Bertrand de La Tour

1765

Réflexions sur le théâtre, vol. 3

Édition de Doranne Lecercle et Thomas Soury
2018
Source : Bertrand de La Tour, Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires, sur le théâtre, vol. 3, Avignon, Marc Chave, 1765.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

[FRONTISPICE] §

REFLEXIONS
MORALES,
POLITIQUES, HISTORIQUES
et litteraires
SUR LE THEATRE

LIVRE TROISIEME

A AVIGNON
Chez Marc Chave, Imprim. Libraire
M. DCC. LXV.

[Introduction] §

Avoir prouvé que la religion et les lois, les deux puissances ecclésiastique et séculière, proscrivent la comédie, c’est aux yeux d’un Chrétien avoir terminé ce fameux procès ; mais nous avons encore avancé que la politique, aussi bien que la vertu, prononçait la condamnation du théâtre, que funeste au bien public, elle méritait toute l’animadversion d’un sage gouvernement. Ce que nous avons dit dans les deux premiers livres suffirait pour démontrer cette vérité. Est-il rien de plus important au bonheur de la société que la religion et les lois ? le Prince n’est-il pas le législateur ? renverserait-il ses propres ordonnances ? et ce que sa sagesse a réglé sur le trône, le détruirait-il dans son conseil ? Si nous développons plus en détail ces justes conséquences, {p. 2}nous sommes bien éloignés de vouloir faire des leçons à nos maîtres, nous recevons au contraire avec le plus grand respect toutes celles qu’ils daignent nous donner ; mais sans blesser ce profond respect, il fut toujours permis d’écrire sur les matières de politique. Il en est dans les bibliothèques une infinité de traités ; ce siècle plus que d’autres est fertile en Ecrivains politiques : guerre, noblesse, finances, ambassades, marine, agriculture, etc. aucune des branches du gouvernement n’a échappé à leur plume. Les spectacles en sont un objet très intéressant, ils ont la plus grande influence sur les mœurs. Leur prodigieuse multiplication en France y a déjà fait une triste révolution, et en fait craindre l’entière décadence. Plaise au ciel que la vertu reprenne ses droits sur des cœurs faits pour l’aimer et la pratiquer, et que le gouvernement se déclare contre son ennemi secret et le plus dangereux, je veux dire l’ennemi de la religion et de la vertu.

CHAPITRE I.
Est-il à propos que la Noblesse fréquente la Comédie ? §

Vers le milieu du dernier siècle il s’introduisit à la Cour une mode jusqu’alors inconnue dans toutes les nations. Les Seigneurs et les Dames, les Princes et les Princesses, le Dauphin, le Roi même, montaient sur le théâtre, pour y jouer des rôles dans les ballets et les pièces qui se représentaient fréquemment. Tous les imprimés du temps en sont remplis ; on voit les noms les plus illustres à côté des plus méprisables, les premières personnes de l’Etat figurer avec un Acteur ou une Actrice. Quel assemblage ! la femme de Molière et la Princesse de … la Duparc et la Duchesse de … la Maréchale et la {p. 3}Raisin, etc. Toute pétrie qu’elle est de chimères, la comédie aurait-elle osé se flatter de cet honneur ? Mais non, ce bizarre assortiment ne l’honore pas plus que le choix qu’on y fait d’une maîtresse. Le frivole talent de composer des paroles pour chacun de ces grands Acteurs, qui renfermaient leur portrait et leur éloge, relativement à la pièce, fit à peu de frais la réputation éphémère, aujourd’hui absolument évanouie, de Benserade. Les beaux esprits du temps se signalaient à l’envi par de pareilles futilités qui ne devaient pas durer plus que la fête. Louis XIV introduisit cette mode, ou plutôt le Cardinal Mazarin, qui voulait, en l’amusant par les jeux et les plaisirs, le tenir en tutelle, et demeurer toujours maître, lui inspira ce goût. Heureusement il n’a passéI ni à son successeur, ni dans les autres Cours de l’Europe ; la Majesté royale y était trop peu respectée. Un grand Roi doit-il jouer le Roi de théâtre, et à plus forte raison un rôle inférieur ? Les Grands, les gens en place, les Magistrats, qui par leur charge représentent le Roi, se respectent-ils assez eux-mêmes, respectent-ils la Majesté royale, lorsqu’ils se permettent ces puérilités ?

Cependant Louis XIV, naturellement grand, en revint bientôt après la mort du Cardinal, lorsque rendu à sa propre sagesse, il commença de penser d’après lui-même. Un coup de hasard lui ouvrit les yeux. En 1670 il vit jouer la belle pièce de Britannicus ; il fut frappé du portrait que fait Racine des folies de Néron, parmi lesquelles son amour excessif pour les spectacles lui donnait le plus grand ridicule. Louis XIV ne parut plus sur le théâtre, et ne dansa plus dans les ballets, quoiqu’il aimât la danse et qu’il dansât bien. La comédie guérit le mal qu’elle avait fait, le Poète corrigea le Monarque. Elle a fait {p. 4}du moins ce bien-là ; et le plus grand qu’elle pût jamais faire, ce serait de désabuser le monde d’elle-même et de disparaître. Mais peut-on espérer que la nation des Comédiens deviendra vertueuse, et celle des amateurs raisonnable ? Voici ces vers fameux :

« Pour mérite premier, pour vertu singulière,
Il excelle à traîner un char dans la carrière,
A disputer des prix indignes de ses mains,
Et se donner lui-même en spectacle aux Romains. »

La comédie peut tout au plus corriger des ridicules, mais jamais guérir des passions. Ce Prince aima toujours et favorisa ouvertement le théâtre, son règne en est même l’époque la plus brillante. Il monta la nation sur ce ton-là, ce qui, contre son intention, a fait aux bonnes mœurs une plaie mortelle. C’est dommage que les jours d’un si beau siècle aient été obscurcis par ce nuage, et que parmi tant de grands hommes qui l’ont illustré, on compte plusieurs Auteurs et plusieurs Acteurs dont les talents mieux employés lui auraient été plus glorieux et plus utiles, et qui prostitués au théâtre ne peuvent que faire verser des larmes à la vertu.

Voltaire, dans son roman de Zadig (C. 5.), parlant du Roi de Babylone : « Il ne garda pas longtemps, dit-il, la réputation d’un bon Prince ; il donna des fêtes plus longues que la loi ne le permettait, il représenta des comédies qui faisaient pleurer, et des tragédies qui faisaient rire ; ce qui était passé de mode à Babylone. » Comment ce même homme qui dans le siècle de Louis XIV fait un mérite à ce Prince d’avoir favorisé le théâtre, d’y avoir lui-même paru, et ajoute que ce serait une idée d’Attila, Roi des Huns, de vouloir le supprimer, comment a-t-il pu faire un crime au Roi de Babylone d’avoir fait représenter des comédies ? {p. 5}Ce qui fait la gloire de l’un peut-il ternir la gloire de l’autre ? Est-ce donc la force et l’évidence de la vérité qui a arraché ce témoignage singulier à une plume qui a tant écrit pour les spectacles et pour l’irréligion, deux choses plus liées qu’on ne pense ? Mais non, ce serait une peine inutile, de vouloir concilier Voltaire avec lui-même, et lui faire trop d’honneur de compter pour quelque chose son suffrage ni pour ni contre. Il a cru dire un bon mot dans l’antithèse « des tragédies qui font rire, et des comédies qui font pleurer », et lancer un trait de satyre contre « le comique larmoyant » de Nivelle. Du reste il aurait trop d’affaires, s’il entreprenait de concilier ses sentiments. Il se contente de dire, « c’est une contradiction dans nos mœurs, d’un côté, de laisser l’infamie attachée au spectacle, et de l’autre, de regarder les représentations comme des exercices dignes d’un Roi ». Mais lui qui tour à tour approuve et blâme les mêmes choses, songe-t-il que ses façons de penser sont encore plus contradictoires ?

Pour concilier ces choses, s’il était possible, Néron, autre personnage extraordinaire sur la scène du monde, s’avisa d’un expédient singulier. L’infamie des Comédiens était si constamment établie, que ce Prince, fou du théâtre jusqu’à s’y montrer parmi les Acteurs, y jouer des rôles, y disputer des prix, craignit d’y être enveloppé. Il fit une loi, au rapport de Tacite (Ann[ales]. L. 14.), qui lui ménageait une exception. N’osant toucher à la loi qui établissait l’infamie, ce qui aurait révolté tout l’Empire, il déclara qu’il fallait distinguer ceux qui jouent quelque rôle pour leur plaisir, et ceux qui font le métier de Comédien par intérêt ; que ceux-ci sont couverts d’infamie, et les autres en sont exempts : loi fort inutile, et au public à qui cette distinction ne fut jamais inconnue, et à lui-même que toutes les lois du {p. 6}monde ne pouvaient jamais garantir du souverain mépris que sa conduite inspirait pour lui à tous les honnêtes gens, dont même il réveillait l’attention et aiguisait la censure par des précautions si frivoles.

L’Abbé de S. Pierre (Ann[ales]. polit[iques]. T. 1.), après avoir reproché au Cardinal Mazarin (pag. 69.) d’avoir si bien éloigné Louis XIV de toute application aux affaires, par l’amusement des spectacles, qu’à vingt ans, après quinze ans de règne, il ne songeait qu’à des ballets, comédies, tournois, mascarades, etc. ajoute (pag. 95.) : « La Reine Christine de Suède, jusqu’alors grande Princesse, fut gâtée par les spectacles, et courut le monde en aventurière. Bourdelot, son Médecin, homme d’esprit, mais grand pyrrhonien, la jeta dans le goût des comédies, et la dégoûta des affaires et des sciences. » Cette Reine étant venue en France, ne manqua pas d’aller à la comédie, et s’y tint fort indécemment. Les Jésuites ne manquèrent pas non plus, selon leur louable coutume, de la régaler d’une tragédie de leur façon. Elle s’en moqua ouvertement, même en leur présence, et leur dit, que « elle serait fâchée de les avoir pour ennemis, connaissant leurs forces, mais qu’elle ne les choisirait jamais pour la confession ni pour les pièces de théâtre ». On peut voir les Mémoires de Motteville (Tom. 4. an. 1656.), Mémoires de Montpensier (Tom. 3.), qui en parlent au long.

Néron, ce monstre de cruauté, de débauche et d’extravagance, est un monument effrayant des funestes effets du théâtre sur les personnes les plus éminentes, les mieux élevées, et douées des plus grandes qualités. Néron, élève de Burrus et de Sénèque, fut d’abord un Prince accompli, pendant les cinq premières années de son règne, les délices et l’admiration de tout l’Empire ; le Sénat lui fit une députation solennelle {p. 7}pour le féliciter et le remercier de la sagesse de son administration. Mais Néron aima le théâtre, Néron fut comédien : c’est là qu’il apprit, qu’il goûta, qu’il commit les plus grands excès. Un Empereur Romain comédien ! Cela seul est un monstre sans doute, et un monstre fécond qui enfante bien d’autres monstres. Etre inscrit parmi les Acteurs, monter sur le théâtre, y passer sa vie, y jouer des rôles, y disputer des prix, les y recevoir, l’aimer éperdument, le protéger ouvertement, y faire des dépenses immenses ; quel Comédien en fait davantage, en fait tant ? Juvenal s’en moque (Sat. 8. vers. 198. et suiv.). « Un Comédien noble, dit-il, n’est plus un prodige ; le plus noble de l’Empire, l’Empereur est Comédien » : « Res haud inira tamen, citharædo Principe, Mimus nobilis. » Après cette plaisanterie il se livre à son indignation, et regarde comme la tache la plus honteuse de la vie de Néron d’avoir paru sur la scène. Qu’a donc fait ce maître du monde pendant son règne, ou plutôt sa tyrannie ? quels grands exploits, quels beaux talents l’ont illustré ? Quid Nero tam sæva crudaque tyrannide fecit ? hæc opera atque hæ sunt generosi Principis artes. Il a dansé, chanté, représenté des comédies ; son plus grand plaisir a été de jouer le rôle d’un infâme baladin, de remporter une couronne d’acheII chez les Grecs, de se livrer aux regards de l’amphithéâtre : « Gaudentis fœdo peregrina ad pulpita saltu, prostitui Graiœque apium meruisse coronæ. » Allez donc, illustre Héros, arborer vos glorieux trophées, mettez vos couronnes aux pieds de la statue de votre père Domitien, le masque et l’habit d’Acteur que vous portiez quand vous faisiez le personnage d’Antigone et de Thyeste, et suspendez votre luth à la statue colossale que vous vous êtes fait élever : « Ante pedes Domiti longum tu pone Thyestæ syrma, et de marmoreo citharam suspende {p. 8}colosso. » Voudrait-on vous excuser par l’exemple d’Oreste, qui tua sa mère ? Du moins Oreste ne s’est pas oublié jusqu’à monter sur la scène : « In scena nunquam cantavit Orestes. » Quand Néron fit mettre le feu à Rome, il prit son habit de Comédien, monta sur la haute tour de Mécène, pour mieux voir ce qu’il appelait un bel embrasement, une vive image de l’incendie de Troie ; et pour mieux représenter le premier rôle qu’il jouait dans cette affreuse tragédie, il chanta un poème qu’il avait composé sur la prise de Troie. Oreste n’a jamais joué ni chanté de pareil drame : « Troica non scripsit Orestes. » Néron porta la prodigalité jusqu’à faire couvrir de feuilles d’or tout le vaste théâtre de Pompée, édifice immense, qui contenait plus de quarante mille spectateurs, et à faire tendre sur tout cet espace des voiles teintes en pourpre, parsemées d’étoiles d’or, comme une espèce de ciel. Il n’osa pas commencer à Rome ses folies théâtrales, un reste de pudeur lui fit craindre les yeux des Magistrats et du peuple. Il alla débuter sur la scène de Naples, qui était une ville Grecque, et son début y fut célébré comme celui de nos Actrices. Il parcourut la Grèce, joua, chanta, remporta sur tous les théâtres des prix déshonorants que personne ne lui disputait. Il étalait ses grâces, déployait sa belle voix, se chargeait des plus indécentes parures, et après avoir fait son apprentissage, il revint à Rome pour y recevoir les plus brillantes couronnes dramatiques. Dès que le Sénat en fut instruit, pour éviter en quelque sorte l’infamie dont il allait se couvrir en paraissant sur le théâtre, il lui décerna d’avance le prix de la musique et de l’éloquence : « Ut dedecus averteret (dit Tacite, L. 16. C. 4.) et ludicra deformitas velaretur. » Mais Néron se piqua d’un faux honneur, voulut ne devoir la couronne qu’à son mérite, et {p. 9}non à la faveur du Sénat. Il parut donc sur la scène, récita des vers de sa façon, joua de la lyre, fléchit un genou, salua l’assemblée, obéit à toutes les lois du théâtre, voulut être jugé à la rigueur, et fut au comble de la joie d’avoir obtenu le prix. Il fut le seul de l’assemblée qui ne rougit pas : un Comédien rougit-il de quelque chose ? connaît-il l’honneur et la décence ?

Boursault, dans une lettre écrite à l’Archevêque de Paris pour la défense des spectacles, donne une raison qui paraît d’abord plausible, mais qui dans le fait est absolument fausse. C’est un moyen, dit-il, de dire la vérité aux Grands, à qui tout la déguise, et que tout s’empresse de flatter : on peut, sous des noms empruntés, y tourner leurs défauts en ridicule, et les en corriger. L’expérience dément en tout ce raisonnement. Le théâtre ne corrige pas les Grands ; il n’oserait l’entreprendre, et ne saurait y réussir. Il les flatte au contraire et les corrompt. C’est ce que remarque l’Abbé Dugué, Auteur estimable à bien des égards, et de tout un autre poids que Boursault, dans un fort bon livre, l’Institution d’un Prince (Tom. 3. C. 13, art. 6. n. 38.). « Le Prince qui fréquente le théâtre, dit-il, n’est bientôt plus le même, tous ses devoirs l’importunent, il se lasse des soins de la royauté, et s’en décharge sur ses Ministres. On s’étonne de ce changement. Peu de personnes remontent à l’origine de ce malheur, peu en accusent les spectacles, qui en sont cependant la véritable cause. Le monde qui l’y entraîne, lui conseille ce qui le perd ; et s’il tombe dans la méprise, on insulte à sa fragilité : tant le monde est injuste et aveugle. Il tend des pièges, et se moque de celui qui s’y laisse prendre, et ne prévoit pas qu’il souffrira un jour des mêmes passions qu’il a allumées pour en abuser. »

Les Grecs, il est vrai, dans le premier âge {p. 10}de la comédie, n’épargnaient pas même les plus grands de la République. Leur esprit républicain et naturellement caustique jetait à pleines mains les sarcasmes sur tout le monde. Le plus sage, le plus vertueux des hommes (Socrate) y fut tourné en ridicule par celui qui peut-être en était le plus vicieux et le plus fou (le Comédien Aristophane). Ces satires indécentes ne corrigent personne, et ne font qu’aigrir les esprits. La loi fut obligée d’employer toute sa sévérité pour arrêter un si grand désordre. On est plus réservé dans les monarchies, on y court trop de risque pour s’y faire des ennemis si redoutables. On se dédommage sur le commun des hommes, dont chaque jour on se joue. Et quel est le théâtre qui oserait démasquer et censurer les grands Seigneurs ? Communément fort peu endurants, ils savent se faire respecter ; l’Auteur et l’Acteur ne tarderaient pas à se repentir de leurs mauvaises plaisanteries. Les épaules de plusieurs qu’on a charitablement admonestés, pourraient en rendre témoignage. Tout ce peuple d’Ecrivains et de Comédiens, servilement à leurs gages, est trop affamé et trop misérable pour ne pas ménager une table délicate et une bonne bourse. Les Grands font trop la partie brillante et lucrative du spectacle, pour les en chasser par des mercurialesIII. Ils donnent trop la réputation et la vogue, pour ne pas craindre de les irriter. Il ne faut que voir avec quelle rampante bassesse on souffre dans les foyers, dans les coulisses, sur le théâtre, leur indiscrétion, leurs familiarités, pour juger si on oserait leur donner des leçons. La belle autorité en effet pour leur en imposer, et les réformer ! C’est bien à une Actrice qu’ils payent pour servir à leurs plaisirs, qui est la première à les corrompre, qui vit des passions qu’elle inspire, c’est bien à elle à prêcher la réforme ?

{p. 11}Si quelqu’un est en droit de parler aux maîtres du monde, c’est leur Pasteur, c’est au Ministre du Dieu vivant, qui de sa part et en son nom instruit, exhorte, tonne, menace dans la chaire de vérité, qui par la force de la parole et le secours de la grâce divine, les touche en effet et les convertit. Il se trouve, j’en conviens, des Orateurs bas et mercenaires, qui n’osent ouvrir la bouche, qui flattent quelquefois les Grands jusqu’aux pieds des autels, par de vains compliments que l’Eglise tolère, qu’elle ne peut entièrement interdire, parce qu’ils sont devenus d’une bienséance d’usage, qu’ils peuvent être, et qu’ils sont souvent faits avec dignité. Les mêmes raisons lui font souffrir dans le sanctuaire des oraisons funèbres, qui quelquefois ne sont qu’un tissu de flatteries profanes. Mais sans remonter aux premiers siècles de l’Eglise, où les Basile et les Chrysostome parlaient aux Grands de leur temps avec tant de courage et de zèle, on n’a qu’à ouvrir les sermons de Bourdaloue, de la Rue, de Massillon, et en particulier le petit carême de ce dernier, pour se convaincre que la religion et la vertu n’ont aucun besoin du théâtre pour annoncer la vérité aux Grands, que les Orateurs Chrétiens le font avec plus d’autorité, de liberté et de fruit que tous les Corneille et les Racine du monde.

Je parle de ces deux dramatiques, parce que ce sont les plus judicieux et les plus décents. Ce n’est pas apparemment à l’école des Italiens, de l’Opéra, de Molière, de Poisson, de Dancourt, etc. qu’on voudra former les Princes : le beau Mentor que celui du Prince de Tarente dans la Princesse d’Elide de Molière, qui n’emploie son ascendant et sa qualité de gouverneur qu’à lever les scrupules d’un élève plus sage que lui, à lui inspirer de l’amour, et lui en aplanir les routes {p. 12}auprès de sa maîtresse ! bien différent du Mentor de Télémaque, qui ne se sert de son crédit que pour combattre les faiblesses du fils d’Ulysse, et l’arracher des bras de Calypso, jusqu’à le précipiter dans la mer. Aussi y a-t-il bien loin de Fénelon à Molière, d’Arlequin au Prince d’Ithaque. Personne qui ne voulût être gouverné par des Rois de la façon de l’Archevêque de Cambrai : qui voudrait à sa tête des Héros de théâtre ? qui voudrait donner à ses Princes des Comédiens pour gouverneurs, leur faire enseigner la morale et inspirer les sentiments de la scène ? Il n’y en paraît point à qui son confident, son ministre, sa cour, tout ce qui l’environne, ne tienne les propos les plus païens, les plus vicieux, les plus tyranniques, sur l’autorité, l’ambition, la vengeance, la fierté, l’amour de la gloire. Un traité de politique formé sur les principes qu’on débite, sur les sentiments qu’on inspire, sur la conduite qu’on approuve au théâtre, serait pire que le Prince de Machiavel. Non, la Cour la plus servile n’enseigne pas à son Despote de plus pernicieuse morale, elle ne peut produire que des Néron et des Tibère. Quelquefois, il est vrai, un homme sage, un ministre vertueux, un Burrus, par exemple, dans Britannicus, parle un moment le langage de la probité, de la justice, de l’humanité. C’est un éclair qui perce dans ces épaisses ténèbres, et s’évanouit aussitôt. Ces principes gothiques sont bientôt réfutés, méprisés, rarement suivis ; un Narcisse détruit dans un moment l’ouvrage de Burrus. La comédie dans son tripot bourgeois n’instruit pas mieux. S’il y paraît un homme raisonnable, qui fasse entendre quelque discours de religion et de vertu, sa voix est étouffée par la foule des autres, il ne manque pas d’être combattu et tourné en ridicule.

Bien loin d’instruire et de reprendre les Grands, {p. 13}le théâtre entretient, flatte, augmente tous leurs défauts, oisiveté, paresse, frivolité, raillerie, mollesse, faste, luxe, hauteur, ambition, dissimulation, intrigue, etc. bien plus dangereusement que pour la bourgeoisie et le peuple, parce qu’il leur en fait un mérite, un air de dignité, un devoir d’état, un apanage de la naissance, surtout il nourrit leur vanité. Le théâtre est le plus grand des flatteurs, le règne de la flatterie ; il suffirait pour leur faire tourner la tête. Tous les prologues, sans exception, ne sont remplis que de louanges les plus outrées, toutes les pièces sont dédiées à quelque Seigneur dont on élève le mérite jusqu’aux nues. « Qui peut (disent les Lettres Juives, Tom. 6. Let. 132) lire, sans une surprise mêlée d’indignation, les prologues des opérasIV chantés devant Louis XIV et toute la Cour ? qu’a pu dire de plus fort le paganisme pour flatter des Princes qu’il mettait au rang des Dieux ? Il est digne de nos autels, son tonnerre inspire l’effroi, il prend le soin du bonheur de la terre, etc. Ce Prince avait les faiblesses des Empereurs Romains, il aimait les apothéoses, etc. » Un jour il demandait au Duc de Montpensier ce qu’il pensait de ces opérasV : « Je pense, répondit-il, que Votre Majesté mérite tous les éloges qu’on lui donne, mais je ne puis comprendre comment elle peut souffrir qu’ils soient chantés par une troupe de faquins dans le temple du vice et de la débauche. » Quelle vertu, quelle vérité, quelle fermeté ! et quel homme que ce sage gouverneur !

A son tour j’ose dire que la Cour gâte le théâtre. Les Comédiens y prennent des airs de grandeur, un ton de fierté, un goût de luxe, un esprit de profusion ruineux et ridicule. Un Comédien de la Cour est un Seigneur, une Comédienne est une Dame de haut parage, qui souvent efface par sa magnificence les vraies Dames. Comme {p. 14}ils voient de près l’élévation, la somptuosité des vrais Seigneurs, qu’ils fréquentent et qu’ils divertissent, ils tâchent d’y atteindre, et s’imaginent que c’est le moyen de leur plaire. Mais quoi ! ne sont-ils pas tous Marquis, Ducs, Princes, Monarques sur la scène ? Le faste, la hauteur, le mépris du peuple, entrent naturellement dans leur rôle. Ils se sont montés sur ce ton, ils ont pris cette habitude, comment se populariser ? La protection de tant d’illustres complices leur assure l’impunité, mais ne les sauve pas du ridicule. Les Comédiens de province sont plus simples et plus traitables ; mais telle est la contagion de l’exemple et la folie de l’ambition : « Tout petit Prince a des Ambassadeurs, tout Marquis veut avoir des Pages », dit la Fontaine. Je m’étonne qu’on n’ait fait des comédies du Prince Comédien et du Comédien Prince, comme on en a fait du Bourgeois Gentilhomme, et comme on en pourrait faire du Gentilhomme Bourgeois. Ces sujets fourniraient des scènes très comiques. Un Comédien affectant de grands airs, parlant de ses gens, de ses équipages, de ses bijoux, le disputant à ce qu’il y a de plus élevé, se familiarisant avec lui ; une Actrice enseignant à une nouvelle débutante ce jargon méprisant, ces démarches altières, etc. tout cela vaudrait bien le ridicule de M. Jourdain, un maître à danser, à chanter, les bretteurs, les grammairiens ; et la chute d’un Marquis qui redevient maître Jacques, et qui comme lui ne fait que changer d’habit, pour être tantôt valet, tantôt Prince, ne le céderait pas au Mufti.

Comme la Cour donne le ton à la capitale, et la capitale aux provinces, c’est d’abord sur le théâtre de la Cour que s’étalent les modes, elles passent de là aux théâtres de Paris, et de ceux-ci tout passe au peuple. Les Comédiennes sont à peu près comme les poupées qu’on fait circuler {p. 15}pour donner le modèle et le goût des modes aux Dames et aux coiffeuses. Le ridicule des Comédiens fournit un trop beau champ à la satire, pour avoir été négligé. Lucien dans ses dialogues est plein de traits mordants, mais trop justes, contre tous les Officiers de Thalie. Ils se jouaient eux-mêmes dès les premiers temps. Nos théâtres modernes les ont imités, et depuis Molière jusqu’aux derniers opérasVI on trouve mille endroits, et même des scènes entières, où les Comédiens se décèlent, se trahissent les uns les autres, et se font mépriser en se dévoilant.

Les Princes ont souvent travaillé à réformer les spectacles, mais une entière réforme est impossible. Ils n’ont réussi qu’à les purger des grossières indécences, aussi contraires au respect qui leur est dû, qu’à la religion et aux bonnes mœurs. Les premiers Empereurs Chrétiens, Constantin et ses enfants, en bannirent toutes les infamies que le paganisme y avait souvent tolérées, et le mirent sur le pied où nous le voyons, peut-être même fut-il plus régulier qu’il ne l’est aujourd’hui. L’idolâtrie, redevenue dominante sous le règne de Julien l’Apostat, fit des efforts pour rétablir ses abominations, croyant même faire par là la cour au nouveau maître. Elle se trompait, la gravité philosophique de ce Prince, dont toute la vie fut une comédie perpétuelle, ne pouvait s’accommoder de la licence ; et sa dangereuse politique, qui pour mieux détruire le christianisme, affectait d’en surpasser la pureté dans le culte des faux Dieux, enchérit sur ses prédécesseurs, et de son temps le théâtre fut plus réservé que jamais. Pour imiter les Chrétiens, qui s’abstenaient du théâtre, il défendit à ses Prêtres d’y aller. Lui-même il n’y parut que rarement et par nécessité ; les jeux lui paraissaient indignes de la philosophie dont il faisait profession. Nos Philosophes, {p. 16}moins austères, ne se privent d’aucun plaisir. Cet Empereur, dans les satires qu’il a faites de ses prédécesseurs et de la ville d’Antioche, se moque ouvertement de leur assiduité au spectacle. Cette sévérité superficielle, quoique gênante pour les Comédiens, n’est pourtant qu’un sacrifice médiocre ; ils savent s’en dédommager en particulier, et obtiennent toujours leur principal objet, qui est de gagner de l’argent, de séduire les cœurs, d’entretenir l’oisiveté et les passions. Ils ne réussissent que mieux ; outre la foule des libertins qui savent bien à quoi s’en tenir, ils attirent les honnêtes gens dont cet air de modestie diminue les justes alarmes.

Malgré la gravité et l’austérité de Julien, les Comédiens furent toujours ses partisans, il fut toujours leur protecteur. C’est un des grands reproches que lui fait S. Grégoire de Nazianze, qu’il donne pour une des plus fortes preuves et des plus pernicieux effets de son apostasie. Son palais était rempli de Comédiens, il en était sans cesse environné jusque dans les rues, dans les temples, dans les cérémonies et les assemblées publiques. Par une de ces contradictions qui faisaient son caractère, il défendait la comédie aux Prêtres, et leur menait les Acteurs jusque dans les sacrifices ; il affectait d’aller rarement au spectacle, et ne pouvait se passer de la compagnie des Acteurs ; il se moquait du goût des César pour le théâtre, et de la fureur des habitants d’Antioche, et les Acteurs étaient ses meilleurs, ses plus familiers amis ; aussi firent-ils après sa mort ses honneurs funèbres avec le plus grand éclat. Ces hommes, ajoute S. Grégoire, dont toute la science est la dissolution et le vice, se trouvèrent en foule à ses obsèques ; ils en formaient la bruyante et la scandaleuse pompe, et répétaient à grands cris, chemin faisant, les {p. 17}mêmes folies qu’ils débitaient sur la scène ; de sorte que la cérémonie de son enterrement fut une comédie ambulante, dont les rues étaient le théâtre. Ces funérailles étaient dignes du Comédien couronné à qui on les faisait. Je ne sais si nos plus grands amateurs voudraient de pareilles obsèques ; leurs familles le souffriraient-elles ? A peine laisse-t-on aux Comédiens la liberté de se trouver à l’enterrement de leurs camarades, qu’une sincère conversion a fait rentrer dans l’Eglise ; encore n’est-ce qu’à titre de parent ou d’ami, dont on ignore la profession. Quelle place y pourraient-ils tenir comme Comédiens ? ils n’ont aucun rang dans l’Etat ; dans quelle place de citoyen pourrait-on les mettre ? qui daignerait leur céder le pas ou figurer avec eux ? Ce sont des aventuriers qui n’ont ni feu ni lieu, ne peuvent être membres d’aucun corps, et ne doivent être admis dans aucune assemblée ni civile ni religieuse ; ils n’ont que la tolérance, on leur laisse faire et dire des folies ; voilà leur état : « Qua porro ignominia, Mimi et Histriones Juliani funus ducebant, probrisque ac ludibriis a scena petitis incusabant, nihil non facientes et dicentes quæ hujusmodi homines qui petulantiam pro arbitrio perpetratre consueverant. » Greg. Nazian. Orat. in Julian.

Dans la Satire 8. contre la Noblesse, que Boileau a imitée, et où il établit si bien cette grande vérité si peu connue, et qu’on a en effet si grand intérêt de ne pas connaître, que « la vertu est la seule noblesse », le caustique Juvenal, après avoir parcouru les vices, les bassesses, les folies, les ridicules des Nobles, après les avoir suivis à la guinguette, chez les Courtisanes, sur leurs cabriolets, etc. Enfin, Damalippe, dit-il, ne pouvant pas mieux faire pour vous déshonorer, vous vous êtes fait Comédien, pour jouer un {p. 18}rôle dans la pièce du Spectre de Catulle : « Quid si numquam adeo fœdis, adeoque pudendis utimur exemplis, ut non pejora supersint…. Vocem, Damalippe, locasti lipario clamosum ageres, ut Pharma Catulli. » Pour vous, Lentulus, vous avez fort bien rempli le rôle d’un valet qu’on a pendu sur la scène, et vous méritiez bien, selon moi, d’être pendu en effet  Laureolum etiam velox bene Lentulus egit judicium dignus vera cruce. » Ils ne font pas plus de cas de leur vie que de leur honneur ; ils se louent au Préteur qui donne les jeux, pour se battre dans le cirque, sans y être forcés par Néron : « Quanti sua funera vendunt quid refert, nullo cogente Nerone. » Mais n’est-il pas plus honteux d’être Comédien que Gladiateur, s’il fallait choisir entre le cirque et le théâtre ? qui jamais a craint la mort jusqu’à ne pas la préférer au rôle d’un mari jaloux, ou au métier d’Acteur dans la troupe de Corinthe ? « Quid satius, mortem sic quisquam exhorruit, ut sit zelotypus thymeles stupidi collegæ Corinthi. » Et vous, Peuple Romain, êtes-vous plus excusable de voir tranquillement toutes ces folies ? Il faut que vous soyez plus fou qu’eux d’applaudir aux extravagances des Patriciens, d’écouter les rôles que jouent les Fabiens, de rire des soufflets que se laissent donner les Mamerques : « Nec tamen ipsi ignoscas populo, populi frons durior hujus qui sedet et spectat hiscania Patriciorum, planipedes audit Fabios, ridere potest qui Mamercorum alapas. » N’a-t-on pas vu Gracchus se battre effrontément et à visage découvert, sans même cacher les marques de sa qualité, sa veste dorée, ses riches cordons, fuyant à toute jambe dans l’arène ? « Nudum ad spectacula vultum erigit, et tota, fugit agnoscendus arena, cedamus tunica de faucibus aurea cum se porrigat. » Le Gladiateur qu’il combattait, était honteux de se battre avec lui, et de vaincre un homme de {p. 19}cette haute naissance :  «Ignominiam graviorem pertulit omni vulnere cum Graccho jussus pugnare secutor. » Ces excès sont-ils croyables dans des âmes Romaines ? le poison de la scène est-il assez violent pour avoir corrompu le sang des Fabiens et des Gracches ? Ces excès sont-ils plus croyables parmi nous dans une Noblesse qui se pique de sentiments, qui affecte de la hauteur, qui méprise le peuple ? Ils ne sont pas fréquents sur le théâtre public ; sont-ils rares sur les théâtres particuliers ? est-il de rôle assez bas, assez vicieux pour la faire rougir ? Rien ne doit surprendre dans un homme qui aime, qui fréquente le spectacle. L’ivresse du plaisir, le transport de l’admiration, l’éclat des applaudissements, éblouit, aveugle, fait tourner la tête la plus noble : la souveraine félicité est au théâtre, le souverain honneur dans le mérite dramatique. L’enthousiasme est si prodigieux, que Néron mourant est encore occupé du théâtre ; il songe moins qu’il est Empereur qu’il n’est flatté d’être excellent Comédien : Ah ! quelle perte, dit-il, la scène va faire en ma personne ! quel Acteur va mourir ! « Qualix Artifex pereo ! » Est-il du bien de l’Etat de laisser tendre à la Noblesse de si dangereux pièges, plus dangereux pour elle que pour d’autres états ? plus désœuvrée, elle y perd plus de temps ; plus riche, elle en fait plus aisément les frais ; ayant plus de crédit et de hardiesse, elle s’en procure plus facilement les plaisirs ; plus de délicatesse dans les sentiments, elle en goûte plus vivement les charmes. Tout doit l’engager à les fuir, et malheureusement elle y va plus que les autres, s’en fait un devoir et un mérite.

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CHAPITRE II.
Est-il du bien de l’Etat que les Militaires aillent à la Comédie ? §

On trouve deux événements dans l’histoire, qui parmi cent autres sont des punitions visibles de la fureur des peuples pour les spectacles. L’an 258 les Perses ayant remporté sur les Romains de grandes victoires, ravagèrent la Syrie, et surprirent Antioche sa capitale. Les habitants, au lieu de garder leur ville, ne s’occupaient que des spectacles ; les ennemis en profitèrent, y entrèrent sans résistance, la pillèrent, la brûlèrent, et en firent mourir un grand nombre. La manière dont elle fut prise, au rapport d’Hégésippe (de exc. Hierosol. L. 3. C. 5.) et d’Ammien Marcellin (L. 23. C. 5.), a quelque chose de fort singulier. L’amphithéâtre était adossé à une montagne qui dominait la ville, et qui elle-même servait d’amphithéâtre, puisque des fenêtres des maisons, bâties sur la croupe, on pouvait voir les Acteurs. C’est par là que les Perses descendirent sans être aperçus pendant qu’on était au spectacle. Les anciens théâtres des grandes villes étaient des édifices immenses qui pouvaient contenir plus de cinquante mille personnes. Un jour qu’on y était assemblé en foule (sans penser à l’ennemi, qui était aux portes), et extrêmement attentifs au jeu d’une Actrice célèbre dont on était enchanté « alto silentio populo venustate attonito», l’Actrice, qui avait la montagne en face, aperçut les Perses, qui descendaient, et s’écria saisie de frayeur : « Ou je rêve, ou nous sommes dans le plus grand danger, voilà les Perses  »: « Aut somnio, aut magnum periculum, ecce Persæ. » Il n’était plus temps de se mettre en défense, les troupes environnèrent {p. 21}le théâtre, et eurent bon marché de cinquante mille personnes, qui ne songeant qu’à se divertir, furent prises comme dans un filet.

Dans les guerres de notre temps, l’embarras et le bruit de l’artillerie, les fortifications avancées, la petitesse des théâtres, rendent des surprises aussi considérables moralement impossibles ; mais dans le détail du service, les spectacles et les parties de plaisir font faire tous les jours des fautes ; on manque une occasion, on n’est point à son poste, on néglige la discipline, on marche trop tard. Cet Officier devait être à la tête de sa compagnie, veiller sur ses soldats, se trouver à un rendez-vous, se combiner avec des détachements ; il ne paraît pas, le temps favorable passe, l’ordre n’est pas exécuté, l’ennemi échappe, on est battu. Où était-il ? que faisait-il ? Il était à la comédie, il entretenait une Actrice, il étudiait un rôle, il lisait Molière. On attribue les malheurs d’une guerre à la faiblesse des troupes, au défaut des vivres, à la supériorité de l’ennemi ; on se trompe, absorbé dans l’ivresse des spectacles, étudie-t-on son métier, songe-t-on à son devoir ? On ne voit les Perses que quand il n’est plus temps : « Populo venustate attonito, ecce Persæ. »

Carthage fut traitée par les Vandales comme Antioche l’avait été par les Perses. Ces barbares, conduits par Genséric, après avoir ravagé l’Afrique, assiégèrent en 349 cette grande ville, et la prirent d’assaut. Croira-t-on l’excès du désordre que rapporte Salvien (L. 6. de Gubern. mund.) ? croira-t-on que ni les dangers de la guerre, ni les alarmes d’un siège, ni la terreur d’un assaut, ni les horreurs d’une prise, ne purent suspendre les spectacles ? Oui, dans le temps même que l’ennemi escaladait les murs, se répandait de tous côtés, et passait tout au fil de l’épée, on jouait {p. 22}la comédie : « Circumsonabant armis muros, et Carthaginensis insaniebat in circo, luxuriabat in theatro. » L’amphithéâtre était plein d’insensés à qui l’ensorcellement du plaisir ne laissait pas entendre le bruit affreux du sac de leur ville, les gémissements des mourants se confondaient avec les cris de joie et les chansons de ceux qui se jouaient au théâtre : « Confundebatur vox morientium, voxque Bacchantium ; vix discerni poterat plebis ejulatio quæ cadebat in bello, et sonus populi qui clamabat in circo. » N’était-ce pas, ajoute ce Père, forcer Dieu à exterminer un peuple pour qui il avait peut-être encore des sentiments de miséricorde ? « Cum Deus eum adhuc fortasse perdere nollet, ipse exigeret ut periret. » Théodoret (Epist. 29.) fait le détail de ces malheurs à son ami Apullion, qu’il prie de recevoir chez lui par charité un des principaux Sénateurs réduit à la dernière indigence. Il faudrait, ajoute-t-il, pour représenter ce spectacle, les tragédies d’Echyle et de Sophocle, encore même ne pourraient-elles pas atteindre à l’excès de ces maux : « Quæ Carthaginenses passi sunt Æschilis et Sophoclis tragediis egerent, atque horum quoque linguam vinceret malorum magnitudo. » Cette ville si puissante, si riche, qui a longtemps disputé à Rome l’empire du monde, qui a mis Rome à deux doigts de sa perte, qu’à peine Rome a pu vaincre après trois grandes guerres, est aujourd’hui le jouet des barbares : « Illa a Romanis vix capta, quæ cum maxima Roma de principatu certaverat, eamque in summum discrimen deduxerat, modo facta est ludibrium barbarorum. » Ses célèbres Sénateurs, errants et fugitifs dans toute la terre, attendant pour vivre quelque aumône des gens charitables, arrachent les larmes des yeux, et présentent le plus triste tableau de l’instabilité des choses humaines : « Orbe toto errantes, vitam ex hospitalium manibus sustentantes, cient spectantibus {p. 23}lacrimas, et rerum humanarum instabilitatem declarant. » Cet Auteur ajoute que peu de temps auparavant, les habitants de Trèves, après avoir vu trois fois piller, saccager et brûler leur ville par les Francs, eurent la folie de demander des spectacles pour toute consolation et tout remède à leurs maux : « Quis æstimare hoc genus amentiæ possit qui excidio superfuerant quasi pro summo deletæ urbis remedio, circenses postulabant ? » Ces affreux contrastes ne sont pas rares même de nos jours : l’humanité peut-elle soutenir et dans le camp des assiégeants et dans les murs des assiégés l’éclat des bombes, le tonnerre des batteries, réunis avec les violons et les flûtes, les vaudevilles et les ariettes ? peut-elle voir du même œil les membres des blessés, les cadavres des morts, et les gambades d’un Arlequin, les caresses d’une Actrice ? peut-on, sans frémir, passer de la tranchée à la comédie, de l’hôpital au ballet, d’une bataille gagnée ou perdue à un spectacle, et voir dans le même camp élever des monceaux de cadavres et des décorations de théâtre, entendre les gémissements d’une province désolée et les folies d’un Poète comique ? « Quis æstimare hoc genus amentiæ possit qui excidio supersunt, pro summo remedio circenses postulabant ? » L'Etat peut-il bien compter sur la valeur, le zèle, l’habileté des Soldats et des Officiers de théâtre ?

On reprochait à César, comme une grande faute, d’avoir obligé Laberius, Chevalier Romain, qui avait un talent singulier pour contrefaire les gens, et qui avait composé quelque comédie, de monter sur le théâtre et de jouer sa pièce. Ce ne fut qu’une fois, par plaisanterie et une sorte de défi ; cependant il s’en crut déshonoré, et tout l’Ordre des Chevaliers en jugea de même. Il s’excusa le mieux qu’il pût dans le prologue : « Ai-je pu, s’écriait-il, refuser quelque {p. 24}chose au maître du monde, à qui les Dieux même n’ont rien refusé ? » Et pour se venger, il lança dans le cours de la pièce les traits les plus piquants contre César. Après avoir joué son rôle, il descendit du théâtre, et alla chercher une place dans le quartier des Chevaliers. Aucun de ses confrères ne voulut l’y souffrir. Il n’osa plus se montrer dans le public. « Hélas ! disait-il, j’ai vécu trop d’un jour. Ah ! faut-il qu’après avoir passé ma vie avec honneur, je me dégrade au bout de ma carrière ? Je suis sorti de chez moi Chevalier, et j’ai la honte d’y rentrer Comédien » : « Eques Romanus lare egressus meo, domum revertat Mimus. » César même entra dans ses vues, et pour réparer le tort qu’il avait fait à Laberius, et le réhabiliter dans la dignité de Chevalier Romain, à laquelle il avait dérogé par complaisance, il lui donna un anneau, qui était la marque distinctive des Chevaliers, comme une sorte de lettres de noblesse (Macrob. Saturn. L. 2. C. 7.). On ne blâma pas moins Auguste d’avoir seulement souffert que des Chevaliers parussent sur le théâtre. Suétone (C. 43.) ne l’excuse qu’en disant que le Sénat ne l’avait pas encore défendu, comme il fit dans la suite, au rapport de Tacite (C. 18.). Parmi tant d’autres excès qu’on reproche à Néron, on ne lui pardonne pas d’avoir méprisé les bienséances, jusqu’à faire jouer des comédies par des Chevaliers et des femmes de bonne famille. (Sueton. in Neron. C. 4.).

Le Maréchal de Saxe avait aussi peu de délicatesse : non seulement il souffrait que les Officiers jouassent des rôles, mais il avait une troupe de Comédiens qui le suivait et campait avec lui ; il la prêtait même au Général ennemi. Dans la guerre de Flandres de 1744 les deux Généraux s’étaient accordés pour avoir tout à tour la comédie chaque semaine : la troupe passait d’un camp {p. 25}à l’autre, et pour mettre à couvert de toute insulte ces Princes et ces Princesses, un détachement de cinquante maîtres était commandé pour les escorter jusqu’à demi-chemin, où un pareil détachement de l’autre armée venait les prendre et les conduire. A son retour à Paris, après la guerre, son premier soin fut d’aller à la comédie, et il regarda comme une des plus brillantes branches des lauriers qui ceignirent son front, la couronne que la première Actrice alla lui présenter dans sa loge et lui mettre sur la tête. Etait-ce la Déesse Minerve ? Non : Minerve était la Déesse de la sagesse, et ce fut une Actrice qui le couronna. Maurice était un grand capitaine, d’accord ; mais était-il un grand saint, était-il un homme d’Etat, un guerrier sage, un grand homme, un vrai héros ? Ses rêveries sur la religion et sur les bonnes mœurs vont-elles de pair avec ses rêveries sur les légions et les colonnes ? Sa fureur pour la comédie ne fait l’éloge ni de l’un ni de l’autre. Cette rêverie ne sera mise au nombre, ni de ses vertus, ni de ses exploits, ni de ses découvertes.

Cependant elle a donné la vogue à la comédie dans nos camps et dans nos villes de guerre : il n’en est point où on ne la joue aussi régulièrement qu’à Paris. Dans les anciens tournois les Chevaliers allaient prendre l’ordre, la devise, les couleurs de leurs maîtresses, et après le combat venaient mettre les lauriers à leurs pieds, et recevoir le prix de leur victoire : c’est à une Actrice que s’offrent aujourd’hui les hommages et secrets et publics, et depuis que le Maréchal de Saxe s’est paré d’une couronne présentée, non par une Amazone, par une Princesse, par une Duchesse, mais par une … par une … par une Actrice, tout le monde dramatique a retenti et tout le monde militaire a applaudi à cette espèce de triomphe {p. 26}de l’Actrice, plutôt que du Héros, si différent de ceux des Scipion, des Paul-Emile, des Pompée, qu’on ne vit jamais, passant du Capitole au théâtre, faire flétrir leurs lauriers, en les laissant toucher à des mains infâmes. On ne vit jamais non plus ces illustres guerriers, traînant des troupes de Comédiens dans leurs armées, faire du spectacle une partie de l’exercice et de la discipline militaire. On n’en a point vu dans le camp d’Alexandre, on n’en voyait point dans ceux de Turenne et de Condé ; Charles XII, le Roi de Prusse n’en ont point eu dans les leurs. Mais la frivolité et la mollesse ont jugé le théâtre si nécessaire à former de grands Capitaines, qu’on a imposé sur les Officiers de Cavalerie, d’Infanterie et de Dragons, une taxe par tête, de tant par mois, pour entretenir des Comédiens. Le Trésorier, chargé de les payer, leur fait chaque mois leur décompte, et retient la somme imposée. Il est vrai qu’au moyen de l’imposition, ils ont la comédie gratis, les arrière-coulisses et l’Actrice à bon marché : il est vrai aussi que les conquêtes et les victoires, les hauts faits d’armes n’ont pas encore signalé les élèves de cette nouvelle école.

Patritius, dans sa République (pag. 83.), et tous ceux qui ont écrit sur la décadence de l’Empire Romain, remarquent que depuis l’établissement des théâtres le Soldat Romain commença à dégénérer ; on ne vit plus dans les armées la même ardeur, le même courage, la même discipline : la comédie énervait tout : « Ut spectacula Romani edere cœperunt, negligentius bella gesserunt, illecebris et blanditiis inquinati. » Juvenal (Sat. 3.) avait eu la même pensée : « Non possum ferre Quirites Græcam urbem, in tiberim defluxit Orontes, et linguam, et mores, et cum tibicine chordas obliquas, necnon gentilia timpana secum. » Ce fut la principale raison qui arma contre le théâtre le {p. 27}sage Scipion Nasica. Rien de plus opposé, disait-il, à l’esprit d’un peuple guerrier ; il n’est bon qu’à nourrir la paresse et entretenir la débauche : « Theatrum inimicissimum populo bellatori ad nutriendam luxuriam, desidiæque commentum. » (Oros. Hist. L. 4. C. 21.). S’il est permis de citer les Pères de l’Eglise à des militaires et des amateurs du spectacle, S. Chrysostome (Hom. 14. Thimot. C. 5.) porte la sévérité jusqu’à traiter de déserteur de la milice, un Soldat qui fréquente les bains et les spectacles, et fait entendre que c’était la loi qu’on suivait : « Miles lavacris et spectaculis intentus velut militiæ desertor jure damnatur. » Il est fondé sur les lois Romaines, qui condamnent à la mort un Soldat qui se serait fait Comédien, car ce métier marque en lui tant de bassesse, qu’il est indigne de servir la patrie, indigne de vivre : « Militem qui artem ludicram fecisset, capite plectendum » (L. Quædam 14. de Pœn.). On ne voit pas de Comédiens entrer au service ; ils sont trop lâches, ce seraient de mauvais Soldats. Si par hasard quelqu’un avait voulu s’enrôler, il n’eût point été incorporé dans les légions. Il est même inouï dans l’histoire qu’on ait eu dans les camps des troupes d’Acteurs pour faire donner la comédie à l’armée, ou que les Officiers y aient joué des rôles. On n’a jamais eu besoin d’interdire ces folies si opposées à la discipline militaire. Lors même que l’indécence de quelques Empereurs a laissé monter les Chevaliers et les Sénateurs sur le théâtre de Rome, ce désordre n’a jamais passé à l’armée. Une ordonnance de nos Rois qui en défendant ces excès, les supposerait, serait peu honorable à nos troupes.

Rien de plus nuisible aux militaires, et de plus opposé à l’esprit de leur état, que le luxe et la mollesse du théâtre : il les affaiblit, les énerve, les rend lâches, en fait des femmes, incapables de soutenir les dangers, les travaux, les combats, {p. 28}les blessures. Les Poètes, qui ont souvent caché la vérité sous le voile des fables, ont dit que Vénus, pour se venger des Scythes, qui avaient pillé son temple, et de Philoctète, qui avait tué Pâris, ne fit que leur donner le goût des jeux, de la mollesse et de la volupté : « Vulnera sic Paridis dicitur ulta Venus » (Thucid. Histor. Martial. Epig.). De là le mot si célèbre du Poète : Les Romains, vainqueurs de l’univers, ont été vaincus par les plaisirs ; l’impudicité, plus funeste que les armes, a vengé le monde : « Sævior armis luxuria incubuit, victumque ulciscitur orbem. » Vous pouvez sans risque, Romains voluptueux, disait Juvenal (Sat. 8.), vous pouvez mépriser les Rhodiens et les Corinthiens plongés dans la mollesse et les plaisirs, « unctum Corinthum » : qu’avez-vous à craindre d’une jeunesse parfumée qui se pique d’avoir la jambe belle ? « Quid enim resinata juventus, cruraque totius facient tibi lævia gentis ? » Craignez ces hideux Espagnols, ces féroces Gaulois ; ils n’ont pas de théâtre, mais ils ont des armes : « Horrida vitanda est Hispania, Gallicus axis, arma supersunt. » Craignez même ces grossiers paysans, qui travaillent la terre, et qui ont la bonté de nourrir une ville fainéante qui ne s’occupe que de spectacles : « Parce messoribus illis qui saturant urbem circo scenâque vacantem. »

Je ne parle ici que d’après les principes de l’art dramatique. Le propre de la tragédie est d’inspirer la terreur et la pitié : elle manque son but, si elle n’excite ces mouvements tendres qui arrachent les larmes, ces violentes agitations qui font frémir à la vue d’un grand danger ou d’un grand malheur. Par là, disent les maîtres de l’art, on purge les passions. Il est inutile d’insister sur des idées qui sont les premiers éléments de la science théâtrale. Je pars de ces principes, et je demande si c’est là l’école de la guerre. Effrayer et attendrir, {p. 29}est-ce former des soldats ? la terreur et la pitié furent-elles les vertus des Achille et des Alexandre ? une armée composée d’Officiers langoureux et timides remporterait-elle bien des victoires ? Tels sont en effet ces Héros que produit la scène : l’Alexandre de Racine avec son Eriphile n’eût jamais fait la conquête des Indes. Tels sont ceux à qui l’art donne des leçons dans le parterre. Qu’il va courageusement affronter le feu, et savamment ranger des légions, ce beau guerrier encore baigné des pleurs qu’il vient de répandre aux adieux de Bérénice, encore tremblant sur la mort de Phèdre ! On a beau plâtrer la tragédie, eût-elle sur le visage tout le rouge des Actrices, elle n’enseigne pas moins et ne doit pas moins enseigner à pâlir et à trembler : elle ne peut qu’efféminer le guerrier, si elle est bonne, ou le faire siffler, si elle est mauvaise. Les pièces que le guerrier doit le moins voir jouer sont les bonnes tragédies, elles sont pour lui les plus mauvaises. Que les panégyristes du cothurne choisissent, le guerrier devient un lâche, si Melpomène réussit, ou Melpomène est une sotte, si elle le laisse courageux.

Ce moyen artificieux d’affaiblir les peuples pour les soumettre, n’est pas nouveau. Selon Justin (L. 1. C. 7. Hist..), Cyrus, après avoir vaincu avec peine les Lydiens, peuple vaillant, le rendit voluptueux, pour assurer sa conquête. Il fit ouvrir chez eux des brelansVII, des tavernes, les amusa par la galanterie et les jeux de théâtre, et n’en eut plus rien à craindre : « Jussit cauponas, ludicras artes et lenocinia exercere. » Ainsi ce peuple, jusqu’alors si puissant, efféminé par la mollesse, perdit son courage et sa force. L’oisiveté, la paresse, la volupté, rendirent esclave une nation invincible : « Ita gens industria potens, manu strenua, mollitie virtutem pristinam perdidit, et quos {p. 30}ante Cyrum invictos bella præstiterant, in luxuriam lapsos otium ac desidia superavit. » Qu’on ne soit pas surpris que je parle de théâtre dans des temps si reculés, il était déjà établi en Grèce, par conséquent connu dans l’Asie mineure et par Cyrus. Il fut peu d’années après dans la plus grande gloire par les pièces d’Echyle, Sophocle, Aristophane, etc. Le mot ludicras artes de Justin, constamment employé pour les jeux du théâtre, ne permet pas d’en douter. Au reste, c’est la même chose ; les jeux voluptueux qui efféminent les hommes, ne sont que le théâtre en détail, et le théâtre n’est que l’amas de tout ce qui corrompt les mœurs. Tel fut, dit Tacite, l’artifice d’Agricola, pour tenir dans la dépendance les peuples de la grande Bretagne, toujours prêts à se révolter. Ce ne seront ni leurs villes détruites, ni leurs campagnes ravagées, ni la muraille de séparation élevée à grands frais, qui les contiendront ; il faut les rendre voluptueux pour les rendre dociles : « Ut homines rudes et belle faciles per voluptate assuescerent. » Il leur fit prendre de beaux habits, faire de grands repas, construire de belles maisons, des bains, des portiques, et les prit par les amorces du vice : « Paulatim discessum ad delinimenta vitiorum, porticus, balnea, conviviorum elegantiam. » Ils sont à nous, et ne peuvent plus nous résister ; aveugles, ils prennent pour humanité, ils traitent de politesse ce qui fait leur servitude. Si on ne voit pas là le théâtre et ses pièges, on est aussi aveugle que ces barbares : « Idque apud imperitos humanitas vocabatur, cum esset pars servitutis. » (Vit. Agricol. C. 21.)

On dirait, à vous entendre, que l’élégance des habits, la délicatesse des repas, la somptuosité des bâtiments et des meubles, le faste et l’étalage d’un nombreux domestique, nuisent au bien du service, altèrent la discipline militaire, et détruisent {p. 31}le guerrier. Qui en doute ? qui peut en douter ? Toute l’histoire en fournit des exemples, et tous les livres militaires en font un précepte. Une armée de petits-maîtres n’a jamais embelli de ses exploits les fastes du monde : la toilette ne prépare pas à la tranchée, les parfums et les essences ne se mêlent pas avec la sueur : comment se résoudre à couvrir du casque une tête artistement frisée, chef-d’œuvre d’un habile baigneurVIII, et à charger d’une cuirasse une chair délicate et fleurie, une taille fine et déliée, accoutumée à du linge fin, à une soie précieuse, à de brillantes broderies ! On ne sait pas manier le mousquet et l’épée quand on n’a appris qu’à faire jouer la tabatière et l’éventail. Peut-on faire goûter l’eau d’un fossé, le pain de munition, à un palais nourri de coulis, abreuvé de vins étrangers ? Quel escadron que des troupes de cuisiniers, de baigneurs, de valets de chambre ! quelle artillerie que des chariots chargés d’argenterie, de tapisseries, de duvet, de velours ! Comment le théâtre, qui a tant joué les Marquis et les Petits-maîtres, n’a-t-il pas donné une comédie du Petit-maître Officier et de l’Officier Petit-maître ? quel fonds inépuisable de scènes comiques ! la scène serait dans le camp, à la tranchée, au pied de la brèche : que de coups de théâtre n’ameneraient pas les événements de la guerre ! Mais, dites-vous, que fait le théâtre à cette morale misanthrope ? Ce qu’il y fait ! Il en est le destructeur : c’est lui qui inspire ce goût puérile de parure, ce goût lâche de mollesse, ce goût efféminé de plaisirs, ce goût insensé de profusion et de superfluité, qui tourne tout en décoration, en frivolité, en volupté. L’ennemi peut se fier à la corruption des mœurs : sans combat et avec combat elle répond de la défaite.

L’un des plus habiles, des plus heureux, des {p. 32}plus redoutables guerriers du monde, se brisa à cet écueil. Après avoir traversé le Rhône, s’être fait un chemin au milieu des Alpes, fait périr plus de cent mille Romains dans les trois batailles de Trébie, de Trasimène et de Cannes, le grand Hannibal, avec son armée victorieuse, alla flétrir ses lauriers dans les délices de Capoue. Maître de la République Romaine, qu’il ne tint qu’à lui de détruire, toutes ses affaires allèrent en décadence, il fut obligé de quitter l’Italie, et enfin perdit et sa patrie et sa gloire dans les plaines de Zama, où il fut vaincu par Scipion. Peut-on ajouter des exemples pris des livres saints ? Tel fut le conseil trop juste que donna le faux Prophète Balaam au Roi Balac, qui pensa perdre Israël. En vain, Prince, prétendez-vous accabler ce peuple par la force de vos armes, et par les superstitieuses malédictions d’un Prophète, forcé à se démentir, et à changer en bénédictions les anathèmes que vous vouliez lui faire lancer ; pour vaincre sûrement vos ennemis, rendez-les voluptueux, envoyez dans leur camp des femmes Madianites, belles, parées, faciles, séduisantes (des Comédiennes) ; que par leur chant, leur danse, leurs fêtes, leurs jeux, (les spectacles), elles excitent les passions et fassent pécher Israël, la victoire est à vous : « Balaam docebat Balac mittere scandalum in Israel. » (Apoc. 2. 14.). Le zèle de Phinées donna à toute cette comédie un dénouement tragique, il perça du même coup le Duc Zambri et la Princesse Cozbi, qu’il surprit jouant leur rôle : « Zambri dux de tribu Simeon, et Cozbi filia Principis Madianitarum. » (Num. 25. v. 14. et 15.) Vous trouvez le théâtre partout, plusieurs siècles avant sa naissance, jusque dans les déserts de l’Arabie et le camp des Israélites, qui de leur vie n’ont songé à dialoguer des scènes, et former {p. 33}des actes. La comédie est en effet bien ancienne, les intrigues Madianites n’ont pas commencé à Molière, et les Princesses Cozbi de nos jours datent dans l’histoire des mœurs théâtrales, de la plus haute antiquité. Que sont nos spectacles, que la représentation des anciennes histoires et des passions humaines ? Les originaux sont les Zambri et les Cozbi de tous les temps ; leurs fidèles copies, et qui les rendent parfaitement, sont nos Acteurs et nos Actrices. Le théâtre est le tableau du monde : nos Comédiens sont les hommes et les femmes de tous les temps, de tous les pays, de toutes les passions, de tous les crimes.

Le triste événement qui irrita si fort la colère de Dieu, et coûta la vie à vingt-quatre mille personnes, est d’autant mieux approprié au théâtre, que c’était la célébration de la fête de Belphégor, aux mystères duquel ses criminels Acteurs se firent initier : « Et initiati sunt Belphegor », dit le Prophète (Psal. 105.). Qui était donc ce Belphégor ? C’était le Dieu de la débauche, comme Belzébuth était le Dieu des mouches. Il présidait à tous les plaisirs des sens. Mais comme cette charge est trop étendue pour occuper une seule Divinité, on partagea dans la suite ses fonctions. On donna le département de l’amour à Vénus, Adonis, etc. le district de la bonne chère fut attribué à Comus, à Bacchus, à Silène ; on réserva le domaine du jardin où se goûtent le plus délicieusement les voluptés, à Pan, à Priape, à Vertumne, à Flore, etc. De sorte que cette nombreuse troupe de Dieux et de Déesses du plaisir ne sont que le Dieu Belphégor décomposé ou réuni sous divers noms et par diverses fêtes, exerçant ses divers emplois dans les provinces de son empire. On peut voir là-dessus Sinops, Criticor, Corneil à lapide, Calmet, et tous les Interprètes. Tout le monde sait que c’est là ce qui peuple {p. 34}nos théâtres ; voilà l’objet du culte, des sacrifices, des désirs, des fêtes du monde dramatique. Il retentit des grands noms de Vénus, de Bacchus, de Flore, etc. Le spectacle n’est que l’initiation à ses mystères, on ne jure que par lui, rien n’est ni beau, ni bon, s’il n’en est embelli et assaisonné. Le premier théâtre fut donc dans les plaines de Belphégor, et tous nos théâtres ne sont que ses temples, plus artificieusement parés sans doute qu’ils ne l’étaient par la main grossière des Madianites, mais où il est également adoré. Ce nom Hébreu serait peu propre à la rime et à la mélodie, il rendrait les vers et les chansons barbares ; ne lui a-t-on pas heureusement substitué les mots harmonieux d’Amathonte, de Flore, de Pomone, de Bacchus, d’Adonis ? L’oreille y a gagné, le cœur n’y a pas perdu. C’est toujours Belphégor qui règne ; il ne forme pas à la vérité des armées bien fortes, ses traits, pris dans le carquois de l’amour, ne blessent que les cœurs, ne triomphent que de la vertu ; mais la campagne serait-elle tolérable, si on n’allait les recevoir et les lancer aux pieds d’une Actrice, où l’on trouve depuis long-temps l’innocence et la pudeur terrassées ?

L’Empereur Caligula en était bien persuadé, et savait bien en convaincre Rome. On le voyait jusque sur le théâtre faire aux Acteurs et aux Actrices des caresses indécentes, bien sûr de n’être pas refusé par des gens qui ne s’embarrassaient pas plus que lui des mœurs et des bienséances. On n’a parmi nous qu’un pas à faire pour y retrouver Caligula : qu’on passe dans les coulisses et les foyers, on y verra bien des porte-épées, sans doute autant de Césars et d’Alexandre, faire l’exercice à la Caligula, bien mieux que l’exercice à la Prussienne : « Caligula ita nimius erat, ut Pantomimum etiam inter spectacula publicè oscularetur. » (Suet. in Calig.)

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CHAPITRE III.
Du Cardinal de Richelieu. §

Ce célèbre Prélat n’a pas été scrupuleux sur la fréquentation des spectacles. Il a fait des dépenses énormes pour la construction et la décoration du théâtre et la représentation des pièces ; il y a invité le Roi et toute la Cour, il y a assisté avec elle, les Evêques y étaient invités aussi, et par son ordre y avaient, comme de raison, un banc distingué, où un grand nombre se montrait et admirait pour faire la cour au Ministre. Le goût du Prince ayant changé à leur égard, ils n’y paraissent plus, ils y seraient sifflés, et leur banc a été donné aux Officiers des Gardes du corps, auxquels il convient mieux. On ne trouve pourtant pas que Son Eminence ait jamais engagé le P. Joseph à y venir, et dans la vérité un Capucin à la comédie n’y jouerait pas le rôle le moins comique. On n’y voit pas non plus M. Vincent de Paul, qui pensait fort différemment, et que l’assistance à la comédie, malgré la compagnie des Evêques, n’aurait pas fait canoniser. Richelieu avait une troupe d’Auteurs, aussi bien qu’une troupe d’Acteurs, à ses gages, leur fournissait des sujets, leur traçait des plans, composait des scènes. Cette plume qui a fait couler tant de sang, a écrit plus de mille vers. Ces Poètes gagés ajustaient de leur mieux ces morceaux bons ou mauvais dans ces cadres, et en faisaient des ouvrages de marqueterie, dont l’éminent Apollon triomphait, mais « dont le plus grand mérite, dit Fontenelle, consistait dans le nom de l’inventeur et la singularité de l’exécution ». Mazarin fit venir l’Opéra d’Italie, chargea de l’important établissement de cette {p. 36}colonie, un Ecclésiastique (l’Abbé Perrin), et paya cette sainte acquisition de quelque bénéfice. Ainsi sous les auspices et par les soins du Clergé s’introduisit parmi nous un nouveau genre de spectacle qui n’est pas le moins dangereux, et où les Actrices, danseuses, etc. ne sont pas les plus intraitables.

Cet événement, qui fait époque dans les fastes du théâtre, est unique dans l’histoire. Quoique l’Eglise l’ait dans tous les temps condamné et sévèrement défendu aux Ecclésiastiques, on a vu des Prélats le tolérer, ils s’y croyaient obligés, on en a vu l’aimer et le fréquenter. Ce sont des faiblesses qui jamais ne l’autorisèrent. Mais où a-t-on vu des Evêques, des Cardinaux de l’Eglise Romaine, en être les fondateurs avec le plus grand éclat ? D’Amboise, Lorraine, Tournon, Ximenès, même Wolsey en Angleterre, Cardinaux et Ministres d’Etat, comme eux, ont-ils érigé des théâtres, ceint leur front des lauriers du parnasse, et employé les revenus de l’Etat à soudoyer des Poètes comiques et des troupes d’Acteurs ? Le sage Cardinal de Fleury, quoique entraîné par le torrent, et accompagnant au spectacle son auguste élève, n’a jamais chargé le trésor royal de pareilles dépenses. Albéroni lui-même, qui ne se piquait pas de dévotion, n’a jamais daigné s’occuper de la comédie. Richelieu et Mazarin se sont bornés, il est vrai, à la donner à la Cour et à la capitale. Ils n’auraient pas apparemment souffert qu’elle eût infecté toutes les villes du royaume, qu’on eût soudoyé des milliers de Comédiens, et abandonné l’agriculture, les métiers, les professions, pour aller amuser le public de sornettes, d’intrigues et de crimes. Mais ils auraient dû prévoir qu’en montant la Cour et la capitale sur ce ton, c’était donner le branle à tout le royaume, qui ne {p. 37}manque pas de suivre les exemples, surtout quand ils favorisent le vice, et qui en effet dans ces folies de la scène a passé tout ce qu’on pouvait en imaginer. C’est le propre de l’humanité, les plus grands hommes ne sont ni infaillibles ni impeccables, ils ont leurs défauts et leurs erreurs ; et malgré l’étendue de leurs lumières politiques et la multitude des bénéfices qu’ils ont possédés, jamais on n’a donné ces deux Eminences, ni pour des Docteurs d’une doctrine éminente, ni pour des modèles d’une éminente sainteté. Mais suspendons un moment nos réflexions, pour expliquer ce phénomène théâtral, dont le détail sera instructif et amusant. Nous le prendrons de la Vie de Corneille par Fontenelle, de l’Histoire de l’Académie par Pélisson, de celle du Théâtre par les frères Parfait.

«Le théâtre (qui jusqu’alors avait été ridicule) devint florissant par la faveur de Richelieu. Son ministère, dit Fontenelle, enfanta Corneille, Rotrou, Tristan, Scudery, et trente autres dont les noms sont si enfoncés dans l’oubli, que quand  je les en retirerais pour un moment, ils y retomberaient aussitôt. » Ce grand homme avait la plus vaste ambition qui ait jamais été. La gloire de gouverner la France, d’abaisser la maison d’Autriche, de remuer à son gré toute l’Europe, ne lui suffisait pas : il voulut y joindre celle de faire des comédies. Et qu’on ne croie pas qu’il s’en tint là ; en même temps qu’il faisait des comédies, il se piquait de faire de beaux livres de dévotion. Les livres de dévotion ne l’empêchaient pas de songer à plaire aux Dames ; malgré sa galanterie, il prétendait passer pour savant en Hébreu, en Arabe et en Syriaque, jusque là qu’il voulut acheter cent mille écus la Polyglotte de M. le Gay, pour la mettre sous son nom. En fait de gloire il embrassait tout ce qui paraît le plus se contredire. Sa fureur ridicule {p. 38}pour le théâtre parut avec éclat dans la composition des pièces dramatiques, dans la persécution qu’il suscita au Cid, dans la construction d’une salle de spectacle dans sa propre maison, et, ce qui est encore plus, il trouva le théâtre fort licencieux en actions et en paroles, et l’y laissa. Fontenelle en rapporte une foule de traits scandaleux, qu’on me dispensera de rapporter. Le Prélat ne l’ignorait pas, lui à qui le théâtre était si familier ; il était le maître de l’empêcher, lui qui gouvernait l’Etat, et s’en embarrassait si peu que les sornettes de l’Abbé Boisrobert sa créature étaient les plus licencieuses. Il est vrai que celles où il eut part sont plus mesurées, et qu’il fit donner une déclaration du Roi pour interdire cette licence. Mais c’était exiger l’impossible, et ce fut une de ces contradictions qui lui étaient assez ordinaires : le théâtre, qui le connaissait, n’eut aucun égard à ces défenses de cérémonie ; la licence survécut à la déclaration et à lui, jusqu’à ce que Corneille ayant pris le dessus, étant devenu le père et le modèle de la scène tragique, et toutes ses belles pièces étant décentes, son exemple fit impression et apporta quelque réforme. On lui est redevable de la suppression des grossièretés qui jusqu’alors avaient souillé la tragédie. La comédie, qui a eu dans Molière un père moins sage, a conservé et transmis jusqu’à nous l’héritage indécent qu’elle en a reçu.

1.° La composition des pièces. « Le premier soin du Cardinal (dit le Père le Brun, Histoire du Théâtre, page 299.), fut de faire chercher (à grands frais) dans la Provence (comme des manuscrits importants de la Bible et des Conciles) les pièces des anciens Troubadours : ce sont peut-être celles qu’on conserve à la bibliothèque du Roi. » Ces Troubadours étaient les anciens Poètes, Chantres, Jongleurs, Ménétriers, etc. qui allaient de {p. 39}cour en cour, de ville en ville, chantant leurs romances, leurs fabliaux, et quelquefois les mettant en drame et les représentant, comme font nos farceurs et vendeurs d’orviétanIX. Il reste plusieurs de ces pièces, dont assurément on ne peut pas lire deux pages, mais qui pour le temps étaient des chefs-d’œuvre, étaient mieux payées, plus honorablement accueillies, et attiraient plus de monde, que celles de Corneille et Racine, ce qui est peut-être plus humiliant pour la raison humaine que pour le Poète. Ce sont ces mêmes pièces, dont le ridicule, la bassesse, la grossièreté, font ordinairement le mérite, qui parurent au Cardinal un trésor précieux, soit qu’il espérât d’y trouver des pièces dont il enrichirait son théâtre, soit qu’il se flattât d’y pouvoir recueillir des traits pour lui et pour ses Poètes gagés. Il crut que cette découverte et cette collection honoreraient son ministère. Il s’est trompé : nos dramatiques plagiaires, ou, si l’on veut, antiquaires, n’y ont fait qu’une fort modique récolte, à quelque conte plaisant près, et quelques autres obscènes, que pour cela même on a mis en œuvre. Les fabliaux et toute cette poésie en jargon Provençal est retombée dans l’oubli d’où on l’avait tirée, et sa place dans une bibliothèque royale ne lui donnant pas plus de mérite, elle n’a pas eu plus de vogue. Ce sont de vieux magots mutilés, qu’on ne regarde par curiosité que pour avoir pitié de leurs artistes.

Cette belle trouvaille n’ayant pas satisfait le Ministre, il fit composer et composa lui-même des pièces dramatiques, qui malgré la pourpre ne valaient guère mieux. On en connaît cinq, Mirame, l’Europe, les Tuileries, l’Aveugle de Smyrne, la Pastorale, où il y avait plus de cinq cents vers de sa façon. La multitude des affaires dont il était chargé ne lui laissant pas le temps de travailler, et d’ailleurs voulant en grand Seigneur {p. 40}se faire honneur du travail des autres, il avait cinq Commis qui composaient à sa gloire ; c’étaient cinq Auteurs bien payés, auxquels il livrait un plan de sa façon, divisé en cinq actes, et assignait à chacun son acte à composer. On rassemblait ces morceaux pour en faire un tout de pièces rapportées. Il avait honte d’abord de s’avouer Poète, les premières pièces parurent « sous le nom de Desmarets (ce fameux visionnaire), son confident et, pour ainsi dire, son premier Commis dans le département des affaires poétiques ». Il s’enhardit dans la suite, et s’en faisait gloire. On prétend qu’il offrit une bonne somme à Corneille pour se faire céder le Cid, comme il offrit cent mille écus à M. le Gay pour se faire céder la Polyglotte, et laisser croire qu’il en était l’Auteur ; ce que Corneille refusa fièrement, et qui contribua à la persécution qui lui fut suscitée. Chapelain ne fut pas si délicat ; il lui prêta son nom pour le Prologue des Tuileries, mauvais morceau de la façon du Cardinal. « En récompense, lui dit-il, je vous prêterai ma bourse en quelque autre occasion. » Toutes ces anecdotes, et cent autres, font voir que les Poètes ne sont pas des courtisans discrets. Cette charge de Commis Auteur, outre une pension réglée et des libéralités considérables quand ils avaient réussi au gré de l’Apollon, donnait des prérogatives fort honorables : « Dans les magnifiques représentations de leurs pièces, ces Messieurs avaient un banc à part dans l’endroit le plus commode, on les nommait avec éloge », et tout le parterre battait des mains. Le Ministre et toute la Cour avec lui les comblait de caresses. Jugeons par ce trait des largesses et du goût du Cardinal : Colletet, un des cinq favoris, n’avait en naissance, en fortune, en talents, en ouvrage, en bonnes mœurs, d’autre mérite que d’avoir su s’insinuer dans le bureau politique. Un jour il lui {p. 41}porta un morceau de sa façon, dont l’Apollon fut enchanté. Il s’arrêta surtout à ces vers sublimes de la description d’une pièce d’eau.

« La cane s’humecter de la bourbe de l’eau,
D’une voix enrouée et d’un battement d’aile,
Animer le canard qui languit auprès d’elle. »

Et après avoir écouté tout le reste, il lui donna de sa propre main six cents livres, avec ces paroles obligeantes, « que c’était seulement pour ces trois vers qu’il avait trouvés si beaux que le Roi n’était pas assez riche pour les payer » (on juge bien que toutes ces largesses étaient de l’argent du Roi). Colletet se moqua de lui, et fit cette épigramme, qui est peut-être tout ce qu’il a fait de mieux dans sa vie :

« Armand, qui pour six vers m’a donné six cents livres.
Que ne puis-je à ce prix te vendre tous mes livres ! »

On peut voir dans les Œuvres mêlées de Chevreau, dans l’Histoire du Théâtre (Tom. 6.), et l’Histoire de l’Académie, bien des particularités de la vie de Colletet, qui ne justifient ni le choix qu’en fit Richelieu pour son second, ni celui qu’il en fit faire à l’Académie pour un de ses membres.

Son Eminence « témoigna des tendresses de père pour Mirame, dit Pélisson, la seule représentation lui coûta trois cents mille écus de l’argent du Roi, qui n’était pas assez riche pour les payer). Les applaudissements qu’on donnait à la pièce, ou plutôt à celui qu’on savait y prendre intérêt, le transportaient hors de lui-même, il ne se possédait pas, il se levait et s’élançait à moitié du corps hors de sa loge pour se montrer à l’assemblée », et lui dire, c’est moi qui ai fait ces merveilles, et ne rien perdre de la fumée de l’encens. « Tantôt il imposait silence pour faire entendre des endroits encore {p. 42}plus beaux.  » Qui ne croirait qu’une pièce pour qui un premier Ministre n’épargna ni soin, ni attention, ni les plus grandes dépenses, ne fut un chef-d’œuvre de l’art, fort supérieur au Cid et à l’Horace ? Cependant « rien n’est plus faible que cet ouvrage si vanté », pour le dessein, la conduite, le style, la versification, les caractères. Elle n’a jamais été remise au théâtre, et n’est connue que par le ridicule des tendresses de son Auteur. Elle serait aujourd’hui autant sifflée qu’elle fut applaudie, elle n’est pas même décente. L’héroïne du poème n’est, selon Fontenelle, « qu’une Princesse assez mal morigénée», le Roi son père un imbécile, son amant une espèce de fou qui fait le bel esprit. Cette tragi-comédie, tombée dans l’oubli, est rare : on en peut voir un long extrait dans l’Histoire du théâtre (Tom. 6.) L’Aveugle de Smyrne est encore plus mauvais et plus indécent ; les amants s’embrassent, se baisent, se caressent à plusieurs reprises sur le théâtre. Toute l’intrigue consiste en ce qu’un sorcier met une poudre sur les yeux d’un Prince, qui le rend aveugle ; un autre y met un eau qui le guérit. On ne peut comprendre en lisant les ridicules éloges qu’on lui donne, qu’il se soit trouvé quelqu’un pour les écrire, et quelqu’un pour les accepter. « Il faut avouer, dit l’Historien du théâtre, que le Cardinal était bien mal servi par ses cinq Auteurs. »

La comédie d’Europe vaut mieux. Plus décente pour les mœurs, elle est pourtant très indécente par la manière dont on y parle des têtes couronnées. C’est une allégorie poétique sur l’état de l’Europe. « Francion et Ibère (les Rois de France et d’Espagne) sont amoureux d’Europe, veulent en être les maîtres. Ibère se fait haïr par des manières hautaines et dures et un génie tyrannique. Francion plaît par des qualités opposées. Quoique amants d’Europe, {p. 43}ils font la cour à des Princesses d’un moindre rang, à l’Austrasie (la Lorraine). Francion en obtient trois nœuds de cheveux (trois places fortes). Cette pièce, dit Fontenelle, sent bien le Ministre Poète ; il a bien l’air dans ces trois nœuds de se vanter de ses bonnes fortunes. Ils tâchent de gagner la Nymphe Ausonie (l’Italie). Ibère fait agir son parent Germanique (l’Empereur) pour assujettir la Reine Europe, malgré les efforts de Francion, aussi bien que Parthénope et Mélanie (Naples et Milan). » Francion est enfin vainqueur, Ibère et Germanique tombent évanouis :

« Soutiens-moi, Germanique, en ce malheur extrême ;
Hélas ! je ne puis pas me soutenir moi-même. »

Le Cardinal aurait déclaré la guerre à un Prince qui l’aurait ainsi joué.

L’Amour Tyrannique de Scudéry fut composé par ordre du Cardinal, pour faire tomber le Cid, ou du moins en partager la gloire. « Il lui donna hautement son approbation, et ne craignit point de faire tort à son jugement, en lui donnant la préférence. » Les beaux esprits du temps le répétèrent partout. « L’envie et la flatterie étaient deux motifs puissants. » Sarrafin, un des beaux esprits du siècle, fut chargé d’en faire l’éloge, et s’en acquitta en Courtisan et en Auteur bien payé. « C’est le chef-d’œuvre du théâtre, j’en suis ravi : Aristote n’a pas mieux enseigné que Scudéry a suivi les règles. Cette tragédie est au-dessus de l’envie, et par son propre mérite, et par une protection qu’on serait plus que sacrilège de violer. C’est celle d’Armand, le Dieu tutélaire des lettres : c’est la voix de cet oracle. »

On trouve dans cette pièce des traits bien singuliers : « Les Rois sont au-dessus des crimes … Toutes choses sont légitimes pour les Princes qui peuvent tout … Raison, dont la voix importune vient s’opposer à ma fortune, tais-toi, le conseil en est {p. 44}pris » … quelle morale ! « O démon plein d’appas ! ô tigresse adorable ! quel compliment à une Princesse par son amant ! Que l’Etat soit perdu, que ma perte le suive, pourvu que mon amante vive… Les Rois ont des sujets, et n’ont point de parents  »… quels sentiments ! Voilà ce que canonise un Dieu dont il « serait plus que sacrilège de violer la protection ». Quels hommes que les flatteurs ! quels hommes que les Grands, qui écoutent, qui payent ces flatteries !

2.° La condamnation du Cid. Dès que cette pièce parut elle enleva tous les suffrages, et causa une surprise et une admiration universelle. M. Pélisson (Hist. de l’Acad.) dit qu’il était passé en proverbe de dire : « Cela est beau comme le Cid. » Si ce proverbe a péri, ajoute Fontenelle, « il faut s’en prendre à la Cour, où c’eût été très mal parler de s’en servir sous le ministère du Cardinal de Richelieu». Le Cid ne répandit pas moins une consternation générale dans tous les Auteurs dramatiques, qu’il éclipsait, ou plutôt qu’il anéantissait en quelque sorte, par l’immense disproportion de tous leurs ouvrages les plus estimés, qui ne paraissaient auprès de lui que des ébauches d’écolier. Scudéry se déclara hautement, Mairet, Claveret et quantité d’autres firent imprimer une foule de critiques amères, remplies d’injures, de personnalités, de chicanes. Corneille eut la faiblesse d’y paraître sensible, d’y répondre aussi vivement, et de faire écrire ses amis. Scudéry, qui était homme d’épée et fanfaron, y joignit un défi en forme. D’abord il se renferme dans un jeu d’escrime, et assure que par politesse « il baise le fleuret dont il prétend lui porter une botte franche ». Enfin il lui offre un duel, qu’il ne craignait pas qu’on acceptât : « Que M. Corneille m’attaque en Soldat ou en Capitaine, il verra que je sais me défendre de bonne grâce. » Corneille, qui n’était brave qu’en {p. 45}vers, répond moins en Héros qu’en Poète, et au lieu de tenir les discours qu’il met dans la bouche de Rodrigue et des autres braves de sa pièce, il lui dit modestement : « Je ne doute ni de votre noblesse ni de votre vaillance, mais il n’est pas question de savoir de combien vous êtes plus noble et plus vaillant que moi, pour juger si le Cid vaut mieux que vos pièces ; je ne suis point homme d’éclaircissement, vous êtes en sûreté de ce côté-là, etc. » Le Cardinal triomphait de cette guerre littéraire, dont il était le secret mobile ; il animait les combattants, et se déclarait pour Scudery contre Corneille.

Mais ce n’était là qu’un jeu auprès des coups que lui allait porter la main la plus respectable, de qui il devait le moins les attendre :  « La qualité de Poète que le grand Armand prétendait réunir à tant d’autres, le rendit jaloux du Cid. Dès que cette pièce parut, il en fut aussi alarmé que s’il avait vu les Espagnols aux portes de Paris. Il ne se contenta pas de la critiquer publiquement, il souleva les Auteurs contre cet ouvrage, ce qui ne dut pas être fort difficile, et se mit à leur tête. » Ce fut une affaire d’Etat, la guerre qu’il faisait à la maison d’Autriche l’intriguait moins que celle qu’il déclara à Corneille. Il ne pouvait ni le mettre à la Bastille, ni poursuivre un décret au Parlement contre lui, pour avoir composé un bon poème. Il l’eût volontiers déféré à la Sorbonne, si la matière eût été de sa compétence ; mais il eût été trop ridicule d’occuper de graves Théologiens des amours de Chimène, et de lancer des anathèmes théologiques sur une pièce de théâtre. Ce n’est pas qu’on n’y eût trouvé bien des erreurs sur la morale ; mais ce n’est pas ce que l’Eminence prétendait, elle voulait une critique, non une censure doctrinale. Ses propres pièces n’étaient pas moins dignes de censures, la fondation même d’un théâtre dans sa maison, les pensions des Auteurs {p. 46}et des Acteurs, sa protection déclarée, étaient du côté des mœurs une hérésie de conduite plus condamnable que le livre le plus séduisant. Enfin si on n’eût consulté que l’intérêt des mœurs, il fallait supprimer, brûler cette tragédie, non pas y chercher des défauts de composition ; mais on la voulait livrer au ridicule, non aux flammes, et faire triompher, non la religion, mais les ouvrages d’un rival sur les productions de Corneille. La politique vindicative du Ministre, inépuisable en ressources, s’avisa donc de susciter à ce Poète un procès académique dans les formes, et de faire proscrire juridiquement sa pièce, comme un mauvais ouvrage, fait contre les règles, contre le bon goût, contre l’harmonie des vers, la noblesse des expressions, etc. C’était une vraie farce, et si la nation des Comédiens n’eût craint la vengeance que venait d’éprouver à Loudun Urbain Grandier, pour avoir fait une satire contre l’Evêque de LuçonX, je ne doute pas qu’on n’eût composé quelque comédie sur le Cardinal rival du Cid. Mais il était mauvais railleur, et Thalie se tut. On se tourna donc du côté de l’Académie Française, à qui la tragi-comédie du Cid fut solennellement déférée par Scudéry, et à qui le conseil des dépêches poétiques, par une attribution légale en bonne et due forme, donna tout ressort et juridiction pour prononcer sur ce grand poème.

Mais quel si grand intérêt peut prendre un homme si élevé au sort d’une fable ? Celui de la religion, de l’Europe, de l’Etat, tient-il à la gloire de Rodrigue ? Oui, tout y tient, « quod volumus sanctum est ». Les Historiens du temps en donnent plusieurs raisons, ou plutôt les imaginent. 1.° Les pièces composées dans le bureau de l’Eminence, et par elle en partie, étaient, comme de raison, pleine d’éloges flatteurs « du Ministre, {p. 47}du ministère, du pouvoir absolu des Rois, même sur leurs plus proches », la Reine douairière, le Duc d’Orléans, le Comte de Soissons, (Bibliothèq. de Sorel) : quels sons plus harmonieux pour son oreille ! Les pièces de Corneille au contraire respiraient un air républicain, et parlaient assez cavalièrement des Grands, des Princes et des Ministres : quels blasphèmes ! Et dans le fond il n’avait pas tort. Les poèmes de Corneille, ainsi que de Voltaire et de la plupart des tragiques, ne sont pas bonnes dans un Etat monarchique. Si les Français n’étaient pas aussi attachés à leur Roi, le langage fier et républicain du cothurne produirait de mauvais effets. La fermentation des guerres civiles, qui éclata de nouveau quelques années après dans les affaires de la fronde, fermentation qui, comme on l’a souvent remarqué, donna à Corneille cette élévation, ce nerf, cette fierté de style et de sentiments qu’on admire, ne contribua pas peu à lui donner de la vogue. Il se monta sur le ton du jour, et tout lui applaudit. Si ces chefs-d’œuvres paraissaient aujourd’hui, ils seraient froidement accueillis ; le nom du grand Corneille, que la surprise, la nouveauté, l’esprit de rébellion, lui fit si libéralement donner, et que l’habitude lui continue, serait encore à naître. La vraie politique n’aurait jamais souscrit à cette grandeur.

Autre raison de cette opposition. Le Cid établit et suppose partout, comme un principe certain, la gloire et la nécessité du duel. Père, fils, maîtresse, beau-père, confident, tout est unanime sur ce faux point d’honneur ; il faut tout lui sacrifier, ses biens, ses dignités, sa maîtresse, sa vie ; ce qui est un monstre en morale, quelque effort qu’ait fait Marmontel pour le justifier. Louis XIII venait de donner un édit contre les duels. Le Cid le combattait de front, et entretenait {p. 48}dans la nation, qui le goûtait, cette fureur barbare qu’on s’efforçait de réprimer. Et en effet on fit retrancher dans les nouvelles éditions ces quatre vers plus forts que les autres (Hist. du Théat.) :

« Ces satisfactions n’apaisent point une âme :
Qui les reçoit, n’a rien ; qui les fait, se diffame ;
Et de tous ces accords l’effet le plus commun,
C’est de déshonorer deux hommes, au lieu d’un. »

Je doute fort cependant que cette raison, qui aurait dû faire agir un Ministre pieux, ait en rien influé sur les démarches du Poète Prélat. La condamnation de l’Académie, où même il ne fut pas question de cet article, et qui d’ailleurs n’avait aucun droit de prononcer sur ces matières et de punir ce scandale, était un faible contrepoison à une si pernicieuse morale, contre laquelle l’autorité royale ne pouvait trop sévir, et qui ne faisait que surprendre encore plus par la nouveauté et la publicité d’une si singulière procédure, qui réveillait l’attention de tout le monde.

Autre preuve que ce ne fut point une affaire d’état, de religion, de mœurs, quoiqu’ils y fussent les plus intéressés, c’est que le Cardinal payait une pension à Corneille, qu’il aurait dû punir, s’il eût agi par ces vues supérieures : « Il récompensait, comme Ministre, dit Fontenelle, ce même mérite dont il était jaloux comme Poète : ses faiblesses étaient réparées par quelque chose de noble. » Tacite dirait, voilà l’homme jusque dans ce qu’on appelle grand homme, un être plein de contradiction. La vanité ne peut souffrir ce qui l’humilie, elle écrase tous ses rivaux ; et comme rien n’est humiliant qu’elle-même, et à même temps qu’elle sacrifie tout pour écarter ces nuages, elle se couvre du voile de la modestie, et s’affuble du manteau de la générosité. Ce {p. 49}mélange de persécution et de faveur fit faire à Corneille, après la mort du Cardinal, ces vers singuliers, que tout le monde fait, et qui à travers un jeu de mots qui semble puéril, contiennent exactement la vérité :

« Qu’on dise bien ou mal de ce grand Cardinal,
Ma Muse toutefois n’en dira jamais rien :
Il m’a fait trop de bien pour en dire du mal,
Il m’a trop fait trop de mal pour en dire du bien. »

Convenons donc avec tout le monde que la véritable raison de tous ces mouvements fut une basse jalousie de l’Eminence : « Il vit avec déplaisir que les pièces où il avait part, ou dont il avait donné les sujets et le canevas, étaient entièrement effacées par le Cid ; par cette raison il fut bien aise qu’on le critiquât, et il fut ravi qu’il y eût d’autres pièces (de Scudéry) à lui opposer. »

L’instance fut donc portée et régulièrement poursuivie au Tribunal d’Apollon. Scudéry, créature du Cardinal, publie ses observations sur le Cid, adressées à l’Académie, et la prie de prononcer. Le Cardinal se déclare pour lui, et sollicite puissamment contre la pièce attaquée. C’était sonner le tocsin, et donner le signal du combat. Tout le sacré vallon se réunit sous un chef si puissant, et fond sur Corneille, le plus petit moineau lui donne son coup de bec : jamais partie plus redoutable, un premier Ministre, et un Ministre de ce caractère ; un bienfaiteur de la Chambre tournelle littéraire, la plupart des Conseillers étaient pensionnés ; un fondateur, l’Académie naissante lui devait l’être et la vie : jamais Juges ne furent plus récusables. D’un autre côté, un homme du commun pour la fortune et pour la naissance, homme simple et sans intrigue, fort bourgeoisement façonné, qui n’avait d’autre titre que la beauté jalousée de sa pièce, et d’autre {p. 50}protection que son talent, comme il dit lui-même avec plus de vérité que de modestie, « Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée», assez fier même dans son obscurité, et nullement courtisan. Il faut que Thémis ait le bras bien ferme pour ne pas laisser pencher la balance. Cette affaire trouva pourtant de grands obstacles, et il fallut toute l’autorité et toute l’intrigue du Cardinal pour la faire réussir.

« Afin que l’Académie pût juger, ses statuts voulaient que l’autre partie, c’est-à-dire Corneille y consentît. » Ce consentement ne fut pas aisé à obtenir. Corneille avait trop forte partie pour espérer de gagner le procès, sa gloire ne pouvait qu’y perdre ; sa pièce n’était pas sans défauts, ses lauriers n’étaient pas à l’abri d’une critique raisonnable ; il était de son intérêt de ne pas s’exposer au risque de les voir flétrir. Aussi refusa-t-il longtemps, et il fallut entamer une grande négociation pour l’y résoudre. L’Abbé Boisrobert, qui était son ami, fut chargé de l’ambassade, et agit au nom du Cardinal. Une affaire de cette importance devait se traiter par écrit, quoiqu’on se vit tous les jours. Boisrobert écrivait régulièrement, Corneille répondait ; il représentait avec de grands compliments, qu’« un si petit objet n’était pas digne de l’Académie, qu’un libelle qui ne méritait pas de réponse ne méritait pas de jugement », qu’une si grande complaisance autoriserait la jalousie, qu’on importunerait tous les jours l’Académie, et que dès qu’il paraîtrait quelque chose sur le théâtre, le moindre Poète se croirait en droit de faire un procès à l’Auteur devant son tribunal. Mais le Cardinal le voulait absolument, et Boisrobert le lui signifia. « Enfin on obtint de lui une espèce de consentement, qu’il ne donna qu’à la crainte de déplaire au Ministre, et qu’il donna pourtant avec assez de fierté. » Lassé, {p. 51}intimidé, craignant pour sa pension, il laissa échapper ces paroles dans une lettre : L’« Académie peut faire ce qui lui plaira ; puisque Monseigneur est bien aise de voir ce jugement, et que cela doit divertir Son Eminence, je n’ai rien à dire. » Cet acquiescement était bien équivoque et bien faible. Boisrobert en triompha, et courut porter cette pièce importante à Son Eminence, qui ne manqua pas de la trouver décisive pour fonder la juridiction de l’Académie.

Cette Compagnie ne se rendit pas pour cela, il fallut entamer une nouvelle négociation ; on sollicita, on pressa, on promit, on menaça, on mendia de toutes parts des autorités, et on fit venir du fond de l’Angoumois une lettre du vieux Balzac, célèbre Académicien, l’oracle de son temps, et qui méritait mieux de l’être que la plupart de ses contemporains. Cette lettre pourtant ne disait pas grand chose, et à travers les pompeuses tirades de ses compliments, on entrevoyait qu’il donnait gain de cause à Corneille. Les Académiciens, fort embarrassés, représentaient, « que la Compagnie, qui ne faisait que de naître, ne devait pas se rendre odieuse par un jugement qui peut-être déplairait aux deux parties, et ne pouvait manquer d’en désobliger au moins une, et une grande partie de la France ; qu’à peine pouvait-on souffrir sur la simple imagination qu’elle prît quelque empire sur la langue, que serait-ce si elle entreprenait de l’exercer sur un ouvrage qui avait l’approbation publique ? que ce serait un retardement au travail du Dictionnaire, etc. » Ces raisons parurent frivoles, le Cardinal s’offensa de ces retardements, et ordonna à un de ses domestiques « de faire savoir à ces Messieurs que je les aimerai comme ils m’aimeront ». Ce fut un coup de foudre, il n’y eut plus moyen de reculer, on se mit en devoir de le satisfaire.

{p. 52}La cause fut donc instruite dans toutes les formes, on nomma trois Commissaires pour examiner les pièces du procès et en faire leur rapport à la Compagnie, et trois autres pour examiner la mécanique des vers : et pour ôter toute suspicion, ils furent nommés par scrutin à la pluralité des suffrages. Cet examen dura cinq mois, on tint une infinité d’assemblées ordinaires et extraordinaires, chaque Commissaire donna ses mémoires, on en fit un corps qui fut présenté au Cardinal. « Cet homme qui avait toutes les affaires du Royaume sur les bras, et toutes celles de l’Europe dans la tête », le lut avec le plus grand soin et l’apostilla de sa main, et le renvoyant, dit qu’« il était bon pour la substance, mais qu’il fallait y jeter quelque poignée de fleurs ». Dans une note il avance une chose qu’il n’est pas facile d’entendre, quoique l’Académie, pour lui faire honneur, en ait fait usage : « L’applaudissement et le blâme du Cid n’est qu’entre les doctes et les ignorants, au lieu que les contestations sur la Jérusalem délivrée et le Pastor fido ont été entre les gens d’esprit. » On comprend que des traités de théologie et d’algèbre n’intéressent que les savants et touchent peu ceux qui n’ont que de l’esprit ; mais le Cid et le Pastor fido sont également du ressort des gens d’esprit, et affectent fort peu les savants. Quoiqu’il en soit, on se remit au travail, on nomma de nouveaux Commissaires pour polir et retoucher l’ouvrage, on le lut et relut, et on crut pouvoir le donner à l’Imprimeur. Le Cardinal était à Charonne. Quand il eût vu les premières feuilles, qu’on eut grand soin de lui envoyer, il trouva qu’« on donnait dans une extrémité opposée, qu’on y jetait trop d’ornements et de fleurs ». Il dépêcha un courrier pour arrêter l’impression, et manda les trois Commissaires, leur donna une audience particulière fort longue, leur parla très vivement, {p. 53}leur expliqua ses intentions, et nomma un rédacteur pour y mettre la dernière main. Celui-ci ne le satisfit pas plus que les autres, il en nomma un nouveau, qui refondit tout et mit l’ouvrage dans l’état où nous l’avons, « fort peu différent de ce qu’il était ». Il fut agréé et imprimé, et bien reçu du public. Il dut satisfaire tout le monde par sa modération et sa politesse, et le Cardinal lui-même, parce qu’on y relève avec justice tous les défauts du Cid. Scudéry crut sa cause gagnée, et remercia les Juges. Corneille en fut piqué et consterné, s’en plaignit amèrement, avec hauteur et avec bassesse : il était Auteur, et Auteur dramatique. Mais la suite de ces événements ne nous regarde plus. Au reste tout ce fracas n’aboutit à rien, qu’à faire connaître les faiblesses de deux hommes aussi singuliers et aussi grands l’un que l’autre, chacun dans son genre, Richelieu et Corneille, qui n’étaient pas faits pour jouter l’un contre l’autre. Le public ne changea point de sentiment, la justesse de la critique n’empêcha personne d’admirer le Cid. Il a même survécu à la critique ; toute belle qu’elle est, elle est peu connue ; le Cid subsiste, quoique sa vogue ait bien diminué, peut-être même que la haine qu’on avait pour le Ministre, et le mépris qu’on faisait de sa basse jalousie, donnèrent un nouveau lustre à ce qu’on persécutait avec tant d’acharnement :

« En vain contre le Cid un Ministre se ligue,
Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue ;
L’Académie en corps a beau le censurer,
Le public révolté s’obstine à l’admirer. »

Je doute qu’aujourd’hui une tragi-comédie pût produire ni ce mouvement dans le ministère, ni cette jalousie dans les Poètes, ni cet enthousiasme dans le public ; on a trop de goût et de lumières, {p. 54}on a trop vu de bonnes tragédies, pour admirer avec cet excès un petit nombre de traits vraiment sublimes déparés par bien des défauts, et noyés dans un tas de choses médiocres et triviales.

Une preuve des plus singulières de la fureur du Cardinal pour le théâtre, c’est de l’avoir fait construire chez lui : exemple unique alors, que peu de Princes ont imité, qui ne fut suivi que dans les collèges des Jésuites. N’était-ce pas assez d’en laisser construire dans les villes (ce qu’il aurait dû empêcher), fallait-il y consacrer une aile de son palais ? C’est ce qu’on ne vit jamais ni dans la Grèce, ni dans l’Empire Romain, ni dans le monde entier. Comment un Prêtre, un Evêque, un Cardinal, à qui la sainteté de son état et tous les canons de l’Eglise l’interdisent, non content de le tolérer, d’y aller, d’y attirer sa cour, veut-il encore loger chez lui à demeure la source du vice ? « La passion de la comédie le tyrannisait si fort que la troupe des Comédiens du Roi ne lui suffisant pas, il en voulut aussi avoir une à lui, qui le suivît partout, et lui donnât chez lui le plaisir de la comédie. Bien davantage, comme si ce n’eût pas été assez d’un théâtre dans son palais, il lui en fallut deux, un petit et un grand (et un troisième à Rueil, sa maison de campagne), l’un capable de contenir six cents personnes, et l’autre plus de trois mille ; le petit était pour son amusement ordinaire, le grand pour les comédies de pompe et de parade » (Sauval, Antiq. de Paris). Il fait ensuite la description de cette salle, son architecture, ses décorations, sa magnificence, sa grandeur. Il fallut parcourir toutes les forêts royales pour trouver les grosses poutres de chêne de vingt toises de long, que l’on employa pour la couverture, elles valaient quatre mille livres chacune. Cette salle fut depuis occupée par la troupe de Molière, elle {p. 55}a été depuis donnée à l’Opéra, qui l’occupe encore. Elle produit un très grand revenu au Palais Royal, elle a été brûlée, mais rebâtie plus magnifiquement que jamais. La représentation de Mirame, qui en fut l’ouverture, coûta trois cents mille écus, c’était la pièce favorite, la pièce Cardinale ; il y avait beaucoup travaillé, ce fut son début à la comédie.

On est étonné des grands ouvrages qu’a faits le Cardinal de Richelieu, l’Eglise de Sorbonne, la salle du Spectacle, le Palais Royal, la ville et le château de Richelieu ; on lui en fait un honneur infini : ce sont en effet des chefs-d’œuvre de l’art, dont le projet a quelque chose de grand. Mais tout cela ne lui coûta rien ; il eut donc toute la gloire qu’il aurait dû rapporter au Roi, aux dépens de qui tout fut fait. C’est aux dépens du Roi que furent bâtis la ville et le château de Richelieu, auxquels il a donné son nom ; aux dépens du Roi que fut bâti le Palais Royal, qu’il nomma Palais Cardinal, expression que Balzac soutenait n’être d’aucune langue, mais un vrai barbarisme en grammaire comme en modestie, et qui fait l’inscription du portail, dénomination que par son testament il ordonna que la maison porterait ; aux dépens du Roi qu’il bâtit la salle du Spectacle, pour représenter la chère Mirame ; aux dépens du Roi qu’il bâtit la Sorbonne, dont il se dit seul fondateur, et où l’on voit son mausolée. Louis XIV, plus jaloux de la gloire que son père, ne l’eût jamais souffert. Outre les finances du Royaume, dont le Cardinal disposait despotiquement, il s’était fait assigner quatre millions de revenu pour son entretien. Aussi vivait-il dans un luxe, un faste, une magnificence, qui effaçait la majesté royale. Qu’on en juge par le Palais Royal, qu’il s’était fait bâtir pour lui-même, où le Roi et la Reine Régente ont logé {p. 56}après lui, aujourd’hui habité par le premier Prince du sang. Honteux sans doute de laisser à ses héritiers une maison royale, il la restitua au Roi, qui en avait fait les frais. Il est aisé de faire de grandes choses quand on a quatre millions de rente et toutes les finances d’un grand royaume à sa disposition.

Autre singularité, la contradiction de sa conduite. Tel est l’esprit des courtisans, des mondains, surtout des amateurs du théâtre : religion, mœurs, affaires, plaisirs, tout est un jeu pour eux. Leur vie est une comédie perpétuelle, ils passent tous les jours, sans en apercevoir le contraste, de l’Eglise au bal, du sermon à la comédie, d’un service pour les morts à l’opéra, d’une messe pour les calamités publiques aux farces de la foire ; hommes d’état et petits-maîtres, les affaires et le jeu, le tribunal et la toilette, le bâton de commandement et une Actrice, partout jouant leur rôle, licencieux et dévots, riant et pleurant, invoquant Dieu et l’amour, Vénus et les Saints. Ainsi de la même main le Poète Cardinal bâtit l’Eglise de Sorbonne et celle de Richelieu, et les théâtres dans ses maisons de ville et de campagne ; il fait paraître la Conduite à la perfection, et compose Mirame, l’Europe, les Tuileries ; fait des livres de controverse, et fait faire la critique du Cid ; il a à ses gages des troupes de Comédiens et des Missionnaires, nomme des Evêques et choisit des Actrices, prend la Rochelle pour abattre le Calvinisme en France, et fait ravager l’Allemagne par les Luthériens ; élève au plus haut point l’autorité royale, et soutient la République de Hollande ; fait décapiter, sous prétexte de révolte, Chalais, Marillac, Montmorency, Cinq-Mars, et révolter le Portugal contre l’Espagne ; fait condamner Richer pour avoir attaqué l’autorité du Pape, {p. 57}et fait menacer le Pape de se soustraire à son autorité par l’érection d’un Patriarche ; et pour terminer la pièce, il protestait à sa mort qu’il n’avait jamais agi que pour la gloire de Dieu, même allant à la comédie, composant des pièces, les faisant représenter, bâtissant dans sa maison un théâtre. Tel Racine faisait profession de la morale sévère de Port-Royal, et composait Phèdre, Bérénice, et exerçait la Chammelé. Tel Rousseau traçait de la même plume des cantiques sacrés et des épigrammes cyniques, et disait froidement qu’il n’était pas plus pieux dans les uns que libertin dans les autres. Et pour terminer par un grand exemple un tableau des contradictions humaines, qu’on ne saurait épuiser, tel le sage Salomon bâtit un Temple au vrai Dieu et un autre à la Déesse Astarte, et au milieu de trois cents femmes et sept cents concubines, prêche la continence dans ses proverbes, la vanité du monde dans son ecclésiaste. Il est vrai qu’on ne rapporte pas de Salomon à la mort, une dernière scène où il ait mis toutes ses œuvres sur le compte de son zèle pour la gloire de Dieu.

Bien des gens qui ne peuvent se persuader que la faiblesse d’un homme si célèbre pût aller si loin, ont cru qu’il n’agissait que par politique, et il est vrai que le goût des spectacles pouvait servir à ses vues, et qu’il était trop habile pour ne pas tirer parti même de ses plaisirs. Pendant tout son ministère la Cour fut remplie de brigues, d’intrigues, de complots contre lui, qui plus d’une fois pensèrent le renverser. Le Roi lui-même le haïssait, et ne le laissait gouverner que par faiblesse et par crainte. Il fallait, pour se maintenir, tourner les esprits sur quelque autre objet ; rien n’y était plus propre que d’endormir dans les plaisirs, dissiper par les spectacles, amuser par les fêtes, gagner par des magnificences, des Courtisans {p. 58}inquiets, qui laissés à eux-mêmes ne cessaient de cabaler contre lui. Cette diversion cachait même en partie ses projets, il agissait d’autant plus sûrement qu’on se défiait moins ; on le croyait occupé d’une représentation pour laquelle on le voyait si empressé, et on était moins en garde. Ces intérêts personnels ont cessé, quoique les Cours soient toujours le théâtre de l’intrigue : l’agitation y est aujourd’hui moins violente et moins générale, la comédie ne suspendrait aucune des sourdes manœuvres qui en font mouvoir les ressorts. Mais il ne sera jamais de l’intérêt de l’Etat de rendre les Ministres des Autels vicieux et méprisables, ni d’amuser et de dissiper les Ministres du Prince par la corruption et la frivolité du théâtre.

Voici une autre vue de politique plus étendue et plus profonde, qu’on attribue au Cardinal. Les Français étaient alors extrêmement remuants et indépendants. Depuis un siècle le royaume avait été agité des guerres civiles du Calvinisme, de la Ligue, etc. Richelieu crut que le moyen de calmer les esprits, de se rendre maître, et de prévenir de pareils mouvements, c’était de faire une révolution dans les mœurs de la nation, en l’amollissant par le plaisir, et la dissipant par la frivolité. Il ne pouvait y travailler plus efficacement qu’en employant deux moyens qui se soutiennent et s’aident mutuellement, le luxe et le théâtre : ce luxe, ce faste, jusqu’alors inconnu en France, qu’il étala jusques sous les yeux du Roi, honteux d’être moins bien logé, meublé, nourri, habillé que son Ministre, et qui après la mort du Cardinal alla occuper sa maison, pour être logé d’une manière plus décente : goût de luxe continué et porté au comble par Louis XIV, qui de proche en proche a infecté tous les états, même le Clergé ; les grands Bénéficiers depuis {p. 59}ce temps-là le disputent en magnificence aux plus mondains. La passion pour le théâtre n’a pas moins gagné sous les auspices du Cardinal. Jusqu’alors on n’avait connu que les Confrères de la Passion, et des Farceurs qui couraient le monde et qui partout étaient méprisés ; les compositions, les constructions, les représentations, le désir du premier Ministre, ont répandu cette maladie contagieuse dans les villes, les bourgs, les campagnes, les maisons particulières, le Clergé, la magistrature, l’épée, les Collèges, les Communautés religieuses. Aussi quels changements dans les mœurs et dans la religion ! la nation est elle connaissable ? Dieu nous préserve d’une politique qui n’élève son empire que sur les débris de la vertu. Si telle fut l’intention, si telle est la gloire de Richelieu, n’est-ce pas avec raison que toutes les vertus qui sont représentées à son mausolée, versent des larmes, non sur sa mort, mais sur sa vie et son ministère ?

CHAPITRE IV.
Le Peuple doit-il aller à la Comédie ? §

J’admire quelquefois le zèle et les réflexions de nos Philosophes politiques sur le grand nombre des fêtes qui font chômer le travail de l’artisan et du laboureur. Que de jours perdus, disent-ils, qu’on est peu économe du temps ! les seuls dimanches (que personne n’a le pouvoir de supprimer) emportent la septième partie de l’année. Si on ajoute une douzaine de fêtes, à quoi se trouve réduit le calendrier de plusieurs diocèses par le retranchement que la plupart des Evêques ont eu la condescendance d’y faire, ce sera la sixième partie. Sans doute que le temps donné au culte d’un Dieu à qui nous devons tout, est un {p. 60}temps perdu, et que l’ordre qu’il a donné dès le commencement du monde, et tant de fois renouvelé, ne doit être compté pour rien. Ces grands politiques oublient-ils que ces intervalles de délassement, indépendamment du grand objet de la religion et de l’instruction des peuples, sont nécessaires à la santé du corps, qu’un travail continuel accable ; à la vigueur de l’esprit, que la continuité des occupations rend triste et sauvage : à la douceur de la société, dont ces moments de liberté et de plaisir resserrent les liens ; au travail lui-même, dont on se lasserait et se dégoûterait bientôt ? Mais s’il est vrai que le repos des fêtes est trop long pour le peuple, faut-il dans les spectacles lui offrir l’amorce dangereuse d’un nouvel amusement qui lui fait encore perdre son temps ?

Je fais un autre calcul économique du temps. Chaque représentation théâtrale emporte bien quatre heures, ce qui fait plus que le tiers de la journée d’un ouvrier, sans compter le temps employé à s’y préparer, à lier la partie, les conversations, jeux, repas, promenades, qui suivent et que le spectacle occasionne, ce qui en consume bien autant : voilà plus de la moitié de la journée. Chaque représentation distrait du travail quatre cents personnes, voilà deux cents journées perdues. Deux mille théâtres dans le royaume, et même davantage, dont chacun l’un dans l’autre donne cent représentations par an : en voilà deux cent mille. Cette somme multipliée par deux cents fait quarante millions. Veut-on sur le nombre des spectateurs, des représentations ou des théâtres, en rabattre la moitié, c’est beaucoup, mais je ne suis pas difficile ; reste donc vingt millions de journées par an perdues pour la société, encore même ne compté-je pas les Acteurs, Danseurs, Musiciens, Domestiques, etc. {p. 61}qui sont en très grand nombre. On se plaint que les terres sont mal cultivées, qu’il manque de cultivateurs. On a raison, il s’en faut bien qu’on recueille tous les fruits qu’une culture assidue pourrait procurer. Que de milliers de domestiques inutiles, d’artisans pernicieux de luxe, de prétendus beaux esprits, etc. que de mains on enlève à la charrue ! Et on ne compte pas des milliers d’acteurs et d’amateurs qui passent une partie de leur vie à sentir, à goûter, à peindre, à inspirer les passions ! le théâtre ne forme-t-il pas même un grand nombre de ces beaux esprits, de ces artisans pernicieux, de ces domestiques inutiles ?

Les sciences ne sont pas mieux traitées. A quoi servent, dit-on, tant de collèges, d’académies, de Maîtres, de Maîtresses d’école ? Il n’y a que trop de science. Cette multitude innombrable d’enfants qui devraient remuer le rabot ou tracer des sillons, s’amuse à lire et à écrire : on ne forme que des suppôts de chicane, des publicains avides, des rimailleurs oisifs, des littérateurs embarrassés de leur loisir et de leurs talents, à charge à la société, qui les nourrit, et qu’ils ne servent pas. A la bonne heure. Mais à quoi servent tant de comédies, d’opéras, de concerts, de Maîtres de danse, de musique, d’instruments, de peinture, etc. cette multitude étonnante de suppôts de théâtre, d’amateurs, de spectateurs oisifs, de compositeurs de farces, de parodies, de parades, de vaudevilles, que réclament les boutiques et les campagnes, et tout ce peuple de beaux esprits qui inonde la France ? N’est-ce pas le théâtre qui remplit leur imagination, qui exerce leur veine, pique leur émulation, répand leur gloire, nourrit leurs passions, perpétue leur inutilité par la sienne ?

Mais, dira-t-on, tous ceux qui fréquentent les spectacles ne sont pas artisans ou laboureurs. Non {p. 62}sans doute, ils ne le sont pas tous ; mais assurément la totalité des Acteurs, et plus de la moitié des spectateurs et des compositeurs ne sont nés que pour un travail mécanique ; la scène les en arrache, les en dégoûte, et les rend inhabiles à tout.

Mais sans être artisan ou laboureur, y a-t-il personne qui ne doive avoir une profession honnête et utile à l’Etat, et en remplir les devoirs ? est-il personne qui ne soit comptable de son temps et de ses talents à Dieu, à la société, à sa famille, et ne se rende coupable en les privant du service qu’il pourrait leur rendre par son travail ? n’est-ce qu’un petit mal d’en détourner les hommes jusqu’à leur faire perdre jusqu’à vingt millions de journées par an dans un royaume ? Qui trouverait bon que ses ouvriers, ses fermiers, ses domestiques négligeassent leur ouvrage pour le spectacle ? L'Etat qui nourrit tant de personnes inutiles, a-t-il moins raison de se plaindre ? Tout homme volontairement oisif est un voleur public : quel tort ne fait pas à l’Etat l’école où il se forme ? Touché de ces abus, le Parlement de Paris fit un règlement le 12 novembre 1543, rapporté par Fontanon (Tom. 1. pag. 729. art. 6.) en ces termes : « La Cour avertie que plusieurs du peuple et gens de métier s’appliquent plutôt aux jeux des bateleurs et jongleurs qu’à leur travail, et y donnent deux grands blancs plutôt qu’à la boîte des pauvres, préférant leur mondaine curiosité à la charité divine, icelle Cour a défendu et défend à tous bateleurs, jongleurs, et autres semblables, de jouer dans cette ville de Paris, quelque jour que ce soit, sous peine du fouet et bannissement du royaume ; a défendu et défend au Prévôt de Paris et à ses Lieutenants civil et criminel, de bailler permission de jouer auxdits bateleurs ; défend pareillement à tous les hauts Justiciers de cette ville, {p. 63}et à leurs Officiers, de bailler aucune permission de jouer, quelque jour que ce soit, sous peine de dix marcs d’argent, et autre amende arbitraire. » Il y a de pareils arrêts du 6 octobre 1584, du 10 décembre 1588. Les Parlements de Toulouse, de Rouen, de Rennes, d’Aix, etc. ont eu le même zèle contre les spectacles. Voy. Dictionnaire des arrêts, v. Comédie. Lamarre, Police, Tom. 1. Liv. 3, tit. 3.

Non seulement on perd le temps qu’on passe au théâtre, mais on y apprend à perdre tout le reste ; on s’y dégoûte du travail, on s’y rend inhabile, on ne revient dans sa famille, son bureau, sa boutique, qu’avec répugnance ; on n’y trouve que des embarras et de l’ennui. L’assiduité à ses devoirs est insupportable ; enchanté du plaisir, ébloui de l’éclat, plein des grands airs qu’on vient d’admirer et de goûter, de quel œil voit-on la petitesse de sa maison, la modicité de sa fortune, ses habits, ses repas, ses meubles ? comment s’appliquer à remuer le rabot, à soigner des enfants, à servir le public ? On y devient inepte. L’amour du théâtre fit-il jamais, peut-il jamais faire un bon Médecin, un bon Avocat, un artisan laborieux, un domestique fidèle, un père de famille attentif, une mère vigilante, un fils docile, une épouse fidèle ? Ce n’est point avec les Lucile et les Marinette que se forme la femme forte qui prend la quenouille et le fuseau, file le lin et la laine. Qu’on compare sans prévention deux familles, de même état, de même fortune, dont l’une fréquente, l’autre fuit le spectacle : quelle différence, je ne dis pas pour la religion et les mœurs, la probité, la sagesse, elle est immense, je dis pour l’éducation des enfants, l’union des époux, l’arrangement des affaires, le crédit, l’aisance, l’estime, la confiance du public, celle-ci fût-elle moins riche.

{p. 64}L’amour du théâtre est un si grand dérangement, que par les lois Romaines on est censé avoir corrompu un esclave, et par conséquent on est obligé de dédommager son maître, en lui payant le double de son prix, si on lui a inspiré ce goût ; ce qui est mis de pair avec les plus grands vices. Voleur, séditieux, amateur des spectacles, c’est aux yeux de la loi la même chose ; un amateur des spectacles est tout cela, ou le sera bientôt. Quelle confiance avoir en un domestique Comédien ? quel service en attendre ? que n’en a-t-on pas à craindre ? Quelle plus mauvaise école en particulier pour les domestiques ? paraît-il sur la scène un valet, une soubrette, qui ne soit un fripon, un libertin, un menteur, un fourbe ? quel rôle y jouent-ils ? tromper les maris, les pères, les mères, favoriser, nouer les intrigues, donner des rendez-vous, porter les paroles, remettre les lettres. Quels discours y tiennent-ils ? grossiers, médisants, bouffons, licencieux, ils tournent en ridicule leurs maîtres, trahissent les secrets des familles, etc. et ce sont les endroits qui amusent et font le plus rire, dans les pièces qu’on dit les plus réservées. Qui voudrait être servi par un Scapin, une Marton de la comédie ? N’y eût-il d’autres inconvénients, que personne ne peut désavouer, il serait du bien public de supprimer tous les théâtres. Quel avantage peut compenser le désordre de la corruption des domestiques, et d’apprendre aux jeunes gens qu’ils peuvent tout attendre des vices de ces âmes vénales ? « Qui servo persuasit ut furtum faceret, vel leno, vel seditiosus existeret, vel in spectaculis nimius, tenetur actione de servo corrupto. » Ce que Mornac sur cette loi applique en ces termes aux enfants de famille à qui on donne ces sentiments : « Deteriores facti ab aliquo nebulone qui eorum adolescentiam fregerit, {p. 65}libidine vino, ludicræ artis more perinquinaverit. »

Le théâtre lui-même souffre de la fréquentation du peuple, il faut le servir à son goût, on se met dans la nécessité des grossièretés, des obscénités, des bouffonneries ; on ne lui plaît que par là. Le peuple sent-il la finesse du dialogue, l’harmonie des vers, la vérité des portraits, l’enchaînement des scènes, le jeu du dénouement, la noblesse des sentiments, en un mot les vraies beautés théâtrales ? Les plus belles pièces le trouvent froid et insensible, si le piquant assaisonnement du burlesque, des équivoques, des lazzi, ne viennent le réveiller. Le peuple ne va point au Misanthrope, à Cinna, à Athalie ; il court au Tabarin du Pont-neuf, il lui faut un Scaramouche à la Foire, un Arlequin aux Italiens, des parades aux Boulevards, des farces à la Comédie Française, des soubrettes, des valets aux pièces sérieuses. Le peuple ne fait que dégrader le spectacle, et en bannir cette modestie prétendue qu’on vante tant. Aussi le théâtre a-t-il toujours dégénéré et dégénérera toujours. D’abord innocent chez les Grecs, sévère chez les Romains, il tomba bientôt dans la plus effrénée licence ; cent fois les Empereurs furent obligés par des lois rigoureuses d’y rétablir les apparences de la vertu. Chez nos aïeux il commença par la dévotion ; ce furent des mystères de la religion, qu’on y représenta avec piété : il en devint le scandale. La Basoche ne joua d’abord que des pièces innocentes, et se fit supprimer par ses excès. L’Hôtel de Bourgogne, de Guénégaud, etc. tout à suivi la pente des vices et le goût du peuple ; qui peut s’en défendre ? on veut attirer la foule, et faire rire, gagner de l’argent, et c’est le peuple qui l’apporte, il fait le grand nombre. Acteur et Auteur, qui s’embarrasse de la décence ? qui pense ne justifier {p. 66}la scène ? Le célèbre Molière, l’homme du monde qui en avait le moins de besoin, puisqu’il était et si fécond en fines plaisanteries, et si riche des libéralités de la Cour, et si intéressé pour sa gloire à ne pas s’avilir par la bassesse des propos, Molière a échoué à cet écueil. De plus de trente pièces qu’il a données, à peine y en a-t-il cinq ou six de raisonnables, tout le reste n’est que farce. On y trouve, il est vrai, quelquefois des traits de maître ensevelis sous des tas d’ordures, et dans les meilleures mêmes il lui en échappe qui décèlent l’Arlequin et le libertin : « Naturam expellas furca tamen usque recurret. » Est-ce mauvaise humeur ? lisez et prononcez. C’est Boileau, son admirateur, son ami, son panégyriste, qui rend cet hommage à la vérité. Qu’attendre donc des autres si inférieurs et en génie et en richesses ?

« C’est par là que Molière illustrant ses écrits,
Peut-être de son art eût emporté le prix ;
Si moins ami du peuple en ses doctes peintures,
Il n’eût point fait souvent grimacer les figures,
Quitté pour le bouffon l’agréable et le fin,
Et sans honte à Térence allié Tabarin. »

M’écouterait-on, si je représentais que l’esprit d’irréligion, si funeste à tout le monde, et si commun au théâtre, se répand plus facilement dans le peuple, moins en garde contre la séduction, moins en état d’en repousser les traits et d’en démêler les pièges, lui dont la piété moins éclairée et plus simple confond aisément les objets, tient beaucoup plus à l’extérieur, et par conséquent peut être ébranlée à la moindre secousse, surtout quand on lui arraché les appuis nécessaires de l’instruction et des exercices de religion, en substituant le spectacle aux offices, et lui faisant oublier dans ses bouffonneries le peu qu’il sait de catéchisme, qu’on l’éblouit par {p. 67}le faste du spectacle, qu’on l’amollit par les attraits des Actrices, qu’on le dissipe par la science du langage ? On se plaint de sa grossièreté et de sa faiblesse ; devrait-on lui faire courir tant de risques ? Mais pourquoi nous borner au peuple ? En matière de religion et de mœurs le beau monde est plus peuple que la plus vile populace.

Je m’étonne cependant que le théâtre favorise si fort le peuple de tous les états. C’est lui dont le mauvais goût refroidit les talents, défigure les Acteurs, fait souvent au gré du caprice tomber les meilleures pièces et réussir les plus mauvaises. Mais le Parnasse a beau faire le pompeux éloge de l’art et des talents, l’étalage des beautés et des règles, la critique des défauts et du goût, dans le fond Melpomène et Thalie n’aiment que la débauche et l’argent. Un bel esprit dramatique est un Poète affamé qui attend une portion d’une représentation pour avoir du pain, ou un libertin qui satisfait par le portrait du vice son cœur dépravé, comme un Peintre, qui peint des nudités, pour débiter sa marchandise ou repaître sa passion. N’est-ce pas encore le peuple qui fait tout le désordre au parterre, qui excite les querelles, interrompt les Acteurs, siffle les pièces, contre lequel il a fallu tant de punitions et de règlements de police ?

« Un Clerc pour quinze sols, sans craindre le holà,
Peut aller au parterre attaquer Attila,
Et si ce Roi des Huns ne lui charme l’oreille,
Traiter de visigoths tous les vers de Corneille. »

Mais qu’importe, pourvu que le Receveur ait de l’argent, les Actrices des amants, les Acteurs une bonne table ? l’ordre et la décence sont de fort minces objets.

Quelques défenseurs du théâtre ont cru lui sauver les anathèmes des saints Pères par un trait {p. 68}d’érudition. Ils ont dit que le spectacle contre lequel ils ont exercé leur zèle, était des jeux fort indécents, appelés Majuma, qui ne subsistant plus, laissent leurs traits sans application. Cette défaite pèche en tout. 1.° Ces jeux étaient eux-mêmes un des fruits du théâtre, qui en avaient inspiré le goût et donné l’idée : tout retomberait sur lui. 2.° Ces jeux ne furent jamais des pièces de théâtre, mais c’est s’aveugler volontairement de ne pas reconnaître le théâtre dans leur proscription. L’origine du Majuma est fort obscure. Suidas fait venir ce mot du mois de Mai, aux premiers jours duquel il dit qu’on les célébrait, à la place des jeux de Flore (ludi Florales) que le christianisme a fait abolir. Sur quoi Bouche (Hist. de Provence) prétend que les Mayes de Provence en sont des restes, ainsi que le Mai qu’on va planter devant la porte des Seigneurs, ce qui peut être vrai en quelques endroits, mais en général n’est pas vraisemblable, puisque la loi d’Arcadius, qui les réforme, est du 25 avril. Or il est impossible que la loi du Prince ait été intimée dans cinq jours à toutes les provinces, et il serait ridicule qu’on n’eût fait la loi qu’après la fête, pour la réformer. Baronius le fait venir d’un bourg de la Palestine, dépendant de Gaze, où il croit que ces jeux ont été institués, du mot Syriaque Majamas, qui signifie les eaux, parce qu’ils se célébraient au bord de la mer ou des rivières, ce qui les rendit si fameux à Antioche dans le faubourg de Daphné, où les eaux étaient abondantes, avec les débauches énormes que les délices du lieu, la superstition païenne, le caractère des habitants, ne pouvaient manquer de porter à l’excès. Rome le leur reproche, Julien l’Apostat dans la satire qu’il a faite contre les habitants de cette ville, Libanius dans ses oraisons, et S. Chrysostome dans ses homélies. Peut-être est-ce le nom de {p. 69}quelque bouffon qui les inventa, comme le mot Histrion est dérivé d’un Hister, qui vint de la Toscane à Rome exercer le beau métier, l’utile talent de faire rire le peuple aux coins des rues ; ce qui, malgré l’établissement d’une comédie régulière, s’exécute encore dans les provinces, où les charlatans paraissent sur des tréteaux dans les places publiques.

Le Majuma n’était pas un seul genre de spectacle, c’était un composé de toutes sortes de divertissements, de jeux, de promenades, de bouffonneries, qui duraient plusieurs jours, comme des Saturnales : attirées par la licence et par l’espérance du gain, des troupes de Bateleurs y venaient donner des farces ; ce qui ne fit qu’augmenter la débauche. Tout cela est fort différent de la comédie régulière, qui était plus ancienne, et qui lui a survécu. Leur suppression dut être pour le théâtre une vive leçon de se contenir dans de justes bornes, pour ne pas s’attirer le même sort. Les saints Pères n’ont jamais cessé ni avant ni après les Majumes de s’élever contre les spectacles, dont le désordre, quoique moins bruyant, est inséparable. La fortune de ces jeux a éprouvé bien des révolutions. Godefroy, sur ce titre du code Théodosien, remarque qu’ils ont été réformés ou défendus par sept Empereurs. Ils furent d’abord innocents ; mais les danses y devinrent si lascives, les bouffonneries si indécentes, les représentations théâtrales si licencieuses, qu’on fut obligé de les abolir. Les instances réitérées du peuple, les promesses d’y observer la modestie, les firent tolérer. Le retour des mêmes désordres les fit supprimer encore : que peut-on espérer quand l’engeance théâtrale se mêle à quelque fête ? Enfin, à la prière des Evêques, surtout de S. Chrysostome, ces jeux furent abolis sans retour. On peut voir tout ce détail dans les savants commentaires {p. 70}des Godefroy, père et fils, sur le titre de Majuma, au code Théodos. (L. 15. tit. 6.), au code Justinien (L. 11. tit. 44.), les Parergues d’Alciat (L. 5. C. 5.), et tous les Interprètes.

Nos théâtres ne valent guère mieux. Le théâtre Anglais, le théâtre Italien, celui de la Foire, les théâtres de Molière, de Poisson, de Monfleury, de Dancourt, de Vadé, etc. auraient très bien figuré à Antioche, aux jeux de Flore, aux Saturnales ; et même les comédies les plus châtiées ne les auraient pas déparés. C’était à Daphné des danses molles et efféminées : que sont les pas de nos danseuses ? la mollesse en cadence. C’était des chansons tendres, semées d’équivoques : que sont nos vaudevilles, nos ariettes, nos airs d’opéra ? le vice en musique. C’étaient des femmes qui se présentaient au public dans un état indécent : qu’on regarde, ou plutôt qu’on ne regarde pas nos Actrices, qu’on n’écoute pas leurs conversations, qu’on ne suive pas leurs démarches, on rougirait des Majuma Français, célébrés, non au mois de mai, mais toute l’année. Les compagnies du faubourg de Daphné s’accommoderaient volontiers de nos parterres et de nos loges.

Autre objet bien intéressant pour le public, la population. La prétendue brèche qu’y fait la loi de la continence, que le Clergé s’impose, est un de ces lieux communs qu’opposent tous les jours ces livres innombrables de politiques, qui semblent être les arbitres du sort des états, et les législateurs des nations. Le sanctuaire et le cloître font, dit-on, perdre au Prince des milliers de sujets. On en conclut en faveur du théâtre. La fréquentation, dit-on, diminue la fureur du célibat (et le scrupule de la fidélité conjugale), elle arrache toujours quelque jeune personne au {p. 71}petit collet et au voile (et au ridicule de la pudeur). Il faut donc en ouvrir les portes à la jeunesse, aux Religieux, au Clergé. Je conviens en effet que si la diminution, le dégoût, le mépris de la chasteté, le goût, l’impression du vice, le moyen de tromper les surveillants, de faire réussir une intrigue, de satisfaire ses passions, sont les fruits qu’on se propose de tirer du théâtre, on a parfaitement réussi. C’est une terre féconde, cultivée avec soin par un grand nombre d’ouvriers et d’ouvrières, adroits, laborieux, infatigables. La moisson est abondante, et les cultivateurs ne sont pas les moins bien partagés.

Mais prend-on garde qu’en nourrissant le vice, le théâtre fait à la population une plaie bien plus profonde que tout le Clergé séculier et régulier par la plus sévère continence. Sur tant de milliers d’Acteurs, chanteurs, danseurs, instruments, qui remplissent les théâtres sans nombre du royaume, il n’y en a peut-être pas un vingtième de mariés. Les amateurs du théâtre sont la plupart dans le même goût : d’un million de gens qui le fréquentent, la moitié renonce au lien conjugal ; le plaisir, l’amusement les absorbe ; la frivolité, la dissipation le leur fait oublier ; les railleries sur le mariage les dégoûtent ; le luxe, la dépense les ruinent ; les sentiments qu’on inspire aux femmes, les alarment : les Actrices fournissent un supplément si facile et si doux, sans être chargé des soins embarrassants d’une famille ! Marmontel dans son apologie du théâtre compte dans Paris seul cent mille célibataires, qui n’ont fait ni n’observent le vœu de chasteté. Ceux mêmes qui allument le flambeau de l’hymen, énervés par la débauche, dissipés par une vie frivole, dégoûtés du travail et des affaires, n’ont la plupart, ne peuvent ni ne veulent avoir des enfants, n’ont aucun soin de ceux que le hasard leur donne ; ils ne savent leur donner {p. 72}qu’une éducation théâtrale, qui ne forme ni Magistrat, ni Militaire, ni artisan, ni laboureur, ni aucun genre de citoyen, mais des hommes frivoles, à charge à la société. Qu’on compte, de bonne foi, dans quelque ville que ce soit où il y a théâtre, le nombre des célibataires laïques que la débauche rend stériles, ils sont dix fois plus nombreux que le Clergé. La moitié des filles ne se marient pas. La guerre, la marine, la domesticité, la maison du Roi, enlèvent, il est vrai, beaucoup de garçons. Combien d’autres pour qui les feux de l’hymen ne s’allument jamais ! Ceux qui se marient, qui respectent le lien conjugal, qui ont soin de leur famille, sont-ils bien ceux qui fréquentent le spectacle ?

Les Protestants déclament aussi contre les vœux monastiques et la continence des Prêtres. Le croirait-on ? leurs célibataires sont innombrables, et fort au-dessus du Clergé Romain, non seulement dans les pays Catholiques, où leurs mariages, disent-ils, sont difficiles, quoique les Ministres les épousent dans leurs assemblées, qu’ils tiennent régulièrement, que leur irréligion par des apparences de catholicité trompe tous les jours les Curés, d’ailleurs peu sévères sur les épreuves, et que sans tant de façons plusieurs entretiennent publiquement des concubines, qu’ils disent leurs femmes, mais même dans les pays Protestants, où rien ne les gêne, où leur religion et leurs déclamations contre l’état monastique leur en font un devoir, rien de plus commun que le célibat. On s’en est plaint cent fois, on a pris des mesures pour favoriser, pour multiplier les mariages ; tout a été inutile, ces pays ne sont pas plus peuplés que les autres, la débauche y fait régner une stérilité plus étendue que celle des monastères. La chasteté ne fut jamais si opposée à la fécondité que le vice. Dans la ville de Genève, où les mœurs sont plus {p. 73}pures, parce qu’on n’y souffre point le théâtre, les mariages sont plus nombreux, plus heureux, plus féconds, que dans les villes où il est établi. Quelle raison frappante pour fermer les portes au poison le plus dangereux de la population !

Les Païens faisaient la même remarque. Rome païenne ne connaissait pas les vœux monastiques, elle n’avait qu’une quinzaine de Vestales, obligées à la continence, qui même après quelques années de service pouvaient se marier ; le mariage y était honoré, favorisé, encouragé ; le divorce permis devait même le faciliter. Cependant le goût du célibat, ou plutôt de la débauche, était si général, qu’Auguste craignit l’extinction du peuple Romain et la dépopulation de l’Empire. Afin de la prévenir, il fit des lois très sévères pour punir l’adultère et obliger au mariage, et promit de grandes récompenses à ceux qui s’y engageraient. Rien n’est plus contraire à ce saint état que la licence des mœurs. Le mariage a trop de charges pour être au goût des libertins, il est trop méprisé au théâtre, et le vice trop favorisé, pour y faire des prosélytes. En effet ce ne fut que dans le temps où le théâtre fut le plus en vogue, que le célibat fut le plus commun. Dans les premiers temps de la République, où la comédie était inconnue, tous les citoyens s’établissaient et peuplaient l’Etat ; le divorce, quoique permis, y fut inconnu pendant cinq siècles. Ce ne fut que quand le goût de la comédie y fut devenu dominant, qu’on ne respecta plus ce joug, que l’adultère le profana, que le divorce le rompit, que les lois furent inutiles. Chez les Juifs, où l’on ne vit jamais de comédie, le mariage fut respecté, la fécondité désirée, la population infinie. Nos politiques dans leurs calculs prétendent que depuis un siècle il y a quatre ou cinq millions d’hommes de moins dans le royaume. Je suppose ce calcul {p. 74}juste, et je remarque que c’est là l’époque fatale du règne de Thalie, cause inépuisable de dépopulation. Les empires du Turc et du Sophi ne sont pas mieux peuplés, il est vrai, quoiqu’ils n’aient point de théâtre ; mais ils en ont l’équivalent dans les serails : les Sultanes y sont les Actrices, ici les Actrices sont les Sultanes.

CHAPITRE V.
De la Dépense des Spectacles. §

Voici un témoignage non suspect et une réflexion bien sage de la Gazette de France du 4 novembre 1763, art. de Dresde : « L’Electeur et l’Electrice de Saxe continuent à faire les arrangements économiques les plus propres à leur concilier l’amour de leurs sujets et l’estime des Puissances voisines. On a congédié les Musiciens et les Danseurs de l’Opéra, ainsi que les Comédiens Italiens, et même les Comédiens Français, quoique ceux-ci fussent extrêmement goûtés de Leurs Altesses. » Se peut-il que pendant cinq ans d’une guerre aussi affreuse pour tout l’Electorat, cette engeance ait pu, ait osé demeurer à Dresde ? a-t-elle pu être assez insensible aux malheurs publics, à ceux du Souverain, pour jouer des comédies au milieu des larmes, du sang, des incendies, et arracher par l’amorce du plaisir de la bouche du peuple le morceau de pain qu’il avait à peine pour vivre ? C’est avoir autant gagné qu’à la paix de s’en être enfin débarrassé : c’était pour la vertu des ennemis plus dangereux que les Prussiens. Le Cardinal de Richelieu, à qui l’Etat fournissait quatre millions pour sa dépense, qui en a employé plus de deux en spectacles, qui le premier a fait du théâtre un objet important, aurait-il fait de pareils arrangements économiques ? aussi se concilia-t-il {p. 75}l’amour des peuples et l’estime des Puissances voisines ? Non : il se fit redouter par ses intrigues, haïr par ses vengeances, mépriser par son luxe.

Piganiol de la Force (Description de Paris, Tom. 6. quartier du Luxembourg, Hôtel de la Comédie.) dit qu’il a coûté soixante-douze mille livres d’achat, et deux cent mille livres à bâtir, dont le Roi a payé une grande partie. Les augmentations et embellissements vont au double. Ce calcul n’est pas exact. Dans le Journal des Audiences (Tom. 4. L. 8. C. 10.) on trouve le procès de Poisson, obéré de dettes, avec ses créanciers. Ils avaient fait saisir la portion qu’avait ce Comédien sur le Jeu de paume de l’Etoile, acheté par sa troupe, sur lequel on a bâti l’Hôtel de la Comédie. Les pièces du procès font foi qu’il avait coûté deux cent mille livres d’achat, et autant de construction. L’arrêt du 2 janvier 1693 déchargea cette portion de la saisie, mais arrêta la part de Poisson et de sa femme sur les profits des représentations, ordonna que les deux tiers seraient donnés aux créanciers jusqu’à l’entier paiement, obligeant la troupe d’en tenir registre et de le représenter deux fois l’année. Les dépenses des théâtres des villes de province, quoique nécessairement moins considérables, ne sont pas moins énormes, proportionnément à leur pauvreté et aux impositions dont elles sont chargées. Le théâtre de Bordeaux revient à cinquante mille écus, celui de Marseille autant, Toulouse cent mille livres, la petite ville d’Auch trente mille livres, la Rochelle quarante mille liv. etc. Plusieurs villes se sont abonnées avec des troupes d’Acteurs, pour ne pas en manquer. Tout cela se paie sur les patrimoniaux, ou sur les remises faites par le Roi pour le soulagement des paroisses grêlées, ou s’impose comme la taille, toujours {p. 76}à la charge du peuple, qui n’en paie pas moins à l’entrée.

On lui épargnait autrefois ces dépenses. Les grands Seigneurs de Rome faisaient tous les frais, le peuple n’était pas obligé d’acheter ces plaisirs. Les grands Seigneurs de nos jours, ou moins libéraux ou moins riches, font tout faire aux dépens du public, même le plus souvent ne paient-ils pas à l’entrée. C’est sur le public encore que sont réparties ces exemptions ; car les Comédiens ne veulent rien perdre, on a beau leur payer le théâtre, les décorations, les habits, les machines, et leur donner des pensions, le public n’en est pas moins rançonné à la porte. Tout cela paraît peu de chose en détail, la totalité cependant monte dans le royaume à des sommes immenses, et même pour le particulier qui y revient souvent, l’objet est considérable. Qu’un Confesseur imposât pour pénitence de donner aux pauvres de pareilles sommes, on crierait à la sévérité, on le refuserait. Il en est comme du jeu, les petites sommes qu’on y expose causent à la fin la ruine des familles ; à l’Opéra, par exemple, où les places coûtent douze livres, chaque représentation va communément à vingt mille livres, à deux représentations par semaine, voilà plus de deux millions par an. C’est un monde qu’un Opéra, Acteurs, Actrices, Danseurs, Danseuses, Musiciens, Instruments de toute espèce, Maîtres à danser, à chanter, Peintres, Tailleurs, Brodeurs, Menuisiers, Machinistes, Dessinateurs, Pages, Portiers, Régisseurs, Inspecteurs, etc. Par le détail qu’en fait l’Histoire de l’Opéra, les gages courants montent à soixante-sept mille cinquante livres ; les dépenses sont énormes, les meubles, habits, bijoux, masques, tableaux, décorations, machines, sont à tas dans le magasin, on le prendrait pour un arsenal. {p. 77}Lully a laissé dans ses coffres six cent soixante-cinq mille livres en espèces. Les profits, tous frais faits, sont incroyables. On s’y endette pourtant par mille folles dépenses ; à la mort de Quienet, en 1712, les dettes de l’Opéra montaient à quatre cent mille livres ; à la mort de Berger, en 1745, elles montaient à cinq cent mille, que l’Hôtel de ville de Paris, c’est-à-dire le public, s’est chargé de payer. Tous les autres théâtres dans tout le royaume coûtent à proportion : il n’y a pas d’exagération de l’évaluer à plus de huit millions l’année. On se plaint de la multitude des impôts ; en voilà un très considérable, qui ne tourne pas au bien de l’Etat, qui plutôt contribue à sa misère, et qu’on ne compte pas.

Il ne faut que voir les richesses des habits, la multitude des bijoux et des pierreries, la somptuosité des meubles des Comédiens et des Comédiennes sur le théâtre et dans leurs maisons, leurs fêtes continuelles, leurs repas, leur jeu, leur débauche, pour juger de leurs immenses profits. Les Acteurs de réputation, Baron, Jeliotte, la Fel, la Gaussin, sont superbement logés, roulent un pompeux équipage, sont servis par un domestique nombreux et leste, jouissent de trente, de quarante mille livres de rente, eux qui auraient à peine de quoi vivre chez eux. Sur quoi la Bruyère dit plaisamment (Ch. des Jugem.) : « Il n’y a point d’art si mécanique ni de si vile condition (même de Comédien), où les avantages ne soient plus sûrs, plus prompts et plus solides, que dans les sciences et les belles lettres. Le Comédien couché dans son carrosse jette de la boue au visage de Corneille, qui est à pied. »

Ce n’est pas d’aujourd’hui, je l’avoue, que ces folies ont commencé. Plutarque (de glor. Athen.) rapporte que le théâtre avait plus coûté aux Athéniens que toutes leurs guerres, quoique {p. 78}très considérables et presque continuelles. Les Romains enchérirent sur leur magnificence, ou plutôt sur leur incroyable prodigalité. Il fallait les richesses des maîtres du monde pour suffire aux spectacles que donnaient les Magistrats quand ils entraient en charge. Les plus opulentes maisons de Rome s’y ruinaient pour gagner la faveur du peuple, avide de ces jeux. Ils enchérissaient les uns sur les autres, et tâchaient de se signaler par de plus énormes profusions. Ils pillaient, pour y suffire, les provinces dont ils avaient le gouvernement. Pompée employa à son théâtre les dépouilles des royaumes du Pont, d’Arménie et de Judée, qu’il avait conquis pour la République, et ravagé pour le théâtre. Le Comédien Roscius touchait lui seul du trésor public trente-six mille écus par an pour jouer une douzaine de fois, ce qui revient à près de dix mille livres par représentation. L’histoire Romaine est pleine de ces extravagances. C’était pour divertir la capitale que les concussions faisaient couler le sang des provinces. Si la comédie ne le fait pas couler aujourd’hui à si grands flots, le sol plus aride et plus borné n’en est pas moins dans la sécheresse. S. Ambroise se plaignait amèrement de ces folles et cruelles largesses (L. 2. C. 21. de Offic.) : « Ludis theatralibus opes exinanire, patrimonium suum dilapidando. » Pline l’ancien, quoique Païen, tient le même langage que la raison et la vertu dictent à tout homme sage : « Spectacula edita, fusas opes, operum magnificentiam, excessum luxuriæ » (L. 7. C. 25. Hist.). Les Empereurs se crurent obligés d’y mettre des bornes, et taxèrent à un prix modique jusqu’aux gratifications en habits, argent, chevaux, etc. des Acteurs. V. Tot. tit. de ludorum expensis. Cod. Theod.

Du moins n’était-ce qu’aux dépens des particuliers {p. 79}que se faisaient ces folies, jamais imposées sur le public, ou prises sur les revenus de la République. Ces frais immenses ne furent point à charge aux citoyens, qui même y entraient gratuitement, sans avoir de péages à payer à la porte ; on ne vendait pas le plaisir, on ne le faisait pas payer aux pauvres. On trouve (Cod. Theod. tit. de Scenic. L. 3.) une loi que Justinien a insérée dans son Code (L. 1. de Spectac.), par laquelle ces injustes impositions sont défendues. Ce Prince rétablit les jeux gymniques du pugilat, de la course, des athlètes, etc. comme des exercices utiles au corps ; mais seulement autant que quelque riche particulier en voudra faire la dépense. Jugez si l’Empereur eût souffert des impositions à la charge du public pour des comédies qui ne sont utiles ni au corps ni à l’âme, et qui nuisent à tous les deux ? « Eam tantum permittimus voluptatem qua volentium datur impensis. » L’eût-il souffert dans des temps de misère ?

Mézeray sur l’année 1577 rapporte qu’« Henri III avait appris de Catherine de Médicis, sa mère, à faire d’excessives dépenses, et à montrer sa somptuosité dans des pompes et des vanités qui avaient quelque air de grandeur. C’est une chose incroyable que les sommes excessives dont il fit profusion à de magnifiques badineries : il joua et perdit un soir quatre-vingt mille écus. Il fit un festin où les femmes servirent en habit d’homme. La Reine le lui rendit par un autre où les plus belles de la Cour firent le même office, la gorge découverte. » Le Journal d’Henri III ajoute que pour le repas du Roi il fut levé soixante mille livres de soie verte, que celui de la Reine revenait à cent mille livres, qu’on leva par forme d’emprunt. Mézeray continue : « Les pauvres peuples payaient toutes ces folies, et gémissaient plusieurs années pour le divertissement d’une heure. Les coffres de l’épargne étaient vides, {p. 80}il fallait avoir recours aux plus fâcheux expédients pour recouvrer de l’argent, surtout par la création de nouveaux offices, dont les Italiens fournissaient les titres, et persuadaient au Roi que c’était un excellent moyen d’avoir de l’argent sans violenter personne, et de rendre la puissance du Roi absolue, en remplissant toutes les villes de créatures qui fussent à lui, et que par la crainte de perdre leurs charges, il tint obligées de lui aider à fouler ses sujets. » L’Abbé de S. Pierre (Annales politiques, année 1663.) parlant d’une grande famine pendant laquelle Louis XIV fit un magnifique carrousel : « On trouva à redire à cette grande dépense ; effectivement, quoique les particuliers qui y faisaient de la dépense n’eussent peut-être rien donné aux pauvres qui mouraient de faim, il semble qu’il sied mal de donner des fêtes et de faire faire des dépenses superflues dans un temps de misère publique, que l’on voit dans les rues et les grands chemins des malheureux mourir de faiblesse. » Sur l’année 1664, il dit : « La peinture, la musique, la comédie, prouvent les richesses présentes d’une nation, mais non pas son bonheur. Elles prouvent le nombre des fainéants et leur goût pour la fainéantise, qui nourrit d’autres fainéants, qui se piquent d’esprit agréable, non d’esprit utile. Ils veulent exceller, mais dans des bagatelles ; ils travaillent avec esprit, c’est dommage que ce soit pour des choses si peu utiles. C’est un défaut de gouvernement de proposer de semblables amusements, dont il ne reste aucune utilité ni pour le présent ni pour l’avenir. »

Le Journal de Trévoux (avril 1753. art. 7.) donne un fort bon extrait d’un livre Espagnol contre la comédie, et il nous apprend que les Magistrats ayant lu cet ouvrage, en avaient été si frappés, qu’ils avaient abattu le théâtre qu’ils venaient de construire, qui avait coûté vingt {p. 81}mille ducats. Voici un exemple plus illustre. Nicole Gilles, dans la vie de Philippe Auguste, dit : « Ce Prince voyant que des robes et des deniers qu’on donnait alors aux Comédiens, plusieurs pauvres eussent été entretenus pour bien longtemps, il fit vœu que pendant toute sa vie cet argent et ces robes seraient distribués aux nécessiteux. » Ce fut un des plus grands et des plus heureux Princes qu’ait eu la France. Ce seul trait est une preuve de sa sagesse, et doit avoir été une source de bénédiction.

Mais, dit-on, les pauvres en profitent ; la comédie fait tous les ans une aumône considérable à l’Hôtel-Dieu. Nous en avons parlé (L. 2. C. 8.). Disons encore un mot de ce trait qu’on fait tant valoir : on le trouve dans la Police de Lamarre (Tom. 1. L. 3. tit. 3. C. 4. tom. 4. L. 6. tit. 10. C. 2. et dans son éloge). Les Comédiens avaient passé des siècles sans songer à la charité, ils ne s’en embarrassent pas encore dans les provinces, lorsqu’enfin, le 30 août 1701, la piété de Louis XIV y pensa pour ceux de Paris. Il y eut un ordre de donner aux pauvres le sixième de leurs profits. L’exécution n’en fut pas aisée : comment évaluer ce sixième ? quel fond peut-on faire sur la fidélité de leurs livres de recette ? l’Hôpital se trouva trop heureux de pouvoir s’abonner avec eux à la somme de quarante mille livres, qui n’est pas à beaucoup près le sixième. Il résulte de cet abonnement que la troupe avoue gagner tous les ans au moins deux cent quarante mille livres ; je dis gagner ; car on commence par en déduire tous les frais, gages, pensions, etc. qui vont bien aussi loin. On peut donc, sans exagération, assurer que la comédie de Paris coûte au public au moins cinq cent mille livres, sans y comprendre les dons du Roi et des particuliers : on ne compte que les seuls profits des {p. 82}entrées. L’Opéra avec ses machines va beaucoup plus loin : les autres théâtres ne coûtent pas moins. Les spectacles dans Paris vont à trois millions. Dans la multitude innombrable des théâtres du royaume, quelle énorme dépense ! Cette évaluation fut faite il y a plus de soixante ans, et tout a doublé depuis, même la fureur d’y aller. Le peuple porte ce poids insensé ; les riches ne font pas le grand nombre, et ne paient pas plus que les pauvres. Plusieurs riches ont même les entrées gratis, ce qui retombe sur les pauvres, comme le port des lettres franches reflue sur le public, qui en paie davantage pour remplir le vide que laissent les privilégiés. La fraude de l’abonnement du sixième parut bientôt après. Pour récompenser le livre et les travaux du Commissaire Lamarre, le Roi, par une ordonnance du 5 février 1716, ordonna pour lui l’augmentation d’un neuvième par place, que l’on mit sur le compte de l’Hôtel-Dieu, à la charge de s’arranger avec la famille de Lamarre pour une somme convenable, et que le surplus appartiendrait aux pauvres. Sur le taux du sixième l’évaluation était facile à faire ; il eût fallu lui donner quatre mille cinq cent livres de rente ou le capital. Les Lamarre n’en furent pas les dupes. Par acte du 19 février 1716, ce neuvième fut estimé quinze mille livres, dont on leur donna le capital, trois cent mille livres. Il y avait donc lésion de dix mille cinq cents livres. Peut-on trop le répéter ? quelle dépense, quel impôt ! et quoique volontaire, qu’il est à charge ! Ne serait-il pas du bien de l’Etat d’ôter l’occasion de ces folles dépenses, comme un bon père tâche d’arrêter les folies d’un enfant prodigue qui court à sa perte ? Ces sommes immenses sont prises sur le nécessaire ou sur le superflu. On doit aux pauvres le superflu, on se doit le nécessaire. Ces lois ne sont pas {p. 83}douteuses. « Quod super est date elemosinam. » Dans l’un c’est une folie, dans l’autre une cruauté, partout un crime. Ce seul article ferait de la comédie un péché. Oserait-on dire, pour s’excuser, que la comédie est une bienséance, une nécessité d’état et de profession ? L’enthousiasme n’est point encore allé jusques là, on ne s’attend pas que cet article de nos comptes soit alloué au jugement de Dieu.

Il est singulier qu’on ait osé mettre au frontispice de l’Hôtel de la Comédie : Hôtel des Comédiens entretenus par le Roi. Cette pompeuse et ridicule inscription présente une indécence et une injustice. Indécence ; une troupe de Comédiens n’étant composée que de gens vicieux, infâmes et méprisables, la comédie n’étant qu’un composé de bouffonneries, de passions et de vices, ils ne sont que tolérés. Peut-on, sans manquer de respect au Roi, afficher qu’ils en sont entretenus ? On dit quelquefois le fou, le bouffon, le nain, le palefrenier du Roi, encore même la mode des fous est passée, et jamais on ne s’est avisé d’afficher ce titre révoltant. Les vices et l’entretien du Roi ! l’union de ces deux choses est encore plus révoltante. En quel royaume, fût-il peuplé de Topinambours, oserait-on graver sur un portail Hôtel des débauches, des ivrognes, des courtisanes, des voleurs, entretenus par le Roi ? quel assemblage ! Injustice ; s’ils sont entretenus par le Roi, à quel titre font-ils payer tout le monde à l’entrée ? C’est une concussion, un larcin, de se faire payer deux fois.

Trop heureux le public, s’il ne payait que deux fois ! Mais les gratifications immenses qu’ils savent arracher des malheureux que les Actrices séduisent, ou que les Acteurs entretiennent dans la débauche, ce qu’ils gagnent au jeu, ce qu’ils font consumer en parties de plaisir, dépenser à enseigner {p. 84}des chansons et des danses, filouter aux parents, aux maris, aux maîtres etc. c’est une grêle qui ravage, un gouffre qui absorbe le bien des familles. Flavius Vopiscus (in Carino) rapporte de Julius Messala, d’une maison la plus opulente et la plus distinguée, mais fou du théâtre, qu’il donna aux Comédiens tout son patrimoine au préjudice de ses parents ; il leur distribua jusqu’aux magnifiques habits de son père et de sa mère. Ces exemples ne sont pas rares. Pour payer une Actrice, on laisse manquer du nécessaire à sa femme, à ses enfants, à ses domestiques : le créancier n’est pas payé, l’ouvrier satisfait, la famille élevée, le pauvre soulagé, mais que dis-je, les pauvres ? on rirait à la comédie, si on y parlait de charité. Le public déteste avec raison ces malheureux brelans si souvent défendus et si fréquentés, ces coupe-gorge où l’on se ruine sur un dé ou sur une carte : le théâtre est un brelan et un coupe-gorge plus funeste ; on y va publiquement, impunément, en foule, on y perd son bien, son corps et son âme. Les Acteurs et les Actrices sont plus trompeurs et plus avides que les joueurs. Que ne fait-on une comédie sur les amateurs du théâtre ? il n’y aurait pas moins de folies à mettre sur la scène ; mais on ne veut ni se jouer soi-même, ni dégoûter les chalands.

Autre source de dépense aussi ruineuse, c’est le goût de la parure, du luxe, de la dissipation qu’il inspire, les débauches, les repas, les parties de plaisir qu’il occasionne, non seulement avec les Comédiens avec qui l’on se lie, mais encore avec les gens qu’on y mène ou qu’on y trouve. Ce détail, direz-vous, a un air d’avarice ; vous blâmez la générosité qui fait faire une agréable dépense. Oui, je la blâme, parce qu’elle est inutile, pernicieuse pour les mœurs, ruineuse pour les familles. Le nouveau ton où l’on se {p. 85}monte, la nouvelle éducation qu’on croit du bel air de donner à la jeunesse, le débordement de danseurs, chanteurs, joueurs d’instruments, Peintres, Poètes, baigneurs, coiffeuses, etc. dont tout est plein, et qu’entraîne la comédie, et qui sont autant d’amis, de compagnons, d’exemples, de confidents, de corrupteurs ; tout cela, j’ose le dire, a changé la face de la nation. Autrefois, pour former le corps et la voix, quelque leçon de danse et de musique suffisaient et devaient suffire : c’était assez de deux ou trois maîtres dans une ville. Quelle nécessité que tant de monde apprenne si fort à danser, à chanter, à jouer des instruments, le dispute aux danseurs et aux musiciens de profession, emploie à grands frais les années entières à des exercices pour le moins inutiles, et néglige les études sérieuses, les devoirs de son état, ses propres affaires ? C’est le Bourgeois, le Marchand, le Financier, le Procureur gentilhomme, environné de maîtres, comme celui de Molière, qui bien loin de corriger personne de ce ridicule, qu’il a si bien joué, n’a servi qu’à le répandre. Le théâtre l’a ennobli, l’a rendu nécessaire, en a donné le goût, en fournit les modèles et les maîtres, et charge le public de frivolités aussi dispendieuses que dangereuses. Il se forme par là des prosélytes : les élèves ne manquent pas d’aller au spectacle admirer leurs maîtres, perfectionner leurs talents, et les faire briller. C’est un enchaînement de dissipation et de vices dont tout souffre.

Tout ce qu’il y a de brillant dans une ville se rassemble au spectacle, et y étale sa magnificence. On le voit, on l’admire, on l’envie, on veut l’imiter, on y est même forcé ; oserait-on déparer la compagnie par des haillons ? La toilette et la dépense en sont le premier prologue. Avec ses amis et ses égaux on peut être simple {p. 86}et modeste ; on est ici trop mêlé avec le beau monde, pour se renfermer dans la médiocrité de sa fortune et de son état ; on rougirait de la différence, on n’épargne rien pour lutter avec eux, on goûte aisément ce qui flatte, et on se livre au luxe et à la vanité. Oserait-on paraître ailleurs avec moins d’éclat, et déchoir de l’essor qu’on a pris ? Ce goût se communique, se perpétue, s’augmente, s’étend sur tout. Pour le soutenir, rien ne coûte ; on n’a pas un sol pour soulager les pauvres, un sol pour payer ses dettes, et le spectacle étale les plus riches parures. Les amateurs du théâtre se distinguent aisément ; leur style, leur souris malin et caustique, leur air, leurs démarches, leur dissipation, leur licence et leur libertinage, leur mollesse et leur luxe, leur parure et leur vanité, tout les décèle. Une amatrice est ordinairement habillée et coiffée en Actrice, un amateur pense, parle, agit en Acteur ; peut-il être que ce qu’il fréquente ? On va rarement seul à la comédie, rarement on en revient seul ; le jeu, les repas, les parties de plaisir la suivent, on y fait des connaissances, et quelles connaissances ! on y forme des passions, on y lie des intrigues, on y donne des rendez-vous ; il faut y faire des emplettes, payer des rafraîchissements. Que sera-ce, si ces connaissances, comme il est ordinaire, sont des libertins et des fripons, si ces passions tombent sur des coquettes dont le théâtre foisonne, qui épuisent la plus opulente fortune, si ces commerces, comme il n’arrive que trop souvent, se lient avec des Actrices, ces harpies insatiables qui dévorent jusqu’à la racine ? « Usque ad perditionem devorat. » Est-ce à tort que les saints Pères condamnent unanimement la dépense qui se fait à la comédie ? Le monde a beau faire l’éloge de ces profusions insensées faites souvent par ceux qui {p. 87}devraient les empêcher, et aux dépens du public par des Magistrats municipaux prétendus pères du peuple dont ils prodiguent les biens ; ils ont le courage d’y arborer leurs écussons, pour laisser à la postérité le honteux monument d’une administration si peu chrétienne. Ainsi, dit le Prophète, on loue le pécheur dans les désirs de son cœur, et on bénit celui qui fait le mal : « Laudatur peccator in desideriis animæ suæ. » C’est S. Augustin qui parle ainsi (Tract. in Joan.) et qui en conclut que ces folles dépenses sont un crime énorme : « Res suas dare Histrionibus vitium immane. C. 7. distinct. 86.

Le Marquis d’Argens (Lettr. Juiv. Tom. 1. Lettr. 34.) s’explique énergiquement là-dessus. « Trois cents Courtisanes à Rome, dit-il, sont moins pernicieuses à l’Etat que les filles de l’Opéra. Deux Danseuses et deux Chanteuses causent plus de trouble et de scandale, font faire plus de banqueroutes à un Marchand, de dettes à un Seigneur, de vols aux enfants de famille, que les trois cents courtisanes. Une belle nuit de la Prévôt coûta deux cents louis à son amant. » Il fait ensuite le parallèle des Actrices et des Courtisanes, et les Actrices l’emportent. « La feinte et l’artifice sont leurs talents, elles savent sous un maintien déguisé et un air modeste, couvrir un cœur dévoré de l’amour des richesses, et dépouillé des sentiments de vertu, qui n’est pour elles qu’une gêne importune. Protée ne sait pas se déguiser de tant de manières. » Il entre dans le détail de leurs artifices, pour engager ou retenir les vieillards, les jeunes gens, les riches, etc. et pour en arracher les plus riches présents. « Lorsqu’un mortel a été assez malheureux pour tomber dans les pièges de ces enchanteresses, il est perdu dans un labyrinthe d’où il ne sort plus ; l’adresse, la fourberie, les faux serments, le désespoir simulé, sont des détours dans lesquels il ne saurait se retrouver. {p. 88}Cependant la dépense que font leurs amants ne les assure pas du cœur de ces créatures ; elles prennent de toutes mains quand l’occasion est favorable, leur vertu ne s’effarouche pas, pour peu que leurs aventures soient cachées à leurs adorateurs, lorsqu’elles sont assurées du secret, le marché est bientôt conclu.» Je ne crois pas qu’on veuille faire des exceptions en faveur des autres théâtres, ou de Paris, ou de province ; quelque nuance de plus ou de moins, ne vaut pas la peine de chicaner sur la ressemblance du portrait.

CHAPITRE VI.
Du Cardinal Mazarin.
§

Mazarin se piquait d’être Poète. Il est vrai que ce n’était pas, comme Richelieu, jusqu’à l’honneur du cothurne ; il se vantait seulement d’avoir fait beaucoup de vers galants qui avaient réussi : mérite dont un Prélat, sans faire tort à sa gloire, eût pu ne pas se décorer. C’est ce qui fit la fortune de Benserade. Un jour qu’au coucher du Roi le Cardinal parlait de ses couronnes poétiques, il ajouta qu’il avait fait comme Benserade. Celui-ci, dont la fortune était alors fort délabrée, ayant appris peu de temps après ce mot flatteur, courut aussitôt à l’appartement du Cardinal, qu’il trouva couché. Il entre, malgré ses gens, pénètre jusqu’à lui, et se jette à genoux au chevet de son lit, lui fait les plus grands éloges de ses vers Italiens, qu’il n’avait jamais vus, et qu’il n’aurait pas entendusXI, et lui témoigne de la manière la plus vive la joie et la reconnaissance de l’honneur infini qu’il lui avait voulu faire en daignant se comparer à lui. L'Eminence, à demi endormie, se réveille, rit de cette saillie et lui en sait bon gré, lui envoya le {p. 89}lendemain deux mille livres, et lui donna plusieurs pensions sur des bénéfices, revenu qui certainement ne fut jamais destiné à payer des vers galants. Mazarin se piquait encore de goût et de magnificence, et quoique bien inférieur en génie et en noblesse de sentiments à Richelieu, son prédécesseur, il crut devoir l’imiter dans son amour pour les spectacles.

Il fit plus, il établit en France une nouvelle espèce de spectacle jusqu’alors inconnu, l’Opéra. C’est le seul établissement qu’il ait fait pendant sa vie : Le Collège des quatre Nations ne fut projeté que dans son testament, et exécuté qu’après sa mort. On avait vu avant lui, il avait lui-même donné des bals, ballets, mascarades, etc. où l’on dansait, chantait, récitait des vers ; Benserade en avait fait un grand nombre. Mais une pièce dramatique régulière, partagée en scènes et en actes, formant un dessein, un nœud, un dénouement, accompagnée de chant, de danses, de machines, où l’on ne parle qu’en chantant, où l’on ne marche qu’en dansant, un spectacle où tout est réuni pour flatter le cœur, l’esprit, les yeux, les oreilles, que l’histoire de l’Opéra appelle « le spectacle universel, le triomphe de l’esprit humain, le grand œuvre par excellence », et qui en effet bien mieux que celui des Chimistes, fait couler des fleuves d’or dans la main des Acteurs, et une pluie d’or dans le sein des Danaé qui habitent ce pays des Fées ; on ne le connaissait qu’en Italie, il avait été ébauché en faveur de la maison de Médicis, à qui on doit en Europe la naissance des arts et du luxe. Il brillait depuis vingt ans à Venise, lorsqu’en 1645 il plut au Cardinal de lui faire passer les monts et l’établir parmi nous, où il s’est répandu et perpétué avec le plus grand éclat, au grand préjudice des bonnes mœurs. La Gazette {p. 90}littéraire de France (7. mars 1764.) s’est avisée, à propos de rien, d’en faire l’apologie, et d’une manière fort maladroite : « On ne conçoit pas, dit-elle, comment il se trouve des esprits assez chagrins pour désirer l’anéantissement de l’opéra, où tous les arts imitateurs se réunissent et se combinent pour s’emparer de l’âme par tous les sens. » Le Journal de Trévoux, qui annonce cette Gazette (avril 1764), en rapportant cet endroit, ajoute avec vérité : « On pourrait répondre sans chagrin, que la raison donnée en faveur de l’opéra est peut-être la meilleure qu’on puisse fournir pour son anéantissement. » Qu’y a-t-il en effet de plus dangereux et de plus mauvais que ce qui s’empare de l’âme par tous les sens ?

Que la scène du monde est singulièrement contrastée ! dans le même temps un homme d’un caractère bien différent (S. Vincent de Paul) bâtissait des hôpitaux, fondait des séminaires, instituait une Congrégation de Missionnaires pour annoncer la parole de Dieu, une Congrégation de filles pour aller de toutes parts secourir les malades ; et un Cardinal de l’Eglise Romaine établissait une académie de Missionnaires du vice de l’un et de l’autre sexe : les Actrices de l’opéra et des Sœurs de la charité ; des Acteurs, et des Lazaristes ; des hôpitaux et des théâtres ; des sommes immenses répandues d’un côté pour soulager des pauvres, de l’autre pour payer des Musiciens et des Danseurs, etc. Si ces deux hommes sont en paradis, ce qui n’est pas un article de foi, on peut bien assurer qu’ils ne sont pas sur la même ligne. C’est au jugement de Dieu un faible titre à sa gloire que l’établissement de l’opéra. Si nous en croyons l’Auteur des Lettres Chinoises (Tom. 1. Lett. 22.) qui le connaissait bien, « Les plus dangereuses Courtisanes sont les Danseuses et les Chanteuses de l’opéra ; il semble {p. 91}que ce soit une nécessité fatale que tout ce qui a rapport à l’opéra soit corrompu partout. Il est vrai que les Persans prisent les choses selon leur valeur ; quoiqu’ils aiment infiniment les Danseuses et les Musiciennes, ils regardent la danse comme un art infâme, surtout pour les femmes. Toutes les Danseuses en Perse sont des femmes publiques, celles de la troupe du Roi sont les plus débauchées, et imitent parfaitement celles de Paris. Elles ont dix-huit cents livres par an, et des étoffes pour s’habiller ; mais à Ispahan, comme à Paris, ce sont leurs moindres profits, les présents de leurs amants vont souvent dans un jour beaucoup plus haut que leurs appointements d’une année. (Lettre 24.) L’on a rassemblé à l’opéra tout ce qu’il y a de plus capable de flatter les passions ; la vue, par des décorations superbes ; l’oreille, par une musique harmonieuse ; le cœur, par les vers et les chants les plus tendres. Les danses animent aux plaisirs les plus séduisants ; quoique d’une manière différente, les mêmes objets toujours également flatteurs, produisent le même effet, ils inspirent toutes les passions. Quelque philosophe qu’on soit, il est impossible d’aller à l’opéra sans ressentir des mouvements que la plus héroïque vertu ne saurait étouffer. »

Dès 1581 un Italien, nommé Balthazarini, qui prit le nom de Beaujoyeux, accompagné d’une bande de violons dont il était le chef, fut employé par Catherine de Médicis pour donner des ballets à la Cour. Il en donna de magnifiques pour le temps ; les Poètes l’appelaient esprit divin, géomètre inventif, unique en sa science. On ne s’attend pas à la qualité de géomètre pour un violon. Il fut surtout donné une fête superbe aux noces du Duc de Joyeuse, un des mignons d’Henri III, qui coûta plus de douze cen mille écus, ce qui revient à six millions de notre monnaie. Ronsard et Baïf, les Quinault de leur {p. 92}temps, qui avaient fourni les vers à Beaujoyeux, eurent chacun deux mille écus (trente mille livres) en récompense. Les guerres civiles, qui donnaient à la France des spectacles bien différents, firent tomber toutes ces folies ; il ne fut plus question de Balthazarini. Marie de Médicis, épouse d’Henri IV, les fit renaître. Un nommé Rinouci ou Rinoucini, Musicien et Poète, s’était pris à Florence d’une belle passion pour cette Princesse, et se flattait d’en être aimé. Il la suivit en France, où il espérait qu’une plus grande liberté qu’en Italie, ses vers, sa musique, ses ballets couronneraient son amour. Il donna en effet plusieurs fêtes ; mais la vertu et la fierté de la Reine le déconcertèrent. Il eut la folie de s’en plaindre et de confier ses sottises. Les menaces qu’on lui fit, et les railleries dont on l’accabla, l’obligèrent de s’en retourner. (Menagian. Tom. 3.). On continua à faire des ballets et des mascarades, mais avec plus de profusion que de goût, plus de bruit que d’agrément, plus de pointes, de rimes, de fades allusions, que de bonne poésie. Cependant l’Opéra brillait à Venise. Depuis 1637 qu’il y commença, jusqu’en 1700, il y a été joué six cent cinquante pièces, quoiqu’on ne représente que dans l’hiver, que les machines y coûtent infiniment, et que l’on donne pour chaque carnaval douze mille livres à chaque Musicien ou Acteur d’une habileté supérieure. (Hist. de l’Opéra).

En 1645 il plut au Cardinal Mazarin de joindre à tant de scènes qu’il donnait à la France, l’établissement de la tragédie en musique et en machines. Il en fit toute la dépense, il fit venir de Rome la Signora Léonore pour chanter, Torrelli pour les machines, et une troupe d’Acteurs et d’Actrices Italiens pour représenter. Les décorations seules coûtèrent plus de quatre cent {p. 93}mille liv. (Vie de Madame de Longueville, L. 1. pag. 78). Le premier opéra représenté devant le Roi, fut une pièce Italienne intitulée, la Forta dela finta parla ; deux ans après il en fit donner une nouvelle sous le nom d’Orfiò et Euridice. Tous les Poètes célébrèrent ces nouveautés, et s’épuisèrent à l’honneur du Ministre. Elles furent admirées ; les voix, les habits, les décorations, tout y parut surprenant. Il fut suivi de quantité de bals, ballets, mascarades, dont on ne cessait d’amuser le Roi et la Cour, et où les Italiens jouaient un grand rôle. Enfin pour célébrer le mariage du Roi et les amours, sous le grand nom d’Hercule, il fit donner un troisième opéra Italien intitulé, Hercole amante. Mais comme il n’avait plus pour lui la nouveauté, que peu de personnes entendaient cette langue, et qu’on avait déjà donné des opérasXII Français, à l’imitation des Italiens, qui avaient tourné le goût de la nation, cette pièce, quoique représentée avec une magnificence prodigieuse, ne réussit pas.

En effet depuis quelques années on avait essayé de faire des opérasXIII Français, et par une destinée singulière les deux premiers furent composés par des Ecclésiastiques, que les canons de l’Eglise n’avaient jamais chargéXIV de cet emploi, et qui ont été suivis par Boyer, Pic, Pélegrin, la Mothe, Abeille, etc. Benserade, enrichi de plusieurs pensions sur des bénéfices, fit Cassandre, qui fut représentée au Palais Cardinal. L’Abbé Perrin fit Pomone Pastorale, très mauvaise pour les vers, mais dont la musique et les décorations plurent beaucoup. Elle fut d’abord donnée ainsi chez un particulier. La Troupe Royale des Comédiens Français donna de son côté Andromède de Corneille. Le Marquis de Sourdeac, de la maison de Rieux, fit représenter avec la magnificence d’un Prince la Toison d’Or, du {p. 94}même Auteur. Le Roi, la Reine, toute la Cour, toute la France, furent enchantéesXV de la nouveauté et de la beauté de ces fêtes : elles effaçaient celles du Cardinal. Richelieu leur eût cherché quelque querelle, mais Mazarin n’était pas jaloux de gloire, il n’était curieux que d’argent. Il les animait au contraire, les favorisait, les adopta même, les fit jouer à la Cour, et sans beaucoup s’embarrasser des bienséances, il engageait le jeune Roi, les Princes, les Princesses, les plus grands Seigneurs, à y prendre des rôles, à s’y déguiser en dieux, en déesses, faunes, satyres, bergers, etc. à y danser, à y chanter. Louis XIV, avancé en âge et rendu à lui-même, en rougit. Cet émule de Richelieu voulut encore l’imiter par une pièce allégorique. Richelieu avait donné l’Europe, où sous les noms maussadement déguisés de Francion, Ibère, Germanique, Ausonie, il insultait tous les Souverains. Mazarin fit jouer le mariage du Roi avec l’Infante sous les noms de Lysis (la France), et d’Hespérie (l’Espagne). Il n’avait ni le goût ni le génie de son prédécesseur, il n’en donna point le canevas ; il chargea le Secrétaire d’Etat de Lionne de la faire composer, et Lionne en chargea Quinault, qui commençait à paraître. Il ne réussit pas. Lysis, non plus qu’Europe, n’ont plus paru sur aucun théâtre.

Il y a pourtant une grande différence entre ces deux pièces. La Lysis de Mazarin n’est qu’une allégorie flatteuse à l’honneur des deux augustes époux et un éloge de la paix que leur mariage procurait à l’Europe, ce qui a été cent et cent fois innocemment pratiqué dans les événements publics : la plupart des prologues des opérasXVI sont dans ce goût. Mais l’Europe de Richelieu était une satire très maligne de tous les Princes qui faisaient la guerre à la France. Toutes ces pièces {p. 95}politiques qui font allusion aux affaires d’Etat, où l’on tâche de rendre ridicules et odieux aux peuples les Souverains ennemis, sont contraires à la sagesse du gouvernement : on doit respecter la majesté du Trône, même dans des ennemis ; la faire mépriser au peuple, c’est l’accoutumer à ne pas respecter son propre maître. Je ne voudrais pas qu’un Magistrat laissât déchirer d’autres Magistrats, qu’un Général d’armée permît de se moquer des autres Généraux, ni que la Police tolérât des libelles, des comédies, contre des puissances étrangères : Diis non detrahes. Ces indécences ne sont pas rares dans l’histoire sans sortir de la France. Philippe le Bel fit jouer Boniface VIII ; après l’avoir traité de fat dans ses lettres, il le tourna en ridicule sur le théâtre. Pendant le schisme de Clément VII, Jeanne Reine de Naples fut la matière d’une pièce qui dura cinq jours, où on noircit toute sa vie, parce qu’elle tenait pour un autre Pape opposé à la France. Louis XII fit composer par les Enfants sans souci trois Soties ou Sottises, farces du temps, contre Jules II et sa cour, où l’on mêlait le Clergé, la pragmatique sanction, etc. (Menagiana, Tom. 7.). Il fut joué lui-même et traité d’avare. Il ne faisait qu’en rire, pourvu qu’on ne touchât pas à la Reine sa femme, pour laquelle il n’était pas traitable. Ce Prince cependant était délicat sur les bienséances. La Mothe le Vayer (Lettre 47. sur les Magistrats) rapporte d’après Fevret, C. 3, que Louis XII ayant trouvé des Conseillers au Parlement jouant à la paume, il leur en fit une sévère réprimande, leur protestant « que s’il les y trouvait encore, il ne les reconnaîtrait pas pour Conseillers, et ne ferait pas plus d’état d’eux que du moindre cadet de ses Gardes ». Mais la passion aveugle les meilleurs cœurs. Souffrirait-on aujourd’hui ce qu’il applaudissait, des scènes où {p. 96}les Evêques se battent à coups de poing sur le théâtre ? laisserait-on dire à un Arlequin : « Nos Prélats ne sont point ingrats, ils ont fait pendant ces jours gras, banquets, beignets et grand fracas, pour les mignonnes de la ville. » (Histoire du Théat. Franç. Tom. 3. p. 202. 206.). François I. sachant mieux se respecter, et n’ayant pas les mêmes motifs, supprima cette licence qui n’épargnait pas les têtes couronnées, que son prédécesseur avait ouvertement autorisée. Louis XIII n’aurait jamais laissé jouer l’Empereur et le Roi d’Espagne, s’il eût été assez maître pour arrêter Richelieu. Il est même étonnant que Richelieu, qui était grand d’ailleurs, se soit abaissé jusque là ; mais son enthousiasme poétique le rendait si petit. Après s’être fait un triomphe de la critique du Cid, une affaire sérieuse du succès de Mirame, il pouvait se faire un mérite de ses sarcasmes contre Ferdinand et Philippe. Louis XIV fit semblant de ne pas entendre, ou peut-être n’entendit-il pas les traits malins lancés dans la tragédie d’Esther contre Innocent XI et le Prince d’Orange, ainsi que plusieurs autres dans les prologues des opérasXVII ; du moins est-il certain qu’ils ont tous été hasardés sans son aveu. Ce Prince connaissait trop la dignité du Trône, pour s’amuser de ces lâches petitesses, qui n’aboutissent à rien qu’à faire mépriser et haïr celui qui a la faiblesse de les goûter. Qu’en revient-il à l’Etat ? facilitent-elles quelque négociation ? affaiblissent-elles les armées ? remportent-elles des victoires ? Elles nuisent plutôt, en aigrissant les esprits des Princes joués, qui ne manquent guère d’en être instruits, et qui souvent assez faibles pour y être sensibles, cherchent à s’en venger. Les particuliers eux-mêmes se dégradent en employant le lâche poison des libelles satiriques ou se montrant offensés des traits obscurs de la satire. Une si basse vengeance et {p. 97}une si puérile sensibilité sont indignes d’un grand cœur ; combien sont-elles au-dessous d’un grand Prince, qui tout occupé des grands intérêts de l’Etat, doit ignorer les bas artifices de l’amour propre ?

Mazarin avait le même intérêt que Richelieu à endormir la Cour dans les plaisirs, pour dissiper les innombrables factions qui l’agitaient. Il en avait un autre, c’était de dissiper le jeune Roi par des amusements de son âge, pour le tenir en tutelle et gouverner seul. Il y réussit. Le Roi, tout occupé de danses, de musique, de jeu, de spectacles, le laissa maître absolu jusqu’à sa mort ; il en profita pour amasser jusqu’à deux cent millions qu’on trouva dans ses coffres. Ces frivoles amusements occupèrent si bien ce Prince, qu’il n’eut pas même l’éducation convenable, et ne dut qu’à son génie les grandes choses qu’il fit durant son règne. Si c’est là de la bonne politique, ce n’est pas au moins de celle qui fait l’avantage ni du peuple ni du Souverain, et jamais le goût du théâtre n’entra dans le nombre des choses qu’ils ont dû souhaiter l’un et l’autre pour un utile gouvernement. Je n’impute pas à Mazarin, comme on le soupçonnait de Richelieu, d’avoir voulu changer les mœurs de la nation et l’amollir, pour l’asservir, lui forger des fers dans le théâtre, et la désarmer par les mains de la frivolité. Mazarin ne portait pas si loin ses désirs et ses vues ; il n’était rusé que pour le moment, comme un joueur qui écarte ou jette à propos une carte ; il savait parer un coup, tendre un piège, trouver un abri dans un orage, et le laisser passer. Mais pourvu qu’il amassât des trésors, qu’il plaçât bien sa famille, il ne faisait pas de si vastes combinaisons pour l’avenir, et ne s’embarrassait guère de ce qui arriverait après lui. Une pièce de théâtre était pour lui comme un repas donné au luxe, {p. 98}au plaisir, à une petite intrigue ; jamais il n’en envisagea ni le bien ni le mal moral, et ne le prépara comme un ressort secret de quelque grand événement. Les mœurs n’en souffrirent pas moins, et le théâtre s’autorisait de plus en plus sous ses auspices.

Cependant le théâtre ne jouit pas sans trouble de sa gloire sous Mazarin. Voici ce qu’en dit Madame de Motteville dans ses Mémoires, sous 1647 (Tom. 1. pag. 409.) : La Reine (Anne d’Autriche) aimait la comédie, et se cachait pour l’entendre, l’année de son grand deuil ; car hors de là elle y allait publiquement. Le Curé de S. Germain de l’Auxerrois (Curé de la Cour) homme pieux et sévère, lui écrivit qu’elle ne pouvait en conscience souffrir la comédie, surtout l’Italienne, comme plus libre et moins modeste. Cette lettre troubla la Reine, qui ne voulait souffrir rien de contraire à ce qu’elle devait à Dieu. Elle consulta sur ce sujet beaucoup de Docteurs. Plusieurs Evêques lui dirent que les comédies qui ne représentaient que des choses saintes, ne pouvaient être un mal ; que les Courtisans avaient besoin de ces occupations pour en éviter de plus mauvaises ; que la dévotion des Rois devait être différente de celle des particuliers, et qu’ils pouvaient autoriser ces divertissements. Ainsi la comédie fut approuvée, et l’« enjouement, (la licence) de l’Italienne se sauva sous la protection des pièces sérieuses ». Le Curé de S. Germain parla de nouveau ; il prouva à la Reine que ce divertissement était un péché mortel, et lui rapporta son avis, signé de sept Docteurs de Sorbonne qui étaient de son sentiment. Cette nouvelle réprimande renouvela l’inquiétude de la Reine. Elle envoya l’Abbé de Beaumont, Précepteur du Roi, consulter la Sorbonne. Il se trouva dix ou douze Docteurs qui décidèrent que {p. 99}supposé que dans la comédie il n’y eût rien de scandaleux, ni de contraire aux bonnes mœurs, on pouvait l’entendre ; que l’usage de l’Eglise avait beaucoup diminué de la sévérité apostolique des premiers siècles ; ainsi la conscience de la Reine fut en repos. « Mais, ajoute Madame de Motteville, si cela est, malheur à nous d’avoir dégénéré de la vertu de nos pères, et d’être devenus infirmes dans notre zèle et notre fidélité. » Les Courtisans crièrent contre le Curé, et le traitèrent de ridicule ; ils eurent la malignité de dire que le P. Vincent de Paul, homme d’une grande piété, avait suscité tout cela pour ruiner Mazarin. Mais la Reine dit qu’elle n’en croyait rien.

Voltaire (Siècle de Louis XIV) rapporte ce fait, mais n’en parle pas si religieusement ; il veut tirer avantage en faveur de la comédie, de ce que M. de Beaumont, devenu Archevêque de Paris, confirma par son silence la décision qu’il avait fait rendre en Sorbonne. Le silence d’un Evêque sur un mal qu’il ne peut empêcher, n’est rien moins qu’une approbation ; mais si M. de Beaumont fut indulgent pour les spectacles, ce que j’ignore, et dont la garantie de Voltaire n’est qu’une preuve bien légère, M. de Harlay, son successeur, Prélat très éclairé, et que Voltaire lui-même taxe encore moins de rigorisme, a pourtant fait une affaire sérieuse au P. Caffaro, Théatin, pour avoir osé écrire en faveur de la comédie, et l’a fait authentiquement rétracter (ce fait reviendra ailleurs fort au long). Pour M. de Noailles, successeur de celui-ci, la régularité de ses mœurs, la sévérité de sa morale, ne l’ont jamais laissé soupçonner, même de tolérance ; et dans le même temps M. Bossuet, Prélat dont toute la France connaît les lumières supérieures, fit contre la comédie un très bon ouvrage qui est entre les mains de tout le monde. On ne {p. 100}dira pas qu’un autre Beaumont, aujourd’hui Archevêque de Paris, lui soit plus favorable. Rendons justice au Clergé de France, jamais sa morale sur cet article n’a souffert le moindre nuage.

Cette prétendue décision de quelques Docteurs de Sorbonne consultés par le Précepteur du Roi, ne se trouve en aucun endroit, et si elle était vraie, elle devrait se trouver partout. Au contraire, Messieurs Lamet et Fromageau, qui connaissaient bien la Sorbonne, dont ils étaient Docteurs, prouvent au long (Dict. v. Comédie) que cet illustre Corps a toujours condamné le théâtre. Mais cette décision fût-elle véritable, qu’en peut-on conclure ? Est-il bien difficile à une Reine Régente qui aime le spectacle jusqu’à y aller incognito pendant le grand deuil du Roi son mari, et à un Ministre aussi puissant que Mazarin, qui l’aimait jusqu’à le donner dans sa maison et à faire venir en France la comédie Italienne, toute indécente qu’elle est, de trouver quelque Docteur de Cour qui se dise de son sentiment, et de faire passer la licence des Italiens sous la protection du sérieux Français ? Encore même ces Docteurs y mettent des restrictions qui rendent leur indulgence inutile. Ils supposent qu’on ne représente que des pièces sérieuses, où il n’y a rien de dangereux pour les mœurs. Belle chimère, que le théâtre ne vit et ne verra jamais, et qui donnant le change sur le véritable état des choses, fait sentir des gens embarrassés, qui ne veulent que se tirer d’affaires dans une occasion critique où ils n’osent ni blesser la vérité, ni déplaire en la disant nettement. Quant à ce qu’on leur fait dire que le Prince n’a pas le même Evangile à suivre que les particuliers, que l’Eglise d’aujourd’hui n’est pas aussi sévère que celle des premiers siècles sur la condamnation du vice et les occasions du péché, c’est une morale de {p. 101}courtisan que la Sorbonne n’a jamais enseignée et autorisée par ses décisions. Aussi Madame de Motteville, qui fut toute sa vie attachée à la Cour, ne parle de cette prétendue décision qu’en doutant et en gémissant : Si cela est, malheur à nous, dit-elle. Mais tout cela est faux, dans le fait la consultation très raisonnée de la Sorbonne est rapportée tout au long dans le Dictionnaire de Fromageau, et n’a jamais été contredite.

Boursault dans ses lettres, (Tom. 2. Let. 7.) veut étayer la comédie du suffrage du Cardinal de Richelieu, et aussi de celui de la Sorbonne. Il fait de ce Ministre un grand Théologien et un grand Evêque. Je ne lui conteste aucune de ses qualités, mais je suis bien sûr qu’aucun Evêque ni aucun Théologien ne voudrait suivre en ce point son exemple. Boursault a tâché d’y joindre la Sorbonne, et ce suffrage ne serait pas indifférent ; mais moins instruit que Voltaire, quoique contemporain, il ne le donne pas pour certain, il ne fait que le présumer : « La Sorbonne, dit-il, qui lui est si redevable de tant de bienfaits, peut-elle condamner ce qu’approuve ce grand homme ? ce serait donner atteinte à sa mémoire. » Comme si les bienfaits de Richelieu pouvaient obliger la Sorbonne à trahir la vérité. Sans doute elle n’alla pas lui jeter à la tête ces condamnations de la comédie, qu’il faisait représenter à la ville et à la campagne. La Sorbonne ne parle que quand on l’interroge, et le Cardinal ne la consulta pas, Elle ne parle jamais de la conduite de personne, encore moins des Ministres d’Etat. Elle ne s’est jamais érigée en réformatrice ; mais jamais elle ne s’est écartée de ses principes, et la consultation très étendue, rapportée tout au long par Fromageau, prouve combien elle est éloignée des sentiments qu’on lui attribue.

Boursault va plus loin, car aux Poètes, et surtout {p. 102}aux Poètes comiques, « quid liber audendi semper fecit æqua potestas » ? il remonte jusqu’au Pape, qu’il prétend amateur et approbateur de la comédie, et par un trait d’érudition qu’on ne soupçonnerait pas en lui, jusqu’au Pape Alexandre III, qu’il dit avoir eu chez lui un théâtre dont il faisait les honneurs, et où, comme de raison, il occupait la première place. Il est vrai qu’il n’est pas d’accord avec le P. Caffaro son Confesseur (à ce qu’il dit) dont il a fait imprimer la lettre à la tête de ses œuvres. Celui-ci ne fait aller les Papes que quelquefois aux pièces qui se jouent dans les collèges ou les maisons religieuses, ce qui se réduit à quelque exercice littéraire auquel le Pape aurait la bonté d’assister, ce qui ne fut jamais autoriser par sa présence la comédie publique. On aura beau chercher dans les descriptions de Rome et d’Italie, les plus détaillées, même les plus malignes, comme le Voyage de Misson, on ne trouvera de théâtre papal que dans la tête de Boursault. L’histoire ecclésiastique fournit tout aussi peu de théâtre patriarcal à Antioche, à Constantinople, à Alexandrie, ou de théâtre épiscopal dans aucun diocèse ; on ne trouvera dans toute l’Eglise catholique que le Théâtre Cardinal de Richelieu.

Ce trait d’érudition de Boursault a quelque chose de comique, qui ferait honneur au Trissotin de Molière. Il rapporte un long passage Latin des Annales de Baronius, dont peut-être il n’avait jamais vu la couverture, et dont assurément il n’aurait pu expliquer le titre, puisque de son aveu il n’entendait pas un mot de Latin ; il prétend qu’Alexandre III, en récompense des services que lui avait rendus la République de Venise, accorda au Doge l’honneur insigne d’avoir la troisième place sur le théâtre du Pape, après l’Empereur, qui avait la seconde. Le Pape, {p. 103}dit-il, avait donc un théâtre à lui pour voir la comédie (quoique le Latin n’en parle pas) : il autorise donc, il sanctifie la comédie. Peu s’en faut que Boursault n’emploie l’infaillibilité du Pape pour faire un article de foi de la sainteté des spectacles. Cette historiette est dans le goût de celles de M. Cahusac, qui dans son Traité de la Danse, nous apprend que le Concile de Trente donna le bal à Philippe II, Roi d’Espagne, et que le Cardinal Légat, Président, en fit l’ouverture par une gavotte.

Le fait d’Alexandre III a été avidement saisi par les Centuriateurs de Magdebourg et tous les autres Ecrivains Protestants. Il est vrai que les Centuriateurs ne parlent que du théâtre Romain, sur lequel le Pape, comme Souverain de Rome, pouvait donner des places d’honneur à l’Empereur et au Doge, mais non, comme dit Boursault, d’un théâtre papal pour Sa Sainteté, qui n’y eût pas été trop bien placée. Ce trait serait curieux, il éclaircirait la chronologie du théâtre, il montrerait dès le douzième siècle un spectacle régulier à Rome et à Venise, tandis que toutes les histoires ne font renaître le théâtre en Europe, depuis la domination des Goths, que plusieurs siècles après. Il n’y avait alors que quelques gueux qui chantaient, gambadaient, jouaient des tours de passe-passe, et quelques Troubadours qui allaient contant leurs fabliaux, spectacle pour lequel un Comédien même n’imaginerait pas que le Pape eût un théâtre où il se plaçait en cérémonie. Mais Boursault n’était rien moins qu’un Docteur irréfragable. En vérité Alexandre et Frédéric, dans le peu de jours qu’ils furent à Venise, avaient des affaires trop importantes pour aller à la comédie, qui même n’était ni dans leur goût ni dans celui de leur siècle. C’est sans doute une équivoque de celui qui fournit des mémoires à Boursault, {p. 104}s’il n’a voulu se moquer de lui. Le mot théâtre ne signifie là qu’une estrade élevée de quelques marches, où le Pape se plaça (pour recevoir les Ambassadeurs), et ensuite l’Empereur, lui donner l’absolution, et jurer la paix qui fut conclue entre eux : estrade sur laquelle il était naturel de placer ce Prince à la droite du Pape, et par honneur à la gauche le Doge, Souverain du lieu. Mais un faiseur de comédies voit partout des théâtres.

Voici ce qui peut avoir donné lieu à la malignité ou à la méprise de l’Auteur des mémoires fournis à Boursault. Après une guerre et un schisme de dix-huit ans le Pape Alexandre III et l’Empereur Frédéric firent la paix à Venise ; le schisme cessa, et Alexandre fut reconnu Souverain Pontife. Il y a deux relations différentes, rapportées tout au long par le Cardinal Baronius à l’année 1177, des circonstances de cette paix, l’une fort simple et fort naturelle par deux témoins oculaires de grand poids : Chroniq. Romuald. Archevêque de Salerne : Acta Alexandri III. par un Prélat de sa suite. On n’y trouve que le voyage du Pape à Venise sur les galères du Roi de Sicile, des ambassades, des congrès en divers endroits, des entrevues des deux Puissances avec tous les égards que se doivent les Souverains et les cérémonies usitées en ces occasions, et même des marques mutuelles d’amitié, de respect, de confiance, suites d’une réconciliation sincère, telles que les suites ne permettent pas d’en douter. Cette relation, seule authentique, a été généralement suivie par tous les Historiens raisonnables, Baronius, Agi, Fleury, Alexandre, etc.

L’autre relation, que les Centuriateurs et la plupart des Protestants ont préférée, sans pourtant la donner pour certaine, est chargée d’événements romanesques et de circonstances ridicules ; le Pape {p. 105}qui s’enfuit déguisé en cuisinier, qui est découvert par hasard travaillant dans un jardin ; le fils de l’Empereur, fait prisonnier, qui oblige son père à faire le paix pour le délivrer ; le Pape qui met le pied sur la tête de l’Empereur prosterné, en lui disant ces paroles, « super aspidem et basilicum ambulabis » ; le Pape, l’Empereur et le Doge sur un théâtre ; le Pape donnant des indulgences autant qu’il peut tenir de grains de sable dans une poignée à deux mains, accordant au Doge, en récompense de ses services, un cierge de cire blanche, le droit de porter des fanons à son bonnet, comme une mitre d’Evêque, de sceller ses lettres avec du plomb, et d’avoir ses étendards bigarrés de diverses couleurs, comme un habit d’Arlequin. On sent bien que ce conte maussade, que le P. Alexandre appelle avec raison putidissima fabula, a dû être du goût d’un Comédien. Il est encore dans son caractère de donner pour garant de ces faits le Cardinal Baronius, qui les combat précisément, et fait voir la fausseté de cette relation, qu’on dit se conserver manuscrite dans la bibliothèque de S. Marc à Venise, et ces faits peints sur les vitraux de quelque Eglise et je ne sais quel tableau dans l’arsenal de cette ville. Voilà les titres du théâtre, et les faits sur lesquels il établit son innocence, ou plutôt sa sainteté, et la foi que méritent ses défenseurs.

Il y aurait plus d’apparence de raison de citer les pièces de théâtre représentées devant Léon X et Clément VII, tous deux de la maison de Médicis. Ce ne furent d’abord que de jeunes gentilshommes Romains, qui jouaient sans doute fort décemment, comme dans les collèges. C’était une nouveauté qu’on applaudissait pour donner de l’émulation aux arts et aux sciences, dont Léon X se faisait gloire d’être le restaurateur. Le Cardinal Bernard de Bibiane fit représenter en {p. 106}1516 devant Léon X la comédie intitulée, la Kalandre, une des premières qui aient paru en machines (Vie de Quinault, pag. 6.). Ils étaient plus grands Princes que bons Pontifes. Ils en furent généralement blâmés, et n’ont été imités d’aucun de leurs successeurs. La dissipation, le goût du luxe et du plaisir, firent du mal à l’Eglise ; Dieu ne bénit pas leur pontificat, il fut très malheureux, l’un par l’hérésie de Luther, qui ravagea toute l’Allemagne, l’autre par le sac de la ville de Rome par le Connétable de Bourbon et les troupes de Charles Quint. Une comédie en musique, avec quelque machine et quelque décoration, légère ébauche de l’Opéra, avaient été inventées par Octavio Ranucci ou Rainucini, Poète Florentin. Il en fit le premier essai devant le grand Duc de Toscane, d’où elles furent portées à la Cour de ces Papes et à Venise, et de là en France par Marie de Médicis, épouse d’Henri IV. Ce Poète la suivit, quand elle vint à Paris, il en était amoureux, et croyait sans doute que les charmes de ses vers et de ses pièces de théâtre l’en feraient aimer. La vertu et la fierté de la Reine lui firent bientôt perdre contenance. Il fut assez étourdi pour faire confidence de ses sottises, et les railleries piquantes qu’on en fit l’obligèrent à quitter la France (Menag. T. 3. v. Rainucci). Avec lui s’évanouirent toutes les idées de l’Opéra qu’il avait projeté d’établir, lorsque quarante ans après il plut à un autre Italien (Mazarin) de faire ce bel établissement. Ce Ministre, comme l’on voit, a fait plus d’une espèce de maux à la France.

Finissons ce chapitre par un trait singulier d’un Evêque du douzième siècle, qui tenait un peu du Mazarin. Il se tint à Châlons en 1107 une célèbre conférence sur l’affaire des investitures, entre le Pape Paschal II et les Ambassadeurs de l’Empereur {p. 107}Henri IV (l’Archevêque de Trèves…) C’était lui, dit l’Abbé Suger (Vit. Ludovic. Gross. C. 9.), qui était singulièrement et presque uniquement l’âme de l’ambassade, singulariter et solus. C’était un homme élégant et agréable, vir elegans et jocundus (un petit maître), un homme exercé par le cothurne Français, Gallicano cothurno exercitatus (un Comédien), qui pérora d’une manière facétieuse, facete peroravit (en plaisantant légèrement). L’Empereur comptait beaucoup sur les grâces de ce joli Prélat, qui sans doute de son côté était fort content de sa personne et de son mérite théâtral. Le Pape, malheureusement grave et sérieux, n’aimait pas la comédie. Il fut peu enthousiasmé du jeu de l’Acteur Ambassadeur, et le renvoya sans rien accorder. La négociation échoua. Dans le fond un Comédien, fût-il Molière ou Baron, n’est pas fait pour traiter avec un Pape sur l’affaire des investitures. Maimbourg, qui rapporte ce fait (Décad. de l’Emp. Tom. 2. L. 9.) traduit mal le passage de Suger qu’il cite. Il dit que cet Evêque était un homme « poli, agréable, qui avait l’air tout à fait Français, et parla d’une manière également forte et agréable », ce qui ne rend point du tout le cothurno Gallicano exercitatus facete peroravit, à moins que Maimbourg ne pense que l’air Français est un air de théâtre, qu’un homme poli et agréable est un Comédien, et que les facéties sont des traits de force. M. Fleury et les historiens de l’Eglise Gallicane suppriment cet endroit-là, et ne parlent ni du théâtre ni de l’air Français. Ont-ils cru devoir sacrifier la vérité à la décence ? Je sais bien que Melpomène n’avait point alors tous les atours dont à su la parer Racine, ni le Clergé petit-maître toutes les grâces que répand sur leur tête la main d’un habile baigneur ; mais je ne sais par quelle fatalité le {p. 108}théâtre et l’Eglise, la comédie et la sagesse, les airs d’un actrice et les affaires de l’Etat, ne furent jamais d’intelligence, quoiqu’une mauvaise politique ou des passions criminelles aient souvent essayé de les réunir.

CHAPITRE VII.
Est-il de la bonne politique de favoriser le Théâtre ? §

S’il ne fallait que l’autorité pour décider cette question, une foule d’Ecrivains de tous les pays et de tous les siècles se réuniraient aisément pour accabler le théâtre de leurs anathèmes. Nous mettons à la tête le fameux Prince Armand de Conti, plus respectable encore par sa piété et par sa science, que par l’éclat de sa haute naissance et des grandes charges qu’il avait dignement remplies. Ce Prince sentait vivement les désordres d’un spectacle auquel il avait souvent assisté, et quoique époux de la nièce du Cardinal Mazarin, qui avait toujours favorisé le théâtre, il eut le courage de le combattre au milieu d’une Cour qui le goûtait avec le plus de passion. Il le combattit avec beaucoup d’érudition, de noblesse et de force ; il le fit non seulement par ses discours et ses exemples, mais, ce qui est unique dans des personnes de son rang, il composa un livre contre la comédie, où il ramassa les raisons qui doivent la faire proscrire, et les passages des conciles et des saints Pères qui la condamnent unanimement, dont il fait une chaîne perpétuelle de tradition. Ce témoignage dit tout : un Prince du sang, qui connaissait si bien le monde et ses dangers, l’Etat et ses intérêts, la politique et ses maximes, la religion et ses lois, dont on ne peut ni suspecter les vues, ni soupçonner la vertu, ni méconnaître {p. 109}les lumières, ni révoquer en doute la prudence, à quel titre serait-il récusable ?

N’y eût-il d’autre inconvénient dans la comédie que son inutilité, le gouvernement n’a aucun intérêt à la conserver, il en a à la détruire. Quel bien fait-elle, qu’y apprend-on, de l’aveu de ses amateurs ? le beau geste, le bel accent, la noble démarche, l’élégance de la parure, les grâces de la danse et du chant, la légèreté du dialogue, etc. frivoles avantages, mérite unique de ses amateurs, qui ne forment à l’Etat, ni le Magistrat, ni le militaire, ni le commerçant, ni l’artisan, ni père, ni fils, ni mari, ni épouse, ni citoyens, qui au contraire nuisent à tous les états et à toutes les professions, lorsqu’on les affecte ou recherche trop. Ce n’est même qu’un très petit nombre des citoyens du théâtre qui y recueillent ces prétendus fruits. Il peut corriger de quelque ridicule, quoique rarement et en petit nombre, et qu’il en donne ordinairement de plus grands que ceux dont il corrige, ce qui importe fort peu à l’Etat. Le véritable intérêt public serait qu’on corrigeât les vices, l’orgueil, l’ambition, l’envie, la vengeance, la médisance, le mensonge, l’impureté, le luxe, etc. ce qu’il n’a jamais fait et ne fera jamais. Au contraire il les enseigne, les inspire, les fomente ; il corrompt l’esprit et le cœur, ce qui fait à l’Etat des plaies profondes. La politique en demande donc la suppression, et non la conservation.

Le P. Senaut, Général de l’Oratoire, dans son Monarque (L. 4. C. 7.), condamne la comédie dans les Princes, comme dans les sujets, par le danger du vice qu’elle présente. « Elle se sert pour plaire, de la douceur des vers, de la beauté des expressions, des habits, des gestes, de la voix, des accents, ravit l’esprit et charme les sens. Il faut être de bronze pour résister à tant d’appas ; les plus {p. 110}grands Saints auraient peine à conserver leur liberté au milieu de tant de tentations agréables. Plus elle est charmante, plus elle est dangereuse ; plus elle semble honnête, plus je la tiens criminelle. » Il cite l’exemple de Chimène dans le Cid, alors si admiré et si honnête : « Elle exprime mieux son amour que sa piété, son inclination est plus éloquente que sa raison, elle excuse plus le parricide qu’elle ne le condamne ; sous ce désir de vengeance qu’elle découvre, on remarque une autre passion qui la retient, elle paraît incomparablement plus amoureuse qu’irritée ; prête à épouser le meurtrier de son père, l’amour qui triomphe de la nature, va la rendre coupable du crime de son amant. Les filles avoueront que l’amour de Chimène fait bien plus d’impression sur elles que sa piété, qu’elles sont plus touchées de la perte qu’elle fait de son amant, que de celle qu’elle fait de son père, et qu’elles sont plus disposées à imiter son injustice qu’à la condamner. » Il regarde comme impossible, depuis le péché originel l’entière pureté du théâtre, ainsi que des Poètes, parce « que les mauvais exemples plaisent plus que les bons, qu’on a plus d’inclination pour le vice que pour la vertu, qu’on exprime beaucoup mieux les passions violentes que les modérées, les criminelles que les innocentes, et que les Poètes, contre leur intention même, favorisent le péché qu’ils veulent détruire, et lui prêtent des armes contre la vertu, qu’ils veulent défendre, etc. » Sans toutes ces antithèses, ordinaires à cet éloquent et pieux Ecrivain, et qui n’affaiblissent pas la vérité qu’il enseigne, le P. le Moine, Jésuite, dans son Monarque, le P. Caussin, autre Jésuite, dans sa Cour sainte, donnent aux Cours des Princes de semblables règles, aussi sages que chrétiennes, et croient la comédie aussi opposée à la bonne politique qu’aux bonnes mœurs, deux choses essentiellement liées, dont l’une ne peut subsister sans l’autre.

{p. 111}Mais peut-être qu’en qualité d’Ecclésiastiques et de Religieux décidés par état pour la sévérité de la morale, ces trois Ecrivains paraîtront suspects, quoique les Jésuites aient été souvent lavés de la suspicion de sévérité ; mais le fameux Bodin, qu’on n’accusera ni de superstition ni de rigorisme dans sa République (L. 6. C. 1.), s’explique encore plus fortement. « On commet, dit-il, un grand abus dans la République en souffrant les comiques, ce qui est une perte de la République des plus pernicieuses. Il n’y a rien qui gâte plus les bonnes mœurs, la simplicité et la bonté naturelle du peuple, et qui a d’autant plus d’effet que leurs paroles, gestes, mouvements, actions, sont conduits avec tout l’artifice possible, et laissent une vive impression dans l’âme. Bref, on peut dire que le théâtre est un apprentissage de toute impudicité, ruse, finesse, méchanceté. Si on dit que les Grecs et les Romains le permettaient, je réponds que c’était par superstition pour leurs Dieux ; mais les plus sages les ont toujours blâmés, car quoique les tragédies corrompent moins, Solon ayant vu jouer une tragédie de Thespis, le trouva fort mauvais. Thespis s’excusant, disait que c’était par jeu. Le jeu, repartit Solon, se tourne en chose sérieuse. Il eût bien plus blâmé la comédie, qui était encore inconnue, et maintenant on met à la fin d’une tragédie le poison d’une comédie. Mais peut-on empêcher que ces jeux soient permis par les Magistrats, qui sont les premiers à y venir, etc. » Bodin pouvait ajouter que Solon fit tout ce qu’il pût pour faire chasser Thespis, et empêcher l’établissement du théâtre ; mais que la corruption des Athéniens l’emporta sur la sagesse du Législateur ; que Licurgue, Législateur de Sparte, fut plus heureux, et qu’il empêcha les spectacles, même la lecture d’Echyle et d’Euripide ; et que la comédie ne se glissa dans la sage Lacédémone que quand la {p. 112}vertu affaiblie eut rendu les armes à la mollesse, qui la fit enfin succomber. Thémistocle, grand homme d’Etat, jeta sans façon dans la mer, par un zèle un peu militaire, un Poète comique : « Tu ne m’as que trop noyé, lui dit-il, en me portant au vice, de toutes les mers la plus orageuse, où le naufrage est le plus certain ; il est juste qu’à mon tour je te noie une fois. »

Platon et Aristote, si différents dans leurs sentiments, se réunissent en ce point. Aristote (Politic. L. 7. C. 15.) dit qu’il faut bien se garder de laisser aller les citoyens à la comédie. « Faible remède, dit Bodin à l’endroit cité, comment les en empêcher ? Aristote eût bien mieux dit qu’il faut raser les théâtres, et fermer les portes de la ville aux Comédiens. » Aristote dit la même chose dans ses morales : les Comédiens corrompent les villes, « Mimi civitates corrumpunt. » Il n’est pas permis de regarder les actions mauvaises, et toutes les comédies en sont pleines :  «In comœdiis tota fabula criminosa. » Le divin Platon (de Repub. Dialog. 3. et 10. de Legib. Dialog. 7.) parle au long des spectacles, de la poésie, de la musique et de la danse, et condamne absolument le théâtre, comme contraire au bien de la République, gâtant l’esprit, corrompant le cœur, pervertissant la jeunesse, excitant toutes les passions qu’il devait réprimer, portant au mensonge, à l’oisiveté, à la frivolité, à la mollesse, et ce n’est pas même à raison des grossièretés, que ce Philosophe ne soupçonne pas qu’on y tolère. Peu de gens, dit-il, sont capables de se garantir du poison des fictions galantes ; on doit donc bannir les Comédiens, comme des empoisonneurs publics. Il bannit même Homère, que personne n’accuse d’obscénité, parce qu’il donne aux Dieux et aux héros des sentiments vicieux d’ambition, de vengeance, de cruauté, et qu’il ne faut {p. 113}présenter que de bons exemples, et jamais l’image de ce qu’on ne doit pas faire ; que les pièces de théâtre ne sont que des fables ; qu’il ne convient pas d’accoutumer l’homme à parler contre la vérité, et à se repaître de mensonges, à s’amuser par des niaiseries, se dissiper par des frivolités, et se rendre frivole soi-même. Il permet des jeux, mais des jeux de gymnastique qui forment le corps, des conversations philosophiques qui éclairent l’esprit, des repas innocents qui lient les citoyens. Jamais nos plus graves Théologiens n’ont porté plus loin la sévérité. Cependant le théâtre ne fut jamais plus châtié que Platon le suppose, puisqu’il n’y reprend que des défauts qu’à peine nous apercevons, et dont nous faisons des vertus. Dans le Dialogue sur les lois, obligé par l’empire de l’usage de tolérer malgré lui le spectacle, il veut du moins qu’on tâche d’en prévenir les abus, il ne permet à aucun citoyen ni à aucune personne libre, de monter sur la scène, il renvoie aux esclaves et aux étrangers ce méprisable métier. Il n’en souffre aucun qui ne promette de ne rien dire que de bon et de sérieux. Toute sorte de bouffonnerie est interdite, encore même ne se fiant pas à leurs promesses, il ne laisse représenter aucune pièce qui n’ait été vue et approuvée par le Magistrat : « Nous serions des insensés, dit-il, de faire enseigner à nos femmes, à nos enfants, à nos concitoyens, rienXVIII de contraire à notre religion, à nos lois, à nos mœurs, et détruire tout ce que nous nous efforçons d’établir. »

L'Etat est intéressé, dit-on, à entretenir la comédie, pour amuser le peuple, ou naturellement remuant, ou désespéré par sa misère, ou aigri par la dureté des impôts. Telle était la politique des Romains, qui dans les guerres civiles amortissaient par des spectacles le feu de la division, et surtout celle d’Auguste, à qui le {p. 114}fameux Comédien Pylade disait avec autant de liberté que de vérité : « Laissez le peuple s’occuper des factions du cirque, il s’occupera moins de l’établissement de votre autorité, il y mettra moins d’obstacles. » Les autres Empereurs, au commencement de leur règne, ne manquaient pas, pour calmer la fermentation des divers partis, de donner des jeux magnifiques. Ce sont des enfants, dont on termine les querelles par la diversion de quelque amusement. Les Cardinaux Richelieu et Mazarin, par un semblable artifice, ont prévenu ou dissipé des intrigues de Cour, dont ils redoutaient les suites. Ces diversions, utiles peut-être dans un moment de trouble pour des esprits républicains et remuants, est très inutile dans un gouvernement monarchique. Qu’a-t-on à craindre en France d’un peuple toujours soumis et attaché à ses maîtres, qui paie tous les impôts sans résistance ? Que l’Angleterre amuse un peuple factieux, toujours agité comme la mer qui l’environne, le gouvernement Français n’a nul besoin de Molière pour aider à tenir les rênes de l’Etat. Cette distraction momentanée est-elle même un vrai remède ? Le spectacle fini, le torrent reprend son cours, les conjurés se rassemblent, et l’intrigue s’avance également. Le théâtre peut même la favoriser, on s’y donne des rendez-vous sans conséquence, il y sert de voile. On sait que la fameuse ligue formée contre Louis XIV fut formée à Venise, que le carnaval, les fêtes, les spectacles, furent le prétexte que prirent les Princes ennemis pour cacher leur marche. Le théâtre anime les passions, allume la fermentation dans les esprits, et les monte sur le ton de l’indépendance, de l’orgueil, du vice, et les rend plus faciles à prendre l’impulsion qu’on voudra leur donner. On abuse de tout sans doute ; mais rien dont on abuse et dont on puisse plus abuser que {p. 115}de ce qui est vicieux et un instrument de vice. Quel murmure sur les impôts apaisera la comédie ? faut-il moins les payer ? sent-on moins la misère ? les besoins sont-ils moins pressants après le spectacle ? Ils le sont davantage ; la dépense qu’on vient de faire, les augmente ; la joie qu’on vient de goûter, la pompe qu’on vient de voir, les font mieux sentir ; les passions qu’on vient d’éprouver, rendent plus impatient. Un homme de théâtre est moins soumis, moins simple, moins modeste, moins sobre, moins sujet, moins citoyen qu’un autre. Le vice y gagne, donc l’Etat y perd.

Le fameux Patricius, Evêque de Gaiète, parle des spectacles en plusieurs endroits de ses beaux traités de politique (L. 2. tit. 6 L. 6. tit. 14.). Voici quelques-unes de ses paroles. Il faut bannir la tragédie d’une ville bien policeXIX ; elle a quelque chose de violent, d’emporté, de forcené, qui peut rendre furieux et insensé : « Tragædia penè omnis ab optima civitate explodenda ; habet enim quamdam violentium et desperationem, quæ facilè insanos reddere potest, et in furore compellere. » Il ne fait pas plus de grâce aux comédies. Elles portent ordinairement à toutes sortes d’impuretés ; l’habitude de les voir entraîne à la licence, les yeux et les oreilles des gens sages les ont toujours redoutées : « Comœdiarum argumenta adulteria et stupra commendant, spectandi consuetudo imitandi licentiam facit, aures oculosque gravissimorum virorum formidant. » La réflexion et les bonnes mœurs les ont fait bannir de l’Italie : « Ex Italia explosæ severitate morum et religionis sanctitate. » Leur retour depuis ce temps-là et leur vogue sont-ils l’éloge de la pureté des mœurs Italiennes ?

Le même poison a gagné la France. Croirait-on que la suppression de la comédie ait occupé les {p. 116}Etats généraux du Royaume, et soit un objet de leurs doléances ? Dans les remontrances des Etats de Blois, faites à Henri III, voici l’éloge qu’on en fait. « Il y a un grand mal qui se tolère à Paris (il n’y avait point de théâtre réglé ailleurs) les jours de fête et dimanche ; ce sont les spectacles publics par les Français et les Italiens, et par-dessus tout un cloaque et maison de Satan, nommée l’Hôtel de Bourgogne (l’ancien théâtre). Là se donnent mille assignations scandaleuses contre l’honnêteté des femmes, et la ruine des familles. Avant le jeu se passe le temps en devis impudiques, jeux de dés, gourmandises, ivrogneries, querelles, etc. » L’historien Matthieu, pour faire sa cour à Henri III, composa la Guisiade, mauvaise pièce dans le goût du temps, où il jouait le Cardinal et le Duc de Guise, que ce Prince n’aimait pas, et qu’il fit mourir. On pourrait croire que les Etats qui les aimaient, choqués de cette pièce, voulaient s’en venger sur tous les Comédiens. Mais outre que cette vengeance n’est pas vraisemblable, voici de quoi justifier les plaintes des Etats par un témoignage non suspect. Trente ans après, que la comédie devait être plus réformée, sous le règne de Louis XIII, voici comment les Comédiens se peignent eux-même dans un procès qu’ils eurent au Parlement en 1615. « Le chef de cette troupe est un Prince qui porte la ruine des poêles et des marmites, il est né et nourri dans la confrérie des grosses bêtes, et n’a jamais étudié qu’en philosophie cynique ; il n’est savant qu’en la faculté des bas souhaits. C’est une tête creuse, une coucourdeXX coiffée, vide de sens, comme une cane, un cerveau démonté, qui n’a ni roue ni ressort entier, qui change comme la lune, etc. » Et ailleurs ce Mémoire attaque les mœurs de la troupe, qu’il fait voir « n’être composée que de débauchés qui mangent l’argent qu’ils ont amassé sans peine, et {p. 117}passent leur vie en débauches, tandis que leurs femmes et leurs enfants demandent inutilement du pain. Et Dieu sait si entre les verres et les pots, les écots se passent sans blasphèmes, jeux, ivrogneries ; ils ont la vanité de se qualifier honnêtes gens, et la plupart seraient obligés de mendier leur vie du ministère de leurs mains, et ne peuvent avoir ni honneur ni civilité, etc. » (Hist. du Théâtre, tom. 3. Préf.). Qu’on rabatte, à la bonne heure, de la grossièreté de ces termes, qui en effet ne sont pas du goût de notre siècle, qu’on accorde de la politesse, de la civilité aux Acteurs de Paris ; mais les mœurs des troupes sont toujours les mêmes, et les Etats du royaume n’auraient pas moins de doléances à faire que dans le seizième siècle.

Le théâtre, comme tout le reste, doit sans doute, selon le génie des nations ou des siècles, le goût de la Cour ou de la ville, la diversité des modes, la variété des circonstances, le caractère des Auteurs, prendre des tons différents de modération ou de débauche, de différentes nuances de décence ou d’effronterie ; mais ce n’est que changer d’habit, le fond est toujours le même, c’est toujours une troupe de gens sans religion et sans mœurs, qui ne vit que des passions, des faiblesses, de l’oisiveté du public, qu’il entretient par des représentations le plus souvent licencieuses, toujours passionnées, et par conséquent toujours criminelles et dangereuses, et qui enseigne et facilite le vice, le rend agréable, en fournit l’objet, et y fait tomber la plupart des spectateurs. La politesse Française, en épurant les manières et le langage, a rendu aussi la scène plus polie et plus délicate ; on n’y voit plus la férocité Anglaise, la grossièreté Gauloise, les bouffonneries des Trivelins, les platitudes des halles ; tout cela est banni de la société des honnêtes gens, quoique l’opéra comique, les théâtres {p. 118}de la foire, les spectacles des boulevards, les farces, les théâtres de province, soient encore fort éloignés d’accéder à la réforme. Mais en poliçant le commerce, on n’a point corrigé les hommes, et moins encore les gens de théâtre. Les attraits de la passion, le goût du vice, le langage du péché, les mouvements du cœur, les nudités, les attitudes séduisantes, la magie de la décoration et des parures, les pièges de la coquetterie, les agaceries, la vénalité des Actrices, les adresses de l’hypocrisie, les artifices de la fourberie, etc. toutes ces batteries de l’enfer sont autant et plus que jamais dressées au théâtre. La grossière simplicité de nos pères ignorait ces raffinements, y courait moins de risque, y commettait moins de fautes ; nous sommes pour le moins aussi faibles, et plus habilement attaqués ; nous nous défions, nous nous mesurons moins, et les embuscades sont plus nombreuses, mieux masquées, et plus adroitement concertées. L’Académie Française, dans l’examen du Cid (pag. 20 et 21), parlant à un grand politique, qui revit, corrigea et approuva son ouvrage, dit ces belles paroles, bien dignes d’elle : « Il n’est pas question dans les pièces de théâtre de satisfaire les libertins et les vicieux, qui ne font que rire des adultères et des incestes, et ne se soucient pas de voir violer les lois de la nature, pourvu qu’ils se divertissent ; les mauvais exemples sont contagieux, même sur le théâtre, les feintes représentations ne causent que trop de véritables crimes. Il y a grand péril à divertir le peuple par des plaisirs qui peuvent produire un jour des douleurs publiques, il nous faut bien garder d’accoutumer ses yeux et ses oreilles à des actions qu’il doit ignorer. » L’Académie avait alors fort peu d’Auteurs dramatiques ; aujourd’hui qu’elle en foisonne, je doute qu’elle tînt le même langage. Il est vrai qu’elle n’a jamais reçu Molière, {p. 119}Regnard, Dancourt, etc. qui en qualité de beaux esprits, si c’est là le seul titre qui en ouvre les portes, le méritaient mieux que bien d’autres. Aussi quels noms à joindre avec ceux de Montauzier, Bossuet, Fénelon ?

Madame de Maintenon est un phénomène dans l’histoire, c’est l’opposé du théâtre. L’Actrice, Reine en apparence par son rôle, est dans la réalité une femme très commune : Madame de Maintenon, Reine en effet par son mariage et sa faveur, ne paraissait qu’une femme ordinaire. Quand elle fut devenue dévote, qu’elle eut formé le dessein de rendre le Roi dévot, et qu’elle eut commencé à penser et à parler en homme d’Etat, elle eut des scrupules sur le théâtre. Voici comme elle en parle dans les Mémoires de la Baumelle (Tom. 5. N. 16. p. 166. 175.). « Il y a mille choses où je ne sais quel parti prendre : j’appréhende de mollir ou de rebuter. Cette musique, par exemple, qui fait le seul plaisir du Roi, et où l’on n’entend que des maximes absolument contraires aux bonnes mœurs, serait bien convenable à retoucher ou à proscrire. Il est vrai que pour lui personnellement, cela ne lui fait aucune impression, et qu’il n’est occupé que des sons et des accords. Il n’en est pas de même du reste des spectateurs, il est impossible qu’il n’y en ait de sensibles à ces paroles pleines d’une morale qui fait consister le bonheur dans le plaisir, car mettez à l’alambic tous les opéra, vous n’en tirerez jamais que cette maxime retournée en mille façons. N’est-il pas déplorable que parmi des Chrétiens, et sous un Roi qui ne voudrait pas offenser Dieu, qui le craint, qui l’aime, on ait des pratiques si contraires à tous les systèmes de la religion, et des condescendances si opposées à là vertu ? Le Roi craint que les plus beaux airs n’ennuyassent, dès que les paroles seraient pures. Quelques-uns disent que ce qu’on entend à l’Opéra {p. 120}entre par une oreille et sort par l’autre ; mais ils oublient que le cœur est entre deux, et au sortir du spectacle on est moins en état de résister aux occasions dangereuses qu’en sortant du sermon. » On ne peut pas douter qu’elle n’eût été souvent au spectacle. Quand elle voulut se donner entièrement à Dieu, ses remords devinrent plus vifs, il fallut consulter son Directeur, l’Evêque de Chartres : « Une des premières choses que je demandai à M. Desmarets, dit-elle, fut si je pouvais aller au spectacle avec le Roi » (car hors de là elle prenait condamnation). « Il demeura quelque temps à réfléchir  » (la question est délicate). « Puis il me dit : Madame, je crois que si le Roi le veut, vous devez y aller, et n’ajouta rien davantage » (il serait difficile en effet de rien dire de plus sans trop parler). Quelque relâchée que paroisse cette décision, on peut l’appuyer par l’exemple de Naaman, à qui le Prophète Elysée permit d’accompagner le Roi de Syrie, son maître, dans le Temple de ses Idoles, et de se baisser avec lui quand il les adorerait. Ainsi les Gardes, les Officiers, la Cour attachée à la personne du Roi, peuvent le suivre dans le Temple de ses Idoles, et l’y servir.

Philon Juif (L. de Agricul.), après avoir décrit au long la frivolité, les désordres, les passions, les fureurs des hommes de qualité, prétend que le théâtre en est la cause et le fruit. Voici la traduction de son passage, faite en 1612 par le Docteur Bellier : « Pour quelle autre raison pensons-nous que les théâtres qui sont par toute la terre, soient remplis tous les jours d’un nombre infini de spectateurs, car ceux qui sont alléchés et amadoués de contes, et ayant laissé à l’abandon leurs yeux et leurs oreilles, s’adonnent et affectionnent à des joueurs de luth, à toute sorte de musique lâche et efféminée ("Lactatoribus et Mimis inhiant propter gestus, motus ac status effeminatos") : Recevant chez {p. 121}eux des danseurs et joueurs, à cause qu’ils représentent des mouvements et contenances sensuelles. Ils approuvent le tumulte qui se fait toujours sur la scène, sans se donner la peine de l’émendation des particuliers, ni de celle du commun. Ains renversent, misérables qu’ils sont, leur propre vie : Rerum privatarum publicarumque obliti totam vitam in spectaculis consecrantes miseri. Tom. 1.

Le théâtre est pourtant bon à quelque chose. Fréron (Ann. Litt. févr. 1762.) nous en apprend une anecdote singulière. Panard le Chansonnier, dont on vient d’imprimer les rhapsodies en quatre volumes, (si vous le trouvez bon), a le premier donné au Roi le nom de Bien-aimé. « Panard, selon Fréron, a décelé et exprimé les sentiments de la Nation. » Rien sans doute n’est mieux mérité que ce beau titre ; mais je voudrais, pour l’honneur de la France, qu’on nous laissât ignorer cette burlesque origine. Est-il bien glorieux pour nous d’avoir un farceur pour interprète ? est-ce bien respecter la majesté royale de faire attacher un des plus beaux fleurons à la couronne de Louis XV par la main d’un Tabarin ? les Français ne sont-ils donc que des Comédiens, et ne savent-ils parler que par la bouche d’un Comédien ? ce beau nom n’est-il donc qu’un nom de théâtre ? J’en rougis pour ma patrie, et je dirais, comme le Duc de Montausier à Louis XIV : « Vous méritez tous les éloges qu’on vous donne, mais est-ce à des faquins à vous les donner ? »

Epictète, meilleur Philosophe que ceux de nos jours, puisque malgré son paganisme il enseignait et pratiquait la religion et la vertu, Epictète parle du théâtre en plusieurs endroits (Manuel, art. 45. et 46.). Il s’en montre si éloigné qu’il recommande de ne pas même en parler, mais de faire rouler la conversation sur des choses décentes et honnêtes. Simplicius, son Commentateur, {p. 122}ajoute : « Celui qui s’applique à la philosophie renonce à tous les spectacles » (art. 53.). Il dit : Ce n’est pas une nécessité d’aller au théâtre ; si tu y vas par occasion, ne fais point des exclamations, des éclats de rire ; quand tu en seras revenu, n’en parle pas. Il ne va point à réformer tes mœurs, et à te rendre plus honnête homme. Simplicius ajoute : Y aller tous les jours, c’est une vie de Bateleur. M. Dacier dit dans son Commentaire : « Je voudrais qu’on fit réflexion sur ces paroles d’un Païen : les Païens pouvaient avoir des raisons d’aller aux jeux publics, c’étaient des Magistrats qui les donnaient ; mais elles sont aujourd’hui très mauvaises, c’est une vertu et une marque de piété de les mépriser ; on ne doit juger des progrès qu’on a fait dans la sagesse que par l’augmentation de ce mépris. » M. Dacier a pourtant vécu dans le prétendu beau temps du théâtre épuré.

Cornelius Nepos, Philosophe d’une autre espèce, homme de naissance, homme du monde, homme de cour, prétendu Magicien, et réellement savant, n’était point scrupuleux ; il parle pourtant fortement contre le théâtre. Non seulement le métier de Comédien est infâme et criminel, c’est encore un crime de regarder la comédie et de s’y plaire ; les plaisirs d’un esprit lascif dégénèrent en crime. Il n’y eut jamais de nom plus infâme que celui de Comédien : « Exercere Histrionem, non solum turpis et scelesta occupatio, sed etiam conspicere et delectari slagitiosum : lascivientis animi oblectatio delinit in crimen, nec ullum nomen fuit infamius quam Histrionum. »

Lamothe le Vayer n’était ni plus dévot ni moins habile qu’Agrippa ; il devait être plus homme de cour, où il a eu des emplois distingués. Voici comme il s’exprime (Lett. 47. sur les Magistrats). « La qualité de Magistrat est sacrosainte, ceux qui la portent sont des Dieux ; les {p. 123}hommes passent, comme la monnaie, plutôt par la marque extérieure que par la valeur intrinsèque. Ainsi leur caractère, quelquefois leur mérite, oblige à des différences proportionnées à la dignité. Mais il s’en trouve parfois de si indignes, qu’on serait dispensé de les honorer, pour ne pas donner au vice ce qui n’appartient qu’à la vertu. Quelle apparence de traiter également un Conseiller rempli de mérite, et un autre qui porte les habits d’un saltimbanque, un Magistrat enfariné à la mode (poudré) ! La loi permet de tuer un Magistrat ivre, Vespasien approuvait qu’on répondît injurieusement à un Sénateur agresseur : "Non opportet maledici Senatoribus, re maledici civile et fas est." (Sueton. C. 9.). Louis XII ayant trouvé des Conseillers au Parlement jouant à la paume, leur en fit de sévères réprimandes, et les assura que s’il les y trouvait encore, il ne les reconnaîtrait plus pour Conseillers, et n’en ferait pas plus d’état que du moindre cadet de ses Gardes. » Tous ces traits qu’on a inséré dans un nouveau livre (l’Esprit de Lamothe le Vayer), sont rapportés dans le Journal des Savants, février 1764.

Les lois ont eu plus d’une fois à se plaindre des attentats du théâtre. Nous en avons vu nombre de traits ; en voici un qui nous avait échappé. Le P. Mazenius Jésuite, dans la vie de Charles-Quint et de Ferdinand I. (T. 2. n. 59. p. 129.), rapporte que ces deux Princes dînant un jour en public à Ausbourg, des Luthériens déguisés en Comédiens vinrent dans la salle offrir de jouer une farce pour les divertir. Le premier, sous les habits de Reuchlin, fameux grammairien, maître de Melancthon, porta au milieu de l’assemblée un fagot mal lié composé de branches tortueuses qui ne pouvaient s’arranger ensemble. Après lui vient Erasme, qui s’efforce d’ajuster ensemble ces branches, et ne pouvant y réussir s’en va tout en {p. 124}colère. Luther vient ensuite, qui prend dans la cheminée des tisons embrasés, et met le feu au fagot. L’Empereur Charles-Quint paraît ensuite, qui remue le feu avec une épée, comme pour l’éteindre, et l’allume encore davantage. Enfin vient Léon X, qui prend une bouteille pleine d’eau pour jeter sur le feu ; mais il se méprend, et y jette une bouteille pleine d’huile qui ne fait que l’embraser de plus en plus. L’application en est aisée. Reuchlin, dans ses leçons, auteur de tout le mal, avait mêlé le vrai et le faux. Erasme, esprit conciliateur, tâchait de réunir toutes les parties, mais ne pouvait en venir à bout. Luther mit le feu partout, en renversant toute la discipline ; Charles, par la guerre qu’il déclara aux Protestants, Léon, par la condamnation qu’il prononça contre eux, ne firent qu’allumer l’incendie. L’Empereur fut très choqué de cette insolente bouffonnerie ; mais les Acteurs prirent la fuite, ils avaient de puissants protecteurs. Ce Prince eut beau faire des recherches, il ne découvrit rien, l’attentat demeura impuni.

On voit généralement dans l’histoire que les Princes véritablement grands ont fait fort peu de cas des jeux du théâtre. Il serait infini de suivre dans toutes les Cours la fortune de la scène, et détailler les partisans ou les adversaires dans les Princes bons ou mauvais qui ont illustré ou déshonoré le trône. Bornons-nous aux Empereurs Romains. Nous avons vu dans une foule de lois, rapportées au livre précédent, le mépris qu’en ont fait Constantin, Théodose, Justinien. Les Empereurs Trajan, Alexandre, les Antonin, n’y allaient que par cérémonie, ne les toléraient que pour ne pas choquer le peuple. Trajan en supprimait autant qu’il pouvait ; Alexandre retrancha les libéralités des Empereurs aux Comédiens ; Marc-Aurèle n’écoutait pas même quand {p. 125}il y était, il y lisait ses lettres, et écrivait ses dépêches : ils regardaient les spectacles, comme les académies de jeux, des lieux de prostitution, qu’on est quelquefois obligé de tolérer, malgré leur infamie et leur désordre. Tibère, grand homme d’Etat, quoique très vicieux, chassa tous les Comédiens de l’Italie. Il n’est pas étonnant que Caligula les rappelât ; il était trop corrompu pour ne pas aimer éperdument le théâtre ; c’était une de ses maîtresses qui lui en fournissait de toute espèce. Pendant deux ans de règne il remplit Rome d’Histrions, de danseurs, de chanteurs ; il obligeait tout le monde, jusqu’aux Sénateurs, de venir à la comédie, et souvent d’y jouer. Les Comédiens mis en honneur et son cheval nommé Consul servent également à caractériser ce Prince insensé et ses folies. Les anciens Romains qui laissèrent introduire le théâtre, ne le regardaient que comme un amusement momentané et sans conséquence. Quand l’expérience leur en eut fait sentir les inconvénients, ils firent, mais trop tard, bien des efforts pour l’abolir ; il éprouva bien des attaques et des révolutions ; on n’y souffrait point de siège, pour ne pas nourrir la mollesse, et ne goûter qu’en passant un amusement si dangereux ; on y était debout, comme dans le parterre, reste parmi nous de notre ancienne simplicité et de l’état où fut d’abord le théâtre, où on ne connaissait point de loges. On n’en connut jamais à Rome, même pour l’Empereur. Les sièges ayant été introduits, on forma divers rangs de gradins de pierre, où l’on était assis durement. Caligula fit mettre par tout des coussins. Les Romains allaient toujours nue tête, et ce peuple guerrier était endurci à tout, et s’en faisait gloire. Caligula fit prendre à tout le monde des espèces de grands chapeaux pendant le spectacle. Dans la suite on tendit de grandes voiles soutenues par des mâts {p. 126}plantés d’espace en espace, pour se garantir du soleil et de la pluie. Nous avons plus fait, nous nous sommes enfermés dans des édifices, moins vastes à la vérité, mais plus commodes, où à l’abri de tout, aussi agréablement que sûrement et proprement, nous pouvons goûter à longs traits, par tous les temps et les heures entières, de jour et de nuit, tout le poison de la volupté. Caligula, qui le premier se fit adorer comme un Dieu, étalait surtout sa divinité sur le théâtre : idole et temple bien dignes l’un de l’autre. Jules-César avait le génie trop élevé pour s’amuser de bagatelles théâtrales, non par religion et par vertu, il ne fut jamais un modèle de sainteté, mais par grandeur d’âme, étendue d’esprit, vues profondes de politique ; il en méprisait jusqu’à la partie littéraire, il ne trouvait point dans les meilleures pièces connues de son temps, qu’on donne pour des chef-d’œuvres, le degré de perfection du bon comique, qu’il appelait vis comica, qui en effet est très rare, et qu’on ne trouve que très peu même dans Molière, malgré tout l’encens que brûlent sur ses autels ses vicieux adorateurs. Auguste, moins grand que son père adoptif, se prêta au goût de son temps, parut aimer, peut-être aima-t-il les spectacles, donna beaucoup de fêtes, pour amuser un peuple remuant, dont sa domination naissante avait à craindre les cabales. Il fit pourtant bien des lois et des traits de justice pour contenir les Acteurs. Il peignit en mourant sa religion et le théâtre, dans un mot célèbre, qui ne fit honneur ni à sa sagesse ni à sa vertu. Il disait à ses amis assemblés autour de son lit : Ai-je bien joué mon personnage sur le théâtre de la vie ? « Satis ne comode personam nostram in hac theatro egimus ?» Parfaitement, répondirent-ils. Adieu donc, mes amis, battez des mains : « Valete et plaudite. » Il tira le rideau, et {p. 127}rendit l’âme. Voilà la vie et la mort d’un homme de théâtre. Cherchez-y la sagesse, trouvez-y l’éternité.

Finissons par l’autorité de Théodoric, Roi des Goths, très grand Prince, malgré la barbarie de sa nation et de son siècle, et par celle de Cassiodore son Secrétaire d’Etat, l’un des plus habiles et des plus vertueux Ministres. Il nous apprend (L. 7. Ep. 10.) qu’il y avait à Rome un Intendant des voluptés, qui présidait au théâtre. Il en est fait mention dans le Code Théodosien ; on voit cette charge instituée par Tibère (Sueton. C. 42.). Théodoric écrit à cet Intendant, qu’il venait de nommer, pour l’instruire de ses devoirs et l’engager à les remplir. Les termes en sont remarquables. Quoique l’art du théâtre soit opposé aux bonnes mœurs, et que la vie licencieuse des Comédiens soit incapable de réforme, la sage antiquité a cru devoir leur donner un modérateur, pour empêcher qu’ils ne tombent dans un entier désordre. Si on ne peut les morigéner en effet, qu’on sauve au moins les apparences, qu’il y ait une ombre de bon ordre : « Teneat scenicos, si non veras saltem umbratilis ordo. » Que l’honnêteté en impose à des gens sans honneur : « Honestas imperet inhonestis. » Qu’il y ait quelque loi pour ceux qui n’ont aucune connaissance de la bonne vie ; il faut un gouvernement à ceux qui ne savent pas se conduire eux-mêmes, il faut un tuteur à ces troupeaux d’hommes, « gregibus hominum », pour arrêter leurs passions effrénées, comme on en donne aux enfants dans la faiblesse de l’âge. Si la bienséance ne les contient, que votre autorité les contienne. Conservez votre réputation au milieu des gens sans honneur, soyez chaste parmi des femmes prostituées, qui vous sont soumises : « Cui subjacent prostituta. » Vous serez d’autant plus louable que votre vertu aura résisté à la séduction {p. 128}de la volupté. Vous mériterez des places plus élevées.

Liv. 3. Ep. 51. Il fait une grande description du spectacle, qu’il dit être l’ennemi des bonnes mœurs, le destructeur de toute honnêteté, une source intarissable de querelles : « Evacuator honestatis fons irriguus jugiorum. » Il conclut, en disant : Nous les tolérons par nécessité, parce que le peuple les aime. Peu de gens se conduisent par la raison, et agissent par de bonnes vues ; on regarde la volupté comme le souverain bonheur. Il faut être quelquefois insensé avec le peuple, pour modérer la folle joie : « Paulos ratio capit expedit interdum desipere.  » Liv. 1. Ep. 37. Il renouvelle l’arrêt de Vespasien. Un Praticien et un Consul petits-maîtres avaient fait du désordre au spectacle (ce qui n’est pas rare). Le peuple les avait maltraités, un d’eux avait été tué. Sur les plaintes qu’on en porta à Théodoric, ce Prince répondit : Il faut distinguer le genre d’insulte ; qu’on punisse celles qui sont faites à un révérendissime Sénateur, reverendissimo Senatori ; mais qui peut répondre de ce qui se passe au théâtre ? peut-on y espérer la décence des mœurs ? « Mores graves in spectaculis quis requirat ¿ » Pourquoi ces révérendissimes personnes y paraissent-elles ? ce n’est pas la place des Caton (c’est celle de Vénus) : « Ad circum nesciunt convenire Catones. » Toutes les folies que le peuple y fait, ne peuvent passer pour des injures, la licence du lieu excuse les excès : « Injuria non putatur, locus defendit excessum. » Liv. 1. Ep. 20. Obligé de réprimer des séditions fréquentes, arrivées au spectacle, il se plaint d’avoir à perdre un temps précieux à parler d’un objet si méprisable : « Inter gloriosas Reipublicæ curas pars minima videtur de spectaculis loqui. » L. 3. Epist. 43. Il décrit au long les différentes espèces de spectacles, qu’il condamne d’une manière très pathétique ; {p. 129}il les compare aux enfers, et leur applique ces paroles de l’Enéide (L. 6.) : « Quis scelerum comprehendere formas omnia pœnarum percarere nomina possit ? » Il termine sa lettre en gémissant sur les erreurs du monde : « Heu mundi error dolendus ! »

CHAPITRE VIII.
Assertions du Théâtre sur le tyrannicide. §

Je n’aurais peut-être jamais pensé à aller chercher sur le théâtre la doctrine du tyrannicide, si le livre des Assertions de la morale des Jésuites, et d’après lui tous les comptes rendus au Parlement, ne m’avaient fait comprendre combien elle y est dangereuse. Parmi les divers passages qu’on reproche à ces Pères, on leur fait un crime de quelques vers d’une tragédie de Sénèque, commentés par le P. Martin del Rio, Jésuite Flamand, fameux par d’autres ouvrages, très peu par celui-ci, que le livre des assertions a déterré je ne sais où. Voici ces vers, qui sont en effet très forts, et auxquels le commentaire est conforme : « Utinam cruorem capitis invisi Diis libare possem ! Gratior nullus liquor tinxisset aras. Victima haud ulla amplior, potestque magis opima mactari Jovi, quam Rex iniquus. »

« Que ne puis-je faire aux Dieux des libations du sang d’un homme qui leur est odieux ? Aucune liqueur plus agréable n’eût coulé sur leurs autels. On ne peut immoler à Jupiter aucune victime plus précieuse qu’un mauvais Roi. »

Les Jésuites ont eu beau représenter que del Rio était encore dans le monde, et même Conseiller au Parlement de Brabant, quand il fit cet ouvrage, ce qui appartiendrait plutôt à la robe de Magistrat qu’à celle de Jésuite ; que ce n’est après tout qu’un langage de théâtre, et un rôle {p. 130}d’Acteur, qui est sans conséquence ; il n’en a pas moins été chargé des anathèmes des Avocats généraux, et condamné au feu par les arrêts des Parlements. Je n’ai garde de l’arracher aux flammes. Mon zèle pour la personne sacrée des Rois me les ferait plutôt allumer, et bien loin de réclamer contre la juste sévérité des Magistrats, je suis persuadé qu’en bonne politique, même en matière de tyrannicide, ils ont trop d’indulgence pour les spectacles ; que cette doctrine pernicieuse qu’ils ont redoutée dans le théâtre Latin de Sénèque et del Rio, mérite encore moins de grâce dans les théâtres de Corneille, de Racine, Crébillon, Voltaire, Marmontel, Héros de la scène tragique, à qui l’Académie Française a donné des provisions de l’office de bel esprit utile à l’Etat : doctrine qui débitée publiquement, dans tout le royaume, dans des représentations et des volumes innombrables, avec toute l’élégance, la pompe et le pathétique possibles, doit produire sur tous les esprits un bien plus mauvais effet que la tragédie et le commentaire del Rio, que personne ne connaît. Tous ces arrêts célèbres sont les préjugés les plus favorables dans le procès que je fais au théâtre. Ce serait une contradiction frappante d’applaudir aux uns, et de brûler l’autre. Le tyrannicide, la révolte, les conjurations, le mépris des Rois, sont la doctrine générale et la tradition non interrompue de tous les tragiques. Le recueil de leurs assertions l’emporterait sur tous les Santarelli, Buzembaun, Emanuel Sa, etc. qui n’ont jamais, ni débité tant d’horreurs, ni écrit avec tant de grâce, ni n’ont été lus avec tant d’empressement, ou écoutés avec tant de plaisir. Et cela doit être. Tous les sujets de tragédie regardent des Princes, toutes les catastrophes sont quelque meurtre, et la pièce une intrigue contre eux : la plupart sont des conjurations. {p. 131}On ne peut faire parler des conjurés qu’en leur faisant débiter des maximes et des sentiments conformes à leur dessein, pour s’y affermir, le justifier, l’inspirer à d’autres, en ménager le succès.

Corneille. §

Voltaire, qui prétend égaler et surpasser tous les grands hommes, se fait dire dans une lettre sur la Mort de César : « J’y ai admiré une prodigieuse quantité de beaux vers, que j’appelle Cornéliens. Corneille flatte mon amour propre ; il me persuade l’excellence de mon être ; il élève mon âme. Je lui en sais gré. » Ce langage Cornélien qui flatte si fort l’amour propre Volterrien, n’est que le mépris des Dieux et des Rois, qui anime partout Corneille. En se mesurant avec des hommes supérieurs en dignité et en naissance, on croit élever son âme, et on se persuade l’excellence d’un être qui ne voit rien au-dessus de lui. Corneille est républicain par caractère, il est partout monté sur ce ton, c’est là son sublime. Plus Romain que les Romains eux-mêmes, il les fait parler plus finement peut-être qu’ils ne parlaient. Il n’a réussi que dans les pièces où il a suivi son goût, Horace, Cinna, Pompée, etc. Plein des agitations de la Ligue, qui avait bouleversé tant de têtes, et dont il avait vu les restes mal éteints, et de celles de la Fronde, qu’il vit en entier, naturellement dur et fier, incapable de jamais plier, enflé par ses succès et sa supériorité décidée sur tous ses rivaux, aigri par la querelle puérile que lui fit le Cardinal de Richelieu, il ne respire que vengeance, hauteur et indépendance, et ne connaît le joug de la monarchie que pour le secouer. Richelieu, aussi peu content de sa fierté, que ridiculement jaloux de ses ouvrages, n’osa attaquer de front cet adversaire du despotisme, dont le public admirait les talents supérieurs : il le fit indirectement par la censure de l’Académie. Mais n’ayant pu réussir {p. 132}à décréditerXXI ni le Républicain ni le Poète, il essaya de lui fermer la bouche par ses bienfaits. Il ne réussit pas mieux sur ce cœur inflexible. La mort du Ministre termina cette querelle politique et littéraire. Corneille, qui avait toujours fait bonne contenance, demeura maître du théâtre, y établit ses lauriers et sa doctrine, qui, comme un héritage précieux de leur père, a passé de main en main à ses descendants, et tous se font gloire d’être Cornéliens, quoique souvent ils dérogent. Mais dans les plus minces, comme dans les plus belles pièces, ce sont là les éléments du cothurne, les premiers vers qu’enfante une Muse tragique, qu’elle regarde comme les morceaux brillants, dans lesquels le Parterre croit sentir l’excellence de son être, et le Petit-maître élever son âme ; ce qui en bonne politique devrait faire supprimer le théâtre.

La tragédie de Cinna, la plus belle peut-être de celles de Corneille, au-dessus de laquelle, dit Fontenelle, il n’est rien, est le spectacle le plus horrible pour la politique et les bonnes mœurs. C’est une conjuration contre la vie d’Auguste, tramée par sa fille adoptive et ses deux favoris les plus comblés de ses bienfaits, qui, au moment d’être exécutée, n’est découverte que par la lâche jalousie de l’un d’eux, lequel veut enlever à l’autre sa maîtresse ; et toutes ces horreurs, loin d’être punies, sont récompensées par Auguste, qui voyant l’inutilité de ses rigueurs passées contre les conjurés, espère de ramener les cœurs par le pardon et de nouveaux bienfaits. Ce ne sont point ici des personnages subalternes qu’on puisse désavouer sans conséquence, c’est tout ce qu’il y a de plus grand. Le mensonge, la flatterie, l’artifice, sont bassement mis en œuvre pour tromper le Prince, lui faire garder le diadème qu’il a envie de quitter, et avoir le plaisir d’assassiner un {p. 133}Souverain et ce même homme qu’on peint avec les couleurs les plus odieuses :

« Si l’on doit le nom d’homme à qui n’a rien d’humain,
A ce tigre altéré de tout le sang Romain…
Et jamais insolent ni cruel à demi, etc. »

Le même Cinna qui vient de tracer ce portrait, lui dit quatre pages après :

« N’imprimez pas, Seigneur, cette honteuse marque
A ces rares vertus qui vous ont fait Monarque.
Vous l’êtes justement, et c’est sans attentat
Que vous avez changé la forme de l’Etat, etc. »

Et son complice, qui ne médite pas moins la mort de son Prince, lui dit :

« Oui, j’accorde qu’Auguste a droit de conserver
L’empire où sa vertu l’a seule fait monter :
Il a fait de l’Etat une juste conquête. »

S’il est Monarque légitime et vertueux, quel droit, quel prétexte a-t-on pour l’assassiner ? est-ce là la probité Romaine, si fort vantée, ou plutôt n’est-ce pas la fourberie et la noirceur ? Et ce Poète, qu’on appelle grand, pour avoir dignement soutenu la grandeur Romaine, pouvait-il avilir davantage les Romains qu’en leur prêtant une conduite, des sentiments, un langage, si indignes d’eux ? C’est bien à ces traits la plus vile populace, revêtue d’habits et d’un style pompeux qui cache le cœur le plus noir et le plus méprisable. Si ce sont là des beautés, ce sont donc de ces beautés de monstre qui frappent par un excès d’horreur. Rien de plus forcené que les trois premières scènes : ce n’est pas une femme et des hommes, c’est une furie et des démons qui parlent :

« La cause de ma haine est l’effet de la rage.
Je m’abandonne toute à vos ardents transports,
Et crois pour une mort lui devoir mille morts.
S’il veut me posséder, Auguste doit périr :
Sa tête est le seul prix dont il peut m’acquérir.
Je recevrais de lui la place de Livie (son épouse),
{p. 134} Comme un moyen plus sûr d’attenter à sa vie.
Pour qui venge son père il n’est point de forfaits. »

Qui jamais a plus fortement avancé la doctrine du tyrannicide que Cinna en parlant à Auguste de son propre père, sans que le Prince ni personne dans la pièce le contredise ?

« César fut un tyran, et son trépas fut juste.
Et vous devez aux Dieux compte de tout le sang
Dont vous l’avez vengé pour monter à son rang. »

On sacrifie les plus tendres sentiments, les objets les plus chers, la vie d’un amant.

« Est-il perte à ce prix qui ne semble légère ?
Qui méprise la vie est maître de la sienne.
Plus le péril est grand, plus doux en est le fruit :
La vertu nous y jette, et la gloire le suit.
Joignons à la douceur de venger nos parents
La gloire qu’on remporte à punir les Tyrans. »

Les conjurés sont si furieux qu’ils ne peuvent entendre nommer le Prince :

« Plût aux Dieux que vous-même eussiez vu de quel zèle
Cette troupe entreprend une action si belle !
Au seul nom de César, d’Auguste, d’Empereur,
Vous eussiez vu leurs yeux s’enflammer de fureur,
Et dans le même instant, par un effet contraire,
Leur front pâlir d’horreur, et rougir de colère.
Amis, leur ai-je dit, voici le jour heureux
Qui doit conclure enfin nos desseins généreux.
Le ciel entre nos mains a mis le sort de Rome. »

Cinna aime éperdument la fille d’Auguste, et ne veut pas la recevoir de sa main, quand son père voudrait la lui donner :

« La recevoir de lui me serait une gêne.
Mais quand j’aurai vengé Rome des maux soufferts,
Je saurai le braver jusques dans les enfers.
Oui, quand par son trépas je l’aurai méritée,
Je veux joindre à sa main ma main ensanglantée,
L’épouser sur sa cendre, et qu’après notre effort,
Les présents du Tyran soient le prix de sa mort.
{p. 135} Quand le ciel par nos mains à le punir s’apprête,
Un lâche repentir garantirait sa tête ! »

Le Parlement de Rouen fit le procès à un Régent troisième, pour avoir donné à ses écoliers à mettre en vers cette pensée, qu’on trouve partout, que « l’événement fait aux yeux du monde le héros ou le criminel ». Corneille l’exprime bien mieux, et au lieu de lui faire le procès, on l’admire à Rouen même dans un concitoyen (Corneille était de Rouen.).

« Demain j’attends la haine ou la faveur des hommes,
Le nom de parricide ou de libérateur.
Et sur celui de Prince ou d’un usurpateur,
Du succès qu’on obtient contre la tyrannie
Dépend ou notre gloire ou notre tyrannie,
Et le peuple inégal à l’endroit des Tyrans,
S’il les déteste morts, les adore vivants.
Regarde le malheur de Brute et de Cassie :
La splendeur de leur nom en est-elle obscurcie ?
Ne les compte-t-on pas pour les derniers Romains ?
Leur mémoire dans Rome est encor précieuse
Autant que de César la vie est odieuse. »

On y emploie la religion du serment, et toutes les conjurations n’y manquent pas. Souffrirait-on qu’on avançât que le Pape peut délier les sujets du serment de fidélité à leur Prince ? est-il plus permis de faire serment de le tuer ?

« A peine ai-je achevé que chacun renouvelle
Par un noble serment le vœu d’être fidelle. »

Lorsque Cinna, touché des bienfaits d’Auguste, montre quelque remords, que lui dit-on ?

« Brute eut trop de vertu pour tant d’inquiétude,
Et ne soupçonna point sa main d’ingratitude,
Et fut contre un Tyran d’autant plus animé
Qu’il en reçut de biens, et qu’il s’en vit aimé.
N’écoutez plus la voix d’un Tyran qui vous aime
Et veut vous faire part de son pouvoir suprême. »

Les leçons qu’on donne aux Monarques ne valent {p. 136}pas mieux :

« Tous les crimes d’Etat qu’on fait pour la Couronne,
Le ciel nous en absout alors qu’il nous la donne,
Et dans le sacré rang où la faveur l’a mis,
Le passé devient juste, et l’avenir permis.
Qui peut y parvenir ne peut être coupable :
Quoi qu’il ait fait ou fasse, il est inviolable. »

La belle vertu Romaine que celle qu’a inventée Corneille !

« Je fais gloire pour moi de cette ignominie :
La perfidie est noble envers la tyrannie,
Et quand on rompt le cours d’un sort si malheureux,
Les cœurs les plus ingrats sont les plus généreux.
Je me fais des vertus dignes d’une Romaine :
Un cœur vraiment Romain ose tout pour ravir
Une odieuse vie à qui le fait servir. »

Dans la tragédie de Pompée, Cornélie sa veuve, ennemie déclarée de César, va lui découvrir une conspiration faite contre lui, et lui abandonne ses esclaves, qui en sont complices. Emilie, dans Cinna, offre son cœur et sa main pour prix d’un lâche assassinat d’Auguste son bienfaiteur et son père adoptif. Voilà deux Romains de la plus haute naissance. Le premier trait, digne de la grandeur et de la probité Romaine, est une vraie, une sublime beauté. Voilà la vérité et la vertu. Le second, digne du plus lâche, du plus méprisable esclave, peut-il être une beauté aussi ? est-il même vraisemblable ? Est-ce un Romain ? ou plutôt n’est-ce pas un monstre dans l’ordre des mœurs ? Le public est-il conséquent, s’il les admire tous les deux ? Le Poète est-il pardonnable de prostituer ainsi son pinceau, en exposant le vice paré des mêmes couleurs que la vertu ? Est-ce donc mériter le nom de grand, que de se jouer du vrai et du faux, de la vertu et du vice, en inspirant les mêmes sentiments et prodiguant les mêmes éloges pour des forfaits horribles et pour {p. 137}des actions héroïques ? Quelle école pour les mœurs ! La pompe des paroles, l’enflure du style, de longues tirades, changent-elles la lâcheté en courage, la bassesse en sublime, les assassinats en vertus ? Le théâtre de Corneille est une tête de Gorgone coiffée avec de beau linge et des pierres précieuses. En est-elle moins affreuse ? C’est toujours la tête de Méduse.

La tragédie de Pompée, autre chef-d’œuvre de Corneille, de laquelle il dit dans sa Préface, « le style est plus élevé en ce poème qu’en aucun des miens, et ce sont sans contredit les vers les plus pompeux que j’aie faits », cette tragédie n’est qu’un lâche assassinat de Pompée par un Roi qui lui devait sa couronne, et qui par une basse politique le sacrifie à son ambition. Une conjuration aussi noire contre César y forme un incident qui en fait le dénouement, entremêlé d’une vengeance forcenée, d’un amour insensé, qui dégrade César, et dont une coquette ambitieuse se sert pour obtenir une couronne. Quels exemples à embellir par la pompe de la scène et l’élévation du génie poétique, pour faire mieux goûter le mépris des Rois et des Dieux, que cette pièce, comme toutes celles de Corneille, donne pour des sentiments héroïques de la plus haute vertu Romaine ! Ces Dieux ne sont, il est vrai, que des idoles, aux yeux des Chrétiens ; mais aux yeux des Romains c’étaient des Dieux véritables. C’étaient donc pour eux de véritables impiétés. Pompée était le Général de la République : quel droit avait-on sur ses jours ? César était un Tyran : mais est-il permis de tuer un Tyran, et de prêcher le tyrannicide, de le montrer au public dans le jour le plus favorable, qui en diminue l’horreur et en fasse croire la légitimité ?

« Quand les Dieux étonnés semblaient se partager,
Pharsale a décidé ce qu’ils n’osaient juger.
{p. 138} Il dédaigne de voir le ciel qui le trahit,
De peur qu’il ne semblât par une telle offense
Implorer d’un coup d’œil son aide et sa vengeance.
Et son courroux mourant fait un dernier effort
Pour reprocher aux Dieux sa défaite et sa mort.
Le sang des Scipion protecteur de nos Dieux.
Jusqu’à lui faire aux Dieux pardonner sa défaite.
Moi, je jure des Dieux la puissance suprême,
Et pour dire encor plus, j’en jure par vous-même.
Car vous pouvez bien plus sur un cœur affligé
Que le respect des Dieux qui l’ont mal protégé.
Ma Divinité seule après ce coup funeste.
Ces dieux qui l’ont flatté, ces dieux qui m’ont trompée,
Ces dieux qui dans Pharsale ont mal servi Pompée,
Qui la foudre à la main ont pu voir l’égorger.
Ils connaîtront leur faute, et voudront le venger.
Mon zèle, à leur refus, aidé de ta mémoire,
Te saura bien sans eux arracher la victoire.»

En voici pour les Rois :

« Sire, quand par le fer les choses sont vidées,
La justice et le droit sont de vaines idées.
Et du même poignard pour César destiné
Je perce, en soupirant, son cœur infortuné.
La justice n’est pas une vertu d’Etat.
Le choix des actions, ou mauvaises ou bonnes,
Ne fait qu’anéantir la force des couronnes.
Le droit des Rois consiste à ne rien épargner :
La timide équité détruit l’art de régner.
Quand on craint d’être injuste on a toujours à craindre,
Et qui veut tout pouvoir doit oser tout enfreindre.
Fuir, comme un déshonneur, la vertu qui le perd,
Et voler sans scrupule au crime qui le sert. »

Cet affreux machiavélisme forme-t-il de bons sujets ou de bons Princes ? vaut-il mieux que la doctrine de Buzembaun ? Voici encore de la bonne morale, bien propre à faire respecter les Rois. C’est le grand César qui la débite.

« Que m’offrirait de plus la fortune ennemie,
{p. 139} A moi qui tiens le trône égal à l’infamie ?
Rome qui du même œil le donne et le dédaigne,
Qui ne voit rien aux Rois qu’elle aime ou qu’elle craigne,
Et qui verse en nos cœurs avec l’âme et le sang
Et la haine du nom et le mépris du rang.
Vous (le Roi) qui devez respect au moindre des Romains.
Mais pour servir César rien n’est illégitime ».

Y a-t-il même du bon sens dans ces grands mots de César, et n’est-ce pas parler contre lui-même ? Qu’on appelle un Souverain comme on voudra, Roi, Empereur, Dictateur, Sultan, Mogol, etc. n’est-ce pas toujours la puissance souveraine ? César, intéressé à la faire respecter en sa personne, était trop prudent pour tenir le langage que lui prête l’envie de dire de grands mots, aux dépens de la sagesse et des mœurs.

« César porte en ses flancs de quoi nous en laver.
C’est là qu’est votre grâce, il nous l’y faut trouver.
Je ne vous parle point de souffrir sans murmure.
Justifions sur lui la mort de son rival.
Et notre main alors également trempée
Et du sang de César et du sang de Pompée…
Rome, sans leur donner des titres différents,
Se croira par vous seul libre de deux Tyrans.
C’est trop craindre un Tyran que j’ai fait redoutable.
Deux fois en même jour disposons des Romains.
Pompée était mortel, César ne l’est pas moins.
Tu n’as non plus que lui qu’une âme et qu’une vie.
C’est à moi de punir ta cruelle douceur.
Tu m’as prescrit tantôt de choisir mes victimes.
Je ne puis en choisir de plus digne que toi,
Ni dont le sang offert, la fumée et la cendre
Puissent mieux satisfaire aux mânes de ton gendre.
Il nous le faut surprendre au milieu du festin,
Enivré des douceurs de l’amour et du vin.
Ils me font méprisable alors qu’ils me font Reine.
Le trône où je m’assieds m’abaisse en m’élevant,
Et ces marques d’honneur, comme titres infâmes,
{p. 140} Me rendent à jamais indigne de vos flammes. »

La Cour peut-elle entendre ce langage, le Ministère le souffrir, la Magistrature le tolérer, une Nation fidèle à son Prince y applaudir ?

L’Académie Française vient d’approuver, d’applaudir, récompenser, couronner, de la manière la plus brillante, au-dessus de plusieurs autres ouvrages qu’elle-même a déclaré exceller, l’Epître d’un Père à son Fils, par le sieur de Champfort, où en effet il y a de très beaux vers, entre autres celui-ci, où pour montrer les heureux effets d’une belle éducation, qui inspire et crée des vertus, on fait l’éloge de Brutus, meurtrier de César, et de Caton, qui l’éleva :

« C’est du fils de César que Caton fit Brutus. »

Si l’assassinat de César par son fils est un acte de vertu, le tyrannicide est-il un crime ? Si former les gens au tyrannicide est un modèle d’éducation et le chef-d’œuvre du plus sage des Romains, fallait-il supprimer les Jésuites ? Si ces belles maximes dans une épître didactique méritent des couronnes littéraires, Buzembaun mérite-t-il le feu ? J’aime la bonne foi du Journal de Trévoux. (Janv. 1765. Nouvell. littérair.). Il annonce la lettre d’un Docteur de Sorbonne qui fait la censure théologique de cette épître, comme pleine de mauvais principes, et avec raison. Le Journaliste, confus d’en avoir fait l’éloge, convient que l’ouvrage est mauvais, « loue les Ecrivains qui vengent les droits de la religion et de la société contre ceux qui se disant citoyens, ne parlant que de l’amour de la patrie, osent lui porter les plus cruelles atteintes, et s’excuse en disant que « l’Auteur étant jeune, il craignait de le décourager et de le chagriner », comme s’il fallait encourager des gens qui « portent à la religion et à la société les plus cruelles atteintes ». Les autres Journaux, moins scrupuleux, n’ont point parlé de la lettre du Docteur, {p. 141}et sur la garantie théologique de l’Académie, ont fait sans restriction et sans palinodie le plus pompeux éloge de l’épître, notamment de ce vers, dont on a paré le frontispice, à la place d’épigraphe.

Ce vers cependant n’est qu’une imitation de Corneille dans Héraclius (Act. 4. Sc. 4.), où Léontine, Gouvernante d’Héraclius, comme Caton de Brutus, vante la belle éducation qu’elle lui a donnée en le préparant à l’assassinat de l’Empereur Phocas :

« C’est du fils du Tyran que j’ai fait ce Héros. »

Elle ajoute, en parlant à l’Empereur lui-même de son fils :

« C’est assez dignement répondre à tes bienfaits
Que d’avoir dégagé ton fils de tes forfaits.
Séduit par ton exemple, il t’aurait ressemblé :
Il serait lâche, impie, inhumain, comme toi. »

Ce ne sont pas les seuls beaux vers dont Corneille ait orné la pièce qu’il dit « supérieure à Rodogune » et « la chose la plus spirituelle qui soit sortie de sa plume ». En voici qui ne sont pas indifférents.

« Cette mort que mes vœux s’efforcent de hâter,
Est l’unique degré par où je veux monter.
Et la soif de ta perte en cette conjoncture
Me fait aimer l’auteur d’une belle imposture
Malgré le nom de père et le titre de fils,
Je deviens le plus grand de tous ses ennemis.
J’irai pour l’empêcher jusqu’à la force ouverte.
N’importe, à tout oser le péril doit contraindre.
Il est temps de montrer qui nous sommes…
D’immoler mon tyran au péril de ma sœur.
Faisons que son amour nous venge de Phocas,
Et de son propre fils arme pour nous le bras.
Si j’ai pris soin de lui, si je l’ai laissé vivre…
Je ne l’ai conservé que pour ce parricide.
C’est par là qu’un Tyran est digne de périr.
Et le courroux du ciel, pour en purger la terre,
{p. 142} Nous doit un parricide, au défaut du tonnerre.
L’ordre est digne de nous, le crime est digne d’eux.
Dans le fils d’un Tyran l’odieuse naissance
Mérite que l’erreur arrache l’innocence.
Donnez l’aveu du Prince à sa mort qu’on apprête,
Et ne dédaignez pas d’ordonner de sa tête.
Il arme puissamment le fils contre son père.
Et je tiendrai toujours mon bonheur infini,
Si les miens sont vengés, et le Tyran puni.
Puisqu’une âme si haute à frapper m’autorise,
Et tient que pour répandre un si coupable sang
L’assassinat est noble et digne de mon rang.
Et du sang du Tyran signez notre hyménée.
Il ne crie en mon cœur que la mort des Tyrans.
L’esclave le plus vil qu’on puisse imaginer,
Sera digne de moi, s’il peut l’assassiner.
Pour tromper un Tyran, c’est générosité.
Sur l’ennemi commun sauront prendre leur temps. »

Ce sont les principaux Acteurs, qui tous à la fin de la pièce sont récompensés du parricide. Corneille était sans doute un Jésuite de robe courte.

Mais, dit-on, Phocas était un usurpateur qui avait fait mourir son Roi : on n’agissait que pour remettre sur le trône l’héritier légitime. 1.° Cela n’est pas vrai. Corneille déclare que la pièce est toute de son invention. Quelle fureur d’inventer de pareilles pièces ! 2.° Il est donc permis à l’héritier légitime d’être tyrannicide : s’il peut l’être par lui-même, ne peut-il pas se faire aider par une autre main ? ne peut-on pas en présumant son intention, agir pour lui ? La religion avoue-t-elle le principe ? la logique désavoue-t-elle les conséquences ?

Je ne fais point d’extraits des autres pièces de Pierre Corneille, non plus que de celle de Thomas son frère, où l’on trouve en cent endroits les mêmes enseignements. Il nous suffit, pour faire connaître la doctrine de cet homme tant {p. 143}vanté, de ses deux pièces les plus préconisées XXII. Je sais que Corneille était un honnête homme, je n’en veux point à sa personne ; mais on doit convenir qu’un spectacle dont les plus belles pièces débitent une si détestable morale, est infiniment dangereux pour la religion, les mœurs et le gouvernement.

Racine. §

Le doucereux, le courtisan, le dévot Racine, Pensionnaire du Roi, Historiographe de France, inspirerait-il la révolte, le mépris des Rois, le tyrannicide ? un élève de Port-Royal débiterait-il la mauvaise morale que le grand Arnaud, le grand Pascal, le grand Nicole, ont tant reprochée aux Jésuites ? Lisons, et jugeons. Voici comment s’expliquent dans Bajazet un Prince du sang, un premier Ministre, une Sultane favorite.

« Mais j’ai plus dignement employé mon loisir.
J’ai su lui préparer des craintes et des veilles.
Pour moi demeuré seul, une juste colère
Tourna bientôt mes vœux du côté de son frère.
S’il ose quelque jour me demander ma tête.
Je ne m’explique point, Osmin, mais je prétends
Que du moins il faudra la demander longtemps.
Déclarons-nous, Madame, et rompons le silence.
Fermons-lui dès ce jour les portes de Byzance :
Le conseil le plus prompt est le plus salutaire.
Vous voudrez mais trop tard soustraire à son pouvoir.
Vous n’entreprenez point une injuste carrière.
Vous repoussez, Seigneur, une main meurtrière.
L’exemple en est commun, et parmi les Sultans
Ce chemin à l’Empire a conduit de tout temps.
La plus sainte des lois ; ah ! c’est de vous sauver.
Ah ! si nous périssons, n’en accusez que vous.
Du serail, s’il le faut, venez forcer la porte,
Entrez accompagné de leur vaillante escorte.
Non, ne rougissez point : le sang des Ottomans
{p. 144} Ne doit point en esclave obéir aux sermons.
Libres dans leur victoire, et maîtres de leur foi,
L’intérêt de l’Etat fut leur suprême loi.
Et d’un trône si saint l’amitié n’est fondée
Que sur la foi promise, et rarement gardée.
Je vais de ce signal faire entendre la cause,
Remplir tous les esprits d’une juste terreur,
Et proclamer enfin le nouvel Empereur.
Je vais le couronner, Madame, et j’en réponds.
Mais enfin je me vois les armes à la main :
Je suis libre, et je puis contre un frère inhumain…
Mais par de vrais combats, par de nobles dangers,
Moi-même le cherchant aux climats étrangers…
Le ciel, le juste ciel vous devait ce miracle.
Je sais, sans me flatter que de sa seule audace
Un homme tel que moi doit attendre sa grâce. »

La moitié de cette pièce est sur ce ton de révolte et de régicide ; elle n’est toute entière qu’une conjuration tramée contre un Roi légitime par son Vizir, son frère, et sa Sultane favorite, et traversée par des folies amoureuses qui la font manquer : folies fades, ridicules et sans vraisemblance dans un Prince qui ne se fait point de scrupule d’envahir le trône, et a la faiblesse de se sacrifier à sa maîtresse, et de se perdre avec elle. De tout cela il ne reste dans l’esprit des spectateurs que de la pitié pour le Prince imbécile qui manque la couronne, de l’estime pour le courage du Vizir qu’on plaint d’être le jouet de deux enfants, et de la haine pour le Sultan qui fait mourir les rebelles. Sont-ce là des leçons qui forment des sujets fidèles ?

Athalie, le chef-d’œuvre de la scène, qu’on sait par cœur, composée pour S. Cyr par ordre de Madame Maintenon, est encore pire. Cette pièce est une exécution authentique des opinions ultramontaines les plus outrées, qu’aucun Pape n’adopta jamais. Une mère ambitieuse s’empare {p. 145}du trône de Juda, au préjudice de ses petits-fils, qu’elle fait égorger, et règne paisiblement pendant six ans. Elle est assassinée pour faire régner un de ses enfants de sept ans, qu’on dit avoir été sauvé par hasard du massacre. Voilà le vrai tyrannicide que, d’après S. Thomas, on a dit être permis. Ce n’est pas un tyran de gouvernement, qui abuse de son autorité, et qu’il faut souffrir patiemment, Athalie, quoiqu’idolâtre, ne persécutait pas la vraie religion, mais un tyran d’invasion, qui s’est emparé par violence du souverain pouvoir, dont on le dépouille, pour le rendre au maître légitime, comme si on avait assassiné Cromwell ou le Prince d’Orange, qui furent des usurpateurs, pour remettre sur le trône Charles II ou Jacques II, les Rois légitimes. Encore même le fils prétendu d’Athalie était-il un enfant inconnu, qui paraît tout à coup, dont la naissance n’était établie que sur la déposition d’une femme qui disait l’avoir furtivement enlevé. Distinction des tyrannicides, qu’un Français rejette avec horreur, puisque les partisans du sentiment contraire n’en demandent pas davantage, pour avoir le champ libre.

Le théâtre n’est pas si scrupuleux ni si fidèle à nos maximes. Racine le fils, dans ses observations sur cette tragédie de son père, justifie le meurtre d’Athalie, parce qu’« un tyran est l’ennemi public, contre lequel tout homme est soldat ». Jamais Auteur tyrannicide n’a dit autre chose. Racine le père, dans toute la pièce, en fait même le plus grand éloge, comme d’un acte héroïque de religion. Il le met sur le compte des Prêtres, par ordre du souverain Pontife Joad (le Pape des Juifs), et dit sans détour dans sa Préface : « Tout devait être saint dans une si sainte action, aucun profane n’y devait être employé. » Assassinat d’autant plus odieux que c’est au nom du fils, pour lui, et {p. 146}à ses yeux, qu’on égorge sa mère. Jamais assurément ni Pape ni Evêque n’est allé à la tête de son Clergé assassiner, sous prétexte de tyrannie, un Roi paisible sur son trône.

Quoique de toutes les pièces tirées de l’Ecriture, Athalie soit celle où l’on a le plus fidèlement suivi le texte sacré, on y a ajouté des circonstances qui ne servent qu’à justifier l’attentat. Le Poète suppose une inspiration de Dieu, et fait parler le grand Prêtre en Prophète. Rien de tout cela dans l’Ecriture, pas un mot d’approbation. La révolution du royaume d’Israël, par la mort d’Achab, avait été prédite par Elie, et ordonnée de Dieu par un autre Prophète, qu’il avait envoyé sacrer Jehu. Eût-il fallu des ordres moins précis pour autoriser un parricide ? Rien encore dans l’Ecriture. Cet événement est raconté avec le même air d’indifférence que mille autres dans le livre des Rois. Est-ce donc une beauté de la scène de défigurer l’histoire, pour transformer le tyrannicide en un acte de religion ? et n’est-ce pas le prétexte ordinaire des meurtriers des Rois ? On fait égorger la Reine à la porte du Temple, et l’Ecriture dit que ce fut à la porte des écuries du Palais, Porta introïtûs equorum. Pourquoi aggraver le crime par la sainteté du lieu, ou plutôt le consacrer ? On fait dire un mensonge au grand Prêtre pour attirer Athalie dans le Temple, l’y renfermer sans gardes (ce qui dans les circonstances est sans vraisemblance) et lui montrer le Roi. Racine le fils se tue de prouver, selon la doctrine Moliniste, que le mensonge est permis contre un ennemi. Toutes ces basses embûches sont encore de l’invention du Poète. Dans l’Ecriture, nul pourparler avec la Reine, elle ne vient au Temple qu’après avoir appris par le bruit public que Joas était couronné. Le grand Prêtre entreprend artificieusement de {p. 147}détacher par principe de religion, du service de la Reine, Abner un de ses principaux Officiers, sans même lui apprendre le secret de l’existence du Roi, ce qui certainement était en lui un crime, et il emploie pour donner plus de poids à la séduction, la voix de Dieu même, à qui il fait dire : « Par de stériles vœux pensez-vous m’honorer ? Rompez, rompez tout pacte avec l’impiété. » Supercherie indigne du grand Prêtre, qu’on lui prête gratuitement contre la vérité, et qui d’un grand homme, d’un Prophète, n’en fait qu’un lâche et un malhonnête homme. Racine dit que ce grand Prêtre agit par ordre du Roi. Autre ridicule. Quel ordre peut donner un enfant de sept ans, qui n’apprend ce qu’il est qu’à la fin de la pièce, où tout est arrêté, toutes les mesures prises, tous les ordres donnés ? Est-ce même à un fils à faire poignarder sa mère, et convient-il de créer un Néron parmi les ancêtres du Messie ? On imagine des conversations entre la mère et le fils qui ne furent jamais, et qui autorisent l’insolence de tous les rebelles. Les réponses injurieuses de cet enfant, à la Reine elle-même, ainsi que les chœurs, et les discours de tous les Acteurs, font voir que sous prétexte de religion tout a été élevé dans une haine et un mépris souverain contre une Reine qu’on devait regarder comme légitime jusqu’à ce que le Roi fût reconnu : haine et mépris comblé d’éloges par le grand Prêtre qui en donne l’exemple :

« … Sa mémoire est fidèle,
Vous cultivez déjà leur haine et leur fureur,
Vous ne leur prononcez mon nom qu’avec horreur »,

disait Athalie avec raison. Sont-ce là des leçons et des exemples à mettre sous les yeux du public ? quel Ultramontain en a fait davantage, en a tant fait ? La doctrine de Jean Petit, condamnée au Concile de Constance, y est toute mise en action ; {p. 148}la Ligue ne fit, ne dit rien de plus. Si cette pièce eût été composée de son temps, on l’eût fait apprendre par cœur aux enfants, comme le catéchisme, on eût couronné le Poète. Il faudrait la copier toute, si on voulait rapporter tout ce qu’il y a d’injurieux et d’attentatoire contre la Majesté royale. Contentons-nous de quelques vers, pour sentir que si dans l’ordre littéraire c’est un chef-d’œuvre poétique, dans l’ordre moral c’est un chef-d’œuvre de séduction, contre l’intention sans doute du bon Racine, qui fut toujours bon serviteur du Roi, mais qui a préparé, sans le vouloir, un poison bien dangereux, et l’a servi dans une coupe dorée. Osa-t-on la représenter à la Cour ? ose-t-on la représenter aux yeux des Magistrats ? la France peut-elle la tolérer, la voir, y applaudir ?

« Hélas ! si pour venger l’opprobre d’Israël,
Nos mains ne peuvent pas, comme autrefois Jahel,
Des ennemis de Dieu percer la tête impie.
Voilà donc quels vengeurs s’arment pour ta querelle,
Des Prêtres, des enfants, ô Sagesse éternelle !
Puisse périr comme eux quiconque leur ressemble.
Prêtres saints, c’est à vous de prévenir sa rage :
Il faut finir des Juifs le honteux esclavage,
Venger vos Princes morts, relever votre loi.
J’attaque sur son trône une Reine orgueilleuse.
Déjà trompant ses soins j’ai su vous rassembler.
Marchons en invoquant l’arbitre des combats,
Et réveillant la foi dans les cœurs endormie,
Jusque dans son palais cherchons notre ennemie.
Dans l’infidèle sang baignez-vous sans horreur.
Frappez et Syriens, et même Israélites.
De leurs plus chers parents saintement homicides,
Consacrèrent leurs mains dans le sang des perfides.
Et par ce noble exploit vous acquirent l’honneur
D’être seuls employés au Temple du Seigneur.
Jurons… De ne poser le fer entre nos mains remis
{p. 149} Qu’après l’avoir vengé de tous ses ennemis.
Qu’a l’instant hors du Temple elle (Athalie) soit emmenée,
Et que sa sainteté n’en soit pas profanée.
Allez, sacrés vengeurs de vos Princes meurtris,
De leur sang par sa mort faites cesser les cris.
Si quelque audacieux embrasse sa querelle
Qu’à la fureur du glaive on le livre avec elle. »

Laissons Britannicus, Mithridate, Alexandre, etc. où nous pourrions faire une ample moisson de pareils sentiments, assaisonnés d’une douceur et d’une élégance qui les fait savourer délicieusement. Qu’eussent dit les Provinciales, si Escobar et Tambourin avaient si bien exprimé une morale si meurtrière ? Mais ces Espagnols ne sont pas galants, on ne trouve chez eux ni Phèdre ni Bérenice. Qu’on les proscrive, et qu’on adore le théâtre, qui nous donne et nous forme des maîtresses, qu’importe à quel prix ?

Dans une lettre adressée à Racine le fils, et imprimée à la fin de ses remarques sur les ouvrages de son père, on voit un Magistrat, Poète dramatique, condamner et justifier le théâtre, faire le procès à Racine le père, et l’absoudre, trouver la scène dangereuse, presque irréformable, et imaginer de la réformerXXIII. C’est ici Melpomène et les Lois, Didon et les Psaumes de David, le Chrétien et l’Auteur galant, qui, fort étonnés de se trouver sous le même toit, voudraient se réconcilier, et après avoir débité leurs raisons, ne savent comment s’y prendre. Il faudrait en effet un habile négociateur pour ménager des intérêts si opposés. L’Evangile est bien peu traitable, et la volupté peu docile.

Il paraît surprenant que les Jésuites ne se soient jamais avisés d’opposer la doctrine meurtrière du théâtre aux imputations qu’on leur a faites des opinions de leurs Auteurs. Ils se sont {p. 150}rejetés sur les Jacobins qui l’ont enseignée avant et après eux, et plus fortement qu’eux, ce qui est très vrai partout ailleurs qu’en France ; mais pourquoi ont-ils laissé Cinna, Pompée, Athalie, etc. où les mêmes horreurs se trouvent à chaque pas ? La raison est simple. Les Jésuites ont fait représenter mille fois toutes ces pièces dans leurs Collèges, ils en ont composé cent de pareilles, ils se sont donc arrachés à eux-mêmes cette défense. Mais pourquoi donc leurs adversaires ne leur ont-ils pas reproché tous ces faits ? pourquoi ne pas les faire entrer dans la chaîne de la tradition prétendue de leur régicide ? Cet anneau eût bien mieux figuré dans le livre des Assertions qu’un Santarelli, un Sa, etc. dont un million d’âmes qui ont vu jouer ces pièces, auraient demandé comme Pascal : « Ah ! mon Père, ces gens-là sont-ils Chrétiens ? » La raison en est simple encore : on aime le théâtre ; a-t-on pu le censurer et le dépouiller de ses beautés ? on craint plus de supprimer les pièces, qu’on ne désire la suppression des Jésuites. Les passions ont sauvé la scène jusque dans le sein d’un Institut impie que l’on a proscrit, le zèle s’est brisé à l’écueil du plaisir. Les charmes des Actrices ont obtenu la grâce de ce qui méritait les foudres ; leurs myrtes auraient-ils été flétris par les mains de leurs adorateurs ? Les Jésuites auraient-ils deviné qu’ils devaient avoir un jour cette obligation au théâtre ?

Crébillon. §

Le sombre Crébillon, dont le théâtre toujours tendu de deuil, et n’ayant que des poignards pour décorations, est une espèce d’échafaud où les Acteurs sont autant de bourreaux, qui ne parlent à chaque scène que de tuer quelqu’un ou se tuer eux-mêmes. Ce barbare tragique n’a pas sans doute oublié le langage affreux et facile de la rage et du désespoir, que l’on traite de sublime, {p. 151}parce qu’il attaque les Dieux et les Rois, et qui par cette même raison ne mérite que l’indignation et le mépris. Il est vrai que ce Poète, moins sanguinaire à table que sur la scène, uniquement conjuré contre les bouteilles, ne versait à grands flots que le sang de la vigne. Il n’est pas moins vrai qu’un théâtre où l’on ne parle que révolte, massacre, tyrannicide, suicide, est une chaire de pestilence que la bonne politique doit renverser. Ces spectacles renouvellent les combats des gladiateurs, où l’on se faisait un plaisir de voir couler le sang humain. L’imagination, également remplie de carnage, dont on vient de voir le tableau, rend le spectateur cruel, féroce, rebelle, indépendant ; il verrait de sang froid les séditions et les meurtres, il y prendrait part, et malheur à l’autorité souveraine, si jamais des calamités publiques la rendaient faible ou douteuse ; elle trouverait dans le peuple dramatique des ennemis secrètement armés contre elle par leur goût. Il est vrai que les braves de théâtre ne savent dégainer l’épée qu’en paroles, et ne sont que des ombres de César.

Les deux dernières pièces de Crébillon, le Triumvirat et Catilina, fruits tardifs de sa vieillesse, devraient être plus modérées que les saillies d’une fougueuse jeunesse. Il semble au contraire que ce vieillard forcené, aigri par des mécontentements domestiques, y ait vomi tout son fiel. L’amour qu’il y entremêle, bien loin d’en tempérer les noirceurs, en prend lui-même la lugubre teinte, et n’a plus que des traits hideux qui de Cupidon font un Cyclope. Ce ne sont que des tissus d’horreurs et de crimes, aucun vers qui ne soit écrit avec le sang, et tracé de la main de Tisiphone. Mais c’est, dit-on, le sujet de la pièce qui par lui-même est horrible. A la bonne heure. Eh ! pourquoi aller chercher {p. 152}ces sujets, et étaler aux yeux du public ce qui ne saurait être trop profondément enseveli dans les ténèbres ? Laissons les loups et les tigres au fond des forêts. Est-ce bien entretenir la santé des hommes que de les nourrir de poisons, et bien entretenir l’humanité et la vertu que de la nourrir d’assassinats ? La belle poésie est l’imitation des beautés de la nature, et non de ses horreurs. Le langage des Dieux est fait pour chanter les vertus, et non les forfaits. Il me semble voir le fameux réservoir de MontezumaXXIV, dans l’histoire du Mexique, où ce Prince nourrissait de chair humaine, une multitude de crapauds, de serpents, de vipères. Quel séjour ! quels sifflements ! quels spectacles ! Une galerie où on ne verrait que des tableaux de monstres, de supplices, de meurtres, fussent-ils de la main de Raphaël et de Michel-Ange, serait-elle une promenade bien agréable ? Les tableaux des fureurs et des forfaits ont beau être de la main de Corneille, de Crébillon ou de Voltaire, peuvent-ils plaire à un cœur bien fait ? Qu’on est à plaindre, si l’on aime à éprouver les sentiments qu’ils inspirent ! l’Etat peut-il avoir intérêt à rendre les hommes féroces ?

Voici la démonstration du contraire. Après avoir vu les applaudissements constamment prodigués à tant de pièces régicides, pouvait-on s’attendre à ceux dont on a comblé une tragédie nouvelle qui combat le plus fortement cette morale meurtrière ? Jamais la fortune du théâtre ne fut plus brillante. Jusqu’ici on n’osait point dédier au Roi des pièces dramatiques. Sa Majesté dédaignait les frivolités, et dans le fond le nom du Roi pouvait-il être placé décemment à la tête de tant d’horreurs ? Mais le Prince vient d’accepter la dédicace du Siège de Calais, l’a fait imprimer à l’Imprimerie royale, comme un ouvrage {p. 153}utile à l’Etat, faveur encore très nouvelle, et ce qui n’est nullement indifférent, il a donné à l’Auteur une médaille d’or et une gratification considérable. La ville, le Gouverneur de Calais, tout le public, y ont applaudi de concert. Jamais triomphe plus complet, il condamne toutes les autres pièces, et justifie pleinement tout ce que nous disons. Cet ouvrage doit-il ce prodigieux succès à son mérite dramatique ? Non : il est médiocre, on pourrait en faire une juste critique. Corneille, Racine, Crébillon, Voltaire, ont donné plusieurs poèmes très supérieurs. Les faveurs singulières et uniques de la Cour, l’ivresse du public, les éloges sans nombre, ne sont dus qu’à la morale qu’on y débite. On n’y parle que de fidélité et de dévouement à son Prince, de courage pour soutenir son autorité, au prix des biens et de la vie, d’amour pour la patrie au-dessus de tous les parents, de modération, de patience dans les plus grands revers, etc.

Ce ne sont pas des héros de folie, des amants insensés, qui se tuent pour une maîtresse, des amantes forcenés qui, comme Emilie dans Cinna, n’offrent leur cœur et leur main que pour récompenser un assassinat ; ce sont des héros raisonnables, de vrais héros qui s’immolent pour le bien public. Cette pièce, la première et peut-être la seule où l’on ait parlé si fortement en faveur de la royauté, tandis que cent autres déclament contre elle, est proprement l’apothéose du gouvernement monarchique, et la canonisation de la soumission absolue à son Prince légitime. Voilà ce que le gouvernement avec beaucoup de sagesse, a voulu confirmer, encourager, augmenter dans la nation, en donnant la plus grande vogue à un spectacle qui l’enseigne. Mais n’est-ce pas faire le procès à tous ces prétendus chefs-d’œuvres dont celui-ci renverse tous les principes, où l’on ne {p. 154}voit que des amants extravagants, des rebelles furieux, des conjurés parricides, des Monarques haïs, méprisés, détrônés, massacrés ? S’il est utile de présenter au public de bons sentiments, n’est-il pas pernicieux de lui en offrir de criminels ? le vice fait-il moins d’impression que la vertu ? les scélérats sont-ils plus rares que les héros ? avons-nous moins de penchant pour les passions que pour les actions héroïques ? peut-on, sans la plus pitoyable inconséquence, et la plus énorme contradiction, applaudir sur le même théâtre Pompée, Catilina, etc. et le Siège de Calais ? La médaille du sieur Belloy renverse le mausolée de Crébillon. Ce serait mettre de pair la vérité et le mensonge, le régicide et le patriotisme. Mais tout est un jeu pour un amateur du théâtre, parce que le théâtre fait un jeu de tout. Vice et vertu, tout est chez lui sur la même ligne ; tout lui est égal, pourvu qu’il s’amuse ; religion, mœurs, gouvernement, rien ne l’arrête, rien n’est sacré pour lui que son plaisir. On croit que le sieur Belloy ayant enchâsse avec éloge dans sa pièce les noms de plusieurs familles distinguées, s’est acquis à peu de frais de puissants protecteurs, qui ont bien voulu prendre une scène pour un titre de noblesse. Cela peut être ; mais cette protection n’aurait pas tiré ce poème de la foule, si l’autorité royale et l’ascendant de la vertu, qui sait la faire estimer même sur le théâtre, ne lui eussent donné la plus grande faveur.

Le Triumvirat est un tissu d’abominations, par l’attentat de trois hommes qui s’emparent du gouvernement et se partagent l’empire, et par le massacre d’une infinité des plus illustres citoyens, que les Triumvirs se vendent mutuellement. Cette boucherie était faite pour la plume de Crébillon. Il est surprenant qu’un sujet si fort de son goût {p. 155}n’ait pas été le premier qu’il a traité ; enfin il l’a saisi pour terminer sa carrière dans des flots de sang. En voici quelques traits dignes de lui, et peu dignes d’un cœur Français.

« Brutus, s’il est ton fils (de César) a plus fait pour ta gloire (en le tuant)
Que ce tigre adopté pour flétrir ta mémoire.
A ce nouveau César soit un nouveau Brutus.
Votre sang ! ah ! croyez qu’il n’est point de puissance
Que je n’ose braver ici pour sa défense.
Un Tyran à mes yeux ne vaut pas un esclave.
Ah ! la vertu qui fuit ne vaut pas le courage
Du crime audacieux qui sait braver l’orage.
Que peut craindre un Romain des caprices du sort,
Tant qu’il lui reste un bras pour se donner la mort ?
Inutile Tyran d’un peuple malheureux,
Soyez du moins pour nous un Tyran courageux.
Détruisons les Tyrans et le triumvirat.
Rien n’est plus dangereux dans un Etat naissant
Que les hommes de bien que le public admire.
O César, ce n’est pas ton sang qui l’a fait naître :
Brutus, qui l’a versé, méritait mieux d’en être.
Et vous sans redouter l’exemple de la mort,
Vous semblez n’envier que son funeste sort.
Mais les Républicains ne se font pas un crime
D’immoler un Tyran même digne d’estime.
Ils ne regardent pas un Tyran comme un Roi.
Je doute cependant qu’élevée en mon sein,
Un Tyran, quel qu’il soit, puisse obtenir sa main.
Savez-vous que Brutus est moins Romain que moi ?
Si du sort des Tyrans vous bravez les hasards.
Il naîtra des Brutus autant que de Césars.
On veut que le furieux qui lui perça le flangXXV (à Cés.)
S’abreuve dans le mien du reste de son sang.
Il veut que de César les lâches meurtriers
Rentrent dans le Sénat couronnés de lauriers,
Et que sacrifiant à Brutus son idole,
J’aille de son poignard orner le Capitole.
{p. 156} César ne fut jamais ni mon Dieu ni mon Roi,
Et le plus fier Tyran n’est qu’un homme pour moi.
Mais s’armer d’un poignard qu’un lâche nous destine,
Ce n’est que le punir alors qu’on l’assassine.
Se laisser prévenir est moins une vertu
Que l’imbécillité d’un courage abattu.
PourXXVI sauver l’un de vous, il faut immoler l’autre.
Choisissez du trépas de César ou du vôtre.
Rien n’est sacré pour moi, dès qu’il s’agit de vous.
Loin de tenter encor de le justifier,
Je serai le premier à le sacrifier. »

La tragédie de Catilina n’est qu’une conjuration affreuse, tramée contre l’Etat par les Sénateurs les plus distingués, terminée par le désespoir d’un suicide. La vérité de l’histoire y est absolument défigurée pour la rendre plus horrible par une multitude de noirceurs. Ce n’est dans les deux partis qu’un tissu de fureur sans aucun adoucissement de vertu. Caton même, Cicéron et sa fille Tullie, qui devaient être raisonnables, ne parlent qu’en forcenés, et n’ont d’autre vertu, si c’en est une, qu’un amour effréné de l’indépendance, et l’orgueil le plus outré. Une femme furieuse trahit lâchement le secret de son amant, pour le perdre, et le Consul emploie bassement la coquetterie de sa propre fille, pour pénétrer Catilina, comme les Philistins se servirent de la Courtisane Dalila pour découvrir le secret de Samson : tant la corruption des Auteurs, des Acteurs, des spectateurs, impose la nécessité de mêler l’amour partout, fût-il le plus inutile, le plus faux dans le fait, le plus abominable dans ses intentions et ses démarches, opposé même au caractère des personnages. On y débite les plus détestables maximes. Eh qui ? le grand Prêtre, qui allume le feu de la révolte et s’efforce de corrompre Catilina, à qui on fait jouer le rôle d’homme de bien, tandis que le Ministre de la {p. 157}religion est un scélérat : personnage postiche, de l’invention de l’Auteur, qui n’influe en rien dans le dénouement, et qui n’a été imaginé que pour avoir occasion de faire ce portrait déshonorant du Clergé :

« Et je sais, quand la haine enflamme vos pareils,
Jusqu’où va la noirceur de leurs lâches conseils,
Surtout dès qu’il s’agit de venger leurs injures.
Qui de sa dignité dépositaire habile,
Plein de faste à l’Autel, auprès des Grands servile,
Sur l’espoir de leurs dons mesure sa ferveur,
Et n’adore en effet que la seule faveur. »

La pièce elle-même fait foi que sur un mauvais Prêtre il y a cent mauvais laïques. A quel titre donc, par un privilège exclusif, attribuer au Corps du Clergé des vices communs à tout le monde, et qui communément ne sont dans le Clergé que parce que le monde les lui inspire ? Voici des traits du beau sermon de ce grand Prêtre. C’est d’abord un portrait du Sénat, aussi flatteur que celui du Clergé.

« Un tas d’hommes nouveaux proscrits par cent décrets,
Dispersés dans l’abîme où son orgueil le plonge.
Les grandeurs du Sénat ont passé comme un songe.
De ce Corps avili Minerve fut bannie.
A l’aspect de leur luxe et de leur tyrannie.
On ne voit que l’or seul présider au Sénat. »

C’est ensuite la plus basse flatterie au chef des conjurés, pour l’engager à s’emparer de l’Empire sur les débris de la République, par le fer et par le feu.

« Vous qui jusqu’à ce jour armé d’un front terrible,
Des cœurs audacieux fûtes le moins flexible,
Qui d’un Sénat tremblant à votre fier aspect
Forcez d’un seul regard l’insolence au respect,
A sa voix aujourd’hui plus soumis qu’un esclave,
Enfin à votre tour vous souffrez qu’on vous brave,
Et vous abandonnez le soin de l’univers.
{p. 158} Avec une valeur qui n’oserait agir,
Et ce front outragé qui ne sait que rougir.
La mort nous a ravi Marius et Sylla :
Qu’ils revivent en toi ; règne, Catilina.
En vain fondant sur vous toute son espérance,
Rome vous élevait à la toute-puissance.
Non, non, Rome n’est plus sans le secours d’un maître,
Et qui donc plus que vous serait digne de l’être ?
Quelle gloire pour vous en domptant les Romains,
Que sans avoir des Dieux emprunté le tonnerre,
Un seul homme ait changé la face de la terre !
Hé bien qu’à ces remords de prompts effets succèdent.
D’armes et de soldats remplissons tous ces lieux
Où le Sénat impie ose troubler nos Dieux.
Dans un sang ennemi.… »

Il faudrait copier toute la pièce, si on voulait en exprimer tout le poison. Tous les Acteurs, chacun à sa manière, plein des mêmes principes, tient le même langage, tout ne parle que de meurtres, de trahisons, de séditions. Le sexe même y perd sa douceur, sa pitié naturelle. Tullie et Fulvie ne sont que des Mégères sur la tête desquelles sifflent les serpents. Ce sont de beaux vers, il est vrai, des traits éloquents, pathétiques. Hélas ! le poignard est-il moins acéré, pour avoir une poignée d’or garnie de diamants ? Il faut avoir des passions bien noires pour se plaire à la représentation de pareilles horreurs. Mais est-ce bien de l’intérêt public, de l’intérêt de l’Etat, de les faire sentir à des sujets, et leur laisser apprendre à les goûter, et affaiblir, en s’y familiarisant, le juste éloignement qu’ils doivent avoir des forfaits atroces. Les autres pièces de Crébillon, écrites dans le même esprit, fourniraient une infinité de traits semblables. C’en est trop pour faire connaître le danger d’un spectacle dressé par la main des crimes, et qui en fraie les routes.

{p. 159}

Voltaire. §

Pour celui-ci, je doute que personne se déclare son apologiste. Il a débité tant d’erreurs et de calomnies, il a si fort déclaré la guerre à Dieu et aux hommes, quand il a parlé de son chef, qu’on ne s’attend pas qu’il les ménage dans la bouche de ses Acteurs. L’Auteur de la lettre qu’on trouve à la tête de la tragédie de la Mort de César (que peut-être il a fabriquée), en convient de bonne foi. « On sent bien, dit-il, que l’Auteur n’a pas composé ce poème pour le donner au théâtre Français (n’est-il pas représenté, imprimé, lu de tout le monde ?), les personnages récitants peuvent, par le fond des choses, et surtout par la véhémence de la déclamation, faire sur le plus grand nombre des spectateurs des impressions contraires au repos des Etats monarchiques. » Belle excuse ! comme si la révolte et le tyrannicide étaient plus permis en Angleterre qu’en France, et si un Chrétien pouvait jamais les approuver et les inspirer ! C’est la pièce la plus emportée contre le gouvernement monarchique. Le tyrannicide y est présenté sans aucun correctif, comme l’action la plus héroïque. La clémence de César contrastée avec l’atrocité de Brutus, n’y sert qu’à relever le courage du Républicain, et à mieux prouver qu’on ne doit pas épargner un Tyran, fût-il l’homme le plus estimable et le plus aimable :

« Je déteste César avec le nom de Roi ;
Mais César citoyen serait un Dieu pour moi.
Je te préfère au monde, et Rome seule à toi. »

Cette pièce est pire que celle d’Athalie ; elle n’a pas même un air de religion et de piété. L’esprit d’indépendance conduit seul la main des assassins jusqu’au parricide le plus atroce. Brutus, reconnu fils de César, déterminément et par choix porte les premiers coups à son père. Du moins {p. 160}Joas, un enfant de huit ans, n’est que le spectateur du meurtre de sa mère, qu’un grand Prêtre, son Gouverneur, exécute sans le consulter, s’en faisant un devoir de religion. Le meurtre de César est d’autant plus odieux, que cet Empereur, quoique d’abord conquérant injuste, était devenu légitime par l’approbation du peuple et du Sénat, qui l’avaient créé Dictateur perpétuel, et lui avaient conféré le pouvoir souverain ; ce qui rendait sa personne sacrée. Ce trait ne fait pas l’éloge de Cicéron, lequel, selon les temps, bas adulateur et dangereux républicain, loue César à l’excès pendant sa vie, et se déchaîne contre lui après sa mort. Si S. Thomas d’Aquin avait fait cette attention, il n’aurait pas d’après Cicéron, dont il cite le passage, excusé et loué les meurtriers de César, parce que c’était un Tyran d’invasion qui s’était emparé du gouvernement par violence, malgré ses sujets, à moins qu’on ne fasse entendre avec lui que ce n’était qu’un consentement forcé : « Dicendum quod Tullius loquitur in casu illo quando aliquis dominium sibi per violentiam surripit nolentibus subditis, vel etiam ad consensum coactis, et quando non est recursus ad superiorem per quem judicium de invasore fieri possit, tunc enim qui ad liberationem patriæ Tyrannum occidit, laudatur et prœmium accipit. » In 2. Sent. Distinct. 44. Q. 2. Art. 2.

Mais malgré ces distinctions je condamnerai toujours le tyrannicide, même dans les cas qui sont rapportés dans l’Ecriture, où l’on ne voit pas que Dieu l’ait jamais approuvé, quoiqu’il en ait tiré sa gloire pour l’exécution de ses desseins, aussi bien que de tant d’autres crimes. Et je serai toujours persuadé que si on a dû supprimer les livres des Casuistes qui enseignent cette doctrine, on doit, à plus forte raison, abolir un spectacle où on en donne publiquement des leçons.

{p. 161}Voici, dans le goût de Voltaire, des exhortations à la fidélité qu’on doit à son Prince.

« Si tu n’es qu’un Tyran, j’abhorre ta tendresse.
Allez ramper sans moi sous la main qui nous brave.
Et toi vengeur des lois, toi mon sang, toi Brutus !
César nous a ravi jusques à nos vertus.
Vous vivez dans Brutus, vous mettez dans mon sein
Tout l’honneur qu’un Tyran ravit au nom Romain.
Non, tu n’es plus Brutus. Ah ! reproche cruel !
César ! tremble, Tyran ; voilà ton coup mortel.
Non, tu n’es plus Brutus ; je le suis, je veux l’être :
Je périrai, Romains, ou vous serez sans maître.
Je vois que Rome encore a des cœurs vertueux.
On demande du sang, Rome sera contente.
César était au Temple, et cette fière idole
Semblait être le Dieu qui tonne au Capitole.
Si Caton m’avait cru, plus juste en sa furie,
Sur César expirant il eût perdu la vie.
Faisant tout pour la gloire, il ne fit rien pour Rome,
Et c’est la seule faute où tomba ce grand homme.
Dans une heure à César il faut percer le sein.
Ah ! je te reconnais à cette noble audace :
Ennemi des Tyrans, et digne de ta race,
Ton nom seul est l’arrêt de la mort des Tyrans.
Lavons, mon cher Brutus, l’opprobre de la terre,
Vengeons le Capitole au défaut du tonnerre.
Nous détestons César, nous vengeons la patrie,
Nous la vengerons tous ; Brutus et Cassius
De quiconque est Romain raniment les vertus.
Admettrons-nous quelque autre à ces honneurs suprêmes ?
Non, ce n’est qu’avec vous que je veux partager
Cet immortel honneur et ce pressant danger.
Là, je veux que ce fer enfoncé dans son sein,
Venge Caton, Pompée et le peuple Romain.
Mais qu’une telle mort est noble et désirable !
Qu’il est beau de périr dans des desseins si grands,
De voir couler son sang dans le sang des Tyrans !
Mourons, braves amis, pourvu que César meure.
{p. 162} Faisons plus, mes amis, jurons d’exterminer
Quiconque, ainsi que lui, prétendra gouverner,
Fussent nos propres fils, nos parents et nos frères.
Scellons notre union du sang de nos Tyrans.
Je dois sa mort à Rome, à vous, à nos neveux.
L’honneur du premier coup à mes mains est remis, etc. »

La plume me tombe des mains. Tous les Casuistes ultramontains ensemble ont-ils écrit tant d’horreurs ? On les imprime, les lit, les représente dans tout le royaume !

La tragédie de Brutus ne suit pas même la distinction ordinaire du Tyran d’invasion, et du Tyran de gouvernement. Tarquin régnait depuis vingt-quatre ans sur un Etat jusqu’alors monarchique. On ne se plaignait que de sa fierté et de son luxe, et de la violence faite à Lucrèce par un de ses enfants. Quel trône subsisterait, si ces sortes de raisons suffisaient pour chasser un Roi et sa famille, et changer la constitution d’un Etat ? Est-ce un crime d’entretenir des intelligences avec le Prince légitime, pour le faire remonter sur le trône ? Le Général Monk, qui forma un parti à Charles II, Roi d’Angleterre, les Parisiens qui du temps de la Ligue demeurèrent attachés à Henri III et Henri IV, étaient-ils criminels ? leur mort eût-elle été un acte de justice, et un Ligueur qui sur ce prétexte aurait fait mourir son propre fils, eût-il été un héros ? Voilà toute la pièce. La révolte de Rome contre son Roi est la plus juste et la plus belle action, la guerre qu’on lui fait, les avantages qu’on remporte contre lui, sont autant de triomphes, les mesures qu’on prend pour le rétablir, des trahisons et des conjurations. On ne doit pas épargner ses propres enfants. Voltaire peut-il oublier que ce qu’il canonise dans Brutus, il l’a anathématisé dans la Henriade ? Quelques feuilles suffisent pour dénaturer le crime et la vertu : au premier {p. 163}tome le langage des Ligueurs est sacrilège, au second tome il est héroïque.

« Destructeurs des Tyrans, vous qui n’avez pour Rois
Que les Dieux de Numa, vos vertus et vos lois…
Que Tarquin satisfasse aux ordres du Sénat :
Exilé par nos lois, qu’il sorte de l’Etat.
Tombe ou punis les Rois, ce sont là nos traités.
Accoutumons des Rois la fierté despotique
A traiter en égale avec la République.
Et l’esclave des Rois va voir enfin des hommes.
N’alléguez point des nœuds que lui-même a rompus,
Les Dieux qu’il outragea, les droits qu’il a perdus.
Il nous rend nos serments lorsqu’il trahit le sien.
Et dès qu’aux lois de Rome il ose être infidelle,
Rome n’est plus sujette, et lui seul est rebelle. »

Que disent de plus tous les Ultramontains ?

« Pardonnez-nous, grands Dieux, si le peuple Romain
A tardé si longtemps à condamner Tarquin.
Tarquin nous a remis dans nos droits légitimes.
Le bien public est né de l’excès de ses crimes.
Sur ton autel sacré, Mars, reçois nos serments.
Si dans le sein de Rome il se trouvait un traître
Qui regrettât les Rois, qui souhaitât un maître,
Que le perfide meure au milieu des tourments.
Qu’aux Tyrans désormais rien ne reste en ces lieux
Que la haine de Rome et le courroux des Dieux.
Sous le joug des Tarquin la Cour et l’esclavage
Amollissaient leurs mœurs, énervaient leur courage.
Leurs Rois trop occupés à dompter leurs sujets…
Ils ne se piquent pas du devoir fanatique
De servir de victime au pouvoir despotique,
Ni du zèle insensé de courir au trépas
Pour venger un Tyran qui ne les connaît pas.
Nous sommes de leur gloire un instrument servile.
Je suis fils de Brutus, et je porte en mon cœur
La liberté gravée et les Rois en horreur.
Tyrans que j’ai vaincus, je pourrais vous servir !
Va, ce n’est qu’aux Tyrans que tu dois ta colère.
{p. 164} Mais je te verrai vaincre, et mourrai comme toi.
Vengeur du nom Romain, libre encore et sans Roi.
Le devoir de mon sang est de vaincre les Rois. »

Alzire est encore une conjuration brutalement exécutée par un Prince qui se jette en furieux sur le Vice-Roi du Pérou, dont il approche par un lâche déguisement : puissance d’abord tyrannique, mais devenue légitime, reconnue dans tout le pays, et qui subsiste encore. Fût-elle tyrannique, est-il permis de tuer les Tyrans ? Assassinat, non seulement impuni, mais encore récompensé par le mariage de l’assassin avec la Princesse qu’il aime, et malgré l’arrêt du Conseil souverain qui le condamne à la mort, tout fondé sur les mêmes principes.

« Vivrons-nous sans servir Alzire et sa patrie,
Sans ôter à Gusman sa détestable vie ?
Dieux impuissants, Dieux vains, dans nos vastes contrées.
Deux vertus dans mon cœur, la vengeance et l’amour.
Nous avons rassemblé des mortels intrépides,
Eternels ennemis de nos maîtres avides.
La soif de te venger, toi, ta fille et mes Dieux.
Puissions-nous de Gusman punir la barbarie !
Que son sang satisfasse au sang de ma patrie.
Vengeance, arme nos mains ; qu’il meure, c’est assez.
La main, la même main qui t’a rendu ton père
Dans ton sang odieux pourrait venger la terre.
Entrer, voler vers nous, s’élancer sur Gusman,
L’attaquer, le frapper, n’est pour lui qu’un moment.
Quoi ! ce Dieu que je sers me laisse sans secours !
Il défend à mes mains d’attenter sur mes jours !
Ah ! quel crime est-ce donc devant ce Dieu jaloux
De hâter un moment qu’il nous prépare à tous ?
Gusman respire encore, un bras désespéré
N’a porté dans son sein qu’un coup mal assuré.
Non, qu’une affreuse mort tous trois nous réunisse. »

Pour la tragédie de Mahomet ou du Fanatisme, l’Auteur lui-même, sans y penser et s’efforçant {p. 165}de la défendre, fournit de quoi lui faire le procès. Il convient que c’est l’action la plus atroce : un fils qui égorge son père, un otage qui assassine le Chef de l’Etat, à qui il fut donné en otage, à qui le Chef de la religion en donne l’ordre de la part de Dieu, comme une révélation venue du ciel, qu’il appuie de l’exemple du sacrifice d’Abraham. Il convient qu’il a totalement changé l’histoire, qu’il n’a pas  mettre sur la scène une action vraie, mais des mœurs vraies ». Comme si des forfaits atroces qui sont sans exemple, étaient les mœurs ordinaires des hommes ! Il faut avoir soi-même le cœur et les mœurs bien affreuses, pour croire ces prodiges de scélératesse des mœurs ordinaires. Quelle fureur de n’employer son esprit qu’à inventer ce que l’enfer peut vomir de plus noir ! Un Historien, enchaîné par la vérité des faits, glisse rapidement sur ces événements affligeants pour l’humanité, dont il ne rappelle le souvenir qu’avec peine. Quel homme, qui librement et par choix altère la vérité pour entasser toutes les horreurs qu’il peut s’imaginer ! Il convient qu’on en fut si frappé qu’on disait publiquement, c’est un ouvrage très dangereux, fait pour former des Ravaillac et des Jacques Clément, et il ne veut pas convenir, malgré la vérité, que le gouvernement en défendit la représentation, ce qu’il appelle une cabale. Mais il ne peut dissimuler qu’on n’ose plus la donner au public, et qu’il la retira lui-même du théâtre. Je n’en suis pas surpris. Je le suis bien davantage qu’on ose en mettre bien d’autres sur le théâtre qui ne valent pas mieux. Mais, dit-il, Tartuffe ne fera jamais des hypocrites. Je n’en sais rien ; mais il fera certainement des impies, par le mépris de la vraie piété sous les traits de la fausse. Mahomet est un Tartuffe les armes à la main, qui ne fera {p. 166}jamais des régicides (il en ferait bien sûrement à Constantinople), mais il fera des impies. Ainsi, ce Tartuffe armé par le mépris de la religion, qu’on montre comme le mobile des plus grands crimes, et ses Ministres qu’on dit capables d’abuser de leur caractère, pour les faire commettre comme autant d’actes de vertu, sont le comble du scandale. C’est bien la Henriade que Voltaire doit citer pour garant de ses sentiments ! L’impiété n’y est-elle pas de tous côtés semée ? Celui qui en adopterait l’esprit et les maximes ne serait ni bon citoyen ni bon Chrétien ; selon l’oracle de la vérité, un mauvais arbre ne peut porter que de mauvais fruit. Il dit qu’il faudrait respecter Mahomet, s’il était né Prince légitime et avait bien gouverné ; mais un marchand de chameaux, un séditieux, un imposteur, un usurpateur, etc. Et n’est-ce pas la distinction du Tyran d’invasion et du Prince légitime ? Et que disent de plus les tyrannicides ? Les plus beaux esprits sont ou bien ignorants, ou bien inconséquents. Remarquez même qu’afin qu’aucune vertu ne rachète ces noirceurs, on veut que le personnage qu’on donne pour vertueux (Zopire) trame avec le Sénat un assassinat aussi lâche contre Mahomet, qu’il ne fait que prévenir par celui de Zopire.

« Et j’ai besoin d’un bras qui par ma voix conduit,
Soit seul chargé du meurtre, et m’en laisse le fruit,
Je vais jurer à Dieu de mourir pour sa loi.
Laissons ces vains remords, et nous abandonnons…
Qu’il l’immole, il le faut ; il est né pour le crime :
Qu’il en soit l’instrument, qu’il en soit la victime.
Les autels, les serments, tout enchaîne Séide :
J’ai mis un fer sacré dans sa main parricide.
Et la religion le remplit de fureur.
Roi, Pontife, Prophète, à qui je suis voué.
Eclairez seulement ma docile ignorance.
Adorez et frappez, vos mains seront armées
{p. 167} Par l’Ange de la mort et le Dieu des armées.
Obéissez, frappez, teint du sang d’un impie,
Méritez par sa mort une éternelle vie.
J’en ai fait le serment, il faut qu’il l’accomplisse. »

Marmontel. §

Je ne connais point ce Poète, que l’Académie Française a jugé digne de figurer avec Crébillon, Marivaux et Voltaire dans la galerie des beaux esprits. Je ne juge de lui que par ses tragédies, ses contes antimoraux, et son apologie du théâtre, qui en fait plutôt la condamnation : ouvrage qui lui donne encore plus de droit d’avoir une chaire de Professeur dans l’Académie de la morale relâchée et du tyrannicide. Il fait, il est vrai, régner partout un air sérieux et décent. Mais c’est une gaze légère qui enveloppe l’esprit mondain et prétendu philosophique, le plus opposé à celui de l’Evangile, et remplit l’imagination et le cœur de tout le poison du vice, à l’exemple de son maître et de son Mécène Voltaire. Quel conte de la Fontaine est plus dangereux qu’Annette et Lubin, Heureusement, etc. On n’y connaît point de religion, si ce n’est pour l’insulter. A quel propos, dans Annette et Lubin, enchâsser Benoît XIV, la vente des dispenses de mariage, une lettre écrite familièrement au Pape par un Seigneur de village, etc. ce qui blesse également la religion, la décence, le costume, c’est-à-dire l’usage et les lois de la daterieXXVII. Le théâtre n’a pas manqué de s’emparer de ce riche fonds ; plusieurs de ces contes, et les plus licencieux, ont été mis en farce et donnés sur la scène. Duquel des deux, de l’Auteur ou de l’imitateur, ce choix fait-il l’éloge ? L’apologie du théâtre est à même temps l’apologie de toutes les passions dans leurs excès, le duel, la mollesse, mollities. Le duel est une vertu nationale {p. 168}qu’il faut entretenir, l’incontinence un besoin physique et périodique qu’il faut satisfaire. Pourrait-on en effet justifier l’école du vice qu’aux dépens de la vertu ? peut-on élever l’un que sur les débris de l’autre ? Quel des deux semble plus condamnable, l’Auteur qui fait une telle apologie, ou le prévenu qui en a besoin ?

Le tyrannicide est préconisé dans ses pièces dramatiques, et embelli des grâces de la poésie et des traits de l’héroïsme. Tous les défenseurs de cette doctrine, dans toutes les écoles depuis S. Thomas jusqu’à Buzembaum et LacroixXXVIII, n’ont dit rien de plus, ni peut-être tant. Voici le système bien exposé dans Aristomène, où le héros de la pièce est hautement déclaré contre son Roi, et où sa famille et ses amis se déclarent contre le Sénat. Partout révolte, fureur, meurtre.

« Quand pour juger le crime il reste un Tribunal,
Le punir, c’est des lois devenir le rival.
C’est usurper leurs droits ; mais lorsque la licence
Des mains de la justice arrache la puissance,
Que la force peut seule en arrêter le cours,
Que la vertu contre elle attend notre secours…
C’est trahir l’univers qu’épargner qui l’opprime.
La Grèce adore enfin ce que tu nommes crime.
Hercule, la terreur et l’amour des mortels,
Par de tels attentats mérita des autels.
Destructeur des méchants, sois le Dieu de Messène.
S’ils pouvaient périr seuls, j’y souscrirais sans peine.
Le temple de nos lois et de la liberté,
Erigé par nos mains et de sang cimenté,
Où des débris du trône et de la tyrannie,
D’un peuple indépendant s’élève le génie.
Tyran, vous tomberez, nous n’avons plus de maître,
Abattre nos Tyrans prêts à nous opprimer,
Voilà la seule ardeur qui doit nous animer.
Toi tomber à ses pieds, quand tu peux l’accabler !
Toi, fléchir devant lui ! c’est à lui à trembler. »

{p. 169}Ce dénouement est enfin l’assassinat de deux Sénateurs en plein Sénat par un ami du Héros, et le Héros en fait l’éloge, et le donne à son fils pour exemple de vertu à suivre :

« O mon fils, vous voyez le prix de la vertu :
A ses pieds tôt ou tard le crime est abattu. »

Son Denis le Tyran est empoisonné du même venin ; on y fait même servir la religion à autoriser le tyrannicide.

« Quels que soient les remords dont je me sens troubler,
Il n’est point d’attentat qui me fit reculer.
Quoi ! Denis vit encor, ce tyran sanguinaire !
Lâches, et nous souffrons que le soleil l’éclaire ?
Au cœur des malheureux n’est-il point de vertu ?
Le père est un Tyran, il faut l’exterminer :
Le bras de la vertu doit le précipiter.
C’est le sang des Tyrans sacrilèges et traîtres,
Qui doit couler, grands Dieux, sous le fer de vos Prêtres.
Nos vœux sont exaucés quand l’Autel en est teint.
Dieux ! dans ce grand dessein prêtez-moi votre appui,
Le crime même est juste en cette extrémité, etc. »

Campistron. §

Campistron, de l’Académie Française encore, et placé à Toulouse sa patrie dans la galerie des hommes illustres (car par je ne sais quelle fatalité on ne craint la doctrine du tyrannicide que dans le bouquin Flamand de Martin del RioXXIX), Campistron a tenu le même langage. Pouvait-il ne pas le tenir ? Tout Auteur tragique le bégaie en naissant. En voici des traits.

 (Virginie) « Je perdrai vos Tyrans, et quel que soit leur rang,
Les pleurs que vous versez leur coûteront du sang.
D’abord que le Tyran sortira du palais,
Tout son sang répandu lavera ses forfaits.
De tous les Décemvirs j’ai résolu la mort.
{p. 170} Et sans borner mes coups à la perte d’un homme,
Je veux avec vos fers rompre encor ceux de Rome.
Vous les verrez poussés d’une ardeur magnanime,
Se disputer l’honneur d’abattre la victime,
Et sur leurs ennemis confondant leurs efforts,
A chacun des Tyrans assurer mille morts.
Si je reviens vainqueur, ma gloire est infinie.
Tout cède dans mon cœur à ce premier devoir.
 (Arminius) Ce rival périra, fût-ce César lui-même.
Varus et ses Romains dans ce camp égorgés …
Je ne puis rien souffrir qui me gêne ou me brave,
Et ne connais pour maître en terre et dans les cieux
Que la vertu, l’honneur, la justice et les Dieux.
 (Andronic) Courez les commander, et tentez la fortune,
Et surtout bannissez une crainte importune.
En livrant votre bras à ces nobles efforts,
Prenez soin de fermer votre cœur aux remords.
Ne vous souvenez plus pendant votre entreprise
Si l’exacte équité la blâme ou l’autorise.
Ces scrupuleux devoirs et ces regards sévères,
Seigneur, sont des vertus pour des hommes vulgaires.
 (Phocion) J’appelle un Roi Tyran quand il aime le crime :
Ce nom dans un Tyran n’est plus sacré pour moi.
Que ces timides cœurs dont la prudente adresse
Sous le nom de vertu déguise la faiblesse,
Dans le fond de leur cœur m’élèveront un temple.
Etouffons les remords que me cause sa perte.
Qui rassure mon cœur quand le crime l’étonne,
Et brave le courroux des hommes et des Dieux.
Dont le bras à toute heure armé pour me punir,
Si je ne le perdais pourrait me prévenir.
Quel comble à mon bonheur de le voir expirer !
Que n’ai-je pu ranger la Grèce sous ses lois,
Et détruire l’orgueil et l’empire des Rois !
Renoncez au vain nom d’une vertu stérile,
{p. 171} Pour jouir avec moi d’un crime plus utile.
Sortez donc de mon cœur, devoir, pitié, tendresse,
Je ne vous connais plus que pour une faiblesse. »

Anne Barbier. §

Le théâtre rend sanguinaire jusqu’aux femmes, malgré la douceur et la timidité de leur sexe. A peine chausse-t-on le cothurne, qu’on ne se repaît que de sang. Je n’exagère pas en disant que dans les quatre pièces de Mademoiselle Barbier ces tristes mots, perdre le jour, répandre le sang, mort, mourir, tuer, expirer, etc. sont répétés plus de mille fois. Ils y deviennent fastidieux. Tout veut se tuer, tuer tout le monde : il n’y a de vertu, de grandeur d’âme, de consolation, de ressource, que dans la mort. Tout est plein de tyrannicide dans les bouches des Acteurs les plus respectables. Je ne sais si l’Abbé PellegrinXXX a eu part à ces pièces, mais leurs noirceurs conviennent aussi peu à l’état de l’un qu’au sexe de l’autre, aux lois d’une bonne politique, qu’à celle d’une saine morale. Croirait-on que jusque dans la préface, où il n’est point question de rôle d’Acteur, mais où l’Auteur parle de son chef, on ose dire sur l’assassinat de César : « Brutus est véritablement plus grand que César, puisqu’il y a autant de gloire à rendre la liberté à sa patrie que d’infamie à l’en dépouiller. » Voici des vers que Buzembaun n’a pas composés : il n’était ni Français ni Poète.

 (Cornélie) « Je sacrifierai tout au succès de mes feux,
Et même une vertu qui fait des malheureux.
Il faut lui disputer et le fruit et le crime.
Tremblez pour le Sénat, tremblez pour les Tyrans.
Aux cœurs désespérés tout devient légitime.
Mais je compte pour rien promesses et serments.
Le Sénat veut sa mort, je brûle d’y souscrire.
{p. 172} Cependant pour le perdre, il faut dissimuler,
Et lui promettre tout, pour ne lui rien tenir.
Mais puisque rien ne peut ébranler ta constance,
Cours à la mort, et moi je vole à la vengeance.
Et qui sauve un Tyran, est Tyran à demi.
Je tremble que le ciel malgré moi ne me venge,
Et qu’il ne soit puni par de trop justes coups
D’avoir osé se mettre entre les Dieux et vous. »

(César) Même sujet traité par Voltaire et sur le même ton de fureur tyrannicide.

« Faut-il, ingrats Romains, qu’ayant pris pour modèle
Les plus fameux Héros et les Rois les plus grands,
Vous me fassiez mourir de la mort des Tyrans ?
Et c’est cette vertu qui le rend redoutable.
Et lorsqu’aux grands projets un grand exemple anime,
On doit plus redouter la vertu que le crime.
Qu’il marche sur les pas des Héros de sa race.
S’il les veut bien remplir, qu’il ose davantage.
Dès longtemps de la gloire il ne fait plus de cas,
Et la triste vertu n’a plus rien qui l’enflamme
Depuis que vos vertus ont captivé son âme.
Caton seul dans mon cœur balance tous les Dieux ;
Caton vous condamna, c’est à moi d’y souscrire.
Vous l’approchez du cœur que sa main doit percer.
Pour allumer la foudre il a besoin d’un crime.
Dans le camp de César je te laisse un époux.
C’est à lui d’immoler un Tyran que j’abhorre.
Et pour ses intérêts au bout de l’univers
J’irais chercher la main qui briserait ses fers.
Comme vous, des Tyrans ennemie implacable.
Je vais prendre sa place, et bravant le danger,
Tirer Rome des fers, me perdre ou la venger.
Et l’on peut au Tyran porter un coup mortel.
Déjà contre César je les avais armés.
Dans le sang de César je vais laver la honte.
Si le cœur de Brutus a trahi son devoir.
Non, Rome, moi vivant, tu n’auras point de maître.
Déguisez votre cœur pour mieux frapper le sien.
{p. 173} Et pour perdre un Tyran, c’est vertu que de feindre.
La rage dans le cœur, et le fer à la main,
Je cesse d’être fils, pour n’être que Romain.
Je n’avouerai jamais un Tyran pour mon père.
César est au Sénat, et vous êtes ici !
Qu’entends-je ! à d’autres mains céderiez-vous la gloire …
C’en est fait, le devoir sur l’amitié l’emporte.
 (Arrie) Aux mânes de mon père un sanglant sacrifice …
Soutiens par ton courroux ce dessein généreux.
On va répandre un sang qui doit tarir vos larmes.
Le Tyran périra, Petus vous l’a promis.
Les Dieux ont trop longtemps souffert la tyrannie,
Toujours plus insolente, et toujours impunie.
Des crimes des Tyrans le ciel semble complice :
Il oublie, ou du moins il suspend la justice.
Je donnerais ma main pour lui percer le flanc,
Et pour la retirer fumante de son sang.
Vous m’ouvrez à la gloire un chemin où je cours.
Je n’attendais pas moins de ce cœur magnanime.
Je brûle de répondre à leur suprême loi
Par des coups dignes d’elle, et de vous et de moi.
Si je me plains ici des Dieux qui m’ont trahie,
C’est de voir que ma mort doive assurer ta vie.
Qu’à son gré le Tyran immole ses victimes :
Bravons tous son courroux, laissons la fuite aux crimes.
Quoi ! le Peuple Romain sous un joug odieux
N’aura vu jusqu’ici qu’un Tyran dans son maître,
Et son libérateur passera pour un traître !
Je verrai Rome en proie aux plus cruels malheurs,
D’une tremblante main flatter la tyrannie,
Ne gémir qu’en secret de la voir impunie,
J’entendrai ses soupirs, et lâche citoyen,
Pour venger mon pays je n’entreprendrai rien !
La mort de Caligule avait comblé ses vœux.
Voilà quel est mon crime, et si j’en dois rougir … »

N’en voilà que trop, une plume Française {p. 174}peut-elle tracer une si détestable doctrine, et des oreilles Françaises y applaudir ? Comment les flammes qui ont consumé les Tolet, les Suarès, etc. ont-elles épargné ces parricides tragédies ? Il est inutile de parcourir les autres tragiques, anciens et modernes ; on ne finirait point, s’il fallait en extraire toutes les horreurs. Qui l’ignore, pour peu qu’il ait fréquenté le théâtre ou lu les Auteurs dramatiques ? et qui n’en gémirait, si l’ivresse du spectacle ne rendait aveugles et inconséquents les hommes même les plus raisonnables et les plus fidèles à leur Prince ?

CHAPITRE IX.
Sentiments de S. Cyprien et de quelques autres Pères. §

Ce grand homme, le plus éloquent des Pères Latins, d’une des premières familles de Carthage, qui connaissait bien les spectacles, où il avait souvent été avant sa conversion, et qu’il peint si parfaitement, a donné cette décision foudroyante dont nous avons parlé ailleurs, rapportée dans toutes les collections des Canons, et qui fait loi dans l’Eglise.

Un vieux Acteur qui avait quitté le théâtre gagnait sa vie à exercer et former des Comédiens. On demande au saint Evêque s’il est excommunié. Il répond, sans hésiter, qu’on ne peut communiquer avec lui ; mais que s’il est pauvre, et qu’il veuille renoncer à son métier, on peut lui faire la charité, comme aux autres pauvres. Les termes en sont remarquables. C’est un homme qui persévère dans l’infamie de son art, « in artis sua dedecore perseverat » ; un maître, un docteur pour perdre les jeunes gens, « magister doctor perdendorum puerorum » ; il enseigne ce qu’il a appris par des crimes, « quod maledidicit insinuat ». La majesté {p. 175}divine, la discipline évangélique, l’honneur de l’Eglise, ne permettent pas de la souiller par une communication si infâme, « tum turpis et infami contagione fœdari ». Qu’il ne prétende pas abuser de notre charité jusqu’à vouloir nous vendre sa conversion, c’est son intérêt plus que le nôtre de quitter son péché : « Ut à peccatis cesset, non nobis, sed sibi præstat. » Qu’il revienne sincèrement de ses désordres, et qu’il cesse d’engraisser des victimes pour l’enfer, « perniciose in sæculo saginatos ad æterna supplicia deducit ab hac pravitate et dedecore revoca ». Epist. ad Meratium.

Dans son Epître à Donat, chef-d’œuvre d’éloquence, où le saint Martyr fait le tableau le plus vif de la corruption du siècle, il met la fréquentation du théâtre au nombre des plus grands désordres dont il fait le détail. « Vous en gémirez, dit-il, et vous en rougirez. » La tragédie exprime en vers les crimes de l’antiquité, on y fait revivre par la représentation les parricides et les incestes. Il semble qu’on craigne de perdre la mémoire des forfaits. On apprend à tous les âges que ce qui s’est autrefois commis peut se commettre encore. Les crimes ne sont point ensevelis dans l’oubli, ne meurent point par le laps du temps, ils deviennent des exemples : « Scelus oblivione non sepelitur, exempla fiunt quæ facinora esse desierunt. » On retrouve le péché qu’on a commis dans sa maison, ou on y apprend ceux qu’on y peut faire. On apprend l’adultère en le voyant jouer : « Adulterium discitur dum videtur. » Le vice est moins redouté par le crédit de l’autorité publique, qui en tolère l’image. Telle femme qui était allé chaste à la comédie en revient impudique  « Quæ casta processerat, revertitur impudica. » Quelle plaie aux bonnes mœurs, quel aliment du vice, que les gestes des Acteurs ! « Morum quanta labes quæ alimenta vitiorum histrionicis gestibus ! » {p. 176}Leur crime fait leur mérite, leur indécence fait leur habileté : « Laus crescit ex crimine peritior judicatur quo turpior », et on les regarde avec plaisir. Quelle horreur ! « Proh nefas ! » Ils émeuvent les sens, flattent les passions, ébranlent la plus grande vertu. Les applaudissements qu’on leur donne font avaler plus agréablement le poison : « Blandientis autoritas auditu molliore pernicius obrepit. » On y représente les amours de Vénus, les débauches de Jupiter, c’est toujours quelque Divinité, comme si on voulait faire du crime un acte de religion : « Fiunt miseris religiosa delicta. » Quel est le spectateur qui peut y conserver son innocence et sa pureté ? « An possit esse qui spectat integer vel pudicus ? »

Dans les fameux Traités de bono Pudicitio, de disciplina Virginum, de Opere et Elemosina, etc. non seulement il blâme en général le théâtre, mais il condamne en détail chacun des ressorts que les passions font jouer dans cette machine funeste, la danse, les chants efféminés, les masques, les parures excessives, les nudités des Actrices, l’appas, la facilité, les pièges offerts à la jeunesse et à tous les spectateurs.

Il est encore dans toutes les éditions des œuvres de S. Cyprien un Traité entier contre les spectacles, que toute l’antiquité a cru de lui, et qui n’en est pas indigne. Quelques critiques modernes en ont douté, ce que nous ne prétendons pas examiner ici. Il est du moins certain que c’est un ouvrage des premiers siècles, et d’une main très respectable. Il est adressé aux fidèles. En voici des extraits.

Quoique je sois assuré de votre piété, dit-il, cependant il se trouve bien des protecteurs indulgents et séduisants du vice, qui lui donnent du crédit et abusent des Ecritures pour l’autoriser, comme si les spectacles n’étaient qu’un amusement {p. 177}innocent, car la vigueur de la discipline est si fort énervée, et le désordre si dominant, que non seulement on excuse, mais on autorise le vice : « Jam non vitiis excusatio, sed autoritas datur. » J’ai cru devoir vous en avertir, car rien ne se corrige plus difficilement que ce qui est coloré par des excuses et suivi de la multitude. Des Chrétiens n’ont-ils pas honte de justifier par l’Ecriture, les superstitions et les spectacles des Gentils ? car toutes les aventures des Dieux deviennent une matière de drame. Je rougis de rapporter leurs profanes applications. Elie, dit-on, a été élevé dans un char, David n’a-t-il pas dansé devant l’Arche ? Tous les instruments de musique n’ont-ils pas été employés au Temple ? L’Apôtre compare nos combats spirituels à ceux des Athlètes. Le Chrétien ne pourra-t-il pas regarder ce que l’Ecriture raconte ? Je réponds qu’il vaudrait mieux ne savoir pas lire que de lire si mal, comme si l’on avait voulu nous inviter au spectacle ; au lieu qu’on n’a voulu qu’animer notre zèle pour les biens utiles, par l’exemple de l’ardeur qu’ont les Païens pour les biens nuisibles. Elie qui a été enlevé dans un char, a-t-il couru dans le cirque ? David qui a dansé devant l’Arche, a-t-il paru au théâtre, pour y représenter les amours des Divinités Grecques par des mouvements indécents ? Les instruments de musique servaient à chanter les louanges de Dieu, et non celles des idoles. C’est par l’artifice du démon que des choses saintes sont devenues criminelles : « Diabolo artifice ex sanctis in illicita mutata sunt. » La raison et la pudeur le défendraient, si l’Ecriture ne le défendait pas. Son silence, dicté par la sagesse, en dit plus que les paroles : « Verecundiam passa plus dicit quia tacuit. » S’avilir par ce détail, ce serait marquer une défiance injurieuse aux fidèles, et la sincérité de la vertu renferme {p. 178}tous les préceptes. Qu’on consulte sa conscience et son état, on ne fera rien que de convenable. Quelles sont les défenses de l’Ecriture ? Elle défend de regarder ce qu’elle défend de faire : « Prohibet spectare quod prohibet geri. » Elle a condamné tous les spectacles, en condamnant l’idolâtrie qui a été l’origine de tous ces monstres. Un Chrétien y est-il à sa place ? est-il bien saint, s’il prend plaisir à s’occuper des actions criminelles ? « De rebus criminosis voluptatem capit. » C’est les aimer que de les regarder : « Has amat cum spectat. » Ce sont des inventions du démon, non de Dieu : « Dæmoniorum inventa, non Dei. » Il y a renoncé au baptême ; aller au spectacle c’est renoncer à Jésus-Christ pour revenir au démon : « Dum in spectaculum vadit, Christo renuntiat. »

Il parle ensuite des cruels spectacles des Gladiateurs et des bêtes féroces, qui furent abolis par Constantin, et revient au théâtre. Vous n’avez peut-être pas commis les crimes qu’on représente ; mais vous avez vu ce qu’il ne faut pas commettre, et c’est par la vue de la volupté qu’on vous conduit à l’idolâtrie et au vice : « Oculos per libidinem ducit. » Vous venez de recevoir le Saint-Esprit ou l’Eucharistie, et vous le portez au théâtre parmi les femmes débauchées ! Je rougirais de rapporter les mots indécents, les bouffonneries dont la scène retentit, et les péchés qu’on y joue, « scenæ sales inverecundos pudet referre, et accusare quæ fiunt », les chansons des Acteurs, les intrigues des adultères, les jeux dissolus, « agentium strophas, adulterorum fallacias, scurriles jocos ». On y voit jusqu’à des pères de famille, imbéciles ou libertins, et sans pudeur. Et tandis que la malignité n’épargne aucun état, tout le monde court à cette école de libertinage. Que sait là un Chrétien, à qui il n’est pas même permis {p. 179}de penser au mal ? « Quid inter hæc Christianus facit, cui vitia non licet nec cogitare ? » En voyant avec plaisir le tableau du crime, on perd la pudeur, on s’enhardit, on apprend à faire ce qu’on s’est accoutumé à regarder : « Qui oblectatur simulacris libidinis, deposita verecundia fit audacior ad crimina, discit facere quod consuescit videre. » Là un Acteur dissolu, plus efféminé qu’une femme (un pantomime), parle avec les mains : « Vir ultra muliebrem mollitiem dissolutus. » Toute une ville s’agite pour un personnage dont on ne sait s’il est homme ou femme ; on aime ce qui est défendu, et on rappelle les égaremens de la jeunesse que l’âge aurait dû faire oublier. N’est-ce pas assez de jouir du crime présent ? il faut, par le spectacle, faire revivre les crimes passés. Tout cela est-il donc permis au Chrétien ? « Non licet omnino. » Le saint Evêque fait ensuite le détail de l’orchestre des Grecs, qu’on avait imité à Carthage, qui n’est que celui de l’Opéra, et qu’il condamne aussi sévèrement. Puis revenant aux folies de la comédie et de la tragédie, comme il l’appelle, « tragicæ vocis insanias » ; tout cela, dit-il, ne fût-il pas même dédié aux idoles, ne serait pas d’ailleurs permis aux Chrétiens, à qui, à raison du vice, ils conviennent si peu : « Obeunda tamen non essent Christianis. » N’y eût-il pas de crime, ce serait encore la plus répréhensible frivolité. C’est une folie de perdre son temps dans l’oisiveté et de le vendre au vice. Un Chrétien doit garder soigneusement ses yeux et ses oreilles ; nous nous accoutumons bientôt au crime que nous entendons : « Oculi et aures custodiendæ ; scito assuescimus in scelera quæ audimus. » L’homme, trop porté au vice, est si facile à tomber ; que deviendra-t-il, s’il y est poussé par l’exemple ? « Mens quæ sponte corruit, quid faciet si fuerit impulsa ? » Il finit par une description des beautés de {p. 180}la nature, des ouvrages du Créateur : spectacle bien supérieur à toutes les comédies. Ne dirait-on pas que cet éloquent Docteur a vu ces frivoles et pernicieuses apologies du théâtre qu’on a fait de nos jours ? C’est que le vice a toujours eu les mêmes torts, employé les mêmes prétextes, et porté aux mœurs et à la religion les mêmes atteintes.

Théophile, Evêque d’Antioche. §

Il ne nous reste d’un grand nombre d’ouvrages de ce savant et pieux Evêque du second siècle, qu’une apologie de la religion Chrétienne contre ses calomniateurs, entre autres un Philosophe habile nommé Aurolique. Il nous est défendu, dit-il (L. 3.), d’assister aux combats des Gladiateurs, de peur de nous rendre complices des meurtres qui s’y commettent. Nous n’osons pas même aller aux autres spectacles, pour ne pas souiller nos yeux et remplir nos oreilles des vers profanes qu’on y lit, « ne oculi nostri inquinentur, et aures hauriant prophana quæ ibi decantantur carmina », par exemple, quand on y raconte ou représente les actions tragiques de Thyeste ou de Thésée. Il ne nous est pas plus permis d’entendre parler des adultères des hommes et des Dieux, que les Comédiens pour gagner de l’argent chantent avec toutes les grâces dont ils sont capables (à l’Opéra) : « Nec fas est nobis audire Deorum hominumque adulteria, quæ suavi verborum modulamine prœmiis inducti celebrant. » Les Chrétiens se font gloire de la modestie et de la continence, ils respectent le mariage, honorent la chasteté, et fuient l’injustice et le péché. Ils obéissent à la loi divine, professent la vraie religion. La vérité les dirige, la grâce les garde, la paix les protège, la sagesse les enseigne, la parole divine les conduit, Dieu seul les gouverne, Jésus-Christ, {p. 181}la vraie vie, règne en eux. A Dieu ne plaise non seulement que nous commettions ces crimes, mais même que nous y pensions : « Absit, absit a Christianis ut talia facinora vel cogitemus nedum faciamus. »

Tatien. §

L’autorité de ce célèbre Orateur et Philosophe, disciple de S. Justin, est sans doute affaiblie par son hérésie ; mais l’ouvrage contre les Grecs et les Gentils, qui nous reste de lui, parmi bien d’autres qui se sont perdus, avait été composé avant qu’il tombât dans l’erreur, et a toujours été estimé dans l’Eglise. A quoi me servent, dit-il dans cet ouvrage, un Oreste furieux, le héros d’Euripide, un Alcméon parricide, un Œdipe incestueux, un Pâris adultère ? Qu’ai-je à faire d’un Acteur masqué, qui jette des cris, fait des gestes, est paré comme une femme ? « Qui vultus sui formam non habet, labiis hiat, etc. » Loin de moi les poèmes d’Hégifilaüs et de Ménandre (Molière) : « Voleant Hegisilai fabula et Menander. » Irai-je perdre mon temps à admirer un joueur de flûte sur le théâtre ? Nous vous abandonnons toutes ces folies ; embrassez la vraie religion, et à notre exemple quittez des choses si frivoles : « Concedimus vobis hæc inutilia ; credite religioni, et similiter nobis à nugis discedite. »

Minucius Felix. §

Cet habile et éloquent Avocat de Rome, a composé un Dialogue excellent, entre un Païen et un Chrétien, pour la défense de la religion Chrétienne, dont il explique les mystères et fait connaître la sainteté, et contre le paganisme, dont il découvre les absurdités et les vices. Il ne pouvait manquer de parler des spectacles : objet {p. 182}constant de l’enthousiasme de l’un, et de l’horreur de l’autre. Voici ses paroles. Pour nous qui faisons profession d’avoir de bonnes mœurs et de la pudeur, nous nous abstenons de vos plaisirs, de vos pompes, de vos spectacles ; nous en connaissons l’origine profane, et nous en condamnons les douceurs empoisonnées : « Abstinemus, a spectaculis quorum noxia blandimenta damnamus. » Qui n’a horreur des folies et des querelles du peuple dans les combats des Gladiateurs, l’art de tuer les hommes ! La fureur n’est pas moindre au théâtre, mais l’infamie y est plus grande : « In scenicis non minor furor, sed prolixior turpitudo. » Le Comédien raconte des adultères ou en représente, et en peignant les passions il les inspire : « Adulteria exponit vel monstrat enervis Histrio, dum amorem fingit infigit. »

S. Cyrille de Jérusalem. §

Ce fameux Patriarche, trois fois déposé et rétabli, a laissé plusieurs Instructions en forme de Catéchisme aux Catéchumènes et aux nouveaux baptisés, remplies de piété et très utiles. Il leur adresse ces paroles sur les spectacles, comme un devoir des plus importants (1. Cath.). Vous dites au baptême : Je renonce à Satan, à ses œuvres et à ses pompes. Quelles sont les pompes du diable ? Ce sont les spectacles du théâtre, « pompæ diaboli spectacula theatri », et toutes les autres vanités semblables, dont le Roi David demande à Dieu d’être délivré : Détournez mes yeux, dit-il, afin qu’ils ne voient point la vanité. Gardez-vous donc de la folie du théâtre : « Ne secteris insaniam theatrorum. » Vous y verriez, à votre grand malheur, l’impudence et l’impudicité des Comédiens : « Mimorum petulantias omni impudicitiâ refertas. »

{p. 183}

Lactance. §

L’éloquent Lactance, appelé le Cicéron Chrétien, connaissait le monde, il avait été Païen ; il connaissait la Cour, il y avait passé plusieurs années Précepteur de Crispe, fils de l’Empereur Constantin ; que pense-t-il des spectacles, dont le Prince nouveau Chrétien aurait si peu souffert la licence, qu’il en abolit une partie, et fit contre eux des lois sévères, et dans le portrait desquels nous voyons l’image des nôtres (L. 6. C. 20. Distinct. Divinat.) ? Après avoir traité au long des affections de l’âme et des plaisirs des sens, il se jette sur les spectacles. Il faut les abolir, dit-il, ce sont de très grandes amorces du vice, les plus propres à corrompre les cœurs ; non seulement ils sont inutiles pour conduire à la vie bienheureuse, mais ils y nuisent extrêmement : « Tollenda spectacula quoniam maxima sunt instrumenta vitiorum, ad corrumpendos animos potissime valent. » Il parle d’abord des cruautés des Gladiateurs, qu’il condamne avec raison, comme le comble de l’inhumanité, qui se fait un jeu barbare de l’effusion du sang humain. Et peut-être contribua-t-il à faire porter par l’Empereur l’édit fameux de leur abolition. De là il passe au théâtre. Je ne sais, dit-il, s’il peut y avoir de plus grande corruption : « Nescio an sa corruptela vitiosior » (école de corruption, il n’y a point de mot Français qui exprime corruptela). On ne parle sur la scène que de galanterie. La matière des comédies n’est que la séduction des jeunes filles, et les intrigues des coquettes. Plus les auteurs de ces fables ont de talents, plus ils sont dangereux ; ils s’insinuent par leurs grâces, se gravent plus profondément, et se font mieux retenir par l’harmonie et la beauté des vers : « Facilius intrant in memoriam versus numerosi et ornati. » Des tragédies ne représentent {p. 184}que les fureurs et les amours des mauvais Rois ; ce ne sont que des forfaits montés sur le cothurne : « Regum malorum cothurnata scelera. » Les gestes et les mouvements licencieux des Acteurs, la mollesse de leurs corps efféminés, leurs déguisements en femmes, à quoi servent-ils ? qu’à enseigner et inspirer la débauche : « Impudici motus enervata corpora muliebris incessus, fæminas mentientes, quod aliud ? nisi libidines docent et instigant. » Ils ont fait un art de la séduction, « corruptelarum disciplinam ». Ils donnent des leçons du crime en le jouant, et par l’image conduisent à la réalité : « Docent adulteria dum singerat et simulatis erudiunt ad vera. » En voyant ces infamies représentées sans honte, et regardées avec plaisir, les jeunes gens apprennent ce qu’ils peuvent faire : « Cum hæc sine pudori fieri, et libenter spectari cernunt, admonentur virgines et juvenes quid facere possint. » Le feu de l’impureté, qui s’allume surtout par les regards, les embrase : « Inflammantur libidine quæ aspectu maximè concitatur. » Chacun, selon son sexe, se livre à tous les écarts de son imagination ; c’est l’approuver que d’en rire : « Probant dum rident. » On revient corrompu dans sa maison, et non seulement les enfants auxquels il est si funeste de donner la connaissance et le goût prématuré du mal, mais même les vieillards, dont les vices, sont des ridicules : « Corruptiores ad cubicula sua revertuntur. » Fuyez donc le théâtre pour vous garantir de l’impression du vice, pour conserver la paix de l’âme, pour éviter l’habitude de la volupté, qui vous éloigne de Dieu et de la pratique des bonnes œuvres : « Ne voluptatis consuetude deliniat et a Deo avertat.  »

Il fait (C. 21.) une réflexion singulière, dont on ne peut dans notre siècle, que trop sentir la justesse. Ne regarderait-on pas, dit-il, comme {p. 185}un homme de mauvaise vie celui qui ferait représenter la comédie chez lui ? comme s’il y avait une grande différence entre satisfaire sa passion en public au spectacle, ou en particulier dans sa maison ? Que sera-ce d’être Acteur soi-même, de former avec ses amis des troupes pour jouer la comédie ? Le Cardinal de Richelieu, qui le premier en France fit bâtir un théâtre chez lui, et y faisait représenter ses pièces, n’était pas allé à l’école de Lactance : « Quis non eum pudet luxuriosum et nequam qui scenicas artes domi habeat ? Nihil refert utrum luxuriam solus domi an cum populo exerceat in theatro. » La volupté des oreilles par la douceur du chant n’est guère moins dangereuse que celle des yeux. Cependant s’il n’y avait point de paroles unies au chant, il y aurait moins de risque. Mais lorsque des vers galants accompagnent la musique (l’Opéra), la séduction est très grande, elle mène à tout : « Carmen compositum cum suavitate cantus deliniens, capit mentes ad quod voluerit impellit. » Les gens de lettres, gâtés par la douceur et l’harmonie des vers, trouvent ensuite insipide la simplicité des saintes Ecritures et de la religion : « Assueti dulcibus et politis carminibus litterati divinarum Scripturarum sermonem simplicem aspernantur. » On ne goûte que ce qui flatte ; et malheureusement tout ce qui flatte séduit : et n’est-ce pas une des sources de l’irréligion parmi les beaux esprits ? On ne trouve dans la piété, ni ce brillant du style, ni cette harmonie des vers, ni cette émotion de l’âme, ni cet amusement de l’esprit, ni cette légèreté de la danse, ni cette mélodie des airs vifs ou tendres qui enchantent sur le théâtre. La retenue, la sévérité, la simplicité de l’Evangile peut-elle plaire à des cœurs que la scène a corrompus ? c’est un estomac affaibli qui ne peut digérer des aliments solides. Du dégoût on en vient au {p. 186}mépris, à l’incrédulité : « Cum ad religionem accesserint litterati minus credunt. » Si vous ne voulez pas vous tromper vous-même, fuyez donc ces voluptés pernicieuses dont l’âme se repaît et s’empoisonne, comme le corps des viandes délicieuses ; préférez la vérité à l’erreur, l’éternité au temps, l’utile au frivole : « Qui non vult se ipsum decipere, abjiciat noxias voluptates. » Ne vous plaisez à voir que des actions justes et pieuses, à entendre que ce qui nourrit l’âme et nous rend meilleurs ; n’abusez pas de vos sens, qui ne vous ont été donnés que pour apprendre l’enseignement et la volonté de Dieu. Si vous aimez le chant, chantez, aimez à entendre chanter ses louanges. La vraie volupté est celle que fait goûter la vertu ; elle n’est ni périssable ni passagère. Si vous cherchez d’autres satisfactions, vous courez à la mort. La vie éternelle est dans la piété ; si vous préférez les plaisirs temporels, vous perdez les éternels. Dieu ne mène à la félicité que par le travail de la vertu : le démon mène à la réprobation par le chemin du vice. Craignons les voluptés, comme des filets et des pièges qui en nous rendant esclaves de notre corps, perdront avec lui nos âmes.

S. Clément d’Alexandrie. §

Ce fameux Catéchiste d’Alexandrie, emploi qu’il exerça pendant trente ans avec le plus grand succès, a laissé plusieurs ouvrages remplis d’érudition, entre autres des instructions morales à la jeunesse, sous le nom de Pédagogue, mais qui sont utiles à tout le monde. Le vrai Précepteur, dit-il, c’est Jésus-Christ, ce Verbe-Dieu qui nous a instruit dans tous les temps par Moïse, par les Prophètes, par les Apôtres, et par lui-même quand il s’est fait homme.

Ne craignons pas, dit-il (L. 3.), qu’il nous {p. 187}mène jamais aux spectacles. On peut justement appeler le théâtre une chaire de pestilence ; ces assemblées sont pleines de confusion et d’iniquité. Ce sont des occasions continuelles d’impureté, par le mélange des hommes et des femmes, qui deviennent un spectacle les uns pour les autres par leurs regards lascifs : « Occasio turpitudinis cum viri et fæminœ permixtim conveniunt alter ad alterius spectaculum. » (Ces paroles peuvent même signifier qu’ils y viennent exprès pour se faire voir). On y forme de mauvais desseins, on s’y donne des rendez-vous ; la licence des regards fait naître de mauvais désirs : « Dum lasciviunt oculi, calescunt appetitiones. » Les yeux, accoutumés à regarder avec impudence, satisfont la cupidité. Fuyez ces spectacles, que la licence et la frivolité des discours rendent si dangereux. Y a-t-il des forfaits qu’on ne représente sur la scène ? « Quod turpe factum non ostenditur in theatris ? quod verbum impudens non proferunt Histriones qui risum movent ? » Ceux qui s’y plaisent en reviennent l’imagination pleine des plus vives images de ces folies : « Evidentes domi imagines imprimant. » Ceux même qui en sont peu touchés perdent du moins leur temps à des plaisirs fort inutiles. Mais, direz-vous, ce ne sont là que des amusements que je prends pour me divertir. Je réponds qu’il y a peu de sagesse dans des villes où les amusements sont des affaires importantes : « Non sapiunt civitates quibus ludi pro re seria habentur. » Après tout, la cupidité, la vaine gloire, les crimes ne sont pas des jeux. Mais, ajoutez-vous, nous ne sommes pas faits pour être tous de graves Philosophes. Non ; mais vous êtes tous faits pour être de bons Chrétiens : « Non omnes philosophamur ; sed cur omnes Christiani sumus ? » Ce n’est point par des passions qu’il faut s’amuser, et ce n’est pas être sage de préférer l’agréable à {p. 188}l’honnête et à l’utile : « Neque qui sapit jurandum meliori prætulerit. »

Les deux SS. Isidore. §

Le premier fut un saint Prêtre de Damiette, le plus savant et le plus célèbre des Disciples de S. Chrysostome. Il a laissé plus de deux mille Epîtres sur différents sujets, toutes très belles et très importantes, sur l’explication de l’Ecriture, les dogmes de la foi et les règles de la discipline. Le second, Archevêque de Séville, l’oracle de l’Espagne pendant trente-cinq ans, à la tête de toutes les affaires ecclésiastiques, fils du Gouverneur de Carthagène, élevé dans le grand monde, qu’il connaissait parfaitement, a laissé grand nombre d’ouvrages excellents qui l’ont fait mettre au rang des Pères de l’Eglise, et ses règlements au nombre des canons.

L. 1. Ep. 3. Il blâme un Religieux qui s’appliquait à la lecture des Poètes Païens. Qu’y trouvez-vous, lui dit-il, qui vaille mieux que les livres saints ? Ce ne sont que des fables ou des bouffonneries : « Mendaciis aut risu scutat. » Ces Divinités, ces Héros, ces grands exploits, ne sont que l’ouvrage des passions criminelles : « Divinitates fortia facinora ex vitiosis affectionibus. » Fuyez les lectures des livres licencieux, elles ne sont propres qu’à faire des plaies dans votre cœur, ou à rouvrir les anciennes ; les connaissances que vous y puisez sont pireXXXI que l’ignorance : « Perniciosiores ignorantia cladem inferunt. » On n’exceptera pas les Auteurs dramatiques de ces justes condamnations ?

Ibid. Ep. 90. Pourquoi a-t-on défendu aux femmes de chanter dans l’Eglise, ce qui d’abord leur était permis ? C’est que la mollesse de leur chant avait, des louanges de Dieu, fait des airs de théâtre ; ce qui dérangeait même à l’Eglise les {p. 189}gens les plus pieux, par mille occasions de dissolution et de péché : « Cantus suavitate velut scenicis cantibus, ad extimulandas libidines, in dissolutionem et peccati occasionem cessit. » Dira-t-on que ces airs tendres et efféminés sont moins dangereux au théâtre, où tout favorise, où rien n’arrête la passion ? On doit, tant qu’on peut, dit-il (Ep. 89.), éviter les entretiens et les compagnies des femmes ; leur beauté est la mort qui entre par les fenêtres de l’âme : le saint Prophète David lui-même a été vaincu par un regard. Qu’on juge par ces traits des saintes assemblées du théâtre.

L. 3. Ep. 100. Il se moque de ceux qui font l’éloge des talents des Comédiens ; ce qu’il appelle absurde et ridicule, comme tant d’autres faux jugements dont il fait le détail : « Histriones laudans quod absurdum. » (L. 4. Ep. 91.). Il ne fait pas plus de grâce au style des Poètes dramatiques. Il montre que la justesse, la précision, la clarté, sont les plus belles qualités d’un ouvrage ; en quoi surtout excelle l’Ecriture sainte qui dit les plus belles vérités dans un mot ; au lieu que la tragédie par une gravité empesée, la comédie par les molles caresses, « gravite tragica, blanditiis et lenociniis comicis », sont absolument éloignées de cette perfection divine : « Quid sunt, si ad hanc perspicuitatem, virtutem, brevitatemque conferas ? »

L’Epître 336. (L. 3.) est adressée à un homme en place qui gouvernait un Etat et voulait excuser sa tolérance pour les spectacles, sous prétexte que la comédie corrigeait les hommes par ses bons mots, « salibus meliores reddit » ; ce que ses partisans ne cessent de répéter. Vous vous trompez vous-même, et vous trompez les autres, lui dit-il, les Comédiens ne se sont jamais étudié à rendre les hommes vertueux, leur unique dessein {p. 190}est de les faire pécher (les Actrices sont-elles du complot ?) : « Scenicis hoc summum studium est, non ut meliores fiant, sed ut multi peccent. » Toute leur fortune ne porte que sur la dépravation des spectateurs ; si l’on s’appliquait à la vertu, leur théâtre serait désert, et leur art anéanti, « si meliores fiant, ars peritura sit ». Jamais ils n’ont pensé à corriger les mœurs de personne, et ne le pourraient pas, quand ils le voudraient, « nec si velint id possint », parce que la comédie par sa nature n’est faite que pour être pernicieuse : « Mimica ars, natura sua tantummodo ad nocendum comparata. »

L. 5. Ep. 186. Le jugement dernier approche ; préparez-vous-y par la pratique des vertus. Elles vous deviendront faciles, si vous fuyez le théâtre, qui est la perte générale du monde : « Si theatra communem universi pestem fugeritis. » Fuyez même les gens qui les fréquentent, « etiam iis addictos ». Fuyez, si vous le pouvez, jusqu’aux villes où on donne le spectacle « etiam urbium in quibus exhibentur spectacula. »

Ibid. Ep. 463. Celui qui a une passion violente pour le théâtre, est un insensé et un débauché, « insanus ac perditus ». Fuyez cette malheureuse passion, il est plus facile de la prévenir que de l’arracher quand elle a jeté de profondes racines, ce qui paraît quelquefois impossible, « etiam impossibile videtur ».

S. Isidore de Séville s’étant proposé dans son livre des Origines ou Etymologies, de traiter de l’origine des choses, a du nécessairement parler des spectacles. Il le fait dans un grand détail (L. 18.) ; mais presque à chaque article il lance quelque trait contre le théâtre, et recommande vivement de s’en éloigner. Les spectacles sont des voluptés qui souillent l’âme par tout ce qui s’y fait : « Voluptates quæ inquinant per ea quæ his geruntur. » Les tragiques ne s’occupent que des forfaits {p. 191}des Rois, les comiques des amours et des intrigues des coquettes ; le théâtre n’est qu’un lieu de débauche, « theatrum prostibulum ». Les vices des hommes et l’instigation du démon ont inventé le théâtre, les passions et l’idolâtrie se sont combinées pour y jouer les crimes : « Hominum vitiis et dæmonum jussis institutæ. » L’une des deux suffirait pour le faire détester, toutes les deux réunies le rendent abominable au Chrétien. Ce qui vient d’un si mauvais principe peut-il être innocent ? « Spectaculum odisse debes cujus odisti auctores : num bonum est quod à malo incœpit ? » L’esprit du démon s’est emparé de ces lieux infâmes, ils sont pleins du démon et de ses anges : pourriez-vous vous y plaire ? « Alienus tibi sit locus quem Satanæ spiritus occupavit : totum illud diabolus et angeli ejus repleverunt. » Il prétend qu’il y avait des foyers ménagés derrière le théâtre, où après la pièce on allait se divertir avec les Actrices, qu’il compare à des louves qui dévorent le bien de leurs amants. (de ce mot focus, foyer, est venu le mot focaria, une maîtresse : elles ne sont pas rares aux foyers.) Enfin ce grand Saint conclut en ces termes la matière des spectacles : Un Chrétien ne doit avoir aucun commerce avec les folies du cirque, les impudicités du théâtre, « cum impudicitia theatri ». C’est renoncer à Dieu que de s’y livrer, « Deum negat ». C’est être un apostat de la foi Chrétienne, que de chercher les pompes et les œuvres du démon, après y avoir renoncé au baptême : « Fidei Christianæ prævaricator qui id appetit quod in lavacro renuntiaverat diabolo et pompis ejus. »

S. Anastase Sinaïte. §

Ce saint Patriarche d’Antioche, dont il reste encore plusieurs ouvrages utiles, dit en parlant du théâtre (L. de sacra Sinaxi). Quel est notre aveuglement ! point de componction, de pénitence, {p. 192}de crainte de Dieu, de changement de mœurs ; et souvent nous passons les jours entiers au théâtre ou dans la volupté et la pompe du diable, sans en être fatigués. Nous négligeons nos devoirs et nos affaires pour ces pernicieuses frivolités, tandis qu’à peine nous donnons un moment à la prière et à des lectures pieuses. Nous fuyons l’Eglise comme le feu. Si le sermon, si l’office, si la messe, sont un peu longs, nous nous ennuyons, nous nous endormons, nous nous irritons ; il semble que les exercices de piété soient un procès dont on veut être au plutôt débarrassé, afin de suivre l’impression du démon, qui nous entraîne vers l’amusement, la volupté, le spectacle : que notre misère est extrême ! Grandis miseria !

Olympiodore. §

C’était un Père Grec qui a laissé de fort bons commentaires sur Job et sur l’Ecriture. Voici ce qu’il dit (C. 4. v. 17.) : Gardez vos pieds et votre corps ; n’abusez point, pour faire le mal, des membres que Dieu vous a donnés pour pratiquer de bonnes œuvres ; vos pieds vous ont conduit à l’Eglise, doivent-ils vous conduire au théâtre ? vos yeux, vos oreilles, tous vos sens, qui ont servi à votre sanctification, serviraient-ils à la volupté par un usage profane ? « Ne pedibus quibus Templum frequentas, theatrales adito ludos et spectacula. »

S. Jean Damascène. §

C’est un des Pères les plus distingués de l’Eglise par sa science, ses écrits, sa naissance, ses travaux contre les Iconoclastes, ses vertus, ses persécutions, les grandes charges où il fut élevé jusque dans le conseil du Prince des Sarrasins, dont il fut le chef, et duquel son mérite lui avait {p. 193}attiré la confiance. Ce Saint, entre autres ouvrages, a fait un grand Traité de morale sous le titre de Parallèles, où il compare les vertus et les vices, le bien et le mal, et s’appuie d’une multitude de passages choisis des Pères. Il parle (L. 3. C. 47.) de deux villes, dont l’une est bien, et l’autre mal réglée. Il dit de celle-ci, d’après S. Basile, S. Grégoire de Nazianze, et Eusèbe :

Il y a des villes où sans jamais se lasser on ne s’occupe, du matin au soir, qu’à repaître ses yeux des spectacles des Comédiens, à entendre et à chanter des vers galants, des chansons licencieuses, qui portent à toute sorte d’impureté : « Quæ multam in animis libidinem pariunt. » Bien des gens sont assez aveugles pour croire ces peuples heureux, parce que négligeant leurs affaires et les travaux nécessaires à la vie, ils passent leur temps dans le plaisir et l’oisiveté : « Per inertiam et voluptatem vitæ tempus traducunt. » Peuvent-ils ignorer que le théâtre est une école publique de libertinage ? « Publicam libidinis scholam. » Ces chants efféminés, ces concerts lascifs, n’excitent que des mouvements indécents : « Obscene se gerere persuadent. » Ceux qui craignent Dieu, emploient les dimanches à la prière et à la réception des sacrements ; les autres les passent dans les jeux et la fainéantise. Le crieur (la cloche) appelle-t-il à l’Eglise, on n’est jamais prêt, on s’y traîne lentement, avec peine ; la trompette invite-t-elle à la comédie, on y vole, tout trouve des ailes : « Tuba personuit, et omnes alis instructi currunt. » Celui qui vient à l’Eglise, entend la parole de Dieu et les cantiques des Anges ; que voit-il, qu’entend-il au théâtre ? des chants diaboliques, des femmes qui dansent, qui semblent agitées par le démon : « Diabolicos cantus, mulieres saltantes, a dæmone agitatas. » Que fait cette danseuse ? elle découvre impudemment (elle pare, elle farde) un visage {p. 194}que S. Paul ordonne de voiler ; elle étale avec art (elle boucle) ses cheveux, on dirait qu’elle est possédée du démon. Tel fut le festin d’Hérode, où la danse de la fille d’Hérodias fit couper la tête de Jean-Baptiste, et acquit à cette baladine l’enfer pour héritage : « Herodiadis filia tripudiavit ac Joannis-Baptistæ caput amputavit. »

S. Valérien. §

S. Valérien, Evêque de Comele, aujourd’hui Nice, suffragant d’Embrun, nous assure (Hom. 6.) qu’il est mal aisé d’expliquer combien sont dangereux les pièges que tend la volupté au théâtre : « Quam periculosos laqueos exhibeant mimicæ voluptates. » Si l’on pouvait fouiller dans le fond des cœurs, on verrait le spectateur pousser des soupirs à chaque son des instruments (combien plus vivement à chaque accent des Actrices !) : « Ad singulos fistulæ sonos infelicium corda suspirare. » Croira-t-on que le P. Bauni, Jésuite, célèbre par sa morale relâchée, et relâché en effet sur la matière des spectacles, cite ce passage, qui le condamne ? Tom. 1. Tract. 11. Q. 21.

S. Léon Pape. §

Ce grand homme, qui a gouverné l’Eglise avec tant de sagesse et de gloire, dans une homélie sur l’Octave de S. Pierre, où l’on célébrait l’anniversaire de la délivrance de Rome, dont on était redevable aux vertus, au zèle, à l’éloquence de ce grand Pontife, l’un des plus illustres qui se soient assis sur le siège du Prince des Apôtres, se plaint de l’ingratitude du Peuple Romain, qui oubliait une si grande grâce. J’ai honte de le dire ; mais il est nécessaire de parler. On donne plus aux démons qu’aux Apôtres, les théâtres sont plus fréquentés que les Eglises. Qui a éclairé la ville de Rome et l’a rendue Chrétienne ? qui l’a {p. 195}délivrée de la captivité ? Sont-ce les Comédiens par leurs jeux, ou les Saints par leurs prières, qui ont fléchi la divine miséricorde, et nous ont obtenu la grâce, quand nous ne méritions que des châtiments ? « Majorem obtinent insana spectacula frequentiam quam beata Martyria ; plus datur dæmoniis quam Apostolis. »

S. Salvien. §

Ce saint Prêtre de Marseille, que quelques-uns ont cru Evêque, et que sa piété, ses talents, ses écrits, son zèle, ses travaux, et les services qu’il a rendu à l’épiscopat, ont fait appeler le maître des Evêques, S. Salvien a fait un grand traité de gubernat. Mundi, pour justifier la providence sur les maux innombrables qu’elle permet, qui sont pour les pécheurs une occasion de blasphème. Le sixième livre est presque tout employé à faire sentir les crimes qui se commettent aux spectacles, qui suffiraient seuls pour attirer sur nous les punitions les plus rigoureuses. Quel est, dit-il, le genre de crime et d’impureté que l’on n’y trouve ? « Nihil ferm ? vitiosum quod in spectaculis non sit ? » Mais, direz-vous, ces forfaits ne se commettent pas tous les jours. Belle excuse ! comme s’il était jamais permis de faire ce que Dieu défend, et s’il cessait d’être mauvais pour n’être pas journalier ? Un assassin, un voleur, ne tue pas, ne vole pas chaque jour ; ils sont donc innocents ? vous n’avez pas même cette mauvaise excuse au théâtre ; quand vous n’y êtes pas, vous y voudriez être : « Etiam cum non spectant, innoxii non sunt. » Voici la description qu’il en fait. Des légions de démons qui l’infestent, y répandent tant de plaisirs et si séduisants, que les âmes les plus chastes peuvent à peine s’en défendre : « Honestæ mentes superare non possunt. » Comme à la guerre, on creuse des fosses, on plante des pieux, {p. 196}on sème des chausses-trapes, on tend des embûches sur la route de l’armée ennemie, où toujours quelqu’un est pris : « Tam multæ illecebrarum insidias ut aliqua capiatur. » Il serait impossible d’épuiser le détail de tous ces prodiges d’impureté, « portentis ». Je n’en parle qu’avec peine, je voudrais ne pas même les connaître : « Piget malum illud, vel nosse. » On ne peut en rappeler le souvenir sans risque ; les autres péchés ne s’attachent qu’à une partie de l’homme : l’esprit est souillé par les pensées, les yeux par les regards, les oreilles par les mauvais discours ; tout se rend coupable à même temps au spectacle : « In theatre nisi reatu vacat. » L’œil, l’oreille, l’esprit, le cœur, tout est attaqué, saisi, corrompu à la fois ; gestes, attitude, parure, danse, chant, discours, sentiments, tout se réunit pour perdre les cœurs : la pudeur souffrirait d’en tracer le tableau : « Quis integro verecundiæ statu eloqui valeat ? » On peut sans rougir nommer par leur nom les plus grands crimes, l’idée du crime en est le préservatif ; mais on ne peut détailler ces jeux dangereux, même pour les condamner ; l’idée même d’amusement en est l’amorce et le voile : « Honeste non possunt vel accusari. » On peut voir commettre la plupart des péchés, tuer, voler, blasphémer, sans devenir coupable ; on ne peut voir les jeux du théâtre sans tomber dans le désordre, le spectateur est complice de l’Acteur : « Unum est aspicientium et agentium scelus. » Selon la parole de l’Apôtre, on se rend coupable, non seulement en faisant le péché, mais encore s’unissant à ceux qui le font : Etiam qui consentiunt facientibus. » Ceux qui étaient allés chastes à la comédie, en reviennent adultères ; ils s’en étaient déjà rendus, en y allant ; chercher le vice, c’est s’en servir : « Qui ad immunda properat, jam immundus est. » Pensons-nous que Dieu ne voit pas nos désordres, ou nous {p. 197}flattons-nous qu’il jettera sur nous un regard favorable, quand il nous voit dans un lieu qu’il déteste ? « Potest eos Deus respicere in theatris, qua odisse Deum certo sciunt ? » Peut-être, comme les Païens qui croyaient honorer par là leurs Divinités, nous imaginons-nous que ces fêtes sont agréables à Dieu. Si la comédie est une œuvre de piété, je ne m’y oppose plus ; mais s’il l’a en horreur, si le démon en fait ses délices, « Deus horret et execratur, in his partus diaboli et offensio Dei », pouvons-nous, contre nos lumières, nous jouer de la divine Majesté par les honneurs que nous rendons au démon ? quelle espérance pouvons-nous avoir dans les bontés de Dieu, tandis que nous l’insultons de concert ? « quæ spes apud Deum quem quasi consensu publico oppugnamus ? » S’il nous arrive quelque bonheur, si nous remportons quelque victoire, si nous célébrons les noces, le sacre, l’entrée de quelque Prince, ou quelque autre fête, on ne manque pas de donner (le bal) et la comédie : o folie monstrueuse ! « o amentia monstruosa ! tunc Christo mimos offerimus. » N’est-ce pas frapper celui qui nous comble de grâces, insulter celui qui nous honore de ses caresses, rendre le bien pour le mal, que d’offrir à Dieu des pièces de théâtre en reconnaissance ? « Christo pro beneficiis theatrorum hostias immolamus. » Est-ce donc la comédie qu’il est venu nous enseigner par lui-même et par ses Apôtres ? est-ce pour elle qu’il s’est incarné, qu’il est né dans une étable, qu’il est mort sur une croix ? Voilà un digne retour pour sa passion et sa mort : « Præclaram passionis ejus vicissitudinem ! » Il est venu, dit S. Paul, nous enseigner à renoncer à l’impiété, aux désirs du siècle, à vivre dans la tempérance, la piété, la justice, pour se former un peuple chaste, agréable à ses yeux par ses bonnes œuvres. Le trouverez-vous au théâtre ce peuple fidèle à l’imiter et {p. 198}à lui obéir ? « Videlicet vestigia Salvatoris sequimur in theatris ? » C’est faire à Dieu une très grande injure. La fréquentation des spectacles est une apostasie de la foi et des sacrements, et une prévarication mortelle : « Apostasia et fide et sacramentis lethalis prævaricatio. » Vous avez renoncé au démon, à ses pompes, à ses œuvres, à ses spectacles ; comment donc après le baptême revenez-vous à ce que vous avez solennellement abjuré, et abandonnez-vous la foi que vous avez authentiquement professée ? Vous vous en faites un amusement : que vous êtes aveugle ! vous y trouverez, non l’amusement, mais la mort : « Vide in spectaculis, non voluptatem, sed mortem. » Rien de pareil chez les barbares ; ils n’ont point de théâtre, des écoles publiques de vice. Leur ignorance les rendrait excusables ; mais le sommes-nous, nous qui agissons contre nos engagements et nos lumières ? « Majoris prævaricationis labe peccamus. » Nous préférons le théâtre à l’Eglise, et si le service divin et la comédie se font dans le même temps, je vous en prends tous à témoin, où est la foule ? qu’aime-t-on mieux, le sermon ou la pièce, les bouffonneries ou l’Evangile, la vie ou la mort ? « Dicta Evangelii an thimelicorum, verba vitæ an verba mortis. » Et si pendant le service on voit que la comédie va commencer, on quitte l’Eglise pour le théâtre. Voilà la source des calamités dont nous gémissons : « Propter spurcitiam exterminati estis. » Isai. 16. A Mayence, à Marseille, à Cologne, à Trèves, les spectacles n’ont cessé que depuis l’invasion des barbares, et ils n’ont cessé dans les autres villes que par la misère des peuples, qui les met hors d’état d’en faire les frais. Le goût de la volupté, les désirs sont les mêmes, et si on souhaite des biens, ce n’est que pour rétablir ces spectacles. En sommes-nous moins condamnables ? la volonté suffit pour {p. 199}nous damner. Le théâtre a renversé l’Empire Romain ; et nous nous vantons d’avoir des mœurs, de la religion, de la décence, de la probité ! « Blandimur nobis de probitate morum. » L’opulence a perdu Rome, en introduisant le luxe, les spectacles, l’impureté ; elle perd les Cours des Rois et les capitales des empires, et par elle les provinces : connaît-elle quelque mesure ? « Vix poterit in tanta rerum exuberantia morum retinere mensuram. » Dieu punit les moindres fautes ; rien ne peut passer pour léger quand il offense une Majesté infinie. Peut-on s’en faire un amusement ? peut-on se réjouir de sa perte éternelle ? Il s’en faut bien que ce ne soient que des fautes légères ; le théâtre fait commettre les plus grands péchés : « Quidquid immunditiarum est, exercetur in theatris ; ibi universa damonum monstra. » C’est une espèce d’hydre, où les têtes de tous les vices sont toujours renaissantes : « Sicut anguinum monstrum quod multiplicabat occisio. » C’est l’état où les spectacles ont réduit toutes les Gaules ; la frivolité, le luxe, l’impureté règnent partout ; vieillards et enfants, grands et petits, tout est confondu par le crime : « Consimilibus vitiis Gallia civitates conciderunt. » Dieu, pour nous punir, ou plutôt pour nous corriger, nous fait subir en public et en particulier des châtiments rigoureux. Sans doute nous en profitons pour en devenir meilleurs, nous embrassons une vie austère, nous allons à l’Eglise offrir nos prières, nous renonçons à nos vices, nous en fuyons les occasions, nous en redoutons les images, nous en abhorrons les objets, nous détestons le théâtre, qui en est la source féconde. Bon, c’est alors que nous y courons. Nous volons au théâtre, nous nous repaissons de ses folies, le peuple en est enivré, il s’y répand en foule : « Ad ludos curritur, ad insanias convolatur, in theatris populus diffunditur. » Puisque les plus {p. 200}violents remèdes sont inutiles, et semblent même augmenter le mal, quelle espérance nous reste-t-il de notre salut, et à quel terme devons-nous nous attendre qu’à la réprobation éternelle ? « Qua in nobis spes bonæ frugis ? »

Jean de Salisbury. §

Nous finirons cette suite d’autorités par celle de ce fameux Anglais, Evêque de Chartres, si distingué à la Cour du Comte de Champagne, à celle de Louis le Jeune, et à celle du Pape Adrien VI, son ami. Entre autres ouvrages, il en a fait un sur la Cour, qu’il connaissait bien, intitulé des Désordres ou des futilités des gens de Cour, de Nugis Curialium. Il parle (L. 1. C. 8.) de la comédie, bien éloignée sans doute de son temps (au douzième siècle) de l’élégance et de la pompe de la comédie Française, mais qui toujours semblable à elle-même par ses vices et ses dangers, qui en font le caractère, n’a pas mérité seule les anathèmes que la religion et la vertu ont lancés sur elle dans tous les temps. Il la croit funeste même à la Cour, d’où il prétend que le bon ordre doit la faire bannir. C’était le plus savant homme et le plus bel esprit de son siècle. Son ouvrage est excellent, très bien écrit, plein d’érudition et de bonne morale, de beaux endroits des Auteurs de toute espèce, des traits d’histoire bien choisis, etc.

Après avoir vivement condamné (C. 7.) la folie de Néron pour le théâtre, il ajoute (C. 8.). Personne sans doute ne voudrait imiter les cruautés et les débauches de ce Prince ; mais on n’imite que trop son goût et ses profusions pour les Comédiens : magnificence honteuse, qui prostitue son bien à des gens indignes : « Cœca et contemptibile magnificentia gratiam Histrionibus prostituunt. » Nous avons vu quelquefois des Comédiens {p. 201}plus honnêtes que les autres, si l’on peut appeler honnête un état qui toujours couvert d’infamie, est indigne d’un homme libre : « Hominis liberis indignum indubitanter turpe. » On trouve de ces pièces comiques dans Ménandre, Plaute, Térence, etc. Cette engeance s’émancipe si fort, qu’il a fallu les chasser : « Cum omnia levitas occupaverit exterminati sunt. » Est-il rien de plus dangereux que l’oisiveté ? c’est une sirène qui corrompt et qui mène à tous les vices : ne fissent-ils d’autre mal, ne l’entretiennent-ils pas ? « Desidiam prorogant Histriones. » Ils prétendent nous désennuyer : ces amusements sont pires que l’oisiveté : « Spectaculis perniciosius occupantur.  » De là ces bateleurs, sauteurs, danseurs, tabarins, pantomimes, bouffons, et toute cette vermine malfaisante : « Hinc Mimi, salii, balatrones, palestræ, gignadi, etc. » Ils se sont si bien accrédités que les honnêtes gens les souffrent chez eux : « Quorum adeo error invaluit, ut a præclaris domibus non arceantur. » L’autorité des Pères de l’Eglise ne nous permet pas de douter qu’ils ne soient excommuniés, « communionis gratiam Histrionibus, auctoritate patrum non ambigis esse præclusam », et que ce ne soit un crime de les favoriser ou de leur donner, car c’est se rendre leur complice, puisque c’est les entretenir dans le vice : « Illis fovens in quo nequissimi sunt. » Dans les autres chapitres il parle de la danse, de la musique, des instruments, des masques ; il en fait voir le danger en détail : combien en est-il augmenté par leur union sur la scène ? Il revient (L. 8. C. 12.) à parler de tous ces dangers et de l’excès de la parure, si opposée à la modestie et à la décence, sur quoi le théâtre, par ses raffinements, porte tout au dernier excès.

Fin du Troisième Livre.

TABLE
DES CHAPITRES. §

Chapitre I. Est-il à propos que la Noblesse fréquente la Comédie ? 2

Chap. II. Est-il du bien de l’Etat que les Militaires aillent à la Comédie ? 20

Chap. III. Du Cardinal de Richelieu, 35

Chap. IV. Le peuple doit-il aller à la Comédie, 59

Chap. V. De la dépense des Spectacles, 74

Chap. VI. Du Cardinal Mazarin, 88

Chap. VII. Est-il de la bonne politique de favoriser le Théâtre ? 108

Chap. VIII. Assertions du Théâtre sur le tyrannicide, 129

Chap. IX. Sentiments de S. Cyprien et de quelques autres Pères, 174