**** *book_ *id_body-1 *date_1761 Apologie du théâtre Celui qui a regardé les Belles-Lettres comme une cause de la corruption des mœurs ; celui qui, pour notre bien, eut voulu nous mener paître, n'a pas dû approuver qu'on envoyât ses Concitoyens à une école de politesse & de goût : mais sans nous prévenir contre ses principes, discutons-les de bonne foi. M. d'Alembert a proposé aux Genevois d'avoir un Théâtre de Comédie. « Voilà, dit M. Rousseau, le conseil le plus dangereux qu'on put nous donner. Vous serez, (dit-il à M. d'Alembert) le premier Philosophe qui ait jamais excité un Peuple libre, une petite Ville & un Etat pauvre, à se charger d'un Spectacle public. » Il fait voir que Geneve est hors d'état de soutenir un spectacle sans un préjudice réel : 1. Par le petit nombre de ses habitans. 2. Par la modicité de leur fortune. 3. Par la nature de leurs richesses, qui, n'étant pas le produit des biens-fonds, mais de l'industrie & du commerce, exigent d'eux une application continuelle. 4. Par le goût excessif des Genevois pour la campagne, où ils passent six mois de l'année. Il ajoute qu'il est impossible qu'un établissement si contraire aux anciennes maximes de sa patrie, y soit généralement applaudi. « Supposons cependant (poursuit-il), supposons les Comédiens bien établis dans Geneve, bien contenus par nos loix, la comédie florissante & fréquentée, le premier effet sensible de cet établissement sera, comme je l'ai déjà dit, une révolution dans nos usages, qui en produira nécessairement une dans nos mœurs. » Au lieu de spectacles, Geneve a des cercles ou sociétés de douze ou quinze personnes qui louent à frais communs un appartement commode, & où les associés se rendent. « Là, chacun se livrant aux amusements de son goût, on joue, on cause, on lit, on boit, on fume ; les femmes & les filles se rassemblent de leur côté, tantôt chez l'une, tantôt chez l'autre ; les hommes, sans être fort sévérement exclus de ces sociétés, s'y mêlent assez rarement…. Mais dès l'instant qu'il y aura une comédie, adieu les cercles, adieu les sociétés. Voilà, dit M. Rousseau, la révolution que j'ai prédite. » Il avoue que l'on boit beaucoup, & que l'on joue trop dans les cercles ; mais il soutient avec son éloquence, qu'il vaut mieux être ivrogne que galant, & croit l'excès du jeu très-facile à réprimer, si le gouvernement s'en mêle. Il convient aussi que les femmes dans leur société, se livrent volontiers au plaisir de médire, mais par-là même elles tiennent lieu de censeurs à la République. « Combien de scandales publics ne retient pas la crainte de ces séveres observatrices ! » Tout cela peut paroître ridicule à Paris, quoique très-sensé pour Geneve ; & Monsieur Rousseau a sur nous l'avantage de mieux connoître sa patrie. Il est vraisemblable qu'en deux ans de comédie tout seroit bouleversé : c'est-à-dire, qu'on n'iroit plus, à l'heure du spectacle, fumer, s'enivrer & médire dans les cercles ; & que l'agréable vie de Paris prendroit à Geneve la place de l'ancienne simplicité. M. Rousseau se plaint déjà qu'on y éleve les jeunes gens à la françoise. « On étoit plus grossier de mon temps, dit-il, les enfants étoient de vrais polissons ; mais ces polissons ont fait des hommes, qui ont dans le cœur du zele pour servir la patrie, & du sang à verser pour elle. » M. Rousseau croit être à Lacédémone. Mais Geneve, ne lui déplaise, a de meilleurs garants de sa liberté que les mœurs de ses citoyens ; & grace à la constitution de l'Europe, elle n'a pas besoin d'élever des dogues pour sa garde. Cependant que le goût du luxe, inséparable de celui du spectacle ; que les maximes de nos tragédies, la peinture comique de nos mœurs, le silence même & la gêne qui régnent dans nos assemblées, & qu'il regarde comme indignes de l'esprit républicain, que tous ces inconvénients soient tels qu'il les envisage par rapport à Geneve, il est plus en état que nous d'en juger. Qu'il choisisse à sa patrie les fêtes, les jeux, les spectacles qui lui conviennent ; c'est un soin que nous lui laissons. Nous applaudissons à son zele, nous admirons ce patriotisme éclairé, vigilant & courageux ; cette éloquence noble & simple, qui n'a rien d'inculte & rien d'étudié, où la douceur & la véhémence, les images & les sentiments, le ton philosophique & le langage populaire sont mêlés avec d'autant plus d'art, que l'art ne s'y fait point sentir. Telle est la justice que j'aime à rendre aux intentions & aux talents de M. Rousseau. Mais que pour détourner les Genevois de l'établissement proposé, il leur presente le théâtre le plus décent de l'univers comme l'école du vice, les Poëtes comme des corrupteurs, les Acteurs comme des gens non-seulement infâmes, mais vicieux par état ; les spectateurs comme un peuple perdu, & à qui le spectacle n'est utile que pour dérober au crime quelques heures de leur temps ; c'est ce que l'évidence de la vérité peut seule rendre pardonnable. Je crains bien que M. Rousseau n'ait écrit toutes ces choses dans cette fermentation qu'il croit appaisée, & qui peut-être ne l'est pas assez. Quoiqu'il en soit, d'autres imiteront, en lui répondant, l'amertume de son style, & croiront être aussi éloquents que lui, quand ils lui auront dit des injures. Pour moi, je suppose qu'il a voulu effrayer ses concitoyens, & qu'il a oublié Paris pour ne s'occuper que de Geneve. Je vais donc le suivre pas à pas, sans humeur & sans invective. Il considere d'abord le spectacle comme un amusement. « Or, dit-il, tout amusement inutile est un mal pour un être dont la vie est si courte, & le temps si précieux. » 1. Il avouera que ce mal existe à Geneve sans le spectacle, à moins que boire, jouer & fumer ne lui semblent des occupations utiles. 2. Un amusement qui délasse & console la vie laborieuse, qui occupe & détourne du mal la vie oisive & dissipée, n'est pas sans quelque utilité. 3. Peut-être y a-t-il des devoirs pour tous les instants de la vie, peut-être une heure de dissipation est-elle un larcin fait à la société. Mais à qui le persuaderez-vous ? Et si la société se relâche elle-même de ses droits ; si elle vous dit : j'exige moins, pour obtenir plus sûrement, plus librement ce que j'exige ; si les hommes, pour n'être ni tyrans, ni esclaves les uns des autres, se permettent par intervalles cet oubli mutuel & passager ; s'ils vous répondent enfin qu'ils ne vivent ensemble que pour être heureux, & que le délassement est un besoin de leur foiblesse, avez-vous à leur repliquer que vous êtes hommes comme eux, & que tous vos momens sont pleins ? Je sçais qu'il n'y a que l'homme qui broute, dont la société n'ait rien à exiger ; mais elle n'attend de personne une servitude assidue. Promenez-vous donc sans remords deux heures du jour dans la campagne, tandis qu'à Paris nous les passons à entendre Athalie ou Cinna, le Misanthrope ou le Tartuffe. « Un barbare à qui l'on vantoit la magnificence du cirque & des jeux établis à Rome, demanda : les Romains n'ont-ils ni femmes ni enfans ? le barbare avoit raison. » Ce barbare ne sçavoit pas que le premier besoin d'une société est d'être en paix avec elle-même ; qu'il y avoit à Rome dans les esprits un principe de sédition, qui ne se dissipoit que dans les fêtes ; & que lorsqu'un peuple n'est pas content, il faut tâcher de le rendre joyeux. Ce barbare auroit condamné les cercles de Geneve comme les spectacles de Rome, & il auroit eu tort. « Je n'aime point qu'on ait besoin d'attacher son cœur sur la scene, comme s'il étoit mal au-dedans de nous. » Une bonne conscience fait qu'on ne craint pas la solitude ; mais ne fait pas qu'on s'y plaise toujours. Il est peu d'hommes qui s'aiment assez pour jouir continuellement d'eux-mêmes sans langueur & sans ennui. L'on a beau être à son aise au-dedans de soi, l'on y fait souvent de la bile. Il n'y a que Dieu dont on puisse dire, se suo intuitu beat ; encore, selon notre foible maniere de concevoir, a-t-il pris plaisir à se répandre. « Les spectacles sont faits pour le peuple, & c'est par leurs effets sur lui qu'on peut déterminer leurs qualités absolues… Quant à l'espece des spectacles, c'est nécessairement le plaisir qu'ils donnent, & non leur utilité qui la détermine. » C'est au Poëte à rendre l'utile agréable, & tous les bons Poëtes y ont réussi : les détails en vont être la preuve. Mais c'est de quoi M. Rousseau est très-éloigné de convenir. « La scene en général est (dit-il) un tableau des passions humaines, dont l'original est dans tous les cœurs ; mais si le Peintre n'avoit soin de flatter ces passions, les spectateurs seroient bientôt rebutés, & ne voudroient plus se voir sous un aspect qui les fit mépriser d'eux-mêmes. Que s'il donne à quelques-unes des couleurs odieuses, c'est seulement à celles qui ne sont point générales, & qu'on haït naturellement…. Et alors ces passions de rebut sont employées à en faire valoir d'autres, sinon plus légitimes, du moins plus au gré des spectateurs. Il n'y a que la raison qui ne soit bonne à rien sur la scene. Un homme sans passions, ou qui les domineroit toujours, n'y sçauroit intéresser personne…. Qu'on n'attribue donc pas au théâtre le pouvoir de changer des sentiments ni des mœurs, qu'il ne peut que suivre & embellir. » La scene est un tableau des passions dont le germe est dans notre cœur : voilà le vrai ; mais l'original du tableau est dans le cœur de peu de personnes. S'il n'y avoit à la cour que des Narcisses, Britannicus n'y seroit point souffert ; s'il n'y avoit que des Burrhus, Britannicus y seroit inutile ; mais il y a des hommes vaguement ambitieux & irrésolus encore, ou mal affermis dans la route qu'ils doivent suivre ; c'est pour ceux-là que Britannicus est une leçon, & n'est point une insulte. Il y a par-tout des passions nationales & constitutives de la société ; tel étoit l'amour de la domination chez les Romains, l'amour de la liberté chez les Grecs, l'amour du gain chez les Carthaginois ; tel est parmi nous l'amour de la gloire, ou du moins celui de l'honneur. Il est certain que le théâtre doit ménager, flatter même ces passions, s'il veut gagner la faveur du public ; rien n'est plus naturel ni plus juste. L'Apôtre d'une morale opposée au génie, au caractere, au gouvernement d'une nation, en est communément ou le jouet, ou le martyr. Il est sensé que ce qui constitue les mœurs nationales d'un peuple, convient à ce peuple : nul homme privé n'a droit de lui en demander compte. Mais toute passion qui ne tient point à ce caractere général, est livrée à la censure du théâtre. La haine, la vengeance, l'ambition personnelle, la basse envie, l'amour effrené, l'orgueil tyrannique, tout ce qui attente à la société, tout ce qui lui nuit, tout ce qui peut lui nuire ; les vices les plus répandus, les travers les plus à la mode, tout cela peut être attaqué sans ménagement. Plus la peinture en est vive, & la satyre accablante, plus le spectacle est applaudi. Il est une passion contre laquelle il seroit absurde de se déchaîner sans réserve : c'est la passion de l'amour ? & c'est la seule dont M. Rousseau ait pu dire qu'on la fait valoir au théâtre aux dépens de celle qu'on y peint avec des couleurs odieuses. Nous aurions lieu d'examiner dans la suite quand & comment l'amour est intéressant sur la scene, & pourquoi il y est protégé. Il en est des goûts, des opinions, des ridicules nationaux, qui ne sont en eux-mêmes ni bien ni mal, comme des passions nationales dont je viens de parler. La société qui les adopte, se les rend personnels, & il n'est pas raisonnable de vouloir qu'elle soit la fable d'elle-même. Ainsi, par exemple, celui qui au milieu de Pekin, iroit se moquer de l'architecture chinoise, & traiter d'imbécilles tous ceux qui habitent sous ces toits sans symmétrie & sans proportion ; celui-là, dis-je, ne seroit pas sage : il auroit peut-être raison par-tout ailleurs ; mais à Pekin il auroit tort. Ainsi tout n'est pas du ressort du théâtre, c'est l'école des citoyens, & non celle de la République. Voilà, ce me semble, quelle est la distinction réelle entre les mœurs que l'on doit ménager sur la scene, & celles qu'on y peut censurer. Si la constitution politique est mauvaise, si les mœurs fondamentales sont altérées ou corrompues dans leur masse, le théâtre n'y peut rien, je l'avoue ; mais en attaquant les vices épars, & les passions naissantes, le théâtre ne peut-il pas affoiblir le poison dans sa source ? ne peut-il pas arrêter ou ralentir la contagion de l'exemple ? C'est ce qui reste à examiner. M. Rousseau attribue à Moliere & à Corneille des ménagements auxquels je suis bien convaincu que ni l'un ni l'autre n'avoient pensé. Ils ont écrit pour leur siecle, sans doute ; ils en ont consulté les mœurs & le goût ; c'est-à-dire, qu'ils ont pris dans l'opinion de leur siecle les moyens de l'affecter, de l'intéresser à leur gré. Mais quel est le vice qu'ils ont ménagé, quelle est la passion qu'ils ont flattée ? Si Moliere avoit eu la timide circonspection qu'on lui attribue, auroit-il jamais démasqué l'hypocrite ? Dans le Cid, Corneille autorise le duel, mais dans quelle circonstance ? C'est un fils qui venge son pere, & qui, réduit à l'alternative de deux devoirs opposés, préfere le plus inviolable. Ce n'est pas la vengeance, c'est la piété qui se signale dans le Cid, & qui enleve les applaudissemens. Le duel est un usage barbare ; mais l'usage établi, l'honneur de Dom Diegue mortellement offensé, il n'étoit pas plus permis au Cid de pardonner l'insulte faite à son pere, que de lui enfoncer lui-même le poignard dans le sein. C'est donc un acte de vertu, & le devoir le plus sacré de la nature qui est recommandé dans cette tragédie, l'une des plus morales & des plus intéressantes qui aient paru sur aucun théâtre du monde. Si quelque chose peur faire sentir la barbarie du point d'honneur, c'est l'affreuse nécessité où ce préjugé réduit le Cid ; mais il est aisé de voir pourquoi Corneille a respecté dans les Espagnols & devant les François une opinion adhérente au principe fondamental de la monarchie. « Si les chef-d'œuvres de ces Auteurs (Corneille & Moliere) étoient encore à paroître, ils tomberoient infailliblement aujourd'hui, dit M. Rousseau ; & si le public les admire encore, c'est plus par honte de s'en dédire, que par un vrai sentiment de leurs beautés. » M. Rousseau a-t-il pu croire, a-t-il voulu nous persuader que nous faisions semblant de rire, de pleurer, de frémir à ces spectacles ! Et le public, pour sçavoir s'il s'amuse ou s'il est ému, sera-t-il obligé de demander comme ce jeune étranger à son Mentor : mon Gouverneur, ai-je bien du plaisir ? M. Rousseau mérite qu'on lui réponde plus sérieusement ; mais faut-il aussi nous réduire à prouver que Cinna, Polieucte, le Misanthrope, le Tartufe, &c. nous intéressent & nous enchantent ? Quand même l'impression en seroit affoiblie, combien de causes peuvent y contribuer, qui n'ont rien de commun avec les mœurs ? L'assertion est laconique, la discussion ne le seroit pas. S'il est vrai que sur nos théâtres la meilleure piece de Sophocle tomberoit tout à plat, ce n'est point par la raison qu'on ne sçauroit se mettre à la place de gens qui ne nous ressemblent point. Car au fond toutes les meres ressemblent à Jocaste, tous les enfants ressemblent à Œdipe, en ce qui fait l'intérêt & le pathétique de la tragédie de Sophocle, & je ne pense pas qu'on nous soupçonne d'avoir moins d'horreur que les Grecs pour le parricide & l'inceste. Ce n'est donc pas le fond, mais la superficie des mœurs qui a changé, & c'est en quoi le poëte est obligé de consulter le goût de son siecle : mais ceci demanderoit encore un long détail pour être expliqué. « Il s'ensuit de ces premieres observations, dit M. Rousseau, que l'effet général du spectacle est de renfoncer le caractere national, d'augmenter les inclinations naturelles, & de donner une nouvelle énergie aux passions. » Cette conclusion a trois parties ; la premiere est vraie dans un sens ; le théâtre ménage, favorise des mœurs nationales, les fortifie, & c'est un bien. Car les mœurs nationales tiennent à la constitution politique ; & celle-ci fût elle mauvaise, tout citoyen doit concourir à en étayer l'édifice, en attendant qu'il soit reconstruit. Si Tunis ne pouvoir subsister que par le pillage, la piraterie devroit être en honneur sur le théâtre de Tunis. Mais si par les mœurs nationales on entend des habitudes étrangeres ou nuisibles au génie du gouvernement & au maintien de la société, je n'en vois point, comme je l'ai dit, que le théâtre favorise, je n'en vois point que le public ne permette de censurer. Toutes les inclinations pernicieuses sont condamnées au théâtre ; toutes les passions funestes y inspirent l'horreur, toutes les foiblesses malheureuses y font naître la pitié & la crainte. Les sentimens qui de leur nature peuvent être dirigés au bien & au mal, comme l'ambition & l'amour y sont peints avec des couleurs intéressantes ou odieuses, selon les circonstances qui les décident ou vertueux ou criminels. Telle est la regle invariable de la scene tragique, & le Poëte qui l'auroit violée révolteroit tous les esprits : c'est un fait que je vais rendre sensible dans peu par les exemples mêmes que M. Rousseau a choisis. « Je sçais, dit-il, que la poétique du théâtre prétend faire tout le contraire, & purger les passions en les excitant ; mais j'ai peine à bien concevoir cette regle. Seroit-ce que pour devenir tempérant & sage, il faut commencer par être furieux & fou ! » M. Rousseau étoit de bonne foi : je n'en doute pas. Mais n'étoit-il pas trop animé du zele patriotique, en écrivant ces choses étranges ? Personne ne sçait-mieux que lui qu'à Sparte, pour préserver les enfans des excès du vin, on leur faisoit voir des esclaves dans l'ivresse. L'état honteux de ces esclaves inspiroit aux enfans la crainte ou la pitié, ou l'une & l'autre en même-temps ; & ces passions étoient les préservatifs du vice qui les avoit fait naître. L'artifice du théâtre n'est autre chose, & M. Rousseau en est bien instruit. Dira-t-il que pour rendre leur enfans tempérans & sages, les Spartiates les rendoient furieux & fous ? « Il ne faut, dit-il, pour sentir la mauvaise foi de ces réponses, que consulter l'état de son cœur à la fin d'une tragédie. » Hé bien, je choisis les trois pieces du théâtre où la plus séduisante des passions est exprimée avec le plus de chaleur & de charme, Ariane, Inès & Zaïre ; je demande à M. Rousseau s'il croit que l'impression qui en reste, soit une disposition à ce que l'amour a de vicieux ? Que seroit-ce si je parcourois les tragédies où la jalousie sombre & cruelle, ou la vengeance atroce, ou l'ambition forcenée ne paroissent qu'entourées de furies, & déchirées de remords ? M. Rousseau a-t-il consulté son cœur à la fin de Polieucte, de Cinna, d'Athalie, d'Alzire, de Mérope. Est-ce le goût du vice, ou l'amour de la vertu, que ces spectacles y excitent ? J'atteste M. Rousseau lui-même, en supposant, comme de raison, qu'il ne se croit pas plus incorruptible que nous. Mais voici bien un autre paradoxe. « Toutes les passions sont sœurs, une seule suffit pour en exciter mille ; & les combattre l'une par l'autre, n'est qu'un moyen de rendre le cœur plus sensible à toutes. » Observons d'abord qu'il s'agit de la terreur & de la pitié, qui sont les ressorts du pathétique. Ainsi tout ce qui excite en nous la pitié, nous dispose à la vengeance ; ainsi la crainte que nous inspirent les forfaits de l'ambition, les lâches complots de l'envie, les projets sanglants de la haine, cette crainte, dis-je, est elle-même le germe des passions qui la font naître. Est-ce dans la tête d'un Philosophe que tombent de pareilles idées ? La sensibilité, sans doute, est la base des affections criminelles, mais elle l'est de même des affections vertueuses. Tout ce qui l'excite la rend féconde ; mais elle produit des baumes ou des poisons, selon les semences qu'on jette dans l'ame, & s'il est des ames qui corrompent tout, ce n'est pas la faute du théâtre. « Le seul instrument qui serve à les purger (les passions), c'est la raison, & j'ai déjà dit que la raison n'avoit nul effet au théâtre. » Voilà deux assertions également dénuées de preuve, & qui toutes deux en avoient grand besoin. Je demande à M. Rousseau, si la raison elle-même a quelque moyen plus sûr de contenir une passion, que de lui opposer pour contrepoids la crainte des dangers & des remords qui l'accompagnent ? Est-ce par des calculs géométriques ? Est-ce par des définitions idéales que la raison corrige les mœurs ? Quant au fait que M. Rousseau avance pour la seconde fois, qu'il nous dise s'il regarde le rôle de Caton, dans la tragédie d'Adisson, comme déplacé au théâtre ? Ce rôle si intéressant & si beau, est la raison & la vertu même. Il est aussi calme qu'il est pathétique, & si l'héroïsme en étoit moins tranquille, il seroit beaucoup moins touchant. Mais pourquoi recourir au théâtre Anglois ? Toutes les vertus sur la scene Française n'ont-elles par leurs maximes pour regle, n'y voit-on que des furieux ou des fanatiques ? L'humanité, la grandeur d'ame, l'amour de la patrie, l'enthousiasme même de la religion n'y sont-ils pas aussi éclairés, aussi raisonnés qu'ils peuvent l'être sans froideur ? M. Rousseau ne se souvient-il plus d'avoir entendu Zopire, Alvarés, Polieucte, Burrhus, &c ? « Qu'on mette, dit-il, pour voir, sur la scene Française, un homme droit & vertueux, mais simple & grossier… qu'on y mette un sage sans préjugés qui, ayant reçu un affront d'un spadassin, refuse de s'aller faire égorger par l'offenseur ; & qu'on emploie tout l'art du théâtre pour rendre ces personnages intéressans, comme le Cid, au peuple Français, j'aurai tort si l'on réussit. » On ne réussira point, & vous aurez tort. 1°. La grossiéreté n'est bonne à rien ; nous la rejettons de la société & du théâtre. 2°. Le sage est un personnage fort respectable, mais la bravoure est une de ces qualités nationales que le théâtre Français doit honorer. Si le sage est un Thémistocle, nous l'admirons ; s'il n'est que patient, ou timide, il n'est pas digne d'occuper la scene. En un mot, l'homme sans préjugés attaquera les nôtres ; & il en est que l'on doit respecter. Mais indépendamment de ces convenances, l'intérêt doit naître de l'émotion : or un caractere que rien n'émeut, ne sçauroit nous émouvoir, à moins qu'il ne soit dans une situation pareille à celle de Caton : colluctantem cum aliquâ calamitate. D'ailleurs la pitié, ce sentiment si naturel & si tendre, nous touche plus que l'admiration : ainsi quelqu'empire qu'ait sur nous la raison, il ne s'ensuit pas qu'elle doive être aussi pathétique, aussi théâtrale que l'amour combattu par l'honneur, tel qu'il nous est peint dans le Cid. « Mais en supposant les spectacles aussi parfaits, & le peuple aussi bien disposé qu'il soit possible, encore, dit M. Rousseau, ces effets se réduiroient-ils à rien, faute de moyens pour les rendre sensibles. Je ne sçache que trois instrumens à l'aide desquels on puisse agir sur les mœurs d'un peuple ; sçavoir, la force des loix, l'empire de l'opinion, & l'attrait du plaisir : or, les loix n'ont nul accès au théâtre…. L'opinion n'en dépend point…. Et quant au plaisir qu'on y peut prendre, tout son effet est de nous y ramener plus souvent. » Suivons, s'il est possible, le fil de ces idées, & voyons d'abord qu'elle est la supposition. Le spectacle aussi parfait qu'il peut l'être, c'est-à-dire, sans doute, l'innocence & le crime, le vice & la vertu, les bons & les mauvais exemples presentés sous le point de vue le plus moral. Le peuple aussi bien disposé, c'est-à-dire, au moins avec ce goût général de la vertu, & cette aversion pour le vice, qui préparent le cœur humain à recevoir les impressions de l'une, & à repousser les atteintes de l'autre, quand la vertu lui est presentée avec ses charmes, & le crime avec son horreur. Cela posé, qu'est-il besoin de la force des loix, & de l'empire de l'opinion, pour lui faire goûter des peintures consolantes pour les bons, & effrayantes pour les méchans ? L'attrait d'un plaisir honnête ne lui suffit-il pas pour le ramener à un spectacle, selon son cœur, où la vertu qu'il aime, est comblée de gloire, où le vice qu'il hait, ne se montre que chargé d'opprobres, & malheureux même dans ses succès. Parmi les instrumens à l'aide desquels on peut agir sur les mœurs, M. Rousseau a omis le plus puissant, qui est l'habitude. Des affections répétées naissent les inclinations, & celles-ci décidées au bien ou au mal, constituent les mœurs bonnes ou mauvaises. Tel est l'infaillible effet des émotions que le théâtre nous cause : quelque passageres qu'elles soient, il en reste au moins une foible empreinte, & les mêmes traces approfondies se gravent si avant dans l'ame, qu'elles lui deviennent comme naturelles. Mais est-il besoin de prouver quel est l'empire de l'habitude, & M. Rousseau lui-même peut-il se le dissimuler ? Il attribue, en passant, aux Acteurs de l'Opéra, un ressentiment un peu vif de l'ennui qu'ils lui ont causé. « Néron, chantant au théâtre, faisoit égorger ceux qui s'endormoient…. Nobles Acteurs de l'Opéra de Paris, ah ! si vous aviez joui de la puissance impériale, je ne gémirois pas maintenant d'avoir trop vécu. » Il faut que M. Rousseau attache à son sommeil une prodigieuse importance, ou qu'il ne lui en coûte guere pour imaginer des assassins. « Le théâtre rend la vertu aimable… il opere un grand prodige de faire ce que la vertu & la raison font avant lui ! Les méchants sont haïs sur la scene ; sont-ils aimés dans la société ? » J'observe, 1°. que si tous les hommes aiment la vertu, & détestent le vice de cet amour actif, & de cette haine véhémente que l'on respire au théâtre, tous les hommes ont de bonnes mœurs ; & si M. Rousseau peur me le persuader, j'aurai autant de plaisir que lui à le croire. 2°. Que si cet amour & cette haine sont assoupis dans l'ame, les impressions du théâtre font un bien en les réveillant. 3°. Que si l'on n'aime la vertu, & si l'on ne hait le vice que dans autrui, comme il le fait entendre, le grand avantage du théâtre est de nous ramener en nous-mêmes par la terreur & la pitié : de nous mettre à la place du personnage dont les égarements nous effraient, ou dont nous plaignons les malheurs ; en un mot, de nous rendre personnels cette haine & cet amour que le vice & la vertu nous inspirent quand nous les voyons dans autrui. « Je doute que tout homme à qui l'on exposera d'avance les crimes de Phedre & de Médée, ne les déteste plus encore au commencement qu'à la fin de la piece ; & si ce doute est fondé, que faut-il penser de cet effet si vanté du théâtre ? » Ce ne sont pas les crimes, ce sont les criminels que l'on déteste moins à la fin de la piece : l'art du théâtre les rapproche de nous ; en les conduisant pas à pas, & par des passions qui nous sont naturelles, aux forfaits monstrueux dont nous sommes épouvantés : & c'est en cela même que ces exemples du danger des passions nous deviennent personnels. Une mere qui égorge ses enfants, une femme incestueuse & adultere, qui rejette sur l'objet vertueux de cet amour détestable, toute l'horreur qu'elle doit inspirer, ces caracteres, seulement annoncés, sont aussi éloignés de nous que celui d'une lionne ou d'une vipere : il n'est point de femme qui appréhende de tomber dans cet excès d'égarement. Mais quand les gradations en sont bien ménagées, quand on voit l'ame de Phedre ou de Médée agitée des mêmes sentiments qui s'élevent en nous, susceptible des mêmes retours, combattue des mêmes remords, s'engager peu à peu, & se précipiter enfin dans des crimes qui révoltent la nature, nous les plaignons comme nos semblables ; & ce retour sur nous-mêmes, qui est le principe de la pitié, est aussi celui de la crainte. « La source de l'intérêt qui nous attache à ce qui est honnête, & nous inspire de l'aversion pour le mal, est en nous, & non dans les pieces. » Oui, sans doute, la source en est en nous, mais l'art du théâtre la purifie. L'homme est né bon, je le crois ; mais a-t-il conservé ce caractere ? Si les traits en sont altérés, affoiblis, effacés par des habitudes vicieuses, quelle morale plus vive, plus sensible, plus pénétrante que celle du théâtre, peut en renouveller l'empreinte ? Si cette morale est saine & pure, elle n'est donc pas infructueuse ? L'homme est né bon ; & c'est pour cela même que les bons exemples lui sont utiles : ils n'auroient point de prise sur son ame si la nature l'avoit fait méchant. En un mot, ou toute instruction est superflue, ou celle du théâtre, comme la plus frappante, doit être aussi la plus salutaire : telle étoit du moins la prétention de Corneille, toute vaine & puérile que M. Rousseau la suppose : peut-être mieux approfondie, y eût-il trouvé plus de bon sens. « Le cœur de l'homme est toujours droit sur ce qui ne se rapporte pas personnellement à lui… c'est quand notre intérêt s'y mêle, que nous préférons le mal qui nous est utile, au bien que nous fait aimer la nature. Que va donc voir le méchant au spectacle ? précisément ce qu'il voudroit trouver par-tout : des leçons de vertu pour le public dont il s'excepte, & des gens immolant tout à leur devoir, tandis qu'on n'exige rien de lui. » J'avoue que pour ce méchant déterminé, il n'y a de bonne école que la greve. Mais ce méchant est plus juste que M. Rousseau dans l'opinion qu'il a du public, puisqu'il jouit au spectacle du plaisir de voir former d'honnêtes gens dont la probité lui sera utile. Quant à l'intérêt personnel, il n'éclipse jamais totalement les saines lumieres de la conscience ; & plus l'homme est exercé à discerner le juste & l'injuste dans la cause d'autrui, moins il est exposé à s'y méprendre dans la sienne. Pour celui qui est injuste avec pleine lumiere, ou sa corruption est sans remede, ou l'habitude du théâtre doit réveiller dans son ame l'effroi, la honte & les remords. « Quelle est cette pitié, dit-il en parlant de celle qu'inspire la tragédie ? une émotion passagere & vaine, qui ne dure pas plus que l'illusion qui l'a produite ; un reste de sentiment naturel étouffé bientôt par les passions, une pitié stérile qui se repaît de quelques larmes, & n'a jamais produit le moindre acte d'humanité. » C'est comme si je disois que la discipline de Sparte ou de Rome n'a jamais produit aucun acte de valeur. N'est-ce pas dans l'un & dans l'autre cas, une impression habituelle qui modifie l'ame, & nous fait contracter insensiblement le caractere qui lui est analogue ? Si la fréquentation du théâtre n'influe pas sur les mœurs, il en doit être de même du commerce des hommes ; & dès-lors que devient tout ce qu'on nous dit de la force de l'exemple ? « Au fond, quand un homme est allé admirer de belles actions dans des fables, & pleurer des malheurs imaginaires, qu'a-t-on encore à exiger de lui ? N'est-il pas content de lui-même ? Ne s'applaudit-il pas de sa belle ame ? Ne s'est-il pas acquitté de tout ce qu'il doit à la vertu par l'hommage qu'il vient de lui rendre ? Que voudroit-on qu'il fit de plus ? qu'il la pratiquât lui-même ? Il n'a point de rôle à jouer, il n'est pas Comédien. » Sur qui tombe cette ironie insultante ? Est-ce à Paris que M. Rousseau a trouvé tous les devoirs de l'humanité réduits à l'attendrissement qu'on éprouve au spectacle ? Il sçait que le peuple y est doux, humain, secourable, autant qu'en aucun lieu du monde ; il doit sçavoir que les honnêtes gens y ont le cœur assez bon pour tolérer, plaindre & soulager ceux-mêmes qui les calomnient, & il auroit pu attribuer à la fréquentation du théâtre quelques nuances de ce caractere généreux & compatissant qu'il a reconnu dans les François. « On se croiroit, ajoute-t-il, aussi ridicule d'adopter les vertus de ses héros, que de parler en vers, & d'endosser un habit de théâtre. » Encore un coup, où a-t-il vu cela ? Se croiroit-on ridicule d'être humain comme Alvarès, & vertueux comme Burrhus ? M. Rousseau le pense-t-il ? Est-ce à lui de nous croire des monstres ? Le gigantesque qui est ridicule au théâtre, le seroit dans la société : j'en conviens. Mais ceux qui ont excellé dans la tragédie, ont peint la nature dans sa vérité, dans sa beauté simple & touchante, & la réalité en est aussi révérée que la fiction en est applaudie. « Tout se réduit à nous montrer la vertu comme un jeu de théâtre, bon pour amuser le public ; mais qu'il y auroit de la folie à vouloir transporter sérieusement dans la société. » O vous, qui regardez la justice & la vérité comme les premiers devoirs de l'homme, êtes-vous juste & vrai dans ce moment ? vous, pour qui l'humanité & la patrie sont les premieres affections, oubliez-vous que nous sommes des hommes ? Il y auroit de la folie à une Mere d'avoir les entrailles de Mérope ; à une épouse d'avoir les sentimens d'Inès ! De quel public nous parlez-vous ? Si je connoissois moins les gens vertueux que vous avez fréquentés, vous m'en donneriez une idée effroyable. Ce sont-là cependant les faits d'après lesquels vous décidez, « que la plus avantageuse impression des meilleures Tragédies est de réduire à quelques affections passageres, stériles & sans effet, tous les devoirs de la vie humaine ». « On me dira, poursuit M. Rousseau, que dans ces pieces le crime est toujours puni, & la vertu récompensée. » On ne lui dira pas cela ; mais on lui dira que le crime y est toujours peint avec des couleurs odieuses & effrayantes, la vertu avec des traits respectables & intéressants. Si quelquefois cette regle a été violée, c'est une difformité monstrueuse que le Public ne pardonne jamais. M. Rousseau avoue qu'il n'y a personne qui n'aimât mieux être Britannicus que Néron, même après la catastrophe. Voilà tout ce qu'exige la bonté des mœurs Théâtrales. Je lui abandonne tous les exemples vicieux & reconnus tels ; mais de cent Tragédies, il n'y en a pas une où l'intérêt soit pour le crime. Je dis plus, il n'y en a pas une seule au Théâtre qui ait réussi avec ce défaut. « Le sçavoir, l'esprit, le courage ont seuls notre admiration ; & toi, douce & modeste vertu, tu restes toujours sans honneurs. » Remarquez que c'est après s'être plaint que l'on a avili le personnage de Cicéron ; pour flatter le goût du siecle, que M. Rousseau s'écrie que l'esprit & le sçavoir ont seuls notre admiration. Qu'elle se presente, Monsieur, cette vertu douce & modeste, & sur le Théâtre & dans la société, nos hommages iront au-devant d'elle : nous la respectons dure & farouche ; indulgente & sociable, elle obtiendra nos adorations. Les observations judicieuses que fait M. Rousseau, sur la Tragédie de Mahomet, devoient suffire, ce me semble, pour déterminer dans son esprit les vrais principes des mœurs Théâtrales. Mais comme il n'en veut rien conclure d'opposé à son systême, il tâche d'affoiblir l'idée d'utilité qu'elles presentent naturellement. « Le fanatisme, dit-il, n'est pas une erreur ; mais une fureur aveugle & stupide, que la raison ne retient jamais… vous avez beau démontrer à des fous, que leurs Chefs les trompent, ils n'en sont pas moins ardents à les suivre. » Aussi le but moral de ce Poëme n'est-il pas de guérir les Peuples du Fanatisme, mais de les en garantir, en leur démontrant, non pas qu'on les trompe, mais comment on peut les tromper. L'erreur est mere de cette fureur aveugle, & c'est dans sa source que l'attaque la Tragédie de Mahomet. En un mot, cet exemple épouventable des horreurs de la superstition n'en seroit pas le remede, mais peut en être le préservatif. « Je crains bien, ajoute M. Rousseau, qu'une pareille Piece jouée devant des gens en état de choisir, ne fit plus de Mahomets que de Zophires. » Je le crois : aussi l'instruction n'est elle pas pour le petit nombre des Mahomets, mais pour la foule des Seides. M. Rousseau, en louant le goût antique dans le rôle de Thieste, demande avec raison que l'on daigne nous attendrir quelquefois pour la simple humanité souffrante ; & c'est à quoi l'on devoit consacrer ce genre si naturel & si touchant, dont l'Enfant Prodigue est le modele, & que les gens qui ne réfléchissent sur rien, ont tourné en ridicule. Mais j'aurai lieu d'examiner dans peu, pourquoi les Personnages, comme celui de Thieste, sont si rarement employés au Théâtre. Cependant le goût des Grecs fut-il en cela préférable au nôtre, M. Rousseau ne peut-il nous offrir la vérité que sous une face insultante ? « Les Anciens, dit-il, avoient des Héros, & mettoient des hommes sur leurs Théâtres ; nous, au contraire, nous n'y mettons que des Héros, & à peine avons-nous des hommes. » Il rappelle un mot d'un Vieillard qui avoit été rebuté au spectacle par la jeunesse Athénienne, & auquel les Ambassadeurs de Sparte avoient donné place auprès d'eux. « Cette action fut remarquée de tout le spectacle, & applaudie d'un battement de mains universel. Hè ! que de maux, s'écria le bon Vieillard, d'un ton de douleur ! Les Athéniens sçavent ce qui est honnête ; mais les Lacédémoniens le pratiquent. Voilà la Philosophie moderne, & les Mœurs anciennes, observe M. Rousseau. » Ici je retiens ma plume : il ne seroit pas généreux d'exposer la personne à la satyre. J'avoue donc, qu'il y a à Paris comme à Athenes, des étourdis sans décence & sans mœurs. Mais la jeunesse Athénienne rebutoit un Vieillard, qui vraisemblablement n'insultoit personne, & M. Rousseau sçait bien que nous n'en sommes pas encore-là. Il revient à son objet : « qu'apprend-on dans Phédre & dans Œdipe, sinon que l'homme n'est pas libre, & que le Ciel le punit des crimes qu'il lui fait commettre ? Qu'apprend-on dans Médée, si ce n'est jusqu'où la fureur de la jalousie peut rendre une mere cruelle & dénaturée ? » Voilà deux exemples fort différents, & qu'il est bon de ne pas confondre. La cause des événements Tragiques, peut être ou personnelle ou étrangére, & celle-ci ou naturelle ou surnaturelle, c'est-à-dire, ou dans l'ordre des choses, ou dans la volonté immédiate des Dieux. Les Tragédies de ce dernier genre sont toutes tirées du Théâtre ancien. Je ne sçais quel intérêt pouvoient avoir les Grecs à frapper les esprits du systême de la fatalité ; mais il est certain qu'ils faisoient de l'homme un instrument aveugle dans la main des destinées. J'avoue que tout le fruit de ces Tragédies se borne à entretenir en nous une sensibilité compatissante pour des crimes involontaires, & pour des malheurs indépendants de celui qui en est accablé, comme dans Œdipe & dans Phédre. On y joint l'avantage de faire sentir à l'homme sa dépendance ; mais comme il en résulte plus d'horreur que de crainte des Dieux, je crois la morale de ces Tragédies pernicieuse à cet égard. Heureusement elles sont en petit nombre, & l'idée de la fatalité s'évanouit avec l'illusion Théâtrale. Un autre genre est celui où la cause des événements est dans l'ordre naturel, mais indépendante du caractere des personnes. Par exemple, en ne supposant à Andromaque & à Mérope que les sentimens naturels d'une mere, ç'en est assez du danger de leurs fils pour les rendre malheureuses & intéressantes. La seule utilité de cette sorte de spectacle est de nourrir & d'exercer en nous les sentiments d'humanité qu'il réveille ; car je compte pour très-peu de chose la prudence qu'il peut inspirer. Un troisieme genre place dans l'ame des Acteurs tous les ressorts de l'action & du pathétique, & c'est-là, selon moi, le plus moral & le plus utile. Le crime & le malheur y sont les effets des passions ; & plus le crime est odieux, plus le malheur est déplorable ; plus aussi la passion, qui en est la source, devient effrayante à nos yeux. Tout cela demanderoit à être développé, & rendu sensible par des exemples. Mais je ne suis déjà que trop long. Il suffit d'étudier Corneille pour voir la révolution qui s'est faite dans l'art de la Tragédie, lorsqu'abandonnant les deux premiers genres, il y a substitué celui qui prend sa force pathétique & morale dans le combat des passions & dans les mœurs des personnages. « Les actions atroces presentées dans les Tragédies, sont dangereuses, dit M. Rousseau, en ce qu'elles accoutument les yeux du peuple à des horreurs qu'il ne devroit pas même connoître, & à des forfaits qu'il ne devroit pas supposer possibles. » 1°. Le fait démontre que si les yeux du peuple s'y accoutument, son cœur ne s'y accoutume pas. M. Rousseau reconnoît le Peuple François pour le plus doux & le plus humain qui soit sur la terre. Il y a cependant bien des années que ce Peuple voit Horace poignarder sa sœur, Agamemnon immoler sa fille, Oreste égorger sa mere. 2°. Au lieu de prendre l'inutile soin de cacher au Peuple la possibilité des actions atroces, il faut qu'il sçache que l'homme dans l'excès de la passion est capable de tout, afin de lui faire détester cette passion qui le rend féroce. Voilà quel est le but & l'objet de la Tragédie ; & quoi qu'en dise M. Rousseau, tous les grands maîtres l'ont rempli. « Il n'est pas même vrai, dit-il, que le meurtre & le parricide y soient toujours odieux. A la faveur de je ne sçais quelles commodes suppositions, on les rend permis ou pardonnables. » Dans les exemples qu'il cite, voici quelles sont ses suppositions. Dans Iphigénie, Agamemnon immole sa fille pour ne pas désobéir aux Dieux, & deshonorer la Grece : Oreste égorge sa mere sans le sçavoir, & en voulant frapper le meurtrier de son pere : Horace poignarde Camille dans un premier mouvement de fureur, excité par les imprécations qu'elle vomit contre sa patrie, & dès ce moment il est détesté. Agamemnon lui-même devient révoltant dès qu'il s'occupe de sa grandeur & de sa gloire. Oreste sort du Théâtre déchiré par les Furies pour un crime aveuglément commis. Je demande si sur de tels exemples on est fondé à écrire, qu'il n'est pas vrai que sur notre Théâtre le meurtre & le parricide soient toujours odieux ? « Ajoutez que l'Auteur, pour faire parler chacun selon son caractere, est forcé de mettre, dans la bouche des méchans, leurs maximes & leurs principes revêtus de tout l'éclat des beaux Vers, & débités d'un ton imposant & sententieux, pour l'instruction du Parterre. » Il est vrai que l'un dit : Et pour nous rendre heureux, perdons les misérables. L'autre, Tombe sur moi le Ciel, pourvu que je me venge. L'autre, J'embrasse mon Rival, mais c'est pour l'étouffer. Celui-ci s'endurcit contre les cris de la nature ; celui-là foule aux pieds tous les droits de l'humanité. Il n'y a pas un méchant au Théâtre, qui, dans l'intimité d'une confidence, ou dans quelque monologue, ne se trahisse, ne s'accuse, ne se presente aux Spectateurs sous l'aspect le plus odieux, & les Auteurs ont porté cette attention au point de sacrifier souvent la ressemblance à l'utilité morale. M. Rousseau, qui a vu assiduement six ans de suite ce Spectacle, devroit se rappeller ces faits. « Non, dit-il, je le soutiens, & j'en atteste l'effroi des Lecteurs, les massacres des Gladiateurs n'étoient pas si barbares que ces affreux spectacles. On voyoit du sang, il est vrai ; mais on ne souilloit pas son imagination de crimes qui font frémir la nature. » Si on versoit réellement une goutte de sang au Théâtre, la Scene tragique seroit tout au plus le Spectacle de la grossiere populace. Tel se plaît à frémir en voyant Mérope le poignard levé sur son fils, & Oreste ou Ninias venant d'assassiner sa mere ; tel, dis-je, soutient ces fictions, qui jetteroit des cris de douleur & d'effroi à la vue d'un malheureux que l'on tueroit sur son passage. La Mothe a très-bien observé que l'illusion théâtrale n'est jamais complete, & que le Spectacle cesseroit d'être un plaisir, sans la réflexion confuse qui en affoiblit le pathétique, & qui nous console intérieurement. Quant à l'imagination souillée, c'est un mal, si le crime y est peint avec des couleurs qui nous séduisent ; mais c'est un bien & un très-grand bien, si les traces qui en restent, inspirent l'horreur & l'effroi. Les Arrêts qui flétrissent ou qui condamnent les criminels, souillent l'imagination du Peuple ; faut-il ne pas les publier ? C'en est assez, je crois, sur l'article de la Tragédie. Je vais approfondir ce qui regarde la Comédie, les Mœurs des Comédiens, & l'Amour, ce sentiment si naturel & si dangereux, qui est l'ame de nos deux Théâtres. Je l'ai déjà dit, l'assertion est rapide & tranchante, la discussion est ralentie à chaque instant par les détails ; mais j'examine, & ne plaide point : il ne me seroit que trop aisé d'être moins froid & plus pressant. On a vu comment M. Rousseau s'y est pris pour nous prouver que la Tragédie allume en nous les mêmes passions dont elle prétend inspirer la crainte, & qu'elle nous conduit aux crimes dont elle veut nous éloigner. Les Mœurs de la Comédie lui semblent encore plus dangereuses, en ce qu'elles ont avec les nôtres un rapport plus immédiat. « Tout en est mauvais & pernicieux, tout tire à conséquence pour les Spectateurs ; & le plaisir même du comique étant fondé sur un vice du cœur humain, c'est une suite de ce principe, que plus la Comédie est agréable & parfaite, plus son effet est funeste aux Mœurs. » Pour se concilier avec M. Rousseau, il ne suffit donc pas d'avouer que le Théâtre, quoique purgé de son ancienne indécence, n'est pas encore assez châtié ; que Dancourt, Montfleuri & leurs semblables, devroient en être à jamais bannis ; qu'en un mot, le seul comique honnête & moral doit être donné en spectacle. Si M. Rousseau n'eût dit que cela, il eût pensé comme tous les honnêtes gens ; mais ce n'étoit pas assez pour lui : tout comique sans distinction est, s'il faut l'en croire, une école de vice : il n'en connoît point d'innocent. Il n'est donc pas question d'examiner s'il y a des Comédies répréhensibles du côté des mœurs ; mais s'il y a des comédies dont les mœurs soient bonnes & les leçons utiles. M. Rousseau commence par vouloir prouver l'inutilité de la Comédie. « Imaginez la Comédie aussi parfaite qu'il vous plaira, où est celui qui, s'y rendant pour la premiere fois, n'y va pas déjà convaincu de ce qu'on y prouve ? » Celui qui n'en est pas convaincu, est, lui dirai-je, un Orgon aveuglément prévenu par un Tartufe ; un jaloux qui ne voit de sûreté pour son honneur que dans une tyrannie odieuse ; un avare qui croit trouver l'équivalent de tous les biens dans un trésor qui fera son supplice ; un mari livré à une seconde femme qui lui fait haïr ses premiers enfants, & qui le flatte pour le dépouiller. Voilà les gens qui vont au Spectacle le bandeau sur les yeux, & qui en reviennent capables de réflexions salutaires, à moins de les supposer imbécilles. De ce que la Comédie se rapproche du ton du monde, M. Rousseau conclut qu'elle ne corrige point les mœurs. « Un laid visage ne paroît point laid à celui qui le porte. » Quand cela seroit, comme cela n'est pas, de bonne foi, cette comparaison peut-elle être posée en principe ? La laideur & la beauté sont arbitraires jusqu'à un certain point : il y a du préjugé, de la fantaisie, du caprice même dans l'opinion qu'on en peut avoir. Mais en est-il ainsi des vices, & sur-tout des vices auxquels le public attache le ridicule & le mépris ? Si le vicieux se méconnoît au Théâtre, il se méconnoît encore plus dans un discours de morale, & dès-lors toute instruction générale devient inutile ; ce que M. Rousseau n'a certainement pas prétendu. A l'égard du Théâtre, rappellons-nous ce qui s'est passé dans la nouveauté du Tartufe. Croira-t-on que les faux dévots eussent du plaisir à s'y voir peints ? Croira-t-on que l'usurier se complaise dans le miroir de l'avare ? Voilà les vicieux bien à leur aise, s'ils aiment à se voir tels qu'ils sont ! Mais du moins n'aiment-ils pas à être vus dans cette nudité humiliante. Leur raison a beau être corrompue au point de les justifier à eux-mêmes, ils sçavent, comme l'avare d'Horace, qu'ils sont la fable & la risée du peuple, & ils se cachent pour s'applaudir. D'où il résulte deux sortes de biens : l'un, qu'au défaut de la vertu, le desir de l'estime publique, la crainte du blâme & du mépris, tiennent le vice comme à la gêne ; l'autre, que l'exemple en est moins contagieux ; car l'attrait du vice a pour contrepoids la peine de l'humiliation, à laquelle l'orgueil répugne. Est-ce-là, me direz-vous, faire à la vertu des amis désintéressés ? Hé ! non, Monsieur, nous n'en sommes pas-là. Peu de gens aiment la vertu pour elle-même. Il faudroit, s'il est permis de le dire, prendre la fleur de l'espece humaine pour en former une République qui seroit peu nombreuse encore. La comédie prend les hommes tels qu'ils sont par-tout, & à Geneve comme ici, c'est-à-dire, sensibles à l'estime & au mépris de la société, n'aimant point du tout à se donner en dérision, & assez malins pour se plaire à voir répandre sur autrui le ridicule qu'ils évitent. Si donc les mœurs sont fidellement peintes sur le théâtre comique, si les vices & les travers en sont les méprisables jouets, la comédie peut avoir son utilité morale, comme la censure des femmes de Geneve. Que l'on médise sur le théâtre ou dans un cercle, c'est toujours la malignité humaine qui sert d'épouventail au vice, avec cette différence, qu'au théâtre on peint les vicieux, & que dans un cercle on les nomme. J'avoue que sans ce fond de malice, qui fait qu'on s'amuse des ridicules d'autrui, la comédie seroit insipide, & par conséquent infructueuse : aussi ne seroit-elle pas soufferte dans une société toute composée de vrais amis. Mais tant qu'il y aura dans le monde un amour propre envieux & malin, la comédie aura l'avantage de démasquer, d'humilier les vices, & de les livrer en plein théâtre à l'insulte des spectateurs. « Si on veut corriger les mœurs par leurs charges, on quitte la vraisemblance & la nature, & le tableau ne fait plus d'effet. » La peinture du théâtre est une imitation exagérée ; mais voici comment. Moliere veut peindre l'avare ; chacun des traits doit ressembler, c'est-à-dire, que l'avare ne doit agir & penser sur la scene que comme il pense & agit dans la société. Mais l'action théâtrale ne dure que deux heures, & l'art de l'intrigue consiste à réunir, sans affectation, dans ce court espace de temps, un assez grand nombre de situations, pour engager naturellement le caractere de l'avare à se développer en deux heures, comme dans la société il se développeroit en six mois. Ce n'est-là que rapprocher les traits qui doivent former son image. De plus, comme la comédie n'est pas une satyre personnelle, & que non-seulement un vicieux, mais tous les vicieux de la même espece doivent se reconnoître dans le tableau, le peintre y réunit les traits les plus forts du même vice, répandus dans la société, tous copiés d'après nature. « Qu'importe la vérité de l'imitation, dit M. Rousseau, pourvu que l'illusion y soit ? » L'illusion n'y seroit pas si l'imitation n'étoit pas vraie. Quand est-ce en effet que cesse l'illusion ? Dès qu'il échappe au Poëte ou à l'Acteur quelque trait qui n'est pas dans la nature, c'est-à-dire, quelque trait qui contredit ou qui force le caractere. Ainsi le plaisir que nous fait la bonne comédie, dépend de la vérité des peintures ; & son utilité est fondée sur le mépris qu'elle attache au vice, & sur la répugnance qu'a le vicieux à se voir en bute au mépris. Si le bien est nul, comme le conclut M. Rousseau, ce n'est donc pas pour les raisons qu'il en a données. Voyons à present si le comique remplit son objet, & d'abord avec M. Rousseau, prenons pour exemple Moliere. « Qui peut disconvenir que ce Moliere même, des talens duquel je suis plus l'admirateur que personne, ne soit une école de vices & de mauvaises mœurs, plus dangereuse que les livres mêmes où l'on fait profession de les enseigner ? » Il faut avouer que M. Rousseau ne nous ménage guere, & je ne crois pas qu'on puisse, en termes plus énergiques, faire le procès à notre police & à notre gouvernement. Ce n'est donc pas contre un babil philosophique, mais contre une imputation très-grave que je m'éleve. Il s'agit de faire voir que depuis cent ans les peres & les meres ne sont pas assez imbécilles ou assez pervers, & dans la capitale & dans toutes les villes du royaume, & dans toutes celles de l'Europe, où cet excellent comique est joué, pour mener leurs enfans à la plus pernicieuse école du vice. « Son plus grand soin, dit M. Rousseau en parlant de Moliere, est de tourner la bonté & la simplicité en ridicule, & de mettre la ruse & le mensonge du parti pour lequel on prend intérêt…. Examinez le comique de cet Auteur, vous trouverez que les vices de caractere en sont l'instrument, & les défauts naturels, le sujet ; que la malice de l'un punit la simplicité de l'autre, & que les sots sont les victimes des méchans : ce qui, pour n'être que trop vrai dans le monde, n'en vaut pas mieux à mettre au théâtre avec un air d'approbation, comme pour exciter les ames perfides à punir, sous le nom de sottise, la candeur des honnêtes gens. » Dat veniam corvis, vexat censura columbas. « Voilà l'esprit général de Moliere, & de ses imitateurs. » Cette page d'accusation exigeroit pour réponse un volume ; je vais abreger si je puis. Il y a deux sortes de vices dans les hommes : les uns, vices des frippons, & les autres, vices des dupes. Quand les premiers attentent gravement à la société, ils sont odieux & terribles : le ridicule fait place à l'infamie, & la tragédie s'en empare. Quand ils ne portent au bien public & particulier que de legeres atteintes, la comédie, qui ne doit pas être plus sévere que les loix, se contente de les châtier. A l'égard des vices des dupes, ils sont humiliés au théâtre, mais ils n'y sont jamais flétris : cette distinction appliquée aux exemples, va, je crois, devenir sensible ; elle contient toute la philosophie de Moliere, & ma réponse à M. Rousseau. Le but de Moliere a donc été de démasquer les frippons, & de corriger les dupes ; & c'est l'objet le plus utile qu'il put jamais se proposer. En effet, supposons qu'il n'eût mis au théâtre que des gens de bien, voilà tous les frippons en paix : qu'il n'eût mis au théâtre que des frippons, dès-lors la scene comique n'étoit plus qu'une académie de fourberies : qu'il eût mis au théâtre des gens de bien & des frippons ; mais ceux-ci moins actifs, moins habiles, moins industrieux que les gens de bien, la scene comique n'auroit eu ni vérité ni utilité morale : qu'enfin Moliere eût fait tromper par des frippons d'honnêtes gens éclairés, vigilans & sages, c'étoit donner au vice sur la vertu, un avantage qu'il n'a pas. Et que conclure de ces leçons ? Que la probité en vain sur ses gardes contre la malice & la fausseté, n'en peut être, quoiqu'elle fasse, que le jouet ou la victime. C'est alors que le théâtre comique seroit une école pernicieuse par le découragement & le dégoût qu'il inspireroit pour la vertu. De toutes les combinaisons possibles dans le mélange & le contraste des mœurs, Moliere s'est donc attaché à la seule qui soit utile. Il a pris des gens de bien, foibles, crédules, entêtés, confians ou soupçonneux à l'excès, imprudens même dans leurs précautions, & toujours punis, non pas de leur bonté, mais de leurs travers ou de leurs foiblesses : tels sont le Bourgeois Gentilhomme, George Dandin, le Malade imaginaire, les Tuteurs jaloux de l'Ecole des Femmes & de l'Ecole des Maris. Que l'on me cite un seul exemple où l'honnêteté pure & simple soit tournée en ridicule, & je condamne la piece au feu. Voyez si l'on rit aux dépens de Cléante, dans le Tartufe ; aux dépens de Chrisale, dans les Femmes sçavantes, aux dépens d'Angélique, dans le Malade imaginaire ; aux dépens d'Ariste, dans l'Ecole des Maris ; aux dépens même de Madame Jourdain, dans le Bourgeois Gentilhomme. Qu'est-ce donc que Moliere a joué dans les honnêtes gens, ou plutôt dans les bonnes gens dont on se moque à ces spectacles ? L'aveugle prévention d'Orgon & de sa mere pour un scélérat hypocrite ; la manie de l'érudition & du bel esprit dans une société d'honnêtes femmes, à qui des pédans ont tourné la tête, le foible d'un homme pusillanime pour une marâtre qu'il a donnée à ses enfans, & qui n'attend que son dernier soupir pour s'enrichir de leur dépouille ; l'imbécille prétention de deux jaloux à se faire aimer de leurs pupilles en les tenant dans la captivité ; la sotte ambition d'un Bourgeois de passer pour Gentilhomme en imitant les gens de cour : voilà sur quoi tombe le ridicule de ces comédies. Est-ce-là jouer la vertu, la simplicité, la bonté ? Je le demande au public qui sçait bien de quoi il s'amuse : je le demande à M. Rousseau lui-même, qui peut avoir ces tableaux aussi presens que moi. Tous les vices que je viens de parcourir sont, comme l'on voit, ceux des dupes ; il n'est donc pas étonnant que Moliere oppose à ces personnages des frippons adroits & souvent heureux ; c'est ce qui rend ces leçons utiles. Mais ces frippons eux-mêmes ont-ils jamais l'estime des spectateurs ? Je m'en tiens à l'exemple que M. Rousseau a choisi : c'est le Gentilhomme qui dupe M. Jourdain. « Ce personnage, dit-il, est l'honnête homme de la piece. » Un homme donné sans ménagement par Moliere pour un fourbe, pour un escroc, pour un flatteur, pour un vil complaisant, & pour quelque chose de pis encore, c'est l'honnête homme de la piece ! Est-ce dans l'opinion de Moliere ? Il est évident que non. Est-ce dans l'opinion des spectateurs ? En est-il un seul qui ne conçoive le plus profond mépris pour cet infâme caractere ? Est-ce dans l'opinion de M. Rousseau lui-même ? Je ne révoque pas en doute sa sincérité, je ne me plains que de sa mémoire : mais il eût été bon, je crois, d'avoir Moliere sous les yeux en faisant le procès à ses pieces, afin de ne pas altérer la vérité dans un objet de toute autre conséquence que le sonnet du Misanthrope. « Quel est, ajoute, M. Rousseau, quel est le plus criminel d'un paysan assez fou pour épouser une Demoiselle, ou d'une femme qui cherche à deshonorer son époux ! Que penser d'une piece où le parterre applaudit à l'infidélité, au mensonge, à l'impudence de celle-ci, & rit de la bêtise du manant puni ! » Que penser de cette piece ? Que c'est le plus terrible coup de fouet qu'on ait jamais donné à la vanité des mésalliances. Ce n'est point à l'intention de Moliere que je m'attache, car l'intention pourroit être bonne, & la piece mauvaise. Je m'en rapporte à l'impression qu'elle fait. De quoi s'agit-il dans George-Dandin ? de faire sentir les conséquences de la sottise de ce villageois ; Moliere a donc peint ses personnages d'après nature. Mais en exposant à nos yeux le vice, l'a-t-il rendu intéressant ; a-t-il donné un coup de pinceau pour l'adoucir & le colorer ? Lui qui sçavoit si bien nuancer les caracteres, a-t-il seulement pris soin de rendre cette coquette séduisante, & son complice intéressant ? Rien n'étoit plus facile sans doute : mais s'il eût affoibli le mépris qu'il devoit répandre sur le vice, il se fût contredit lui-même, il eût oublié son dessein ; c'est donc pour rendre sa piece morale qu'il a peint de mauvaises mœurs, & ceux qui lui en ont fait un reproche, ont confondu la décence avec le fond des mœurs théâtrales. La décence est violée dans la comédie de George-Dandin, comme dans la tragédie de Théodore ; mais ni l'une ni l'autre piece n'est une leçon de mauvaises mœurs. Si quelqu'un nous attache dans cette piece, c'est George-Dandin lui-même, & on le plaint comme un bon homme, quoiqu'on en rie comme d'un sot. Ce qui a fait, je crois, que M. Rousseau s'est mépris sur l'impression de ces comédies, ce sont les applaudissements. Mais il nous suppose bien vicieux nous-mêmes, s'il nous accuse d'approuver tout ce que nous applaudissons. Il a attendu applaudir à ces mots d'Atrée : « Reconnois-tu ce sang ? » Et à ce vers de Cléopâtre : Puisse naître de vous un fils qui me ressemble ! Les spectateurs, à son avis, adhérent-ils dans ce moment aux mœurs de Cléopâtre ou d'Atrée ? C'est le génie, c'est l'art du Poëte qu'on admire, & qu'on applaudit dans la peinture du crime, comme dans celle de la vertu. Que l'artifice d'un fourbe, que l'habileté d'un méchant, que toute situation qui met la sottise & la friponnerie en évidence, soit applaudie au théâtre : ce n'est pas qu'on aime les frippons, mais c'est qu'on aime à les connoître ; ce n'est pas qu'on méprise la bonté, l'honnêteté dans les dupes ; mais seulement les travers ou les foiblesses qui les font donner dans le piege, & dont on est soi-même exempt. La preuve en est, que si le personnage dont on se joue, est estimable, & que le tort qu'on lui fait devienne sérieux, la plaisanterie cesse, & l'indignation lui succede. On en voit l'exemple dans le cinquieme acte du Tartufe, ce chef-d'œuvre du théâtre comique, dont M. Rousseau ne dit pas un mot. Il est vrai que les valets frippons sont communément du côté des personnages auxquels on s'intéresse. Il y a nombre de comédies dont les mœurs sont répréhensibles à cet égard, & quelques-unes même des pieces de Moliere peuvent être mises dans cette classe : mais ce n'est ni le Tartufe, ni le Misanthrope, ni les Femmes sçavantes, ni aucunes de ses bonnes comédies, & l'on ne doit pas juger Moliere sur les fourberies de Scapin. « Il seroit d'autant moins juste (c'est M. Rousseau qui parle) d'imputer à Moliere les erreurs de ses modeles & de son siecle, qu'il s'en est corrigé lui-même. » Mais venons au plus sérieux, & voyons comment les vices de caractere sont l'instrument de son comique, & les défauts naturels, le sujet. Dans le Tartufe, le sujet du comique est la confiance obstinée d'un honnête homme pour un scélérat. Cette confiance est-elle un défaut naturel ? Dans l'Ecole des Femmes & dans l'Ecole des Maris, le sujet du comique est la prétention d'un Tuteur jaloux à s'assurer du cœur de sa pupille par la gêne & la vigilance. Cet abus de l'autorité confiée est-il un défaut naturel ? En est-ce un dans l'Avare que la manie de se priver soi-même & ses enfants des besoins d'une vie honnête, pour accumuler & enfouir des tresors ? En est-ce un dans les Précieuses & dans les Femmes sçavantes que la folie du bel esprit, & la négligence des choses utiles ? En est-ce un que l'aveugle prévention du Malade imaginaire pour sa femme & son médecin ; que la sotte vanité de George-Dandin & du Bourgeois-Gentilhomme, que le foible du Misanthrope pour une coquette qui le trompe ? Et si la bonté, la simplicité naturelle de quelques-uns de ces personnages est la cause du ridicule qu'ils se donnent, est-ce à la cause que Moliere l'attache ? l'a-t-il confondue avec l'effet ? M. Rousseau peut me répondre, que le public ne fait pas ces distinctions philosophiques, & que le mépris attaché à l'effet rejaillit infailliblement sur la cause. C'est de quoi je ne conviens point. Que l'on mette au théâtre un homme vertueux & simple, sans aucun de ces vices de dupe dont j'ai parlé, & que l'Auteur s'avise de le rendre le jouet de la scene, on verra si le parterre n'en sera pas indigné. Qu'un valet se joue du vieil Euphémon ou du pere du Glorieux, je passe condamnation s'il fait rire. Le comique de Moliere n'attaque donc pas des défauts naturels, mais des vices de caractere, la vanité, la crédulité, la foiblesse, les prétentions déplacées ; & rien de tout cela n'est incorrigible. L'examen de l'Avare & du Misanthrope va rendre plus sensible encore mon opinion sur les mœurs du théâtre de Moliere. « C'est un grand vice, dit M. Rousseau, d'être avare, & de prêter à usure ; mais n'en est-ce pas un plus grand encore à un fils de voler son pere, de lui manquer de respect, de lui faire mille insultants reproches ; & quand ce pere irrité lui donne sa malédiction, de répondre d'un air goguenard, qu'il n'a que faire de ses dons ? Si la plaisanterie est excellente, en est-elle moins punissable, & la piece où l'on fait aimer le fils insolent qui l'a faite, en est-elle moins une école de mauvaises mœurs ? » Supposons que dans un sermon l'Orateur dit à l'avare : vos enfants sont vertueux, sensibles, reconnoissants, nés pour être votre consolation : en leur refusant tout, en vous défiant d'eux, en les faisant rougir du vice honteux qui vous domine, sçavez-vous ce que vous faites ? Votre inflexible dureté lasse & rebute leur tendresse. Ils ont beau se souvenir que vous êtes leur pere, si vous oubliez qu'ils sont vos enfants, le vice l'emportera sur la vertu, & le mépris dont vous vous chargez étouffera le respect qu'ils vous doivent. Réduits à l'alternative ou de manquer de tout, ou d'anticiper sur votre héritage par des ressources ruineuses, ils dissiperont en usure ce qu'en usure vous accumulez ; leurs valets se ligueront pour dérober à votre avarice les secours que vos enfants n'ont pu obtenir de votre amour. La dissipation & le larcin seront le fruit de vos épargnes, & vos enfants devenus vicieux par votre faute & pour votre supplice, seront encore intéressants pour le public que vous révoltez. Je demande à M. Rousseau, si cette leçon seroit scandaleuse ? Hé bien, ce qu'annonceroit l'Orateur, le Poëte n'a fait que le peindre, & la comédie de Moliere n'est autre chose que cette morale en action. Ni l'Orateur ni le Poëte ne veulent encourager par-là les enfants à manquer à ce qu'ils doivent à leur pere ; mais tous les deux veulent apprendre aux peres à ne pas mettre à cette cruelle épreuve la vertu de leurs enfants. Passons aux mœurs du Misanthrope que M. Rousseau a choisi par préférence comme le chef-d'œuvre de Moliere. « Je trouve, dit-il, que cette piece nous découvre mieux qu'aucune autre la véritable vue dans laquelle Moliere a composé son théâtre, & nous peut mieux faire juger de ses vrais effets. Ayant à plaire au public, il a consulté le goût le plus général de ceux qui le composent. Sur ce goût il s'est formé un modele, & sur ce modele un tableau des défauts contraires, dans lequel il a pris ses caracteres comiques, & dont il a distribué les divers traits dans ses pieces. » Arrêtons-nous un moment à cette théorie générale. Moliere, en consultant son siecle, a donc vu qu'un usage honnête de ses biens étoit du goût général, & il a attaqué l'avarice ; qu'on aimoit à voir chacun se tenir dans son état, & il a joué le Bourgeois-Gentilhomme ; qu'une femme occupée modestement de ses devoirs étoit une femme estimée, & il a jetté du mépris sur les précieuses & les sçavantes ; qu'une piété simple & sincere inspiroit le respect, & il a démasqué le Tartufe ; que la gêne & la violence dans le choix d'un époux étoit une tyrannie odieuse, & il a fait de deux tuteurs les choix des deux amants. Que M. Rousseau me dise où est le mal, & en quoi le goût du siecle a nui aux mœurs du théâtre de Moliere ? Je sens bien que tous les ridicules dont Moliere s'est joué, ne sont pas ce que j'ai entendu par les vices des frippons. Mais il est des vices qui ne nuisent qu'à nous, & que j'appelle les vices des dupes. C'est, comme je l'ai dit, de cette derniere espece de vices que Moliere a voulu nous guerir. Il sçavoit bien, ce Philosophe, qu'on ne corrigeoit pas un frippon, & que ce n'étoit qu'en le dénonçant qu'on pouvoit le déconcerter. Allez persuader à un charlatan de ne pas tromper le peuple, vous y perdrez votre éloquence. C'est au peuple qu'il faut apprendre à se défier du charlatan. Voilà, selon moi, tout l'art de Moliere, & je ne conçois rien de plus utile aux mœurs. « Mais, reprend M. Rousseau, voulant exposer à la risée publique tous les défauts opposés aux qualités de l'homme aimable, de l'homme de société ; après avoir joué tant d'autres ridicules, il lui restoit à jouer celui que le monde pardonne le moins, le ridicule de la vertu. C'est ce qu'il a fait dans le Misanthrope. Vous ne sçauriez me nier deux choses, ajoute le Censeur du théâtre ; l'une, qu'Alceste dans cette piece est un homme droit, sincere, estimable, un véritable homme de bien ; l'autre, que l'auteur lui donne un personnage ridicule. » Vous ne sçauriez me nier deux choses ; dirai-je à mon tour à M. Rousseau ; l'une qu'Alceste est un homme passionné, violent, insociable ; l'autre, que dans sa vertu Moliere n'a repris que l'excès. Vous donnez à Moliere le projet d'un scélérat, & je trouve dans son ouvrage le dessein du plus honnête homme. Il seroit malheureux pour vous que la raison fut de mon côté. Imaginons pour un moment qu'un Auteur dans un seul ouvrage, ait voulu attaquer tous les vices de son siecle, & mettre le fléau de la satyre dans la main de l'un de ses Acteurs. Quel personnage a-t-il dû choisir ? Un sage accompli ? Non : le sage est indulgent & modéré. L'étude qu'il a faite de lui-même l'a rendu modeste & compatissant. Il hait le crime, déplore l'erreur, aime la bonté, respecte la vertu, & regarde les vices répandus dans la société, comme un poison qui circule dans le sein de la nature humaine. S'il y applique quelque remede, ce n'est ni le fer, ni le feu. Il sçait que le malade est foible, inquiet, difficile, & qu'il faut gagner sa confiance pour obtenir sa docilité. Il parle aux hommes comme un pere, & non comme un juge : la douceur se peint dans ses yeux, la persuasion coule de ses levres ; mais le plaisir délicat de l'entendre n'étoit pas un attrait pour la multitude. Le sage au théâtre eut paru froid & n'eut point attiré la foule. Un homme vertueux, plus sévere & plus véhément, sans aucun travers, sans aucune foiblesse, eût indisposé tous les esprits. On n'amuse point ceux qu'on humilie. Le Misanthrope exempt de ridicule, seroit tombé : M. Rousseau l'avouera lui-même. Il a donc fallu avoir égard au vice le plus commun, je ne dis pas de son siecle & de son pays, mais de tous les lieux & de tous les temps, c'est-à-dire, à la malignité qui prend sa source dans l'amour-propre, & rendre le Censeur ridicule par quelque endroit, pour consoler à ses dépens ceux qu'humilieroit la censure. Mais ce ridicule, en amusant le peuple, ne devoit pas affoiblir l'autorité de la vertu ; & le comble de l'art étoit de composer un caractere à la fois respectable & risible, qualités qui semblent s'exclure, & que Moliere a sçu concilier. Tel a été son dessein en composant ce bel ouvrage. Ceci n'est pas une subtilité vaine, c'est l'effet que tout le monde éprouve. On adore le fond du caractere du Misanthrope : sa droiture, sa candeur, sa sensibilité inspirent la vénération. Ah ! Moliere, que n'ai-je le bonheur de ressembler à cet honnête homme ! s'écrioit Monsieur le Duc de Montausier. Moliere auroit donc bien manqué son coup, s'il eût voulu rendre la vertu ridicule. Mais cette même probité s'irrite, passe les bornes & tombe dans l'excès. Le Misanthrope déraisonne & devient ridicule, non pas dans sa vertu, mais dans l'excès où elle donne. Ecoutez ce dialogue : Vous voulez un grand mal à la nature humaine ! Oui, j'ai conçu pour elle une effroyable haine. Tous les pauvres mortels, sans nulle exception, Seront enveloppés dans cette aversion ! Encore en est-il bien dans le siecle où nous sommes. Non, elle est genérale, & je hais tous les hommes. C'est de cet emportement que l'on rit ; le Misanthrope a beau le motiver, ce ne peut être qu'un accès d'humeur : car au fond la haine qu'il a conçu pour les méchants n'est fondée que sur son amour pour les gens de bien, & sur la supposition qu'il en reste encore. « S'il n'y avoit ni frippons, ni flatteurs, dit M. Rousseau, le Misanthrope aimeroit tout le monde. » Mais s'il n'y avoit pas des gens de bien, des gens sinceres, il n'auroit plus aucun sujet de haïr ni les flatteurs, ni les frippons. On vient de lui lire des vers qu'il a trouvés mauvais ; il le fait entendre avec ménagement ; il le dit enfin avec pleine franchise : ses amis lui reprochent sa sincérité ; c'est alors qu'il devient extrême. Je lui soutiendrai moi, que ces vers sont mauvais, Et qu'un homme est pendable après les avoir faits. Comme on ne s'attend pas à ces traits, & qu'ils consolent la vanité humiliée, on en rit d'un plaisir malin causé par la surprise ; mais sans que le mépris s'en mêle ; & l'on semble dire au Misanthrope : hé bien, censeur, qui vous croyez si sage, vous vous passionnez donc aussi, vous déraisonnez comme un autre ? M. Rousseau se trompe sur les circonstances qui, dans la premiere scene, peuvent rendre naturel l'emportement du Misanthrope ; mais il me suffit qu'il avoue que cet emportement fait dire au Misanthrope plus qu'il ne pense de sang froid ; c'est de cette colere exaltée, de cette humeur qui déborde, de cette impatience poussée à bout par le calme de Philinte, que Moliere a plaisanté. Ce n'est donc pas le ridicule de la vertu qu'il a voulu jouer ; mais un ridicule qui accompagne quelquefois la vertu, & qui naît de la même source, une fougue qui l'emporte au-delà de ses limites, une âpreté qui le rend insociable, une extrême sévérité qui nous fait des crimes de tout, un zèle inflammable que la contradiction & les obstacles font dégénérer en fureur : voilà ce que Moliere attaque dans le Misanthrope ; & pour le ramener aux sentiments de l'humanité compatissante, il lui fait voir qu'il est homme lui-même, & qu'il peut être, comme nous, le jouet de ses passions. Mais pour justifier le dessein de Moliere, j'ai un témoignage auquel M. Rousseau ne peut se refuser : voici ce que je viens de lire. « Dans toutes les autres pieces de Moliere, le personnage ridicule est toujours haïssable ou méprisable ; dans celle-ci, quoique Alceste ait des défauts réels, dont on n'a pas tort de rire, on sent pourtant au fond du cœur un respect pour lui, dont on ne peut se défendre… Moliere étoit personnellement honnête homme ; & jamais le pinceau d'un honnête homme ne sçut couvrir de couleurs odieuses les traits de la droiture & de la probité. Il y a plus, Moliere a mis dans la bouche d'Alceste un si grand nombre de ses propres maximes, que plusieurs ont cru qu'il s'étoit voulu peindre lui-même. » Confrontons ce témoignage avec le sentiment de M. Rousseau. « Ayant à plaire au public, Moliere a consulté le goût le plus général… Après avoir joué tant d'autres ridicules, il lui restoit à jouer celui que le monde pardonne le moins, le ridicule de la vertu : c'est ce qu'il a fait dans le Misanthrope. » Il est évident que l'une de ces deux opinions est fausse ; car si Moliere, pour plaire à son siecle, a voulu tourner la vertu en ridicule, un si lâche adulateur du vice n'étoit rien moins qu'un honnête homme ; s'il a voulu se peindre lui même dans Alceste, il n'a pas pretendu s'exposer à la risée du public ; s'il fait aimer & respecter ce caractere sans le vouloir, & en dépit de son art, le ridicule de la vertu n'est donc pas celui que le monde pardonne le moins Que M. Rousseau accorde, s'il le peut, son opinion avec l'autorité que je lui ai opposée ; son contradicteur, c'est lui-même. Le dessein de Moliere a donc été, en composant le caractere du Misanthrope, de se servir de sa vertu comme d'un exemple, & de son humeur comme d'un fléau. Voilà le vrai, tout le monde le sent. Il lui a donné pour ami, non pas un de ces honnêtes gens du grand monde, « dont les maximes ressemblent beaucoup à celles des fripons ; non pas un de ces gens si doux, si modérés, qui trouvent toujours que tout va bien, parce qu'ils ont intérêt que rien n'aille mieux ; » mais un de ces gens qui aimant le bien, & condamnant le mal, se contentent de pratiquer l'un, & d'éviter l'autre ; qui ne se croient ni assez de vertu, ni assez d'autorité pour s'ériger en censeurs publics, & faire le procès à la nature humaine ; qui, sans être complices ni partisans des vices destructeurs de l'ordre, tolérent les défauts, ménagent les foiblesses, flattent les vaines prétentions, passent légérement sur les épines de la société, & s'épargnent les chagrins & les dégoûts d'un déchaînement inutile. Un honnête homme est celui qui remplit fidelement les devoirs de son état, & ce n'est le devoir d'aucun particulier d'exercer la police du monde. Il est vrai que Philinte, soit manque de goût, soit excès de politesse, loue des vers qui ne valent rien ; mais tout mensonge n'est pas un crime ; c'est l'importance du mal qui en fait la gravité. Je ne sçais même si, dans la morale la plus austere, il ne vaut pas mieux flatter un homme sur une bagatelle, que de s'exposer, par une sincérité qui l'offense, à se couper la gorge avec lui. Du reste, si Moliere eut fait un vicieux du Misanthrope, il lui eût donné pour contraste un modèle de vertu ; mais comme il n'en fait qu'un homme insociable, c'est un modèle de complaisance & d'égards qu'il a dû lui opposer. Philinte n'est donc pas le sage de la piece, mais seulement l'homme du monde : son sang froid donne du relief à la fougue du Misanthrope ; & quoique l'un de ces contrastes fasse rire aux dépens de l'autre, l'avantage & l'ascendant que Moliere donne à Alceste sur Philinte, prouve bien qu'il lui destinoit la premiere place dans l'estime des spectateurs. « Le tort de Moliere n'est pas, selon M. Rousseau, d'avoir fait du Misanthrope un homme colere & bilieux, mais de lui avoir donné des fureurs puériles sur des sujets qui ne doivent pas l'émouvoir. Le caractere de Misanthrope n'est pas en la disposition du poëte ; il est déterminé par la nature de sa passion dominante : cette passion est une violente haine du vice, née d'un amour ardent pour la vertu, & aigrie par le spectacle continuel de la méchanceté des hommes ; il n'y a donc qu'une ame grande & noble qui en soit susceptible… Cette contemplation continuelle des désordres de la société, le détache de lui-même pour fixer son attention sur le genre-humain. Qu'il s'emporte sur tous les désordres dont il n'est que le témoin… mais qu'il soit froid sur celui qui ne s'adresse qu'à lui ; qu'une femme fausse le trahisse, que d'indignes amis le deshonorent, que de foibles amis l'abandonnent, il doit souffrir sans en murmurer ; il connoît les hommes. Si ces distinctions sont justes, Moliere a fait le Misanthrope. Pense-t-on que ce soit par erreur ? non, sans doute ; mais voilà par où le desir de faire rire aux dépens du personnage, a forcé de le dégrader contre la vérité du caractere. » Si M. Rousseau parle d'une vérité métaphysique, je ne lui dispute rien ; chacun se fait des idées comme il lui plaît. Le Misanthrope métaphysique est donc, si l'on veut, un être surnaturel qui aime tous les hommes, excepté lui seul ; qui prend feu sur les injustices qu'ils éprouvent, & qui est de glace pour celles qu'il essuie lui-même ; qui combat tous les vices, hormis ceux qui lui nuisent ; auquel un petit mal qui lui est étranger, peut donner une très-grande colere, & qui n'est point ému d'un très-grand mal qui lui est personnel. Mais Moliere n'a pas voulu peindre un personnage idéal. Le Misanthrope, tel qu'il l'a vu dans la nature, se comprend au moins dans le nombre des hommes qu'il aime ; il ne donne pas dans l'absurde inconséquence de regarder comme des inclinations basses le soin de son honneur, de sa renommée, de son repos, de sa fortune, en un mot de ces mêmes biens auxquels il ne peut souffrir que l'on porte atteinte dans ses semblables ; il n'a point une ame sensible pour eux, & une ame impassible pour lui ; & cette trempe de caractere qui reçoit de si vives impressions des plaies faites à l'humanité, n'est pas impénétrable aux traits qui sont lancés contre lui-même. Je crois bien que le courage & la force étouffent ses plaintes quelquefois ; mais enfin l'homme est toujours homme. Moliere a donc très-bien pris, je ne dis pas le caractere idéal, mais le caractere réel du Misanthrope, tel qu'il le voyoit dans le monde, & qu'il vouloit le corriger. J'avouerai même que je ne conçois pas le Misanthrope de M. Rousseau. Si la connoissance qu'il a des hommes doit l'avoir préparé aux trahisons de sa maîtresse, aux outrages & à l'abandon de ses amis, à l'iniquité de ses juges, il doit donc être sérieusement convaincu que tous les hommes sont perfides & méchants ; & cela posé, il doit n'aimer personne. Comment est-il donc si touché des désordres d'un monde où il n'aime rien ? Il hait le vice, il aime la vertu ; mais le vice & la vertu ne sont rien de réel, que relativement aux hommes. Que lui importe la guerre des vautours, si la société n'a plus de colombes ? Dira-t-on que le Misanthrope aime les hommes quels qu'ils soient, & ne hait en eux que le vice ? C'est le caractere du sage tel que je l'ai peint ; mais ce n'est pas le caractere du Misanthrope. Celui-ci enveloppe dans sa haine & le vice & le vicieux ; il déteste dans les méchants les ennemis des gens de bien ; mais s'il est persuadé qu'il y a des gens de bien dans le monde, il est naturel qu'il ait cette opinion de ses juges, de ses amis, de sa maîtresse ; & lorsque l'iniquité, la perfidie, la trahison qu'il en éprouve, le tirent de cette douce erreur, il doit en être d'autant plus affecté, que ces coups rompent les derniers liens qui l'attachoient à ses semblables. Le Misanthrope, que rien de personnel ne touche, & qui se passionne sur tout ce qui lui est étranger, est donc, selon moi, un être fantastique ; & Moliere, pour rendre le sien d'après nature, a dû le peindre comme il a fait. Du reste, que l'on se rappelle la position de ce personnage : il accable son ami de reproches, humilie Oronte, apostrophe les Marquis, & leur impose silence, confond & refuse Célimene, domine d'un bout de la piece à l'autre, efface tout, n'est jamais effacé, & sort du théâtre ennemi de la nature entiere, autant admiré qu'applaudi. Voilà donc le personnage que Moliere a voulu humilier, pour flatter le goût de son siecle. Si Moliere a prétendu faire briller Philinte aux dépens d'Alceste, jamais Auteur, j'ose le dire, n'a été plus mal-adroit. Philinte a loué la chûte du sonnet d'Oronte. Le Misanthrope indigné, lui dit : La peste de ta chûte, empoisonneur du diable, En eusses-tu fait une à te casser le nez. M. Rousseau désapprouve avec raison ce jeu de mots, & il s'écrie : & voilà comme on avilit la vertu ! Je n'ai qu'à citer du même rôle cinq cens des plus beaux vers & des plus applaudis qu'on ait jamais faits, & à m'écrier à mon tour : & voilà comme on honore la vertu ! Est-il possible que d'un frivole jeu de mots qui, dans la vivacité, peut échapper à tout le monde, on tire une conséquence deshonorante pour la mémoire d'un homme qu'on fait profession d'admirer ! « On voit Alceste tergiverser & user de détours pour dire son avis a Oronte. Ce n'est point-là le Misanthrope, dit M. Rousseau ; c'est un honnête homme du monde qui se fait peine de tromper celui qui le consulte. La force du caractere vouloit qu'il lui dit brusquement : votre sonnet ne vaut rien, jettez-le au feu ; mais cela auroit été le comique qui naît de l'embarras du Misanthrope, & de ses je ne dis pas cela répétés, qui pourtant ne sont au fond que des mensonges. » Les je ne dis pas cela sont très-plaisants ; mais ce n'est point aux dépens du Misanthrope qu'ils font rire : du reste il ne faut que sçavoir distinguer la grossiéreté de la franchise, pour justifier cette réticence. M. Rousseau sçait bien que le mensonge n'est pas dans les mots ; & il me seroit aisé de lui prouver, par son propre exemple, que, sans déguiser la vérité, on peut la couvrir d'un voile modeste. Le Misanthrope répéte à Oronte, je ne dis pas cela ; si Philinte lui demandoit : hé que dis-tu donc, traître ? la réponse seroit facile : je ne suis point traître, je me fais entendre ; je dis ce qu'exige l'honnêteté, & ce que permet la bienséance. M. Rousseau demande jusqu'où peuvent aller les ménagemens d'un homme vrai ? Je lui réponds, exclusivement jusqu'à l'équivoque. Suivant ces principes, le Misanthrope doit n'user d'aucun détour, & dire crument tout ce qu'il pense ; mais si Moliere eût voulu mettre un tel personnage sur la scene, il l'eût pris au fond des forêts. Il est inutile de donner au théâtre des leçons d'une morale outrée, qu'il ne seroit ni possible ni honnête de pratiquer dans le monde, où l'on peut très-bien, quoiqu'en dise M. Rousseau, n'être ni fourbe ni brutal. Moliere n'a donc pas prétendu ni pu prétendre dégrader la vérité & la vertu, en les faisant un peu moins farouches que M. Rousseau ne l'exige ; franchement il n'y a qu'un Philosophe qui regrette le temps où l'homme marchoit à quatre pattes, qui puisse trouver le Misanthrope de Moliere trop doux & trop civilisé. M. Rousseau dit lui-même de ce personnage : « l'intérêt de l'Auteur est bien de le rendre ridicule, mais non pas fou ; & c'est ce qu'il paroîtroit aux yeux du public, s'il étoit tout-à-fait sage. » Après l'esquisse que j'ai tracée du caractere du sage, tel que je le conçois, il est inutile d'ajouter que le Misanthrope de M. Rousseau n'est pas digne à mes yeux de ce titre : il est plus inutile encore de réfuter sa conclusion contre la morale du Misanthrope & de tout le théâtre de Moliere. Si les principes sont détruits, la conséquence tombe d'elle-même. Je suis convenu, avec M. Rousseau, qu'il restoit encore au théâtre Français des comédies répréhensibles du côté des mœurs ; & quoiqu'elles soient d'un ton si bas, & d'un si mauvais goût, que n'ayant rien de séduisant, elles me semblent peu dangereuses ; quoique je sois très-éloigné de regarder tous ceux qui tient du testament de Crispin, comme des frippons dans l'ame, il seroit bon, je l'avoue, de bannir ce comique méprisable d'un théâtre qui doit être l'école de l'honnêteté. Mais que ces défauts « soient tellement inhérents à ce théâtre, qu'en voulant les en ôter, on le défigure, » c'est de quoi je ne puis convenir ; & je crois avoir bien prouvé que, sans les filous & les femmes perdues, Moliere a fait d'excellentes comédies. Ainsi, quand il seroit vrai que les pieces modernes, plus épurées, n'auroient plus de vrai comique, & qu'en instruisant beaucoup, elles ennuieroient encore davantage, la pureté des mœurs n'en seroit pas la cause. Les mœurs du Glorieux, de la Métromanie, de l'Enfant prodigue, des Déhors trompeurs, du Méchant, sont épurées ; & je ne puis croire que M. Rousseau les compare à d'ennuyeux sermons. Quelles sont les pieces morales qui nous ennuient ? Celles dont les peintures sont froides, les vers lâches, le coloris foible, les sentimens fades, l'intrigue languissante, les caracteres mal dessinés ; celles, en deux mots, dont le comique manque de sel, ou le sérieux de pathétique. Le vice n'est donc pas inhérent aux mœurs de la scene comique Française, à moins que l'amour, comme le prétend M. Rousseau, ne soit même dans les personnages vertueux, un exemple vicieux au théâtre. Que tout ce qui respire la licence, que tout ce qui blesse l'honnêteté soit condamné dans la peinture de l'amour, il n'est personne qui n'y souscrive. Mais ce n'est point-là ce que M. Rousseau reproche à la scene Française ; c'est l'amour décent, l'amour vertueux qu'il y attaque. « Ce qui acheve de rendre ses images dangereuses, c'est, dit-il, qu'on ne le voit jamais régner sur la scene, qu'entre des ames honnêtes…. Les qualités de l'objet ne l'accompagnent point jusqu'au cœur ; ce qui le rend sensible, intéressant, s'efface…. Les impressions vertueuses en déguisent le danger, & donnent à ce sentiment trompeur un nouvel attrait, par lequel il perd ceux qui s'y livrent…. En admirant l'amour honnête, on se livre à l'amour criminel. » Telle est l'opinion de M. Rousseau. Voyons comment il la développe. « Les Auteurs concourent à l'envi, pour l'utilité publique, à donner une nouvelle énergie, & un nouveau coloris à cette passion dangereuse : & depuis Moliere & Corneille, on ne voit plus réussir au théâtre que des Romans, sous le nom de pieces dramatiques. » Athalie, Mérope, l'Orphelin de la Chine, Iphigénie en Tauride, ont réussi. Est-ce l'amour qui en a fait le succès ? Mais passons sur ces propositions incidentes, & accordons à M. Rousseau que Britannicus, Alzire, Inès, & toutes les tragédies où regne l'amour, sont des romans, sans lui demander ce qu'il entend par des pieces dramatiques, si de tels romans n'en sont pas. Une action réguliere & intéressante, où l'une des plus violentes passions de la nature tient sans cesse l'ame des spectateurs agitée entre la crainte & la pitié, sera donc ce qu'il lui plaira. Mais si l'amour y est peint comme il doit l'être, terrible & funeste dans ses excès, respectable & touchant dans ce qu'il a d'honnête, de vertueux, d'héroïque, ce tableau de l'amour sera une leçon morale, sans en excepter Zaïre, qui meurt non pas victime de l'amour, mais victime de son devoir & des fureurs de la jalousie, sans en excepter Bérénice qui seroit tombée, quoi qu'en dise M. Rousseau, si Titus sacrifioit l'orgueil des Romains, tout injuste qu'il nous semble, au tendre & vertueux amour que nous ressentons avec lui. Comme le sentiment de l'amour n'est pas toujours violent & passionné, qu'il se modifie selon les caracteres ; que les épreuves en sont plus ou moins pénibles, suivant la situation des personnages, & les intérêts qui lui sont opposés ; comme ce sentiment le plus naturel, le plus familier dans tous les états, est aussi le plus propre à développer les vices, & à mettre le ridicule en jeu ; la comédie l'a pris dans la peinture de la vie commune, tantôt pour objet principal, & tantôt pour premier mobile. Voilà comment & pourquoi l'amour a été introduit sur nos deux théâtres : est-ce un bien, est-ce un mal pour les mœurs ? C'est ce qui reste à examiner. L'usage des Anciens est un préjugé contre nous ; mais par-tout & dans tous les temps le théâtre a dû suivre les constitutions nationales. Chez les Grecs, la tragédie étoit une leçon politique : chez nous, elle est une leçon morale, & ne peut ni ne doit avoir rapport à l'administration de l'état. Il n'est donc pas étonnant que l'amour, qui n'avoit rien de commun avec le gouvernement d'Athenes, n'y fût point admis au théâtre ; & que ce même sentiment, qui est d'un si grand poids dans nos mœurs, soit devenu le premier ressort de la scene tragique Françoise. Une différence non moins sensible dans les mœurs de la société, dont la comédie est le tableau, y a fait substituer des femmes libres & honnêtes aux esclaves & aux courtisannes des comiques Grecs & Romains. Mais comment M. Rousseau trouveroit-il les honnêtes femmes placées au théâtre ? Il trouve même indécent qu'elles soient admises dans la société. « Les Anciens, dit-il, avoient en général un très-grand respect pour les femmes ; mais ils marquoient ce respect en s'abstenant de les exposer au jugement du public, & croyoient honorer leur modestie, en se taisant sur leurs autres vertus. Chez nous, au contraire, la femme la plus estimée est celle qui fait le plus de bruit, qui parle le plus, qu'on voit le plus dans le monde, &c. » Il me semble que M. Rousseau n'a ni compté ni pesé les voix ; & après tout, ces paralleles vagues, ces tableaux de fantaisie ne prouvent que l'art & le talent du peintre. Considérons les choses en elles-mêmes, & tâchons d'y saisir le vrai. Dans tous les états où les citoyens sont admis à l'administration de la république, il est naturel que les femmes soient éloignées de la Société des hommes, & reléguées dans l'obscurité. La guerre, les conseils, les négociations, le commerce, les fonctions pénibles du gouvernement élevent l'orgueil des hommes au dessus des soins de la galanterie & des inquiétudes de l'amour. Comme ils ont seuls la force d'agir, ils s'attribuent à eux seuls la sagesse de délibérer ; & jaloux du droit de gouverner, ils n'y instruisent que leurs semblables. Pour expliquer comment les femmes ont été d'abord éloignées de l'administration des états, il n'est donc pas besoin d'attribuer aux hommes un sçavoir & des talents qui leur soient propres ; il suffit de remonter à l'institution des gouvernemens. La premiere concurrence pour l'autorité fut décidée à coups de poing, la seconde, à coups de massue : ensuite vinrent la hache & l'épée ; & dans cette maniere de régler les droits, il est clair que les femmes n'avoient rien à prétendre. Or, comme dans un état républicain tout homme participe au gouvernement, ou aspire y participer, notre sexe y conserve avec soin son ancienne prérogative. Mais dans un pays où les citoyens, sous l'autorité d'un Monarque, & sous la tutelle des loix, ne tiennent à la constitution politique que par le droit de propriété, & par le tribut d'obéissance ; où personne n'influe sur l'administration de l'état, qu'autant qu'il y est appellé ; où l'homme privé ne peut rien ; où chacun vit pour soi & pour un certain nombre de ses semblables, selon ses affections plus ou moins étendues, sans autre soin que de contribuer, autant qu'il est en lui, aux douceurs de la société : dans cet état, dis-je, il est naturel que les femmes soient admises à ce concours paisible de devoirs officieux, pour y établir l'harmonie, pour adoucir les mœurs des hommes naturellement féroces, pour tempérer en eux cette indocilité superbe qui s'indigne du frein des loix : en un mot, pour cultiver & nourrir dans leur ame l'amour de la paix & de l'ordre, qui est la vertu de leur condition. Il seroit mieux peut-être que chacun avec sa compagne vécut dans sa maison au milieu de ses enfans ; mais ces mœurs ne peuvent subsister que chez un peuple attaché au travail par le besoin. La richesse invite à l'oisiveté ; celle-ci à la dissipation : le cercle de la société s'étend, & les hommes y appellent les femmes. Mahomet, pour engager les Musulmans à vivre chacun chez soi, fut obligé de leur donner un sérail, & de leur en confier la garde. Ailleurs la jalousie tient les femmes captives, mais les mœurs en sont plus farouches sans être plus pures, & il vaut encore mieux se disputer le cœur des femmes à coups d'œil, qu'à coups de poignard. Cependant les hommages que nous leur rendons, nous dégradent, nous avilissent aux yeux de M. Rousseau : & c'est-là sur-tout ce qui cause son déchaînement contre les pieces de théâtre où l'amour domine. « L'amour est le regne des femmes, dit-il ; un effet naturel de ces sortes de pieces est donc d'étendre l'empire du sexe. Pensez-vous, Monsieur, (demande-t-il à Monsieur d'Alembert) que cet ordre soit sans inconvénient, & qu'en augmentant avec tant de soin l'ascendant des femmes, les hommes en soient mieux gouvernés ? Il peut y avoir, poursuit-il, dans le monde quelques femmes dignes d'être écoutées d'un honnête homme, mais est-ce d'elles en général qu'il doit prendre conseil, & n'y auroit-il aucun moyen d'honorer leur sexe sans avilir le nôtre ? » Prendre conseil d'une femme, c'est avilir notre sexe ! Il est donc bien établi, dans l'opinion d'un Philosophe, que la supériorité nous est acquise en fait de prudence, je le souhaite ; mais j'en doute encore. « Le plus charmant objet de la nature, le plus digne d'émouvoir un cœur sensible, & de le porter au bien, est, je l'avoue, une femme aimable & vertueuse ; mais cet objet céleste où se cache-t-il ? » M. Rousseau, selon ses principes, trouve si peu d'hommes de bien ! Il n'est pas étonnant qu'il trouve si peu de femmes vertueuses, sur-tout d'après les mœurs des peuples qui vivoient il y a trois mille ans. « Il n'y a pas de bonnes mœurs pour les femmes, hors d'une vie retirée & domestique…. Rechercher les regards des hommes, c'est déjà s'en laisser corrompre ; & toute femme qui se montre, se deshonore…. Une femme hors de sa maison, perd son lustre, & dépouillée de ses vrais ornements, elle se montre avec indécence. » Or chez nous toutes les femmes se montrent ; elles sont donc toutes deshonorées : toutes celles qui ont de la beauté sont bien-aises qu'on s'en apperçoive, les voilà donc déjà corrompues : aucunes d'elles ne se renferme dans l'intérieur de son domestique ; il n'y a donc pas de bonnes mœurs pour elles. Delà nos festins, nos promenades, nos assemblées, ainsi que le bal que M. Rousseau veut instituer à Geneve, sont les rendez-vous du deshonneur, & les sources de la corruption ; en un mot, toute femme qui s'expose en public, est une femme sans pudeur, la perte de la pudeur entraîne celle de l'honnêteté qui est l'ame des bonnes mœurs : nos femmes vivent en public, elles n'ont par conséquent ni pudeur, ni vertu. Le raisonnement est simple, & il n'en falloit pas davantage pour prouver qu'un spectacle qui nous dispose à les aimer, est un spectacle pernicieux. Cependant M. Rousseau ne croit pas ses arguments sans replique ; il s'en fait une, mais il a soin de la choisir facile à détruire. Il suppose qu'on lui répond que la pudeur n'est rien, & il s'attache à prouver que la pudeur est inspirée aux femmes par la nature. Je le crois : je suis persuadé que l'attaque est le rôle naturel de l'homme, & la défense, celui de la femme ; & quoique la raison très-sensible qu'en donne M. Rousseau ait pu ne venir que par réflexion : quoique la disposition habituelle des deux sexes n'engage les femmes qu'à nous attendre, sans leur faire une loi de nous résister ; quoique cette retenue, qui n'est qu'une décence passive, ne remplisse pas l'idée que nous avons de la pudeur, & que par conséquent la preuve de M. Rousseau soit insuffisante contre ceux qui veulent que la pudeur qui résiste soit une vertu factice, & un devoir de convention ; ce n'est pas-là ce que je prétends. La pudeur naturelle interdit-elle aux femmes la société des hommes ? Voilà ce que je nie, & ce que M. Rousseau ne prouvera jamais. Il semble que pour elles, vivre avec les hommes, ou s'abandonner aux hommes, soient synonymes, & qu'à son avis il ne soit pas possible de nous résister sans nous fuir. Qu'un Petit-Maître le dise, à la bonne heure ; mais un Philosophe peut-il le penser ? La société sans doute à multiplié les loix de la pudeur, & quelque capricieux que soit l'usage, le sexe doit s'y conformer : mais dans-ce qui n'est pas prescrit par la nature, la pudeur d'un pays n'est pas celle d'un autre. Chez les Grecs, l'usage défendoit aux femmes de se montrer en public. Chez nous l'usage les y autorise. Or, celle-là est honnête & décente, qui observe ce que lui prescrit la pudeur, l'honnêteté, la décence des mœurs du pays qu'elle habite. Il n'y a d'institution naturelle que le devoir de la résistance, ou plutôt l'interdiction de l'attaque : tout le reste varie suivant les lieux & les temps. Voici ce que pense un Orateur chrétien de l'opinion que M. Rousseau renouvelle. « Un ancien disoit autrefois, que les hommes étoient nés pour l'action & pour la conduite du monde, & que les Dieux leur avoient donné en partage la valeur dans les combats, la prudence dans les conseils, la modération dans les prospérités, & la constance dans la mauvaise fortune ; que les Dames n'étoient nées que pour le repos & pour la retraite, que toute leur vertu consistoit à être inconnues, sans s'attirer ni blâme ni louange, & que celle-là étoit sans doute la plus vertueuse, de qui l'on avoit le moins parlé : ainsi il les retranchoit de la république pour les renfermer dans l'obscurité de leur famille ; de toutes les vertus morales il ne leur accordoit qu'une pudeur farouche ; il leur ôtoit même cette bonne réputation qui semble être attachée à l'honnêteté de leur sexe ; & les réduisant à une oisiveté qu'il croyoit louable, il ne leur laissoit pour toute gloire que celle de n'en point avoir. Il est aisé de reconnoître l'injustice de ce sentiment, &c, » (Fléchier, Oraison funebre de Madame de Montausier.) « Je sçais, dit M. Rousseau, qu'il regne en d'autres pays des coutumes contraires à celles des Anciens : mais voyez aussi quelles mœurs elles ont fait naître. Je ne voudrois pas d'autre exemple pour confirmer mes maximes. » Il est facile de faire la satyre de nos mœurs ; & cent exemples vicieux pris sur un million de citoyens, feroient un tableau épouvantable de la ville de l'Univers la mieux policée, après l'immense capitale des Chinois. Mais sur l'article de la galanterie & de l'amour, faut-il avouer ce que je pense des mœurs les plus licencieuses de Paris ? Que M. Rousseau se rappelle ses pigeons. « La blanche colombe va suivant pas à pas son bien aimé, & prend chasse elle-même aussitôt qu'il se retourne. Reste-t-il dans l'inaction ? de legers coups de bec le réveillent : s'il se retire, elle le poursuit : s'il se défend, un petit vol de six pas l'attire encore ; l'innocence de la nature ménage les agaceries & molle résistance, avec un art qu'auroit à peine la plus habile coquette. » Hé bien, Monsieur, les coquettes ont à peu près cet art-là : vous ne voyez dans cette image charmante, rien de bien pernicieux au monde, & un peuple de pigeons avec ces mœurs, vaut bien un peuple de vautours. Quand même à la coquetterie des colombes se mêleroit un peu d'inconstance, ce seroit encore un jeu de la nature dont vos yeux seroient égayés. C'est ce que je voulois vous faire observer en passant. Mais revenons aux principes de l'honnêteté qui prescrit d'autres mœurs aux femmes, & en desavouant la conduite de celles dont la colombe est l'image, voyons si vous n'êtes pas injuste d'envelopper tout le sexe dans un mépris universel. Vous êtes indigné qu'au théâtre une femme pense & raisonne ; qu'on lui donne un esprit ferme, une ame élevée, des principes & des vertus ? Et si les femmes s'offensoient qu'on mit au théâtre des héros & des sages, les croiriez-vous moins fondées ? A votre avis, ces modeles sont-ils plus communs parmi nous ? « Les imbécilles spectateurs vont, dites-vous apprendre d'elles ce qu'ils ont pris soin de leur dicter. » Et à qui, Monsieur, n'a-t-on pas dicté sa leçon ? En naissant, sçavions-nous la nôtre ? « Parcourez la plupart des pieces modernes, c'est toujours une femme qui sçait tout, qui fait tout ; la bonne est sur le théâtre, & les enfants sont au parterre. » Quand on met au théâtre Didon, Sémiramis, Elizabeth, il faut bien supposer qu'elles sçavoient quelque chose : ces femmes-là n'étoient pas des enfants. Quand on peint des femmes bien nées, il faut bien qu'elles aient des principes d'honnêteté, de vertu, d'humanité : la nature leur tient, je crois, le même langage qu'à nous ; le monde leur donne les mêmes connoissances ; & il est vraisemblable qu'elles l'étudient avec d'autant plus d'attention, qu'elles sont moins préoccupées. L'amour regne au théâtre, il faut bien qu'elles y regnent, & qu'elles exercent sur la scene le même empire que dans la société. Est-ce un mal ? Nous le verrons. A l'égard des leçons qu'elles donnent au parterre, si ces leçons peuvent être utiles, elles n'en sont que plus goûtées ; & je ne connois que vous seul parmi les hommes qui croyez en être avili. M. Rousseau ne peut se persuader qu'une femme soit son égale ; demandons-lui donc enfin quels sont les talents de l'esprit & les qualités du cœur dont la nature a doué l'homme, à l'exclusion de la femme ; quels sont les vices qu'elle a essentiellement attachés à ce sexe, les délices du nôtre ; quels sont les piéges qu'elle nous cache sous les fleurs de la beauté. « Les femmes en général n'aiment aucun art, ne se connoissent à aucun. » Ce seroit-là un bien petit mal ; cependant si les femmes étoient naturellement privées du sentiment du beau, elles pourroient l'être du sentiment du vrai, du juste & de l'honnête ; & cette proposition jettée en l'air peut tirer à conséquence. Que M. Rousseau nous dise donc s'il a pris cette opinion dans l'étude de l'organisation physique, ou dans le commerce du monde. Les femmes ont-elles les organes moins délicats que nous, le coup d'œil ou l'oreille moins juste, le sentiment en général plus lent ou plus confus ? Est-ce l'exercice & l'étude qui leur manquent ? Il s'ensuit que nous avons sur elles, à cet égard, l'avantage de l'éducation : mais si M. Rousseau avoit été moins éloigné par ses principes du commerce du monde & des femmes, il en auroit vu beaucoup qui ont acquis par elles-mêmes les lumieres qu'on leur envioit. Tout ce qui n'exige qu'une raison saine, un esprit droit, & une sensibilité modérée, leur est donc au moins commun avec les hommes. Je le dis à propos des Arts, je le dirai même par rapport aux choses les plus sérieuses de la vie ; & une multitude d'hommes qui ne sont ni complaisants, ni passionnés, l'attesteront avec moi. « Mais ce feu céleste qui échauffe & embrase l'ame, ce génie qui consume & dévore, cette brûlante éloquence, ces transports sublimes qui portent leur ravissement jusqu'au fond des cœurs, manqueront toujours aux écrits des femmes. » Si cela est, elles en sont moins capables des fortes productions du génie : mais tout cela est-il essentiel au goût des Arts ? Tout cela est-il relatif aux mœurs de la société, qui est l'objet de notre dispute ? Faut-il être un Bossuet, un Milton, pour être bon citoyen, bon parent, bon ami ? Où sont même parmi les hommes les génies brûlants dont vous nous parlez ? En voulez-vous former une république ? Qui les gouverneroit, bon Dieu ! Le monde moral seroit un magasin à poudre. « Les écrits des femmes sont tous froids, & jolis comme elles. Ils auront tant d'esprit que vous voudrez, jamais d'ame. Ils seront cent fois plutôt censés que passionnés : elles ne sçavent ni sentir ni décrire l'amour même. La seule Sapho, que je sçache, & une autre, méritent d'être exceptées. » Que les écrits des femmes ne soient pas passionnés, la pudeur seule peut en être la cause ; que M. Rousseau & moi en ayons peu connu qui sçachent décrire & sentir l'amour, c'est un malheur particulier, qui est peut-être sans conséquence. Cependant s'il arrivoit que chacun pût dire comme M. Rousseau, qu'il connoît deux femmes, Sapho & une autre, qui méritent d'être exceptées, il se trouveroit, au bout du compte, autant de femmes capables de décrire & de sentir l'amour, qu'il y auroit eu d'hommes capables de l'inspirer ; & si M. Rousseau a trouvé une seconde Sapho, il ne peut, avec bienséance, disputer le même avantage à personne. Mais supposons que le sentiment soit plus foible dans les femmes que dans les hommes ; que leurs écrits & par conséquent leurs caracteres soient plus sensés que passionnés, est-ce à M. Rousseau, qui connoît si bien le danger des passions, à regarder cette froideur comme un vice ? Qu'il s'accorde enfin avec lui-même, & qu'il nous dise, si un naturel passionné lui semble préférable à un caractere moins susceptible de mouvements impétueux ? Si la vertu s'exerce à tempérer dans les hommes cette fougue, cette véhémence de sentiment que les femmes n'ont pas, la vertu ne fait donc en eux que ce qu'a fait la nature en elles. Ce sont les passions qui troublent l'ordre : les femmes réduites à des affections tranquilles, seroient donc le sexe le plus flexible à la regle, le plus docile aux loix de la société, & par conséquent elles seroient faites pour en être les liens. Si donc la nature n'a pas interdit aux femmes d'être raisonnables, sensibles, honnêtes, vertueuses : si elle leur a donné une ame comme à nous, mais plus calme, plus modérée, de quel droit, sur quel rapport, d'après quel examen assurez-vous qu'elles abusent de tous ces dons, & qu'elles les tournent à leur honte ? L'homme est né bon, dites-vous, & sous ce nom sans doute vous comprenez la femme. « Ce sexe hors d'état de prendre notre maniere de vivre trop pénible pour lui, nous force de prendre la sienne trop molle pour nous. » Voilà le danger le plus sérieux que puisse avoir le commerce des hommes avec les femmes. M. Rousseau n'entend pas qu'elles nous ôtent les sentiments du courage & de l'honneur. « Les femmes, dit-il, ne manquent pas de courage, elles préférent l'honneur à la vie : l'inconvénient de leur sexe est de ne pouvoir supporter les fatigues de la guerre, & l'intempérie des saisons. » C'est donc cette foiblesse qu'elles nous communiquent, selon M. Rousseau. « Or dit-il, cet inconvénient qui dégrade l'homme, est très-grand par-tout ; mais c'est surtout dans les états, comme le nôtre, (il parle de Geneve) qu'il importe de la prévenir. Qu'un Monarque gouverne des hommes ou des femmes, cela lui doit être assez égal ; mais dans une république il faut des hommes. » Il faut des hommes à Geneve, c'est-à-dire, dans son sens, des corps assez bien constitués pour résister aux fatigues de la guerre & à l'intemperie des saisons. Encore une fois, M. Rousseau se croit-il à Lacédémone ? N'est-il pas singulier que l'on s'échauffe l'imagination au point d'appliquer sérieusement les principes de Lycurgue à une ville industrieuse & paisible, qui ne peut être que cela ? Hé ! Monsieur, si l'équilibre qui fait sa sûreté venoit à se rompre, pour le coup c'est bien à Geneve qu'il seroit indifférent d'être peuplée d'hommes ou de femmes. Qu'une république entourée de Républiques rivales & toujours prêtes à l'accabler, s'exerce sans relâche à défendre sa liberté menacée ; qu'elle renonce à tous les arts pour ne s'occuper que de l'art de combattre ; qu'elle endurcissé par une discipline austere les mœurs de ses citoyens, dont elle se fait un rempart : c'est une nécessité cruelle, mais indispensable, & la férocité guerriere entre dans sa constitution. Telle fut Sparte ; mais est-ce-là Geneve ? Qu'on y joue, qu'on y danse, puisque vous le voulez, qu'on y donne des fêtes ou des spectacles, qu'on y vive avec les femmes ou sans les femmes, pourvu que l'industrie & le négoce y soient en vigueur, & que la police y soit vigilante & sévere, les fondements de votre liberté n'en seront ni plus forts ni plus foibles. La force de Geneve n'est pas dans son sein. C'est un grand mal pour un peuple belliqueux de n'être pas aussi robuste que brave ; & c'est-là, nous l'avouons, le désavantage de tous les peuples qui, nourris sous un ciel doux, n'ont pas été endurcis dès l'enfance aux travaux de cet art destructeur, l'unique métier des Romains. Mais vous attribuez ici au commerce des femmes ce qui a des causes bien plus réelles. Vous ne prétendez pas sans doute que les femmes amollissent le laboureur & l'artisan, ni que le peuple de nos villes & de nos campagnes soit énervé par les délices d'une vie oisive & voluptueuse. C'est delà cependant que l'on tire nos soldats, & c'est le soldat qui succombe aux travaux d'une guerre éloignée & à l'inclémence d'un ciel étranger. Les inconvéniens du luxe n'en sont pas moins réels ; mais attendez-vous des hommes qu'ils se bornent aux premiers besoins de la vie, tandis que les superfluités voluptueuses les sollicitent de toutes parts ? Vous voyez que Lycurgue lui-même, pour fermer au luxe l'entrée de sa république, fut obligé d'en écarter tous les moyens de s'enrichir. Les femmes ne font rien à cela : tout le vice est dans les richesses. Du reste, que le climat, les richesses, ou les femmes amollissent la férocité d'un peuple ardent & courageux, & lui ôtent la faculté de porter la désolation & le ravage chez les nations étrangeres, en lui laissant la bravoure, la vigueur & l'activité dont il a besoin pour sa propre défense ; que ce peuple invincible dans ses frontieres, y soit comme repoussé par la nature, dès qu'il en sort les armes à la main, est-ce à un Philosophe à le regarder comme un mal ? Je pardonnerois tout au plus ce langage au flatteur d'un Roi conquérant. Les femmes nous rendent femmes : c'est donc à dire, dans votre sens, qu'elles nous rendent moins passionnés, plus doux, plus sensés, plus humains. Elles ne nous inspirent pas cette éloquence brûlante qui convenoit à la tribune, mais elles nous enseigne cette éloquence persuasive & conciliatrice qui convient à la société ; & le don de gagner les cœurs est sans comparaison plus réel & plus infaillible que le talent de les subjuguer. Elles affoiblissent en nous l'ardente soif du sang, & la fureur du brigandage ; mais elles nourrissent dans nos ames l'amour de l'honneur & l'émulation de la gloire. Un homme flétri par une lâcheté, n'ose plus paroître à leurs yeux ; & si l'on interrogeoit les cœurs, on verroit qu'elles ne sont pas oubliées dans la harangue intérieure qu'un jeune guerrier se fait à lui-même quand il marche à l'ennemi. A l'égard des avantages d'une sévere discipline, qu'on en fasse un devoir essentiel, qu'on y attache l'honneur militaire, que la négligence de ce devoir soit un obstacle invincible à l'avancement, & qu'on observe sur-tout avec une exacte équité des distinctions glorieuses pour les uns, & humiliantes pour les autres : j'ose répondre que les hommes ne seront pas retenus, ne seront pas même soufferts parmi les femmes, au moment où le devoir & l'honneur les appelleront aux drapeaux. Voyons quel est dans la société en général, le vice de leur domination ; & si l'amour tel qu'il est peint sur le théâtre, contribue ou remédie au mal que leur commerce peut causer. La plupart des disputes philosophique ne sont que des disputes de mots. Nous qui cherchons la vérité de bonne foi, commençons par nous bien entendre. Il s'agit de l'amour que M. Rousseau condamne au théâtre. Quelle est d'abord l'idée qu'il attache à ce nom d'amour ? Il y a un amour physique répandu dans la nature, & qui en est l'ame & le soutien. Voici ce qu'en pense M. Rousseau. « Si les deux sexes avoient également fait & reçu les avances, le plus doux de tous les sentiments eût à peine effleuré le cœur humain, & son objet eût été mal rempli. L'obstacle apparent qui semble éloigner cet objet, est au fond ce qui le rapproche : les desirs voilés par la honte, n'en deviennent que plus séduisants ; en les gênant la pudeur les enflamme. Ses craintes, ses détours, ses réserves, ses timides aveux, sa tendre & naïve finesse disent mieux ce qu'elle croit taire que la passion ne l'eût dit sans elle. C'est elle qui donne du prix aux faveurs, & de la douceur au refus : le véritable amour possede en effet ce que la pudeur lui dispute. Ce mélange de foiblesse & de modestie le rend plus touchant & plus tendre. Moins il obtient, plus la valeur de ce qu'il obtient augmente ; & c'est ainsi qu'il jouit à la fois, & de ses privations & de ses plaisirs. » Je défie tout le talent des Actrices, tout le manege des coquettes, de rendre l'amour plus séduisant que ne fait ici la pudeur. Si l'amour physique étoit un mal, la pudeur seroit donc la plus redoutable de toutes les enchanteresses, & le morceau charmant que je viens de transcrire, la plus pernicieuse de toutes les leçons. Or, selon M. Rousseau, la pudeur est non-seulement une vertu, mais la premiere vertu d'une femme : sans la pudeur une femme est coupable & dépravée. L'amour que la pudeur enflamme, qu'elle rend plus touchant & plus tendre, est donc un bien : nous voilà d'accord. Encore quelques-unes de ses maximes ; c'est m'embellir que de le citer. « Le plus grand prix des plaisirs est dans le cœur qui les donne…. Vouloir contenter insolemment ses desirs sans l'aveu de celle qui les fait naître, est l'audace d'un satyre ; celle d'un homme est de sçavoir les témoigner sans déplaire, & les rendre intéressans ; de faire en sorte qu'on les partage ; d'asservir les sentiments avant d'attaquer la personne. Ce n'est pas assez d'être aimé : les desirs partagés ne donnent pas seuls le droit de les satisfaire ; il faut de plus le consentement de la volonté, le cœur accorde en vain ce que la volonté refuse. L'honnête homme & l'amant s'en abstient même quand il pourroit l'obtenir. Arracher ce consentement tacite, c'est user de toute la violence permise en amour : le lire dans les yeux, le voir dans les manieres malgré le refus de la bouche, c'est l'art de celui qui sçait aimer : s'il acheve alors d'être heureux, il n'est pas brutal, il est honnête. Il n'outrage point la pudeur, il la respecte, il la sert ; il lui laissé l'honneur de défendre encore ce qu'elle eût peut-être abandonné. » Ovide & Quinault ne disoient pas mieux, & le Théâtre n'eut jamais de plus indulgente morale. D'après ces principes, j'ose assurer M. Rousseau, que l'amour honnête est l'amour à la mode, qu'il y a peu de satyres dans le monde, & que c'est précisément selon sa méthode qu'on y acheve d'être heureux. Mais cet amour innocent, dans l'état de simple nature, peut ne l'être pas dans la constitution actuelle des choses : il y a même des circonstances où il est puni par les loix, comme crime de séduction ; il ne seroit donc pas prudent de s'en tenir à cette regle. M. Rousseau admet, dans les sentimens de l'homme en société, une moralité inconnue aux bêtes ; & quoiqu'il fût aisé de trancher toute difficulté, en rejettant, comme lui, l'impertinent préjugé des conditions, & toutes les conventions de la même espece ; en donnant pour raison de ce qu'on appelle licence, ainsi l'a voulu la nature, c'est un crime d'étouffer sa voix, quoiqu'il n'y ait pas de libertinage qu'on ne put justifier en disant comme lui : la nature a rendu les femmes craintives, afin qu'elles fuient, & foibles afin qu'elles cedent ; en un mot, quoique, pour combattre M. Rousseau, il suffise peut-être de l'opposer à lui-même, je ne profiterai pas de l'avantage que me donne le peu d'accord que je crois voir entre ses maximes. Je reconnois donc de bonne foi, que les institutions naturelles doivent se plier aux regles établies entre les hommes ; & que ce qui étoit bon dans les Bois, peut être mauvais dans nos Villes. Ainsi je vais considérer l'amour dans ses relations politiques & morales, & voir en quoi le théâtre qui le favorise, est nuisible à la société. D'abord, observons dans l'amour des sentiments très-distincts, qu'il est bon de ne pas confondre. S'il n'y avoit que ce que M. Rousseau appelle modestement les desirs du cœur, l'amour seroit un mouvement passager & périodique, comme tous les besoins, & tel que M. Rousseau nous l'a fait remarquer lui-même dans l'homme sauvage. Cet amour inspiré par la nature, n'est honnête dans les mœurs de la société, qu'autant qu'il se mêle confusément, & comme à notre insçu, à des sentiments plus purs & plus nobles : ces sentiments sont l'estime, la bienveillance, la douce & tendre intimité, d'où résulte la complaisance de soi-même dans un objet de prédilection auquel on attache son être. Quand l'affection est mutuelle & au même dégré, c'est l'union la plus étroite, c'est le plus parfait accord qui puisse régner entre deux êtres sensibles ; c'est enfin, s'il est permis de le dire, la transfusion & la co-existence de deux ames. Cependant on abuse de tout. Examinons comment les exemples de cette union si délicieuse & si pure, peuvent être pernicieux. J'avoue d'abord que l'amour, dans la plupart des hommes, n'est que le desir naturel, sans aucune trace de moralité. J'avoue que cet amour est plus commun dans les Villes opulentes & peuplées ; j'avouerai même, si l'on veut, qu'il regne à Paris autant & plus qu'en aucun lieu du monde. Est-ce au Spectacle qu'il faut l'attribuer ? L'amour vertueux est, comme je l'ai dit un sentiment composé du physique & du moral, mais dans lequel celui-ci domine. Ce mélange ne se fait dans l'ame que lentement & par dégrés : l'estime, la confiance, l'amitié ne s'inspirent pas d'un coup d'œil. Or, si des plaisirs faciles préviennent le desir naissant, s'il n'a qu'à se manifester pour être comblé sans obstacles, l'amour ne sera, dans l'homme en société, que ce qu'il est dans l'homme sauvage : c'est ce qui arrive par-tout où regnent l'opulence & le luxe ; & c'est ainsi que le germe de l'amour vertueux est étouffé dans l'ame des hommes, quelquefois même avant la saison où il doit se développer. Les femmes foiblement aimées, aiment foiblement à leur tour : l'exemple, le dépit, la séduction, les déterminent à imiter un amant trompeur, un époux dédaigneux ou volage ; & bientôt le déréglement de part & d'autre, devient une espece d'émulation. Dans une Ville qui contient cent mille célibataires nubiles, qu'il y ait des Spectacles, qu'il n'y en ait point, tout ce qu'on peut souhaiter & attendre, c'est que la contagion du vice ne pénetre pas dans le sein des familles ; c'est que les plaisirs tolérés ne dégoûtent pas des plaisirs permis, que le vice n'ait que le superflu d'une société tumultueuse & surabondante, & que l'hymen toujours respecté, soit l'asyle inviolable de l'innocence & de la paix. Or, l'amour seul, & j'entends l'amour tel qu'il est representé au Théâtre, honnête, vertueux, fidele ; peut être le contre-poison de ce vice contagieux. Qui n'aime aucune femme en a mille à craindre. L'homme le plus facile à égarer est celui qui, n'étant frappé vivement d'aucun objet déterminé, presente à la séduction un cœur vuide. Et ce que je dis d'un sexe doit s'entendre de tous les deux. Le vice de notre siecle n'est donc pas l'amour tel qu'il est peint dans nos Spectacles, mais l'amour tel que l'inspire la nature, & au-devant duquel les plaisirs vont en foule quand-le luxe les met à prix. Le Théâtre, dit-on, allume les desirs ; comme s'il étoit besoin d'aller au Spectacle pour être homme. Ces desirs, la nature les donne, elle sçait bien les réveiller. Un peu plus, un peu moins de vivacité ou de raffinement, ne change rien à cette impulsion universelle. L'homme livré à l'instinct des bêtes chercheroit par-tout sa moitié ; & au défaut de la beauté, la laideur seroit adorée. L'occasion est un attrait ; mais si l'occasion ne venoit pas au-devant de lui, il iroit bientôt au-devant d'elle. Ce n'est donc pas cet amour d'instinct qu'il faut éluder ou tâcher de détruire, il s'agit de le diriger, de l'éclairer, s'il est possible ; il s'agit de lui donner cette moralité qui l'épure, qui l'ennoblit, qui l'éleve au rang des vertus. L'émotion qu'on éprouve au Spectacle attendrit l'ame, je l'avoue, & c'est par-là qu'il la dispose à l'amour vertueux. L'amour physique n'a besoin que des sens ; l'amour vertueux a besoin de toute la sensibilité, de toute la délicatesse de l'ame. Plus l'ame est sensible, plus elle est délicate ; je dis l'ame, & l'on m'entend bien : or, la délicatesse des sentiments en garantit l'honnêteté. Un caractere de cette trempe s'attache à son devoir par tous les liens qu'il lui presente ; l'estime, l'amitié, la reconnoissance le captivent : la nature & le sang ont sur lui des droits absolus. Au lieu qu'une ame froide & légere ne tient à rien, & cede à un souffle ; elle oublie la vertu qu'elle n'aime pas, pour un vice qu'elle n'aime guere, & se perd sans sçavoir pourquoi. Si j'ai bien étudié les mœurs de notre siecle, le vrai moyen de les corriger seroit le don de nous attendrir. La sensibilité dirigée au bien, s'attache à tout ce qui est honnête, de-là vient que toutes les vertus se tiennent par la main : or, le Théâtre ; en nous intéressant, prend soin de réunir dans une émotion commune tous les sentiments vertueux qui doivent se combiner ensemble. Ainsi l'amour y a pour compagnes la pudeur, la fidélité, l'innocence ; tous ces caracteres analogues y sont comme fondus en un seul. C'est donc nous supposer une ame déjà bien corrompue que de prétendre qu'elle analyse ses émotions composées, pour en extraire du poison. Voyons cependant comment cela s'opere. « Quand il seroit vrai, dit M. Rousseau, qu'on ne peint au Théâtre que des passions légitimes, s'ensuit-il de-là que les impressions en sont plus foibles, que les effets en sont moins dangereux ? comme si les vives images d'une tendresse innocente étoient moins douces, moins séduisantes, &c. » S'il est vrai que la pudeur qui inspire si bien l'amour, & dont les craintes, les détours, les réserves, les timides aveux, la tendre & naïve finesse, disent mieux ce qu'elle croit taire que la passion ne l'eût dit sans elle : s'il est vrai, dis-je, que la pudeur soit une vertu, l'amour qu'elle inspire n'est donc pas un crime. En supposant que les peintures du Théâtre produisent les mêmes effets, le Théâtre devroit donc, ce me semble partager les éloges que M. Rousseau donne à la pudeur. « Les douces émotions qu'on y ressent n'ont pas par elles-mêmes un objet déterminé ; mais elles en font naître le besoin. Elles ne donnent pas précisément de l'amour, mais elles préparent à en sentir ; elles ne choisissent pas la personne qu'on doit aimer, mais elles nous forcent à faire ce choix. Ainsi elles ne sont innocentes ou criminelles que par l'usage que nous en faisons, selon notre caractere, & le caractere est indépendant de l'exemple. » Si M. Rousseau parle du desir, il est indépendant du caractere, comme le caractere l'est de l'exemple. Dans tous les hommes, le desir tend au même but ; il y arrive, & il s'éteint, c'est le période de l'amour physique. S'il parle de l'amour composé, où dominent les affections morales, je nie que les émotions du Théâtre n'en déterminent pas l'objet. Ce n'est pas telle ou telle personne que le Théâtre nous dispose à aimer, mais une personne douée de telle ou telle qualité. Ces qualités nous affectent plus ou moins selon notre caractere : mais celui qui en est vivement affecté au Spectacle, le sera dans la société, il ne le sera de même que par des qualités semblables ; & plus l'émotion du Spectacle aura été vive, plus il fera indifférent pour tout ce qui ne ressemble pas au tableau dont il est frappé. Estime, respect, confiance, vif intérêt, tendre penchant, voilà ce qui lui reste de l'impression qu'il a reçue ; & le besoin d'aimer n'est ici que le desir impatient de posséder l'objet réel dont on vient d'adorer l'image. Ce desir n'est rien moins que vague ; la cause en décide l'objet. « L'amour est louable en soi, comme toutes les passions bien réglées ; mais les excès en sont dangereux & inévitables : si l'idée de l'innocence embellit quelques instans le sentiment qu'elle accompagne, bientôt les circonstances s'effacent de la mémoire, tandis que l'impression d'une passion si douce reste au fond du cœur. » Un Peuple qui va chaque jour s'attendrir à ce Spectacle, doit donc être un Peuple très-passionné ? Ecoutez ce qu'en dit M. Rousseau lui-même. « On flatte les femmes sans les aimer ; elles sont entourées d'agréables, mais elles n'ont plus d'amans. Ne seroient-ils pas au désespoir qu'on les crût amoureux d'une seule ? Qu'ils ne s'en inquietent pas ; il faudroit avoir d'étranges idées de l'amour. » Voilà donc cette foule de Spectateurs qui reviennent du Théâtre avec un besoin si pressant d'aimer ! Voilà l'effet de ces émotions qui préparent à sentir l'amour ! Voilà, dis-je, cet amour dont les excès sont inévitables. Dans les climats où la sensibilité naturelle est plus que suffisante pour remplir l'objet de la société, il seroit dangereux sans doute de l'irriter par des sensations trop violentes ; mais il est un milieu entre la langueur & l'ivresse, & nous sommes bien loin encore de cette vivacité de sentiment, qui, mutuelle entre les deux sexes, fait le charme de leur union. Voilà ce qui manque à nos mœurs, ce qui seroit à souhaiter que pût nous donner le théâtre ; & ce n'est pas à nous à craindre que la foible illusion qu'il nous cause ne se change en égarement. On revient ému d'Ariane, d'Inès & d'Alzire ; mais de bonne foi, en revient-on passionné. C'est à la légereté, à la dissipation qui nous est naturelle, & au goût des plaisirs tumultueux & vains, qu'on doit attribuer l'éloignement de la jeunesse Française pour les vieillards ; & le théâtre qui fait respecter les vertus de cet âge, comme il en joue les ridicules, est aussi peu la cause de l'abandon où languit la vieillesse, que des travers des jeunes gens. Quelques-uns de ces travers sont les effets d'une passion aveugle, car il y a par-tout des caracteres violents ; mais si quelque chose pouvoit les contenir, quelle leçon plus frappante pour eux que le tableau des excès de l'amour, tel qu'il est peint sur la scene françoise ? L'amour tendre y est séduisant, mais l'amour passionné y est terrible. L'un y cause de douces émotions, l'autre fait frémir la nature. Est-il de femme qui voulut être à la place d'Inès ? Est-il d'homme qui voulut se trouver dans la situation de Dom-Pedre ? Quel est donc cet amour criminel où nous conduit l'amour honnête ? Je sçais quelles sont les mœurs d'une jeunesse dissipée, mais de tant d'extravagances dont nous sommes témoins, y en a-t-il une entre mille dont le sentiment de l'amour soit la source ? Ce n'est point le cœur qui mene à la débauche, & c'est le cœur, le cœur lui seul, qui reçoit les douces émotions d'un amour tendre & vertueux. L'amour a deux sortes d'objets : sçavoir, les objets qui affectent l'ame, & les objets qui émeuvent les sens. Le théâtre peut faire l'une & l'autre impression ; mais ces deux effets n'ont pas la même cause. Que Zaïre soit jouée par une actrice d'une rare beauté, sa beauté affecte les sens, mais son rôle n'affecte que l'ame. L'un tient à l'autre, me dira-t-on : point du tout ; car le rôle de Zaïre attendrit également les deux sexes. Une Zaïre moins belle toucheroit moins avec le même talent ; mais cela vient d'une cause si pure, que Zaïre moins belle toucheroit moins les femmes elles-mêmes. Cette cause est le charme innocent de la beauté, l'intérêt naturel qu'elle inspire, l'illusion qu'ajoute une figure ravissante au rôle d'une amante adorée, enfin l'harmonie & l'accord des sentimens vertueux & tendres qu'elle exprime, avec le caractere touchant & noble de sa figure & de son action. Mais tout cela n'affecte que l'ame, je le répéte, & la preuve en est, qu'un sage vieillard en revient plus touché que le plus voluptueux jeune homme. L'expression d'un rôle tendre ajoute aux charmes de la beauté ; mais je tiens que de mille spectateurs, il n'y en a pas un qui en soit ému, comme il est dangereux de l'être. Ne nous flattons point d'avoir tant à nous craindre. Il n'est pas aussi aisé de nous enflammer qu'on le dit. Je vois même parmi la jeunesse beaucoup de fantaisies, très-peu de passion. Et quand les hommes seront capables d'un sentiment délicat & vif, ils n'auront pas à redouter la séduction de ces goûts frivoles. Le spectacle cependant peut être dangereux comme pantomime ; mais si tout ce qu'on y voit invite à l'amour physique, tout ce qu'on y entend n'inspire que l'amour moral : plus l'ame y est émue, moins les sens doivent l'être. Quelle est de ces deux impressions celle qui domine & qui reste. C'est-là ce qui dépend des caracteres ; mais je suis sûr qu'elles se combattent ; que plus on est touché du rôle, moins on est tenté de l'actrice, & qu'avec les mêmes objets, le spectacle seroit plus dangereux, par exemple, si l'on ne faisoit qu'y danser. Il ne m'est pas permis d'approfondir cette question ; mais j'en dis assez pour me faire entendre. Revenons à l'amour moral. Le plus grand de ses dangers est celui des inclinations déplacées : elles peuvent l'être, ou relativement aux convenances, ou relativement aux personnes. Sur l'article des convenances, M. Rousseau, n'est pas sévére. Il reconnoît la bonté des mœurs de Nanine ; « où l'honneur, la vertu, les purs sentimens de la nature sont préférés à l'impertinent préjugé des conditions. » Cependant c'est-là ce qui rend si dangereuse aux yeux de la plupart des hommes la sensibilité des jeunes gens. L'amour ne connoît point l'inégalité des conditions ; il tend quelquefois à rapprocher des cœurs que la naissance & la fortune séparent. Il renverse donc le plan économique des familles, & l'ordre politique de la société, l'empire de la coutume & de l'opinion. La société exige dans les alliances certains rapports que la nature n'a point consultés. Le mariage, au lieu d'être l'accord des volontés, est devenu celui des convenances. Ce plan une fois établi, l'inclination des enfants contredit souvent les intentions des peres. Mais si dans cette position il est malheureux que le cœur de l'homme soit tendre & sensible, s'il est à craindre par conséquent que le théâtre ne contribue à le rendre tel, est-ce au théâtre, est-ce à la nature qu'un Philosophe doit s'en prendre ? M. Rousseau ne leur en fait-il pas un crime ; & je parle ici, non à M. Rousseau, mais à un pere de famille jaloux de son nom, soigneux de sa postérité, sensible à l'honneur de son fils, & inquiet sur le choix que ce jeune homme feroit peut-être, si la nature ou l'habitude disposoit son cœur à l'amour. Vous souhaitez à votre fils une ame insensible, lui dirai-je ; c'est souhaiter le plus dur esclavage à sa femme & à ses enfants. Si par malheur vos vœux sont remplis, il n'aimera rien excepté lui-même ; & l'amour-propre n'est jamais si fort que dans une ame où il regne seul. Grace à vos soins, son ame endurcie ne sera capable d'aucune affection morale ; mais les animaux les plus stupides ont des sens, votre fils en aura comme eux, & comme eux il en sera l'esclave. Aimez-vous mieux, me dira ce pere, aimez-vous mieux que je l'abandonne imprudemment aux caprices aveugles de l'amour ? Non, sans doute, lui répondrai-je ; mais supposons que votre fils ne soit pas naturellement pervers, qu'il soit né bon comme tous les hommes, son bonheur & sa vertu sont dans vos mains : plus son ame sera attendrie, & plus vous la trouverez docile ? & qui vous empêche de diriger sa sensibilité vers des objets qui en soient dignes ? Un tel soin, je l'avoue, exige une attention vigilante & assidue. Cette attention est un devoir pénible ; on le néglige, & l'on se plaint des égarements d'un jeune cœur livré à lui-même. Mais dans tout cela, que fait le théâtre ? Il supplée par la peinture des affections honnêtes, vertueuses, & par là même intéressantes, à ce qui manque à l'éducation du côté des exemples & des leçons domestiques. Ce qui allarme le plus M. Rousseau, c'est le danger des inclinations déplacées, relativement à la personne. « Qu'un jeune homme n'ait vu le monde que sur la scene, le premier moyen qui s'offre à lui pour aller à la vertu, est de chercher une maîtresse qui l'y conduise, espérant bien trouver une Constance, ou une Cénie tout au moins. » Je veux que ce jeune homme n'ait vu au théâtre que des Constances, des Cénies, qu'il n'y ait vu peindre l'amour qu'intéressant & vertueux : l'ame pleine de ces idées, il cherchera, dites-vous une Cénie, une Constance ; mais est-ce dans la société des femmes perdues qu'il ira la chercher ? Le supposez-vous assez insensé ? Ne faut-il pas s'abstenir aussi d'exposer sur le théâtre l'amitié pure & sainte, de peur que quelque jeune homme épris de ses charmes ne la cherche parmi des frippons ? La jeunesse facile & crédule donne souvent dans le piege d'un faux amour, comme dans celui d'une fausse amitié ; mais est-ce pour avoir appris au spectacle à discerner le véritable ? Comment s'y prendroit M. Rousseau lui-même pour éclairer un jeune homme dans le choix d'un objet digne d'être aimé ? Vous reconnoîtrez, lui diroit-il, une femme honnête à ses principes, à ses sentiments, au caractere de son amour. Si elle est plus occupée que vous-même de vos devoirs & de votre gloire, de vos talents & de vos vertus ; si elle prend soin d'embellir votre ame & de vous rendre plus cher à ses yeux, en vous rendant plus estimable ; voilà l'objet qui doit vous attacher. C'est la leçon qu'il lui donneroit, & cette leçon est celle du théâtre. Il ajouteroit à ce tableau le contraste d'une femme impérieuse & vaine, qui veut que tout cede à ses caprices, que tout soit sacrifié à sa fantaisie & à ses plaisirs ; qui ne connoît dans son amant de devoir, de soin, d'intérêt que celui de lui complaire ; qui se fait un jeu de sa ruine, un amusement de ses folies ; un triomphe de ses égarements. Voilà diroit-il, ce que vous devez craindre ; & le théâtre l'a dit mille fois. Il seroit bon sans doute de mettre en action ces préceptes, il seroit bon de representer sur la scene l'enfant prodigue au milieu des malheureuses qui l'ont égaré, ruiné, chassé, méconnu ; mais par malheur la décence s'y oppose. Il s'ensuit que la scene Française n'est pas à cet égard aussi morale qu'elle peut l'être : mais on y dit ce que l'on n'ose y peindre ; & si les impressions n'en sont pas assez vives, si elles frappent l'oreille sans toucher le cœur, ce n'est pas la faute du théâtre. « Zaïre meurt, & l'on ne laisse pas de souhaiter de rencontrer une Zaïre. » Je le crois bien ; aussi n'est-ce pas la crainte d'aimer une Zaïre, mais la crainte de l'immoler dans les accès d'une jalousie aveugle & forcenée, que ce spectacle doit inspirer. On s'intéresse à l'amour de Titus pour Bérénice, quoiqu'il soit opposé à son devoir. Pourquoi ? Parce que ce devoir n'en est pas un dans nos mœurs, & que le cœur doit prendre parti pour un sentiment naturel contre une opinion nationale. Que le Cid sacrifiât son pere à Chiméne, qu'Horace abandonnât la cause de Rome pour complaire à Sabine : je demande à M. Rousseau s'il croit que l'intérêt de l'amour l'emportât dans nos cœurs sur l'intérêt sacré de la nature ou de la patrie ? Qui de nous est complice dans l'ame de la trahison du fils de Brutus ? Mais qu'il plaise aux Romains de faire un crime à leur Empereur d'épouser une Reine, cet orgueil nous irrite, loin de nous toucher. Nous applaudissons dans Titus l'effort généreux qu'il fait sur lui-même ; mais son respect pour une loi superbe ne se communique point à nous, & les charmes naturels de la beauté & de la vertu, conservent tous leurs droits sur nos ames. M. Rousseau a donc raison de dire qu'aucun des spectateurs n'est Romain dans ce moment ; mais aucun ne pardonneroit à Titus de cesser de l'être. C'est par principe qu'on l'admire, c'est par sentiment qu'on le plaint. « L'amour séduit, ou ce n'est pas lui. » Qu'est-ce à dire, l'amour séduit ? Il intéresse, il attache ? oui, sans doute. Il nous fait tomber dans les piéges du crime, au moment qu'il suit lui-même le chemin de la vertu ? C'est ce que je ne puis concevoir. « Les circonstances qui le rendent vertueux au théâtre, s'effacent, dit M. Rousseau, de la mémoire des spectateurs. » Ainsi quand, les yeux mouillés de larmes, je viens de voir Zaïre ou Bérénice, j'oublie qu'elles étoient vertueuses, qu'elles ont sacrifié le sentiment le plus cher de leur ame, l'une à la religion de ses peres, l'autre à la gloire de son amant ? Quand je viens d'entendre & d'admirer Lise, Constance ou Cénie, j'oublie la cause, la seule cause de l'intérêt vif & tendre, dont je suis encore tout ému ? Voilà une façon de sentir dont je n'avois pas même l'idée. Il me semble au contraire, que le souvenir des circonstances qui ont excité l'émotion, survit long-temps à l'émotion elle-même ; & ce n'est que par ces images que les peines & les plaisirs passés nous sont encore presents. Comment donc M. Rousseau a-t-il prétendu que l'amour reste, & que l'objet s'efface ? Feroit-il consister l'impression de l'amour au spectacle, dans l'émotion physique des sens ? Si telle est son idée, j'ose lui répondre, qu'aucune des pieces où l'amour est peint vertueux, ne produit cet effet, ni ne peut le produire. Je dis plus : un seul trait qui dans une piece décente réveilleroit une idée obscene, indisposeroit tous les esprits. S'il n'y a donc que l'émotion pure de l'ame sans aucun mélange de vice, quel est le caractere dépravé qui change en affection criminelle le sentiment que viennent d'exciter en lui la bonté, la candeur, l'innocence, la vertu même ? Que M. Rousseau compose lui-même ce caractere détestable ; je ne lui oppose point son principe, que tout homme est né bon ; je veux qu'il y en ait de naturellement pervers, & je suppose un tel homme au spectacle. Ou la peinture d'un amour vertueux le touchera, & pour un moment il sera moins méchant, ou il n'en sera point ému, & le spectacle dès-lors ne sera pour lui qu'insipide. Il en revient, me direz-vous, avec l'ardeur du desir dans les sens, & il va l'appaiser par un crime. Cela peut être ; mais ce que le théâtre a fait, le spectacle le plus innocent l'eût fait de même. Pensez qu'il s'agit d'un homme perdu : tout est poison pour une telle ame. Mais supposons, ce qui est plus commun, c'est-à-dire, un homme qui ne se livre à l'amour vicieux que parce qu'il y suppose un charme & des plaisirs qui manquent à l'amour honnête : pour celui-ci plus la peinture de l'amour honnête sera touchante, plus le contrepoids du vice aura de force, & moins par conséquent le vice lui-même aura d'attraits. Prenez un jeune débauché au dénouement de l'Enfant Prodigue ; s'il est attendri, s'il a versé des larmes, il est vertueux, au moins dans ce moment. Il a partagé les regrets, la honte, les remords de son semblable ; il a goûté avec lui le plaisir de détester aux pieds d'une femme honnête, sensible & généreuse, le crime de l'avoir trahie. Il a pleuré ses égarements, son cœur s'est dilaté au moment du pardon, il a baisé avec Euphémon la main de sa vertueuse amante : voilà donc les circonstances que vous prétendez qu'il oublie, pour ne conserver que l'impression : de quoi ? D'un amour sans objet, sans motif, sans caractere, & qui, dans son ame, va se changer en vice ? Je me perds dans cette analyse étrange du cœur humain. « Il faudroit apprendre aux jeunes gens à se défier des illusions de l'amour, & à fuir l'erreur d'un penchant aveugle qui croit toujours se fonder sur l'estime. » J'ai dit comment le théâtre répond à ces vues ; mais dans les principes de M. Rousseau, rien n'est plus rare qu'une femme aimable & vertueuse ; tout ce qui nous dispose à aimer les femmes, nous entraîne donc au vice. C'est ainsi qu'il doit raisonner. Pour moi qui, dans les familles, n'ai gueres vu que des filles bien nées, & les graces de l'innocence unies à celles de la jeunesse, je crois que c'est remplir l'intention de la nature, & celle de la société, que d'attirer sur ces chastes objets les vœux innocents des hommes de leur état, & de leur âge : je crois que leur inspirer une estime, une confiance mutuelle, c'est les disposer à se rendre heureux : je crois, en un mot, qu'attendrir un sexe pour l'autre, c'est tirer l'homme de la classe des bêtes, & cacher la honte de l'amour physique fous l'honnêteté de l'amour moral. L'amour a ses dangers, sans doute ; mais quelle passion n'a pas les siens ? Il s'agit de le régler, c'est-à-dire, de l'éclairer sur son objet, & de lui tracer des limites. L'homme a ses desirs, la nature les lui donne ; il faut qu'il les fixe, ou qu'il les répande. Entre l'amour & la débauche, il n'y a que la sagesse stoïque, ou l'insensible froideur. Voyez si vous prétendez faire de tous les hommes des Stoïciens, ou des marbres ; les élever au-dessus du soin de perpétuer leur espece, ou les réduire à n'être plus que des automates multipliants. A moins de métamorphoser ainsi la nature, il me semble que le lien le plus doux, le plus vertueux qui puisse rapprocher, unir, enchaîner les deux sexes, c'est le nœud intime d'une affection mutuelle, & que le plus grand bien qu'on puisse opérer dans les mœurs d'un peuple inconstant & volage, c'est de l'émouvoir, de l'attendrir, de le disposer à l'amour, en l'accoutumant à mépriser ce qu'un tel sentiment a de vicieux, à craindre ce qu'il a de funeste, à chérir ce qu'il a d'intéressant, de respectable & de sacré. Il n'est point d'armes que M. Rousseau n'emploie, & qu'il ne manie avec beaucoup d'art, pour attaquer les mœurs du théâtre. L'amour honnête qu'on y respire, réunit toutes les affections de l'ame sur un seul objet. Or, « le plus méchant des hommes, est celui qui s'isole le plus, qui concentre le plus son cœur en lui-même. Le meilleur est celui qui partage également ses affections à tous ses semblables. Il vaut beaucoup mieux aimer une maîtresse que de s'aimer seul au monde. Mais quiconque aime tendrement ses parents, ses amis, sa patrie & le genre humain, se dégrade par un attachement désordonné qui nuit bientôt à tous les autres, & leur est infailliblement préféré. » Je nie que le plus méchant des hommes, soit celui qui s'isole le plus. Cet homme-là ne fait que s'anéantir pour la société. Or, le néant n'est pas ce qu'il a de pire. Il est évident que Cartouche étoit plus méchant que Timon. Du reste, il n'y a que l'amour effréné qui détache l'ame de ses devoirs, & qui en rompe les liens : tout sentiment vif les relâche ; l'amitié, le sang & l'amour trompent l'équilibre des intérêts qui meuvent l'ame ; mais cet équilibre est une chimere. Lycurgue, pour rendre toutes les affections communes, a été obligé de rendre tous les biens communs jusqu'aux enfants, & de former son nœud politique des débris de tous les nœuds domestiques & personnels. Avec l'argument de M. Rousseau, je prouverai qu'une Mérope est un personnage vicieux, & aucune mere ne voudra m'en croire. L'amour passionné, c'est-à-dire, aveugle & sans frein, est un des plus grands maux dont le cœur de l'homme soit menacé ; aussi dans la peinture qu'on en fait sur la scene, n'inspire-t-il jamais la pitié sans la crainte : voyez Hermione, Radamiste, Orosmane, &c. mais ce n'est point cette fureur cruelle, forcenée, atroce, dont vous craignez pour nos ames foibles les exemples contagieux. Vous redoutez pour nous ces spectacles tranquilles, où l'on répand de douces larmes, où la vertu gémit avec l'amour, où la volupté même est décente. Cénie, Mélanide, l'Oracle, c'est-là, dites-vous, qu'on respire le poison d'un amour dont les excès sont inévitables. Ces mêmes ames que vous trouvez si froides, quand l'humanité, la pitié les frappe, deviennent donc tout-à-coup bien sensibles aux impressions de l'amour ! Que dis-je ? l'amour lui-même ne les touche donc qu'au spectacle, car vous-même, vous avouez que le monde ne le connoît plus. J'ai beau vouloir vous concilier avec vous-même, il n'y a pas moyen ; votre opinion est un Protée, & je ne suis pas un Ulysse. Je conclus donc, sans plus de discussion, que l'amour, tel que peuvent l'inspirer ces spectacles attendrissants, n'est rien moins qu'une frénésie, rien moins qu'un mouvement stupide ; qu'il est assez vif pour rapprocher les ames ; & qu'il ne l'est point assez pour enivrer les sens ; qu'il favorise le penchant de la nature, sans rompre la digue des bienséances, ni changer la direction du devoir & de la vertu. Bannissez donc l'amour de Geneve, comme les spectacles ; souhaitez qu'il ne pénetre point dans les retraites de ces montagnons fortunés, chez qui vous priez Dieu qu'on ne mette point de lanternes ; mais laissez-nous desirer qu'à Paris le sentiment le plus doux de la nature, prenne la place de la coquetterie & du libertinage. Les spectacles y sont utiles, non pour perfectionner le goût, quand l'honnêteté est perdue, mais pour encourager l'honnêteté même par des exemples vertueux & publiquement applaudis ; non pour couvrir d'un vernis de procédés la laideur du vice, mais pour faire sentir la honte & la bassesse du vice, & développer dans les ames le germe naturel des vertus ; non pour empêcher que-les mauvaises mœurs ne dégénerent en brigandage, mais pour y répandre & perpétuer les bonnes, par la communication progressive des saines idées, & l'impression habituelle des sentiments vertueux ; en un mot, pour cultiver & nourrir le goût du vrai, de l'honnête & du beau, qui, quoi qu'on en dise, est encore en vénération parmi nous. Après avoir peint le théâtre comme l'école la plus pernicieuse du vice, on doit bien s'attendre que M. Rousseau n'épargnera pas les mœurs des Comédiens. Je n'examine point le fait ; la satyre m'est odieuse. Je parle de ce qui peut être, sans m'attacher à ce qui est, & je considere la profession en faisant abstraction des personnes. Selon M. Rousseau, « dans une grande ville, la pudeur est ignoble & basse ; c'est la seule chose dont une femme bien élevée auroit honte. Une femme qui paroît en public, est une femme deshonorée ; » à plus forte raison, une femme qui par état se donne en spectacle : il n'y a rien de plus conséquent. Leur maniere de se vêtir n'échappe point à sa censure. Si on lui dit que les femmes sauvages n'ont point de pudeur, car elles vont nues, il répond que « les nôtres en ont encore moins, car elles s'habillent. » Si une Chinoise ne laisse voir que le bout de son pied, c'est ce bout du pied qui enflamme les desirs. Si parmi nous la mode est moins sévere, les charmes qu'elle laisse appercevoir, sont une amorce dangereuse. Ainsi, une femme ne peut sans crime, ni se voiler, ni se dévoiler. Si faut-il bien cependant qu'elle soit vêtue de quelque maniere, & à vrai dire, il n'en est point que l'habitude ne rende décente. Or les actrices sont mises à peu près comme on l'est dans le monde : elles se montrent avec cette bonne grace que M. Rousseau permet aux filles de Geneve d'avoir au bal, & dans tout cela, il n'y a rien que d'honnête. M. Rousseau demande « comment un état, dont l'unique objet est de se montrer en public, &, qui pis est, de se montrer pour de l'argent, conviendroit à d'honnêtes femmes » ? Je ne réponds point au premier article : j'ai fait voir que dans tout ce qui n'est pas d'institution naturelle, les bienséances dépendent de l'opinion. Dans la Grece, une honnête femme ne se montroit point en public ; parmi nous, elle y paroît avec décence ; un état qui l'y oblige peut donc être un état décent. Quant à la circonstance du salaire dont M. Rousseau fait aux Comédiens un reproche plus humiliant, a-t-il oublié que rien n'est plus honnête que de gagner sa vie ? & ne fait-il pas gloire lui-même de se procurer par son travail de quoi n'être à charge à personne ? Que l'on joue le rôle de Burrhus, du Misanthrope, de Zaïre, ou que l'on donne un Concert pour de l'argent, tout cela est égal, si de part & d'autre les plaisirs que l'on procure à qui les paie, n'ont rien que d'honnête ; or c'étoit-là seulement ce qu'il falloit considérer, sans s'attacher à une circonstance qui ne fait rien du tout à la chose : car si le spectacle étoit pernicieux, il y auroit encore plus de honte à être acteur gratuitement, qu'à l'être pour gagner sa vie. Qui d'ailleurs assure M. Rousseau que l'argent soit le principal objet d'un Baron, d'un Lecouvreur, & de celui qui, comme eux, aspire à se rendre celébre ? Sans doute les talents & le génie ont un objet plus noble que le salaire du travail. Mais comme il faut vivre pour se rendre immortel, la premiere récompense du Comédien, comme du Poëte, du Peintre, du Statuaire, &c. doit être la subsistance, dont l'argent est le moyen : car on ne peut pas en même-tems faire Cinna, & labourer la terre. « Il est difficile que celle qui se met à prix en représentation, ne s'y mette bientôt en personne. » Un si excellent écrivain peut-il vouloir faire passer en preuve d'une imputation flétrissante un tour d'expression qui n'est qu'un jeu de mots ? L'actrice qui joue Emilie ou Colette, est elle plus vendue à l'or des spectateurs, que ne l'étoient Corneille & M. Rousseau lui-même ? S'il me répond qu'elle leur vend sa presence, son action, sa voix & le talent qu'elle a d'exprimer tout-ce qu'elle imite, je dirai que Corneille & M. Rousseau ont vendu avant elle leur imagination, leur ame, leurs veilles, & le don de feindre qui leur est commun avec elle. C'est principalement ce don de feindre & d'en imposer, que M. Rousseau trouve deshonorant dans la profession de Comédien. « Qu'est-ce que le talent du Comédien ? l'art de se contrefaire… de dire autre chose que ce qu'on pense, aussi naturellement que si on le pensoit réellement, d'oublier enfin sa propre place, à force de prendre celle d'autrui. » Et à votre avis, Monsieur, qu'est-ce que l'art du Peintre, du Musicien, & surtout du Poëte ? Auriez-vous jamais fait les rôles de Colin & Colette, si vous ne vous étiez pas déplacé ? M. de Voltaire, que vous n'accuserez pas d'exercer un métier infâme, étoit-il semblable à lui-même en écrivant ses tragédies ? L'art de faire illusion est-il plus de l'essence du Comédien, que de l'essence du Poëte, du Musicien, du Peintre, &c. ? Celui qui trouva le Dominicain travaillant avec un air atroce au tableau de Saint André, le soupçonna-t-il d'être complice du soldat qu'il peignoit alors insultant le saint Martyr. En vérité, plus j'y pense, moins je conçois que vous ayez écrit sérieusement tout ce que je viens de lire. Cependant de cette déclamation si étrange, & si peu fondée, vous tirez des inductions cruelles. Que vous demandiez si ces hommes si bien parés, si bien exercés au ton de galanterie & aux accents de la passion, n'abuseront jamais de cet art pour séduire de jeunes personnes ; votre crainte peut être fondée, & je sens qu'un bon Comédien doit sçavoir mieux que personne l'art de témoigner ses desirs sans déplaire, & de les rendre intéressants. Cet art est honnête, selon vos principes ; mais comme je ne vous prends pas au mot, j'avoue qu'un bon Comédien sans mœurs, est plus dangereux qu'un autre homme ; mais vous allez encore plus loin. « Ces valets filous, si subtils de la langue & de la main sur la scene, dans les besoins d'un métier plus dispendieux que lucratif, n'auront-ils jamais de distraction utile ? Ne prendront-ils jamais la bourse d'un fils prodigue, ou d'un pere avare, pour celle de Léandre ou d'Argan ? » Que ne demandez-vous de même si celui qui joue Narcisse ne sera pas un empoisonneur au besoin ? Je passe rapidement sur ce trait qui vous est échappé sans doute : je n'ai pas le courage d'en plaisanter ; & si je le relevois sérieusement, je tomberois peut-être moi-même dans l'excès que je vous reproche : je m'en tiens donc à notre objet. L'Auteur qui compose, & l'Acteur qui represente, se frappent l'imagination du tableau qu'ils ont à peindre. Racine crayonnoit de la même main le caractere divin de Burrhus, & le caractere infernal de Narcisse. Milton est sublime dans les blasphêmes de Satan, & dans l'adoration de nos premiers Peres. L'ame de Corneille s'élevoit jusqu'à l'héroïsme pour faire parler Cornélie & César, après s'être abaissée jusqu'aux sentiments de la plus lâche trahison pour faire parler Achillas & Septime. Il en est de l'acteur comme du poëte, avec cette différence, que celui-ci a besoin de se transformer tout entier, & que son ame doit être, s'il est permis de le dire, centralement affectée des passions qu'il veut rendre, puisque c'est lui qui les enfante, au lieu que l'acteur inspiré par le poëte, n'en est que le copiste, n'a besoin pour le rendre que d'une émotion plus superficielle, qui influe encore moins par conséquent sur son caractere habituel. L'ame prend, à la longue, une teinture des affections vertueuses dont elle se pénétre : l'intérêt qu'elles lui inspirent leur sert comme de mordant. Mais les sentiments qu'on exprime avec horreur, le rôle qu'on méprise au moment qu'on le joue, & qu'on voit en bute au mépris, ce rôle, dis-je, n'a rien de séduisant, rien de contagieux, ni pour le Poëte qui le feint, ni pour l'Acteur qui s'exerce à le rendre. Toutefois je sens comme vous qu'un Comédien vertueux, une Comédienne sage & honnête sera une espece de prodige, quand vous les réduirez l'un & l'autre à l'amour pur de la vertu, & à la privation désintéressée de tous les plaisirs qui les sollicitent. Le crime a trois sortes de freins : les loix, l'honneur, la religion. Le vice n'a que la religion & l'honneur ; d'un côté l'on excommunie les Comédiens, de l'autre on veut les rendre infâmes, je demande par quel effort généreux ils se priveroient des plaisirs tolérés par les loix & permis par la nature ? S'ils ont des mœurs, ce ne peut être qu'en s'élevant au-dessus des hommes par une droiture & une force d'ame qui les rassure & qui les console : ils ne sont pas vertueux au même prix que nous. Voulez-vous juger quelle est l'influence de cette profession sur les mœurs ? commencez par lui rendre les deux plus grands freins du vice, les deux plus fermes appuis de la foiblesse & de l'innocence : la religion & l'honneur. Ne les privez de rien, ne les dispensez de rien ; laissez à leurs penchants les mêmes contrepoids qu'aux nôtres, & alors s'ils sont constamment plus vicieux que nous, c'est à leur état qu'on a droit de s'en prendre. M. Rousseau prend la chose à rebours, & de la honte attachée à l'état de Comédien, il veut tirer une preuve contre les mœurs de cet état, & contre celles des spectacles. A Rome les Comédiens étoient des esclaves ; la condition d'esclave étoit infame, & par conséquent celle de Comédien ; M. Rousseau en conclut qu'elle doit l'être par-tout. Dans la Grece, les Comédiens étoient des hommes libres, & leur état n'avoit rien de honteux ; M. Rousseau nous répond qu'ils representoient les actions des héros ; que ces grands spectacles étoient donnés sous le ciel, sur des théâtres magnifiques, & devant toute la Grece assemblée. Il nous dispensera, je l'espere, de prendre tout cela pour des raisons ; & s'il veut bien se souvenir que ces Comédiens representoient familiérement des héros incestueux ou parricides ; qu'ils jouoient & calomnioient Socrate, il avouera que si jamais l'état de Comédien a dû être deshonorant, c'est sur le théâtre d'Athenes. Dans les premiers établissements des nôtres, l'indécence & l'obscénité des spectacles ont dû attirer sur la profession des Comédiens les censures de l'Eglise, & le mépris des honnêtes gens. Les mœurs de la scene ont changé ; & si M. Rousseau n'a pas prouvé que le spectacle est pernicieux, tel qu'il est, ou tel qu'il peut être, il n'a pas droit de conclure que le métier de Comédien soit en lui-même un état honteux. Or, si cet état peut être honnête, il est de l'équité, de l'humanité, de l'intérêt des mœurs de l'y encourager. Je le répéte, l'honneur & la religion sont les appuis de l'innocence, les freins du vice, les mobiles de la vertu, & le contrepoids des passions humaines : priver l'homme de ces secours, c'est l'abandonner à lui-même. Heureusement les Comédiens ne prennent pas tous à la lettre cet abandon désespérant : autorisés, protégés, récompensés par l'état, accueillis, considérés même dans la société la plus décente, lorsqu'ils y apportent de bonnes mœurs, ils sçavent que si nos sages Magistrats n'ont pas cru devoir encore céder aux vœux de la nation & aux motifs puissants qui sollicitent en faveur du théâtre, c'est par des raisons très-supérieures aux préjugés de la barbarie. Ils sçavent que ces raisons politiques n'ont rien de relatif à leur conduite personnelle, & par conséquent rien de deshonorant pour eux ; aussi n'ont-ils pas perdu le courage d'être Chrétiens & honnêtes gens. M. Rousseau n'a connu particulierement qu'un seul Comédien, & il avoue que son amitié ne peut qu'honorer un honnête homme. A l'égard des tentations auxquelles une Actrice est exposée, il en est qui, dans la situation actuelle des choses ; me semblent comme inévitables. On ne doit pas s'attendre à voir des mœurs pures au théâtre, tant que le fruit du travail & du talent ne pourra suffire aux dépenses attachées à cette profession. Mais que, tout compensé, il reste à une Actrice qui pense de quoi vivre modestement & honnêtement dans sa maison, où ses études continuelles l'attachent ; qu'elle puisse d'ailleurs prétendre dans son état à tous les avantages que l'estime publique attribue la vertu, il y a d'autant mieux à présumer de sa conduite & de ses mœurs, que les principes & les sentiments dont elle est habituellement affectée, lui éclairent l'esprit & lui élevent l'ame. J'en ai dit assez, j'en ai trop dit peut-être, & encore n'ai-je pas relevé tous les traits qui dans cet ouvrage mériteroient d'être discutés. Si je me livrois à toutes les réflexions que M. Rousseau me presente, je ferois un livre plus long que le sien, mais infiniment moins curieux, moins éloquent, moins intéressant de toutes manieres. Mon dessein n'a été ni de lui nuire, ni de briller à ses dépens ; mais de réduire au point de la vérité l'opinion de ses lecteurs sur l'article des spectacles. Je puis avoir raison contre lui, sans préjudice pour sa vertu que je respecte, ni pour ses talents que j'admire ; & s'il m'est échappé quelque trait qui fasse douter de ces sentimens, je le désavoue & le condamne. Du reste, il est à souhaiter pour lui-même que j'aie raison contre lui. « Les farces, dit-il, les plus grossieres sont moins dangereuses pour une jeune fille, que la comédie de l'Oracle. » Quels reproches ne se fait-il donc pas d'avoir composé en vers & en musique cette scene si naïve & si touchante, que toutes les jeunes filles sçavent par cœur : Tant qu'à mon Colin j'ai sçu plaire. « Le théâtre Français est, dit-il encore, la plus pernicieuse école du vice…. J'aime la comédie à la passion…. Racine me charme ; & je n'ai jamais manqué volontairement une representation de Moliere. » Il est, comme on voit, selon ses principes, dans le cas d'un homme qui auroit assisté journellement & avec délices, à un festin où il auroit sçu que l'on versoit du poison aux convives. J'aurai donc rendu à M. Rousseau un service bien essentiel, si j'ai pu lui persuader que ces idées affligeantes qu'il a prises pour la vérité, n'en étoient que de vains fantômes, & que le mal auquel il croit avoir contribué par ses écrits & par ses exemples, est un bien pour l'humanité.