Pierre Jurieu

1675

Traité de la dévotion

Édition de Marie-Hélène Goursolas
2018
Source : Pierre Jurieu, De la trop grande sensibilité aux plaisirs de la terre ; troisième source de l’indévotion, dans Traité de la dévotionRouenJean Lucas1675, p. 58-68.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

[FRONTISPICE] §

TRAITE
DE LA
DEVOTION
Se vend a Quevilly
Par jean lucas demeurant à
Rouën, ruë aux Juifs, près la Maison
de Ville.
M DC LXXV.

{p. 58}

CHAPITRE III.
De la trop grande sensibilité aux plaisirs de la terre ; troisième source de l’indévotion. §

Cet amour du monde est un grand tronc qui se divise en beaucoup de branches, {p. 59}qui sont tout autant de sources d’indévotion. La première branche de cet amour, c’est la trop grande sensibilité aux plaisirs de la terre. Ces plaisirs sont de deux sortes, les uns sont souverainement criminels, et ce sont ceux qu’on appelle les débauches des gens du monde : et de ceux-là il est certain que non-seulement l’excessive sensibilité, mais le moindre goût que l’on y prend, est l’ennemi mortel de la dévotion. Les plaisirs spirituels sont d’un goût si différent des plaisirs charnels, qu’on ne saurait en même temps aimer les uns et les autres. Un palais imbu de fiel et d’absinthe, et qui n’aurait jamais goûté d’autres saveurs, ne pourrait souffrir notre sucre et notre miel. L’homme pénétré des fades douceurs du péché, trouvera toutes les douceurs de la grâce de mauvais goût. Il y a une autre sorte de plaisirs mondains desquels le monde soutient l’innocence, parce que le crime n’y est pas si visible : quelques innocents qu’on les dise, et qu’ils pussent être, ils deviennent bientôt criminels par l’abus, et tous peuvent être de grands obstacles à la dévotion, pour peu qu’on y devienne sensible. Le S. Esprit est appelé le consolateur et le goût qu’un fidèle trouve dans les exercices de la piété, s’appellent les consolations {p. 60}divines : Mais à qui sont destinés et les consolateurs et les consolations, n’est-ce pas aux affligés ? En vérité ces âmes si remplies de la joie du monde ne sont donc pas propres à recevoir ces consolations spirituelles, et les impressions salutaires de ce divin consolateur. C’est pourquoi Jésus dit, « bien heureux sont ceux qui pleurent, car ils seront consolez ». Et S. Augustin disait à Dieu ; « Tu es le seul vrai et le seul souverain plaisir capable de remplir une âme ; tu rejetais loin de moi tous ces faux plaisirs, et en même temps tu entrais en leur place, toi qui est plus doux et plus agréable que toutes les voluptés, mais non à la chair et au sang. » La manne ne tombe sur les Israélites, que quand les viandes qu’ils avaient apportées d’Egypte se trouvent consumées. Certes, cette divine manne de la grâce, ces ravissements, et ces joies de la dévotion, ne se communiquent pas à ceux qui ont un magasin fourni des biens de l’Egypte, et des plaisirs du monde.

Une personne qui revient du bal et de la comédie, quoi qu’on en puisse dire, est très-mal disposée à la dévotion. On a beau dire en faveur du Théâtre qu’on l'a rendu chaste, et que l’on y entend plus de leçons de vertu, que l’on n’y voit d’exemples de vices, on dira si l’on veut que les {p. 61}passions n’y paraissent animées que pour la défense de l’honneur, et que l’on n’y produit pas d’autres sentiments que ceux de la générosité. Pour moi je dis que les vertus de Théâtre sont des crimes selon l’esprit de l’Evangile ; et quand on y entendrait quelque chose de bon, il est bien souillé par l’impureté des lèvres et des imaginations à travers lesquelles il passe. « Ô impiété, disait Clément d’Alexandrie, vous avez fait descendre le Ciel sur le théâtre, et Dieu est devenu une Comédie ! » Ô impiété, pouvons-nous dire en l’imitant, vous avez fait monter la vertu sur le théâtre, et vous en avez fait une comédienne ! Jésus Christ ne veut pas de prédicateurs en brodequins les mouches et le fard sur le visage. « La tragédie, disait S. Cyprien 1, fait revivre en ses vers les anciens crimes, afin qu’ils ne meurent pas de vieillesse. On les tire de dessous le tombeau de dix ou douze siècles. On apprend au siècle présent des crimes auxquels peut-être il n’aurait jamais pensé : on l’avertit que ce qui s’est fait autrefois se peut encore faire aujourd’hui ; ainsi l’on fait des exemples de ces actions qui avaient cessé d’être des crimes. » Cependant c’est la tragédie de laquelle on peut avec le plus de couleur défendre l’innocence. Les Lacédémoniens étaient {p. 62}bien plus sages qui bannissaient ces mauvais arts du milieu d’eux, parce disaient-ils qu’il n’était pas sûr de violer les lois même en apparence, et qu’on les devait respecter jusque sur le théâtre. Cela me fait souvenir d’un mot de Cicéron, qui dit, qu’il n’est pas honnête d’exercer par un jeu d’esprit sa Philosophie et sa Rhétorique contre les Dieux, en combattant ou leur existence ou leur providence, sans être Athée. Nous leur devons ce respect de ne nous pas divertir à leur dépens. J’en dis de même de la vertu : il n’est pas honnête de se plaire à la voir ou jouée ou outragée sur un théâtre : Mais sans tout cela, ces spectacles sont absolument incompatibles avec la dévotion, parce qu’ils remplissent l’âme de vaines passions, et nous avons besoin d’une âme libre. Ils font naître des joies et des tristesses réelles pour des aventures imaginaires. Ils jettent dans l’esprit des idées, et dans le cœur des mouvements de vanité qui ruinent les saintes dispositions que nous voulons établir dans une âme dévote.

J’en dis de même du jeu, fureur qui agite les hommes comme une espèce de démon. Un homme voit rouler pour ainsi dire sa vie et sa mort, sa fortune et son infortune dans un cornet, avec des inquiétudes {p. 63}et des transports inconcevables. Son âme est agitée en même temps de mille passions, de craintes, de désirs, et d’espérances, et son cœur est mis entièrement hors de son assiette. Un tel homme est-il bien en état d’élever son âme à son Dieu ? Ce seront de belles dévotions que celles qui se feront après avoir passé la moitié de la nuit en cet exercice : La tempête a été trop grande, les flots seront longtemps agités ; l’âme tardera longtemps à se rasseoir, et encore après cela les douceurs de la dévotion ne seront pas selon son goût, parce que ce ne sont pas les plaisirs de la chair auxquels seuls elle est sensible. De là vient que les jeunes gens sont rarement propres pour les élévations de la dévotion. Ils entrent tout nouvellement au monde, tout leur y paraît beau. Ils avalent à longs traits ses plaisirs, et rien ne leur semble plaisant que ce qui flatte la chair et le sang qui bouillonne encore dans leurs veines. De là vient encore que le tempérament où le sang domine, qui est le tempérament de la joie du monde, est moins propre à la dévotion, que celui dans lequel il entre un peu de terre et de mélancolie. Le premier ressemble à une matière extrêmement combustible qui prend feu à la première étincelle ; mais le {p. 64}second étant plus difficile à émouvoir, est moins sensible à ce qui charme les autres, et ce qui les pénètre ne l’effleure pas.

Il faut donc tirer les hommes d’erreur. Ils s’imaginent se pouvoir partager entre ces deux joies, celle du ciel et celle de la terre, mais cela ne se peut. La loi mettait au rang des animaux immondes ces oiseaux amphibies qui nagent et qui volent, et vivent en deux éléments, dans l’air et dans l’eau. C’est l’emblème des mondains ; tout le jour ils nagent dans les voluptés de la chair, quelquefois par de faibles élans ils essayent de se tirer de là, et de s’élever aux cieux ; mais il leur en arrive justement comme à ces oiseaux aquatiques, dont le vol ne va qu’à friser de leurs ailes la superficie des eaux, et qui retombent incontinent. « Délicate et rare, disait S. Bernard, est la consolation divine, c’est une femme chaste mais jalouse, qui méritant seule d’être aimée, ne se peut donner à celui qui court après les étrangères. » C’est pourquoi Salomon crie, vanité sur tous les plaisirs de la terre, desquels il avait fait expérience à ses dépens ; car il avait pensé lui en coûter le salut éternel : C’est pour cela même que David déclare si souvent qu’il ne veut point avoir d’autre plaisir que celui de son Dieu. « M’approcher de Dieu, c’est mon bien ; lui être {p. 65}uni, c’est mon tout » : «  Laisse tout, disait Saint Augustin, et tu trouveras tout, car celui-là trouvera tout en Dieu, qui pour l’amour de Dieu méprisera toutes choses. » Voici donc un des principaux conseils que l’on peut donner aux bonnes âmes qui prétendent se disposer à la dévotion. Renonce, renonce âme dévote aux plaisirs de la terre, choisis des plaisirs spirituels : Que les saintes lectures te charment, comme les mondains sont charmés par leurs mauvais livres ; Que les saintes assemblées et la prédication de la parole te divertissent, comme ils se divertissent à leurs criminels spectacles : Que les œuvres de miséricorde envers les pauvres et les affligés, te soient ce que sont aux gens du monde, leurs vaines courses, leurs jeux, et leurs conversations emportées, et si tu prends des relâches, que l’honnêteté et la sévère vertu soient les modératrices de tous tes plaisirs.

Méditation. §

Mon âme, que tu es malheureuse d’être née en Egypte, et de n’être pas sensible aux biens de la véritable Canaan ! C’est pourquoi tu tournes si souvent les yeux du côté du monde ; et à l’heure même que ton cœur devrait être tout entier {p. 66}dans le ciel aux heures de ta dévotion et de tes prières, tu penses aux oignons, aux aulx et aux potées de chair que tu mangeais quand tu étais esclave du Diable et du monde. Tu n’as pas encore goûté ces délices des âmes pieuses et dévotes qui disent, Je suis rassasiée comme de moelle et de graisse : Ah, que le Seigneur est bon, je l’ai goûté, il m'a mené en sa salle du festin, ses amours sont plus douces que le vin et que les rayons de miel, qu’il me baise des baisers de sa bouche. Plût à Dieu que j’eusse été honoré de ces communications secrètes dont mon Sauveur fait part à quelques âmes privilégiées, ce qui les comble de joie même au milieu des supplices, et les fait chanter dans les prisons et dans les fers. Apprends mon âme, apprends à chercher en Dieu tes plaisirs et tes délices, il en est la source, toute joie qui ne vient pas de lui se termine par la douleur, par la tristesse, par les pleurs, par le désespoir, et par le grincement de dents. Que souhaites-tu mon cœur ? quelle est ta faim et ta soif ? Aimes-tu la beauté ? tu la trouveras en Dieu, et Dieu te la donnera à toi-même ; car tu deviendras glorieux et plein de lumière par le commerce que tu auras avec lui. Aimes-tu la vie et la santé ? source de vie en lui gît, et par sa clarté nous voyons {p. 67}clair, et il te communiquera une vie toujours saine et toujours vigoureuse, c’est la vie éternelle. Aimes-tu les plaisirs ? voici il te fera boire au torrent de ses délices, il t’enivrera de ce vin préparé par la sagesse divine qui dit, j’ai mixtionné mon vin, j’ai tué mes bêtes grasses. Il te fera voir des objets qui te raviront ; il te fera entendre une douce et charmante musique dans le concert des Anges et des Saints, qui chanteront éternellement les louanges de notre Dieu. Après tant de biens ou déjà reçus ou déjà possédés en espérance, pourrais-je être sensible aux vains plaisirs de la terre ?

Prière. §

Ô Mon Dieu, mon divin Sauveur, viens remplir mon âme de ces douceurs que tu communiques à tes fidèles serviteurs ; donne-moi le pain descendu des cieux, la vraie manne et le pain des Anges qui me fasse goûter des plaisirs lesquels étouffent le sentiment des plaisirs du monde, et le goût de ses divertissements ; que tes sabbats fassent mes délices ; que ta parole me soit plus douce que le miel, et que les rayons de miel ; et que la méditation des joies que tu me prépares {p. 68}dans ton ciel me ravisse de telle manière, que je ne sois plus ni au monde ni à moi, mais que je sois tout entier à toi. Fais descendre en ma faveur les cieux sur la terre ; élargis mon cœur, fais-en un petit paradis, viens y répandre une si grande abondance de ta lumière de grâce, qu’elle imite et approche la lumière de la gloire. Fais couler tes fleuves à travers le paradis, plantes-y l’arbre de vie, et y verse une si grande affluence de biens, que ma richesse me fasse regarder avec un souverain mépris celle du monde, et que de dessus le trône où tu auras placé mon âme, elle regarde tous les palais de la terre comme des cabanes.