Jean de La Placette

1707

Réflexions chrétiennes

Édition de Clément Scotto di Clemente
2018
Source : La Placette, Jean de, Réflexions chrétiennes, Amsterdam, Pierre Brunel, 1707, p. 269-284.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

RÉFLEXIONS CHRÉTIENNES
SUR DIVERS SUJETS.
Où il est Traité
I. De la Sécurité
II. Du bien et du mal qu'il y a dans l'empressement avec lequel on recherche les Consolations.
III. De l'usage que nous devons faire de notre temps.
IV. Du bon et mauvais usage des Conversations.
Par JEAN LA PLACETTE,
Pasteur de l'Eglise de Copenhague.
A AMSTERDAM,
Chez PIERRE BRUNEL, Marchand
Libraire sur le Dam, à la Bible d'Or
M DCCVII §

CHAPITRE XII.
Du temps que l’on perd à la Comedie, et aux autres spectacles de même nature. §

{p. 269}Les spectacles n’occupent pas autant de gens, et ne font pas perdre autant de temps, que le jeu, mais, quoi {p. 270}qu’il en soit, ils n’en consument que trop, et ils font d’ailleurs de fâcheux effets, qu’il est bon de marquer ici un peu distinctement.

Le premier est qu’ils rendent l’âme esclave des sens, ou, pour mieux dire, qu’ils augmentent considérablement le pouvoir que ces facultés ont naturellement sur notre âme, et le rendent plus absolu, et plus tyrannique qu’il n’étoit de lui-même. Quand je dis ceci, je ne parle pas du pouvoir que les sens ont pour déterminer nôtre esprit dans les jugemens speculatifs qu’il prononce sur la nature de leurs objets, disant, C’est telle chose, c’est un arbre, c’est une pierre. Je parle uniquement du pouvoir qu’ils ont pour déterminer l’esprit et le cœur dans la recherche, ou dans la fuite de ces objets, disant, par exemple, que le plaisir est aimable, que l’éclat est à souhaitter, que rien n’est plus terrible que la douleur, etc.

Je dis donc qu’une partie considerable de cette corruption hereditaire que nous portons en naissant, consiste dans cette autorité illegitime, que les sens ont sur nôtre esprit et sur nôtre cœur. Nous sommes de nous-mêmes excessivement {p. 271}sensuels, et c’est là principalement ce qui fait la foiblesse de la foi, et la difficulté que nous trouvons à acquerir et à exercer les vertus. Tout le Christianisme nous oblige à nous élever au dessus de ces facultés grossieres, et à nous conduire, non par leurs impressions, mais par la plus pure lumiere de la verité, qui n’est nulle part si vive que dans la parole de Dieu. Par consequent fortifier l’attache que nous avons pour ces facultés, et pour leurs objets, augmenter l’impression qu’ils font sur nôtre ame, c’est aller directement contre le but du Christianisme, c’est travailler à affermir ce que cette sainte Religion a entrepris de détruire et d’anéantir.

Qui peut cependant douter que les spectacles, que les Opera, par exemple, ne fassent ce fâcheux effet ? Comme on y rassemble tout ce qui peut flatter le plus vivement, et le plus agreablement les sens, et que d’ailleurs on s’abandonne avec plaisir à cette impression, il n’y a point de doute que ce ne soit ici l’une des plus seures, et par consequent des plus pernicieuses inventions de l’esprit malin, pour nous rendre encore plus sensuels, et plus éloignés de l’esprit du {p. 272}Christianisme, que nous ne sommes naturellement.

Mais voici un second effet, qui n’est pas moins funeste que le precedent. Les Pieces de theatre ne sont propres qu’à exciter, et qu’à fortifier les passions. On n’en doutera pas si l’on considere qu’elles sont sifflées, et passent pour froides et pour ridicules, si elles ne touchent délicatement quelque passion, et si la representation qu’on en fait ne la rend en quelque sorte contagieuse, et ne l’inspire aux spectateurs. On veut que ceux-ci la sentent en quelque maniere, et si, par exemple, un endroit touchant arrache des larmes, et fait pousser des soupirs, on conclut que la Piece est bonne. Mais ce n’est pas tout. On fait ce qu’on peut pour faire que le spectateur, non seulement sente la passion que l’on represente, mais encore qu’il l’aime, qu’il l’approuve, qu’il l’admire mesme, en celui qui paroît en être agité.

C’est là, sans difficulté, le but du Poëte. Je demande maintenant s’il est aisé de faire quelque chose de plus pernicieux. En gros l’un des plus justes, et des plus raisonnables soins que nous puissions prendre, est celui de nous rendre maîtres de {p. 273}nos passions, quelles qu’elles soient, de les mortifier, de les réprimer, de les étouffer mesme, si nous le pouvons, et de nous mettre dans un tel état, que nous nous conduisions, non par ces mouvemens brutes et aveugles, mais par la pure lumiere de la foi, et de la raison. C’est à quoi non seulement tous ceux qui ont travaillé sur les matieres de pieté, mais les Philosophes mesme du Paganisme, exhortent le plus fortement leurs Lecteurs. C’est ce que les Prédicateurs recommandent sans cesse à leurs auditeurs. C’est mesme ce que les Apôtres nous ont prescrit en une infinité d’endroits de leurs saints Ouvrages. N’est-ce pas donc aller directement contre le plus indispensable de nos devoirs, n’est ce pas affermir positivement cette corruption, qu’il faudroit tascher de détruire, que de s’appliquer à ce qui n’est propre qu’à produire ce funeste effet, en excitant et fortifiant les passions ?

Je suppose, en effet, une verité qui ne peut m’être contestée. C’est que plus les passions reviennent souvent, plus elles se rendent vives et indomptables. Ces mouvemens fortuits, et produits par les occasions, réiterés quelques fois de suite, {p. 274}deviennent des habitudes, et laissent dans l’ame une pente extrémement forte à les produire tout de nouveau. C’est ce que l’experience nous apprend assés, et j’en donnerois les raisons physiques si je ne l’avois fait dans un autre endroit. Ce n’est pas tout. Les actes qui viennent des habitudes sont tousjours plus vifs, plus forts, et plus vehemens, que les autres. C’est de quoi personne ne doute. Par consequent plus une passion revient souvent, plus elle s’enracine dans l’ame, plus elle est violente et emportée, plus on y est assujetti. Ainsi les Pieces de theatre excitant les passions, elles font qu’on est moins en état de leur resister, qu’on ne seroit si on les privoit de ce secours.

Ceci est d’autant plus considerable, qu’il n’y a presque point de passion qui ne paroisse sur le theatre. On y voit l’orgueil, l’ambition, la colere, le desir de vengeance, la haine, la jalousie, et sur tout l’amour. Ainsi ces passions étant si pernicieuses, et produisant chaque jour tant de funestes effets, on peut connoître par là quelle obligation on a à la poësie, qui ne s’occupe qu’à les farder, et qu’à accoûtumer l’esprit à les regarder sans horreur.

{p. 275}On peut ajoûter en troisiéme lieu que rien n’est plus opposé aux dispositions les plus essentielles au veritable Chrétien, que celles que la Comedie inspire. Elle remplit l’imagination de vaines chimeres, qui l’occupent incessamment, et qui la troublent lors qu’on auroit besoin de s’appliquer à d’autres objets. Quelle apparence, en effet, qu’on soit en état de prier Dieu, et de mediter sur les verités du salut, quelle apparence qu’on puisse lire sa parole avec quelque fruit, lors qu’on a la teste pleine de ces folies ? Qu’y a-t-il mesme de plus propre à inspirer du degoust pour ces saintes occupations, que les vains fantômes dont tout ceci remplit ordinairement l’esprit ?

Enfin, je ne croi pas qu’on puisse nier que tous les spectacles ne fassent partie de ce monde, que l’Ecriture nous défend si expressement, et si fortement d’aimer. Témoin ce que dit S. Jean, N’aimés point le monde, ni les choses qui sont au monde. Si quelqu’un aime le monde, l’amour du Pere n’est point en lui, et S. Jaques, l’amitié du monde est inimitié contre Dieu. Celui donc qui voudra être ami du monde se rend ennemi de Dieu. Quel est, en effet, ce monde que Dieu ne veut pas que nous {p. 276}aimions ? Ce n’est nullement le monde de la nature, l’ouvrage de sa sagesse et de sa puissance. C’est un autre monde, que la concupiscence a formé, qu’elle aime, qu’elle recherche, et dont elle fait son idole. C’est un monde composé de tous les objets de nos passions, des grandeurs humaines, de tout ce qui paroît pompeux et éclatant, des plaisirs des sens, et des richesses d’iniquité. Sans doute que les spectacles font une partie de ce monde. Et s’ils le font, comme on ne peut en douter, comment nous peut-il être permis de les aimer ?

Je sais ce que l’on répond. On dit en premier lieu que le theatre moderne n’est pas, à beaucoup prés, aussi impur que l’ancien. On ajoûte que la Comedie en particulier tourne le vice en ridicule, et est par là même plus propre à le décrediter que les plus fortes invectives des Prédicateurs. Mais j’ai diverses choses à repliquer.

La premiere, que ce qu’on dit de la chasteté du theatre moderne n’est vrai qu’à certains égards. J’avoue qu’on n’y voit pas les ordures qui paroissoient sur l’ancien. Mais je soûtiens qu’on y voit toûjours un certain esprit de coquetterie {p. 277}trés-éloigné, non-seulement des regles severes du Christianisme, mais encore de celles de la vertu Philosophique et Payenne.

J’ajoûte en deuxiéme lieu que cette ombre même de pureté dont on parle est en un sens ce qu’il y a de plus pernicieux. S’il étoit aussi impur que l’ancien tous ceux qui ont quelque pudeur s’en éloigneroient. Ceux mêmes qui s’y trouveroient se tiendroient en quelque façon sur leurs gardes, et par là s’empêcheroient peut-être de s’y corrompre. Mais ce qu’on le voit repurgé des grossieretés qu’on y remarquoit autrefois fait qu’on y va sans scrupule, et qu’on reçoit tout sans distinction, en sorte que les semences du mal, qui y sont répanduës, penetrent jusques dans le fond de l’ame, et trouvent le moyen d’y germer, et d’y fructifier.

Je dis en troisiéme lieu qu’il n’y a qu’un petit nombre de vices que la Comedie tourne en ridicules, par exemple l’avarice, la bigoterie, la fourberie, certaines affectations, certaines manieres choquantes. Mais elle se garde bien de faire la même chose à l’égard de la débauche, de l’ambition, de l’impieté, {p. 278}et des autres vices qui ont tant de vogue. Au contraire, on peut dire qu’elle les répand, et les autorise.

Enfin, je soûtiens qu’elle produit un effet extrémement fâcheux en tournant de certains défauts en ridicules. C’est qu’elle inspire un certain esprit de critique, de satyre, de malignité, qui fait qu’on s’accoûtume à blasmer tout, à censurer tout, et à se moquer de tout, ce qui est directement opposé à l’Esprit du Christianisme, qui est un Esprit de charité, et d’humilité.

Ce que j’ai dit jusqu’ici ne regarde proprement que la representation des Comedies, mais on peut l’étendre aussi à leur lecture. J’avoue que cette lecture n’emporte pas autant de temps, et ne fait pas une impression aussi vive et aussi profonde que la representation ; Mais on ne peut nier qu’elle ne fasse quelque chose d’assés approchant, et l’on sait d’ailleurs que le mal est toûjours mal, et merite toûjours d’être évité, en quelque quantité qu’il paroisse. Je croi donc que c’est mal employer le temps que de le consumer dans cette lecture.

Je dis la même chose de la lecture des Romans, de celle des Satyres et de {p. 279}cent autres livres aussi pernicieux, ou même plus pernicieux que ceux-ci. J’en parlerois plus au long, si l’Auteur du Traité des sources de la corruption qui regne parmi les Chrétiens, ne m’avoit prévenu à cet égard, et ne m’épargnoit la peine de m’y étendre.

CHAPITRE XIII.
Du temps que l’on perd au bal et à la danse. §

Le bal a beaucoup de choses qui lui sont communes avec le theatre, mais la principale est la perte du temps qu’on y passe. En effet, on ne peut nier que ce ne soit là tout au moins une occupation bien frivole. Qu’on en pense ce que l’on voudra. On ne me contestera pas au moins que ce ne soit quelque chose de bien inutile ; et en effet, on ne sauroit indiquer un seul bon effet qu’il produise. Vaut-il donc la peine qu’on y emploie autant de temps et de dépense qu’il en faut necessairement, et pour y paroître, et pour se mettre en état de le pouvoir {p. 280}faire, apprenant des années entieres ce ridicule exercice ?

Dés là donc tout ce temps est un temps perdu, ce qui, comme on l’a déja veu, n’est pas peu de chose, sur tout pour des gens qui en auroient tant d’autres plus utiles et plus pressantes à faire. Sur tout encore si l’on considere que ce n’est pas ici le seul temps qu’on perd. Je veux, en effet, que cette perte ne paroisse pas grande à la regarder toute seule. Peut-on me nier qu’elle n’aille extrémement loin si on la joint aux autres dont j’ai parlé, et qu’en les prenant toutes ensemble, elles n’absorbent la meilleure partie de la vie ?

Mais ce n’est pas là le seul manquement que je remarque dans le procedé de ceux qui se font une grande affaire d’un amusement aussi creux, et aussi vain que celui-ci. Je compte pour beaucoup plus la maniere immodeste, et nullement Chrétienne, pour ne pas dire dissolue, en laquelle on se pare et on se produit dans ces occasions, l’excés des ornemens dont on s’embarrasse, et l’étalage qu’on fait de ce que la pudeur voudroit qu’on cachât. Quoi de plus opposé, en effet, que ce qui se pratique dans ces occasions, {p. 281}et ce que S. Paul vouloit que son cher Disciple recommandât aux femmes d’Ephese, Que les femmes, dit-il, se parent d’un vêtement honéte, avec pudeur et modestie, non point avec des tresses, ni avec de l’or, ni avec des perles, ni des habillemens somptueux, mais de bonnes œuvres, comme il est seant à des femmes qui font profession de servir Dieu. I. Tim. II. 9. 10.

Je souhaitterois aussi qu’on fît attention aux pieges que tout ceci tend à la chasteté, et au danger qu’il y a que le démon s’en prevaille pour nous porter au peché. Et on ne peut nier que les bals n’aient produit souvent cet effet. Est-il donc de la prudence Chrétienne de s’exposer soi-même, et d’exposer les autres à de tels dangers ? N’est-il pas juste de les éviter, et de fuir toutes ces occasions d’offenser Dieu et de se perdre ?

Il est bon encore de considerer qu’un des plus grands attraits qu’ait le bal c’est l’esperance qu’on a d’y faire remarquer son adresse, et de s’attirer les éloges, et l’admiration même des assistans. Et que peut-on imaginer de plus vain qu’une telle pretension ? Qu’y a-t’il même de {p. 282}plus dangereux ? Car comme je l’ai remarqué dans un autre endroit, on cherche par là à nourrir et à fortifier l’orgueil, et par consequent on envenime un mal qu’on ne devroit penser qu’à guerir.

Quand même tout ce que je viens de dire ne seroit pas vrai, je ne vois pas comment on pourroit me nier que ce ne soit un contretemps insupportable, que de rechercher tous ces vains divertissemens lors qu’on est appellé à gémir et à pleurer, comme on l’est toutes les fois que l’Eglise est dans la souffrance. En effet, s’abandonner alors à la joie, et se plonger sans reserve dans les plaisirs des mondains, c’est faire voir avec la derniere évidence qu’on regarde les maux de l’Eglise avec un œil fort indifferent, ce qui marque une disposition d’esprit tout à fait profane, et trés-opposée à tout ce qu’il y a de plus essentiel à la veritable regeneration. Qu’on en juge par les reproches que le Prophete Amos faisoit à cette occasion aux anciens Israélites, trouvant fort mauvais qu’ils se plongeassent dans le luxe, et dans la débauche, et ne fussent pas malades de la froissure de Joseph : Amos. VI. 4. 5. 6.

{p. 283}Est-ce là cependant quelque chose de fort extraordinaire que de voir l’Eglise de Dieu dans l’affliction ? N’est-ce pas là l’état où elle se trouve presque toûjours, sur tout depuis trente ans, ou environ ? Je ne m’amuserai pas à prouver, ou même à presser ceci. Il faudroit être aveugle pour ne le pas voir, et plus que stupide pour y être insensible.

Enfin, je ne vois pas quel temps il peut rester pour rechercher ces amusemens criminels, à ceux dont l’esprit doit être éternellement occupé de deux objets, qui y ont trés-peu de rapport, je parle de la mort de Jesus-Christ et de nos pechés. Dans quel moment est-il permis de perdre de veue ni l’un, ni l’autre, de ces objets ? Et se peut-il qu’un homme qui fait la moindre attention à quel que ce soit des deux, puisse ni penser aux réjouïssances des mondains, ni y trouver quelque goût et quelque plaisir ? C’est ce qui me paroît impossible. Ainsi je ne saurois me persuader qu’aucun de ceux qui possedent une veritable et solide pieté : qu’aucun même de ceux qui ont quelque amour pour Dieu, et quelque soin de leur salut, puissent avoir tant soit peu d’attache pour des amusemens si frivoles.

{p. 284}Il faudroit maintenant parler des conversations, qui sont, sans doute, l’une des choses qui font perdre le plus de temps. Mais comme le Traité qui suit celui-ci ne doit avoir que ce seul sujet, je puis me dispenser de m’y arrêter presentement. Ainsi je passe à une matiere d’un tout autre ordre.