timorée qui veut se sauver ? qui jamais démontra mieux combien est petit le nombre des élus ? Multi vocati, pauci electi. Voici une anecdote à apprendre à nos cultivateurs, sur laquelle les Académies d'agriculture pourront proposer le sujet de quelque prix : La meilleure maniere de dresser les théatres de campagne, & de rendre les Laboureurs bons Comédiens. Le Courrier d'Avignon (Avril 1768) nous dit : « La comédie, pour être trop à la mode en France, y a le sort de toutes les autres modes ; elle dégénère, & tombe en roture. La fureur du théatre s'empare de tous les états, comme on voit devenir communes à toutes les conditions les manieres de se coëffer & de se parer que les personnes du plus haut rang & du bel air s'étoient d'abord appropriées. De simples bourgeois se donnent les airs d'avoir un théatre chez eux, & en cela, comme dans tout le reste, ces singes-là ont parmi le peuple d'autres singes qui les imitent. Les paysans du village de Montreuil jouent des tragédies & des comédies. On a voulu les empêcher, mais fort inutilement. Ils se trouvent si bien & sont si flattés d'avoir chaussé le cothurne, qu'il n'y a pas eu moyen de le leur faire quitter ; ils se sont roidis contre les exhortations, & peut-être se roideroient-ils contre la force, si on vouloit l'employer. Mais apparemment on ne le fera pas, car cet amusement, quoiqu'il leur convienne peu, n'est pas aussi contraire aux bonnes mœurs & à la bonne police que bien d'autres qu'ils pourroient se donner. Il vaut mieux qu'ils passent leur temps à estropier des vers dans une grange, qu'à s'enivrer & à hurler des chansons obscènes dans un cabaret. » Voilà une nouvelle branche d'agriculture pour laquelle il faudra bien inventer quelque nouveau semoir. Au reste, ce n'est qu'un juste retour ; il y a long-temps que la scène se pare impunément des beautés de la campagne. Les Bergers, les Bergeres, Lucas, Mathurine, le Devin, le Coq de village, les bois, les prairies, les ruisseaux, &c. font tous les jours briller nos Poëtes & nos Actrices ; il faut bien qu'à son tour le théatre s'en aille aux champs répandre sur les Laboureurs ses graces & ses richesses. En même temps qu'il s'élève par-tout des théatres de société, il s'est formé dans plusieurs villes des sociétés de théatre. Les Gazettes de 1767 & le Journal de Trevoux de 1768 ont annoncé que plusieurs citoyens de la ville de Toulouse, amateurs des beaux arts, ont formé une société d'actionnaires avec privilège exclusif pour l'établissement des trois spectacles, qui réunit la tragédie, la comédie, l'opéra bouffon, l'opéra & le ballet ; que désirant d'avoir les meilleurs sujets dans les trois genres, elle donne avis aux Acteurs répandus dans la province & chez l'étranger, qui voudront s'engager pour l'année prochaine qui commencera à pâques 1768, qu'ils s'adressent au Directeur du spectacle. On a long-temps commencé de compter les années à pâques ; mais la Gazette a oublié d'avertir qu'on commencera par faire la confession & la communion pascale, & que les jeux du théatre en seront le fruit. Cette annonce est trop modeste. Ces amateurs sont les personnes de la ville les plus distinguées dans l'épée & dans la robe. Le fonds de cette société consiste en trente actions de douze cents livres chacune, qu'on peut trafiquer, laisser à ses héritiers, & hypothéquer à ses créanciers. N'en a pas qui veut, & bien des aspirans soupirent après la premiere place vacante. Aussi quel plaisir d'avoir à ses ordres une troupe de Nymphes, de vivre familièrement avec tant de Princesses, d'avoir droit à leur reconnoissance, de se trouver à leurs exercices, de présider à leur toilette, de décider de leur parure, d'apprécier leurs talens & leurs graces ! Ce corps d'actionnaires a passé avec la ville un bail à ferme ; elle leur a cédé la salle du spectacle avec ses accompagnemens, décorations, magasins, & tous les droits d'entrée, & a promis protection & main forte pour y maintenir le bon ordre. De leur côté ils se sont chargés de donner toute l'année le spectacle au public, d'entretenir le théatre, décorations, habits, machines, & même à neuf, à mesure qu'il sera nécessaire, de fournir Acteurs, Actrices, chanteurs, chanteuses, danseurs, danseuses, instrumens, machines, domestiques, illumination, moucheur de chandelles, &c. Le privilège exclusif est une plaisanterie du Journaliste. Il n'y a jamais eu dans Toulouse qu'un seul théatre public, & jusqu'à ces dernieres années il n'y a eu de théatre particulier que celui du Collège des Jésuites : on n'a pas à craindre qu'il s'en élève d'autre public ; les actionnaires n'ont besoin d'exclure personne. Pour les théatres de société, ils sont toujours également libres ; depuis ce brillant bail à ferme aucun des fermiers ne s'en est plaint, ils les encouragent même, & quelques-uns en ont chez eux. Les théatres en profiteront ; les gens de condition liés avec les actionnaires y trouveront une pepiniere d'excellens sujets, & un magasin ouvert de décorations & d'habits. Quelle heureuse perspective pour les bonnes mœurs ! Les profits de cette société sont aussi considérables que les droits d'entrée aux portes de la ville, quoique la ferme soit plus chargée, & on ne dérogera point en affermant le domaine de Thalie. M. Dorbessan, dans son voyage d'Italie, nous apprend que les nobles Vénitiens ont des théatres à eux, qu'ils afferment à des troupes de Comédiens, & dont ils tirent un gros profit. C'est ce que faisoit un noble Toulousain avant que la ville fît bâtit la salle du spectacle. Mais il est bien plus noble & plus utile au public d'avoir un corps d'Actionnaires qui soit à perpétuité chargé du spectacle ; on peut espérer, au profit de la religion & des mœurs, qu'il ne manquera jamais dans la patrie. Voilà un trait admirable de patriotisme. Cette œuvre pieuse a essuyé un petit orage : quel est le bien qui n'est traversé ! Le corps des Marchands, jaloux de l'honneur & du profit, a formé aussi sa société d'actionnaires. Ces citoyens zélés ont fait des offres avantageuses, ont imploré la protection d'un grand Prince, ont député à la Cour pour obtenir la préférence. La Noblesse, comme de raison, l'a emporté dans une affaire si intéressante pour l'État : une action devient par là un titre de noblesse. **** *book_la-tour_reflexions-t6_1767 *id_CH_89_L1_3 *date_1767 CHAPITRE III. Immodestie des Actrices. S. Bazile fait leur portrait d'après nature (Serm. du Luxe) : Des femmes lascives, qui ont perdu la crainte de Dieu & secoué le joug de Jesus-Christ, ne faisant aucun cas des feux de l'enfer, méprisant Dieu & les Anges ; elles ôtent avec impudicité de dessus leur tête le voile sacré de la modestie, regardant les hommes avec impudence, couvertes d'habits somptueux, leurs cheveux étalés, l'air dissolu, le ris lascif, leurs pieds dans l'agitation folle de la danse, provoquant l'incontinence, corrompant la jeunesse, souillant l'air par des chants efféminés, la terre par des danses luxurieuses, toujours environnée de libertins, &c. Lascivæ, Dei timoris oblitæ, capita honestis velaminibus impudicè detegentes, impudentes dissusæ comas, pedibus gestientes, oculo petuclo, risu lascivo, juventutis intemperantiam in se provocantes, aërem cantibus, terram pedibus, meretriciè saltantibus contaminentes, &c. Ne diroit-on pas que ce saint Père avoit à peindre la N … ? Tous les temps se ressemblent en matiere de vice. Les Actrices du dix-huitieme siecle sont les dignes héritieres de celles du quatrieme ; Paris vaut bien Constantinople : les sentimens, les œuvres se transmettent de main en main. Les nôtres même enchérissent ; c'est ici sur-tout qu'Horace diroit : Ætas parentum pejor avis tulit nos nequiores,   Mox daturos progeniem vitiosiorem. Quand on condamne l'immodestie des femmes, ne parle-t-on que de cette licence grossiere du théatre payen, dont l'histoire a conservé la mémoire comme d'un phénomène de corruption, sous l'empire de Caligula, de Néron, d'Héliogabale, &c. lorsqu'un peuple brutal, connoissant bien le caréctère des Comédiennes, les méprisoit assez pour les faire dépouiller en plein théatre, ordre qu'elles exécutoient avec joie, & souvent se faisoient donner, nudentur mimæ ne parle-t-on que de l'état où, comme des animaux, vivent les Sauvages de l'Amerique & les Negres de la Guinée, qu'un soleil toujours brûlant force de chercher toute sorte de soulagement ? Cet excès d'indécence n'est pas à craindre, & n'eut jamais besoin de reforme. Indépendamment de la religion & de la pudeur naturelle qui en firent toujours un devoir, la honte d'une telle situation feroit rougir l'humanité, trahiroit la pruderie, alarmeroit la vertu, dégraderoit la dignité, deconcerteroit l'orgueil, les besoins, les infirmités, le travail, la propreté, l'intempérie des saisons, l'aiguillon des insectes, &c. en feroient une nécessité, & la vanité se feroit un intérêt d'en relever l'éclat, & d'en cacher les difformités par la parure ; & que deviendroient alors les minces titres de ceux dont quelques aunes d'étoffe font la grandeur & le mérite ? Ce seroit s'abuser étrangement de ne faire tomber les anathèmes que sur un désordre qui n'exista jamais. L'Eglise qui condamne l'immodestie, la vertu qui la redoute, le sage gouvernement qui la proscrit, la conscience timorée qui en a horreur, l'éducation honnête qui en éloigne, n'ont jamais eu en vue que la licence des femmes qui découvre autre chose que le visage & les mains, & devient de plus en plus répréhensible à mesure qu'elle dévoile davantage. L'immodestie du théatre n'est ni obscure, ni douteuse, ni médiocre, ni passagère ; l'univers en est témoin depuis vingt siecles ; les Actrices s'en font gloire, & les spectateurs courent s'en repaître. Elles en reçoivent les éloges avec complaisance, & on les leur prodigue avec intérêt ; elles sont ingénieuses & attentives à se placer dans le point de vue le plus favorable, & inépuisables en moyens de ne laisser rien échapper de leurs graces, & les curieux à n'en rien perdre. Leurs portraits ne sont pas moins exacts à les mettre dans leur vrai jour, & les amateurs à en orner leurs cabinets, leurs écrans, leurs tabatieres ; leurs estampes, par-tout répandues, trop fidèles à rendre la vérité, font baisser les yeux à l'innocence & les font ouvrir avec avidité au libertinage. C'est encore pis dans leurs cellules. Sans s'embarrasser des témoins en grand nombre, & de toute espèce qui les y assiegent, qu'elles y invitent, elles s'habillent & déshabillent, se parent, se font servir sans précaution, l'affectent, s'en font un jeu, un mérite ; moins retenues que la Diane de la fable, qui cherchoit des bois écartés, ne souffroit avec elle que ses compagnes, chassa honteusement une d'elles qui s'étoit oubliée, & punit cruellement le malheureux Actéon, sous les yeux de qui le hasard l'avoit faite tomber. Jetons un voile sur ces horreurs ; bornons-nous à la licence dont on n'ose être l'apologiste que parce qu'on l'aime. L'indécence des femmes qui y paroissent, est un des plus grands & des plus inséparables dangers du spectacle. Ne fût-ce qu'un moment, fût-on dans le lieu saint, ne regardât-on qu'une femme vertueuse & modeste, la plus haute vertu craint & doit craindre le coup d'œil : Oculus meus deprædatus est animam meam. Il ne fallut qu'un regard sur une femme immodeste pour faire du plus saint des Rois un adultère & un assassin. David condamne ses yeux coupables à des larmes intarissables : Exitus aquarum deduxerunt oculi mei. Un regard suffit au jugement de Dieu pour rendre aussi digne de châtiment que si on avoit commis le crime : Qui viderit, jam machatus est. Et on croira pouvoir impunément contempler des Actrices ! car ce n'est pas en passant, comme dans les rues, ce sont les heures entieres qu'on fixe ses yeux & son cœur sur une foule de Comédiennes, danseuses, chanteuses, figurantes, spectatrices vicieuses, immodestes, impudentes, dissolues, armées de tout ce que la parure, l'attitude, le geste, ont de plus recherché & de plus séduisant, qui ne montrent, ne représentent, ne respirent que le vice. Et on pourra boire à longs traits le poison de la volupté dont elles présentent la coupe, sans tomber dans l'ivresse & le délire ! Ut vidi, ut perii, ut me malus abstulit error ! On pourroit impunément les heures entieres avoir l'esprit & le cœur attaché à des intrigues amoureuses, toujours souillé par des images, ému par les sentimens les plus vifs, l'imagination toujours remplie de beauté, de plaisir, d'obstacles, de succès, l'oreille frappée de discours galans, & de sons tendres & harmonieux, toute l'ame occupée de situations attendrissantes & délicieuses, & au milieu de tous ces pieges, les objets les plus immodestes continuellement sous les yeux, sans être séduit par l'erreur, & entraîné par la passion, sans apprendre à cette école à mépriser, à braver la pudeur qui retient, la loi qui défend, le remords qui trouble, le péché qui effraie, en entendant cent fois dire & redire, chanter avec grace, débiter avec assurance, déclamer avec feu, exécuter avec goût cette morale anti-chrétienne, si conforme à la nature, canonisée dans le monde, si agréable à un cœur corrompu, qui fait du crime un mérite, de la résistance un ridicule, de la volupté un besoin, de la passion une nécessité ! Mais le théatre fût-il aussi purgé qu'on le dit des discours & de la morale licencieuse, le seul aspect de tant de femmes immodestes en seroit l'écueil le plus redoutable. Un grain de sable suffit quelquefois pour briser les plus grands vaisseaux. Foibles barques, qui voguez avec tant de témérité au milieu d'une mer si orageuse, semée de tant d'écueils, échapperiez-vous au naufrage ? Hélas ! vous l'aimez, vous le désirez, vous y courez ; je vois déjà la mer couverte de vos débris. O oculi ! ô scopuli titulo meliore vocati !  Heu quibus allisa tot periere rates. Non tot inexpletis fera faucibus unda Malea,  Scyllaque veliferas hausit avara trabes. Qu'on vienne nous parler de l'amour Platonique, si différent du penchant naturel & physique des deux sexes l'un pour l'autre, de cet amour moral, le seul que Madame la Marquise de Lambert s'imagine avoir ressenti, & dont elle fait un portrait si ingénieux, si subtil & si sublime, qu'il échappe à nos regards (Métaphis. de l'amour), de ce goût épuré de la matiere, borné à l'estime, au devoir, à l'admiration, qui n'a pour objet que le mérite, le caractère, la beauté, l'esprit, la vertu. Je n'en conteste point la possibilité, j'en loue la perfection ; on le doit à Dieu, si digne & seul digne d'être aimé pour lui-même. C'est la parfaite charité. On a cette espèce d'admiration pour les Saints, pour les Héros, pour les grands génies qu'on ne voit pas Mais dans l'état de corruption où nous a plongé le péché originel, cet amour pur, dégagé de la chair & du sang, d'un sexe à l'autre, est bien rare, s'il n'est une chimère, sur tout dans le rafinement & l'excès où cette Dame philosophe le porte. Il ne sert communément que de prétexte pour couvrir le phisique, le vrai but de tous ces beaux sentimens, & il y conduit immanquablement. L'esprit ne va pas immédiatement à l'esprit, il n'y va que par l'entremise des sens, & s'ils trouvent sur leur pas quelque être matériel de leur goût, l'esprit est pris au piege, comme l'oiseau, par l'appas du plaisir. Mais cette pureté des sentimens fût-elle possible dans une vie retirée, dans un cloître, elle ne l'est pas dans le grand monde, où les objets séduisans, les discours licencieux, les exemples contagieux du vice, les principes empoisonnés de la morale, détruisent à tous momens jusqu'aux traits de la vertu la plus médiocre. Les discours artificieux du serpent ébranlèrent la premiere femme dans le Paradis terrestre, la vue d'un fruit délicieux acheva de perdre son innocence : Pulchrum visu & ad vescendum suave. Surtout cet amour pur à la Dom Quichotte est impraticable dans la société des Dulcinées de la comédie, dans le goûr & la fréquentation du théatre. L'amour pur, qui est à la pointe de l'esprit devant une gorge découverte, une Actrice parée, une danseuse de l'opéra ; un amour alambiqué dans les foyers, les coulisses, les cellules, les loges est un délire. L'eût-on d'ailleurs, on transformeroit bien-tôt le spirituel en corporel très-grossier. Une Actrice éteindroit tous les feux de Platon pour allumer les siens. Que cette idole seroit insipide après avoir vu la Sallé & la Dangeville ! qu'après la délicieuse vivacité de tant de mouvemens la fade tranquillité de cet amour spéculatif seroit ennuyeuse ! On a beau vanter les délices de la campagne, les plaisirs de la solitude, la volupté d'un repas frugal, le murmure d'un ruisseau, la mélodie des rossignols, un homme étourdi du tumulte de la ville & de la Cour, enivré du plaisir du jeu, de la table, du spectacle, entraîné par les amusemens & le torrent des affaires, peut-il soutenir les horreurs d'un désert ? Il peut encore moins supporter la solitude de son cœur, le poids accablant des besoins de ses vices ; la grace seule peut opérer ce prodige, elle l'a opéré dans les autres de la Thébaïde ; tout le naturalisme, le platonisme, j'ose dire le pélagianisme de Madame de Lambert, n'y tiendra pas une semaine. Elle-même a toujours vécu dans le monde, quoi-qu'avec beaucoup de décence & une compagnie choisie. Tous ces grands noms d'amour dégagé des sens, ne sont que de belles paroles, des paradoxes brillans, qui quand ils auroient quelque chose de réel, vont s'évanouir au théatre. Donnons en passant quelque coup de pinceau au portrait de cette Dame célèbre : il ne sera pas étranger à notre sujet. C'étoit une femme de beaucoup d'esprit. Elle montra beaucoup de courage dans les adversités, & de dextérité dans les affaires. Les Avis à son fils & à sa fille, sous un air empesé, peut-être trop sententieux, sont pleins de sagesse ; mais elle n'est pas suspecte de bigoterie. Croiroit-on que dans une longue instruction d'une mère chrétienne à son fils & à sa fille il n'y ait pas un mot de dévotion, d'exercice de piété, de sacremens, de prieres, de recours à la grace de Dieu, de foi, de charité, &c. ? Ce n'est qu'un esprit fort, un Philosophe stoïcien, un Théiste. Elle parle une fois de Dieu en deux ou trois lignes. Tout n'est que vertu morale, loi naturelle, pur pélagianisme, qui attribue tout à la force de la volonté & de la raison, & trouve tout en soi-même : éducation toute profane, où le christianisme n'entre pour rien. Il n'y a pas de Philosophe payen qui n'en dit autant. Epictete, Seneque, Marc-Antoine, sont beaucoup plus religieux à leur maniere ; ils ont par-tout recours à la protection, à la présence de leurs Dieux. Elle est éprise des Essais de Montagne, livre qu'une éducation chrétienne ne mettra jamais entre les mains de la jeunesse ; les obscénités, l'irréligion, l'égoïsme, la liberté des pensées & des expressions sur les choses les plus respectables, lui feroient acheter trop cherement quelques traits frappans, quelques termes énergiques, quelques naïvetés réjouissantes, que le vice fait dévorer avec avidité & prononcer avec enthousiasme, mais qui n'auroient pas dû chez une femme si sage être mis au rang des livres classiques d'une fille. Tous ces traits en bien & en mal doivent donner du poids à son suffrage contre le théatre. Elle en est l'ennemie déclarée, & de tout ce qui tient à lui. C'est pourtant une femme, & une femme du monde, qui instruit des femmes du monde. L'Italien, dit-elle, me paroît dangereux ; c'est la langue de l'amour : les Auteurs Italiens sont peu châtiés. La poësie a des inconvéniens. J'aurois pourtant peine à interdire la lecture des belles tragédies de Corneille (car il s'en faut bien que toutes le soient). Mais souvent les meilleures donnent des leçons de vertu, & laissent l'impression du vice. Vous portez votre ennemi au milieu de vous : tenez une conduite qui vous réponde de vous-même. Fuyez les spectacles, les représentations passionnées : il ne faut point voir ce qu'on ne veut pas sentir ; la musique, la poësie, tout cela est du train de la volupté. Faites des lectures solides qui fortifient la raison. Il faut passer légèrement sur le tableau de la volupté : elle est à craindre dans le temps où l'on conspire contre elle : il faut s'en défier lors même qu'on la pleure. On ne peut lire sans danger la peinture si vive de l'état de son cœur que S. Augustin fait dans ses Confessions. Jamais Casuiste ne porta la rigueur si loin. Elle condamne jusqu'à la comédie des Femmes savantes de Moliere, & au roman de Dom Quichotte pour une raison profonde & très-vraie : La honte n'est plus pour le vice ; elle se garde pour le ridicule. Son pouvoir s'étend plus loin qu'on ne pense : il est dangereux de le répandre sur ce qui est bon. L'imagination une fois frappée ne voit plus que lui. Le livre de Dom Quichotte a perdu la monarchie d'Espagne Le ridicule qu'il a répandu sur la valeur, que cette nation possédoit dans un degré si éminent, en a amelli & énervé le courage. Moliere en France a fait le même désordre par sa comédie des Femmes savantes. Depuis ce temps-là on a attaché presque autant de honte au savoir des femmes qu'au vice qui leur sont le plus défendus. Lorsqu'elles se sont vues attaquées sur des amusemens innocens, elles ont compris que honte pour honte il falloit choisir ceux qui leur rendoient davantage : elles se sont livrées au plaisir. Après un arrêt prononcé par une bouche si respectable, oseroit-on faire grace à des ouvrages qui paroissent le plus la mériter ? Cet épisode n'est ni indifférent ni déplacé. Revenons à notre sujet. Le premier sentiment qu'éprouva l'homme après son péché, ce fut la honte de sa nudité, & la premiere démarche fut de chercher à se couvrir. Est-il étonnant que coupables comme lui, ses enfans cherchent à voiler leur faute ? Mais aussi mal adroits dans leurs mesures & leurs excuses, ils se cachent sous quelques feuilles qui servent plus à montrer qu'à adoucir leur confusion. La pudeur fut donc la premiere loi imposée au pécheur, dont il sentit si bien la nécessité qu'il se l'imposa lui-même. Ses yeux à peine ouverts lui firent appercevoir le désordre & redouter le danger de la concupiscence dans ses plus puissans attraits. Il essaya de se dérober aux yeux de Dieu : effort bien inutile, Dieu voit tout, & ne voit dans le corps humain que son ouvrage, dont sa sainteté infinie ne peut être souillée : Timui te, eo quòd nudus essem, & abscondi me. Châtiment juste, pénitence utile : Dieu approuva la sagesse des précautions que prit & qu'enseigne le premier pécheur à tous ses enfans. Il lui donna des habits de peau, dont il est vrai-semblable que les Patriarches ont conservé & transmis la forme au peuple Juif. On ne peut douter qu'elle ne fût très-modeste. Dieu ne lui donna pas des habits dans l'état d'innocence : les passions soumises ne faisoient courir aucun risque ; le péché faisant naître les dangers, força d'élever la barrière de la modestie. Sa loi est d'autant plus indispensable, que la révolte de la chair fait tous les jours plus de ravage. Si Adam & Eve, seuls dans le monde, & unis par le mariage, ont dû se respecter & se craindre, sera-t-il permis d'étaler aux yeux du public, sur un théatre, des objets que la sainteté du paradis terrestre ne dispensa pas de cacher ? J'ose même en appeler à la conscience ; malgré l'endurcissement où l'habitude & le mauvais exemple ont pu jeter, il n'y a pas de femme, il n'y a point de Comédienne, c'est tout dire, à qui la vue d'elle même ne cause des remords. Elle ne se pare, ne se montre qu'après avoir cent fois résisté à la grace. Son premier mouvement, malgré elle, est de se couvrir décemment : tout ce qui l'approche alors la déconcerte, elle ne voit les yeux de personne se fixer sur elle, sans y soupçonner des pensées, des désirs, des crimes, qu'elle s'attribue, dont elle se moque, si on ne lui plaît pas, ou dont elle s'applaudit par un nouveau péché, si on a le malheur de lui plaire, elle ne les voit pas se tourner sur quelqu'autre sans en être jalouse. Cent fois elle se dit que Dieu est offensé, & que c'est par sa faute, cent fois des restes de réligion, des retours de pudeur, lui font le procès sur son impudence ; & si jamais Dieu lui fait la grace de se convertir, ce sera le premier article de sa douleur, de sa confession & de sa réforme. Qu'au milieu même de la licence quelque personne respectable se présente, elle en rougira, fera des excuses, se couvrira ; elle n'osera paroître devant des femmes respectables, devant son père, devant ses enfans : tant la vertu se fait rendre justice par ses ennemis même. Toute la religion s'élève contre cette indécence ; elle condamne la vanité & la mollesse, défend l'impureté, déteste le scandale, en interdit les occasions ; elle prêche l'humilité, la charité, la mortification ; elle ne veut plaire qu'à Dieu, être la bonne odeur de Notre-Seigneur, & respecter sa présence ; elle méprise la beauté du corps, les pompes du monde, les flatteries du libertinage. Est-il de ligne dans l'Evangile qui ne lance la foudre sur des empoisonneuses publiques qui, après avoir perdu les mœurs, ne cherchent qu'à les faire perdre à tout le monde ? Non, le Dieu de sainteté ne peut souffrir rien d'impur : le démon au contraire en triomphe ; la licence est le fruit de sa victoire, & lui en prépare mille autres. La crainte de Dieu, commencement de la sagesse, est inséparable de la modestie, qui en est le fruit : qui craint Dieu oseroit-il se montrer dans un état que la bienséance désavoue ? Que votre modestie soit connue de tous, dit S. Paul, car le Seigneur vous voit. Ce n'est pas moins pour lui que pour les hommes. La modestie est une crainte religieuse des moindres choses qui peuvent blesser ou exposer la pureté : la crainte de Dieu est une sorte de modestie qui s'observe sur tout ce qui peut lui déplaire. Rien de plus modeste que la crainte, de plus timide que la modestie : rien au contraire de plus ferme, de plus aguerri qu'une Comédienne, rien aussi de plus immodeste. Mais, dit-elle, je suis habillée comme à la Cour & à la ville. Cette apologie est foible dans le Christianisme. Dieu & le monde sont des ennemis irréconciliables, vous ne pouvez les servir tous deux ; ce que l'un goûte, l'autre le réprouve ; le suffrage de l'un décide de la condamnation de l'autre. Que faut-il de plus pour prononcer la vôtre au tribunal de l'Evangile, que l'aveu que vous faites de suivre le monde ? Mais non cette apologie porte à faux à tous égards. 1.° Les Actrices, par-tout sans pudeur, paroissent dans les provinces avec aussi peu de retenue. Il est pourtant de notoriété publique que le plus grand nombre des femmes en province est assez décemment vêtu. 2.° Le grand nombre l'est encore à Paris. Sans doute on y voit des femmes mondaines qui ne connoissent point de loi ; leur nombre est petit, la plûpart des femmes dans toutes les conditions se respectent. 3.° On se respecte à la Cour, & les plus grandes Princesses ne se distinguent pas moins par la vertu que par la naissance. Vous ne voyez que la petite société que vous fréquentez & qui vous ressemble, que vous prenez pour l'univers. Que l'univers seroit petit, qu'il seroit à plaindre, s'il étoit renfermé dans l'enceinte de la comédie ! & s'il est de l'indécence dans le monde, c'est de là qu'elle vient, c'est là que l'exemple apprend à secouer le joug, & de proche en proche la contagion se répand. Ce qui fréquente le spectacle est presque toujours immodeste, & tout ce qui est immodeste y court pour y figurer : on n'oseroit pas même y paroître couvert, on y seroit ridicule, la pudeur y est déplacée. On en voit, il est vrai, jusqu'au pied des Autels insulter au Dieu de sainteté, forcer l'asyle de la religion, tendre des pieges à l'innocence, & faire triompher le démon jusque sur le trône de la Divinité ; les Anges frémissent d'horreur, les ames pures en tremblent. Mais ce ne sont guère que celles qui en ont pris l'habitude au théatre, qui ne veulent pas voir la foudre prête à les écraser. Quand je vous vois entrer dans nos Eglises, leur disoit S. Chrysostome, où allez-vous, qui êtes-vous ? vous êtes une Actrice qui monte sur la scène : An saltatura scenica ad Ecclesiam pergis ? 1. Tim. 2. Mais c'est pour plaire que vous vous étalez. Sans doute, comme un Marchand qui étale sa marchandise. Que vous êtes à plaindre, si vous trouvez des acheteurs ! qu'ils sont à plaindre s'ils en font l'emplette ! Vous vous trompez dans vos prétentions : de qui espérez-vous le suffrage ? ce n'est pas de Dieu, il en est vivement offensé : est-ce des gens de bien ? ils détournent les yeux, & sont indignés : des gens du monde ? ils y sont accoutumés, & méprisent ce qui est si commun : des libertins ? ils s'en repaissent, en abusent, & se moquent de la personne qui se prodigue à leur curiosité. Les gens sages peuvent-ils ne pas censurer une conduite si suspecte ? les plus indulgens ne peuvent qu'en blâmer du moins l'imprudence & le danger. Pour les autres femmes, les graces de leurs rivales excitent leur jalousie ; trop occupées d'elles-mêmes pour prodiguer leur encens à des charmes étrangers, elles n'y pensent que pour les éclipser. Les uns & les autres combleroient d'éloges une retenue édifiante qui fait l'honneur & la gloire du sexe. Une Actrice est-elle jalouse de cet honneur & de cette gloire ? Si un trop funeste succès fait tomber, selon vos desseins, quelqu'un dans vos pieges, pouvez-vous ne pas rougir d'une si honteuse victoire ? est-ce donc sur le crime que vous voulez élever l'infame édifice de votre réputation ? Versez des larmes sur les lauriers impurs, cueillis par la main du désordre. Quelle honte, d'avoir le vice pour approbateur ! quel garant de complicité ! pouvez-vous en être flattée ? C'est mal jouer son rôle, même pour le monde. Les nudités trahissent la pruderie & la fierté. Vous prétendez qu'on vous recherche, vous faites la difficile & la renchérie ; à peine daignez-vous recevoir les hommages de vos adorateurs. Y pensez-vous ? & qui est la dupe de cette pudeur de commande, de ces rebuts apparens, tandis que par votre étalage vous cherchez, vous sollicitez, vous poursuivez, vous séduisez les cœurs ? J'en appelle de l'affectation à l'indécence : celle-ci plus sincere dévoile votre ame, en dévoilant votre corps. Il n'y a pas un cheveu sur cette tête si artistement arrangée, un coup de pinceau sur ce visage, un pli dans cette robe, un filet dans cette gaze, qui ne soit un piege tendu. Qu'est-ce donc qu'une enseigne qui invite tous les passans, un cri qui appelle tout le monde ? C'est vous qui faites toutes les avances. Est-ce donc l'oiseau, est-ce le cerf, qui cherchent le chasseur & lui tendent des filets ? n'est-ce pas le chasseur qui fait tous ses efforts pour les prendre ? Que vos airs sont déplacés, & vous fiéent mal ! Continuellement occupés à jeter l'hameçon, vous dites que le poisson vient vous surprendre ? Vous courez de maison en maison, vous vous montrez dans les promenades, au bal, à l'Eglise, vous montez sur le théatre, vous vous offrez à tous les yeux, & vous nous croyez assez dupe pour admirer en vous une vestale qui ne cherche qu'à se défendre des téméraires aggresseurs. Vous ne pouvez vous couvrir des prétextes ordinaires du luxe : la naissance ou la dignité ont-elles jamais autorisé une Actrice ? la licence est-elle un titre de noblesse ? de quel rang est-elle la prérogative ? L'or, l'argent, les pierreries, fussent-ils de votre état, la licence n'entrera jamais dans le nombre de vos droits. En quoi vous distingue-t-elle ? la plus vile roturiere est faite comme vous, souvent mieux que vous. L'indécence ne distingue que les Courtisannes & les Comédiennes, chez qui, d'intelligence avec le cœur, le vice perce à travers la gaze. C'est ménager votre honneur, que de vous interdire ces scandales. Vous croyez montrer des graces, & vous offrez des horreurs. La modestie de l'extérieur eût été la livrée de la vertu ; la licence fait éclater la corruption qui en est le principe, & l'impudence qui en est le fruit. Tout le monde n'est pas, dit-on, si sévère ; des nations entieres depuis des siecles ne se font aucun scrupule de la liberté que vous condamnez. Mais pense-t-on que l'Evangile est la vérité, & non la coutume ; que pour damner, Dieu consulte la loi, & non la coutume ; & qu'un Chrétien, qui a renoncé aux pompes du monde, n'est pas justifié par la coutume ? Celle-ci est plus ancienne qu'on ne pense, elle remonte bien plus haut que le Christianisme : le Paganisme l'a introduite, & les nations idolâtres l'ont conservée : est-ce en faire l'apologie ? Les Actrices la maintiennent : est-ce en faire l'éloge ? On ne la voit pas chez les nations Chrétiennes ; le commun des femmes s'y habille modestement. Les Courtisannes & les Actrices seules s'en dispensent : sont-elles Chrétiennes ? Chez les Payens mêmes les femmes raisonnables s'en font un devoir : Valere Maxime rapporte que le Consul P. Servilius répudia sa femme pour l'avoir trouvée sans voile dans la rue. Les Courtisannes & les Actrices passeroient-elles pour raisonnables chez les Payens même ? Une coutume plus ancienne encore, c'est celle de la modestie. Les voiles des femmes sont de la plus haute antiquité, & du plus constant usage. Rebecca voyant de loin son époux, se couvrit promptement de son voile : le Roi Abimelech en donna un à Sara. Les présens qu'on fait aux Comédiennes sont bien d'une autre espèce ; que feroient-elles d'un voile ? Dans tout l'Orient une femme ne sort de chez elle que voilée : Ces femmes Payennes vous jugeront, dit Tertullien ; elles cachent si bien leur visage qu'elles ne laissent qu'un œil ouvert : Uno oculo liberato contentæ sunt dimidiâ luce frui quàm faciem prostituere. Quelle des deux jugera-t-on Chrétienne & sage, la Syrienne voilée, ou l'Actrice découverte, voulût-on opposer coutume à coutume, & la prendre pour arbitre ? Voilà un témoignage en faveur de la vertu plus nombreux & plus respectable que celui qu'on cite en faveur du vice. Entre ces deux coutumes la femme de bien n'hésitera pas dans son choix ; la Courtisanne & l'Actrice hésiteront aussi peu dans le leur : chacune prendra parti selon son goût. On avoit à Constantinople la coutume de parer indécemment les nouvelles mariées le jour de leur noce, comme si la joie de la fête eût dispensé de toutes les loix. S. Chrysostôme s'élève fortement contre une si pernicieuse licence : mal à propos m'opposez-vous l'usage, c'est trop d'avoir commis ce crime une fois : Nec semel quidem faciendum. C'est ce qui doit faire encore plus couler mes larmes. Le mal est donc bien grand, puisque le démon l'a fait passer en coutume. Vous l'avez trouvée établie : c'est un grand malheur, pourquoi la perpétuez-vous ? vous rougissez de l'introduire, rougissez de la maintenir. Rompez courageusement la chaîne qui vous rend esclave : vous ne serez pas moins coupable envers la postérité de lui transmettre ce funeste héritage, que l'ont été vos ancêtres de l'avoir fait passer dans vos mains. La durée criminelle n'en rend les suites que plus à craindre : Dieu se lasse enfin de tant de crimes, vous touchez de plus près à la punition que ceux qui vous ont ouvert la toute, & c'est peut-être sur vous que va éclater la juste colère. C'est une défaite ordinaire des apologistes du théatre, qu'on en a banni les discours licencieux. Nous en parlons ailleurs. Je le suppose vrai pour ce moment. Mais ne parle-t-on qu'avec des paroles articulées ? les yeux ne parlent-ils pas ? La physionomie les gestes, les inflexions de la voix, ne sont-ils pas éloquens, dit Quintillien ? Ipsæ manus loquuntur. Les nudités sont-elles donc muettes ? que ne disent-elles pas aux yeux & au cœur, & plus énergiquement que toutes les paroles ? Ne seroit-ce pas un discours licencieux, que la description de la gorge ? n'en est-ce pas un plus obscène de la montrer ? Eh ! que peindroit le discours le plus détaillé & le plus grossier, que ce qu'on montre, & cent fois moins vivement qu'on ne le peint en le montrant ? Segniùs irritant animos. Quelle honnête femme pourroit en parler, & elle ose le montrer ! quelle honnête femme souffriroit qu'on l'en entretînt, & elle souffre qu'on le regarde, elle l'offre à tous les regards ! Le discours le plus libre est moins dangereux, il ne peint qu'à l'esprit, il demande du temps & de l'attention, il s'envole, il choque le plus souvent, ou on fait semblant de s'en choquer. La nudité peint aux yeux, elle subsiste ; un regard suffit, & on en peut jeter mille ; elle attire, elle plaît, on s'en repaît sans être apperçu ; on ne peut parler continuellement, & à tout le monde, & tout le monde voit, & voit sans cesse ; nulle fatigue ni à voir, ni à se faire voir. Si la licence des discours corrompt les bonnes mœurs, combien plus les corrompt la licence des nudités ! Une statue, un tableau sans drapperie, dit S. Chrysostome, est le siege du démon, combien doit l'être un corps animé ! le démon y triomphe, il s'élance dans les cœurs par tous les traits que l'immodestie lui porte : Figurâ nudâ dæmon assidet. In Psal. 113. Eh ! qu'a-t-on besoin du théatre de dire des grossieretés ? on les y expose. Qu'a-t-on besoin du secours des oreilles ? on entre plus facilement par les yeux. Une femme découverte est plus persuasive que toutes les scènes de Regnard. Quel rôle plus facile à apprendre & à jouer ? Il ne faut ni mémoire, ni exercice ; on se montre & tout est fait. On ne souffre pas au théatre, dit-on, des tableaux indécens. Supposons-le ainsi. Mais est-il de tableau dans l'Arétin ou les Carraches, qui allume plus rapidement l'incendie qu'une femme immodeste ? Quelle contradiction ! une honnête femme ne souffrira pas qu'on lui fasse connoître des désirs & des pensées impures, elle s'offense d'en être l'objet, & par son indécence elle les fait volontairement naître, elle en présente la matiere & l'amorce ! elle repousse les entreprises, & invite à les faire ! elle regarderoit comme une insulte qu'on lui demandât de se laisser voir, & elle va au-devant de la curiosité, la réveille, & la satisfait ! Sur quoi roulent ordinairement les éloges des libertins, leurs regards criminels, leurs impudiques attentats, quel est le coup d'essai de leurs libertés indécentes, & le premier anneau de la chaîne qu'ourdit l'enfer, que l'éclat, la couleur, la forme de ces funestes écueils de la pureté ? Tel est le langage des impies dans le livre de la Sagesse : Enivrons-nous de ces objets voluptueux : Inebriemur uberibus. Il n'est point de mauvais livre, de piece licencieuse, qui dans les séduisantes comparaisons des lys & de la neige, n'en trace le dangereux tableau : qui en ignore les pernicieux effets ? Toutes les femmes qui ne se montrent que pour les produire, seroient inconsolables de ne trouver que des yeux distraits ou modestes, des cœurs insensibles ou vertueux. Ne sont-ce pas les libertins qui les cherchent pour s'en repaître, les gens de bien qui les fuient pour s'en garantir ? Toutes les femmes immodestes ne disent-elles pas, ou grossierement dans leurs transports, ou artificieusement par leurs démarches, comme l'Epouse des Cantiques : Venez, vous serez possesseur de ce que vous voyez : Dabo tibi ubera mea. Et l'adultère, comme l'Epoux, ne protestent-ils pas dans leur épanchement innocent ou criminel qu'on les ravit & les enchante ? Meliora sunt ubera tua vino. Le Saint-Esprit a ainsi voulu peindre sous les traits d'un amour profane les chastes libertés de l'amour conjugal, & les saintes délices de l'amour divin. Malheur à l'impie qui les profane par ses scandaleuses applications. Hélas ! ces allusions criminelles ne vérifient que trop le danger & le crime des indécences que je combats : la sainte Ecriture même devient dangereuse. Mais, dit-on, combien de femmes dans leur maison, combien d'enfans, & même des personnes avancées en âge, dans des Communautés Religieuses, qu'on souffre habillées comme nous ! En fait-on mieux ? sont-ce des exemples à donner ou à suivre ? quelle éducation pour des enfans ! quels principes ! quelles habitudes ! & quel compte rendront à Dieu des supérieurs négligens qui les laissent prendre à une jeunesse qu'ils sont chargés de former à la vertu ! C'est introduire la licence dans l'asyle de la pureté, & devenir tentatrices de celles qui quittèrent le siecle pour n'être point tentées, enlever à Dieu des cœurs qui lui furent consacrés, & rappeler au monde des vierges qui y ont renoncé, ébranler leur vocation, inspirer des regrets, affoiblir la pudeur, faire gémir sous le joug de la clôture & de la règle. La liberté de sa propre maison ne dispense pas plus de la modestie. Craignez, voilez-vous, dit Tertullien, pour vos enfans, si vous êtes mère ; pour vos frères, si vous êtes sœur ; pour vos domestiques, si vous êtes maîtresse : ni âge ni qualité n'exempte de tentation & de chûte, la parenté même, par l'affection naturelle, la prépare & la facilite : Vela corpus, si mater, propter filios ; si soror, propter fratres ; si domina, propter servos ; omnes in te ætates periclitantur. L'exemple des mondaines qui s'oublient jusque dans le cloître, ne justifie donc pas les Actrices, & l'on est inexcusable d'imiter les Actrices jusques dans le cloître. Mais le nombre est petit de ces Communautés si peu attentives, de ces femmes si peu réservées, & l'immodestie du théatre cherche en vain dans la multitude des coupables un prétexte qui l'autorise. S. Jérôme reproche à Jovinien (L. 2.) de répandre son hérésie par les armes de quelques Amazonnes qu'il a séduites, & qui par leur immodestie séduisent les hommes, & lui font des sectateurs. Ce n'est que pour des hérésies de cœur que nos Actrices, nouvelles Amazonnes du démon, vont par les attraits de l'indécence empoisonner tous les cœurs : Habet in castris Amazonnas, viros ad libidinem provocantes, mammâ exortâ, & bracchie nudo. Quand je les vois s'avancer sur la scène, il me semble voir les athlettes à Rome venir sur l'arène. Elles sont dans un état très-semblable ; elles entrent, comme eux, dans le dessein de combattre ; mais elles attaquent plus dangereusement. Chaque athlette ne luttoit que contre un adversaire ; chaque Actrice fait la guerre à tous les spectateurs ; ce n'est pas au corps, c'est à l'ame qu'elle livre l'assaut. Elle réunit toutes les manieres différentes de se battre. Quelle fierté, ou plutôt quelle impudence ! Elle dit dans son cœur comme César, & ne dit que trop vrai : Je suis venue, on m'a vue, j'ai vaincu ; mais c'est par mes graces que je triomphe, je ne dois rien qu'à moi-même. Voyez ces gestes & ces attitudes. Ce ne sont pas, il est vrai, ces violentes agitations des gladiateurs, que la fureur animoit ; c'est la molle volupté qui met ici en jeu tous les ressorts. Mais les coups qu'ils portent au cœur ne sont pas moins rapides, ni les blessures moins profondes. La trompette appeloit les uns dans la lice, quelque branche de laurier les couronnoit : l'orchestre y fait entrer les autres, & les hommages de la passion les couronnent. Elles attaquent, elles se défendent ; c'est un combat réglé. Mais non, elles ne se défendent pas ; si elles en font un moment le semblant, ce n'est que pour mieux animer le combat, & être plus agréablement vaincues & mieux payées. Se défendroient-elles sérieusement ? elles n'attaquent que pour se faire vaincre. Dans ce combat la défaite de l'aggresseur est certaine, elle l'annonce, & le promet elle-même par l'attaque. Mais aussi sa défaite fait sa victoire, elle est couronnée de la main du vainqueur, & son vainqueur est son esclave. On défendoit aux anciens athlètes de porter des habits, pour éviter toute supercherie, & ne rien laisser qu'à la vigueur & à l'adresse : l'artifice & le grand avantage des nouveaux athletes est de s'en dépouiller, contre toutes les loix qui le leur défendent. Les anciens pour se rendre plus forts s'abstenoient de tous les plaisirs ; les nouveaux s'y livrent pour avoir plus de force ; c'est en les goûtant, qu'ils s'aguerrissent ; en les faisant goûter, qu'ils triomphent. La mollesse qui désarme les autres, fait la vigueur de ceux-ci. Mais enfin c'est la faute des hommes d'être si foibles. Non : ce n'est pas leur faute d'être foibles, mais la vôtre de vous rendre dangereuses. Leur faute est de s'exposer, malgré leur foiblesse : s'ils étoient sages, ils n'iroient pas à la comédie. Quel honneur pour vous, qu'on ne puisse se sauver qu'en vous fuyant ! La belle excuse ! voilà précisément ce qui vous condamne. Plus ils sont foibles, plus la charité vous ordonne de les épargner : vous pourriez être moins précautionnée, s'ils étoient insensibles ; vos indiscrétions seroient sans conséquence. Mais comment vous pardonner de leur tendre des pieges où vous savez qu'ils seront pris ? Mais vous, êtes-vous une héroïne sans foiblesse ? le sexe le plus fragile, le plus aisé à séduire, qui aime, qui cherche à être séduit, est-il donc invincible ? Sans vouloir ici fouiller dans votre cœur, la complaisance que vous avez en vos charmes, est déjà une grande foiblesse : les étaleriez-vous, si vous ne comptiez sur leur pouvoir ? Que vous en êtes éprise, puisque malgré la religion, la raison, la nature, vous ne pouvez vous résoudre à les tenir cachés ! Devez-vous être surprise qu'on y soit sensible ? combien seriez-vous étonnée qu'on ne le fût pas ? Ne craignez-vous pas qu'on vous rende le mal que vous faites ? Cet homme gagné va vous attaquer ; vous l'avez charmé par les yeux, il vous enchante par les oreilles ; vos indécences l'ont blessé, ses flatteries, ses poursuites, ses entreprises vous perdront ; vous l'avez exposé à vos traits, vous vous livrez aux siens ; il allume dans votre cœur le feu dont vous le consumez ; refuserez-vous de sa main un poison que vous lui avez servi ? vous cueillirez les fruits que vous avez semé. Ne tentez pesonne, si vous ne voulez être tentée ; sachez que ce qui les tente est ce qui les engage à vous tenter. Mais réflexions perdues, ce qui alarmeroit une femme pieuse est l'objet des désirs & des espérances d'une Actrice ; elle appelle cette armée d'ennemis, elle leur foutnit des armes, elle anime le combat, elle se jette dans la mêlée, elle triomphe dans la déroute. Mais non, dit-elle courageusement, je me sens assez forte pour résister à tout. Une Actrice tient-elle ce langage ? Non : si elle se connoît, elle ne le tient pas à quelqu'un qui la connoisse, Fût-elle un prodige de chasteté, son indécence la rendroit suspecte aux yeux de tout le monde, & à ses propres yeux ; la confiance en sa vertu la lui seroit perdre, la présomption fait négliger toutes les mesures ; plus on s'expose au danger, moins on est en état d'en sortir avec succès. On mérite d'être abandonné de Dieu, & en effet il abandonne. Qui aime le péril y périra, à plus forte raison qui le cherche, qui le fait naître. Est-on plus fort que ceux qu'on expose, & n'est-ce pas déjà une chûte que de les exposer, de s'exposer soi-même ? Qu'on est près du crime quand on en offre le poison ! On participe toujours aux fautes qu'on fait faire ; favoriser inspirer l'impureté, est-ce être bien chaste ? Le premier péché est celui du scandale : toutes les loix condamnent à payer le dommage l'imprudent qui par hasard auroit mis le feu à la maison de son voisin. Le prochain doit-il être victime de son imprudence ? la droiture prétendue de son intention est-elle un dédommagement ? Quel compte à rendre à Dieu, d'allumer tant de feux, non par hasard, mais de dessein prémédité ! Le prochain eût-il résisté à l'occasion, on est inexcusable de l'avoir mise : il est innocent, mais vous êtes coupable ; il n'a pas tenu à vous qu'il ne le devînt : Et si culpâ vacas invidiâ non liberaberis. Le démon est-il moins démon quand on lui résiste ? le loup est-il moins loup quand il ne peut enlever la brebis ? Nous devons tous nous édifier par nos exemples. Dira-t-on que les nudités édifient, qu'elles inspirent, fassent goûter & pratiquer la vertu ? Autant qu'une femme modeste, qui respecte le public, en impose aux plus libertins par sa présence, autant une Comédienne leve toutes les barrieres par son innocence. On doit, selon S. Paul, éviter jusqu'à l'apparence du mal : Ab omni specie malâ abstinete vos. Or quelle idée édifiante fait naître l'aspect d'une Actrice ? sont-ce là les couleurs de la vertu, les allures de l'innocence ? Eh ! quelles sont donc les livrées du vice, les dehors de la corruption ? Quel œil assez perçant & assez indulgent pour démêler, pour deviner la piété sous l'épais nuage qui la défigure ! Le jugement qui condamne, on le dit faux ; mais est-il téméraire ? Distinguez-vous donc des femmes de mauvaise vie, ou ne trouvez pas mauvais qu'on s'y méprenne. Fussiez-vous à l'abri des hommes, n'êtes-vous pas sous les yeux des Anges, sous les yeux de Dieu, sous vos propres yeux ? La plus profonde solitude ne vous dérobe pas à ces respectables témoins. Craignez-vous, respectez-vous du moins vous-même. On ne se voit pas impunément : l'occasion, le piege, la facilité, le crime, un coup d'œil vous sait trouver tout dans votre immodestie. La véritable pureté ne craint rien tant que ses propres regards : Vera virginitas nil magis timet quàm se ipsam : Oculos suos pati non vult, confugit ad velamentum. Tertull. de vel. Virg. Chaque femme est sa premiere idolâtre : elle adore sa beauté avec plus de complaisance que tous ses amans, elle se tend le premier piege, le premier péché se commet dans son cœur, elle tombe la premiere dans l'abyme où elle entraîne. Une femme qui se trouve belle (eh ! qui ne s'en croit pas ?) ne se regarde jamais à découvert impunément. Sans doute personne ne fera d'exception pour les Actrices : chacune sa premiere admiratrice, sa premiere amante, réunit dans ses yeux & dans son cœur tous les yeux & tous les cœurs du parterre, & brûle elle seule sur son autel plus d'encens que tous les spectateurs ensemble. Que tout changera de face au jugement & dans l'enfer ! Ces mêmes nudités dont vous vous applaudissez seront la matiere de votre confusion & de vos remords, lorsque le livre des consciences ouvert vous fera voir tous les péchés que vous avez commis, tous ceux que vous avez voulu, & tous ceux que vous avez fait commettre par vos immodesties. Elles vous font aujourd'hui des amans, elles vous feront un jour des bourreaux, lorsque damnés avec vous, & par vous, ils vous reprocheront à jamais les coups mortels que vous portâtes à leurs ames, & que transportés de rage ils vous maudiront, vous déchireront, vous fouleront aux pieds, & que ces mêmes membres, ce même corps qui ont été l'instrument de la lubricité & le théatre du scandale, deviendront le théatre & l'instrument du supplice : Per quæ peccavit, per hæc punietur. Est-ce une morale outrée ? n'est-il pas de foi qu'on pèche en regardant avec complaisance une femme ? Si quis viderit mulierem, &c. Eh ! qui peut plus sûrement, plus promptement produire cet effet, que la vue des nudités ? Sera-t-on donc innocent en les exposant aux regards de tout le monde ? Quels pieges ! si on se damne en s'y laissant prendre, ne se damne-t-on point en les tendant ? la premiere cause du crime est-elle plus excusable que la victime qu'elle a immolée ! Malheur à vous qui étalez, qui employez vos membres pour servir à la corruption, dit S. Paul : Exhibuistis (avez montré) membra vestra servire immunditiæ & iniquitati. Rom. 6. Les inconvéniens de la nudité sont une suite du péché, & le péché à son tour est une suite de la nudité : l'indécence en est la fille & la mère trop féconde. Je sais qu'on n'est pas le maître d'empêcher les regards & les pensées ; mais on doit avec le plus grand soin éviter d'en forurnir l'occasion. Vous êtes le Temple du Saint Esprit : ce n'est pas assez de ne pas vous profaner vous-même, ne vous exposez pas à la profanaion ; conservez non-seulement votre chasteté, mais encore celle des autres, & ne contribuez jamais à la leur faire perdre : la vertu seroit déjà perdue, en lui faisant courir ces risques. Mais on laisse la liberté de montrer le visage ; les objets qu'on veut faire cacher ne sont pas moins attrayans que le feu des yeux & les traits délicats d'une belle physionomie. Sans doute il seroit à souhaiter qu'on observât encore la louable coutume, aussi ancienne que le monde, observée chez presque tous les peuples, dont S. Paul fait une loi dans l'Eglise, que les femmes ne parussent en public que voilées. Mais si l'usage contraire a prévalu parmi nous, faut-il en passer les bornes & anéantir les loix de la modestie ? La raison de la différence est sensible. Le visage distingue & fait connoître les hommes ; il est absolument nécessaire de pouvoir faire ce discernement. Le reste du corps ne distingue point ; il est inutile de le découvrir. Quelque engageans que soient les agrémens du visage, il porte son antidote ; une sage modestie, une prudente gravité en imposent ; la vertu s'y peint avec les traits les plus respectables, l'ame se montre toute entiere sur ce miroir ; elle inspire l'estime, la crainte, le respect ; elle édifie, elle gagne, arrête, refuse, défend, exerce une sorte d'empire : un coup d'œil suffit pour déconcerter les plus téméraires & étouffer tous les sentimens corrompus que la beauté pourroit faire naître. Le visage, sur lequel le Seigneur a gravé mille traits de ressemblance, peut servir d'instrument à sa grace pour instruire, toucher, animer les cœurs. Une fille sage & modeste élève par sa modestie des barrieres que le libertin n'ose franchir, & annonce une vertu qu'il n'ose ni attaquer ni révoquer en doute. La providence a si bien ménagé les choses, qu'un beau visage, s'il n'est défiguré par l'immodestie, excite plutôt la surprise de l'admiration que la corruption de la sensualité. Mais le sein ne dit rien à l'esprit, & n'impose point au cœur ; il ne présente ni gravité, ni modestie, ni autorité, ni sagesse ; il n'offre qu'un objet sensuel, qui n'est bon, s'il est découvert, qu'à faire naître des pensées déshonnêtes, de mauvais désirs, des impressions criminelles, & enivrer de volupté. Faut-il apprendre ces vérités à des Actrices, & que cherchent-elles, en se découvrant, qu'à répandre le poison de la volupté ? Dans le portrait hideux que fait Ezechiel de la coupable Jérusalem, il la compare à une femme immodestement parée, qui s'offre à tous les regards pour séduire ; il appelle la vie le temps de ses amours, là saison des crimes : Nuda confusione plena, tempus amorum, tempus tuum. S. Cyprien déclare que quelque innocente qu'elle se flatre d'être, la meurtriere de la chasteté dans les autres ne peut passer pour chaste elle-même : Si somptuosiùs comas te, & oculos juventutis allicias, etsi ipsa non pereas, alios perdis, gladium & venenum es illis, excusari non potes ut casta. Cyprian, de Hab. Virg. Mais l'Ecriture ne condamne point les nudités. Qui le dit ? des Actrices & leurs amans. Voilà des docteurs d'un grand poids, qui s'embarrassent bien des canons & de la bible, qui ignorent des vérités plus claires que le jour, que leurs adversaires croient comme les autres, & savent mieux par leur expérience, leurs desseins & leur succès. Il y a quatre degrés dans le péché, y consentir, le commettre, y perséverer, l'excuser. Ce dernier y met le comble. Tout se pardonne quand il est reconnu, & réparé par la pénitence. Mais s'aveugler jusqu'à méconnoître & justifier sa malice, s'en faire un trophée, blasphemer la sainteté de Dieu qui le condamne, sa justice qui le punit, se préparer la liberté de pécher sans remords, applanir aux autres la toute du crime, les y engager, en vouloir faire disparoître l'horreur, s'en déclarer l'apologiste, c'est une malice consommée, c'est un péché contre le Saint Esprit qui ne se pardonne pas, c'est le péché d'un Auteur, d'un Acteur, d'un amateur du théatre, qui contre toutes les loix, contre ses lumieres, contre son expérience, commet, fait commettre, a l'impudence de vouloir justifier un péché dont tout lui démontre & dont il connoît lui-même l'énormité : Tergens es suum, dicit, quid feci ? L'indécence des statues, des tableaux, des décorations, des bas reliefs, & au théatre, & aux loges, n'est que la suite & la copie de celle des Actrices. Elle seule devroit suffire pour interdire aux Chrétiens l'entrée d'une salle de spectacle : le péché étalé de toutes parts feroit tomber les ames les plus pures. Cette indécence a passé du théatre dans les maisons des amateurs ; par-tout les tapisseries, les portraits, les tableaux, les estampes mettent sous les yeux les objets les plus lascifs, & pourroient servir de décorations. On n'a pas besoin d'en chercher d'autres pour dresser les théatres de société. **** *book_la-tour_reflexions-t6_1767 *id_CH_89_L1_4 *date_1767 CHAPITRE IV. Extrait des Lettres de M. Clément. Cet Auteur, homme d'esprit, a donné plusieurs pieces de théatre, qui n'ont point réussi. Les feuilles périodiques, sous le nom de Lettres, qu'il fit paroître pendant deux ans, & qu'on a recueillies en deux volumes après sa mort, ont eu plus de succès. Quoiqu'il n'y ait rien d'approfondi, & que les loix de la décence y soient souvent violées, un style léger & saillant, une critique fine, amusante, & ordinairement juste, en sont tout le mérite. Cet ouvrage est devenu rare, & vrai-semblablement n'aura pas les-honneurs d'une seconde édition ; nous allons en extraire divers traits qui regardent le théatre, qu'on ne trouveroit pas ailleurs : ils serviront à en faire le portrait, sur-tout du côté de la galanterie, qui est le sujet de ce livre. Lett. 1. Les vrais Comédiens sont rares, tout le monde se mêle de leur métier ; outre le théatre des petits appartemens à Versailles, il y en a un à Sceaux chez la Duchesse du Maine, un magnifique à S. Cloud chez le Duc d'Orléans, & plus de vingt dans tous les coins & recoins, & environs de Paris. C'est la fievre des Abdérites qui les faisoit courir les rues en récitant des lambeaux de tragédies. Si c'est une folie, elle est au moins riante & sociable ; elle forme des fêtes, des amusemens de toute espèce. Vous jugez bien que la plupart de ces troupes prennent plus de plaisir qu'elles n'en donnent. Il y en a pourtant de bonnes. M. de Voltaire & Madame du Châtelet ont fait long-temps les honneurs de celle de Sceaux ; il y a plu des impromptus à verse. Lett. 26. Le Prince de … a donné ce carnaval deux bals par semaine, l'un paré, l'autre masqué. Le goût, la magnificence, la variété, l'ordre & l'agréable désordre brilloient à l'envi dans ces assemblées, où se trouvoit l'élite de la Cour & de la ville. On avoit admis aux bals masqués une douzaine des plus jolies filles de par le monde, pour animer la conversation, & relever la vertu des Duchesses par le contraste. Les bals continueront jusqu'à la mi-carême, à moins que l'Archevêque n'y mette obstacle ; mais on s'arrange, on priera les Dames à souper, il se trouvera là quelqu'un qui jouera par hasard un menuet, on le dansera, il surviendra d'autres violons par hasard encore, & petit à petit, sans scandale, l'assemblée deviendra bal, Lett. 41. Le Duc de … a donné l'opéra chez lui, il y a joué de fort bonne grâce, & chanté avec goût. Les autres rôles ont été remplis par deux filles, dont l'une est Sultane favorite, & des Acteurs de Paris. La salle est grande & bien ornée. Il n'y avoit pas une honnête femme, mais toutes les plus jolies filles de la ville ; le théatre bien éclairé & décoré, les habits galans, l'orchestre excellente. Il n'y a pas de représentation qui ne coûte au Duc 4000 livres, il en donne plusieurs par an, sans compter les pensions qu'il fait aux Actrices (le théatre public n'est pas si mal composé, ni si pernicieux que les théatres de société). Lett. 70. Les filles de l'opéra ont tenu un concile dans les coulisses (la Coupée y présidoit), pour instituer une confrairie où n'entreroient que les miladis de l'ordre qui auroient 40000 livres en pierreries. Une jeune & très-jolie débutante a demandé grâce d'un quart, en produisant cependant des lettres d'un Sous-fermier, d'un Duc & Pair, & de deux Conseillers au Parlement, qui lui donnent les espérances les plus prochaines, & même la certitude d'avoir bien-tôt ce qui lui manque. Mais après un long débat, mêlé d'injures délicates, & de quelques coups de pied, il a été décidé, à la pluralité des voix, qu'elle ne seroit admise en attendant qu'à titre de complaisance. Mais le métier est bon, elle aura bien-tôt son contingent. C'est ainsi que dans le Sénat & l'Ordre des Chevaliers Romains il falloit tant de sesterces pour être admis ; à Venise, à Gènes, parmi les nobles, tant de ducats, &c. Or le métier d'Actrice n'est pas moins noble, jusqu'à ses nuits sont bien payées, 40000 livres en fus les pierreries ! Lett. 88. C'en est fait, Uranie se raccommode avec la fortune. Il n'y a que les Actrices qui soient mieux payées que les Savans. Le Roi de Prusse fait de grosses pensions à MM. d'Argens, Maupertuis, Polnits, Algarotti ; mais la danseuse Barbarini en a plus elle seule que ces quatre Savans ensemble ; les biens & les honneurs pleuvent en Espagne sur la Farinelli, en France sur la Clairon, &c. Lett. 29. La petite Gogo (la Boismenard) débuta d'abord à l'opéra, mais la vie trop indécente de ses compagnes blessoit, disoit-elle, sa délicatesse ; elle a passé à la Comédie Françoise, où elle trouvera des mœurs & cet air de dignité convenable à des Princesses qui ont du goût pour le plaisir. Avec cet assaisonnement, elle a tout ce qu'il faut pour inspirer de grandes passions : aussi s'en promet-elle de gros profits. Lett. 94. Un beau soir que la N … n'avoit point à danser à l'opéra, ne sachant que faire, a fait la plus jolie petite créature du monde, & n'en est que plus ingambe dans le pas de deux (elle accoucha dans les coulisses). Lett. 108. Il faut que les filles de l'opéra aient été inoculées (de la petite vérole sans doute) : en voilà plusieurs qui nous manquent. Les figurantes sur-tout & les danseuses formoient une guirlande de jolis minois qui représentoient parfaitement les Hourris du paradis de Mahomet. Quel vuide affreux ! je n'y comprends rien. La Coupée ne chante plus ; lui seroit-il survenu quelque embarras ? & où seroit à son âge celui de la Clairon qui se rend si rare ? & la Brillant, &c. Il n'est bruit que du brillant début de la Hus, digne élève de la Clairon, peut-être sa fille. C'est la plus jolie figure, un cœur qui sent, une voix qui touche, un visage qui peint. Mais c'est une imitation trop parfaite de sa maîtresse ou de sa mère en l'art, & dans le désir de plaire au théatre & ailleurs. Lett. 95. Qu'est-ce que cette Actrice qui vient d'épouser un Financier, après en avoir reçu plus de 20000 livres de rente avant sa noce, sans compter une maison avec ses meubles de 130000 livres ? C'est apparemment pour rentrer dans son bien qu'il fait ce mariage, ou pour le plaisir de s'approprier des enfans qu'on lui dispute, ou pour avoir la permission de voir la Princesse tous les jours, car le premier bail n'étoit que pour trois fois la semaine. Lett. 27. L'Abbé de Voisenon vient de donner (juillet 1750) le Réveil de Thalie au théatre Italien, où on l'a jouée avec succès. La scène du tragicomique tremblant qu'on ne réveille la mère, qu'il a l'art de tenir si bien endormie, est presque la seule où il ait dû la réveiller. (Il n'y a pas apparence qu'aucun Evêque soit allé chercher un Ecclésiastique au théatre Italien pour en faire son Grand Vicaire ou lui donner des bénéfices, il en a pourtant ; ni pour le charger de quelque sermon, il a pourtant prêché. L'Académie est allée l'y chercher pour en faire son Prédicateur, & le mettre au nombre des quarante. C'est dommage que le feu Archevêque de Sens ne se soit trouvé Directeur lors de sa réception. Le beau chapitre qu'il lui auroit fait dans sa réponse à son discours de réception ! On se souvient encore de la belle morale que le Prélat fit à Marivaux sur ses romans. Quel vaste champ n'eût pas fourni à son zèle un Ecclésiastique qui fait des comédies ! Ce Prélat avoit des mœurs & une science qui lui donnoient droit de tout dire sans craindre de récrimination). Lett. 60. L'Abbé l'Attaignant, autre Ecclésiastique, a rendu de grands services à l'Eglise, car il a fait deux volumes de chansons. Les meilleurs Chansonniers de l'antiquité, Horace, Catulle, Anacréon, n'auroient pas mieux fait. C'est une abondance, une gentillesse, une galanterie, un enjouement, un air d'homme du monde & d'homme de plaisir, que vous aimeriez sûrement. Cet Abbé a le talent (ecclésiastique) de chanter les chansons aussi agréablement qu'il les compose. Ce sont de vraies filles de joie, mais bien nées, avec qui l'on peut souper sans indécence. En voici une des plus canoniques : Cupidon à la guinguette ayant perdu son carquois, vit cette ébauche imparfaite du Peintre encor sous ses doigts : Prenons, dit-il, cette image, pour ranger les cœurs sous mes loix il n'en faut pas davantage. Lett. 11. Il fait une analyse grotesque de Bucephale, piece peut-être la plus absurde qui ait jamais été faite. C'est la blessure & la mort de ce cheval célèbre, & il suppose qu'Alexandre en est amoureux, que Statire sa femme en est jalouse, qu'elle le fait empoisonner par son Médecin : Fais-lui manger la mort dans un boisseau d'avoine. Le Médecin s'en défend d'abord, mais se rend ensuite : Que j'insulte le Roi jusqu'en son écurie ! Il meurt enfin ce cheval si chéri, Qui suspend le destin du Conquerant du monde. Alexandre en meurt de désespoir : O ciel ! de quels combats mon cœur est agité ! Ma gloire, mon amour, mon cheval & mon frère ! On attribue cette absurdité à un nommé Rousseau, homme inconnu, portant un nom célebre. Il importe fort peu de le connoître, Lett. 11. Il plut au Comédien Grandval, en 1751, de composer & de faire jouer une piece digne de lui, intitulée Gasparibout. C'est un tissu d'obscénités depuis le commencement jusqu'à la fin (dont on donne des leçons aux femmes). Il y a des traits plaisans, jusqu'à lui avoir fait pardonner les obscénités par nos Dames aux chastes oreilles, à moins que ce ne soient les obscénités mêmes qui aient fait passer les plates plaisanteries. Lett. 95. Le Marquis du Rozet vient de faire jouer la comédie la Méchante C'est une fille hautaine qui ne se plaît que dans le désordre qu'elle cause & les ridicules qu'elle donne, jouant des tours & faisant des noirceurs à tout venant. Elle pèche contre les mœurs, elle est pleine d'indécences & d'allusions satyriques. Elle n'a pas réussi, mais ce n'est pas par là ; on lui eût tout pardonné : qui s'embarrasse des mœurs & de la décence ? Lett. 95. L'Auteur, sans doute pour plaisanter, paroît faire grand cas de l'Opéra des Gueux, qu'on a fait passer d'Angleterre en France. C'est la plus dégoûtante rapsodie, composée de tout ce qu'il y a de plus bas : voleurs en prison, leurs enfans mendiant à la taverne, mœurs & conversations analogues, &c. A la corde on pend mon cher mari, Manon y pend aussi, dit une Actrice. Il passe condamnation sur quelques détail absolument choquans. Mais, dit-on, c'est une des meilleures pieces qui aient jamais paru (pour former les mœurs des femmes), & où regne l'horreur du bas & les étroites bienséances qu'on s'est malheureusement prescrites depuis quelque temps qui ont énervé & anéanti la vraie comédie. Ici la fable est simple. Un Capitaine de voleurs en est le héros. Il est pris par la trahison de deux filles de joie, & condamné au dernier supplice. Il a sa grace : tout le monde s'intéresse pour lui. Il le mérite, car il est tendre pour ses maîtresses. Qui peut l'empêcher d'aimer la bonne amie qu'il a épousée sans flambeau, qui est bien la meilleure créature, qui ne le peut quitter, & entortille le fil de ses jours à la corde des siens ? Quoi de mieux entendu que l'équitable contrat de société entre le Geolier & le Receleur, leur rivalité de délicatesse sur l'honneur de leur métier, sans préjudice du sincère dessein de se vendre l'un l'autre à la premiere occasion ! Il y a, dit-on, de bonnes plaisanteries. En voici quelques-unes : Sais-tu, ma fille, ce que c'est que le mariage ? Crois-tu que nous eussions jamais si doucement vécu ensemble ta mère & moi, si nous avions été mariés … Tu me viens toujours lanterner le meurtre. A-t-on jamais regardé de plus mauvais œil un honnête homme pour en avoir tué un autre ? Le meurtre est un crime d'un aussi bon aloi qu'un autre. Il y a cent traits de cette force & d'une aussi bonne morale. Les apologistes du théatre n'en font voir que l'écorce dans quelque piece châtiée. Fode parietem, vous trouverez des abominations : & vous laissez ouverte à vos femmes & à vos filles cette caverne pleine de serpens ! Madame du Noyer (L. 2. p. 14.) rapporte quelques anecdotes qui peuvent figurer ici. La comédie & l'opéra vont toujours leur train, & fournissent des maîtresses à nos Princes. N. a choisi la Raisin. Cette Comédienne a entierement supplanté la Marquise du Roure, que le Roi a exilée. Le pauvre Comte d'Estrades voudroit bien pouvoir chasser dans les plaisirs de N. mais il n'y a pas moyen, il a fallu décamper d'auprès de la Raisin. La Florence, danseuse de l'opéra, a fait la conquête du Duc d … qui n'a jamais eu du goût pour sa femme. Le Grand Prieur & Fanchon Moreau font toujours la même vie à Vichi. Le Duc de Valentinois, qui a l'une des plus aimables femmes de la Cour, la néglige pour la petite Dufort, aatre danseuse de l'opéra. Tant on est dans le goût des filles de théatre. Les Italiens se sont ressentis de la mauvaise humeur de Madame de Maintenon. On les a chassés pour avoit joué la fausse Prude, où elle s'est reconnue. Tout Paris regrette cette perte, qui a pensé être suivie de celle de la comédie Françoise & de l'opéra, tant la ferveur de notre nouvel Archevêque (le Cardinal de Noailles : M. de Harlay en avoit un peu moins) le mène loin. Les filles de joie l'en ont remercié par une jolie requête qu'elles lui ont présentée, comptant qu'elles auront bien plus de pratique dès qu'il n'y aura plus de spectacle pour amuser tant de gens désœuvrés (c'est ici jalousie de métier entre les Actrices & les femmes de mauvaise vie). Elles lui offrent un tribut pour les pauvres. Il a fait quartier aux Comédiens François & à l'opéra, moyennant un subside qu'on exige sur chaque place en faveur des pauvres, qui par là ont intérêt qu'il y aille bien du monde. Ainsi les Prédicateurs n'osent plus crier contre. Lett. 94. L'opéra comique a repris enfin les vaudevilles après huit ans de silence. Il est fort joliment monté. Les Actrices & les Danseuses sont jeunes, jolies, & d'une vertu éprouvée. La salle étoit si pleine, il y avoit tant de coups d'œil à rendre, tant de gens à qui parler ! Les Comédiennes de la troupe Françoise disent que ce spectacle gâte les mœurs (elles les réforment). Qu'est-ce que cela me fait à moi, dit Mad. de … ? mes mœurs sont incorruptibles. Lett. 86. Je condamne dans les pieces les portraits de la débauche. Mais c'est la faute de nos mœurs & de notre goût. Soit dit pour la justification de nos théatres. Un Peintre à portrait crayonne l'objet qu'il a devant les yeux : un amateur qui voit le portrait ressemblant, s'en amuse & loue le peintre. Lett. 81. Je ne me laisse pas subjuguer par le Jansenisme de goût, cette petite bienséance, plus précieuse que modeste, qui tue la joie, & laisse vivre le libertinage que Moliere auroit proscrit & sifflé. Car sachez que les pieces de Moliere ne se jouent actuellement que parce qu'elles sont déjà au théatre, & qu'elles seroient refusées à la police, si elles avoient à y être présentées. Rien cependant de plus commun que les pieces de Moliere, point de modelle plus imité, plus préconisé. Quel doit être un théatre que la police ne souffriroit pas, si elle l'examinoit ! Pourquoi le souffre-t-elle ? Lett. 7. On soupçonne Freron d'être l'auteur des Amours de Vénus & d'Adonis. C'est sans doute une calomnie : son indécence la rend indigne d'un Ex-jésuite. La vocation, le noviciat, l'éducation, la profession supposent une vertu que cet ouvrage démentiroit. Lett. 19. Tous les portraits des Actrices, danseuses, figurantes, &c. qu'on trouve de toutes parts dans les livres & sur les stampes, n'annoncent que la volupté : tein, taille, traits, fraîcheur, &c. on n'y voit que ce qui flatte la sensualité & l'excite. Lett. 29. Qu'est-ce que l'opéra ? Voltaire va vous l'apprendre : C'est un palais magique, où les beaux vers, la danse, la musique, l'art plus heureux de séduire les cœurs, de cent plaisirs font un plaisir unique. Quel elixir pour les bonnes mœurs ! Lett. 12. La Péruvienne de Boissi est une aventure mise en vers d'une fille étrangère extrêmement belle qui parut quelques jours à Paris & fut courue avec fureur, mais qui, toujours sage & pieuse, aima mieux retourner dans sa province & se faire religieuse, que de faire dans le monde la fortune brillante que ses charmes lui promettoient. Il intitula la piece : La Beauté du jour ou la Fille à l'enchère. Ce seul titre étoit une calomnie, sans compter quantité de traits licencieux. La police défendit cette piece. Boissi ne voulant perdre ni ses bons mots, ni les profits de la représentation, changea le titre de la farce & l'appela la Péruvienne, rhabilla quelque scène, y sema des vaudevilles, & la fit jouer. Ces vaudevilles rapportent plus que les meilleurs sujets (ils ont fait la fortune du gros Panard). Ce n'est pas du côté de la belle gloire que l'Auteur paroît avoir envisagé cette affaire. Cet Ecrivain, assez médiocre, suit en cela l'usage de tous les dramatiques : Auteurs & Acteurs, la bourse & le plaisir sont leur belle gloire. Cette jeune & belle étrangère fut fort heureuse de n'avoir pas été à la comédie, elle y auroit perdu sa vocation. En voici un exemple. Une jeune personne élevée dans un couvent, avec beaucoup de piété, revient dans sa famille. On la mène aussi-tôt à la comédie ; on y représentoit Zaïre, piece noble, dont le langage est décent. Cette représentation lui fait deviner le secret de son cœur, c'est-à-dire qu'elle se trouve un grand fonds de sensibilité. Des ce moment son goût pour le cloître se dissipe & s'évanouit. Tel est l'effet de la comédie dans les ames les plus innocentes. Elle exalte ce germe de concupiscence que la vertu réprime. Il y en a peu qui l'ignorent entierement, mais il n'y en a aucune à qui le théatre ne le dévoile ou ne donne des forces. Freron, 1763. Lett. 5. Extrait de Lettres trouvées. Lett. 83. Un fameux Antiquaire Italien, M. Zanetti, parmi les bustes & médailles qu'il avoit ramassées, s'étoit avisé de faire faire une suite de portraits burlesquement chargés pour les traits, la figure, le maintien de tous les Acteurs & Actrices qui avoient représenté depuis cinquante ans sur les cinq théatres publics de Venise. Voilà de quoi figurer avec une suite d'Empereurs & d'Impératrices, ou servir de pendant aux grotesques de Calot. On donnoit depuis long-temps à Paris sur le Pont-neuf les estampes de ces graves personnages, Arlequin, Scaramouche, Pierrot, Colombine, une danseuse, &c. Mais il nous manquoit une suite de ces grands hommes, de ces illustres vestales ; il faut en illustrer le siecle, au grand profit des bonnes mœurs. Le Mercure de janvier 1767 annonce comme une nouvelle intéressante, une suite d'estampes, qui sont le portrait en grand des Acteurs & des Actrices, à 30 sols pieces, & à 6 livres en cadre doré. Il y en a beaucoup dont l'original coûte moins ; mais il y en a d'excessivement chères. On a même poussé l'art, selon le Courier d'Avignon, 9 juillet 1765, jusqu'à peindre dans une bague une scène de théâtre d'une maniere très-expressive & très-distincte. Le beau diaman ! On y voit le ballet de la nouvelle École des femmes, où l'himen, l'amour, & onze Acteurs sont très-reconnoissables. On fait même changer deux ou trois fois la scene, & dans une bague montée en bascule, on peut fournir bien plus de changemens. Ainsi en regardant sa bague, on est à la comédie ; & en la faisant tourner, on verra successivement une piece entiere. Cette idée s'étendra, on la portera sur des tabatieres, des pommes de canne, des boutons d'habit, des éventails. Plusieurs dévots de Thalie en ont orné leurs oratoires, les ruelles de leur lit. Le premier objet qu'ils voient en se levant, le dernier en se couchant, c'est une jolie Actrice ; ils lui adressent leurs prieres avec plus de ferveur qu'à Dieu. Autrefois les bonnes gens y mettoient les images des Saints, aujourd'hui ce sont des Actrices. Ne sont-ce pas leurs divinités ? C'est là leur religion, leur paradis. Peut-on vivre sans le théatre ? Il faut du moins en avoir l'image, être toujours à la comédie : y passera-t-on l'éternité ? Lett. 105. Ho-çà, réveillez-vous. Voici du très-nouveau & très-curieux, une anecdote de l'Opéra de Suse, du temps d'Assuérus, qui justifie les soupçons de quelques Savans, que le goût pour les filles de théatre est aussi ancien que le théatre même (qui en doute ? il est l'enfant du vice, & tous les jours il en est le pere). L'original de cette histoire se trouve dans le Talmud. C'est un conte très-obscène d'une danseuse que quelqu'un vit dans le palais des enchantemens, (à l'opéra), & dont il devint amoureux, appliqué au temps d'Esther & de Vasti, & au palais d'Assuérus. C'est ainsi que par un commentaire plein de blasphemes on a profané le livre des Cantiques, & par une très-grande impiété, il est raconté dans le style des Prophètes & des livres historiaux de l'Ecriture, pour faire le portrait satyrique d'une je ne sais quelle fille de l'opéra, de l'orchestre, & de la musique de Lulli. Tout cela est plat. Ce mauvais cadre, fort mal rempli, n'annonce que malignité, obscénité, irréligion. Telle fut d'abord la comédie nouvelle des Moissonneurs, une parodie licencieuse du livre de Ruth, de l'histoire de Boos, qui mérita la censure d'un grand Archevêque. Elle a été corrigée ; on en a fait disparoître toute allusion à l'Ecriture, & on y a répandu une bonne morale. Ce désordre arrive presque toujours quand le théatre ose porter ses mains sacrilèges sur les choses saintes, ce qui a fait défendre absolument chez les Protestans toutes les pieces tirées de l'Ecriture. Voyez le premier chapitre. L'intention peut quelquefois avoir été bonne : qui voudroit en attribuer de mauvaises aux Jesuites, à Saint-Cir, à Racine converti ? Mais on a beau faire, la religion y perd toujours, & bien-tôt des cœurs dépravés portant la corruption dans la carriere qu'ils trouvent ouverte, tournent en dérision les choses les plus sacrées, & font trouver le crime dans les plus pures. Les anciens mysteres que jouoient les Confrères de la Passion, dictés par une sincère piété, furent d'abord des actes publics de religion, ils étoient représentés sous l'autorité, & en présence des Magistrats dont la vertu ne peut être suspecte. Tout y étoit traité avec une simplicité & une sorte de familiarité absolument contraire à nos idées. Telle étoit l'innocence & l'ignorance du siecle, tout étoit spectacle pour un peuple grossier, qui voyoit dans les Eglises les cérémonies du service divin mêlées de spectacle. On ne célébroit pas seulement les fêtes, on les représentoit. Trois Prêtres habillés en Rois, conduits par une figure d'étoile qui paroissoit à la voûte, alloient à une crêche, où ils offroient des dons à un enfant. De là le peuple couroit au théatre, il y retrouvoit les mêmes sujets. C'étoit renouveler la fête. Leur foi étoit fortifiée par l'habitude qu'ils contractoient avec les objets. N'avons-nous pas à regretter ces temps de simplicité où l'on ne raisonnoit pas, où l'on croyoit ? (aujourd'hui on raisonne, on ne croit pas). Bien-tôt cet esprit de piété s'évanouir, ces actes de religion devinrent des crimes. On y mêla tant de licence qu'ils devinrent des comédies ; il fallut les proscrire. Mais la comédie subsista, s'embellit, devint tous les jours plus profane & plus licencieuse. On ne bannit que ce qu'il y avoit de saint, on ne laissa subsister que le mauvais, qu'on para de toute la pompe du luxe le plus rafiné, & de tous les attraits du vice les plus séduisans. Mercure d'avril 1768. Lett. 85. Le Mahomet de Volaire a été arrêté à la quatrieme représentation ; mais les intrigues de la cabale dévote n'ont pas empêché le Pape d'écrire à l'Auteur une lettre flatteuse sur le mérite littéraire de cette piece hardie. Sur quoi quelque malin supposant que le Poëte canonisé tout vis avoit obtenu la permission de la remettre au théatre, voici l'annonce qui courut les rues en attendant la représentation. Messieurs et Dames, Vous êtes avertis que le grand Mahomet, qui avoit été banni de France, s'étant rendu à Rome pour y gagner le Jubilé, a été absous par Notre Saint Pere le Pape. Il est revenu en cette capitale, où il opérera des merveilles que l'esprit ne comprendra point, mais qui n'en seront pas moins admirables pour tous ceux qui les considereront avec les yeux de la foi. La liste des miracles qu'il doit faire se trouve chez sa niece, la veuve Denis. Le convulsionnaire le Kain continuera pour lui ses exercices. Le Censeur du théatre, M. Crebillon pere, n'a tenu compte du bref du Pape, & a refusé son approbation. Puisse-t-il être excommunié par la premiere poste de Rome ! Que les honnêtes gens ont peine à vivre ! Il n'est rien de plus insolent que ces affiches, ni de plus hardi que la piece ; la Religion, l'Eglise, la Monarchie, tout y est foulé aux pieds. Jamais le Pape n'a donné la moindre ligne d'approbation. Le Marquis de Chimene fit jouer en 1753 une tragédie de sa façon, où il avoit attiré la plus brillante compagnie, appelée Epicharis ou la mort de Néron. Il y disoit, en parlant du poignard : La ressource du peuple, & la raison des Rois. Ce vers en fut retranché par la police. Lett. 106. Il n'eût pas été souffert à Londres, où cependant les Rois adorés le matin, sont des tyrans le soir. La tragédie de Guillaume Sell du sieur le Mierre, a été retirée pour de pareilles raisons ; elle est trop républicaine. L'Auteur aime les révolutions, les conjurations, les élans de la liberté & de l'indépendance : sujets peu propres à réussir, dit Voltaire, quoique fort dans son goût. Lett. 102. Quel intérêt si grand peut on me faire prendre au salut de Rome sauvée, piece de Voltaire ? Une ville, une république, cela est bien vague ; le cœur ne connoît que les individus. Ah ! mais il faut envisager la patrie, c'est un beau nom : Ce fanatisme usé des siecles héroïques, Se conserve, il est vrai, dans les ames stoïques. Mais malheureusement les ames des trois quarts & demi des Acteurs & des spectateurs sont toutes épicuriennes. Rien n'affecte dans une piece par l'intérêt de l'état, mais par quelque personnage qu'on a rendu ou cher ou odieux. C'est cependant un Philosophe qui ne cesse de crier : Le patriotisme ! le patriotisme ! Lett. 73. Il y a eu guerre à la comédie Françoise dans la chambre du Conseil, entre M. l'Attaignant, qui avoit fait recevoir la comédie le Fat à l'Aréopage (c'est le portrait d'un Magistrat Comédien), & Marmontel, qui avoit donné la tragédie d'Egyptus. M. l'Attaignant est Conseiller au Parlement, frere de l'Abbé chansonnier qui a donné deux volumes de chansons. Ne font-ils pas bien leur métier l'un & l'autre ? Le cothurne vouloit passer avant le brodequin ; mais la robe prétendoit le pas sur l'épée, sur-tout celle de Marmontel, arborée depuis deux jours, qui n'avoit versé le sang de personne : Cedant arma togæ. Après bien des contestations le Magistrat a eu l'honneur sur le nouveau Gentilhomme : il a été joué le premier, & le premier sifflé. Son émule a eu son tour. Ils le méritent autant que leurs pieces. Rien n'approche des cabales, des intrigues, des persécutions, des dégoûts auxquels sont sans cesse exposés les Auteurs dramatiques. Il faut avoir de grands besoins pour acheter à ce prix un vingt troisieme dans les représentations : sifflets, critiques, parodies, traits malins, on en feroit des volumes. Les meilleures pieces passent par ces épreuves, tandis que les plus mauvaises sont quelquefois prônées à l'excès. Les Comédiens avant de recevoir la piece, les spectateurs dans le temps de la représentation, les cotteries, les caffés, les soupers, les écrits après qu'elle a été représentée, tout le monde quand elle est imprimée, c'est l'histoire de tous les jours. L'histoire du théatre n'est que le détail de ses tracasseries. C'est avec les Comédiens eux-mêmes qu'on essuie les plus rudes coups quand on leur présente une piece nouvelle : les grands airs, la hauteur, le dédain, l'arrogance des uns, les railleries, la malignité, les chicanes des autres, les lenteurs, les grandes occupations, les distractions, les répétitions, &c. il faut plus de temps, de travail, de peine pour la faire recevoir que pour la composer, à moins qu'on ne fasse précéder les présens. Que faire ? A Rome les Auteurs faisoient vivre les Comédiens, en France les Comédiens font vivre les Auteurs. Lett. 30. Quand on jouoit Zaïre Voltaire y faisoit des changemens à chaque représentation. Les Comédiens ne vouloient pas en faire usage, & ne daignoient pas l'écouter : il glissoit les corrections par la serrure, on ne les lisoit pas. Un jour qu'ils faisoient entr'eux un grand repas, arrive un pâté de perdrix de la part de quelqu'un qui ne se nommoit pas. Le pâté fut reçu aux plus vives acclamations, & ouvert avec la curiosité qu'on apporte à une piece nouvelle. Quelle agréable surprise ! chaque perdrix tenoit dans son bec autant de billets qui renfermoient les vers qu'il falloit changer. Pour le coup les corrections furent acceptées. Ces Messieurs aiment les corrections aux perdrix. Lett. 113. Lisez, épluchez les pieces de Racine avec un Italien. Quelle différence d'impression ! combien de fois l'un sera avec raison peu touché, peut-être choqué de ce qu'admirera l'autre ! C'est mettre le François à la question, que d'examiner sérieusement Racine, qu'un François ne fait que sentir. A quoi se réduiroient les vers de Crebillon mis à pareille épreuve, ceux du grand Corneille lui-même, & de son petit frère Thomas ? La Mothe, Campistron, Voltaire, tous nos dramatiques, dégagés du clinquant, se réduiroient à bien peu de chose. L'Abbe d'Olivet, Prêtre, & long-temps Jésuite, vient de donner une nouvelle édition de ses Remarques grammaticales sur Racine. Cet ouvrage, médiocre, minutieux en bien des choses, fort indulgent en d'autres, a pourtant son utilité. Il fait remarquer plus de deux cents fautes de langage dans un des livres qui passe pour le mieux écrit. Il y en a bien davantage sur des objets plus importans que la grammaire, sur le plan, la conduite, les sentimens, la vrai-semblance, &c. On seroit étonné si ses tragédies, analysées & décomposées, étoient mises dans le creuser de la critique. Il n'y a qu'un cœur tendre & voluptueux qui puisse les admirer. Il ne connoît de perfection que les mouvemens de la tendresse : la satisfaction couvre tous les défauts, & donne tout le mérite. Mais ce qui m'étonne dans le Doyen de l'Académie, c'est qu'il veuille mettre Racine entre les mains des jeunes gens, & en faire un livre classique. C'est vouloir empoisonner la jeunesse. Racine est l'Auteur le plus passionné, le plus séduisant, le plus propre à gâter le cœur, sur-tout des jeunes gens & des filles. On ne sauroit leur donner de plus mauvaises leçons que ses tragédies. Ses œuvres sont un cours complet de galanterie, non pas grossiere, elle en seroit moins dangereuse, mais la plus fine, la plus artisée, la plus insinuante, qui conduit également au crime. Cet amour mystique de la beauté des femmes, qui ne pense jamais à l'impureté, est une chimère que ceux-mêmes qui le préconisent, ne croient pas. Donneroit-on pour livre classique les Contes de la Fontaine ? Ils sont aussi-bien écrits que ses Fables, qu'on fait apprendre aux enfans, aussi-bien & mieux écrits en leur genre que les Tragédies de Racine : leur lecture est moins dangéreuse que l'étude de ses tragédies. Les Jésuites, quoique amateurs du théatre, ne pensoient pas de même ; ils ne les souffroient pas à leurs écoliers, ils les interdisoient à leurs pénitens. Racine lui-même, qui les arrosoit de ses larmes, qui les arrachoit à ses enfans, dont la femme n'a jamais voulu, ni les voir représenter, ni les entendre lire, Racine étoit bien éloigné d'en faire un livre classique : absurdité qu'un homme sage ne sauroit avancer. Lett. 89. L'Empereur Justinien étoit un Prince méprisable, qui vendoit les loix à tout venant, au gré d'une fille de théatre qu'il avoit épousée, l'Impératrice Théodore, dit Procope, auteur suspect, qui n'a fait qu'une satyre. Il faut en rabattre, j'en conviens ; mais le fait est vrai. Théodore étoit une fille de théatre, & une prostituée, que Justinien eut la bassesse d'épouser avant d'être Empereur, & qui lui fit faire plusieurs loix en faveur des femmes, & il a même la foiblesse de l'avouer. Étoit-ce un trait de galanterie ? L. Assiduis mulierem querelis inquietati statuimus. C. de Pigner. C'est toujours une sottise. Le théatre en fait faire bien d'autres, Lett. 99. Dans les Mémoires de Milord Bolinbroke on trouve ces mots remarquables : Le luxe est avide, nourrissez-le. Plus il est nourri, plus sa profusion augmente. L'indigence est la suite de la profusion, la vénalité celle de l'indigence, l'esclavage celle de la vénalité, & le théatre entretient le luxe. Juges des suites. Le luxe d'une nation est un des plus grands ressorts du despotisme ; mais il n'agit que lentement, & de proche en proche. Lett. 10. M. de la Place, dans sa tragédie de Jeanne d'Arcq, dit des Anglois : Chez ce peuple rebelle à l'absolu pouvoir Le Héros du matin n'est qu'un tyran le soir. Lett. 52. Riccoboni, dans son Art du Théatre, bon ouvrage dans son genre, avance un paradoxe. L'expression, dit-il, est l'adresse (ce terme n'est pas juste) avec laquelle on fait sentir au spectateur les mouvemens dont on paroît pénétré ; mais si on a le malheur de ressentir véritablement ce qu'on veut exprimer, on est hors d'état de jouer. Si dans un endroit d'attendrissement on se laisse emporter au sentiment du rôle, le cœur se trouvera resserré, le gosier s'embarrassera de sanglots, & il sera impossible de dire un seul mot sans des hoquets ridicules. Cette idée est contraire au principe d'Horace, généralement reçu : Si vis me flere, dolendum est prius ipsi tibi. Il y a pourtant quelque chose de vrai. L'Auteur doit se posséder jusques dans les plus vifs mouvemens, ce que ne fait pas un homme emporté par une passion réelle, qui ne sait ce, qu'il dit & ce qu'il fait. L'Acteur est un cocher qui tient les rênes de ses chevaux lors même qu'il les fait aller à toute bride : l'homme passionné est le cheval lui-même emporté par son feu, sans réflexion. Un Comédien est un menteur réfléchi, qui doit conduire artistement son mensonge. Lett. 44. On attendoit des miracles du Zoroastre de Cahusac. La ville de Paris a depuis quelque mois la direction de l'opéra. M. le Prevôt des Marchands a fait pour quarante mille livres de dépense extraordinaire (digne emploi des deniers de la ville). Habits, décorations, machines, tout y est neuf : il n'y a que les Actrices qui ne le sont pas entierement. Lett. 19. Chanson sur la Semiramis de Voltaire : Blasphemes nouveaux, Sentimens dévots, Des Etats généraux, Des brides à veaux, Nouveau rêve, Sacre, glaive, Billet, cassette, bordereau, Oracle, faux miracle, Loge de Bedeau, Palais & tombeau, Tous les diables en l'air, Une nuit, un éclair, Fantome du Festin de Pierre, Grand tonnerre, Des cris sous terre, Meurtre, trahison, Inceste, poison ; Que dites-vous, amis, De ce salmigondis De la Semiramis ? Cette critique est juste. Le coloris de cette piece est grand & beau ; mais on y a mis toutes ces choses. Toute la magie y est entassée, on est accablé d'incidens. Cette critique me fait souvenir de celle de la Berenice de Racine que fait Me. du Noyer, Tom. 4. Lett. 42. Il y a trop à recoudre à cette piece, car il y a bien des déchirures : les Acteurs se plaignent si souvent qu'on les déchire ! C'est que dans la vérité nos Auteurs lyriques & tragiques, ainsi que nos Poëtes champêtres, ne savent qu'un certain nombre de mots & de pensées qu'ils tournent, retournent, déplacent, arrangent, répettent sans cesse. Les prairies, les ruisseaux, les oiseaux, &c. voilà toute la pastorale : les chaînes, les fureurs, mourir, adorer, &c. c'est toute la romancie, tout l'opéra, c'est Melpomene entiere. Lett. 24. La Semiramis de Voltaire jouir des titres les plus brillans. Le Roi a fait la dépense de la décoration, qui a coûté dix mille livres, en considération de Madame la Dauphine, pour qui la piece avoir été faite. Aux frais d'un grand Roi, pour une Dauphine ! Au reste Semiramis est une grande Reine, le Roi des Parthes un grand Roi : un grand Poëte en est l'auteur. Cette piece, qui a bien des défauts, est écrite avec élévation. La versification en est brillante & harmonieuse. La grande Actrice Clairon y a joué un grand rôle. Le Machiniste, qui y fait plusieurs fois rouler le tonnerre, lui crioit du haut du ciel : Voulez-vous le coup long, ou sec & brusque ? (Jupiter est galant, il tonne au gré des Déesses) Comme celui de Me. Dumesnil, répondit-elle. Après ce dialogue, que tout le monde entendit, le tonnerre ne fut pas bien effrayant. Croiroit-on qu'au milieu de tant de noblesse on fit payer à l'entrée, comme à la piece la plus roturiere ? Lett. 16. M. Crebillon fut long-temps soupçonné, & non sans quelque fondement, de devoir ses pieces à un Chartreux de ses amis, plus bel esprit que lui, & qui dans le sombre de ses tragédies répand l'empreinte de la tristesse que donne une profonde solitude. Il a cessé de travailler depuis la mort de ce Chartreux, & a passé vingt-cinq ans à annoncer, à composer, à enfanter Catilina, sa derniere piece, assez peu digne des autres, qui fut d'abord bien reçue par égard pour son nom, mais qui depuis est tombée, & ne mérite guere de se relever. D'où vient la réputation d'un homme qui a si peu travaillé, & qui, à tout prendre dans la somme totale de son mérite, est fort médiocre ? Il étoit l'ami, le protégé, je ne sais trop pourquoi de Me. de …. En pouvoit-on moins attendre de l'arbitre de la fortune ? Le Mercure de Janvier 1765 rapporte une lettre du Marquis de Marigny à Crebillon le fils. La voici. Depuis les premiers ordres que le Roi a donnés pour faire ériger à M. votre pere un témoignage éclatant de la protection dont Sa Majesté honore les hommes célèbres (c'étoit un mausolée dans l'Eglise où il est enterré), elle a considéré que le Temple des Muses étoit le lieu le plus convenable pour conserver la mémoire de leurs plus chers favoris, elle a ordonné en conséquence que le monument destiné à perpétuer la mémoire de M. Crebillon seroit placé dans la Bibliotheque du Roi à Paris. A Versailles, 1 juin 1765. Je ne sais si les réflexions qu'on a faites dans le livre précédent sur l'indécence d'un monument si profane dans l'Eglise en a fait changer la destination ; mais ce changement étoit indispensable. On peut dire des pieces de Crebillon ce que Voltaire disoit de sa Semiramis dans une dissertation au Cardinal Quirini. Les Grecs si passionnés pour la liberté, qui ont dit si souvent qu'on ne peut penser avec hauteur que dans les Républiques, apprendroient à parler dignement de la liberté dans quelques pieces de nos jours (Catilina, Mahomet, Brutus), quoique écrites dans le sein d'une Monarchie. Les Auteurs semblent des républicains forcenés : je présume que leurs sentimens sont plus monarchiques. **** *book_la-tour_reflexions-t6_1767 *id_CH_89_L1_5 *date_1767 CHAPITRE V. De la Parure. Henri III & Henri IV, son successeur, forment, par des événemens peut-être uniques le contraste le plus frappant que présente l'histoire. L'un se fait mépriser de tout le monde, & l'autre gagne tous les cœurs. Le premier perd son royaume, & par ses vices & ses foiblesses mérite de le perdre ; le second en fait la conquête par son courage & sa bonté. Celui-là termine la branche de Valois après trois siecles de regne ; celui-ci fait monter sur le trône la branche de Bourbon, qui y fait depuis près de deux siecles la gloire de la France. Henri III pendant vingt années esclave de ses Mignons, livré avec eux à la plus infame débauche, occupé des jeux les plus indécens, & les plus puériles, joua le rôle de l'Actrice la plus dissolue & du plus vil baladin, & plein de l'opinion de sa suffisance méprisoit tous les sages conseils, & plongé dans les plaisirs & l'indolence abandonnoit aux mains les plus méprisables toutes les affaires de ses Etats dans les temps les plus orageux & les plus critiques. Pour se débarrasser du soin de recevoir des Ambassadeurs, il alla demeurer trois mois a Lyon, y passa son temps à acheter, à un prix exhorbitant, des petits chiens, des singes & des perroquets, alors fort rares, & établit avec de gros appointemens une multitude d'hommes & de femmes pour en avoir soin. Il recherchoit avec avidité, & achetoit à grand prix, toutes les mignatures qui se trouvoient dans les vieux manuscrits qu'il en coupoit, & les colloit lui-même à sa chapelle. comme on cole aujourd'hui des découpures. Pendant trois mois qu'il fut Roi de Pologne, s'ennuyant de la gravité Polonoise, il demeura renferme dans son cabinet avec ses Favoris, s'occupant à s'entretenir des galanteries de France, à dépêcher des couriers, à écrire des lettres à ses maîtresses avec son sang qu'il faisoit couler par des piquures, & enfin à mille jeux bruyans & tumultueux, sans s'embarrasser des Grands & des Sénateurs Polonois. Il en partit la nuit en fugitif, pour venir prendre possession du royaume de France à la mort de son frere, & quoique tout y sur dans le trouble & dans le désordre, il s'amusa plusieurs mois dans la route à une multitude de fêtes qu'on lui donna sur son passage. Il alloit en coche (espece de cabriolet) dans les rues de Paris, avec la Reine son épouse, entroit dans les maisons & monastères d'hommes & de filles faire la quête des petits chiens de manchon qu'il aimoit à la folie, prenoit ceux qui lui plaisoient, & les portoit dans un panier pendu à son bras ou en écharpe à son cou. Le plus souvent il couroit les rues avec les jeunes gens dans les marchés & les foires, dansant, chantant, jouant au bilboquet, insultant les passans, entrant chez les bourgeois à l'occasion d'une noce, d'un baptême ou de quelque réjouissance, dont il se faisoit instruire, & y commettant toute sorte de désordres. Il aimoit ses Mignons jusqu'à les baiser & embrasser plus que familierement devant tout le monde, comme l'Empereur Caligula baisoit & embrassoit le sien en plein théatre. Il faisoit leur toilette, les peignoit, les paroit de sa main, décidoit du goût & de la mode de leur parure, n'épargnoit rien pour leur procurer des meubles, des habits, des colifichets magnifiques. Il ne les quittoit ni jours ni nuit ; le jour il vivoit avec eux dans des appartemens écartés, inaccessibles à tout le monde ; la nuit ils couchoient tous dans une espece de dortoir, & il partageoit toujours son lit avec quelqu'un d'eux ; c'étoit une douzaine de petites cellules pratiquées avec des cloisons au-tour d'une vaste salle, ce qui donna à S. Luc la facilité de lui faire peur la nuit avec une sarbacane. Il couroit publiquement la bague vêtu en amazone, faisoit joûte, tournois, ballet & mascarade, ordinairement habillé en femme, découvrant indécemment sa gorge comme elles, étalant ses pendans d'oreilles & son colier de perles. Il donnoit des festins où les femmes servoient habillées en hommes, & la Reine sa mere en revanche lui en donnoit où les Dames de la Cour à demi-nues & les cheveux épars, faisoient le service. Point d'Actrice plus soigneuse que lui de sa parure, il l'emportoit sur l'affeterie de la femme la plus coquette, & sur la puérilité du plus frivole petit-maître. Il couchoit avec des gands d'une peau particuliere pour conserver ses belles mains, & couvroit son visage d'une pâte préparée, avec un masque par-dessus pour maintenir la fraîcheur de son teint & la finesse de sa peau. Il portoit trois colets, deux à fraise, & un renversé. Lui-même gaudronnoit ses chemises & celles de sa femme (on empese aujourd'hui). Ses dépenses étoient énormes, ses impôts accablans, & les murmures des peuples extrêmes. Il faisoit pour ses Favoris les plus énormes dépenses, pourvu qu'ils l'employassent en magnificence. En effet, quoiqu'il fût désespérément brave, frisé & gaudronné, ses Mignons étoient plus braves que lui. Les noces de Joyeuse coûterent douze cents mille écus, & celles de S. Luc autant. Le Roi en fit tous les honneurs, & son frère le Duc d'Alençon en eut tant de honte, qu'il refusa d'y assister. Ces folies occasionnerent une guerre particuliere, dite la guerre des amoureux, dont la galanterie étoit le principe & l'objet, qui fit mettre sur pied & presque périr trois armées, & dont par une paix galante les Calvinistes profiterent. Elles occasionnoient encore de vives & fréquentes querelles entre le Roi & son frere, d'un caractere fort différent. Ses Mignons se moquoient de lui, & l'insultèrent dans un bal. Ils n'épargnoient pas même la Reine mère, qui ne pouvoit souffrir leur désordonnée outrecuidance. Jaloux de leurs parures & de leurs graces, ils se haïssoient mutuellement, jusqu'à se battre trois contre trois en duel. Il en resta trois sur le carreau : le quatrieme mourut quelques jours après. Le Roi le visita dans sa maladie, promit cent mille francs au Médecin, s'il le guérissoit. Il voulut voir les corps morts de Cailux & de Maugiron, les baisa tendrement, fit couper leur blonds cheveux, qu'il garda précieusement, & leur ôta les pendans d'oreille qu'il leur avoit donnés & attachés de ses propres mains. Il leur fit faire de magnifiques obseques, & dresser de superbes mausolées de marbre ; de sorte que quand on en vouloit à quelque Favori, il étoit passé en proverbe de dire, je le ferai tailler en marbre. Au milieu de tant de désordres, soit remords de conscience, soit superstition commune dans ce siecle, ou peut être irréligion, frivolité de caractére, variété d'amusemens, on le vit donner dans des dévotions ridicules. De là, dit l'Auteur de l'Esprit de la Ligue, Tom. 2. L. 5. p. 214. ce mélange bizare de processions & de cavalcades, de pélerinages & de rendez-vous clandestins, de courses nocturnes & de retraites dans des couvens, de conversations licencieuses & & de liaisons avec des Religieux austères. Il se mêloit de toutes les intrigues galantes de la Cour, & se plaisoit à brouiller les amans & les maitresses, & de là il alloit faire assembler les Communautés religieuses en chapitre, & leur faisoit des sermons sur la sainteté de leur état. Il avoit institué des confrairies & des processions de Pénitens, qui depuis furent imitées par la Ligue, & employées contre son successeur. Après avoir quitté un habit efféminé & des parures immodestes, il se mettoit un sac de Pénitent, alloit de nuit & de jour à leur processions, armé d'une discipline dont il faisoit usage, avec un grand chapelet à la ceinture, dont les grains étoient de petites têtes de mort. Il obligeoit les Grands de la Cour, jusqu'au Cardinal de Lorraine & au Duc de Guise, de venir comme lui couvert d'un sac à ces processions, & rioit à gorge déployée des bouffonneries qu'y faisoient ses Mignons, peut-être par son ordre, du moins de son aveu, portoit & marmotoit son gros chapelet jusqu'au bal & dans les parties de débauche, & en lioit les femmes dans le temps qu'il en abusoit. Et tandis qu'il faisoit prendre à ses Favoris & qu'il prenoit lui-même toutes les parures des femmes, il portoit contr'elles les loix somptuaires les plus rigoureuses, faisoit arrêter en pleine rue & traîner en prison celles qui portoient les bijoux & les riches étoffes qu'il avoit défendues. Toutes ces momeries, loin de masquer ses vices, leur donnoient de l'éclat & du ridicule ; on ne l'appeloit que Frère Henri. On afficha à la porte du Louvre cette pasquinade : Frère Henri, par la grâce de sa mère, appelé Roi de France & de Pologne, Concierge du Louvre, Marguillier de S. Germain, Batteleur d'Eglise, Gendre de Colas, Gauderonneur des colets de sa femme & Friseur de ses cheveux, Mercier du Paluis, Visiteur d'étuves, Gardien des quatre mendians, Protecteur des Orphelins, Père conserit des Pénitens. Sa sœur, la Reine de Navarre, disoit de lui : Il n'a du courage que contre les femmes. Faisant le siege d'une ville avec ses Mignons, on lui crioit du haut des murailles : Venez, jeune mignon, qui ne sauriez tenir contre nos femmes, & une vieille femme s'assit sur la brêche, filant tranquillement sa quenouille, & se moquant de lui. Il leva le siege. Ce fut sous son regne que les Comédiens Italiens vinrent en France, & s'y établirent. Henri IV, son successeur, qui rétablit la France & en mérita toute la tendresse, avoit été dans son enfance nourri avec du pain bis & des gousses d'ail, manquant souvent de linge, allant au froid & au chaud, nuds pieds & nue tête, avec les gens de la campagne ; actif, infatigable, méprisant la mollesse & le luxe, dédaignant le faste & la parure, ne connoissant aucun danger, se jetant au milieu des ennemis dans les combats, à travers une forêt de lances, familier, populaire, compatissant, attentif à tous les besoins des peuples. Quand on lui présenta la toilette, la garderobe, les innombrables bijoux & colifichets du Duc de Joyeuse, qui venoit de périr à la bataille de Coutras, à peine daigna-t-il les regarder, & dit avec dédain : Il ne convient qu'à des Comédiens de tirer vanité de ces miseres ; le véritable ornement d'un Général est le courage, la présence d'esprit dans l'action, & la clémence après la victoire. Quels hommes, mais aussi quelles scènes différentes ! Non, rien ne dégrade plus l'homme, & ne rend plus incapable des actions de vertu d'un sage gouvernement, des fonctions importantes de la royauté, du sacerdoce, de la magistratere, que ce goût efféminé de luxe, de parure, de frivolité : fruit & principe trop ordinaire des plus grands vices, qui énerve l'ame, amollit le cœur, blase le corps, dissipe les biens, fait perdre la confiance, l'estime, le respect de tout le monde, ruine les familles, & porte les plus funestes coups à l'Etat, faisant de l'homme public, du pasteur des ames, du père de famille, une espece de baladin & d'Actrice. Qu'il me soit permis d'indiquer en passant une réflexion étrangere à notre sujet, mais très-naturelle. La Ligue avec tous ses excès n'a rien d'étonnant dans les circonstances où se trouvoit le royaume depuis trois regnes, & sous un Roi tel qu'Henri III. Cinq grandes batailles, toutes les provinces dévastées par les Huguenots, la Religion Catholique dans le plus grand danger, tous les Princes & grands Seigneurs divisés & soulevés, les troupes étrangères par-tout répandues, la rebellion de la Flandre contre l'Espagne, l'ambition des Guises, les troupes, l'argent, les intrigues de Philippe II, le massacre de la S. Barthelemi, les variations politiques de Catherine de Médicis, le Prince de Condé & le Roi de Navarre après une abjuration solemnelle revenus à la tête des Protestans, des impositions immenses, des profusions énormes, les minorités de deux Rois, les vices abominables & les puérilités inouies du troisieme ; l'effervence des esprits est elle surprenante ? On veut faire tomber sur les Rellgieux cette ligue trop fameuse, & ils y ont en effet joué un rôle & ridicule & tragique. Mais pourquoi dissimuler qu'ils n'y ont été que des Acteurs subalternes que les Princes ont fait agir, qui n'ont paru sur le théatre qu'à la fin de la piece ; que la ligue étoit formée depuis plusieurs années ; qu'elle avoit été adoprée dans les provinces, dans les Parlemens, dans les Etats généraux, par la Sorbonne & les Evêques ; qu'elle avoit le Roi même à sa tête, armé pour la défendre contre l'hérésie, avant qu'aucun Religieux parût sur les rangs ? Ce seroit une jolie matiere à traiter sur la théatre, que la toilette d'une Actrice, & les aventures des foyers & des coulisses avant, pendant & après la piece. Rien n'en approche que la toilette d'un jeune Abbé Evêque en herbe, entre les mains de son baigneur. La brodeuse, le tailleur, les femmes de chambre empressées à servir la Déesse ; les Dames du monde qui viennent admirer, étudier, copier ce sublime modelle ; une multitude d'amans ou soi-disans qui la contemplent, dont les fadeurs ne peuvent épuiser le détail de ses charmes, lui répettent les vers flatteurs composés à sa gloire, lui appliquent ceux qu'on a adressés à d'autres, qu'on a débité dans les pieces, & lui en débitent de nouveaux ; elle-même en extase devant son miroir, enivrée de sa beauté, qui s'adore elle-même & se préfere à ses rivales, & compte les victoires qu'elle va remporter, les conquêtes qu'elle va faire ; quelquefois aussi transportée de colère, si un ruban n'a pas son pli, si un cheveu n'est pas à sa place, si la coiffeuse a oublié une épingle, &c. donnant ses ordres, lisant ses lettres, parcourant quelque brochure, parlant à ses adorateurs, recevant leur encens, les récompensant d'un souris, d'un coup d'œil, &c. Toutes les femmes, il est vrai, donnent à peu près la même scene à leur toilette ; mais celle d'une Actrice, incomparablement plus variée, plus animée, plus peuplée, plus libre, pourroit fournir bien plus d'incidens, d'intrigues, de portraits, de bons mots. On a essayé quelque chose en ce genre. Dans plusieurs comédies les Acteurs s'entretiennent sur la piece, sur leur conduite, & se disent leurs vérités. Il y en a dans Moliese ; dans le Théatre Italien ; mais il n'en est point sur la toilette d'une Actrice, fonds très-comique & inépuisable, qui fourniroit à plusieurs pieces ; mais la licence y seroit inévitable, si le portrait étoit ressemblant. Affecter la parure, c'est mal connoître la beauté, & ne pas ménager les intérêts de sa gloire. La vraie beauté de chaque chose n'est que la simple nature sans affectation & sans caprice, l'assortiment, l'harmonie des parties qui la composent, réduites à l'unité. La parure est un assemblage de choses étrangères, arbitraires, de fantaisie, qui n'ont avec le tout & les autres parties qu'une liaison de goût, un arrangement de mode, très-incertain & très-volage, qui plaît dans un endroit & déplaît dans un autre, qui a de la vogue dans un temps & dans un autre temps tombe dans le mépris. Ces bagatelles, ces petits riens où l'on perd la moitié de la vie, remplissent les femmes & les petits-maîtres de l'idée de leur mérite, mettent en jeu & nourrissent leur amour propre par la continuelle contemplation de leurs graces, étalées dans le plus beau jour. Toutes ces graces, vraies ou factices, cette beauté empruntée qu'on doit au marchand & au baigneur, n'est bonne qu'à suppléer à l'indigence & à la supposer, à couvrir & à montrer des défauts réels. Ce jeu de l'imagination, cet assortiment de pieces de rapport, souvent peu faites l'une pour l'autre, n'est qu'un masque qui déguise la laideur, & quelquefois défigure la véritable beauté. Pourquoi mandier le secours de l'art, si on est belle ? n'est-ce pas déceler son besoin & ses craintes, augmenter l'un & l'autre, & souvent ternir le peu qu'on a de bon ? Il est bien plus glorieux, comme Esther, de ne pas rechercher la parure, que de croire en avoir tant de besoin. Pourquoi ne pas se contenter de la mesure d'agrément que Dieu vous donne, comme de la mesure de richesses & d'élevation ? La recherche de la parure est une sorte d'ambition & d'avarice aussi répréhensible. Pourquoi censurer, & tous les jours remanier, embellir, farder l'ouvrage du Créateur ? En vain y travaillerez-vous, vous ne sauriez, dit l'Evangile, ajouter une coudée à votre taille. Vous vous ferez tort à vous-même : la parure rappellera les infirmités, le plâtre multipliera les rides & précipitera la vieillesse. De quel ridicule ne vous couvririez-vous pas, si vous tentiez de vous rajeunir par des couleurs, & couvrir vos cheveux blancs de rubans & de poudre ? Quel scandale, si dans des états faits pour être saint & pour sanctifier les autres, vous leur donnez les indécens & contagieux exemples de la frivolité, de la vanité, de la mollesse ! Humane capiti cervicem Pictor equinam jungere si velit, & varias inducere plumas ; spectatum admissi risum teneatis ? Un Aureur qui compose & une femme qui se pare, se ressemblent en bien des choses. Communément ils ne cherchent qu'à plaire, & n'agissent que par vanité ou par intérêt ; mais l'objet & les suites sont bien différens. Un ouvrage d'esprit sur des matieres utiles, même indifférentes, instruit, plaît, amuse, du moins ne corrompt pas. Une femme parée instruit-elle, ne fait-elle que plaire & amuser ? La voit-on, fût-elle une sainte, comme on lit un livre ? n'y cherche-t-on, n'y trouve-t-on que le plaisir de l'esprit ? Disons plutôt qu'elle ressemble à l'Auteur d'un mauvais livre, qui en amusant l'esprit par l'élégance, corrompt le cœur par la liberté, ou à un Peintre de nudités qui outre la beauté de la peinture, souille l'imagination par l'obscénité. Une femme contente de sa toilette seroit bien mortifiée de ne produire que l'effet superficiel d'un bon livre ou d'un bon tableau ; elle veut faire des conquêtes, gagner des cœurs, inspirer des passions, c'est-à-dire, séduire & perdre. Faut-il qu'on s'étudie à préparer le poison, & à le faire boire avec plaisir ? Voilà l'occupation & le but de cet Auteur, de ce Peintre infame, de cet Actrice passionnée vendue à l'iniquité. Il est donc parmi les hommes, il est parmi les Chrétiens, des métiers établis pour corrompre, comme il y a des métiers pour apprendre à tuer, des breteurs, par exemple, des ouvriers en artillerie & en poudre à canon : une toilette est une salle d'armes où l'on s'escrime avec le miroir. Encore même ces ouvriers sont utiles à l'Etat, & les femmes sous les armes lui nuisent. Un soldat défend la patrie, & combat l'ennemi : l'Amazonne déclare la guerre à ses concitoyen., & les blesse mortellement. Que sera-ce d'une troupe d'Actrices ! elles attaquent de front, elles se mettent en embuscade, emploient tour-à-tour la force & la ruse. Le théatre est un arsenal bien fourni de toute sorre d'armes ; une troupe de Comédiens est une armée des plus lestes & des mieux aguerries, chaque représentation est une bataille où de part & d'autre tout est défait, tout tombe sous les coups du péché. L'Auteur & l'Actrice se ressemblent encore par leur travail & leur succès. Ils mettent, pour ainsi dire, nuit & jour leur esprit dans le pressoir pour en exprimer, l'un en pensées, en sentimens, en rimes, en scènes, en actes, l'autre en habits, en coiffures, en couleur, en attitudes, tout ce qui peut réjouir le spectateur. Ils sont les martyrs du public, & quel public ? la partie de la nation la plus frivole, dont le suffrage mérite moins d'être recherché. Que leur en revient-il ? jalousie, cabale, sifflets, ridicule, mépris, oubli ; fussent-ils favorablement accueillis, leurs lauriers seroient bien-tôt flétris, une nouvelle piece, une nouvelle mode, tournent ailleurs les regards. Depuis le Cardinal de Richelieu il a été fait en France des milliers de pieces de théatre ; on en estime une cinquantaire, tout le reste n'a fait de chez Serci qu'un saut chez l'épicier. Il n'en reste que quelques lignes dans l'Histoire du Théatre de Messieurs Parfait, qui ont bien voulu se donner la fastidieuse & inutile peine de les aller déterrer dans la caverne de l'oubli où elles vont retomber la ligne d'après, & ont fait, aussi-bien que l'Abbé Goujet dans sa bibliotheque, du nom de je ne sais combien d'Auteurs, d'Acteurs & d'Actrices, comme les registres mortuaires d'une paroisse, qui conservent à la postérité le nom de Maître Jacques, Savetier de la rue du Foin. Sur les pieces même qui sont restées au théatre, & qui reparoissent quelquefois quinze ou vingt ans après, l'Auteur a la glorieuse & consolante satisfaction de se dire : J'ai travaillé toute ma vie pour faire gagner de l'argent à une troupe de misérables corrupteurs du public, & à faire commettre bien des péchés à une troupe de spectateurs ; étoit-ce la peine de prendre la plume ? Cum labore in doctrinâ & sollicitudine homini otioso quæsita dimittit, &c. Eccles. 2. La gloire des Actrices les plus célebres est moins durable. Quand une fois la vieillesse, la maladie, la mort, le dégoût du public, ont moissonné ces belles fleurs, on ne peut plus, comme les pieces du vieux Corneille, les remettre sur la scene. Les graces ne s'écrivent point ; une Actrice ne compte pas sur le miracle de la résurrection. Il est vrai qu'en revanche pendant leur printemps la vogue est brillante & les profits honnêtes, & qu'elles n'ont pas besoin de l'embarrassant appareil des habits & des décorations ; un héros leur suffit pour jouer la piece entiere. Le Prophète Isaïe, 3. iv. fait un détail fort singulier de la toilette des femmes de son temps. Le monde en badinera ; supporte-t-il l'esprit de Dieu qui l'a dicté ? Parce que les filles de Sion se sont élevées, qu'elles ont marché la tête haute, faisant des signes des yeux & des gestes des mains, qu'elles ont mesuré tous leurs pas, & étudié toutes leurs démarches, le Seigneur rendra leur tête chauve, il arrachera tous leurs cheveux. En ce jour le Seigneur leur ôtera leurs chaussures magnifiques, leurs croissans d'or, leurs colliers de perle, leurs brasselets, leurs coiffes, leurs rubans, leurs boucles de cheveux, leurs jarretieres, leurs chaînes d'or, leurs boëtes de parfums, leurs pendans d'oreilles, leurs bagues, leurs pierreries, qui leur pendent sur le front, leurs robes superbes, leurs écharpes, leur linge fin, leurs poinçons de diamans, leurs miroirs, leurs chemises de grand prix, leurs bandeaux, leurs habillemens légers dont elles se couvrent en été ; leurs parfums seront changés en puanteur, leurs ceintures d'or en cordes, leurs cheveux frisés en une tête nue, leurs riches habits en cilice : Eò quod elevatæ sunt, extento colle, nutibus oculorum, &c. Isaïe a-t-il donc vu nos Actrices ? Non : il a vu les Courtisanes de Jérusalem. Il faut convenir que le démon a bien ses martyrs. Ce détail immense de la toilette, cette attention scrupuleuse de la parure, cette gêne incommode des habits, que des heures entieres, des mains les plus exercées, les yeux les plus pénétrans, peuvent à peine exécuter, seroit un joug insupportable, si la religion l'exigeoit ; le démon mieux servi ne trouve que des victimes dociles qui s'immolent pour lui : Vous avez bien gagné l'enfer (disoit Thomas Motus à une coquette de ce caractere), Dieu vous feroit tort de vous le refuser. Leur santé y court les plus grands risques. Ces femmes dont l'extrême délicatesse, vraie ou affectée, ne peut souffrir la plus légère incommodité, en contractent des infirmités de toute espece. Ni les rigueurs de l'hiver, ni les ardeurs de la canicule, rien n'arrête, rien ne coûte pour plaire. Plus braves que les plus intrépides guerriers, elles exposent sans bouclier la moitié de leur corps à l'intempérie des saisons, à l'inclémence des météores, & de là rentrant chez elles où elles sont le plus à l'abri, elles prennent les plus bizarres précautions. La grossiere villageoise jouit d'une santé inaltérable ; les meurtriers excès de la mollesse, de la volupté, de la parure, abrégent les jours, & accablent de maladies. Enfin les folles & continuelles dépenses de la parure absorbent le plus riche patrimoine. Une Actrice en soutiendroit-elle les profusions, si ses amans n'avoient la générosité d'y pourvoir en se ruinant pour elle ? Elle eût été fort heureuse d'avoir en dot le centieme de ce qu'elle prodigue en parure. Les femmes de condition achettent leurs amans, comme le leur reproche Ezéch. 16. L'Actrice se vend, elle fait d'abord les avances de la parure ; mais outre que c'est du fonds d'autrui, d'ailleurs par un commerce lucratif elle se dédommage avec usure des frais de l'étalage, elle retrouve dix fois le capital & les intérêts. Elle ne trouve pas la récompense de la gêne & de la fatigue ; la nuit dédommage du jour. Meretricibus dantur mercedes, tu dedisti mercedem amatoribus. Non respicias mulierem multivolam (une coquette, une mondaine), ne fortè incidas in laquee illius. Eccl. Averte faciem à muliere compta (parée). Tout est plein dans l'Ecriture de ces défenses. Cependant, dit-on, les trois femmes les plus célèbres par leur pureté se sont parées. Suzanne étant dans le bain se fit porter des pomades & de l'huile, selon l'usage du pays, oleum & smigmata. Esther, à la vérité, ne voulut pas se parer elle-même ; mais elle se laissa parer par le chef des Eunuques, qui sans doute ne négligea rien dans sa parure : Non quæsivit muliebrem cultum, sed quacumque voluit Eunuchus dedit ei adornatum. Judith se para de son mieux pour plaire à Holopherne. L'Ecriture entre dans le plus grand détail de ses ornemens, & le Seigneur daigna y ajouter un nouvel éclat. Ces exemples sont une foible justification des toilettes des Actrices. Le bain est permis, souvent nécessaire, sur-tout dans les pays chauds. Quoiqu'il puisse servir à l'embellissement, c'étoit plus pour le besoin que pour la parure que Suzanne le prenoit, & toujours seule avec ses filles. Ce n'étoit point une infame Zelis au hain (poëme licentieux dont on a déjà fait deux éditions). C'est par surprise que les vieillards, qui s'étoient cachés dans le jardin, tâchèrent d'attenter à son honneur. Suzanne étoit d'ailleurs si modeste, que quand elle parut devant le peuple, l'Ecriture remarque qu'elle étoit entierement voilée, & que l'incontinence de ses accusateurs lui arracha le voile pour se repaître de sa beauté : Jusserunt ut discooperiretur, erat enim cooperta. Nouvelle preuve combien les nudités sont du goût de la débauche. Une femme chrétienne peut-elle se résoudre à le favoriser ? se flatteroit-elle qu'aucun de ceux qui la verront ne sera dans le goût de ces vieillards ? Esther fut un modele de modestie peut-être unique. On rassemble de tous côtés les plus belles filles pour choisir une épouse au Prince, elles se préparent pendant plusieurs mois avant de paroître devant lui ; chacune emprunte de l'art tout ce qui lui paroît le plus propre à relever ses charmes. La plus haute fortune dépendoit de leurs succès sur le cœur d'Assuérus. Esther seule sans ambition, sans vanité, sans jalousie, ne demande rien, & insensible à tout, n'emploie aucune parure, abandonne tout à Dieu, se contente de ce qu'il plaît à l'Eunuque de lui donner. Dieu bénit sa modestie. La seule qui n'a pas cherché à plaire, est la seule qui plaît : sa simplicité emporte la couronne. Les Actrices elles-mêmes qui jouent le rôle d'Esther dans la tragédie de Racine, imitent-elles sa modestie en la représentant ? emporteroient-elles la couronne au même prix ? L'exemple de Judith justifie notre sévérité & nos alarmes. Triste & subit effet de la parure. Judith blesse le cœur d'Holopherne. Une passion violente le transporte à la vue de ce qu'on étale à ses yeux ; il donne des fêtes, se livre à la joie, se prépare au dernier crime ; enseveli dans l'ivresse, il reçoit le coup de la mort. Les Holophernes pris aux pieges d'une beauté parée sont-ils rares ? Sans doute on n'en veut point à leur vie, comme cette héroïne dont Dieu arma le bras pour sauver son peuple. Mais porte-t-on moins dans leur ame le coup de la mort éternelle par les péchés qu'on fait commettre ? Rien ne nous oblige d'approuver en entier la conduite de cette femme célebre, peu conforme en bien des choses aux regles austeres que l'Evangile a prescrites depuis. L'Ecriture se borne à louer son courage, sa confiance en Dieu, ses brillans succès, sans s'expliquer sur les moyens qu'elle mit en œuvre pour les ménager. D'abord après la mort de son mari, quoique jeune encore, d'une beauté rare, jouissant d'une grande fortune, & ayant tout ce qu'il faut pour plaire au monde, elle renonce à tous les plaisirs, se sépare de toutes les compagnies, s'ensevelit dans la retraite, se couvre de la cendre & du cilice, passe ses jours dans la priere & le jeûne. Son brillant triomphe, une armée détruite, un Général mis à mort, Béthulie enrichie de ses dépouilles, les applaudissemens, l'admiration, la reconnoissance de toute la nation, que de chaîne pour la retenir dans le monde, & y cueillir les fruits de ses victoires ! Non, elle renonce encore à tout, s'ensevelit de nouveau dans la retraite, d'où elle n'étoit sortie que par l'ordre de Dieu ; le cilice & la cendre redeviennent sa parure, le jeûne & la priere ses délices. Les Actrices qui l'imitent dans le camp d'Holopherne, l'ont-elles suivie, la suivront-elles dans sa retraite ? Il y eut toujours entre les femmes une émulation de gloire à qui remporteroit le prix de la parure, peut-être encore plus que le prix de la beauté. La beauté ne dépend pas de nous ; mais la parure qui l'embellit & la remplace, est notre ouvrage, le chef-d'œuvre de notre goût ; elle en aiguise les traits, & fournit des armes, qui toutes légères qu'elles sont, ne portent pas moins des coups mortels. Chaque femme, comme un habile Ingénieur, forme son plan, élève ses batteries, ouvre la tranchée, donne l'assaut ; les promenades, les spectacles, les cercles, jusqu'aux Eglises, sont les champs de bataille où ces Héroïnes se battent à outrance. Quel triomphe pour celle qui attire tous les regards ! quel désespoir pour celle qu'on néglige ! Chacune se promet de soutenir sa gloire, & de réparer ses pertes, en inventant quelque nouvelle machine de guerre, & choisissant un meilleur poste ; chaque jour on vient se donner le défi, & qui ne se flatte enfin d'une victoire dont souvent elle seule s'aplaudit ? Le jour & la nuit se passent à rêver aux opérations de la campagne ; toute l'étendue, la subtilité, la fécondité de leur esprit y est épuisée : Alexandre, César, n'étoient pas plus occupés de leurs conquêtes. On consulte les savans & les gens de goût, coiffeuses, femmes de chambre, amies, petits-maîtres, & cent fois le grand oracle, un miroir fidèle. Quand on croit avoir trouvé quelque nouveau renfort, on respire enfin, & on se console ; on achette tout au plus haut prix, l'ouvrier n'est jamais trop bien payé ; on y prodigue le plus riche patrimoine. Les Pères de l'Eglise appellent la tête d'une femme parée une tour, une forteresse, où regnent toutes les passions, où la vanité, l'impureté, la jalousie commandent, &c. Je sais que ce goût, plus ancien que le théatre, fut toujours dans la nature. L'Ecriture, qui nous dit qu'une femme s'oublieroit plutôt elle-même que sa parure, nous apprend, comme un acte héroïque, que les femmes Juives dans le désert donnèrent jusqu'à leurs miroirs & leurs pierreries pour l'Arche d'alliance & le Tabernacle, & qu'elles avoient donné pour le veau d'or leurs colliers, leurs pendans d'oreille. Mais peut-on nier que le théatre soit l'école & la salle d'armes où se forment & s'exercent ces redoutables guerrieres, que l'Actrice ne soit le parfait modele, l'habile maître d'escrime qui enseigne à porter les bottes franches, le Général qui commande les troupes, qui fait faire les évolutions, & qui se bat avec plus de courage & de succès ? Là s'étalent les modes, là se donnent les regles, là se forment les projets, là se cueillent les lauriers ou plutôt les myrthes qui ceignent leur front. Point de femme du monde qui ne se pare en Actrice ; jamais le goût & la folie de la parure ne furent portés si loin que depuis le regne brillant du théatre : aucune femme qui y soit plus attachée que celles qui fréquentent les spectacles. Y allât-elle d'abord modeste, la seule fréquentation lui en inspirera la fureur, & avec elle tous les vices qui en sont le principe ou l'effet ; elle y perdra toutes les vertus qui produisent & entretiennent la modestie, & qu'à son tour la modestie forme & entretient. Toutes les vertus tiennent à la modestie par les liens les plus étroits, toutes les passions les détruisent ; le théatre, qui les entretient & les allume toutes, est son plus mortel ennemi. La modestie intérieure regle les cœurs, & l'extérieure regle le corps ; l'une est inutile, & même impossible sans l'autre. La passion renverse tous l'édifice que l'hypocrisie voudroit étayer ; chaque vertu au coutraire lui donne son prix & en reçoit son ornement ; c'est un tissu de pierres précieuses que sa main enchasse & distribue dans un beau jour, elles forment la physionomie de la vertu, pour ainsi dire, la douceur, l'humilité, la patience, la charité, le recueillement, la simplicité, la chasteté, la prudence ; on voit tout d'un coup d'œil sur un visage modeste, il peint de l'abondance du cœur, il développe tout le cœur ; la passion le dérange & le trahit. Voilà le portrait & l'éloge de Moyse : Moysen coronavit in vasis virtutis. Eccli. 24. L'ornement, la modestie des vertus. L'étude constante & le grand art du théatre est de détruire la modestie, pour faire regner l'air & le feu de toutes les passions. Le visage, les gestes, les allures, la voix, tout le corps d'un Acteur doit être un Prothée, qui change à tout moment pour prendre l'empreinte des divers sentimens de son rôle, emportement, hauteur, &c. sur-tout de l'amour, langueur, tendresse, vivacité, jalousie, &c. C'est précisément le contraire de la modestie, qui tenant tout dans une parfaite modération, prend le ton & rend les traits de toutes les vertus, & singulierement de la chasteté. Ce seroit une erreur de penser que la modestie ne rejette que les grossieretés ; elle exclud jusqu'aux plus légères nuances du vice, sur-tout elle brille par les traits de la pureté la plus délicate, de la pudeur la plus sévère. Je n'examine pas ici le dérangement intérieur que doit opérer, ou plutôt que suppose nécessairement cette expression volontaire, vive, rapide, facile, de toutes les passions, qui caractérise les bons Acteurs, puisqu'on ne peut bien rendre que ce qu'on sent bien. Mais n'eût-il pas dans le cœur ce qu'il s'étudie de représenter, il doit au moins, pour jouer son rôlle, en arborer le masque, & ce masque est l'anéantissement de la modestie. Ce masque d'amour, que ne dit-il pas de la dépravation du cœur qu'il exprime ? Une Actrice qui peint la galanterie, fût-elle la plus chaste du monde (ce qui est impossible), du moins dans le moment qu'elle prend les apparences du vice n'est pas modeste. Toute la parure théatrale assortie à son rôle, montée à l'unisson de ses sentiment, ne l'est pas davantage ; elle l'est moins, puisqu'elle met plus vivement sous les yeux les objets qui imitent les sentimens dépravés, qu'elle parle avant qu'on ait ouvert la bouche, après qu'on a cessé de parler, & pendant qu'on s'entretient d'autre chose, elle joue seule son rôle, elle le joue sur la personne même qui la porte. La vanité & l'impureté qui sont artistement composées, se repaissent de leur ouvrage. Quelque rares, quelque équivoques que soient les suffrages, on en est flatté, & pour plaire on étale, on rehausse tout ce qu'on s'imagine avoir d'appas, on est flatté de son propre suffrage, & celui-ci n'est pas douteux. Quelle Actrice n'est enchantée d'elle-même ? qui l'encense plus agréablement que son miroir ? La chasteté n'y court pas moins de risque : croit-on que les rêveries, les espérances sur l'effet que produisent ses charmes, que la douce & molle impression qu'ils produisent sur elle-même, laissent un cœur bien chaste ? On n'est pas impunément sa propre idole. Le grand art de la parure a fait naître un procès fort plaisant entre les Perruquiers & les Coëffeurs des Dames. Chacun a donné ses Mémoires ; je ne sais en faveur de qui la Cour a prononcé. Les Dames jusqu'ici n'avoient eu que des Coëffeuses ; les hommes se contentoient d'admirer leurs chef-d'œuvres, & ne troubloient pas leur possession. Ils se sont chargés d'embellir les têtes des femmes, voulant faire de leur art un état séparé, & par un privilege exclusif jouir de tous les honneurs, & borner les Barbiers à parer la tête des hommes. Il semble que le sexe le plus noble devroit l'emporter ; mais rendons-nous justice, le sceptre de la parure est dans les mains du beau sexe ; ce n'est qu'en le copiant, en prenant ses leçons, en tâchant de lui plaire, qu'on approche des graces d'une coëffure élégante. On vit à Toulouse, il y a deux ans, un grand proces entre les Barbiers & les Perruquiers, entre les cheveux de la tête & les poils de la barbe & de la moustache. Les Barbiers prétendoient que les Perruquiers ne devoient point raser, ceux-ci que les Barbiers ne pouvoient peigner, friser & poudrer. Arrêt conforme à leurs prétentions, qui fixe leurs départemens respectifs ; malgré le voisinage de la barbe au toupet de l'oreille, défense de faire des excursions sur les terres l'un de l'autre. Après avoir bien lavé, savonné, rasé la barbe, le Barbier renvoie la tête au Perruquier, & le Perruquier, après avoir fait les boudins, tresses, toupets, boucles, &c. renvoie la barbe au Barbier. Puisque la barbe & la tête, le poil & les cheveux ont différens artistes, il étoit juste que les deux sexes en eussent aussi, & que chaque tête occupât son maître. N'y a-t-il pas des Tailleurs, des Cordonniers d'homme & de femme, pourquoi n'y auroit-il pas des Coëffeurs aussi ? qui des deux aura la préséance ? Les Coëffeurs des Dames traitent le métier des Perruquiers d'art méchanique, & mettent leur profession au rang des arts libéraux ; ils appellent leurs ouvrages des création de génie, des chef-d'œuvres d'invention & de goût. Quels sont les arts libéraux ? La peinture ? ils-sont peintres, ils peignent le visage des Dames. La sculpture ? ils-sont statuaires, ils ornent leur tête. La poësie ? ils sont poëtes, ils y répandent les fleurs & les graces ; un visage est un poëme comique, tragique, lyrique, pastoral. La musique ? ils sont musiciens, ils reglent l'harmonie des couleurs, des rubans, des cheveux ; un beau visage est une jolie ariette, un récitatif pathétique. L'éloquence ? ils sont orateurs ; quelle piece d'éloquence va plus droit au cœur qu'un visage mis dans un beau jour ? Toutes les figures, toutes les passions y sont étalées. C'est un modele au pinceau, au ciseau, au burin, à la verve. Une femme ne se fait peindre, buriner, chanter, qu'après s'être mise dans la meilleure posture, par l'adresse de son Coëffeur. La chevelure de Bérénice ne mérita de monter au rang des constellations qu'après avoir été savamment traitée par un Coëffeur de la rue Quimquempoix. On fait dans ces Mémoires un détail charmant de la grandeur du front, de la rondeur de la face, du ton de la chair, des ombres, des rides, de la vie du teint, de la teinte ardente ou rembrunie des cheveux ; des différentes coëffures, coëffure de l'entrevue, coëffure du mariage, coëffure du lendemain des noces, coëffure de la prude, qui laisse percer les prétentions sans les annoncer, coëffure de la coquette, &c. de la vivacité, de la dignité, du brillant, de la langueur, du maintien. Tout cela demande un tact, une intelligence, un génie pour lequel il faut être né. En vain à la toilette un médiocre baigneur pense de la coëffure atteindre la hauteur, s'il ne sent point du ciel l'influence secrette, dans son génie étroit il est toujours captif. J'ai cru d'abord que c'étoit une plaisanterie dans le goût de l'Abbé Coyer, pour tourner en ridicule la folie de la parure. Le Mercure de mars 1769 donne ce procès pour sérieux de la part des plaideurs ; il ne peut l'être pour les Avocats & les Juges. On finit par une réflexion fort juste. Il faut que l'artiste (le Coëffeur) respecte son ouvrage, que placé si près de son service il ne perde pas de vue l'intervalle qu'établit la différence des états, qu'il ait assez de goût pour sentir les impressions que son art doit faire, & assez de prudence pour le regarder comme étranger à lui, c'est-à-dire qu'il sache tenter les autres, & résister à la tentation ; on ne dit pas assez de religion & de vertu, la religion & la vertu ne voudroient ni courir, ni faire courir ce risque. Qu'est-ce aux yeux de la religion qu'un homme occupé les heures entieres à la toilette d'une femme, & une femme en cet état entre les mains d'un homme ? un mari, un pere, peuvent-ils le permettre ? Mais pourquoi se faire servir par des hommes ? parce que ce sont des hommes. Les hommes à leur tout se feront servir par des femmes. Les Princes Mahométans & idolâtres le font bien dans tout l'Orient. Les femmes ne manquent pas de prétextes pour justifier leur goût dominant, les Actrices encore moins, ou plutôt elles ne s'en embarrassent guere. Ressortissent-elles à quelque Tribunal ? ont-elles d'autre maître que la passion ? C'est la mode, dit-on, il faut la suivre. Eh ! qui l'établit, cette mode ? n'en sont-elles pas les arbitres, les inventrices ? Ce sont elles dont l'inépuisable fécondité crée, diversifie, combine, embellit la parure. Le théatre coëffe & habille toutes les femmes du monde, & tous les hommes efféminés. Que ne mettent-elles la modestie & la décence à la mode ? Elles y réussiroient ; la nécessité de paroître au grand jour, sous toute sorte d'habits, assortis à leurs divers rôles, les oblige de chercher, d'essayer dans chacun ce qui peut plaire davantage. Cette étude continuelle donne un jeu à l'imagination, & fait trouver des manieres innombrables de se montrer sous des aspects favorables. De là cette inconstance, cette bizarrerie d'habillement & de coëffure. Tout ce qu'on a mis en œuvre, & dans tous les siecles & dans toutes les nations, passe en revue sur la scène, & se répand rapidement dans le beau monde. Je sais que les femmes Françoises sont naturellement frivoles & volages sur leur parure ; mais jamais les excès ne furent aussi-loin que depuis que le spectacle a mis sur le trône ces maîtresses, ces oracles, ces modeles de parures. Leur regne fatal fait plus de changemens, plus de folies, plus d'indécence dans un an, que le caractere de la nation n'en feroit dans un siecle. Et comment une femme qui a vu applaudie, admirée la parure de l'Actrice, ne s'empressera pas de l'imiter, dans l'espérance du même succès ? La toilette n'est aujourd'hui que la copie du théatre. On veut s'établir, on cherche un époux, & c'est par là qu'ils se prennent. Une Actrice cherche-t-elle un mari, ou un amant ? est-ce un probleme ? à moins que ce ne soit un Comédien peu délicat sur la décence qui se laisse prendre à cet appât, ou quelqu'un de ces maris de commande qui font le dénouement de la comédie. Ce foible moyen, plus payen que chrétien, de ménager un établissement, ne réussit, ni du côté de Dieu, on l'offense ; ni dans le monde, on s'y décrie ; ni dans l'esprit d'un amant, on s'y rend suspect. Que lui apporte-t-on ? une virginité équivoque & flétrie. Que lui promet-on ? la coquetterie est-elle une caution bien sûre de fidélité ? La modestie est le garant & le gardien de la vertu autant que la licence y répand de justes ombrages. On n'est guere plus content de soi-même ; il faudra perdre dans le mariage cette habitude & ce goût de dissipation, ou se préparer bien des revers. Un si vif désir d'être femme annonce-t-il une vierge ? promet-il une Lucrece ? on a eu bien des maris en désir ; quand on en cherche avec tant d'ardeur on en aura bien d'autres Réussît-on par ces moyens honteux, quel triste succès ! que prépare un mari si libertin & si foible ? Un amant un jour homme sage, un homme sûr, capable de rendre heureuse celle qui les méprise, mérite seul la préférence. La conduite qu'on tenoit dans le célibat ne présage que trop celle qu'on tiendra dans le mariage. Se gênera-t-on quand on sera maîtresse, s'étant si peu gênée quand on avoit tout à ménager ? Quelle préparation à un sacrement qui est l'image de l'union de Dieu avec son Eglise ! la licence conduit-elle à la vertu, & le crime à la paix & à la félicité ? Bien loin d'étaler ses charmes, Rebecca se couvrit de son voile dès qu'elle apperçut l'époux qui lui étoit destiné. C'est à Dieu qu'il faut demander, c'ost de sa main qu'il faut recevoir un mari ou une femme selon son cœur, si l'on veut que le mariage soit heureux. L'immodestie le mettra-t-il dans nos intérêts ? ne semble-t-il pas qu'on prenne le démon pour médiateur ? On commence par faire des coupables, & les premiers liens qui unissent sont les liens de la débauche. Ils seront bien-tôt brisés ; la beauté se flétrira, la possession dégoûtera, & l'amour criminel s'éteindra. Un amour vertueux, plus durable, les resserre, les multiplie avec l'estime & la bénédiction du ciel qu'il attire : Divitia à parentibus à Domino datur uxor prudens. Une femme agréable à Dieu & aux hommes par ses vertus est un présent du ciel, c'est obtenir grace sur grace : une femme immodeste, méprisable au ciel & à la terre, entasse, commet & fait commettre crime sur crime : Gratia super gratiam mulier pudorata & sancta. Ayez recours à la priere, soyez modeste & pieuse ; celui qui institua le mariage pour le secours & la consolation mutuelle, vous donnera un mari & le bénira. Craignez tout, si la passion le choisit, si le péché le négocie ; gagnez l'estime qui dure, méprisez un fol amour aussi facilement évanoui que formé. Il y a bien de la différence d'une maîtresse à une épouse ; on s'amuse de la facilité de l'une, on la redoute dans l'autre, si l'on est raisonnable ; & que veut-on faire d'un mari, s'il ne l'est pas ? On aime la modestie, la douceur, la beauté naturelle sans affeterie. La passion se plait à la licence des nudités, la sagesse les condamne. Le même principe de débauche les fait montrer & regarder. Si on ne les voit pas impunément, peut-on innocemment en faire l'étalage ? La piété en détourne les yeux, & la piété les voile. Aveugle prudence de la chair, on se soucie peu de plaire à Dieu, pourvu qu'on plaise aux hommes, & Dieu permet qu'on déplaise même aux hommes par les efforts qu'on fait pour eux. A quel de ces deux portraits une Actrice voudra-t-elle se reconnoître ? Quelque goût qu'une fille ait pour le mariage, aucune n'avoue qu'elle cherche un mari. Elle prétend au contraire fierement que c'est elle qu'on recherche. Pourquoi donc ce soin de plaire, cette parure, cette indécence ? pourquoi inspirer & faire soupçonner qu'on ressent des désirs qu'on ne veut pas avouer ? pourquoi s'étaler commee une marchandise, & presque comme un esclave qu'en bien des endroits on mène au marché, se faire acheter par des péchés, & enfin être traitée comme on le mérite ? On veut plaire à son mari, dit-on, & on s'en fait gloire. Pourquoi donc se montrer ainsi à tout le monde ? On veut donc plaire à tout le monde, aussi-bien qu'à son mari. Le même objet doit exciter dans les autres cœurs les mêmes sentimens, & les sentimens d'un mari sont-ils permis à tout le monde ? Est il bien vrai que le mari veuille qu'on prodigue son bien à tous les yeux, & qu'on le lui offre à tout moment à lui-même ? Un mari sage & chrétien, affligé de l'immodestie de sa femme, est trop intéressé à son honneur & à sa vertu, pour vouloir qu'elle se décrie chez les gens de bien par les apparences du vice, & qu'elle s'y expose elle-même en l'inspirant. A-t-il besoin, a-t-il envie qu'elle lui dévoile ses charmes ? les ignore-t-il ? n'en est-il pas le maître ? n'en sera-t-il pas fatigué & rassasié ? Il aime mieux qu'on lui réserve ce qui n'est que pour lui. Sa bonté, sa politesse, peuvent pour le bien de la paix lui faire tolérer cette indiscrétion & ces écarts. Il ne les blâme pas moins, & c'est mal servir son goût que de se les permettre. Le voulût-il, on devroit s'y refuser ; doit-on obéir jusqu'au péché, jusqu'au scandale, perdre les ames pour lui plaire ? Mais qui peut tomber dans ces folies ? Un Comédien qui veut faire un commerce infame de sa femme, une Actrice qui ne rougit pas de s'y prêter. Heureux, dit l'Apocalyse, qui garde avec soin ses habits, pour n'avoir pas la confusion de montrer sa nudité : Beatus qui vigilat, custodit vestimenta sua, ne nudus ambulet. Une Actrice peu honteuse, fonde là-dessus sa gloire & ses espérances. Si les femmes y avoient de la répugance, obéiroient-elles avec tant de promptitude & de facilité ? Elles ne savent que trop résister à leurs maris, & ne faire que ce qu'il leur plaît. Il s'en faut bien qu'il faille les y forcer, le goût & le penchant les entraînent. Cependant c'est leur intérêt, elles perdent à se trop montrer, La modestie embellit la beauté, la réserve la rend plus piquante. Elles perdent auprès de leurs maris. La réserve donne un air de nouveauté ; l'habitude émousse les traits & affadit les graces. Leur est-il même utile d'attiser si fort la concupiscence de leurs maris par le spectacle perpétuel de ce qui l'enflamme ? C'est entretenir leur libertinage, allumer leur soif, les exposer ou à abuser de la liberté du mariage, ou à chercher ailleurs à éteindre un feu qu'on a trop soufflé. La véritable gloire d'une femme est dans la vertu, non dans la beauté, moins encore dans la parure & l'indécence. Que les femmes, dit l'Apôtre, ne paroissent qu'avec des habits modestes, non avec l'or, l'argent, les nudités, les pierres précieuses, les cheveux frisés, les riches étoffes ; que la pudeur & la chasteté soient leur ornement, que tout y respire la sainteté : In habitu honesto, non in tortis crinibus, auro, margaritis, ostendentes pietatem, &c. Ne dites pas, mes parens m'y obligent. Quelques Comédiens peuvent vouloir perdre de bonne heure leurs enfans, quelques mondaines, éleves du théatre, peuvent donner une mauvaise éducation ; mais rarement les parens font une loi de la grande parure ; soit modestie, soit économie, l'excès, l'affectation ne viennent guere que de la jeunesse. Auroient-ils droit de prescrire l'indécence ? devroit-on leur obéir ? on sait bien quand on veut leur arracher le consentement. Si de bonne foi on vouloit suivre les loix de la pudeur, que ne feroit on pas par les prieres, les larmes, les amis, la résistance, pour ne pas se charger du scandale de l'immodestie ? Ne vaut-il pas mieux obéir à Dieu qu'aux hommes ? Dieu n'est-il pas le premier pere ? Mais la vanité, la corruption des enfans, la mauvaise compagnie qui les séduit, trop d'intelligence avec les parens, en allant bien plus loin, leur arraché, malgré eux, des dépenses aussi folles que pernicieuses à leurs ames, & ruineuses pour leur fortune. La dépense de la parure elle-même très-considérable, qui ruine la plupart des maisons, en entraîne bien d'autres. Tout le reste de la maison doit y répondre, logement, meubles, équipages, domestiques, sous peine du plus grand ridicule. Quel contraste ! le faste, & l'indigence ! des vêtemens superbes, & une chaumiere ! l'or & l'argent sur la personne, & les plus vils travaux dans les mains ! des airs de Prince, & à peine un morceau de pain sur la table. Cependant faut-il perdre les frais de la parure ? Ils seroient perdus avec ses semblables, avec des compagnies pieuses, modestes, qui connoissent trop cette Princesse de théatre pour ne pas en mépriser le fastueux essor. On en va recueillir les fruits dans le monde, aux spectacles, aux promenades, où bien-tôt on n'est pas moins méprisé. Cependant tout vaque dans le ménage. A-t-on le loisir de penser à ses affaires, à son mari, à ses enfans, à ses domestiques ? La toilette occupe trop ; le goût, les préparatifs & la jouissance de son triomphe absorbent toute l'attention & tout le temps : Qui altam facit domum quærit ruinosa. Cent familles dans le monde en sont la démonstration, sur tout les Actrices. Les profits de leur beauté sont énormes, & elles meurent misérables. Entretenues comme des Reines, comblées de présens, brillant avec le plus grand éclat, & trop heureuses enfin d'obtenir une modique pension de retraite, elles rentrent dans la plus obscure indigence, avec toute la honte du crime & toute la confusion de son inutilité. L'opulence où le vice les fit vivre, fond entre leurs mains, évanouie en parures & en fêtes, & passant dé leurs têtes chez le frippier, à peine sauvent-elles des débris de leurs graces de quoi acheter des haillons. Mais c'est la mode, dit-on. Je ne sais que trop quel en est ici le funeste empire, & je ne sais pas moins quel en est le ridicule & le désordre. Les choses les plus saintes n'en sont pas exemptes. La voila cette Actrice portant la scene dans l'Eglise, qui y joue le même rôle que sur le théatre, assise sur l'Autel de son fauteuil, elle prend la place de Dieu, elle étale ses ornemens & ses graces, se présente à l'adoration de tout le monde, attire tous les regards, s'attache tous les cœurs, reçoit tous les hommages ; on ne pense qu'à elle, on n'admire, on ne loue, on n'encense qu'elle, hélas ! quelquefois jusqu'aux colonnes, aux Ministres de l'Eglise, dont en se moquant d'eux elle a l'insolence de triompher comme de la plus brillante victoire, & d'en insulter la religion affligée & la piété scandalisée. On s'armeroit contre des brigands impies qui viendroient à main armée piller l'Eglise, & on souffre le brigandage d'une femme mondaine, qui armée des traits bien plus meurtriers de l'immodestie, vient jusqu'aux pieds du trône du Tout-puissant lui enlexer des trésors bien plus précieux, l'adoration & l'amour de tous les cœurs ! In Templo sedet, osteudens se tanquam sit Deus, & tollitur supra omne quod dicitur Deus. La contagion gagne le Sanctuaire. Qui peut voir sans gémir les Ministres des Autels disputer de parure, de mollesse, de vanité avec les Actrices ? Mais puisqu'on les voit au théatre, on ne sera pas surpris de leur en voir prendre l'esprit & le ton. Cet esprit se répand dans le Cloître ; combien de Religieuses ont leur toilette, & couvrent d'un voile le linge le plus fin, l'étoffe la plus précieuse, l'arrangement le plus galant ! Au lieu d'en donner de l'horreur à leurs élèves, elles ont soin de les initier dans les mysteres de l'art, & d'en déployer sur leur parure toutes les finesses. La régularité des Communautés en souffre, & le monde s'en autorise, & les élèves y portent des leçons faciles à prendre, difficiles à oublier, qui favorisent toutes les passions, & que toutes les passions favorisent. Du moins le jour de la vêture faut-il se revêtir de luxe pour y renoncer, & se couvrir des ornemens les plus riches pour faire vœu de pauvreté. Ce spectacle n'est-il pas aussi ridicule qu'indécent ? Vos ipsi judicate decet mulierem non velatam orare. Quel coup mortel à la piété ! une femme livrée à la parure prie-t-elle ? en a-t-elle le temps ? y pense-t-elle ? sait-elle prier ? le veut-elle ? a-t-elle les dispositions nécessaires pour le bien faire ? Paîtrie d'orgueil, elle croit faire honneur à Dieu, comme au Prince, de venir parée dans son Temple. Elle empêche les autres de prier. L'Eglise est un rendez-vous ; elle s'y forme un cercle, sa dissipation dissipe, ses nudités séduisent, ses gestes & ses regards distraisent. Est-ce là l'image de Jesus-Christ que nous devons imiter, l'image de Jesus-Christ que nous devons exprimer, le temple du Saint-Esprit que nous devons orner, la bonne odeur de Jesus-Christ que nous devons répandre ? On lit le cœur sur le visage. Que lit-on sur celui d'une Actrice ? la frivolité, la vanité, l'immodestie, une payenne, non une Chrétienne. Sa réputation même est entamée, non-seulement chez les femmes que la jalousie de parure & de beauté rend entr'elles les plus impitoyables censeurs & les plus cruelles ennemies, mais tout le monde pense qu'on chercheroit vainement la vertu sous les livrées du vice. Qui est assez dupe pour confondre la parure avec le mérite, & trouver beau ce qui a besoin de tant d'ornemens étrangers ? Il n'y a ni bizarrerie ni ridicule à être modeste ; le déshonneur n'est que dans le vice, & l'honneur dans la vertu. Les autres péchés sont l'effet rapide, souvent imprévu, de la tentation & de la surprise. Ici c'est une vanité, une impureté réfléchie, rafinée, continuelle, que rien n'excuse. Imitez la modestie de Jesus-Christ, elle ravissoit tous les cœurs, elle peignoit sa divinité. S. Paul nous exhorte à toutes les vertus par la modestie de Jesus-Christ : Per modestiam Christi. Dieu voit la vôtre, il est présent par-tout. Que votre modestie édifie donc tout le monde : Modestia vestra nota sit omnibus, Dominus enim propè est. **** *book_la-tour_reflexions-t6_1767 *id_CH_89_L1_6 *date_1767 CHAPITRE VI. Ericie, ou les Vestales. Cette piece à qui l'irréligion a donné quelque célébrité, n'est pas sans mérite du côté littéraire. Il y a de beaux vers, des scenes assez bien dialoguées, de grands sentimens, des situations a tendrissantes. Bien des drames restés au théatre ne la valent pas. C'est le pendant du Comte de Comminges, quoique inférieure. L'un attaque les Moines sous le nom de l'Abbaye de la Trape, l'autre décrie les Religieuses sous le titre de Vestales. Ces deux poëmes pourroient bien être de la même plume. Du moins ne peut-on douter que l'un ne soit l'imitation de l'autre : style assez semblable, même ponctuation, mêmes sentimens, mêmes pensées, même sombre tragique semblent décéler le sieur Arnaud, qui s'applaudit d'en être l'inventeur. L'Auteur, quel qu'il soit, vrai Protestant, ou peut-être homme sans religion, a ramassé dans Luther, Calvin, Beze, &c. ou plutôt, sans lui prêter tant d'érudition, a ramassé dans les caffés & les brochures du temps tout ce qui s'est dit contre le vœu de chasteté, la clôture des Religieuses & les exercices du cloître, & dans ses noirs accès contre le monachisme, a mis en action, habillé en vers, & dialogué en scènes cette misérable déclamation contre ce saint état. On l'a si bien cru à N…… où la Troupe en a donné plusieurs représentations, qu'on y a habillé les Vestales en Religieuses Bernardines, & le Grand Prêtre en Evêque, ce qui est absolument contre le costume. Les Vestales étoient vêtues comme les Dames Romaines, coiffées en rubans, &c. & le Grand Pontife, toujours un des hommes les plus distingués de la République, comme les Sénateurs. César, Auguste & tous les Empereurs étoient Grands Pontifes : & ne seroit-ce pas le comble du ridicule d'habiller César en Evêque ? Mais les vrais habits auroient écarté l'idée de l'état religieux à qui on en vouloit, & on a mieux aimé sacrifier la vérité historique, aussi-bien que la vérité chrétienne, au plaisir de le livrer au mépris. Les spectateurs qui ne s'attendoient pas à cette ridicule & sacrilège mascarade, en furent d'abord étonnés, les gens de bien en gémirent ; la plûpart s'en moquerent, & prirent occasion de jeter des brocards contre les couvens. Il faut même convenir que la N… en Religieuse, ayant fait vœu de chasteté, & depuis peu de jours relevée de ses couches, fait un plaisant contraste avec son rôle. Malgré la protection des actionnaires, il faut bien de la docilité pour se prêter à l'illusion. S. Evremont dit dans ses Réflexions sur la Tragédie : Si, à l'exemple des anciens, on introduit des Anges & des Saints sur la scène, on scandalise les dévots, & on paroît un imbécille aux libertins. Ces sujets fussent-ils permis, ne sauroient faire de bonnes pieces. L'esprit de notre religion est entierement opposé à celui du théatre. L'humilité & la patience des Saints ne sauroit compatir avec les verus des Héros dramatiques. Les histoires du vieux Testament s'y accommodent mieux ; mais la représentation leur fait perdre de leur autorité, & diminue la vénération qu'on leur doit. L'ancienne tragédie eût dû abandonner ses Dieux & ses oracles ; ils faisoient regner une superstition & une terreur capables d'infecter le genre humain de mille erreurs, & de l'affliger de mille maux. La tragédie excitant alors des mouvemens excessifs de crainte & de pitié, n'apprenoit qu'à s'alarmer des périls & se désoler des malheurs, ce qui avilissoit le courage & causoit la déroute des armées. Aristote tâche d'y remédier par je ne sais quelle purgation que personne n'enteend ; mais il est ridicule d'établir une science qui donne sûrement la maladie, pour en former une autre qui travaille incertainement à la guérison. Nos pieces sont moins dangereuses, du moins les crimes n'y sont plus commis par les Dieux, dont l'élévation semble les autoriser, &c. Les vices du Clergé sur le théatre portent le même poison : la sainteté de l'état semble les autoriser. Les mêmes raisons doivent les bannir de la scène, non-seulement par l'indécence d'exposer à des yeux malins & profanes un état spécialement consacré par la religion, ce qui lui fait perdre tout le respect qui lui est dû, & a fait porter les ordonnances les plus sévères pour interdire ces jeux sacrilèges, mais encore parce que de tels rôles ne peuvent faire de bonnes pieces, ni produire de bons effets. Quel effet peuvent produire un froc, une guimpe ? quel amusement peuvent donner le silence, la retraite, la modestie, la pauvreté, les mortifications d'un bon Religieux ? Quel intérêt peut-on prendre dans les démêlés ou intrigues monastiques, si on fait paroître un mauvais Religieux ? Cette opposition de sa conduite à son état excite plus d'indignation qu'elle ne donne de ridicule. Que se propose-t-on dans ces drames monastiques ? de décrier l'état, de le réformer ou d'y engager. Le premier est un crime. L'Eglise & le Prince l'approuvent, l'autorisent ; est-il permis d'en être l'ennemi, & d'en éloigner personne ? & n'est-ce pas précisément ce qu'on se propose, en découvrant, en livrant les défauts & les ridicules à la risée du public, au mépris des mondains, aux traits empoisonnées de l'irréligion ? toute autre vue est une chimere. Jamais ni Melpomene, ni Thalie ne se sont avisées de travailler à peupler les cloîtres ou à les réformer. Le beau novitiat des Capucins que la fréquentation du théatre ! la belle réformatrice que la Fretillon ! le beau Prédicateur que le Kain ! jamais il ne peuplera la Chartreuse. Il ne peut donc jamais y avoir de bonne vue, ni à espérer du bon fruit des jeux irréligieux qui font monter une Religieuse sur la scène. C'est un scandale même de les voir au spectacle ; quel exemple de les y voir figurer ! quelle folie de vouloir leur y donner des leçons ! L'Auteur d'Ericie, qui paroît avoir quelque talent, pouvoit tirer un meilleur parti de sa piece, & en faire cinq actes bien remplis. Ericie est une imbécille, qui s'accuse d'abord elle-même avant qu'on la soupçonne, & contre la vérité se fait croire coupable des derniers crimes avec son amant :  Non, mon cœur ne cherche point d'excuse : Dans ces lieux un mortel digne de ma tendresse, Pour moi jusqu'en son temple a bravé la Déesse. Mon ame à ses désirs craignoit de se livrer. Pourquoi se faire plus coupable qu'on n'est ? On auroit pu chercher des preuves, interroger la prévenue & ses compagnes, ménager des justifications, faire voir que ce n'étoit qu'une surprise momentanée par la témérité d'un jeune homme, où elle n'avoit aucune part, & avoit même résisté, faire parler Elmire qui pouvoit avoir tout entendu, suspendre le jugement, rendre la condamnation difficile, & enfin, si on vouloit la faire mourir, fournir des preuves apparentes. Ce procès bien filé auroit amené des scènes très-vives & très-variées, avec d'autant plus de fondement, que bien loin de condamner brusquement comme on le suppose dans la piece avec une précipitation tout-à-fait opposée à l'équité & à la sagesse du Sénat, on faisoit à Rome une procédure très-longue & très-minutieuse, jusqu'à mettre à la question tous les esclaves des prévenus, plutôt pour les absoudre que pour les punir. Comme ces châtimens étoient des événemens infiniment tristes & funestes à la République, on ne condamnoit qu'à regret sur les preuves les plus convaincantes. Rien de plus faux que cette précipitation ; on veut que le crime commis pendant la nuit, soit prouvé, jugé, condamné, & le châtiment exécuté avant le lever du soleil : Au milieu de son cours la nuit n'est point encore : La vengeance des Dieux doit précéder l'aurore. Le grand Pontife, pere d'Ericie, est un autre imbécille. Se peut-il qu'il ait oublié que sa fille est parmi les Vestales, puisqu'il l'y a mise par force ? Peut-on penser qu'il entende parler du crime, qu'il vienne au Couvent faire le procès à une Vestale, sans s'informer si sa fille est impliquée dans ces soupçons, qu'il parle à la grande Prêtresse & à toutes les autres, sans s'appercevoir que sa fille y manque ? C'est elle qu'on lui livre sans la lui nommer, sans qu'il en demande le nom ; ce n'est que par hasard qu'étant seule avec lui, il la connoît & en est connu à sa voix, comme si elle-même pouvoit ignorer que son pere qu'elle doit avoir vu & entendu nommer cent fois, est le souverain Pontife, son supérieur. Tout cela est-il vrai-semblable ? & quelle maladresse de perdre toutes les inquiétudes attendrissantes de ce pere justement affligé avant d'avoir vu sa fille ? Corneille, Racine, auroient bien mieux fait valoir tous ces préliminaires qui fournissoient tant de mouvemens. L'Auteur doit avoir peu de fécondité. Il ne s'éloigne pas moins de la vérité historique du costume que de la nature & du sentiment. Les Vestales ne portoient de voile que dans quelque cérémonie de religion ; elles étoient plus parées, plus étalées que les femmes du monde, jamais voilées devant le grand Prêtre leur supérieur. Le Poëte ne connoît pas mieux les coutumes des Religieuses dont il a voulu le rapprocher. Les plus austeres Garmelites ne sont pas voilées devant leur Visiteur, leur Supérieur, ni devant les Evêques. On est encore moins voilé devant son Juge : un accusé y paroît toujours découvert. Les mouvemens du visage, où l'ame se peint sans y penser, servent souvent à découvrir la vérité. Les Vestales étoient si peu voilées devant le grand Pontife, qu'elles en étoient châtiées d'une maniere indécente dans les fautes qui ne méritoient pas la mort : Flagris cœsa est Vestalis, dit Tite-Live. Les verges étoient la punition de la négligence à conserver le feu sacré, & par respect pour la Prêtresse coupable, c'étoit au grand Prêtre à la frapper. Je m'étonne que l'Auteur de la piece, qui paroît ennemi des pratiques religieuses, n'ait saisi cette occasion pour se moquer de la discipline, & renouveler tout ce qu'en a dit l'Abbé Boileau dans son histoire des Flagellans. Il eût amusé le pattere par bien des sarcasmes ; mais il y a apparence qu'il n'en savoit pas tant, ni dans l'histoire Romaine, ni dans l'histoire Ecclésiastique. Quoi qu'il en soit de son érudition sacrée & profane, qui paroît médiocre, du moins ignore-t-il les bienséances. Ce grand Pontife, à qui il donne assez de fermeté pour faire mourir sa fille, se trouble, ne sait ce qu'il dit, pleure comme un enfant, s'appuie, chancelle, tombe comme une femme, prend les mains de l'amant de sa fille, qui la déshonore, est cause de sa mort, & à ses yeux est un sacrilege profanateur du Temple & des Prêtresses de Vesta. Voltaire, dans son Brutus, dont les Vestales ne sont qu'une bien foible imitation, n'a garde de montrer si petit, si foible, si indécent, le Consul qui fait mourir ses deux fils. On a voulu, dit-on, faire parler la nature. Mais le devoit-on, en dégradant l'homme & le Pontife ? Il oublie même son devoir de Juge, il laisse impuni le complice, ou plutôt l'auteur & le seul coupable du crime de sa fille. On faisoit à même temps à Rome le procès au séducteur de la Vestale, les mêmes preuves servoient contre tous les deux, & on le condamnoit à mort. Il pouvoit même arriver que la Vestale fût reconnue innocente, & le séducteur puni de son attentat : & ce sont les premiers principes de la justice. Ici nulle condamnations, nulle poursuite, nulle dénonciation du téméraire, tandis qu'on prononce l'arrêt de la moins coupable, que l'amitié paternelle auroit plutôt dû faire épargner. Ce Pontife trouve le séducteur dans le lieu saint qui lui étoit interdit ; il est témoin de la violence avec laquelle il le force, des attentats d'une troupe de jeunes insensés dont il se fait suivre, il entend les blasphemes contre tous les Dieux, contre cette même Vesta dont il venge l'honneur par le sang de sa fille. Il le souffre, il lui applaudit, il le caresse, lui prend les mains, l'appelle son fils. Quel rôle méprisable ! quel caractere bas & sans vrai-semblance ! Le Brutus de Voltaire eût-il souffert que ses enfans maudissent les Dieux & la République ? l'Horace de Corneille punit les imprécations de sa sœur par sa mort. Les Vestales ne sont ici que dans le titre ; on n'a voulu qu'introduire les Religieuses pour les décrier. Tout est contre la vérité de l'histoire. 1.° Le Roi Numa, dont parle la grande Prêtresse, n'institua que quatre Vestales : on en ajouta deux dans la suite, il y eut quelque légère augmentation sous les Empereurs ; mais il est certain qu'au temps de Scipion l'Africain, où l'on suppose que la scene se passa, il n'y en avoit que six. Il faut en ôter la grande Vestale, & le coupable qui jouent un rôle séparé. Comment donc trouver cette troupe de Vestales annoncée dans la piece, cette vingtaine de figurantes étalées sur le théatre ? c'est qu'on vouloit une Communauté religieuse. 2.° Les Vestales n'étoient point reçues après dix ans, comme à S. Cyr on ne l'est point après douze, afin que le cœur innocent ne pût être suspect de quelque passion. Ericie étoit admise depuis cinq ans ; elle n'en avoit donc tout au plus que quinze. Peut-elle dire à cet âge : Dans l'opprobre & les pleurs j'ai passé ma jeunesse ? Comment pouvoit-elle avant dix ans avoir formé une passion si violente, & voulu se marier avec Olvide ? peut-elle traiter son pere de tyran, pour ne l'avoir pas mariée, tandis qu'elle n'étoit pas encore nubile ? 3.° Les Vestales n'étoient tenues à la continence que pendant trente ans, elles pouvoient ensuite se marier, & grand nombre le faisoient. Elles étoient donc libres pour le plus tard à quarante ans. Elles avoient aussi la liberté de demeurer dans le Temple avec la même considération, mais ne faisant plus aucune fonction, comme des vétérans, des honoraires dans un Corps. Pourquoi donc ces fausses & injustes déclamations sur la perpétuité de leur vœu & l'indissolubilité de leur chaîne ? parce que les vœux de religion sont perpétuels & indissolubles. 4.° Les dix premieres années étoient employées à apprendre les cérémonies, c'étoit leur novitiat ; les dix autres à les pratiquer, les dix dernieres à les enseigner. Comment Ericie, après cinq ans seulement & demi de novitiat, peut-elle être chargée en seul de toutes les fonctions sacerdotales ? Ces cinq ans, tandis qu'on pouvoit également mettre six & sept depuis son entrée, ne feroient-ils pas allusion aux cinq ans qu'accorde le Concile de Trente pour réclamer contre les vœux ? Non ; je doute que l'Auteur en sache assez pour cela ; mais du moins ces cinq ans accordés pour revenir contre des engagemens mal contractés, font bien voir combien l'Eglise condamne les professions forcées. 5.° Les Vestales gardoient le feu sacré chacune à son tour, & pour une plus grande sûreté elles se relevoient d'heure en heure, comme font (sans comparaison) les filles du Saint Sacrement, qui d'heure en heure vont faire l'amendé honorable, ce qui renverse tout le nœud de la piece. Comment ce fou d'Olvide a-t-il su l'heure d'Ericie pour venir la surprendre, & disposer ses amis, ce souterrain, cette entrée à point nommée ? & comment toutes ces scènes avec la novice & avec lui se sont-elles passées dans une heure ? Il est même contre toute apparence que chaque soir la grande Vestale avec toutes les autres vienne mettre en faction chacune de celles qui doivent pendant la nuit garder le feu sacré ; mais on vouloit faire une scène. 6.° Que signifient cette vie austere, retirée, inaccessible au monde, ces murs qui retentissent de gémissemens, & qui les tiennent ensevelis, inconnus à toute la terre (la clôture religieuse qu'on veut rendre odieuse) ? Rien de plus faux. Les Vestales, semblables à nos Chanoinesses de Flandres & d'Allemagne, qui peuvent se marier, & qui à quelque fonction près, à l'Office divin qu'elles récitent, vivent avec la même liberté, le même éclat, la même mollesse, que les femmes du grand monde, les Vestales étoient magnifiquement habillées, somptueusement servies par un grand nombre d'esclaves, traînées dans un char brillant, précédées d'un Licteur, faisoient reculer le char même du Consul quand ils le trouvoient dans la rue, reçues dans toutes les compagnies, ayant les places les plus distinguées aux spectacles vis-à-vis du Préteur, très-opulentes, & de leur propre bien, étant des premieres maisons de Rome, & des dons immenses qu'on leur faisoit, & des richesses de leur Communauté. C'est une méchanceté ignorante d'en faire des Carmelites. Tout le détail historique marque la même ignorance. Faire venir des esclaves rallumer avec des flambeaux le feu sacré, est une fausseté ridicule. On ne confioit pas ce soin à des esclaves, c'étoit la plus importante fonction des Prêtresses ; les flambeaux n'étoient pas connus, on ne se servoit que de lampes ; on n'employoit pas même les lampes. Le feu sacré ne se rallumoit qu'aux rayons du soleil, dans des vases d'airain bien polis, comme des miroirs ardens, où l'on présentoit des matieres seches & combustibles. C'étoit un feu pur venu du ciel. Le Sénat ne se mêloit point des affaires des Vestales ; le Collège des Pontifes connoissoit seul de leur punition. Et n'est-il pas risible de faire assembler le Sénat, composé de cinq cents Sénateurs dispersés dans l'immense ville de Rome, pendant la nuit, dans l'espace d'une heure ? Le prétendu crime se commet à minuit, une novice le découvre par hasard, fait lever toute la maison, on avertit le Grand Prêtre, on le fait lever, il vient au Temple, parle à la prévenue, fait son information, convoque les Pontifes & les Sénateurs, leur conte l'affaire, recueille les suffrages, prononce la sentence, revient au Temple, fait préparer la fosse, a une longue scène avec sa fille & son amant, & fait exécuter la sentence avant le lever du soleil. Et notez qu'on suppose que c'étoit la fête des Vestales, pendant laquelle on ne faisoit jamais des exécutions, sur-tout sur une Vestale, comme si parmi nous on vouloit faire mourir un Prêtre le jour de Pâques, & que cette fête se célébroit au mois de juin, où les nuits sont les plus courtes. Est-il rien de plus absurde que cette piece ? L'exécution de la sentence n'est pas moins fausse que ses préludes. On suppose à la porte du Temple la fosse où l'on enterroit la coupable, on l'y fait marcher & descendre, elle a déjà le pied levé quand son amant l'enleve. Cependant toutes les histoires nous apprennent que la punition d'une Vestale étoit à Rome un des plus grands événemens. Toute la ville étoit en mouvement, toutes les affaires cessoient, le Sénat prenoit le deuil, les femmes éplorées & échevelées couroient les rues, on craignoit tout pour la République, la destinée de l'Empire paroissoit y être attachée. Quand la sentence avoit été prononcée, après les plus grandes formalités, le grand Prêtre à la tête du College des Pontifes venoit solemnellement au Temple. On livroit la coupable couverte des bandelettes & des ornement de son sacerdoce, dont on la dépouilloit successivement, à peu près comme le cérémonial des Evêques prescrit qu'on fasse la dégradation d'un Evêque ou d'un Prêtre. Jamais il n'a été question de lui mettre un voile noir, qu'on ne connoissoit pas, & que l'Auteur est allé de son autorité emprunter de quelque Couvent. On lui enveloppoit la tête & tout le corps de plusieurs pieces d'étoffe, pour la dérober aux yeux du peuple, & empêcher qu'on n'entendît ses cris. Ainsi liée & enveloppée, on la couchoit dans une biere, & on la portoit dans cet état comme on porte les morts au tombeau, suivie des Prêtres, des Prêtresses & du peuple, à travers toute la ville, depuis le Temple de Vesta jusqu'à la porte Colline, qui en étoit fort éloignée, auprès de laquelle étoit le caveau que le premier des Tatquins avoit fait construire pour cette triste cérémonie, & qu'on appeloit pour cette raison Campus sceleratus. Ce convoi attiroit dans les places & les rues de Rome un peuple innombrable, comme les enterremens solemnels des personnes les plus distinguées. Arrivé sur les lieux, on tiroit la Vestale de sa biere, toujours enveloppée. Le Pontife levoit les yeux & les mains au ciel, & faisoit une priere pour demander pardon aux Dieux de ce forfait, & les exécuteurs descendoient la coupable dans le caveau, où étoit une lampe allumée ; on la couchoit sur un lit qui y étoit dressé, & on lui laissoit des provisions de bouche pout deux ou trois jours, afin que mourant de faim ou de douleur, il ne fût pas dit que personne eût mis la main sur une Prêtresse. On fermoit aussi-tôt la tombe avec de grosses pierres qu'on couvroit d'un monceau de terre. Est-ce là cette condamnation, cette exécution précipitée qui a l'air d'un assassinat ? Aut famam sequere, aut sibi conventia finge. Voy. la Dissertation de l'Abbé Nadal sur les Vestales. Mais on vouloit ménager un coup de théatre. Celui-ci est tout-à-fait mal conçu. Ericie, dit-on, a un pied dans la tombe, & lève l'autre pour y descendre. On a voulu dire un pied sur les bords de la tombe, car si elle en a un dedans, & qu'elle lève l'autre, c'est donc pour en sortir. Son amant arrive assurément bien à propos & à point nommé : Un petit moment plus tard j'étois, j'étois perdue. Il la prend lestement au pied levé & à brasse-corps. Sans doute il l'emporte ? Point du tout, il est si sot qu'il la laisse tomber (c'est un coup de théatre). Heureusement elle ne se casse pas la tête : Ericie effrayée tombe sur la pierre qui doit fermer son tombeau. Du moins ce vaillant champion la relève au plus vîte avec ses amis qu'il dit être venus pour le seconder ? Point du tout encore : Il la laisse sans connoissance & sans secours au milieu des Prêtres & du peuple, bien assuré qu'ayant manqué son coup, il ne pourra plus l'enlever, pour s'amuser à débiter une longue tirade de 92 vers. Le Pere d'Ericie, ses compagnes, les Prêtres, le peuple, aussi tranquilles, s'amusent à l'écouter & à converser avec lui (coup de théatre encore), jusqu'à ce qu'enfin la pauvre fille, revenue de sa pamoison, arrache le poignard des mains de son amant, & se l'enfonce dans le sein. Ce qui est impossible ; il n'avoit pas le poignard à la main, puisqu'il vient de la prendre à brasse-corps, mais dans un fourreau. Et cet imbécille le lui laisse tirer du fourreau, & s'en percer sans résistance ! Elle lui tend la main, dit-on. Apparemment le poignard est resté dans la blessure, il va le lui arracher pour s'en percer lui-même, au lieu de lui donner du secours. La plaie pouvoit n'être pas mortelle : une fille de quinze ans, effrayée, encore à demi-pâmée, a la main trop mal assurée pour se faire un grand mal. En effet elle récite très-librement douze vers alexandrins. Mais ni l'amant, ni le père, ni ses compagnes, ni aucun des spectateurs, à qui on donne pourtant de la douleur & de la pitié, ne s'avise de la soulager ; tout la laisse nageant dans son sang, & s'en va. Cette faute contre l'amour, l'amitié, & même l'humanité, est commune à toutes les tragédies où il y a un suicide sur la scène. Ce n'est pas moins une faute, puisque cette conduite blesse la vrai-semblance. L'histoire a conservé le nom de toutes les Vestales qui ont été punies pour avoir manqué à la loi de la continence (on pouvoit en prendre un, sans aller fabriquer celui d'Ericie, qui n'exista jamais). Il y en a eu quatorze ou quinze. Cet ordre de Prêtresses, établi depuis long-temps à Albe avant la fondation de Rome, y fut introduit par Numa Pompilius, qui lui donna des règles, des cérémonies, & beaucoup de considération & d'éclat dans le monde. Il y dura plus de mille ans, jusqu'au regne de Théodose le grand, qui l'abolit ; de sorte que ce scandale est arrivé peut-être une fois dans un siecle, & jamais il n'a pu y avoir de Vestale qui ait été forcée à prendre, non le voile, mais les bande lettes, malgré une passion & une intrigue toute formée : & comment l'auroient-elles formée avant dix ans ? Et peut-on dire qu'on est forcé à prendre l'état le plus brillant & le plus agréable ? que peut ambitionner de plus la fille de la plus haute naissance ? se plaint-on de la violence faite à un Abbé de condition pour lui faire accepter un évêché ? A quoi aboutissent toutes ces impies & calomnieuses déclamations ? à faire entendre que toutes les Religieuses sont enfermées dans un couvent malgré elles, forcées par les passions, séduites par les Religieuses, trompées par les Prêtres, gémissant accablées sous le joug, sur-tour (car c'est là le grand vœu du libertinage), ne pouvant garder la continence : tant le Poëte (je ne sais s'il le sait par expérience) est persuadé qu'on ne peut se passer de volupté, & que personne ne peut se défendre de l'impérieux vœu de la nature. Il est pourtant vrai qu'il y a peu de Religieuses forcées, & peu qui s'oublient sur le vœu de chasteté ; que les railleries & les accusations si ordinaires dans le monde ne sont que le langage d'un cœur corrompu, qui ne jugeant des autres que par lui-même, s'imagine & voudroit persuader que tout est vicieux comme lui. Il est certain que si l'on n'empêche pas tous les désordres, ce qui est impossible & commun à tous les états, du moins l'Eglise prend les plus grandes précautions pour les prévenir, & emploie tous les moyens de les réparer, & qu'en effet la plus grande & incomparablement plus grande partie des Religieuses embrasse librement son état, remplit exactement ses devoirs, & que l'éloignement du monde, les exercices de piété, les bons exemples, la pratique de la mortification, la fréquentation des sacremens sont de très-grands secours pour conserver une vertu fragile, dont la privation dans le monde laisse tomber dans les plus grands désordres. Au reste j'ai dit, en parlant des Vestales, la loi de la continence, non le vœu de la chasteté, comme l'Auteur a affecté vingt fois de le dire, pour présenter de véritables Religieuses. Le Paganisme ne connut jamais de vœu de chasteté ; il n'eut jamais que des loix à porter, & des châtimens à imposer : le vœu dé chasteté est absolument l'ouvrage du Christianisme. Combien de fautes de style, de doctrine & de conduite dans cette piece ! En voici quelques-unes : Son œil (de Vesta) toujours ouvert ne connoît ni le temps, ni bornes, ni distance, & perce également l'épaisseur de la terre & le cristal des airs. On dit le vague de l'air ; jamais on n'a dit le cristal, même lorsqu'on admettoit en philosophie un ciel cristallin. Si on veut dire que Dieu ne connoît ni le temps, ni les bornes, ni les distances des choses, c'est une erreur, un blasphême. Si l'on veut faire entendre qu'il est infini, immense, éternel, c'est un galimathias. Du fond de cette enceinte étalent leur fureur, & ne quittent jamais cette enceinte profonde. Une enceinte est un circuit, une clôture qui n'a par elle-même aucune profondeur : celle du temple de Vesta, celle des couvents n'en a pas plus que les autres. Il est faux que les Vestales gardassent la clôture, elles alloient où il leur plaisoit, jusqu'aux spectacles. Les sanglots au dehors n'osent point s'exhaler. Les sanglots s'exhalent-ils ? quelque chose s'exhale-t-elle en dedans ? Le sang Publicola qui coule dans mes veines. A-t-on jamais dit le sang Bourbon, le sang Autriche ? Le mot Publicola n'est pas même un nom de famille, c'est un sobriquet qui signifie amateur du peuple : comme si en parlant des descendans de Louis le débonnaire, de Philippe le bel, on disoit le sang débonnaire, le sang le bel. J'entends le ciel vengeur prêt à tomber sur moi. Il commençoit donc à craquer, comme un plancher qui va s'enfoncer. Cette expression gigantesque, ou plutôt puérile, rappelle le proverbe : Si le ciel tomboit, il y auroit bien des oiseaux de pris. Elmire & Olvide sont des noms François, & non Romains : il étoit si aisé d'en trouver d'autres. J'ai voulu me venger, & je frémis de l'être. Phrase louche, il falloit dire : J'ai voulu être vengée. C'est le glaive qui l'arme. Quel jargon ! On s'arme du glaive : le glaive n'arme pas. Que la coupable meure, & marche à son supplice. Après sa mort ! On couvre d'un voile le visage d'Ericie contre le costume, & on veut que le public voie à travers qu'elle leve, baisse les yeux, est effrayée, interdite, ce qui est impossible, le voile fût-il clair. Comment Olvide a-t-il pu pénétrer dans le Temple ? On le fait ridiculement creuser la terre, comme le mineur : & où aboutira ce souterrain ? dans quelque cour ou jardin sans doute, car le Temple étant pavé de marbre, & les murailles ayant un fondement profond, ne peuvent permettre cette issue. Comment y entrera-t-il donc pendant la nuit, que tout est fermé ? comment a-t-il pu diriger sa marche vers ce lieu inconnu, où il n'est jamais entré, où les hommes n'entrent point ? comment sait-il l'heure où Ericie y est seule ? comment la seconde fois revient-il, sans être découvert & arrêté, tandis que tout y est en mouvement, & une foule d'esclaves dispersés cherchent par-tout avec des flambeaux par ordre de la Prêtresse pour le découvrir ? comment de si bon matin, à la pointe du jour, se trouve-t-il un monde infini, & des troupes de soldats pour garder le Temple, qui cependant demeurent immobiles, en voyant le sacrilège y entrer, insulter les Dieux, troubler l'ordre de la justice & l'exécution d'un arrêt du Sénat, & enlever une Vestale condamnée. On fait contre la décence & la vérité un portrait ridicule du souverain Pontife, l'un des hommes les plus distingués de l'Etat, cette charge ambitionnée des Grands, dont les Empereurs se faisoient honneur. Qui peut penser que ce ne soit qu'un aventurier placé au hasard sur le trône pontifical ? Ecoutant ses chagrins, cédant tous ses emplois, J'ignore où l'a conduit sa misère profonde. Cachant son nom, son rang, évitant tous les yeux, Le barbare est, dit-on, au service des Dieux. Qu'il aille à leurs autels expier la furie. Il dit de lui-même : Désabusé du monde, aux pieds des Immortels, J'allai chercher la fin de mes troubles cruels. … … … Renonçant A mon nom, à mon rang, aux droits de ma naissance, Inconnu, devant eux je pleurois en silence. (c'est un Chartreux, non un Prêtre Payen) Au rang de grand Pontife élevé malgré moi. Ne diroit-on pas que c'est quelque misérable qui de désespoir va se faire Moine, & qu'on a fait Prieur malgré lui ? encore depuis bien peu de temps, car son fils vient de mourir, ce fils pour lequel il a forcé sa fille à être Vestale, & de chagrin il vient se faire Capucin, sans être connu de personne, & le voilà tout-à-coup grand Pontife malgré lui : Velut ægri somnia vanæ fingentur species ut nec pes nec caput uni reddatur formæ. La religion & la vertu ont bien d'autres plaintes à faire contre le téméraire Auteur de cette piece, blasphêmes contre Dieu, mépris de l'autorité paternelle, décri de l'état religieux. Ce drame est imprimé sans approbation ni privilege ; le Censeur chargé de la partie des spectacles la lui refusa : il ne fut représenté à Paris que sur des théatres de société, où la police, la religion, la décence ont peu de crédit. Son sort a été plus heureux en province ; les Entrepreneurs des spectacles, en relation avec toute la nation dramatique, ne douterent pas qu'il ne fût très-bien accueilli & très-lucratif, puisqu'il méritoit l'improbation des Censeurs. Il y a eu je ne sais combien de représentations, il a été imprimé & débité avec succès : les gens de bien en ont gémi ; les Comédiens, dont la balance est dans la bourse, lui ont trouvé le plus grand mérite. Immoler tout à Dieu ; c'est ce que l'on m'apprit, c'est un devoir, dit la Novice. En doute-t-on dans aucune religion ? Oui, dans celle du temps : Laissez ces erreurs de l'esprit, écoutez votre cœur, consultez la nature. On met Dieu en contraste avec les parens : Il faut servir les Dieux, & chérir les parens, car il n'est pas question d'aimer Dieu. Aux mortels aveuglés l'accès en est un crime (du Temple). Ovilde n'est pas scrupuleux : Rien ne m'arrête, un Dieu sans doute m'a conduit, contre un autre Dieu, pour faite un crime.  … Que les autels brisés Tombent anéantis sous ces toits embrasés, Que de ce feu sacré les flammes vengeresses De l'injuste Vesta consument les Prêtresses. Je n'écoute plus rien, & mon cœur furieux Ose dans ses transports défier tous les Dieux. Peut-on entendre ces malédictions ? Les Dieux se plaisent-ils à causer nos tourmens ? Entassent-ils sur nous les fers & les entraves ? Nons sommes leurs enfans, & non pas leurs esclaves. Dieux avides des pleurs & du sang des mortels. Quels Dieux dont le pouvoir, au lieu de nous couvrir, Accable les humains qu'ils devroient secourir ! Peut-on se plaire à ces blasphemes ? Je déteste ces Dieux par la crainte adorés. Comme s'il ne falloit pas craindre Dieu. Je ne reconnois plus que le Dieu de la guerre. N'est-il pas plus à craindre qu'un autre ? On verra donc toujours la superstition Déshonorer les Dieux & la religion. Laissez leur le soin de venger leurs outrages. Ne doit-on pas punir les crimes contre Dieu, blasphèmes, sacrilèges ? Songez qu'à les prier l'homme doit se borner. Toute la religion se borne donc à la priere ? amour, crainte, culte extérieur, bonnes œuvres, &c. bagatelles. A-t-on adopté de si monstrueuses erreurs, même dans le Paganisme ? Quelques impies de nos jours ont été plus loin. Dieu sait ce qu'il nous faut, pourquoi le prier ? C'est donc ici que je vais cesser d'être, d'aimer ! Ce discours de la Prêtresse n'est-il pas le pur matérialisme ? cesser d'être ! mettre le souverain bonheur dans la possession de son amour, dire que sa perte enchérit sur la perte de l'existence ; cesser d'aimer est un trait sublime. C'est une folie. Le premier vœu de l'homme est celui d'être libre. Quel serment à ce vœu peut jamais déroger ? Ceci est bien républicain. Si le serment fait à Dieu ne tient pas contre l'amour de la liberté, le serment de fidélité fait au Prince tiendra-t-il davantage ? Tout cela n'a pas besoin de commentaire. Chez un peuple policé & chrétien de pareilles horreurs devroient-elles être souffertes ? Mais c'est un fou qui parle ; mais celui qui compose, celui qui débite, celui qui écoute ces abominables folies est-il sage ? est-il de plus grande folie que d'outrager la Divinité, de s'étudier à produire, de s'efforcer à bien représenter, de se plaire à lui voir faire ces outrages ? Mais le Magistrat qui souffre qu'on les expose sur la scene, qu'on en frappe les yeux & les oreilles des citoyens, qui ne craint pas la funeste impression que cet affreux langage laisse enfin dans leur esprit & leur cœur, ce Magistrat est-il plus sage ? Est-il rien de moins sage que de souffrir un danger évident, d'ébranler la religion, & de corrompre les mœurs ? On empêche, dit-on, les grossieretés indécentes sur le théatre : on le doit sans doute, quoiqu'on soit encore bien indulgent ; mais enfin les obscénités sont-elles la seule indécence ? la pureté est-elle la seule vertu, & le libertinage le seul crime ? le respect le plus profond pour la Divinité n'est-il pas le premier, le plus essentiel de tous les devoirs ? 2.° Le mépris de l'autorité paternelle, & tout cela parce que le pere n'a pas consenti à son mariage avec son amant, ce qui est très-pernicieux, puisque c'est autoriser toutes les passions de la jeunesse, désarmer les parens, leur ôter le pouvoir de s'opposer aux mariages quelquefois les plus mal assortis, à la séduction de leurs filles, contre toutes les loix, qui ont donné singulierement aux parens la plus grande autorité sur le mariage de leurs enfans. Un père peut en abuser sans doute, comme un Roi peut abuser de son autorité ; mais est ce une raison de secouer l'autorité ? Cette liberté indépendante de tout seroit un abus incomparablement plus grand. Pour un père qui abusera de ses droits, cent & mille enfans abuseroient de leur liberté. Ce ne sont pas seulement des portraits méprisans, des reproches amers, des invectives, des malédictions, des menaces, qui font horreur, qu'il fait vomir à la Vestale & à son amant contre le pere grand Pontife, on a encore l'audace de leur faire justifier leur insolence par des principes de morale aussi faux que scandaleux : L'injustice a brise tons les nœuds entre nous ; Sans doute l'amour seul à nos parens nous lie ; leurs bienfaits sont leurs droits. Quelle morale ! que deviendra l'autorité d'un père, d'un maître, d'un Juge, d'un Roi, si l'injustice, qu'on ne manque jamais d'alléguer, brise tous les liens ? Si les bienfaits sont les seuls droits des supérieurs, qui en aura ? quel inférieur indocile avoue des bienfaits ? Du moins un supérieur qui vient d'être nommé, n'en aura de long-temps, & les tyrans quels droits auront-ils, … Quels bienfaits de vos droits sont venus m'avertir ? Comme si avoir donné la vie, cultivé l'enfance, fourni la nourriture & l'éducation, n'étoient pas de véritables & de grands bienfaits. Vous, Seigneur, qui toujours à mes désirs contraire (à ses passions), avez fait en tout temps disparoître le père, vous enfin par qui seul j'ai connu le malheur. Calomnies, puisqu'à la passion près qu'il a combattue, c'étoit un bon père qui l'avoit bien élevée, & même bien placée, puisque l'état de Vestale étoit l'état le plus doux & le plus brillant de Rome. Quelle idée cependant donne-t-on du mariage, pour en dégoûter ? Il faut prendre un époux par devoir, non par choix, Ramper sous son pouvoir, obéir à ses loix, Supporter ses défauts, honorer ses caprices, Le chérir, respecter jusqu'à ses injustices. Qui voudra se marier ? il vaut mieux demeurer célibataire, & même se faire Vestale. Quelle contradiction ! l'autorité paternelle, de toutes la plus ancienne & la plus sacrée, n'a de droit que les bienfaits ; l'injustice brise tous les liens entre lui & les enfans. Quels droits aura donc un mari ? quels liens ne brisera-t-il pas ? Si fractus illabatur orbis impavidum ferient ruinæ. La révolte des enfans contre les parens n'est-elle pas criminelle, comme celle d'une femme contre son mari ? 3.° Enfin on décrie l'état religieux, & par de grossieres invectives, & par des calomnies contre les Religieuses, & par des idées fausses de l'état dans ceux-mêmes qui l'ont embrassé avec le plus de liberté & de vocation : Ces sermens odieux doivent-ils jamais être entendus par les Dieux ? Le désespoir, le trouble, la fureur au fond de cette enceinte étalent leurs horreurs. Sous le poids du devoir toujours l'ame y soupire : Un vautour éternel sans cesse l'y déchire. Il n'y a donc pas une bonne Religieuse, & cet état est impraticable. Les cris du désespoir dans ces lieux retentissent : Les sanglots au dehors ne peuvent s'exhaler : On repousse des pleurs qui craignent de couler. Sont-ce là les Religieuses que nous voyons tous les jours, & qui sont nos plus proches parentes ? n'ont-elles pas des Confesseurs, des Supérieurs, des Evêques, des Magistrats, des amis, des parloirs ? De ne quitter jamais cette enceinte profonde. On voudroit franchir la barriere ; mais le ciel oppose un obstacle éternel. Leur ame à chaque instant se transporte & s'égare. Quelle idée de toutes les Religieuses ! Dans un gouffre de maux on cherche à s'égarer. C'est ce qu'on nomme zèle. On l'égare, & je dois l'éclairer, on vous trompe. La vertu même, ailleurs si douce & si paisible, Y fait notre supplice, & le rend plus sensible. Combien d'infortunées par la vertu, par le zelé amenées, Dans un silence affreux dévorent leurs regrets. Quoi ! même les plus vertueuses ! Craignez vatre innocence, elle aide à vous séduire : L'illusion s'éloigne, & le désespoir reste. Sans doute à l'innocence ils offrent un azile ; Mais le temps changera cet état précieux, & levera le voile étendu sur vos yeux. Votre heureuse innocence Le peint d'après l'erreur qui suit toujours l'enfance. La sainteté de cet état n'est donc qu'une illusion, une erreur : le monde est bien plus heureux & plus saint, l'empire des passions est bien plus désirable. Vous le connoissez peu. Votre cœur ne vous dit rien encore. La nature sommeille, elle va s'animer. La vertu qui le remplit ne lui suffira plus. Le monde qu'aujourd'hui vous trouvez odieux, Sous un jour différent va s'offrir à vos yeux. Cette solitude aigrira vos ennuis & votre inquiétude. Que sera-ce, grand Dieu, si quelque objet flatteur. Dans cette nuit profonde éclairoit votre cœur, Si votre ame embrasée en appeloit une autre, Si son ame voloit au-devant de la vôtre ? Indépendamment de l'état religieux, est-ce là de la bonne morale ? est-ce là un théatre épuré ? Cette jeune victime, innocente & paisible, Vole au-devant du fer levé pour l'égorger, Caresse le lien qui la tient enchaînée, Et ne voit que les fleurs dont elle est couronnée, Faut-il là de commentaire ? **** *book_la-tour_reflexions-t6_1767 *id_CH_89_L1_7 *date_1767 CHAPITRE VII. De la Dévotion des Comédiens. Ce titre fera rire. Des Comédiens dévots ! Seroient-ils Comédiens, s'ils étoient pieux ? quel phénomene ! Voici mes preuves, la nouvelle histoire du théatre Italien m'en fournira. Les Comédiens d'Italie, dit-on, sont dévots, leurs chambres sont tapissées d'images, ils ont tous chez eux un tableau de la Madona de Bologne (la Sainte Vierge), ils en ont toujours dans la loge du distributeur des billets. Leurs théatres sont dédiés à des Saints, S. Charles, Sainte Magdelaine, &c. (même à Venise, ville très-dévote, dans le carnaval, temps très-dévot). Ils ont leurs fêtes, & dans les fêtes les plus saintes, un mariage, un Te Deum. Aller à la comédie est une partie de l'office, & comme le couronnement de la dévotion de la solemnité. En France les tableaux de Vénus, d'Adonis, du bain de Diane, &c. les portraits des Acteurs & des Actrices, qui les valent bien, sont les seules images auxquelles on a dévotion. Les Dames Italiennes sont aussi dévotes en peinture dans leurs appartemens. Quand elles se disposent à quelque aventure qui offense la Madona & son Fils, qui sont à la ruelle du lit, elles ont soin de voiler le tableau, afin que le saint Enfant & sa mere ne le voient pas. On a même la sage attention de tenir à côté un petit rideau, il n'y a qu'à le tirer quand il faut, & on n'y manque pas. Les Dames Françoises n'ont pas besoin de tirer de rideau dans ces momens, leurs tableaux sont de nature à être plutôt découverts pour instruire & animer les Acteurs. Lorsque les Italiens vinrent en France, appelés par M. le Duc d'Orléans Régent, ils y apporterent leur dévotion ; leur premier registre commence ainsi : Au nom de Dieu, de la Vierge Marie, de S. François de Paule, & des ames du Purgatoire, nous avons ouvert notre théatre le 18 mai 1716, & commencé par la piece Linganuo fortunato. Ils ne sont plus si dévots aujourd'hui, ils se sont apprivoisés avec les tableaux de Cythere, & ne mettent plus leurs pieces sous les auspices des ames du purgatoire. Leurs Actrices sont aussi traitables que les autres, leurs conquêtes sont sans nombre ; il faut bien s'accommoder aux temps & aux lieux. Je n'ai garde d'approuver ce mélange bizarre & profane de superstition & de libertinage, comme si Dieu, la Vierge, les Saints, les ames du purgatoire, devoient protéger le crime, ou si le crime devoit cesser d'être crime, pour invoquer les Saints en le commettant. Il n'est pas à craindre aujourd'hui ; les images de dévotion sont proscrites, & on n'en souffriroit pas chez les Actrices, il faudroit trop souvent les voiler. Est-ce par religion qu'on leur a substitué les figures de l'Arétin & du Portier des Chartreux ? croit-on que la piété & les mœurs gagnent beaucoup dans la licence de la peinture ? les Actrices sont-elles plus sages, la jeunesse plus retenue, depuis que le pinceau n'a plus de frein ? une femme toute découverte en impose-t-elle plus qu'une prude modeste ? Voici un trait sur les Italiens qui a échappé à leur Historien. M. l'Evêque du Bellay (le Camus) a rempli de mille traits plaisans, dans le style de son temps, sa Comédienne convertie. La Comédie Italienne, dit-il (L. 34. C. 20.), est remplie de tant de licence, que du style comique fait pour délecter & corriger les mauvaises mœurs par la moquerie, elle passe dans celui de la bouffonnerie, de l'impudicité & de l'impudence, & ces farces exécrables dont la France fait un dessert de cigue après la piece sérieuse, mériteroient une sévere punition des Magistrats, parce que les mauvais propos que l'on y tient corrompent les mœurs, apprennent au peuple des mots de gueule, des traits de gausserie, des quolibets sales, & le portent à l'imitation des sottises & des fripponneries qu'il voit représenter. En Espagne, dit-il, P. 469, le naturel est plus grave, les Acteurs sont plus modestes, on n'y connoît point les farces, & le Magistrat a tellement l'œil à ces débats, que ceux qui y disent ou font des choses contraires à la pudeur, sont séverement châtiés. Ils ont des pieces sacrées qu'ils jouent dans les Eglises, si graves & si modestes, que la sainteté des lieux n'en souffre aucune profanation. Il y en a eu long-temps on France de pareilles, qu'on jouoit d'abord à bonne intention ; mais peut-on se flatter de conserver la modestie sur un théatre & dans une troupe de Comédiens & de Comédiennes ? Ces pieces dégénérerent en licence, il fallut les abolir ; l'usage en a également passé en Espagne. On m'invita, quand j'étois à Madrid, à une piece sainte (le Martyre de Sainte Cécile), jouée devant le Roi. Je répondis que la Cour & la comédie étoient deux théatres qui ne m'avoient point pour spectateur : la Cour est une comédie véritable, & la comédie une Cour feinte ; en l'une & en l'autre ce n'est que masque & folie. On m'assura qu'il ne s'y passeroit rien où la modestie & la gravité ne fussent observées, que toute sorte d'Ecclésiastiques & de Religieux s'y trouvoient. Je répondis que les Ecclésiastiques & les Religieux n'avoient bonne grace qu'à l'Autel, devant la Majesté divine, & que devant les majestés humaines c'étoient des bâteleurs, des Comédiens, ou plutôt des parfumeurs d'idoles que des sacrificateurs du vrai Dieu. La Farfalla, ou la Comédienne convertie, du P. Marin Minime, est un petit roman pieux en deux parties. La premiere renferme la vie d'une Comédienne jusqu'à sa conversion, & la seconde sa vie depuis sa conversion jusqu'à sa mort. C'est une fille de la lie du peuple (comme le sont toutes les Actrices), née dans une famille chrétienne & de bonnes mœurs (dans un grand nombre le vice est héréditaire). Celle-ci est enlevée par une troupe de Comédiens (le plus grand nombre se consacre volontairement au théatre). Elle parcourt, déguisée en homme, plusieurs villes d'Italie avec sa troupe, & brille par-tout. Elle la quitte pour suivre un jeune François qui la conduit à Paris, & la donne au théatre Italien où elle est fort applaudie. Comme elle a reçu une éducation chrétienne, & qu'elle a un fonds de religion & d'honneur, elle éprouve de vifs remords ; des tracasseries qu'on lui fait par jalousie, & l'infidélité de son amant, lui font quitter le théatre. Une Dame pieuse la place dans une maison honnête, & la marie : elle y a une nombreuse famille qu'elle éleve chrétiennement, qu'elle établit avantageusement ; elle meurt enfin saintement. Cette seconde partie est très-bien rendue, d'une très-bonne morale, touchante & édifiante, sur le modele du Livre de Tobie : elle peut être extrêmement utile dans toutes les familles, c'est une bonne leçon à ceux qui les composent. La premiere partie est manquée ; l'Auteur sans doute craignant de se trop égayer pour un homme de son caractere, n'a point donné l'essor à sa plume. La vie d'une Comédienne peut être fort amusante par une multitude de traits de toute espèce, qui en caractérisant les femmes de cet état, en donne une juste horreur, & les couvre de mépris & de ridicule. S'il n'en vouloit pas imaginer, il en eût trouvé une infinité dans les histoires & les calendriers du théatre, qu'une main légère y eût agréablement enchassés. Nos Réflexions fourniroient à un homme de génie des matériaux pour plusieurs volumes. Cette stérilité dans un si vaste champ lui a fait manquer en partie son but & son succès. Ce livre, composé à Avignon, a tout l'air de la province dans le tour, les expressions, &c. Mais le fonds en est fort bon pour la religion & les mœurs. Le style en est coulant, naturel & pur ; tout respire la piété. C'est l'ouvrage d'un homme d'esprit qui n'a point l'usage du monde, du moins dont son état tient le génie enchaîné dans un cercle étroit de sévère bienséance. Une Dame de beaucoup d'esprit, qui s'étoit sincèrement convertie, disoit quelquefois : Je ne vous réplique point, la dévotion me rend sotte. Voici quelques traits pris au hasard qui feront juger de ce livre. (p. 50.) Soit mauvaise conduite, soit vanité, luxe, prodigalité, tout fond chez les Comédiennes. Le nombre de celles qui savent conserver quelque chose pour leurs vieux jours après avoir quitté le théatre, est très-petit. Elles laissent des dettes, ont dépensé en parures, n'ont que des bijoux qu'on vend à perte, enfin n'ont rien, quoiqu'elles aient beaucoup gagné (c'est le sort du bien mal acquis). Pag. 100. Le danger de l'irréligion est très-grand pour elles : on leur insinue le déisme pour les mieux séduire (ce qui n'est pas nécessaire) ; il ne faut aucun effort pour les séduire, on ne doit craindre que d'en être séduit. Voilà, dit Farsalla, un garnement qui veut me dépouiller de ma foi, afin de me ravir mon honneur ; voilà où vise votre belle doctrine : c'est le catéchisme du diable & de l'infamie. Pag. 115. Les pieces qu'on représente réveillent sans cesse à l'Actrice l'idée de son amant : comme elles roulent toutes sur l'amour, on en sent plus vivement l'impression ; on s'applique ce qu'on chante, on déclame, on substitue l'amant à l'Acteur ; on se voit en lui, on lui parle ; on entre dans le sentiment du rôle qu'on joue, on le réalise en soi-même, on en réussit mieux, & on le fait mieux passer dans l'ame des spectateurs. Jamais on ne représente plus au naturel que quand on est à même temps l'original & la copie ; tout coule du cœur, les larmes ne sont plus feintes, &c. Panard disoit dans une chanson : L'Actrice pleine de l'amant s'occupe bien moins de son rôle qu'elle ne pense au dénouement. Parmi bien des Contes assez peu moraux de Marmontel il y en a un sage, bien fait, où l'on peint au naturel une Actrice qui avoit ruiné un homme riche, & lui avoit attrapé pour 50000 écus de billets. Sa femme, femme comme il y en a peu, alla chez la Comédienne, & la catéchisa si bien qu'elle retira ces billets, & lui fit à la place une pension viagère de 100 louis. Les propos qu'il lui fait tenir sont très-bien filés, & il est vrai qu'en cette partie l'Auteur a un art singulier. Je sens, dit l'Actrice à la Dame, qui j'ai des torts avec vous ; mais mon état en est l'excuse. Belle excuse ! eh qui excusera l'état qui sert d'excuse au crime ? Ce seul mot ne renverse-t-il pas toute l'apologie que Marmontel en a osé faire ? apologie elle-même inexcusable. J'ai du moins le plaisir de voir que mon mari a dans ses goûts quelque délicatesse : vous avez l'air de la décence, & des graces qui seroient faites pour embellir la vertu. Ne cherchons pas d'autre mérite au théatre le plus épuré, même selon la réforme de Marmontel. Les femmes les plus honnêtes ne sont pas celles qui nous ménagent le moins : comme elles n'ont rien à nous envier, elles ont la bonté de nous plaindre. Celles qui nous ressemblent, sont bien plus injustes ; elles nous déchirent en nous imitant. Cette inégalité d'injustice, qui suppose de l'injustice dans les unes & dans les autres, a très-peu de justesse & de vérité. Ce que l'on blâme dans celles de votre état, n'est pas cette foiblesse dont tant de femmes ont à rougir. L'adultère, en effet, n'est qu'une foiblesse pardonnable ; la séduction, pourvu qu'elle n'aille pas à la fripponnerie, n'est pas blâmée, & c'est une honnête femme, comme il y en a peu, qui débite cette morale. Mais une passion plus odieuse, l'honnêteté (qui s'embarrasse peu de l'adultere), vous permet-elle d'abuser de l'ivresse & de la folie d'un amant, au point d'accepter, d'exiger des engagemens insensés, ruineux pour sa famille ? Mon mari vous a fait pour 150000 livres de billets. Voilà ce qui touche le monde, la bourse. Ce n'est plus une foiblesse excusable, quoiqu'à tout prendre, les folies qu'on fait dans l'ivresse soient plus excusables que l'ivresse qui les arrache. L'adultere n'est-il pas lui-même, un vol, une injustice, aussi contraire à la probité que le vol de 50000 écus ? C'est un don volontaire, j'ai refuse beaucoup mieux, je n'ai de lui que ce qu'il m'a donné, rien de mieux acquis. En effet le métier d'Actrice n'est qu'un commerce, c'est à qui fait le mieux marchander. Vous le croyez ; mais le croiriez-vous, si vous étiez l'enfant qu'on dépouille, la femme qu'on ruine ? la nature & l'équité parleroient en votre faveur. Les loix sevissent contre le poison. Le don de plaire en est un lorsqu'on en abuse ; il attaque la raison & l'honneur ; ce qu'on obtient dans l'ivresse de la passion, est un larcin, &c. L'Actrice accepte la pension, change de vie, &c. A-t-on pu réunir dans le même volume ce conte & l'apologie du théatre ? ne voit-on pas que l'un condamne l'autre ? L'Evêque du Bellay (Leçons exemp. L. 3. C. 10) rapporte une conversion singuliere, qu'il assure vraie. C'étoit une jeune Actrice, dit-il, des mieux faites, des plus habiles, des plus goûtées, qui faisoit l'honneur & la fortune de la troupe. Son pere & sa mere, Acteurs aussi, l'aimoient éperdument, & vouloient l'établir avec quelque bon Acteur. Plusieurs la recherchoient avec des passions désespérées, sans compter une foule d'amans de tout état, depuis le plus grand Seigneur, qui ont été jusqu'à la folie & à la rage. Mais les montagnes d'or ne l'ont point éblouie. Elle fut toujours sage malgré sa profession (miracle dont le Prélat ne parle qu'avec enthousiasme). Elle a même toujours voulu être Religieuse. Elle a joint, dit-il, une modeste gravité à une douceur majestueuse, qui donne à même temps du respect & du désir, dont l'un attire & l'autre retire, d'un côté fait souhaiter, de l'autre désespérer (Ce style galant, très-fréquent dans les livres innombrables de cet Evêque, fort pieux, mais singulier, a paru prouver qu'il étoit un des délibérans du projet de Bourgfontaine, & un des exécuteurs : preuve légère d'un fait aussi grave & aussi contraire à la vie, aux sentimens, aux écrits de M. le Camus). Les parens de l'Actrice, qui veillent comme des dragons sur cette perle de vertu, en sont au mourir. Un beau jour qu'elle représentoit le Martyre de Sainte Cécile (cette même piece à laquelle il avoit refuse d'aller) devant le Roi, la Reine, & toute la Cour d'Espagne, après avoir tout charmé, & fait couler des torrens de larmes, des que la piece fut finie, elle descend du théatre, & va se jeter aux pieds de la Reine lui expose avec mille sanglots son état & ses dispositions, sa résolution de se faire Religieuse, l'obstacle qu'y met sa famille, l'infamie de sa profession, le danger que lui fait courir la multitude des amans qui l'assiege ; demande à cette Princesse sa protection & ses graces ; que la profession religieuse étoit un mariage avec Dieu, l'Epoux des Vierges ; que ses libéralités ne pouvoient être mieux employées (c'étoit le temps où la Reine avoit accoutumé de distribuer des sommes considérables pour marier de pauvres filles). Elle ajouta à ce pathétique discours un coup de théatre, elle tomba évanouie. Ses sanglots, qui avoient souvent, mais de bonne grace, entrecoupé son discours, se trancherent ici tout-à-fait ; sa voix, étouffée dans ses soupirs, suffoquée dans ses larmes, donna place à celle de la Reine, qui en fur touchée, la releva doucement, lui donna sa main à baiser, lui accorda sa protection, la fit écrire sur le livre de vie, c'est-à-dire sur la liste des pauvres filles qu'on devoit marier. Elle fit plus, connoissant combien elle étoit gênée, & même exposée dans sa famille, elle la retira de ses mains, & la remit à une Dame de la Cour pour la garder chez elle jusqu'à ce que tout fût arrangé pour son entrée dans un Monastere. La Reine fit tous les frais de la profession avec une magnificence Royale. Rosaria, ou Rosatta passa du théatre aux embrassemens du céleste Epoux, comme dans les premiers siecles S. Genest, Comédien & Payen, fut tout-à-coup éclairé de Dieu sur le théatre, y reçut le baptême, & de là fut conduit au martyre : dénouement édifiant, bien supérieur à ceux des pieces les plus parfaites. Deux amans de Rosaria, touchés de son exemple, ayant perdu toute espérance de la posséder, se firent aussi Religieux. Il y a eu en France deux ou trois exemples moins éclatans d'Actrices & d'Acteurs convertis jusqu'à entrer dans un Cloître, & je crois qu'il y a peu de Communautés Religieuses qui voulussent de pareils sujets. Ces changemens ne sont pas impossibles, sans doute ; mais il y a peu à compter ; l'esprit du théatre est si opposé à celui de la religion ! Quo semel est imbuta mens servabit odorem testa diu. Quinaut, Racine, la Fontaine, encore n'étoient-ils pas Acteurs, depuis peu la Gaussin, & quelques autres en petit nombre, ont quitté le théatre, & se sont sincèrement convertis. Pour des Acteurs & des Actrices pieux tandis qu'ils exerçoient leur métier, c'est ce qu'on n'a jamais vu, qu'on ne verra jamais, & qui est impossible : Non bene stant uno cruxque Venus que loco. Les Lettres du Marquis de Rozelle, & celles de Sophie, qui en sont la suite, petit roman incomparablement mieux écrit que ceux de l'Evêque du Bellay & du P. Minime, à peu près à même fin, pour dégoûter du théatre & des Actrices par le détail de leurs manœuvres pour séduire un jeune homme, & des folies de celui qu'elles ont séduit. L'Auteur assure que tous les faits sont vrais, qu'il n'en fait le récit que pour faire connoître les mœurs, les intrigues, les bassesses, la coquetterie de ces créatures : portraits qui ne sont que trop vrais, & la plupart bien coloriés. Les Journaux ont fait l'éloge de ce livre ; il le mérite, il y a des sentimens nobles, de grands principes, une bonne morale, une politesse convenable ; il y a regne un ton de décence qui plaît. Mais ce n'est pas de la religion & du christianisme, on n'y en parle pas ; ce n'est que de l'honnêteté morale de cet esprit Pélagien & philosophique, qui croit pouvoir pratiquer la vertu par la raison & le libre arbitre. Belle chimere ! sans la religion & la grace l'homme n'y parviendra jamais. Sans avoir besoin de la foi, l'expérience de tous les siecles démontre cette vérité. Les héros de la morale naturelle n'ont jamais eu qu'une vertu apparente, dont les passions étoient le principe & le ressort. L'héroïne de ce roman finit par une sorte de conversion ; dégoûtée de son métier par des vols, des mépris, des infidélités, forcée par la misere, elle accepte une pension viagère de quinze cents livres que lui fournit la femme de son amant, partie par générosité, partie pour se débarrasser d'une rivale dangereuse, & va vivre pensionnaire dans un couvent. Le livre finit par le portrait déshonorant qu'elle fait d'elle-même dans une confession générale qu'elle écrit à son amant, Directeur singulier, qui sûrement n'a pas de mission divine, à qui contre toute vrai-semblance & sans nécessité elle découvre toute sa turpitude. C'est ici le fonds du Conte de Marmontel : la Femme comme il y en a peu n'est que le Marquis de Rozelle abrégé & tourné à sa maniere. Il paroît avoir plutôt voulu faire l'éloge de la femme que la censure de l'Actrice. Le Marquis de Rozelle en veut à l'Actrice ; la femme n'y est qu'un moment. Il faudroit copier tout le livre, si on vouloit rapporter tous les traits qu'il lance sur les Actrices. En voici quelques-uns pris au hasard, qui suffiront pour le faire connoître. Le goût des filles de l'opéra est à la mode, elles sont séduisantes & d'un accès facile. Ce qui n'est qu'un goût & un ton pour bien des gens, peut être une passion dans un jeune homme sans expérience. Mais elles sont trop méprisables, pour qu'on ne puisse en désabuser une ame bien née. Tu serois bien sot de croire à la vertu d'une fille d'opéra ; elle joue la fille honnête, & fait son métier ; elle fait à quel filet se prennent les bonnes gens. Familiarise-toi avec elle, sois libre, hardi, entreprenant, elle est à toi. Je t'envoie la liste de tes prédécesseurs, elle est nombreuse. Toi le premier ! tu seras l'unique à qui elle fasse éprouver des rigueurs. Faut-il te prouver la conduite d'une fille d'opéra ? Ce seul titre l'annonce, son état ne laisse pas même l'idée de la vertu. Tu l'adores, & je crois, Dieu me le pardonne, que tu as pour elle du respect ! Tu fais la sévère à ton amant, écrit une Actrice à sa compagne ; mais son amour est-il d'une trempe à résister à l'ennui des refus ? Accepte tous ses dons ; mets-y toute la décence que tu voudras, mais accepte, accepte, c'est autant de pris. Je suis au désespoir de ne pouvoir t'envoyer ce petit drôle de Bizac (un Acteur) ; il est attaché au char d'une veuve riche, vieille folle : il ne peut la quitter sans risquer sa fortune. Quel dommage ! il auroit joué d'après nature le rival malheureux, respectueux, vertueux, généreux. Mon vieux amant est épouventable, jaloux, tyrannique, ennuyeux, maussade ; mais il me fait de gros présens, je prends patience. Que ton Marquis est plaisant avec son respect ! où a-t-il pris ce mot ? il doit te paroître étrange. Le pauvre garçon ! il est sot, tu lui donneras de l'esprit, il est juste qu'il te paye son apprentissage : il commence par être duppe, il finita par être fripon. Elle répond : J'ai employé toutes les ressources, j'ai rallumé tous ses désirs, je l'ai amené au point de me proposer un mariage secret ; il n'y a plus qu'un pas à faire. Ce projet m'étonne : moi vouloir épouser ! pourrai-je jouer le rôle d'une honnête femme ! c'est du haut comique ; je vais être l'Héroïne de la troupe, &c. Voici la confession de la belle Pénitente. Let. 145. Vos bienfaits me donnent droit de vous présenter mes hommages. C'est aux soins de Me. votre épouse que je dois la révolution qui s'est faite dans mon ame. Son indulgente bonté me fit voir avec plus d'horreur que les plus amers reproches n'auroient pu faire, l'ignominie de ma conduite. Je jouis dans cet asyle d'une considération qu'on ne m'accorde que parce qu'on ne me connoît pas. Le contraste des vertus que je vois pratiquer avec les vices où j'étois plongée, &c. Je vous dois des aveux que, tout honteux qu'ils sont, l'honneur m'ordonne de vous faire. L'intérêt seul me dictoit ce que je vous disois de plus tendre, je ne vous aimois point. Vendue à la débauche dès mes plus jeunes années, mon cœur n'étoit susceptible d'aucun sentiment délicat ; je vous aurois trahi à chaque occasion pour un homme plus riche ou plus prodigue. Après avoir séduit une foule de jeunes gens par les attraits de la volupté, corrompu leurs mœurs & consumé leur fortune, je méditai de conquérir le vôtre. Attentive aux progrès de votre passion, j'eus recours aux manèges, à l'intrigue, à l'hypocrisie, & vous amenai au point de vous avilir jusqu'à vouloir m'épouser publiquement : noirceur horrible, contre laquelle l'autorité devroit sévir. M. Forval a exposé sa vie. Cet évenement m'affectoit peu. Je ne voyois dans le sang versé pour moi qu'un nouvel hommage à mes charmes. Des amis devenus rivaux s'égorgeant à mon sujet, étoient un triomphe de plus. Ce sentiment fut toujours le seul qui m'occupât dans ces circonstances que mes artifices ont rendues fréquentes. Un caprice, une fantaisie pouvoient m'attacher par hasard à un être aussi vil que moi, avec qui j'aurois pu en liberté montrer toute ma bassesse. Je n'aurois jamais eu ces sentimens pour vous ni pour tout autre honnête homme. Loin de vous tenir compte de votre tendresse, vous ne me paroissiez que foible & fait pour être dupe. Tous les traits de désintéressement, de générosité, de reconnoissance, que j'étalois à vos yeux, n'étoient que des ressorts bas, inventés par le vice, pour contrefaire & séduire la vertu, &c. Cette lettre, quoique pleine de vérités, est sans vrai-semblance ; on ne se décrie à ce point que dans la confession sacramentelle, parce que la loi de Dieu y oblige, & qu'on est sûr du secret ; mais il n'est guere probable qu'on aille faire à un amant sans nécessité un tel aveu par écrit. L'Almanach du Théatre (1754) rapporte quantité d'anecdotes de la dévotion des Comédiens. Chammelé mourut subitement sortant du cabatet. Campistron expira suffoqué de colère contre des porteurs qui à cause de son énorme grosseur refusoient de le porter. Regnard mourut en épicurien, comme il avoit vécu, sans donner aucun signe de religion, la Tuilerie d'une fievre chaude causée par son libertinage, Mondori d'apoplexie sur le théatre, jouant Hérode. Moliere fut attaqué sur le théatre, représentant le Malade imaginaire, & mourut une heure après, Scarron cul de jatte, ne voyant, ne parlant, ne connoissant que le burlesque, Lulli perdu de débauche. Voici un trait qui caractérise les mœurs & la religion de ce dernier. Lorsqu'il étoit à l'extrémité le Chevalier de Lorraine vint le voir & lui marquer son amitié : Oui vraiment, lui dit la femme de Lulli tout en colère, c'est vous qui l'avez enivré le dernier. Tais-toi, répond Lulli, si j'en réchappe, ce sera lui qui m'enivrera le premier. Il y a peu d'Auteurs, Acteurs & Actrices qui ne meurent misérablement. Quinaut, Barbourg, Racine, la Gaussin se sont convertis, qu'on en nomme beaucoup d'autres : Apparent rari nantes in gurgite vasto. Le Gazettier a eu le courage d'insérer dans la feuille 1757. Le Prince d… est allé passer la quinzaine de Pâques à son château (pour se préparer par la retraite à faire ses pâques). Il y a mandé les Acteurs de l'opéra & de la comédie Italienne alors désœuvrés à Paris, & y a fait exécuter plusieurs pieces. Geliotte, qui se préparoit aussi avec les autres à ses pâques, a chanté les principaux rôles. A force de sollicitations & d'ordres verbaux les Comédiens de … se sont enfin résolus à donner à l'Hôpital la représentation d'une piece, au choix des Administrateurs. Ayant voulu s'en dispenses, l'Hôpital réveilla leur dévotion endormie, par une assignation ; il alloit les faire condamner, ils se rendirent. Les Administrateurs choisirent le temps du Carnaval & la piece des trois Sultanes, dont la recette leur fut accordée. A Paris ils sont abonnés avec l'Hôtel-Dieu ; ailleurs on s'arrange avec eux comme on peut. Il est singulier que l'Hôpital ait le choix de la piece, il ne l'est pas moins qu'il ait demandé une des plus libres. Quelle idée donnent les Administrateurs des mœurs du public & des leurs ! ils pensent que c'est celle qui attirera le plus de monde, & la licence tient l'échelle à la charité. Le Courier d'Avignon (déc. 1767, Beziers.) rapporte un autre trait de dévotion comédienne. La Confrairie des Pénitens blancs de cette ville, érigée sous l'invocation du Saint Esprit, a obtenu du Roi un droit pour l'établissement d'un opéra ; & pour former des Acteurs & Actrices, spectateurs & spectatrices, elle s'est chargée d'enseigner gratuitement la musique ; & pour marquer au Roi sa reconnoissance d'un bienfait si précieux pour des Pénitens, ils ont fait des processions, chanté des grand'messes, exposé le S. Sacrement (mais non pas pris la discipline) pour M. le Dauphin & pour le Roi, remerciant bien Dieu de leur avoir fait la grace d'établir un opéra. Il est vrai que pendant la maladie de M. le Dauphin ils firent cesser le spectacle, ce qui n'est pas trop conséquent, & que de leur côté les Acteurs du Concert établi sous la protection de M. l'Evêque, au lieu des scènes d'Armide, de Roland, d'Hypolite, chantèrent le Miserere, sans pourtant prendre la discipline, non plus que nos saints Pénitens. Des Pénitens blancs entrepreneurs de l'opéra, ouvrant une école gratuite de musique pour former des Acteurs & des Actrices, faisant des processions pour remercier Dieu de ce pieux établissement ! Les Actionnaires de Toulouse n'ont rien fait de si surprenant. La Capitale même, toute féconde qu'elle est en merveilles, n'en voit pas de semblables. Mais pourquoi suspendre les représentations dans le temps qu'on remercie Dieu d'avoir obtenu la permission de les faire ? doit-on craindre de lui offrir les propres bienfaits dont on le remercie ? C'est irréligion de le remercier, s'ils ne lui sont pas agréables, ou ingratitude de les supprimer, s'ils l'honorent. Sans doute les Pénitens, Directeurs de l'opéra, en sac & en corde (c'est leur habit d'ordonnance), présideront & figureront à l'orchestre, aux machines, au théatre, aux coulisses, aux foyers, pour inspirer l'esprit de pénitence qui les anime, & par leur décoration religieuse feront de l'opéra une œuvre de dévotion que quelque mauvais plaisant traitera de farce. Un des théatres de Londres étoit autrefois un monastère ; on a fait la salle du spectacle dans une grande piece qui servoit d'Eglise ou de chapitre : on voit de toutes parts des Evêques & des Moines peints sur les murailles, qu'on a négligé d'effacer ; on y a appliqué les décorations & les loges avec des peintures analogues. Ainsi on voit Mars & Vénus à côté d'un Moine, Jupiter & Alcmene auprès d'un Evêque, le théatre dans l'Eglise, & l'Eglise sur le théatre, comme les Pénitens blancs par dévotion à l'opéra. Au reste l'exemple du digne Evêque de ceux de Beziers leur servira de règle pour purger l'opéra & en faire un spectacle dévot. Le Prélat, amateur habile de la musique, & protecteur déclaré du Concert, y assiste régulierement chaque semaine avec ses Grands Vicaires & toute sa cour. Son Aumônier, ancien Maître de musique, y bat la mesure ; les Enfans de chœur & tous les Chantres de la Cathédrale exécutent avec autant de ferveur qu'à l'Office. Les têtes de ce pays sont toutes musiciennes, & dans leurs idées suivent assez la marche des notes, croches & doubles croches. Il est vrai que par ordre du Prélat un Grand Vicaire ad hoc examine toutes les scènes d'opéra qu'on y chante, & pour écarter les mauvaises pensées a grand soin de substituer les mots d'ami & d'amitié aux termes profanes d'amant & d'amour, souvent, il est vrai, aux dépens de la mesure & de la rime, mais au grand profit des bonnes mœurs. On se sauve le mieux qu'on peut à la faveur d'une croche de plus pour chaque syllabe surnuméraire. On a la même dévote attention au Séminaire de S. Sulpice à Paris dans les pieces de théatre qu'on y joue. Je ne répondrois pas que les jeunes Religieuses qui font représenter des pieces de Racine à leurs Pensionnaires, eussent toujours la même facilité de composition ; mais les Pénitens, qui sans doute sont Poëtes, fetont cette édifiante réforme. Pétrone, sans être Pénitent blanc, fait dans son Satyricon une réforme semblable. Dans ce livre, qui n'a guère plus de dévotion que les ouvrages & la conduite des gens de théatre, on trouve ordinairement amicus, amica, frater & soror, à la place d'amant & de maîtresse, qu'ils ne se font aucun scrupule d'employer. Ce zèle a valu un brillant fleuron à la couronne des Pénitens. Le Prince de… passant à… eut la dévotion d'être Pénitent blanc. Son épouse & sa fille eurent aussi la dévotion d'assister à la réception, & chemin faisant d'être reçues Pénitentes blanches. Les Pénitens, au comble de la joie, ornèrent magnifiquement leur chapelle & leur maison ; avenues, cloître, corridor, tout fut tapissé & éclairé d'une infinité de bougies, torches, lampions, &c. Quatre cents Pénitens allèrent en procession au-devant de leurs Altesses en sac & en corde, la croix levée, les bourdons en main, reçurent le carrosse en haie. La Garde du Prince, & les Soldats de l'Hôtel-de-ville, qui s'y étoient joints, se mêlèrent aux Pénitens, & se distribuerent dans la procession, qui se trouva par ce moyen mi-partie de Pénitens & de Soldats, de bourdons & de mousquets, chacun son uniforme. Le Prince descend du carrosse, & marche à pied ; les Princesses, qui étoient incommodées, furent tirées du carrosse, assises sur des carreaux de velours à crépines d'or, & portées sur les bras de plusieurs Pénitens vigoureux, ayant l'Aumônier de la Confrairie au milieu d'eux, qui terminoit la marche de la procession. On arrive à la chapelle, & on procède à la réception du postulant. Par la rubrique du rituel les Pénitens sont prosternés, à l'exception du Prieur, qui est assis sur son trône. Le récipiendaire s'avance humblement vers lui, se met à genoux, & lui demande le saint habit ; il prononce une formule de consécration à la pénitence, endosse le sac, & même, selon les statuts dressés par le Roi Henri III, qui étoit Pénitent, ils doivent prendre la discipline, ce qui aujourd'hui ne s'observe plus. Ce cérémonial effraya les Princesses. Les Pénitens sont trop galans pour ne pas les en dispenser ; on se contenta que leur auguste nom fût inscrit dans les registres, & l'acte de réception signé de leur main. La signature donnée, on chanta le Deum, on donna la bénédiction du Saint Sacrement, & on se retira dans le même ordre, le Prince à pied, les Dames sur leurs carreaux, & de là s'en allèrent à la comédie. Ce dernier exercice de dévotion, il est vrai, n'est ordonné ni dans les anciens ni dans les nouveaux statuts de la confrairie ; mais les nouveau Confrère & Confreresses n'avoient pas eu le temps de se faire instruire de toutes les règles. Ils allèrent tout uniment d'un spectacle à l'autre, & tous les jours les Pénitens de toutes les couleurs vont faire l'oraison au théatre, & travailler à convertir les Actrices. Les Pénitens bleus ne sont pas moins brillans : le Roi, M. le Dauphin, toute la Famille Royale est inscrite sur leur registre. En conséquence la Compagnie se qualifie de Confrairie Royale ; elle a un Suisse à la livrée du Roi, les armes du Roi sont de tous côtés arborées, avec S. Jerôme leur Patron, qui se donne des coups de pierre sur l'estomac. L'histoire d'Artois fait mention d'un Abbé de Liesse. C'étoit à Arras l'Intendant des divertissemens publics : cet emploi y a duré un siecle. Il étoit élu tous les ans par les Officiers du Duc de Bourgogne, les Magistrats & la Bourgeoisie. On l'investissoit de sa charge en lui mettant en main une crosse d'argent doré. Une de ses fonctions étoit de donner au carnaval des comédies au peuple par des Acteurs qu'on appeloit les Moines ; & pour entretenir des liaisons avec les villes voisines, il les invitoit à venir à ses fêtes, & il alloit aux leurs avec sa troupe. Elles avoient aussi leurs Intendans des plaisirs, le Roi des Sots à Lille, le Prince de Plaisance à Valenciennes, &c. Dans le voyage, qui se faisoit aux dépens de la ville, l'Abbé, accompagné des Echevins en robe, faisoit porter un étendart aux armes de l'Abbaye ; les tambours, les trompettes, les hérauts d'armes le précédoient, &c. Nos Entrepreneurs actionnaires, les Intendans des divertissemens publics, ne sont pas ce mélange ridicule de sacré & de profane ; mais leur théatre est-il une meilleure école de bonnes mœurs ? En Espagne pareil ridicule. Les Autos, dit M. d'Aunoi (Voy. d'Espagne, Lett. 11.) sont des tragédies dont le sujet est pieux, & l'exécution bizarre. Tels étoient nos anciens mysteres. On joue encore dans ce goût en Espagne ; le Roi y vient, les gens de qualité y sont invités par billets. C'est une fête de dévotion ; on y allume beaucoup de flambeaux, pour imiter les cérémonies de l'Eglise, quoique le soleil donne à plomb sur les Comédiens, & fasse fondre les bougies. Voici la piece qu'on joua. Les Chevaliers de S. Jacques sont assemblés en chapitre, & Notre Seigneur vient les prier de le recevoir dans leur ordre. Plusieurs Chevaliers le veulent bien ; mais les anciens leur représentent qu'ils feroient tort à l'ordre d'admettre parmi eux un roturier, que S. Joseph son père est un pauvre Menuisier, que la Sainte Vierge sa mère est une couturiere. Notre Seigneur attend à la porte avec la plus grande inquiétude la résolution que le Chapitre prendra. On se détermine avec peine à le refuser. Là dessus on ouvre un avis, d'instituer pour lui un ordre de chevalerie, l'Ordre du Christ : c'est celui de Portugal, qu'on fait voir par là n'être pas noble, comme ceux d'Espagne (trait de satyre impie). Cet expédient satisfait tout le monde. Tout cela ne se fait pas par un esprit d'irréligion, ils aimeroient mieux mourir que de manquer au respect dû à la religion. On rempliroit des volumes des traits innombrables de ce mélange impie & ridicule des choses saintes avec les profanes, où la piété perd toujours. Ce qu'on vient de rapporter suffit pour faire sentir combien l'esprit du théatre corrompt les choses les plus saintes, porte l'irréligion & le vice jusque dans le sanctuaire ; dégrade les Ministres qui en prennent le goût, fait mépriser les mysteres, les cérémonies, les exercices pieux, les images, les habits, les lieux, les livres saints, tout ce qui tient au christianisme, dont il est le renversement, & en abuse, pour les tourner contre la religion & la vertu. Il n'est rien que la corruption n'empoisonne, que la plaisanterie ne travestisse au théatre, même chez le sexe dévot. **** *book_la-tour_reflexions-t6_1767 *id_CH_89_L1_8 *date_1767 CHAPITRE VIII. Sentimens de S. Chrisostome. Cet homme célèbre, dont le nom seul annonce la haute idée qu'en a route l'Eglise, l'un des plus éloquens Orateurs, des plus saints Evêques, des plus illustres Pères qu'elle ait jamais eu, a été l'un des plus déclarés ennemis du théatre, & peut être en fut-il la victime. Son zèle à condamner les fêtes & les spectacles donnés pour l'inauguration de la statue de l'Impératrice Eudoxie, lui attira la haine implacable qui le pour-suivit, la basse injustice des Prélats courtisans qui le proscrivirent, & les horribles persécutions qui en firent un Martyr. L'exil & la mort de S. Chrisostome est un crime de plus pour le théatre. Les deux plus grandes villes du monde, Antioche & Constantiaople, où il sit successivement briller ses talens, & éclater son zèle, étoient aussi les deux villes les plus livrées à la fureur des spectacles, & quoique sous des Empereurs très-Chrétiens, après les règnes de Constantin & de Théodose, dont les loix sévères avoient épuré & réformé la scene, il se plaint avec raison des désordres, des excès, des dangers infinis qui en sont inséparables, & lui attribue la dépravation des mœurs qui déshonoroit le Christianisme dans ces deux capitales. On ne finiroit point, s'il falloit rapporter tous les traits répandus dans ses œuvres ; nous nous bornons aux principaux. La comédie de nos jours ne mérite pas plus de grace ; pour peu qu'on ait de bonne foi, on la reconnoîtra dans le portrait de celle de son temps. On n'a qu'à transporter l'Orateur de la Grèce en France, le faire monter dans les chaires de Paris, de Rouen, de Bordeaux, de Toulouse, de Lyon, de Marseille, &c. il ne faudra ni modérer son zèle, ni changer son langage ; c'est par-tout le même scandale. Homil. 4. de fide Annæ. Quand on vous reproche votre négligence à approcher des sacremens, à entendre la parole de Dieu, à vous rendre à l'Eglise au moins une fois la semaine, vous vous excusez sur votre pauvreté, vos infirmités, vos affaires, comme s'il y avoit d'affaire plus pressante & plus importante que celle de votre salut. Mais dans trois jours vous allez voir la fausseté de ces prétextes, la ville entiere va courir au spectacle ; les rues, les maisons seront désertes ; on montera sur les toits, on se perchera sur les précipices pour les voir : pauvreté, affaires, infirmités, rien n'arrêtera cette folie, on vaincra tous les obstacles ; les gens casses de veillesse y courront avec plus d'avidité que les jeunes hommes les plus vigoureux, déshonoreront leurs cheveux blancs, & se couvriront de ridicule. A l'Eglise on n'écoute qu'avec dégoût, mollement couché, à demi endormi, se plaignant de toutes les saisons ; à l'amphithéatre (il n'étoit pas couvert) on expose la tête nue aux rayons du soleil, foulé, presse de toutes parts avec la plus grande incommodité ; on y trouve des délices, comme dans la plus riante prairie. Quelle dépravation jusque dans ceux qui devroient servir de guide à la jeunesse ! comment corrigerez-vous vos enfans, vos domestiques, vous qui dans un âge avancé vous comportez scandaleusement en jeune homme insensé ? Quoi ! après tant d'années vous n'êtes pas encore rassasie de spectacles ? Si un jeune homme vous manque de respect, vous lui rappelez les droits de votre vieillesse ; mais s'il faut le conduire à la vertu, que devient votre gravité, vous qui êtes fou du spectacle ? Quand je parle des vieillards, ce n'est pas pour excuser la jeunesse qui y court à sa perte ; car si cette passion est honteuse & ridicule pour les vieillards, elle est bien plus dangereuse pour la jeunesse. Le précipice est pour elle bien plus profond, car le feu des passions est plus vif, il n'y faut qu'une étincelle pour allumer l'incendie, le cœur plus facile à séduire ; elle a besoin de plus de précaution & de vigilance, & d'un frein plus sévère. Ne dites pas, bon homme, que le spectacle est agréable ; songez plutôt combien ce plaisir est pernicieux, & même peu satisfaisant. Quand vous revenez du théatre, comparez-vous à ceux qui reviennent de l'Eglise. Quel des deux est le plus satisfait ? Il a prié Dieu, entendu sa parole, reçu les sacremens, il est exempt de péché, en particulier de ceux qu'on commet au théatre ; plein de confiance & de joie, il parle avec plaisir & avec fruit de ce qu'il a entendu. Vous avez abandonné l'Eglise votre mère, méprisé les Prophètes, outragé votre Dieu, assisté aux danses du démon, écouté les plus mauvaises paroles, perdu un temps précieux, sans en rapporter aucun fruit spirituel ni temporel ; vous êtes déchiré de remords, couvert de honte, abattu de tristesse. Ne cherchassiez-vous que votre satisfaction, c'est à l'Eglise qu'il faudroit se rendre. Venez-y donc goûter la divine parole ; un moment de mortification vous assurera une volupté pure, un moment de plaisir vous causeroit plusieurs jours d'amertume. Ici, comme dans toutes les passions, un plaisir d'un moment, & un regret éternel du vice, une peine d'un moment, & une éternité de délices dans la vertu : Vitium momentaneum habet voluptatem dolorem perpetum, virtus laborem omnem fructum œternum. Homil de David & Saul. Je crois que plusieurs de ceux qui allèrent hier aux spectacles d'iniquité sont ici présens. Je voudrois les connoître, afin de les chasser de l'Eglise, non pour toujours, mais pour les convertir, comme un bon père interdit quelquefois à ses enfans sa maison & sa table dans la vue de les corriger, comme un Pasteur sépare du troupeau les brebis malades, pour les guérir & préserver celles qui sont saines. Mais s'ils me sont inconnus, ils ne le sont pas au Fils de Dieu, qui les jugera, & qui j'espère les fera rentrer en eux-mêmes. Mais, dises-vous, quel est donc leur crime pour mériter d'être chassés de l'Eglise ? Quoi donc ! l'adultère n'est-il pas un assez grand crime ? Ils en sont coupables, & ils osent venir dans ce lieu saint. Ce mot vous étonne ? C'est celui du grand Juge qui doit juger de toutes vos actions : Regarder une femme avec un mauvais désir, c'est, dit-il, avoir commis l'adultère dans son cœur : Jam mœchatus est in corde. Si une femme négligemment parée, vue par hasard dans la rue, blesse mortellement ceux qui la regardent avec curiosité, que sera-ce de contempler les heures entieres au spectacle, de propos délibéré, & avec le plus grand goût, jusqu'à abandonner l'Eglise pour y courir, ces infames Actrices, communément belles, & toujours le plus dangereusement parées ? Aura-t-on l'impudence de dire qu'on n'a formé aucun mauvais désir ? Ces paroles dissolues, ces chants lascifs, ce son de voix séduisant, ce visage fardé, ces attitudes voluptueuses, ces instrumens de musique, cette harmonie, cette mélodie qui énerve l'ame, & par un goût de volupté prépare & livre les spectateurs aux pièges des Actrices, ne les perd-il pas tous (on diroit qu'il y avoit opéra à Constantinople) ? Si jusque dans le sanctuaire, en la présence de Dieu, pendant le chant des Pseaumes & la divine parole, la concupiscence, comme un voleur subtil, se glisse en secret dans nos ames, comment pourront la surmonter, s'exempter d'adultère & participer aux saints mystères, ceux qui fréquentent le théatre, où ils ne voient & n'entendent rien de bon, mais dont les yeux & les oreilles sont sans cesse assiégés par l'iniquité ? Je vous exhorte donc & vous conjure d'aller vous confesser & faire pénitence en particulier des péchés commis au théasre, qui ne sont pas médiocres ; vous puniriez un domestique qui mettroit des ordures dans un vase d'or destiné à renfermer des parfums ou des pierres précieuses, faites-vous moins de cas de votre ame ? Le Saint Esprit y a répandu les parfums de sa grace, les pierres précieuses de ses dons, & vous y renfermez les pompes, les fables du Démon, les chansons d'une Comédienne. De quel œil Dieu verra-t-il ce sacrilège mélange ? n'êtes vous pas saisi d'horreur & de crainte de regarder le Saint des Saints des mêmes yeux dont vous venez de voir le crime, d'entendre des mêmes oreilles les infamies de la scène & les divines Ecritures, & de recevoir l'hostie adorable dans le même cœur qui vient de boire à longs traits un poison mortel ? Le théatre ne cause-t-il pas encore tous les désordres de la société, l'infidélité dans les mariages, les troubles, les querelles des familles ? Lorsque devenu licencieux, efféminé, ennemi de toute pudeur, vous rentrez chez vous, votre femme fût-elle la plus accomplie, ne vous est plus agréable. Embrasé de la concupiscence que le théatre a allumé, épris des objets que vous y avez vu, vous méprisez, vous insultez, vous maltraitez cette épouse simple & modeste, non qu'elle l'ait mérité, mais parce que vous ne voyez votre maison qu'avec dégoût, que vous ne soupirez qu'après ces objets criminels ; le son de leur voix retentit encore à vos oreilles, leurs traits, leurs graces, leurs attitudes sont encore gravés dans votre cœur ; à plus forte raison avec quelle répugnance venez-vous à l'Eglise, avec quel ennui entendez-vous la parole de Dieu, sur-tout si on vous parle de modestie & de pureté ? tout cela vous accuse & vous jette dans le désespoir, Je vous conjure donc, & je ne cesserai de vous conjurer de fuir les spectacles, pour vous préserver ou pour vous guérir d'un si grand mal. Commentar. in Isai. Je vous ai souvent exhortés de ne point aller au spectacle ; vous n'avez pas profité de mes exhortations. Ecoutez donc, & profitez-en mieux. En regardant ces impures représentations, vous avez commis un péché, vous vous rendrez les esclaves d'une Actrice. En revenant du théatre tout ce que vous y avez vu revient dans votre-mémoire ; vous en êtes affligé, vous en rougissez : Malheur à moi, dites-vous, de quel front oserai je entrer dans l'Eglise & écouter la divine parole ? Consultez-vous vous-même ; sentez la différence de l'état où vous êtes en revenant de l'Eglise, de celui où vous vous trouvez en revenant du spectacle ; vous n'aurez pas besoin de mes exhortations. Cette comparaison suffiroit pour connoître l'avantage de l'un & le malheur de l'autre. Revenez donc à Dieu, priez avec confiance, corrigez-vous. Si vous voulez guérir vos plaies, appliquez-y le remède, soyez votre Médecin. Ne vous lassez pas de faire des efforts ; la mauvaise habitude est un arbre qu'il faut abattre. Un coup de hache n'y suffit pas. Frappez vingt, trente, cent fois, jusqu'à ce qu'il soit abattu. Une Actrice est un chêne qui ne porte que du gland pour nourrir des pourceaux : son amour a poussé dans votre cœur de profondes racines ; il en coûte de les arracher. Couverte des feuilles de la parure & de ses agrémens, elle a aveuglé votre ame ; mon discours sera la hache qui coupera cet arbre infortuné. Qu'il est difficile de corriger une habitude invéterée ! Mais ne vous découragez pas, ne craignez pas de découvrir la profondeur de votre plaie, & d'y appliquer le baume nécessaire de la pénitence. Homil. 1. in Matth. Je ne vous annoncerai pas la divine parole, si je vous vois sans goût, sans estime, sans respect pour elle, & la foulant aux pieds. Selon la parole de Dieu, ne donnez point les choses saintes aux chiens, ne jetez pas les pierres précieuses aux pourceaux, ils les fouleront aux pieds. Mais qui, direz-vous, est assez malheureux pour cela ? Qui ? celui qui a pour elle moins d'empressement que pour le théatre, ces théatres diaboliques & prostitués, diabolicis theatris, meretricibus (expression singuliere, difficile à rendre en françois ; le théatre n'est pas seulement plein de femmes prostituées, il est comme prostitué lui-même, vendu au crime, il vend le crime, theatris meretricibus). Grand nombre y passent les jours entiers, ce qui cause dans leurs maison de grands désordres ; ils apprennent avec grand soin ce qu'ils y entendent dire ; & pour le malheur de leur ame leur mémoire trop fidele ne le leur rappelle que trop : tandis qu'ils ne peuvent sans impatience être un moment à l'Eglise. On n'a point de religion, on n'en a qu'en paroles. Homil. 15. ad Popul. Antioch. Bien des gens s'imaginent qu'il n'est pas certain que ce soit un péché d'aller à la comédie. Mais il est certain qu'elle cause une infinité de maux, l'immodestie, la fornication, toute sorte d'incontinence. Il ne suffit pas même d'éviter les péchés certains, nous sommes encore obligés d'éviter les choses indifférentes qui portent insensiblement au péché. Celui qui marche sur le bord d'un précipice, quoiqu'il n'y tombe pas, ne laisse pas de trembler, & souvent la crainte le trouble & le fait tombet. Ainsi celui qui ne s'éloigne pas du péché, mais vit avec lui, doit vivre dans la crainte, & souvent y tombe. Homil 15. in Genesim. Ce saint Evêque interdisoit jusqu'au spectacle du Cirque, où on ne voyoit que des courses de chevaux. On sent bien qu'il ne faisoit pas grace à ceux où l'on étale des Actrices. Mais, dites-vous, quel mal y a-t-il à voir courir des chevaux ? Si vous examiniez avec attention tout ce qui s'y passe, vous verriez que tout est ici l'ouvrage du démon. Ce ne sont pas seulement des chevaux qui courent, ce sont des blasphêmes, des cris, des querelles, des discours licentieux, que de toutes parts on entend, des femmes de mauvaise vie, par-tout répandues & étalées, des libertins, des gens mous & efféminés. Autre préjudice à nos ames : l'inutilité de ces divertissemens, le temps qu'on y perd, les discours frivoles qui s'y tiennent. Rien de tout cela ne conduit au salut. N'est-ce pas un assez grand mal ? Aliud animæ damnum, inutilia quæ ad nihil conducunt, tempus dilapidatur, &c. Hom. 7. in Matth. C. 2. Qui de vous, comblé des bienfaits de Jesus-Christ, imiteroit les travaux des Mages, qui viennent d'un pays éloigné l'adorer dans la crêche & lui offrit leurs présens ? Vos femmes ont une si grande mollesse, qu'elles ne peuvent faire deux pas, & venir à l'Eglise, sans se faire porter (& elles ont la force de danser les heures entieres). Combien d'entre vous préferent le théatre à nos assemblées ! Au lieu de courir, comme les Mages, pour voir Jesus-Christ, vous courez pour ne le voir pas, mais pour voir des femmes sur la scène, où il n'est sûrement pas. Ne méritez-vous pas que la foudre tombe sur vous ? Si quelque puissant protecteur vouloit vous introduire auprès du Roi, & vous obtenir des graces, n'y eût-il pas même des graces à obtenir, préféreriez-vous le théatre ? & vous quittez l'Eglise, la sainte Table pour le théatre ! vous vous éloignez de cette fontaine d'eau vive pour aller faire naufrage aux pieds d'une Actrice ! vous osez l'appeler une mer de délices ! C'est bien plutôt une mer de crimes & de malheurs. Il seroit mille fois moins dangereux de traverser la mer Ægée & la mer Tyrrheniene que d'affronter les horribles écueils du théatre : Tutius mare Ægeum vel Tyrrhenum transeat, quàm theatri horrenda discrimina. Le Démon remplit votre esprit toute la nuit de l'attente des plaisirs ; quand il vous montre ce que vous aviez tant désiré, il vous lie en esclave. N'eussiez-vous point de commerce avec les Actrices, ne vous croyez pas sans péché. Vous l'avez commis par vos désirs ; la flamme de la concupiscence embrase votre cœur. N'y eussiez-vous pas consenti, êtes-vous excusable de vous y être exposé, & d'avoir donné ce scandale, & engagé par votre exemple, peut-être par vos invitations, à aller à la comédie ? Je vous envoie à l'école de vos femmes, dont vous devriez plutôt être les maîtres que les disciples ; le péché vous met au-dessous d'elles, & vous livre à leurs justes reproches ; fuyez ce péché, & vous reprendrez l'autorité que Dieu vous a donnée. Le péché vous met même au-dessous des plus vils animaux, je vous renvoie à leurs leçons avec l'Ecriture ; les oiseaux, les poissons, les reptiles, sont plus chastes que vous. Fuyez donc cette mer de malheurs, ce fleuve de feu, cet air empesté du théatre, qui allume le feu de l'enfer. Vous voulez donc, dites-vous, que nous nous fassions tous Religieux ? comme s'il n'y avoit que les Religieux qui pussent mener une vie chrétienne, comme si la loi de l'Evangile n'étoit pas pour tout le monde. Dieu ne dit pas moins aux gens mariés qu'aux Religieux : Si vous regardez une femme avec un mauvais désir, vous avez commis adultère dans le cœur. Je n'interdis pas le mariage, ni les plaisirs honnêtes ; mais je veux qu'on y observe la modestie, & qu'on n'y commette point de péché. Je ne prétends pas qu'on habite les déserts & les montagnes, mais qu'on vive chrétiennement dans les villes, dans les familles. Ne maltraitez pas vos épouses, ne corrompez pas vos enfans, n'introduisez pas dans vos maisons la peste du théatre. Si votre épouse est pieuse, vous vous plaignez qu'elle passe trop de temps à l'Eglise ; & vous qui passez tout le vôtre au théatre, vous croyez-vous sans reproche ? Jaloux de vos femmes, vous censurez leurs moindres démarches, & vous vous croyez tout permis. Vous leur appartenez autant qu'elles vous appartiennent, & vous leur faites le sanglant affront de vous abandonner à des Actrices. Vous faites rougir votre fille par vos discours, & vous vous déshonorez vous-mêmes ; vous scandalisez vos domestiques en vous permettant ce que vous devriez châtier en eux. Faut-il en être surpris ? vous courez au théatre voir & entendre, & vous préférez aux actions & aux paroles honnêtes ce qu'il ne convient pas même de nommer. Je ne me tairai point jusqu'à ce que j'aie détruit ce théatre diabolique, & rendu à la pureté ceux qui composent nos assemblées. Homil. 6. ibid. Nous ne sommes pas faits pour passer notre temps dans les ris, les divertissemens & les délices ; c'est la vie des Comédiens & des Comédiennes, des parasites & des adulateurs des Grands, non de ceux qui sont appelés à une vie céleste, & dont les noms sont écrits dans le livre des élus, mais de ceux qui sont livrés au Démon. C'est lui, n'en doutez pas, qui a fait un art des jeux de théatre, pour attirer les hommes, les séduire, les amollir, & détruire leur vertu ; c'est lui qui a fait dresser les théatres, a formé les Acteurs, afin que cette peste gagne & infecte toute une ville. S. Paul nous défend les discours frivoles, les paroles de bouffonnerie ; mais c'est ce qui fait la matiere des divertissemens dramatiques ; & ce qui est le plus intolérable, c'est que si un Acteur prononce quelque parole impie ou licencieuse, c'est alors qu'on rit aux éclats, & qu'on est le plus satisfait. On applaudit à des choses qui devroient faire jeter des pierres aux Acteurs, puisque par ces plaisirs criminels, ils allument le feu de l'enfer. En louant ces folies, on s'en tend complice, on en devient l'auteur, en engageant à les dire, & l'on mérite les plus grands supplices. S'il n'y avoit point de spectareur, il n'y auroit plus de Comédiens. Mais quand ils vous voient tout quitter, jusqu'à votre métier, vos affaires, vos profits, pour eux, ils en sont de plus en plus animés. Je ne prétends pas excuser les Acteurs, mais vous faire sentir que vous êtes le plus coupable, & la vraie source de tous les déréglemens. Celui qui représente est moins criminel que celui qui l'engage à représenter par son assiduité, ses applaudissemens, ses ris ; c'est favoriser, c'est achalander la boutique du Diable, foventes eas Diaboli officinas, sur-tout dans la profanation de la sainteté du mariage, qu'on y méprise & qu'on y décrie. De quel œil verrez-vous chez vous votre femme, après avoir vu au théatre outrager & rendre son sexe méprisable ? Vous avez honte, vous vous repentez de votre union avec elle, vous craignez de partager le ridicule. Tout cela, dites-vous, n'est qu'une fiction Mais il fait bien des adultères réels, & ruine bien des familles ; & pour comble d'affliction, un si grand mal ne passe pas même pour un mal ; on favorise l'adultère, on en rit, on y applaudit. Ceux qui feignent de pareilles horreurs sont dignes de mille morts, d'oser mettre sons les yeux ce que toutes les loix condamnent. Si l'adultère est un mal, la représentation est sans doute un mal aussi : Si adulterium est malum, malum est sine dubio ejus imitatio. Qui pourroit dire combien ces représentations font commettre de crimes, & inspirent aux spectateurs d'impudence & d'impureté ! Rien de plus lascif, de plus impudique, que l'œil qui peut soutenir ce spectacle. Quelle contradiction ! vous ne souffririez pas de pareilles licences dans les rues, encore moins chez vous, & vous y applaudissez au théatre ! La différence des lieux en change-t-elle la nature ? Vous y allez les admirer, les voir & les entendre ; c'est le comble de l'opprobre & de la folie. Il vaudroit mieux couvrir votre visage de boue que de voir avec plaisir l'image du crime : la boue ne nuit pas tant à vos veux, que la vue de ces objets nuit à votre ame. Tout cela vous afflige ? Cette affliction fait ma joie parce qu'elle est le commencement de votre conversion. Vous ne sauriez trop gémir de tous ces désordres ; je vous en parle vivement, afin qu'enfonçant le fer plus profondément, je puisse plus parfaitement arracher de votre amé la pourriture qui la perd, & lui rendre la santé. Homil. 36. Matth. 11. De même que les ordures souillent & bouchent les oreilles du corps, les discours, les chansons, les vers licentieux souillent & bouchent celles de l'ame. Un barbare menaçoit les Juifs de leur faire manger des ordures. Vous le faites réellement, & même encore pis. Ces licences sont plus nuisibles que tout ce qu'il y a de plus dégoûtant ; & ce qui est le plus insupportable, non-seulement vous n'en avez pas horreur, quand vous les voyez au théatre, mais vous en riez, vous y applaudissez. Si cela n'est pas un mal, montez donc sur la scène, jouez votre rôle, liez-vous à la troupe des Comédiens, pratiquez ce que vous louez. Vous rougiriez d'être de cette société, les loix même payennes ont déclaré les Comédiens infames ; pourquoi donc les estimez-vous, les honorez-vous ? Vous courez en foule au théatre, comme vous iriez à l'entrée de quelque Ambassadeur ou de quelque Général d'armée, pour remplir vos cœurs & vos oreilles d'infamie. Vous reprendriez vos enfans, vous puniriez vos esclaves, s'ils se donnoient ces libertés, vous ne les souffririez pas dans votre maison, & lorsque les derniers, les plus vils, les plus méprisables des hommes (des Comédiens) Verberones, serviles abjecti homines, vous invitent à venir entendre ces infamies, vous vous en réjouissez, vous leur en rendez graces. Peut-on porter plus loin la folie ? Mais, dites-vous, je n'ai jamais ni dit ni chanté ces obscénités. Qu'importe ? vous les écoutez avec plaisir. Croira-t-on même que jamais vous ne répétiez ce que vous avez entendu avec tant d'ardeur ? Quand vous entendez des blasphemes, vous en frémissez, vous bouchez vos oreilles, parce que vous n'aimez pas le blasphème. Vous en feriez de même pour les obscénités, si vous ne les aimiez pas ; nous croirions que vous ne les répérez pas, si vous ne pouviez souffrir de les entendre. Comment conserverez-vous la vertu & serez-vous vainqueur dans les rudes combats de l'impureté, lorsque vous vous laissez gagner par le chant des Actrices ? Car si même vivant éloigné du danger, on a tant de peine à conserver cette vertu, comment la conservera-t-on quand on s'y livre ? Ignorez-vous notre malheureux penchant pour le vice ? comment éviterons-nous le feu de l'enfer, quand nous nous en faisons un art & une étude ? Réjouissez-vous dans le Seigneur, dit S. Paul. Oui dans le Seigneur, non pas dans le Démon. Comment sentirez-vous vos péchés, comment vous en repentirez-vous, toujours enivré des folies des spectacles ? Vous portez du théatre dans vos maisons ces ordures empestées dont par les yeux & les oreilles vous avez rempli vos ames, & qui s'y sont comme établies. Vous avez en aversion ce que vous devriez aimer, & vous aimez ce que vous devriez avoir en horreur. J'en vois qui au sortir d'un enterrement courent se laver dans le bain, & ne versent pas une larme au sortir du théatre. Mais le cadavre n'est pas immonde, & le péché imprime une tache que tous les fleuves du monde ne peuvent laver ; la contrition & la confession peuvent seules l'effacer. Mais quel est donc ce bruit & ce tumulte du théatre ? quels sont ces cris diaboliques & ces habits dont l'indécence est l'ouvrage de l'enfer ? Un jeune homme se pare & se frise comme une coquette, & par les regards, les habits, les airs efféminés, s'étudie à paroître une fille, & à démentir son sexe. Le vieillard rase sa pudeur avec ses cheveux, prêt à tout dire, à tout entendre, à tout faire ; des femmes sans voile & sans honte paroissent & par, lent hardiment sur la scène, elles semblent avoir fait une étude réfléchie de l'impudence, & répandent si bien le poison de l'impureté dans les y eux & les oreilles des spectateurs, qu'on diroit qu'elles ont conspiré d'attacher jusqu'aux racines de la modestie, de déshonorer la nature, & de rassasier leurs passions par la plus infame volupté. En un mot tout ce qui se passe au théatre est infame, turpissima sunt. Les paroles, les habits, la parure, la démarche, les gestes, les intrigues, le style des pieces, tout y est plein du poison de l'impureté. Comment rentrerez-vous en vous-même, après avoir été enivré de la coupe du Démon. Que de crimes s'y commettent ! que de mariages y sont profanés ! que de jeunes gens y font corrompus ! Tout y est un chef-d'œuvre d'iniquité, un prodige d'impudence, ce qui devroit nous faire verser des torrens de larmes. Quoi donc, direz-vous, nous proscrivons tous les jeux, & nous voulons tout renverser. Mais est-ce nous qui renversons ? C'est le théatre qui a tout renversé. D'où viennent les corrupteurs du mariage, que de la scène ? c'est elle qui dégoûte les hommes de leurs femmes, & de la pratique de toutes les vertus. C'est celui qui fréquente le théatre, qui renverse tout. Ce sont les tyrans, non le théatre, direz-vous, qui font ces désordres, puisque les spectacles sont approuvés par les loix, & n'ont jamais occasionné des crimes. Que ne puis-je nommer les coupables ! je vous montrerois que c'est là qu'ils se sont formés. Combien les Actrices n'en ont-elles pas mis dans l'esclavage ! combien n'en ont-elles pas arraché à leurs légitimes épouses, & fait souiller le lit nuptial ! Est ce nous qui renversons les loix qui ont condamné tous ces crimes ? Renverser le théatre n'est pas détruire les loix, mais le regne du vice & la peste des villes. Que cherchent les misérables qui font ce métier ? ils cherchent à vivre, ils vendent leurs talens pour avoir du pain, & se prêtent à tout ce que le libertinage leur demande. Une jeunesse mal élevée est plus furieuse qu'une bête féroce : plusieurs scélérats n'ont eu d'autre école que le théatre. Ces voluptés insensées animent les peuples, corrompent les honnêtes femmes, en les mêlant avec les Actrices, & ruinent une infinité de familles. C'est donc vous qui en favorisant le théatre, renversez tout l'ordre de la société, non pas moi qui le combats. Faut-il donc détruire tous les théatres ? Plût-à-Dieu fussent-ils tous détruits ! Ce n'est pourtant pas ce que je vous ordonne : laissez subsister tous ces beaux édifices, mais faites cesser toutes ces représentations. Prenez leçon des barbares, qui savent bien s'en passer. Quelle excuse aurez-vous, vous qui êtes citoyens des cieux & associés aux chœurs des Anges ? êtes-vous moins sages que des barbares ! S'il vous faut des divertissemens, n'en est-il pas d'honnêtes & à la ville & à la campagne ? la nature n'y offre-t-elle pas les plus beaux spectacles ? n'avez-vous pas une femme, des enfans, des amis, qui vous feront goûter des plaisirs & plus purs & plus doux ? Des barbares s'étant trouvés un jour au théatre, dirent une parole digne des plus grands Philosophes : Les Romains n'ont-ils point des femmes & des enfans, pour aller chercher ces frivoles & honteuses voluptés ? Ils nous faisoient sentir par là qu'il n'est rien de plus cher que la société d'une honnête femme & des enfans bien élevés. Mais il est, dites-vous, bien des gens pour qui le théatre n'est pas pernicieux. Il n'en est point à qui il ne nuise. Mais en fût-il, n'est-ce rien que le temps qu'on y perd, & le scandale qu'on y donne ? Eussiez-vous assez de force d'esprit pour n'y commettre aucun péché, ce que je crois impossible, ne vous chargez-vous pas des péchés de tous ceux que vous y attirez par votre exemple ? Tous ces désordres qui se commettent, retombent sur vous, & vous en serez puni, pour avoir occasionné la perte de toutes ces ames. Quelque chaste que vous sachiez vous maintenir en y allant, vous seriez bien plus pur en vous en abstenant. Ne cherchez pas de si vaines excuses. Fuyez cette fournaise de Babilone, arrachez vous (comme Joseph) des mains de cette impudique Egyptienne, fallût-il lui laisser votre manreau. Ainsi goûterez-vous une joie ineffable qui ne sera point troublée par les remords de la conscience, & vous vous assurerez dans l'autre vie des couronnes éternelles. **** *book_la-tour_reflexions-t6_1767 *id_CH_89_1 *date_1767 TABLE DES CHAPITRES. Chapitre I. Faut-il permettre aux femmes d'aller à la Comédie ? p. 3 Chap. II. Theatres de Société. 29 Chap. III. Immodestie des Actrices. 57 Chap. IV. Extrait des Lettres de M. Clément. 84 Chap. V. De la Parure. 106 Chap. VI. Ericie ou les Vestales. 137 Chap. VII. Dévotion des Comédiens. 159 Chap. VIII. Sentimens de S. Chrisostome. 179