La Tour, Bertrand de

1765

Réflexions sur le théâtre, vol 4

2017
Source : Réflexions sur le théâtre, vol 4 La Tour, Bertrand de p. 1-200 1765
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

Réflexions sur le théâtre, vol 4 §

REFLEXIONS
MORALES,
POLITIQUES, HISTORIQUES,
ET LITTÉRAIRES,
SUR LE THÉATRE.

Livre Quatrieme.

A AVIGNON,
Chez Marc Chave, Imprim. Libraire.
M. DCC. LXV.

{p. 1}

REFLEXIONS
MORALES,
POLITIQUES, HISTORIQUES,
ET LITTÉRAIRES,
SUR LE THÉATRE.

LIVRE QUATRIÈME. §

La religion, les loix, la politique, seroient peu utiles à l’homme, si elles ne le rendoient vertueux. Une religion seroit fausse, si elle enseignoit le vice ; les loix méprisables, si elles ne le défendoient ; la politique pernicieuse, si elle l’accréditoit, si le vice la mettoit en œuvre & en étoit le fruit. Il n’est donc pas étonnant que ces trois grands mobiles des choses humaines se réunissent contre le théatre, qui-est le poison le plus dangereux des bonnes mœurs ; tout doit s’armer contre lui pour l’intérêt de la vertu. Je ne parle pas même ici de la galanterie, qui sans doute est {p. 2}une des sources les plus fécondes de la corruption, je ne parle que des autres passions dont il nourrit, dont il allume tous les feux.

A entendre quelques-uns de ses apologistes, on diroit qu’il ne mérite que des éloges, pourvû qu’on le purge des infamies de l’impureté ; comme si l’amour étoit la seule passion qu’il excite, ou la seule qui soit à craindre ! L’orgueil, l’avarice, l’ambition, la colère, la vengeance, le mensonge, la fraude, la mollesse, le luxe, la médisance, la paresse, &c. sont-ils donc des vertus ? Il n’est aucun de ces vices, si rigoureusement condamnés dans l’Évangile, & si contraires aux bonnes mœurs, que le théatre ne loue, n’enseigne, n’inspire. Il est par conséquent digne de tous les anathêmes, fût-il même exempt de galanterie, ce qui n’est & ne sera jamais en France. Et y eût-il même par hasard quelque piece dégagée de toute passion, ce qui ne doit pas être, puisqu’elle seroit froide & mal accueillie, on ne devroit pas y aller, parce que du moins ce seroit autoriser & entretenir des Comédiens, dont l’esprit, le dessein & le métier, est d’en remuer tous les ressorts, & s’exposer à être blessé tôt ou tard par ces mortels ennemis, sur-tout la jeunesse, dont le cœur neuf & facile est susceptible de toutes sortes d’affections, & se corrige si difficilement des mauvaises dont elle fut d’abord infectée.

Il n’est pas difficile de montrer que le théatre remue & excite toutes les passions. Il s’en fait une vertu & un mérite ; c’est par là qu’il tâche de plaire. Il n’y réussit malheureusement que trop, & pour nous réjouir, dit Boileau, nous arrache des larmes. Mais il est difficile de persuader que c’est un mal ; on ose avancer même que c’est un bien, que les passions se servent mutuellement de remède, qu’on ne les met aux prises que pour les viancre l’une par l’autre. {p. 3}Vaine chimère, ridicule prétexte ; comme si un poison étoit un antidote, comme si une nouvelle blessure en fermoit une ancienne, & ne portoit pas à l’ame un coup mortel ! Il est des passions sombres & tristes. Il en est de légères & réjouissantes, quelques-unes sont emportées & cruelles, quelques autres molles & languissantes. On en voit de couvertes & dissimulées, & quelquefois de brusques & éclatantes. Tous ces fruits empoisonnés naissent dans le sol du théatre, & y sont cultivés par des mains habiles & exercées à en répandre le venin. Ces divisions, qui par les différentes espèces développent les diverses branches de l’art dramatique, nous paroissent propres à en dévoiler le dangereux crime. Il n’en est point où les mœurs ne reçoivent quelque atteinte. Leurs secousses multipliées les renversent entierement dans les téméraires qui s’y exposent fréquemment ; toujours vivement pressée, ou par de diverses attaques qui partagent ses forces, ou par une seule qui rassemble toutes celles des assaillans, la place ne tarde pas de tomber entre les mains d’un ennemi si puissant, & qui par les charmes du plaisir n’y a que trop d’intelligence. Quel évangile seroit-ce, qu’un recueil de tous les préceptes qu’on débite sur la scène, de toutes les maximes qu’on y enseigne, de tous les sentimens qu’on y étale, de tous les exemples qu’on y donne ? quel homme vertueux voudroit les prendre pour regle, & avoir des enfans, des amis, des domestiques formés à cette école ?

CHAPITRE I.
Du sombre pathétique. §

Je ne sais s’il a jamais paru sur le théatre rien de si monstrueux que la tragédie du sieur Arnaud, les Amans malheureux, ou le Comte de {p. 4}Commenges, qu’on prétend donner pour modèle d’un nouveau genre de drame, le sombre pathétique. Tous les Journaux en ont fait mention, quelques-uns en le critiquant, la plûpart avec de grands éloges, entr’autres le Journal des Dames, ouvrage singulier, qui quoique d’une femme, & répétant à chaque page le mot d’honnête, est aussi licencieux que frivole, & ne peut que gâter l’esprit & le cœur de ses lectrices.

Le héros de la piece est pris d’un mauvais roman, dont souvent on s’éloigne. Ce héros est un jeune libertin révolté contre sa famille, dont il brûle les titres pour lui faire perdre un grand procès qui la ruine. Amoureux de sa cousine germaine mariée, incestueux & adultère, il est surpris avec elle par son mari, se bat avec lui, & le blesse mortellement. Son amante est enfermée, on fait courir le bruit de sa mort. Il va par désespoir se jeter à la Trape, où il fait profession. Quelque temps après, cette femme échappée de la prison court le monde, déguisée en homme, avec un valet de chambre. Elle entre par curiosité dans l’Église de la Trape, & parmi cent Religieux qui chantoient vêpres, elle démêle la voix de son amant, & à travers ces sillons pénitens, elle reconnoît cet objet d’une immortelle flamme, ce séducteur si cher, ce maître de son ame. Séducteur si cher ! quelle attestation de la vertu de tous les deux ! Agitée de toutes les passions à la fois, elle se détermine tout-à-coup à prendre aussi l’habit religieux, pour vivre auprès de lui, l’enlever à son état, & oser être d’un Dieu l’orgueilleuse rivale. Elle est reçûe sans que ni le P. Abbé, ni le Maître des novices, ni les autres Religieux, ni les domestiques, ni ceux mêmes qui la déshabillent & la servent dans sa maladie, s’avisent de soupçonner son sexe, que sa jeunesse, sa délicatesse, son teint, sa beauté, {p. 5}ses graces, & tout ce que la plume des Poëtes & des Romanciers prodigue à peu de frais à leurs héroïnes, devoient au premier coup d’œil faire deviner aux moins attentifs. Autre merveille : elle soutient une année entiere toute l’austérité de la Trape, si supérieure à la foiblesse de son sexe & à la corruption de son cœur, sans avoir ni le dédommagement de la passion, puisqu’elle ne se fit jamais connoître à son amant, encore moins le secours de la religion & de la grace, puisqu’elle fut toûjours, dit-elle, des désordres du cœur la honteuse victime, Quelle idée ! elle en est étonnée, mais elle tend les deux mains à cette chaîne, parce que Commenge la portoit : c’est tout dire, quel soulagement que l’amour ! quelles forces il donne ! quels miracles il fait ! C’est dommage que dans l’ordre physique le tempérament soit trop grossier pour se nourrir de ces viandes alambiquées. Mais ce qui est bien plus merveilleux, & que l’amour ne donne pas, cette femme moine voit tous les jours son amant, pour lequel elle s’est enfermée, se trouve à côté de lui, au chœur, au travail, au réfectoir : Il gémit près de moi, dit-il. C’étoient les deux derniers reçûs, car il fit profession : Il fut enchaîné par des vœux éternels le jour même qu’elle entra. Elle le surprend quelquefois regardant son portrait qu’il avoit conservé, & portoit sur son cœur (par dévotion), le baisant, l’arrosant de ses larmes, sans jamais lui dire un mot, lui faire un signe, se laisser connoître ; & pour comble de prodige, (car tout est prodige dans l’empire de l’amour) cet amant imbécille, qui la voit, qui l’entend toûjours à ses côtés, qui connoît au premier mot d’Orvigni le beau-frère de sa maîtresse, qu’il n’avoit presque pas vû, ne connoît pas celle dont il avoit les traits toûjours présens, & qui l’avoit connu au premier son de sa voix au milieu de cent autres.

{p. 6}Une année se passe dans un silence aussi peu possible à une femme, à une amante, à une folle, qui ne se fait Moine que pour être auprès de lui, que la stupidité d’un libertin, d’un désespéré, qui ne pense qu’à elle, qui voit tous les jours son portrait, qui l’a tous les jours à ses côtés & ne la connoît pas. Enfin ce Frère femelle tombe subitement malade, & meurt. La Communauté, appelée au son de la cloche, s’assemble au-tour de son lit. Cette femme mourante voit son amant parmi ces Religieux, l’appelle, lui parle, & déclare publiquement son sexe, son amour, ses folies, ses crimes, par un discours dont le brillant, la vivacité, les antithèses, la suite artisée, le long détail, sont aussi contraires à la tristesse & à la foiblesse de l’esprit, que son énorme longueur est au-dessus de la foiblesse du corps d’une agonisante, & sur-tout répréhensible dans une personne qu’on dit se convertir dans ce moment terrible, & qui s’occupe avec la plus vive passion de ce que sa conversion l’oblige d’oublier, & qui ne peut que scandaliser ceux à qui elle en fait l’étalage. On a beau dire que c’est le développement de son cœur par gradation, qui en montre les divers jours, & en fait suivre, saisir les plus légères impressions. Et c’est là le mal qu’elle ose réveiller, suivre, saisir & faire saisir ces jours & ces impressions scandaleuses ; c’est là l’absurdité qu’au moment où les poumons ne peuvent plus que pousser le râle de la mort, on fasse pendant demi heure disséquer son cœur & détailler sa vie à une femme qui se meurt.

Commenge, bien loin d’être touché de cette conversion & de cet affreux spectacle, & de se convertir lui-même, à son exemple & à son invitation, se montre le plus scandaleusement amoureux ; il quitte son rang, s’élance auprès d’elle & se jette à ses pieds, lui prend & lui baise la {p. 7}main ; & bien-tôt, par un second transport qui met le comble au scandale, il s’élance sur son lit, se jette sur elle, l’embrasse, l’arrose de ses larmes. Elle meurt entre ses bras ; il faut l’arracher avec violence au cadavre. On l’emporte ; mais le moment avant que de mourir elle baise le crucifix, embrassée de Commenge, demande qu’on l’enterre avec son amant, & termine sa détestable vie par ces trois mots dont l’union est un blasphême, en invoquant Dieu & son amant : Dieu, Commenge, je meurs. Peut-on rendre les héros plus méprisables, & renvoyer les spectateurs plus indignés & plus scandalisés ? peut-on plus grossierement manquer le but même de la tragédie, qui consiste 1.° à montrer les héros estimables par la grandeur d’ame & les victoires qu’ils savent remporter sur leurs foiblesses ; 2.° à renvoyer les spectateurs avec le goût, l’amour, l’impression de la vertu & la haine du vice. Combien auroit-on mieux réussi & touché les cœurs, en tranchant tout d’un coup en deux mots cette affreuse reconnoissance, pour laisser la place à un sentiment de religion & de repentir, & si Commenge à sa place fondant en larmes sur ses péchés & sur ceux qu’il avoit fait commettre, n’eût parlé que pour montrer sa conversion & édifier la Communauté ?

Il n’est pas possible qu’un homme d’esprit, comme l’est certainement l’Auteur, n’ait fait ici qu’une sottise ; la plaie est bien plus profonde, il y a dans cette piece plus d’irréligion que de ridicule ; & si elle s’établit jamais sur le théatre public, comme elle a été déjà jouée sur des théatres particuliers, elle produira les plus mauvais effets. Je ne parle pas des défenses faites depuis les premiers Empereurs Chrétiens, & cent fois renouvelées par les ordonnances de nos Rois & les arrêts des Parlemens, de jamais porter des {p. 8}habits ou introduire sur le théatre des rôles ecclésiastiques ou religieux : le respect pour les loix & la religion est inconnu au théatre. Je dis que la piece elle-même est pleine d’une morale impie, d’un esprit hérétique, de passions honteuses, dans la bouche & sous les habits des Religieux les plus austères, pour faire mépriser leur état & leur vie austére. C’est d’abord un scandale de faire blasphemer Dieu & la providence, même en faisant suivre le repentir ; ce qui arrive cent fois dans la piece. C’est un mélange continuel d’impiété & de religion : ce ne sont point les Idoles des Payens, contre lesquelles Corneille faisoit vomir des blasphêmes, ce qui dans la bouche de leurs adorateurs étoit pourtant un crime, mais qu’on disoit, pour l’excuser, être sans conséquence pour des Chrétiens (ce que je n’examine pas ici), c’est le vrai Dieu, contre lequel on versifie de sang froid & l’on fait prononcer des horreurs. Elles font frémir dans la plus vile populace, qui souvent les vomit sans les entendre : seront-elles des beautés dans la bouche d’un homme de condition, d’un Religieux de la Trape ?

Il brave Dieu avec insolence :

Dieu vengeur, tonne, frappe, elle est tout ce que j’aime :
Elle sera le Dieu dans mon cœur adoré.
Ce n’est pas trop de toi, grand Dieu, pour la combatre.
Frappe, qu’un coup de foudre achève mon destin.

Il l’insulte, en le priant, en contemplant, baisant, arrosant de ses larmes le portrait de sa maîtresse, qu’il portoit toûjours, par un scandaleux assemblage, sous son cilice, sur son cœur.

Je sens qu’Adélaïde est tout ce que j’adore :
Grand Dieu, de cet objet laisse-moi me remplir.

Un adultère ! à Dieu !

Eût-on pû me l’ôter, sans m’arracher la vie ?
Le dernier sentiment de l’esprit qui m’anime.

{p. 9}Il attribue ses crimes à l’impuissance de se convertir, à l’impossibilité de la loi :

Les larmes, la priere, un éternel supplice,
Rien ne sauroit détruire ce souvenir vainqueur.

Dieu lui-même ne le peut pas :

Ne peux-tu dans mon sein étouffer cette flamme ?
Le ciel ne sauroit plus maîtriser cette flamme.

Ces répétitions seroient des fautes de composition dans des matieres indifférentes, ici ce sont des erreurs. Il combat l’enfer & l’éternité :

Ce Dieu qui nous créa, qu’on ne peut trop chérir,
Comme un sombre tyran verroit avec plaisir
L’aiguillon des douleurs déchirer son image,
Une éternelle nuit détruire son ouvrage !

La nuit ne détruit rien, elle n’est rien ; l’enfer ne détruit pas, s’il est éternel :

Mes larmes nourriroient sa jalouse fureur,
Et mes tourmens feroient sa gloire & sa grandeur !

Les Sociniens n’ont dit rien de plus contre l’éternité de l’enfer. Il attaque l’immortalité de l’ame :

O terre dans tes flancs, à ton sein qui m’appelle.

Le sein appelle, quel jargon !

Puis-je rendre trop tôt ma substance mortelle ?

Voilà le corps réduit en poussiere, comme l’Auteur en avertit : précaution fort inutile, la chose est claire ; mais elle sert à détourner l’attention aux paroles qui suivent, où est le venin. Voici l’ame anéantie :

Ce cœur par vingt tyrans déchiré, dévoré,
Pourroit-il assez-tôt être au néant livré ?

Ce qui sent le remords, est-il matiere ou esprit ? S’il est matiere, l’ame est donc matérielle ; s’il est esprit, l’ame est livrée au néant. Est-ce là croire son immortalité ? Quel scandale encore que ce suicide de désir, ce désir de l’anéantissement, qui ne peut arriver assez-tôt ?

Le P. Abbé, en qui on ne doit supposer ni passion ni ignorance, n’est pas meilleur théologien ; {p. 10}il est le plus souvent inintelligible ou hérétique :

La piété console, & n’est que la nature,
Ardente à secourir, plus sensible & plus pure.

Quelle doctrine ! la piété n’est que la nature ! Les Pélagiens en ont-ils tant dit ? ne connoissoient-ils que la loi & les vertus naturelles ?

Mais ce souffle immortel (l’ame) est l’esprit de Dieu même,
Tremblez qu’il n’ait sur vous attiré l’anathême.

Que signifie ce galimatias ? l’ame n’est-elle que l’esprit de Dieu même ? Dieu est donc l’ame de tous les hommes, les hommes n’ont point d’ame, du moins spirituelle, puisqu’il n’y a d’autre esprit que celui de Dieu. Voudroit-il renouveler le systême du philosophe Italien Bernardin Teletius, qui ne donne qu’une ame à tout le genre animal, dans son livre que le concile de Trente a mis au nombre des livres défendus, intitulé, Quod universum animal ab unica anima substantia gubernetur. Mais comment l’esprit de Dieu peut-il attirer l’anathême ? il est la sainteté même.

Dieu suprême, daigne m’entendre…
Que l’esprit éternel s’enflamme de ton feu.

Même galimatias. Si c’est l’esprit de l’homme, est-il éternel ? si c’est l’esprit de Dieu, Dieu enflamme-t-il son esprit ?

Brise un joug que la nature impose,
Romps les fers de l’humanité…

La vie est-elle un joug ? est-ce la matiere qui l’impose ? donne-t-elle la vie à l’ame ? Ne seroit-ce pas plûtôt l’ame qui anime le corps & lui donne la vie ? la vie fait elle les fers de l’humanité ? l’humanité subsiste-t-elle après la séparation de l’ame & du corps ? La mort qui détruit l’humanité la rend-elle libre ? Ce vénérable Abbé a grand besoin d’un commentateur :

Que je me plonge au sein des miracles divers,
{p. 11} Créés par tes mains immortelles…

Qu’est-ce que le sein des miracles ? Les miracles sont des opérations passagères, contraires ou supérieures aux loix de la nature, forment-elles un sein, même dans un sens métaphorique ? Ce sont des opérations divines ; les mains de Dieu créent-elles leurs opérations ? le bonheur éternel est la possession de Dieu ; n’est-il que la possession des miracles qui sont des êtres créés ? Y a-t-il même des miracles dans le ciel ? quelles loix de la nature y renverse-t-on ? C’est en toi que repose l’éternité. Je n’entends rien à ces belles paroles. L’éternité repose-t-elle sur quelque chose ? l’éternité de Dieu est elle différente de Dieu, pour reposer en Dieu ? S’il y avoit quelque différence, ce seroit bien plûtôt Dieu qui reposeroit dans l’éternité. Cette piece si vantée n’est qu’un verbiage ou un tissu d’erreurs : Sunt verba & voces, prætereaque nihil.

Cet Abbé, qui fut toûjours à la Trape un homme d’un mérite distingué, ne sait pas même les premieres règles de son métier : il révèle les confessions. En parlant d’un de ses Religieux qu’il confesse, il dit à Commenge :

Vous n’êtes pas le seul qui gémissez ici,
Le Frère Euthime, hélas ! offre le même trouble.

Est-ce garder le secret de la confession, & donner de la confiance au Frère Arsene, de nommer les pénitens & déceler leurs foiblesses. Rien même de plus imprudent à lui. Des Religieux qui connoissent leurs vices secrets, se mépriseront, ou se lieront, se communiqueront leurs sentimens, & s’entretiendront dans leurs passions : l’ordre & la règle en souffriront, & sûrement un Supérieur si indiscret n’aura plus leur respect & leur confiance. Est-ce ignorance d’un Protestant (le sieur Arnaud) ? Mais qui ne connoît ce devoir des Confesseurs ? Est-ce malice d’un libertin qui veut {p. 12}décrier le Ministre ? C’est du moins maladresse dans le Poëte, qui rend méprisable le plus respectable de ses personnages, & affoiblit même le coup de théatre qu’il médite dans la reconnoissance d’un amant. Le spectateur auroit été plus vivement frappé, s’il n’eût pas été prévenu sur le Frère Euthime. C’est un mince consolateur que ce Père Abbé :

Sa clémence outragée à l’homme t’abandonne.

Je ne sais ce que c’est qu’abandonner à l’homme ; mais je sais que si l’homme est abandonné de Dieu, il est perdu, & ne peut plus rien faire. Tenir ce langage à un affligé, ce n’est pas le consoler, c’est le désespérer. Aussi Commenge, instruit par ses leçons, s’écrie dans son désespoir :

Le ciel t’a rejeté, l’enfer te dévore.

Voilà la réprobation consommée :

Adelaïde parle sur le même ton, sa doctrine n’est pas plus saine : J’étois au crime destinée. Est-ce ainsi qu’on pense & qu’on parle à la Trape ? En revanche ce vénérable Abbé prend le style néologique : Déjà votre douleur dans mon cœur a gémi. Moliere auroit sûrement mis ces jolies expressions dans la bouche de ses Précieuses, & un Abbé commandataire de ruelle s’en applaudiroit. L’Abbé de Rancé s’en feroit-il honneur ? Le pauvre Abbé est bien peu soigneux ; y a-t-il au monde un Supérieur de Communauré, qui après cinq ans ne sache pas le nom & le rang d’un Religieux qu’il a reçû : lorsqu’à peine j’ai sû votre rang, votre nom. Il ajoûte pourtant d’abord après : est-il quelque secret pour la religion ? Il étoit donc instruit, il pouvoit aisément l’être. Il a si peu de zèle & de charité, qu’il laisse mourir ses Religieux, ses pénitens, sans sacremens. Confession, viatique, extrême-onction, même recommandation de l’ame, dont on auroit pû faire une belle priere plus touchante que le galimatias qu’on {p. 13}point fait débiter, on ne connoît aucune trace de catholicité à la Trape (du sieur Arnaud). Ce n’est point une mort subite qui surprenne, un délire qui ôte la raison ; on a tout le temps. On transporte la malade du caveau à l’infirmerie, de l’infirmerie au caveau, on l’y met sur la cendre (ce qui est contre le costume, puisque c’est dans l’infirmerie qu’on l’y couche, & non au caveau, où on ne pourroit guère transporter un mourant sans risque) ; la Communauté, de plus de cent Religieux, a le temps de s’y assembler (ce qui est faux encore, elle ne pourroit y tenir) ; la malade a toute sa raison, sa liberté, sa voix, puisqu’elle parle pendant demi-heure, sans doute pour se dédommager d’avoir tant gardé le silence, & se fait entendre à tout le monde. Aussi avertit-on que l’Acteur doit affecter une voix foible : avis singulier pour un Acteur qui représente une personne mourante. Cette femme fait une confession qui a grand besoin d’absolution, qui elle-même est un nouveau péché. Personne n’y pense. Est-on Catholique à la Trape ? Le bon Abbé, les bras croisés, comme une statue, laisse tenir à la Communauté par une femme le discours le plus scandaleux, sans l’interrompre, sans la reprendre, ni rien dire à ses Moines pour en empêcher le mauvais effet, & laisse mourir son Moine sans lui donner le moindre secours spirituel, ni lui dire le moindre mot de consolation, ni faire aucune priere pour les morts. Croit-on le purgatoire à la Trape ? La cloche qu’on a fait sonner, contre l’usage, pendant toute cette scène protestante, cesse au moment de la mort, où au contraire elle devroit commencer pour faire prier Dieu pour le repos de l’ame. Et on donnera cette piece pour un modèle de religion ! Non, ce n’est là qu’une religion de Déiste, une mort philosophique, telle que le Dictionnaire Enciclopédique peint {p. 14}celle du Président de Montesquieu, où on observe la décence. Si c’est la décence des esprits forts, ce n’est pas celle des Religieux de la Trape. Mais quoi ! les sacremens sur le théatre ? Sans doute quand on y fait mourir des Religieux qui ne meurent point sans sacremens, ce n’est point l’administration, c’est l’omission qui est indécente & même scandaleuse. Le caveau, les croix, les têtes de mort, la cendre, dont on fait une décoration lugubre, sont moins nécessaires & moins dans le caractère d’une Communauté aussi sainte. Mais ce n’est là que décoration sans conséquence pour les mœurs ; le théatre souffre-t-il, veut-il connoître les objets vraiment importans qui vont au cœur, ramènent au devoir, font le vrai christianisme ? On ne trouve pas que les mystères du paganisme soient déplacés dans les pieces payennes, c’est le Costume des Payens, dit-on ; mais les sacremens, les exercices de religion, sont-ils moins le Costume des Catholiques, des Religieux ? C’est la même raison ; on est dans le cœur plus Payen que Catholique. Mais remontons au principe : la vraie indécence est de mettre les choses saintes sur le théatre ; il n’est pas fait pour elles, il ne peut que les profaner, les défigurer, faire une religion à sa mode, détruire toute vraie religion.

L’héroïne de la piece n’est pas plus respectée. On ne sauroit guère donner d’une femme une idée plus affreuse. Peut-elle attendrir une ame honnête ? C’est une adultère emprisonnée, qui séduit les gardes, échappe de sa prison, & court le monde en avanturiere déguisée en homme. A deux cens lieues de son pays, elle entre par curiosité dans une Église, démêle la voix de son amant parmi les Religieux qui chantent, & se fait Religieux pour vivre avec lui :

… Près de lui je vivrai,
{p. 15} L’air qui vient l’animer, je le respirerai.

Bien plus, pour le séduire, si elle peut, & s’enfuir avec lui :

Je conçois le projet d’enlever à son Dieu
Une ame qu’il sembloit échauffer de son feu.

Une hypocrite sans religion, sans pudeur, qui se joue des choses les plus saintes, & persévère jusqu’à la mort dans ses sacrilèges :

C’étoit d’un homme, ô Dieu, que j’encensois l’image,
… Il n’étoit point d’autre Dieu pour mon cœur.

Un personnage si méprisable peut-il intéresser personne, inspirer ni amour ni pitié ? Les démarches honteuses d’une coureuse sont-elles attendrissantes ? quelle indignation doit-elle exciter dans une Communauté qu’elle scandalise sans nécessité, contre les loix de la décence, en découvrant un secret dont elle ne pouvoit tirer aucun fruit, & qu’elle devoit ensevelir dans le tombeau, & achevant de perdre un Religieux dont elle connoissoit la passion, puisqu’elle l’avoit surpris baisunt son portrait ? Elle ne donne pas une idée plus avantageuse du reste de sa vie dans deux lettres qu’on lui fait écrire à son amant, & par lui précieusement conservées. Elle se déclare adultère : Son devoir dans le mariage n’est pas d’être fidèle à son mari, mais de mourir pour son amant. Mais qu’il ne s’inquiette pas, on sera plus à lui qu’au mari ; on a choisi le plus laid des hommes pour se mettre dans la nécessité de ne l’aimer jamais, & de conserver son cœur à l’amant (rafinement insensé) : Le joug le plus affreux de tous, dont mon amant ne peut être jaloux. Ajouterai-je enfin que dans les bras d’un autre…. Dans les bras d’un époux, ah ! qu’il est dur de feindre, de cacher ses combats, son infidélité ! Quel horrible tourment d’aller porter un cœur dont un autre est le maître !

On trouve ces idées si belles, si pures, qu’on {p. 16}les lui fait répeter à la mort :

Ie cherchai pour l’objet de ce nœud respectable
Un mortel qui jamais ne me parût aimable,
Dont le choix odieux rassurât mon amant.
J’osois, j’osois nourrir une flamme adultère
Dans le sein d’un époux, je portois dans ses bras
Un cœur qui chérissoit ses secrets attentats
Sous le voile imposteur d’une pudeur trop feinte.

Il faudra faire de cette piece un livre classique pour bien instruire la jeunesse. Elle a un autre amant, son beau-frère, à qui elle ne fait point mystère de ses turpitudes, tant elle se respecte elle même :

Au frère d’un mari je révèle mes feux.

Eh ! pourquoi cette honorable confidence ? afin qu’il délivre le premier & le soustraise à la juste vengeance de son frère que le téméraire étoit venu déshonorer & assassiner dans la maison :

Comminge accourt, il blesse un époux que j’outrage.

Elle continue pendant trois cens vers de faire, dans le même goût, le détail de la passion la plus folle, qui souvent outrage le style autant que les mœurs. Je n’aime pas le tutoiement d’Adelaïde à Comminge ; il marque entre des amans une familiarité suspecte, sur-tout dans la femme, & après six ans d’absence & une femme mariée, & une femme qui se meurt, & un religieux de la Trape, qui se confesse coupable : Quid deceat, quid non, quò virtus que ferat error. Voici son portrait par elle-même : Dès le berceau mon cœur à l’amour fut livré. La voilà vicieuse de bonne heure. Je donnai tous mes soins à l’aimer, à lui plaire. C’est assurément commencer le roman ab ovo (il faut des soins pour plaire, il n’en faut point pour aimer) : Des écrits mutuels servoient nos ardeurs, j’envoyois à Comminges & mon ame & mes pleurs. Qu’est-ce que le précieux ? Et dès le premier pas je marchai vers ma chûte. Si dès {p. 17}le premier pas on tombe, on ne marche plus vers la chûte. J’approfondissois mes coupables blessures. On dit dans le figuré approfondir une question, l’étudier, la traiter ; mais approfondir dans le propre pour creuser, est un mot hors d’usage. Pour la mort d’un époux j’ai pû former des vœux. Quelle furie ! Une femme infidelle qui paroissoit s’armer d’une vertu rebelle. Et contre qui, si elle est infidelle. Mon époux ; il renaît, & je meurs chaque jour. De le voir vivre. Que la raison, l’honneur de mon ame étoit loin ! Elle ne dit que trop vrai. Mon amour y voloit avec tous les transports. On peut agir avec transport, mais je n’entends pas tous les transports.… Un sentiment céleste me maîtrise & me force d’entrer. Un Poëte n’est pas Théologien : il faut excuser l’héréticité de ces expressions. Mon cœur accuse les cieux, contre eux il se répand en plaintes, en blasphêmes. En voici un. Ah ! c’étoit le ciel même, où respire, où demeure, où mourra ce que j’aime. Peu sensible à ma mort, je disois seulement : là je ne pourrai plus adorer mon amant. Il est singulier qu’elle ne se fasse pas connoître, quoique cent fois ses pas, sa voix, son cœur aient été tout prêts de la trahir, pour ne pas troubler la piété de son amant. Eh ! pourquoi vient-elle s’enfermer au grand hasard d’en être à tout moment connue ? Pour ne pas violer la loi du silence. N’est-il pas plaisant qu’elle soit scrupuleuse sur le silence, elle qui ne l’est sur rien ? Il n’est pas étonnant que son amant la croie damnée dans le songe où elle lui parle :

De tourbillons de feux elle étoit entourée,
On pouvoit voir son cœur de flammes dévoré.
Cruel, ma destinée est assez malheureuse ;
La foudre suit le spectre, & l’enfer a mugi,
Puissé-je dans ces feux allumés par le ciel
Expier les erreurs d’un penchant criminel.

{p. 18}Quel galimatias ! les feux de l’enfer n’expient aucun crime, les feux de la passion, qui sont des péchés, expient-ils le péché ? le ciel qui les condamne, les allume-t-il ? Voilà les héroïnes des romans & celles du théatre. Si les Bérénices, les Chimènes, les Cléophiles, &c. & celles qui les représentent, faisoient leur confession aussi sincèrement qu’Adelaïde, elles tiendroient le même langage ; leur fierté, leur pruderie, leurs prétendus grands sentimens, ne sont que le rouge qui cache les rides & la pâleur de leur ame. Les amateurs des romans & des spectacles, avec toutes leurs apologies, ne valent pas mieux. Et l’humaine vertu, qu’est-elle sans la grace ? La cherche-t-on, la trouve-t-on au théatre ? Tout est dans cette piece contraire à la décence, à la religion, à la vrai-semblance, aux bonnes mœurs, Quoi de plus absurde que des Moines de la Trape sur un théatre ! La Gaussin, la Clairon, Granval, le Kain, &c. en Moines de la Trape, priant aux pieds d’une croix, prêchant, se confessant, creusant une fosse, baisant un crucifix & le portrait d’une femme, couchés sur la cendre & embrassés par un amant, devant une Communauté ; au lieu des prieres de l’Église, récitant des stances Françoises, à chacune desquelles on répette en chœur le dernier mot au lieu d’amen ; ce que la Dame Journaliste, qui connoît aussi peu que le Protestant de Berlin les cérémonies & les usages de l’Église, appelle jeter un sombre reflet sur la piece qui fait beaucoup d’effet. Il seroit moins ridicule, si pour donner au théatre une décoration nouvelle, on attachoit aux coulisses les estampes si connues des exercices de la Trape qu’on voit dans les boutiques, les galeries, les chambres des bourgeois, où une piété gothique n’a pas encore permis de substituer aux images de dévotion, pour l’édification {p. 19}publique, les figures de l’Aretin ou des contes de la Fontaine, qui parent si religieusement les cabinets des Acteurs & des Actrices, & ceux de leurs adorateurs.

Le dessein de l’Auteur dans cette piece est de décrier les vœux & l’état monastique. Le mariage, qui fait seul le bonheur de l’homme, est le vœu de la nature. Sa privation par des vœux est une tyrannie, un esclavage, un serment odieux. Tous ceux qui s’y engagent sont des foux & des libertins ; malheureux, s’ils veulent combattre leurs penchans, & toûjours fort inutilement ; privés de tout secours, de toute consolation, ils ne le sentent pas moins ; la nature l’emporte, la nécessité entraîne, ils n’en sont que plus coupables. Ils voudroient se dégager de leurs liens, & ne le peuvent ; ils en sont désespérés. Les Chartreuses & la Trape sont pleines de ces victimes insensées de la religion & de la passion. C’est le ton du siecle déchaîné contre le célibat, quoique la débauche le lui fasse garder. C’est ce qu’exprime aussi poliment que chrétiennement le sieur Champfort, couronné à l’Académie Françoise, monté à l’unisson de plusieurs de ses Juges :

Loin d’ici ces mortels dont la folle prudence
Refuse à leur pays le prix de leur naissance,

Cela touche d’assez près le galimatias.

Et qui prêts à brûler des plus coupables feux,
Morts pour le genre humain pensent vivre pour eux.

Le Clergé séculier & régulier est donc fou, libertin & hypocrite, & à charge à la société ? Il croit vivre pour lui en travaillant à son salut & mourant au monde, selon l’avis de l’Évangile & de S. Paul ; il ne fait que brûler des plus coupables feux. Je ne sais si ce Poëte a fait son cours de théologie à Genève, mais je sais que sur cette thèse, une Université Catholique ne lui eût pas accordé la palme académique de Docteur, {p. 20}Le Comte de Comminge est, dans le genre sérieux, un second Tartuffe (bien inférieur au premier). Moliere, sous prétexte de décrier la fausse vertu, rend suspecte la véritable, & fait triompher le libertinage. En répandant sur les gens de bien un vernis d’hypocrisie & de ridicule, on affoiblir leur exemple, on fait mépriser leurs pratiques de piété & rejeter leurs avis. Tartuffe n’a corrigé aucun hypocrite, & a fait craindre & abandonner la vertu à une infinité de gens. Ici-on décrédite l’état religieux. Loin d’être un asyle à l’innocence, un remède des passions, ce n’est que la ressource du désespoir, le parti du dépit, le fruit de la légèreté, une vraie folie, un voile trompeur qui cache les plus grands désordres.

Le Religieux hypocrite qui paroît sur la scène, toûjours enivré de son fol amour, est un vrai forcené dans ses sentimens, dans ses paroles, dans ses convulsions ; il court en furieux, il s’évanouit, il crie, il pleure, il dit cent folies, il vomit cent blasphêmes. Enfin après cinq ans il veut apostasier, pour voler aux pieds de sa maîtresse, dès qu’il apprend qu’elle est veuve. Quelle idée a-t-il de l’état religieux ? Et ce vœu de mon cœur, ce vœu de la nature (l’union des deux sexes) N’a-t-il pas précédé mes sermens odieux (les vœux monastiques) ? L’homme est-il un esclave enchaîné par les cieux ? Pour sa foiblesse est-il quelque joug volontaire ?

Ce seroit servir Dieu, lui rendre un digne hommage,
Que de passer mes jours dans un long esclavage !
Non, je ne reprends mes droits : l’aveugle humanité
Ne doit former des vœux que pour la liberté.
Tous ces affreux sermens sont enfin oubliés :
J’adore Adelaïde & je vole à ses pieds.

Adelaïde avoue aussi que cent fois elle a voulu escalader les murs. Il est vrai qu’elle n’étoit pas encore professe, comme son amant. On en donne {p. 21}une belle excuse :

Si le ciel s’offensoit du retour de mes feux,
Il sauroit les éteindre, & triompheroit d’eux.

C’est l’excuse de tous les pécheurs, que donne le pieux Voltaire dans la Henriade.

Hélas ! un Dieu si bon, qui des hommes est maître,
En eût été servi, s’il avoit voulu l’être,
Hélas ! en formant l’homme, auroit dû lui ravir
Le malheureux pouvoir de lui désobéir.

Un autre Poëte avoit dit avant lui :

Quand Dieu veut sauver l’homme, en tout temps, en tout lieu,
L’indubitable effet suit le vouloir d’un Dieu.

On ne doit pas être surpris qu’avec de tels principes Luther & Calvin aient dépeuplé les Monastères. Croiroit-on que ces sages du temps, qu’on n’accusera pas de croire aux revenans, aux miracles & aux visions, en fassent raconter deux à Comminge leur élève ; l’une, de l’Abbé de Rancé qui sort du tombeau ; l’autre, d’Adelaïde qui est en enfer, & qu’il termine comme les Poëtes :

La foudre suit le spectre, & l’enfer a mugi.

Mais ne faut-il pas que les Religieux soient des imbéciles, qui croient aux visions, aux revenans & aux miracles ? Les Couvents font tourner la tête. Il est pourtant très-possible que ce ne soit là que du remplissage, comme quelques scènes languissantes qui ne font qu’alonger le spectacle. L’Auteur, qui dit dans sa préface qu’il auroit pû pousser la piece jusqu’à cinq actes, fort embarrassé d’en remplir trois, appelle à son secours l’autre monde, & nous transporte dans le pays des songes, pour pouvoir faire venir les déserts, les ténèbres, les torches sanglantes, les ombres qui se traînent, le lamentable écho, les noirs tombeaux, les monceaux de cercueils, les débris épars, le cimetiere du monde, &c. Tout {p. 22}cela certainement est du sombre, & du plus sombre, & feroit honneur à un écolier qui en auroit rempli une amplification :

De morts & de mourans cent montagnes plaintives.

La fureur de répandre des nuages sur les objets de la piété, après avoir vilipendé les autres Ordres Religieux, attaque aujourd’hui la Trape, comme un fort qui passoit pour imprenable. Ce modelle admirable des vertus les plus austères étoit unanimement respecté ; on n’avoit pas même les faux prétextes d’ambition, d’intrigue, de cupidité, d’oisiveté, de dissipation, dont on colore cette foule d’invectives que l’irréligion & le vice ne cessent de vomir contre l’état monastique. Ces pieux solitaires, ensevelis dans leurs déserts, absolument morts au monde, ne se mêlent de rien, leurs étonnantes austérités ne sont ni douteuses ni inconnues, elles ont passé en proverbe. Il y auroit de la folie de les attaquer directement ; il faut donc fouiller dans leurs cœur, & supposer que sous le cilice & la cendre ils sont dévorés des plus honteuses passions. Après avoir joué la Trape, épargnera-t-on les autres Communautés ? Si le vice regne jusque dans ces sombres retraites, où ne se glissera-t-il pas ? Si les Moines de la Trape ne sont que des hypocrites, que seront les autres ? ne fait-on pas dire à d’Orvigni :

S’il n’est pas dans ces murs, où sera le repos ?

Que de sarcasmes vont pleuvoir sur le Clergé ! combien d’anecdotes, vraies ou fausses, fourniront matiere à une scène que la Trape aura ouverte, dont la religion & les mœurs feront tous les frais ! Car que conclure de ce drame impie ? Que la religion n’est qu’une momerie, qu’elle ne remédie à rien, que c’est une folie de s’y engager, que les penchans de la nature étant invincibles, il vaut mieux s’y laisser aller que de se rendre malheureux en les combattant, sans {p. 23}espoir de les vaincre, même avec l’austérité de la Trape. Ainsi tout ce qu’on nous prêche n’est qu’un jeu, un fanatisme, un rôle de théatre. Il n’y a de vrai que la loi naturelle & le théisme. Si on désavoue ces conséquences, on connoît peu les loix de la logique. Se peut-il que le Mercure & les Journaux aient préconisé ce poëme ? Qu’on loue, à la bonne heure, les vers, dont plusieurs en effet sont beaux, & qui séparés de la piece, & ne servant pas à étayer & à masquer un édifice d’impiété, feroient honneur aux talens du Poëte ; mais qu’on ose en exalter la religion, la morale, les bons effets, inviter l’Auteur à se livrer à ce genre de poësie, regretter que cette piece ne soit pas reçûe sur le théatre, désirer qu’elle s’y établisse, il est fâcheux qu’une pareille inattention (& ce terme est bien doux) porte le sceau de l’autorité publique.

Le libertinage a dressé quatre batteries contre la Trape, un roman, une tragédie, & deux héroïdes. Qu’on attribue à la Popeliniere, à Mesdames de Tencin ou de Murat, ou à toute autre plume romanciere, les mémoires qui ont fourni la matiere des poëmes, on leur fera un fort petit présent ; car quoique l’Auteur des affiches, pour conter fleurette à Madame de Murat, prononce que ce Roman réunit les graces du style & les charmes du sentiment, il est très-vrai, comme le dit dans sa Préface le sieur Arnaud, que cet écrit est très-médiocre pour le style. Les deux héroïdes ne valent guère mieux : le drame a des beautés, des situations touchantes, de beaux sentimens, de beaux vers. Mais aucun de ces ouvrages ne fait honneur à la religion, malgré l’écorce de quelques traits de piété qu’on y a semés, & qui ne garantissent pas mieux la sainteté de l’Écrivain que le cilice & la cendre ne garantissent, selon lui, la vertu des Solitaires de {p. 24}la Trape. La premiere héroïde est une lettre de l’Abbé de Rancé à un ami. On y fait faire à ce célèbre Réformateur le portrait de la Duchesse de Montbazon, de sa mort, de son cercueil, &c. en vrai romancier, toûjours épris de sa maîtresse, ce qui blesse la vérité & la vrai-semblance. M. de Rancé écrivoit mieux que le sieur Barthe, & avec décence, sur-tout depuis sa conversion, tout ce qui est sorti de sa plume ne respire que la piété. L’Abbé de la Trape sur la ligne de Philis, d’Ariadne, d’Hélène, & des autres Héros célébrés par Ovide ! Une héroïde amoureuse de l’Abbé de Rancé couvre de ridicule le Poëte qui n’a pas rougi de les calquer l’un sur l’autre : Ficta voluptatis causa sint proxima veris. Il a porté la témérité jusqu’à y joindre des estampes indécentes, bien dignes du burin licencieux qui a gravé les infamies de Zélis au bain ; on y représente un amour se jouant avec l’Abbé de Rancé dans sa célule, pour faire entendre que malgré toute sa réforme, son cœur se livre toujours au plaisir : Serpentes avibus geminantur tigribus agni. Autre héroïde aussi peu décente : Lettre du Comte de Comminge à sa mère, suivie d’une épître de Philomène à Progné. Sujet tiré des Métamorphoses d’Ovide, qui n’a de liaison avec le premier que le rapport de l’inceste de Comminge avec sa cousine, & de Térée avec sa belle-sœur, & l’envie de mêler le sacré ave le profane, les vertus de la Trape avec les amours de la fable, le Chrétien avec le Payen : Ut placidis coeant immitia. Pourquoi ? parce qu’on respecte & qu’on voudroit faire respecter aussi peu l’un que l’autre. Tout est fable, tout est licence, tout est irréligion sur le théatre. Dans une estampe de l’héroïde on voit Adelaïde maîtresse du Comte, tenant & baisant le portrait de son amant, qu’elle avoit conservé sous son habit religieux, comme dans la tragédie {p. 25}le Comte a conservé celui d’Adelaïde, & le baise. Il paroîtra sans doute bien-tôt une troisieme héroïde d’Adelaïde à son amant : sujet mieux envisagé que les autres. Je ne sais pourquoi le Poëte tragique a négligé cette circonstance, que lui avoit fourni le sieur Dorat, & qui auroit pû faire une scène dans le Frère Euthime. Le Comte auroit pû le voir de loin sans s’y reconnoître. Que de réflexions sur le libertinage des Moines, pour lui consolantes ! Il auroit pû s’y reconnoître ensuite : nouvelle inquiétude. Adelaïde s’enfuir, comme la Nymphe de Virgile, & fugit ad salices & se cupit ante videri, comme elle le fait, mais moins vivement. Que de mouvemens divers, où une plume religieusement impie auroit pû filer de longues tirades, & ménager au-tour des tombeaux une infinité d’autres lazzis & d’autres grimaces que celles qu’on fait faire à deux Moines pantomimes qui se poursuivent, se fuient, s’arrêtent, tombent, laissent tomber leur pioche, trouvent la terre dure, &c. Je ne désespère pas qu’on ne range ces quatre ouvrages au nombre de ceux dont on inonde le public sur l’éducation de la jeunesse. Ce seroit ceux qu’elle liroit avec le plus de goût & de fruit. Que tout cela est chrétien, instructif, édifiant !

L’Auteur du drame ne pouvant s’en dissimuler le scandale & l’absurdité, quoique fort content de lui-même, dit modestement dans sa préface pour s’excuser : Le génie doit s’élever au-dessus des règles pour produire des beautés. Un Chrétien ne connoît ni beautés ni génie dans ce qui blesse la religion & les mœurs. Les Journaux, qui tous auroient dû s’élever contre cette piece pour l’intérêt de la vertu, parmi tant d’éloges peu mérités dont ils la comblent, la donnent pour une heureuse découverte, & une nouvelle branche de l’art dramatique, qui en étend la sphère par un nouveau genre de pathétique {p. 26}qu’on appelle le sombre tragique, comme on a depuis peu imaginé le comique larmoyant. C’est assurément une fort petite acquisition aux yeux de la piété, puisque bien loin d’étendre les branches d’un arbre qui porte de si mauvais fruit, elle ne désire que d’en voir arracher la racine empoisonnée. Mais ce n’est rien de nouveau dans la littérature & sur le théatre ; l’Abbé Prevôt, qui trempoit sa plume dans l’encre la plus noire, en avoit rempli son Cleveland, son Homme de qualité. Toutes les tragédies, tous les romans sont pleins d’aventures & de décorations lugubres ; le tragique lui-même n’est qu’un sombre, il ne représente que des objets tristes & terribles, capables d’inspirer la terreur & la pitié (il n’y a que ceux là qui l’inspirent), de saisir, de déchirer, de faire verser des larmes. La tragédie est imparfaite, si elle ne produit cet effet : par-tout du sang, des morts, des forfaits. Melpomene est toûjours en deuil. Veut-on, pour charger le tableau, mettre une dose de noir de plus sur la palette, faut-il des diables, des furies, des ombres, des spectres, des enchanteurs, des fées, on en trouve à chaque pas. Les fureurs d’Oreste, les yeux arrachés d’Œdipe, les malheurs d’Euridice, le mausolée de Sémiramis, &c. sont-ils bien réjouissans ? jusqu’à Moliere, qui dans le Festin de Pierre, fait venir un mort, ouvrir l’enfer, y engloutir son héros. Voilà bien du sombre. Tous les opéras en sont farcis. Les chants, les danses des Eumenides, des Cyclopes, de Poliphème, des démons, quel sombre plus rembruni ! Que trouve-t-on ici de nouveau à faire tant valoir ? un caveau, des tombeaux, des fossoyeurs, des têtes de mort. Le théatre Anglois n’en manque pas. On avoit cru devoir reléguer ces objets funèbres au delà de la mer, jusqu’à ce que des Moines, la pioche à la main, sont venus {p. 27}étaler un cimetiere sur la scène. Il est vrai que Shakespear ne s’étoit pas avisé, pour barbouiller la religion, d’y faire monter des Moines libertins, de masquer une femme en Moine, de faire faire une confession générale à une aventuriere, & de la faire mourir entre les bras d’un Moine son amant. Il faut convenir que ce sombre est neuf. L’Angleterre n’avoit pas encore insulté à ce point la religion Catholique. C’est là le sombre de l’indécence, le sombre de l’irréligion. Se respecte-t-on soi-même, lorsqu’on s’en fait gloire, ou qu’on en fait un mérite ?

Dira-t-on avec Boileau :

Il n’est point de serpent ni de monstre odieux
Qui par l’art imité ne puisse plaire aux yeux.
D’un pinceau délicat l’artifice agréable,
Du plus affreux objet fait un objet aimable.

Il y a quelque chose de vrai dans cette idée. On voit avec plaisir un tableau bien fait des choses hideuses, on admire la délicatesse du pinceau, l’artifice des Peintres (ou plutôt l’habileté, l’adresse, le talent, artifice suppose toûjours quelque fraude). Mais la pensée, telle qu’elle est présentée, est fausse. Le portrait peut plaite, mais le monstre ne plaît point. Quelque bien peint qu’il soit, on ne peut y fixer les regards sans peine, on en détourne les yeux. Il n’est pas vrai qu’un objet affreux devienne aimable. Cette épithète, qui n’est là que pour la rime, ne peut lui convenir ; elle n’est que trop juste en parlant du théatre, & c’est ce qui en fait le désordre ; il rend le vice aimable par l’artifice de son pinceau, qui ne travaille qu’à séduire. Le crime plaît aux yeux & au cœur. Un monstre dans l’ordre physique, les objets dégoûtans ou cruels, ne peuvent jamais plaire, sous le plus habile pinceau. Qui soutiendroit la vûe des dissections anatomiques, des opérations de chirurgie, de la question {p. 28}des criminels, du gibet, de la roue, &c. ? Plus le tableau seroit ressemblant, plus il révolteroit ; on n’en voit guère de cette espèce. L’attelier d’un artiste qui ne représenteroit que la Grêve, seroit peu fréquenté. Les monstres, dans l’ordre moral, les vices, plaisent toûjours à un cœur corrompu, ou bien-tôt corrompent le plus innocent. Les tableaux des nudités sont-ils aussi rares que ceux des Gorgonnes ? On s’enrichira à dessiner les Contes de la Fontaine, on se ruineroit à dessiner des vipères & des crapeaux. L’un est pourtant plus hideux, plus révoltant que l’autre, aux yeux de la vertu, & infiniment plus dangereux. La vûe des monstres ne les fait pas aimer, l’image du crime le fait goûter. Si on ne cherchoit que l’adresse de l’imitation, toutes les peintures seroient indifférentes, pourvû qu’elles fussent ressemblantes. On pourroit tout mettre sur le théatre, pourvû qu’il fût bien joué ; mais on aime l’objet plus que la ressemblance, on n’aime la ressemblance que parce qu’on aime l’objet. Les meilleurs Acteurs n’attireroient personne, s’ils ne jouoient que les vies des Saints, les plus médiocres attireront la foule par les amours des Dieux. Il n’est pas besoin des agrémens, de l’artifice, de la délicatesse du pinceau ; aux yeux de la plûpart des spectateurs, le vice n’est point un monstre. D’où vient que les bouffonneries licencieuses des farces de l’opéra comique, qu’on ne traitera pas d’ouvrages parfaits, sont toûjours courues, & qu’il n’y a guère que les chef-d’œuvres dans la sphère de la vertu, Athalie, Pollieucte, qui se soient soutenus ? Le cœur fait la fortune des pieces ; la vertu y trouve mille obstacles à vaincre ; le vice, d’intelligence avec lui, jouit du plus grand crédit ; la passion est toûjours belle, on ne peut plaire qu’avec ses traits.

Mais est-il de l’intérêt public de rendre les {p. 29}gens tristes & sombres ? doit-on beaucoup se féliciter de la découverte du sombre tragique ? Qu’on seroit à charge à la société, qu’on le seroit à soi-même, s’il réussissoit ! que d’humeur, de querelles, de bizarrerie, de caprice, d’emportement, de désespoir ! Si la mélancholie prend l’ascendant, on n’est plus sociable, soit qu’elle donne dans la fureur, soit qu’elle se tourne en tristesse. Qu’ils sont dégoûtans, ces gens langoureux & plaintifs, à qui rien ne peut plaire, roûjours rêveurs, silencieux, mécontens, inquiets, ils ne savent que faire des lamentations. Mauvais pères, mauvais maîtres, mauvais époux, mauvais amis, ils ne font que gémir ou gronder. Le funeste amusement que le théatre, s’il entretient, s’il forme des caractères si difficiles ! Il le seroit sans doute, si la scène étoit toûjours aussi rembrunie. On voit par expérience que la société des gens tristes inspire la tristesse, que la vûe des objets affligeans répand l’amertume. On a beau s’amuser un moment de leur représentation, ce plaisir, si c’en est un, comme les amateurs de la scène le prétendent, est du moins si fatiguant, mêlé de tant de peine, qu’il rendroit stupide, si le changement de la décoration ne venoit dissiper ces sombres nuages. Heureusement ce sombre est rare, il est peu goûté, il est peu connu. La farce vient bien-tôt après essuyer ces larmes exprimées avec douleur, & délayer le noir du tableau ; & les Actrices, après la piece, savent bien dérider le front de ces larmoyans.

Ce poëme, du côté littéraire, ne fournit pas moins à la critique ; à quelques vers près qui sont beaux, il a mille endroits foibles. Mort & remord : fausse rime ; remords toûjours au pluriel a une s qui se fait sentir. J’approfondissois mes blessures : mot suranné. Son œil expirant : on dit des yeux mourans, mais non expirans. De mon {p. 30}cœur développer les ombres : développer des ombres ! Ensevelir vingt-six ans de misere : dit-on ensevelir les années ? Reviennent à mes yeux se remontrer : revenir, remontrer ; ces deux retours sont-ils justes ? J’alimente mon feu, il vit de mes soupirs, il brûle de mes larmes, ses traits se gravent dans mes larmes : puérilité de précieuse. L’avoit enchaîné d’autres nœuds : enchaîné de nœuds ! Et dans tout l’appareil du pouvoir de ses charmes : appareil du pouvoir ! Dépouille des tourmens d’une éternelle peine : tourmens d’une peine ! dépouiller des tourmens ! Sont les sermens que ma bouche a jurés : jurer des sermens ! Se cache sous l’effet d’un saint zèle : l’hypocrisie se cache sous les dehors du zèle, le véritable effet du zèle exclud l’hypocrisie. Dépouille de la haine & d’un courroux sévère : dépouille de la haine ! Renfermant mes regrets un malheureux destin : il n’y a là ni sens ni construction. Tous les peuples des cieux : les chœurs des Anges & des Saints sont ils des peuples ? Dieu même par ta bouche a prononcé tes vœux : Dieu prononce-t-il les vœux qu’on lui adresse ? A tes yeux aveuglés ton jugement se cache : il est inutile de rien cacher aux aveugles ; cacher un jugement ! Et les rayons sereins dans mon ame s’élèvent : les rayons frappent les yeux, s’élèvent-ils dans l’ame ? les rayons sont-ils sereins ? Un Dieu qui domptera ses jaloux adversaires : les passions ne sont point jalouses de Dieu. Que ma bouche, ô mon Dieu, par un suprême effort : l’impérieux effet d’un miracle suprême. Je ne connois ni les efforts, ni les miracles suprêmes ; les bonnes œuvres sont-elles des effets impérieux d’un miracle ? où est donc la liberté, si la nature s’élève au-dessus d’elle-même ? où est la grace, &c.

Autres défauts. On blesse l’histoire & la géographie. Dans des personnages vrais & connus l’anacronisme {p. 31}est ridicule : l’extinction de la maison de Comminge, dont on dit avec emphase, arrête au trône seul sa tige énorgueillie ; & la réunion de la comté de Comminge à la Couronne, où les deux branches prétendues de cette maison vivent dans leurs terres jusqu’à mettre le Comte en prison dans un château au pié des Pirénées. Cette réunion fut faite par Louis XII en 1498. Elle est antérieure de deux siecles à la réforme de la Trape par l’Abbé de Rancé, dont le tombeau figure sur la scène, qui mourut en 1700 (v. Moreri). L’aventure même est plus moderne, car Comminge dit : Cette fausse raison, fantôme de nos jours. Mais où Comminge a-t-il appris cette philosophie moderne ? auprès d’Adelaïde, ou à la Trape ? Ce Roman fait vivre Adelaïde au pied des Pirenées, & élever dans un Monastère voisin de la Trape. La tragédie place d’Orvigni auprès d’Adelaïde dans un château voisin de la Trape. Aussi bons géographes que chronologistes, ils approchent deux cens lieues comme deux cens ans : Aut famam sequere aut sibi convenientia finge. S’il est encore permis à mon humilité. Peut-on sans orgueil se croire humble, & faire le détail le plus fastueux de ses ancêtres, de leurs charges, de leur noblesse ? On ne pense pas ainsi à la Trape. Des points de reticence (…) à tout moment qui fatiguent la vûe dans la lecture, fatigueroient dans la déclamation, tant ils sont multipliés, & qui ne servent qu’à cacher sous un air mystérieux l’embarras du Poëte, dans des frases commencées qu’il ne sait pas finir, & des vers enjambés qu’il n’a pas sçû mesurer. Une mort lente & subite, qui laisse la liberté de réciter plus de trois cens vers, & qui, à point nommé, porte le dernier coup au moment que tout est dit : Scène mortellement ennuyeuse par sa longueur & son peu de vrai-semblance, un monologue postiche de huit {p. 32}vers, pour donner le temps à d’Orvigni de venir annoncer la mort d’Eutime, pendant lequel il faut qu’Eutime tombe, qu’on crie au secours, qu’on l’emporte dans sa cellule, que l’Abbé vienne, que d’Orvigni prenne des aîles pour reparoître sur le théatre. Cent vers ne suffiroient pas pour toutes ces opérations. Enfin un Moine à qui la mort, la confession, les avis de sa maîtresse, ne font faire aucun acte, dire aucun mot de religion, & ne laisse voir que la folie, le désespoir, l’indécence & le transport de la passion. Finissons, n’en voilà que trop pour faire sentir le mérite de ce phénomène d’indécence.

CHAPITRE II.
Le Théatre purge-t-il les passions ? §

Cette expression triviale n’est pas juste : on purge un malade, on ne purge pas les maladies. Mais l’usage l’a adoptée, on ne cesse de la répeter, elle est l’apologie & l’éloge du théatre, on la fait remonter jusqu’à la poëtique d’Aristote ; & supposant sans autre examen la vertu de ce purgatif, comme une chose certaine, on s’épuise en dissertations sur la maniere dont il opère, par la terreur, la pitié, le malheur des personnages, ou tel autre ingrédient, qu’on ne trouvera jamais dans toute la matiere médicale du théatre. Toute la pharmacie ne sauroit l’expliquer. Veut-on dire que la tragédie détruise en entier les passions ? Cela n’est, ni ne peut être ; la religion même ne le fait, ni le prescrit. L’homme aura toûjours des passions. L’apathie absolue du stoïcisme est une chimère. Le théatre pense si peu à la produire, qu’elle l’anéantit, & de parfaits Stoïciens ne seroient jamais ni auteurs, ni acteurs, ni spectateurs ; que produiroient-ils ? que représenteroient-ils ? {p. 33}que goûteroient-ils ? Comme les passions seules fournissent les intrigues, les passions seules peuvent les bien rendre, & les voir jouer avec plaisir. Les passions sont l’ame du théatre, dira-t-on qu’il les modère ? Autre chimère. Il en excite au contraire, y accoutume, les justifie, en fait un jeu, un plaisir, les porte à l’excès. Il plaît à mesure qu’il la fait plus vivement sentir. Se retranche-t-on à dire qu’il les combat l’une par l’autre ? Belle ressource ! Le cœur de l’homme est le champ de bataille, & bien loin de se défaire du premier ennemi en lui suscitant le second, il est blessé par l’un & par l’autre, & demeure enfin la victime de tous les deux, après avoir fait tous les frais du combat.

L’amour des spectacles n’est autre chose que le goût qu’a le peuple d’aller à la Grêve voir pendre ou rouer un voleur. Cette idée peu flatteuse, n’est pas de moi. Elle est de l’Abbé Dubos (Réflexion sur la poësie) & de cent autres avant moi, & tout récemment d’une Épître à Quintus du sieur de Fontaines, revêtue de deux grands titres. Elle a concouru pour le prix de l’Académie Françoise en 1764, & elle est comblée d’éloges par l’Auteur du Mercure, enthousiaste du théabre (octobre 1764). Suivez ce peuple entier, ce peuple curieux, qui se présente en foule à ce théatre affreux destiné par Thémis à punir des coupables : l’échafaut un théatre ! Le peuple est-il cruel ? Non, il veut être ému : eh ! qu’est-ce que la cruauté, que de voir avec plaisir le mal d’autrui ? L’ame des spectateurs trouve en secret des charmes dans ce qui leur arrache & des cris & des larmes : quelle ame barbare ! Elle sent qu’elle existe en ces affreux momens : affreuse existence ! Et sa tranquillité ne vaut pas ses tourmens : c’est le goût d’un Néron. N’allons-nous pas aussi pleurer avec Zaïre, gémir avec Monime, ou frémir de terreur {p. 34}quand Œdipe nous offre un spectacle d’horreur : il est plaisant qu’on compare le théatre à la Grêve pour en faire sentir les beautés. L’homme que frappe alors une vive peinture, avec plaisir en soi sent souffrir la nature : & il n’est pas cruel ! Et par des traits perçans tout son cœur déchiré, jouit de la douleur dont il est pénétré. N’en déplaise & à l’Académie & au Mercure, ce n’est qu’un verbiage ou une horreur. C’est une horreur en effet, & il dit vrai. L’homme ne se plaît aux spectacles tragiques que parce qu’il est cruel, & ces spectacles achèvent de l’en rendre.

Je suis persuadé que les François, comme les Romains, se plairoient aux cruautés de l’amphitéatre, si la religion Chrétienne & le grand Constantin ne les avoient abolies. Rome n’étoit ni moins humaine, ni moins polie que Paris, elle avoit moins de frivolité dans l’esprit, & plus d’élévation dans les sentimens. Elle faisoit pourtant ses délices de ces barbaries ; ce ne fut d’abord que des jeux d’adresse, des exercices militaires pour aguerrir le soldat, bien-tôt les gladiateurs firent couler le sang humain à grands flots. Les Dames Romaines, aussi tendres & plus décentes que les Françoises, s’y livrèrent avec fureur, jusqu’à refuser la grace au vaincu qui leur tendoit les mains, ordonner brutalement sa mort, & suivre de l’œil avec plaisir le poignard qui l’égorgeoit, jusqu’à se faire gladiatrices & se mêler dans l’arène avec les gladiateurs. Les arènes de Nîmes, l’amphitéatre de Bourges, & tant d’autres, dont on montre en tant d’endroits les vastes débris, font voir que nos ancêtres n’étoient pas moins cruels que les autres peuples de l’Europe. A la place des gladiateurs, combien de temps n’ont pas été en vogue ces tournois sanguinaires où par une valeur féroce la noblesse rompoit des lances, se battoit à fer émoulu, sous les yeux de {p. 35}les Princes, & où les Dames spectatrices, par un mélange odieux de douceur & de barbarie, employoient leurs charmes à animer les combattans, se plaisoient à les voir répandre le sang pour leur gloire, en invoquant leur nom, & distribuoient des couronnes aux vainqueurs. Henri II y perdit la vie. Malgré la sainteté d’une religion que l’Espagne professe si hautement, l’Église n’a pû y abolir les combats des taureaux, si souvent meurtriers, qui ne sont qu’un reste des anciens spectacles. Quel goût peut-on trouver dans les exécutions de la justice ? est-il rien de si hideux qu’un homme sur la roue ? Cependant, comme nous l’avons remarqué, on y court, la place de Grêve est trop petite pour contenir la multitude qui s’en repaît, le loyer des fenêtres à chacune de ces scènes tragiques forme un revenu considérable. Il n’y a point de tragédie dont quelque mort ne fasse le dénouement, & souvent sur le théatre, quoiqu’aujourd’hui la scène ne soit pas si souvent ensanglantée ; mais le théatre Anglois est toûjours inondé de sang ; les combats même des animaux y sont courus. Tout cela ne suppose-t-il pas, ne nourrit-il pas un fonds de cruauté & les passions les plus furieuses ? Mes conjectures commencent à se réaliser. Le Mercure de décembre 1763 nous dit que dans une entrée d’une piece de théatre on peignit, avec les traits les plus forts & les plus vrais, les jeux des athlètes & des gladiateurs, par les plus vigoureux Acteurs, ainsi que celle des furies par un des gladiateurs déguisé en femme & deux Actrices vigoureuses, ce qui étoit d’un grand effet ; que l’entrée des démons par des athlètes déguisés en démons inspiroit le trouble & la terreur ; & que tout y étoit caractérisé avec feu, & jusques aux gladiatrices. Voilà donc les jeux de l’amphitéatre qui se rétabliront ; quelles passions purgeront-ils ? Les amateurs du {p. 36}spectacle sont bien assez furieux pour en souhaiter le rétablissement réel, & voir avec plaisir de vrais combats à fer émoulu. Mais heureusement ils ne trouveront pas de Comédiens assez foux pour se faire tuer ou blesser. Pour les rôles des furies & des démons, le travestissement de femmes en diables, d’hommes en Euménides, comme il n’en coûte que la décence, ils seront aisément remplis & joués d’après nature. Ressentant les premiers & tâchant d’inspirer les passions par tous les moyens dont ils peuvent s’aviser, les Comédiens ne copient que trop leur original. Un Chrétien, s’il en est au théatre, a-t-il besoin de masque pour sentir qu’il y est réellement au milieu des démons & des furies ?

Mais, dira-ton, c’est un bien public que la justice s’exerce par la punition des criminels, & que le peuple en soit témoin, pour en être intimidé & retenu. Le théatre l’imite ; le crime y est paré, c’est un échafaut où les Acteurs sont les coupables & les bourreaux, & même les grands rôles sont des juges. Voilà une chambre tournelle de nouvelle création, la Clairon, le Kain, revêtus d’un office de Conseiller. Mais la justice, qui étale le châtiment, fait-elle représenter le crime ? fait-elle voler, assassiner sur l’échafaut, en place publique, pour mettre sous les yeux le forfait qu’elle punit ? Ne seroit-ce pas une belle leçon que celle que donne le théatre ! Il fait précéder le crime, l’enseigne, & puis le châtie, comme ces Charlatans, qui pour prouver la bonté de leur orviétan, commencent par prendre du poison, se faire mordre par des vipères. Voudroit-on s’amuser à faire de pareils essais ? Les leçons du théatre sont l’orviétan des mœurs, pure charlatannerie. On commence par servir le poison de la passion, le faire mordre par le goût du péché, & on vient annoncer une mort {p. 37}le plus souvent un suicide, qu’on dit en être le remède. Mais, dit-on, ce ne sont que des crimes en peinture, dont tout le monde connoît le faux, & par là sans conséquence. La punition en est-elle plus réelle ? en connoît-on moins le faux ? Ce n’est donc qu’un remède en peinture aussi & sans conséquence. Il est fort plaisant qu’on vienne débiter gravement les admirables effets sur les mœurs du récit d’une punition, & qu’on ne veuille en croire aucun dans la représentation du crime. L’un est pourtant plus efficace que l’autre : on prend aisément l’impression du vice, elle plaît, & difficilement on s’en corrige. Le châtiment est l’affaire d’un moment, c’est le dénouement de la piece, dont l’idée à peine saisie est effacée dans l’instant par la farce qui suit. Celle de l’intrigue a duré toute la piece, & a eu tout le temps de se graver profondément. Mais l’homme veut être ému. J’en conviens, c’est son malheur, & la source de ses fautes. Faut-il donc entretenir en lui cette maladie mortelle ? faut-il l’émouvoir par le crime ? est-ce bien le guérir que d’augmenter sa fievre ? D’ailleurs de si violens efforts, de si violentes agitations sont bien fatigantes ; c’est acheter le plaisir bien chèrement, c’est réunir le danger, la faute & la peine. N’est-ce pas faire des entrechats & des cabrioles sur le bord glissant d’un précipice ?

Mais est-il bien vrai que le crime soit toûjours puni sur le théatre, & la vertu récompensée ? Non : ce dénouement est rare. Ce n’est presque jamais celui de la comédie, le vice y est ordinairement couronné ; les intrigues de galanterie, les passions, les folies, les entreprises des jeunes gens, les fourberies des confidens & des valets, réussissent toûjours, & aboutissent au mariage désiré, toûjours projeté par les passions, & ordinairement ménagé par des voies criminelles. Il {p. 38}n’y en a pas trois dans Moliere, il n’y en a pas une dans le théatre Italien, dans celui de la Foire, dans Poisson, Monfleuri, &c. où le vice ne l’emporte sur les maris, les pères, les maîtres. Pour les moyens criminels, les péchés intermédiaires, songe-t-on même à les reprendre ? n’y sont-ils pas applaudis, & toûjours heureux ? Les comédies font plus des trois quarts des spectacles, il y en a vingt pour une tragédie, & toûjours même, comme un correctif au sérieux de la vertu & un préservatif contre l’effet de ses leçons, la farce suit la tragédie : Athalie sera effacée par Scapin. Dans la plûpart des tragédies c’est la même chose. Si quelqu’un y meurt, ce n’est point un châtiment, c’est un suicide, un nouveau crime. Qui punit-on dans le Cid, les Horaces, Cinna, Polieucte, &c. ? Les morts dont on y parle, ne sont que des fruits de vengeance, de jalousie, de désespoir, non des punitions régulieres. Les autres tragiques ne font pas plus d’actes de justice, & sur quels crimes s’exerce-t-elle ? les conspirations, les révoltes, les invasions, &c. Ces forfaits sont trop noirs, trop rares, trop difficiles, trop périlleux, pour avoir besoin de leçons & de menaces. Je ne sais même s’il ne seroit pas plus sage d’en écarter l’idée. Il ne convient guère de nourrir le public de ces noirceurs. Ainsi pensoit ce sage Législateur qui ne voulut pas imposer des peines au parricide, regardant ce monstre comme inoui & impossible. Ce sont les vices communs, faciles, ordinaires, l’ambition, la colère, la paresse, l’impureté, la fourberie, la désobéissance à ses parens, à ses maîtres, &c. qu’il faudroit rigoureusement châtier, & ils sont toûjours couronnés du succès. On aime à imiter, on n’imite que trop ces coupables de tous les jours, dont on voit l’exemple & entend l’éloge. Fréron (Lettre 8.) se moque {p. 39}de cette purgation des passions, dont on fait gratuitement une apologie & un précepte, dont personne ne s’embarrasse, & qui précipite dans le froid, le contraint, l’invrai-semblable (mot nouveau que je ne connois point). Il rapporte nombre de pieces où la vertu est malheureuse & le vice heureux, Œdipe, Atrée, Inès de Castro, Mithridate, &c. Il remarque que celles des Grecs avoient toutes un pareil dénouement. C’est un vain scrupule, dit-il, qui n’aboutit à rien. On n’en devient pas plus vertueux, pour voir sur le théatre la vertu récompensée. C’est au contraire diminuer le plaisir, parce que c’est affoiblir l’émotion, cette pitié, ces transports, ces déchiremens de cœur, ces larmes précieuses, que les Grecs excitoient ; c’est manquer son but. Tout le secret de Melpomène, c’est de faire entrer les passions que l’on joue dans le cœur des spectateurs, de l’échauffer, d’en parcourir toutes les cordes. Le sort de la vertu & du vice lui est fort indifférent, pourvû qu’il remue. Cet Auteur est au moins sincère.

L’ingénieux M. Trublet ne l’est pas moins. Dans ses Mémoires sur la Mothe-Houdart, il rapporte ce trait pris du discours de ce Poëte sur la tragédie de Romulus donnée en 1722. Les tragédies ne peuvent pas être d’un grand fruit pour les mœurs, quoique la partie du théatre la plus sévère. Nous ne nous proposons pas d’éclairer l’esprit sur le vice & la vertu, en la peignant de leurs vraies couleurs ; nous ne songeons qu’à émouvoir les passions par le mélange de l’un & de l’autre. Nous mettons les préjugés à la place des vertus ; dans les personnages intéressans nous faisons presque aimer les foiblesses par l’éclat des vertus que nous y joignons ; dans les personnages odieux nous affoiblissons l’horreur du crime par de grands motifs qui les élèvent, ou de grands malheurs qui les excusent. Tout cela ne va que fort indirectement à l’instruction, {p. 40}ou plutôt ce n’est que mieux apprêter le poison, & affoiblir le prétendu remède. Le même la Mothe, dans l’Ode sur la fuite de soi-même, cherche un homme, comme Diogène, & demandant où l’on peut le trouver, dit :

Le chercherai-je aux théatres,
Vive école des passions,
Qui charment les cœurs idolâtres
De leurs vaines illusions,
Où par des aventures feintes,
On nous fait à de fausses plaintes
Prendre une véritable part,
Où dérober l’homme à lui-même
Fut toûjours le talent suprême
Et la perfection de l’art ?

Racine pense de même (Préface de Phédre) : Le théatre de Sophocle & d’Euripide étoit une école où la vertu n’étoit pas moins bien enseignée que dans celles des Philosophes. Il seroit à souhaiter que nos ouvrages fussent aussi solides & aussi pleins d’instructions. Ce seroit un moyen de réconcilier la tragédie avec des personnes célèbres par leur doctrine & leur piété, qui la condamnent, & qui en jugeroient plus favorablement, si les Auteurs songeoient autant à instruire qu’à divertir. Ce grand maître n’est pas suspect, il n’étoit pas encore converti. Voilà donc l’ancien théatre, plus épuré que le nôtre, où l’on ne songe qu’à divertir, & non à instruire.

C’est une pensée ridicule de la Mothe-le-Vayer (Lettr. 80.) que l’origine de la division des pieces de théatre en cinq actes vient des cinq sens, & la division en trois actes des trois puissances de l’ame. Tous les sens sont flattés au théatre, & toutes les puissances de l’ame occupées à en goûter le plaisir ; mais je ne vois aucun rapport entre nos sens & nos facultés avec cette division arbitraire, seulement consacrée par l’usage, & vrai-semblablement appropriée à la mesure de {p. 41}notre attention, qui a besoin d’interruption & de repos, après la durée d’un acte, & qui ne pourroit se soûtenir, sans nous incommoder, après cinq actes. Les grandes actions ne se font, ni les grands mouvemens ne s’excitent brusquement ; tout se produit par degrés. Il faut du temps à l’homme pour agir, & à l’ame pour s’échauffer. Il n’y a qu’une plaisanterie ou un divertissement qui puisse s’exécuter en un ou deux actes : toute intrigue, pour se former, se nouer, se dénouer, en exige au moins trois ; au-delà de cinq elle fatigue.

Quoi qu’il en soit, le théatre n’est que le règne des passions, l’art du théatre n’est que l’art de les exciter, pour en faire goûter le plaisir. En cela l’art dramatique est différent de l’éloquence, qui enseigne aussi à remuer les passions. L’Orateur ne remue que pour faire agir, l’Acteur pour les faire sentir. Démosthène tonnoit pour faire déclarer la guerre à Philippe, Cicéron pour faire chasser Catilina & Marc-Antoine. La passion n’est que le ressort qu’on monte pour faire agir la machine. Racine, Corneille, Voltaire, ne veulent que plaire ; la passion n’est pour eux que le ressort du plaisir. Le spectateur ne demande rien de plus. La vertu, qu’on dit en être le fruit, est une fin éloignée dont ni l’un ni l’autre ne s’embarrassent, & l’Actrice encore moins. C’est donc proprement en matiere de galanterie, l’Art d’aimer d’Ovide mis en œuvre, & dans les autres vices c’est l’affreux ouvrage trouvé dans les papiers de la Brinvilliers, heureusement brûlé avec elle, l’Art des poisons, ou, si l’on veut, le livre de Frontin, un recueil des stratagèmes de guerre pour faire réussir tous les crimes, favoriser toutes les passions, ménager toutes les intrigues, traverser tous les pères, maris & maîtres, & goûter librement tous les plaisirs. Les {p. 42}valets, les soubrettes, les confidens ne sont que des fourbes vendus aux vices de leur maître, dont il emploie l’industrie, suit les conseils, applaudit les bons mots, récompense les honteux services : gens échappés à la potence, & très-dignes d’y monter. Rousseau prétend que l’Acteur qui joue si bien le fripon sur le théatre pourroit bien ailleurs mettre à profit son adresse, & par une utile distraction prendre la bourse de son maître pour celle de Valère. Qui voudroit être servi par des valets de théatre ? La tragédie n’est pas moins pleine de scélérats d’un haut rang : vengeance, assassinats, empoisonnemens, ambition, révolte, fureur, désespoir ; il n’y a presque point de scène où il ne soit question de quelque crime. On revient de ces représentations horribles avec moins d’horreur & de scrupule. C’est l’antre de Circé, où les hommes sont changés en toutes sortes de bêtes.

Madame de Grafigni fait dans ses Lettres, sous le nom d’une Péruvienne, une description de notre théatre, digne de son esprit & de sa vertu. Elle est d’autant plus croyable, qu’elle connoît mieux qu’une autre un spectacle pour lequel elle a travaillé avec succès. On m’a conduite dans un endroit où l’on représente, comme dans le palais des Incas, les actions des hommes qui ne sont plus. Mais nous ne rappelons (au Pérou) que la mémoire des plus sages & des plus vertueux. Ici on ne célèbre que les insensés & les méchans. Ceux qui les représentent crient comme des furieux. J’en ai vû pousser la rage jusqu’à se tuer eux-mêmes. De belles femmes, qu’apparemment ils persecutent, pleurent sans cesse, & font des gestes de désespoir qui n’ont pas besoin de paroles pour faire connoître l’excès de leur douleur. Pourroit-on croire qu’un peuple entier dont les dehors sont si humains, se plaise à la représentation des malheurs & des crimes qui l’ont avili ou {p. 43}accablé dans ses semblables (c’est le brun sombre) ? Que cette nation est à plaindre, si elle a besoin de l’horreur du vice pour se conduire à la vertu ! La nôtre, plus favorisée du ciel, chérit le bien par ses propres traits : il ne nous faut que des modelles de vertu pour devenir vertueux. Quel cœur bien placé, quel esprit bien fait, que l’Auteur de cette réflexion si naturelle & si juste ! Elle mérite mieux le nom de grand que toutes ces horribles tirades de Corneille.

L’Auteur de la nouvelle Héloïse conclud son roman singulier par cette pensée très-vraie pour quiconque mérite d’en sentir la vérité. Je ne saurois concevoir quel plaisir on peut prendre à imaginer, à composer, à jouer le personnage d’un scélérat, à se mettre à sa place, & à lui prêter l’éclat le plus imposant. Je plains les Auteurs & les Acteurs des tragédies pleines d’horreur qui font agir & parler des gens qu’on ne peut écouter ni voir sans souffrir. On devroit gémir d’un travail si cruel. J’admire leur génie, mais je remercie Dieu de ne me l’avoir pas donné. Peut-il se trouver des spectateurs à qui ces jeux plaisent ? Je prie Dieu de ne pas me donner leur goût. Toutes les pieces, même les plus saintes, ont toûjours quelque scélérat, tel Aman dans Esther, Mathan dans Athalie, &c. soit parce que les méchans sont toûjours mêlés avec les bons, soit pour opposer leurs rôles & les faire mieux sentir par le contraste. Toute la piece est un conflit de vice & de vertu, jusqu’au dénouement, toûjours incertain, où quelque crime est enfin puni. Combien d’autres crimes précèdent la punition de celui-ci ! intrigues, artifices pour le commettre, audace pour le soûtenir, mauvaise morale pour l’excuser, discours licencieux, téméraires, impies, qui ont déjà produit leur mortel effet avant le remède tardif & devenu inutile par les préludes qui amènent la catastrophe. Eh quel {p. 44}bien peut faire un scélérat qui se tue de rage ? Un Auteur dramatique doit se mettre à la torture pour imaginer & rendre vivement tout ce qu’un mal honnête homme peut dire & faire, & un Comédien pour le représenter. Si ces rôles sont étrangers à son cœur, il est bien à plaindre de se tourmenter pour peindre le vice. S’ils lui sont naturels, il est plus à plaindre encore de trouver le vice dans son cœur. Et comme toute sorte de vices paroissent sur la scène, un Comédien doit se naturaliser avec tous les forfaits, pour en prendre les apparences, le ton, les sentimens, le langage. Que ce métier doit coûter à un homme vertueux ! qu’il est infame de prendre les odieuses couleurs de toutes sortes d’infamies ! Quelle leçon pour le public, quel risque pour les ames innocentes, de leur exposer dans tous ses jours tous les traits de la scélératesse ! C’est pour les condamner, dit-on. On se trompe, c’est pour les applaudir. Mais je le veux : c’est toûjours les voir. Eh qu’y a-t-il à gagner de voir le vice & à le montrer ? quel plaisir peut trouver la vertu dans le tableau animé des péchés qu’elle déteste, & des malheurs dont elle gémit, dont elle voudroit anéantir jusqu’à l’idée ? Mais qui viendroit à des pieces où on ne verroit que des vertus ? On n’aime l’image des passions qu’autant qu’on en aime l’objet.

Voici une preuve unique du goût du public pour les choses les plus odieuses. Le Mercure & les affiches, parmi cent folies théatrales qu’ils ont l’exactitude de ramasser, & dont ils ont la bonté de régaler périodiquement la France, ont rapporté avec enthousiasme, comme un évenement très-important à l’État, qu’on avoit peint la Clairon, seule à la vérité & sans amans, car pour les mettre tous il eût fallu un tableau comme ceux des batailles d’Alexandre ; que pour répandre un portrait si précieux, on l’avoit fait graver par les {p. 45}plus grands maîtres ; & que par-tout les estampes étoient enlevées. Il en détaille avec transport jusqu’au cadre & à la bordure, à la largeur & à la hauteur. On a même la témérité d’avancer ce que mon respect pour le Roi ne me permettra jamais de croire, que Sa Majesté a fait la dépense de la peinture & de la gravure, que la Princesse Gallitzin est venue du fond de la Russie pour faire présent de son portrait à la Clairon, comme l’Impératrice donne le sien à un Ambassadeur, à un Prince, pour lui marquer son affection. On fait encore part au public d’une foule de plattes rimes dont on l’a célébrée, & qui ne feront point passer à la postérité le nom des protecteurs éphemères sous lesquels ils osent se montrer, sur-tout le Mercure, dont l’Auteur, bien payé par les trois théatres, se fait un devoir de justice & de reconnoissance d’aller composer sous les beaux yeux des Actrices, & consacrer régulierement tous les mois, trente à quarante pages d’un livre qu’il vend fort cher, à recueillir toutes les futilités du théatre, & a le courage d’être l’intarissable, l’inépuisable, l’infatigable, & sûrement très-frivole & très-fade panégyriste de tous les Acteurs, Actrices, débutans, débutantes, chanteurs, chanteurs, danseurs, danseuses, instrumens, décorateurs, peintres, machinistes, jusqu’aux tailleurs, cordonniers, brodeuses & couturieres. Il est difficile de porter plus loin le mépris pour le public & pour soi-même. La gazette d’Avignon (1 mars 1765) dit qu’on vient de frapper un médaillon où l’on voit la tête de la Clairon avec des vers fort plats à son honneur. C’est une nouveauté. Les Grecs ni les Romains n’ont jamais frappé des médailles pour des Comédiennes. Il en faudra enrichir les collections de Vaillant & de Pelerin. Les antiquaires dans deux siecles la prendront pour une tête d’Impératrice, & disputeront si c’est Messaline ou Faustine.

{p. 46}Un portrait peut n’être qu’un trait de galanterie, toutes les Actrices se font peindre aux dépens de leurs amans ; on peignoit les Courtisannes Grecques, on peint celles de Venise & de Rome. Le gouvernement laisse courir ces estampes, on en pare les carrefours, comme de celles d’Arlequin & de Gargantua ; mais on n’oseroit en Italie mettre ces impertinences sur le compte de la Cour, & en faire l’étalage dans des ouvrages qui portent le sceau de l’autorité publique : on y connoît les bienséances. Nouveau trait de la corruption du théatre. Pour peindre la Clairon, on a saisi dans la tragédie de Médée, dont elle jouoit le rôle, l’instant le plus affreux de la piece, où elle vient d’égorger ses enfans, & s’enfuit dans son char, en les montrant à Jason. Une femme qui égorge ses enfans pour se venger de l’infidélité de son mari, & s’enfuit les lui montrant expirans, dans la crainte d’être elle-même égorgée ; peut-on imaginer rien de plus dénaturé & de plus horrible ? Une femme qu’on dit avoir de la beauté, dans les airs, à demi nue, qui se défigure elle-même par les convulsions de ses mouvemens, les contorsions de ses gestes, la fureur de ses regards, ses traits enflammés, sa bouche tremblante, son rouge & sa pâleur ; est-il rien de plus hideux & pour les yeux & pour le cœur ? Et ce spectacle, que l’humanité, que la nature, que la pudeur, la religion, l’honneur, ne pourroient soûtenir, sera donc une beauté, une merveille qu’il faut saisir, répandre, conserver, immortaliser ! Si on aime tant les horreurs, que ne peint on les Gorgonnes & les furies avec leurs cheveux de serpens, Ixion sur la roue, les damnés dans l’enfer, Néron tuant sa mère ou brûlant Rome, les Iroquois brûlant & mangeant un prisonnier, Damiens tenaillé & tiré à quatre chevaux à la Grêve ? Il faut que le théatre dénature {p. 47}les hommes & les fasse des tygres & des panthères, pour leur faire aimer les monstres.

On avoit fait le même honneur à le Kain, fameux Acteur, avant sa prison. Dans la piece de Zaïre, où il jouoit le rôle d’Orosmane, le Peintre avoit saisi un instant pareil de fureur, pour exprimer ses horribles graces. Il est vrai que les Princesses Moscovites ne sont pas venues de Petersbourg pour M. le Kain ; mais en revanche le Parnasse a célebré lui & son Peintre, en vers un peu Moscovites :

Dans ce portrait, ainsi que sur la scène,
Je ressens de le Kain la fiere émotion ;
Je pâlis à sa vûe, & sa fureur m’entraîne.
Quelle terrible expression !
Toute ame en doit être saisie.

Ces portraits & ces éloges, qui embellissent le Mercure, me rappellent le passage de l’Écriture : Lætantur cum malè fecerint, exultant in rebus pessimis.

Il faut pourtant de l’adresse pour coëffer ces têtes de Méduse & les faire regarder sans frémir. Premier artifice. Les passions sont toûjours mises sur le compte de quelque personne illustre, du moins aimable & estimable, à qui on donne des grâces & des vertus ; on la rend presque toûjours infortunée pour exciter la pitié. C’est même une règle du théatre. La juste punition d’un scélérat est peu théatrale, & ne sauroit plaire ; c’est un assassin sur la roue. Il faut un mélange de vertu, de vice & d’infortune, qui fasse plaindre & estimer le coupable, c’est-à-dire qu’on détruit l’effet de la punition. Plus la personne est intéressante, plus elle est séduisante ; ses bonnes qualités font excuser ses foiblesses. Les remords qu’on lui donne, qui pourtant ne l’arrêtent pas, calment les nôtres : on apprend à se pardonner ce qu’on pardonne en autrui, à s’en faire un mérite. Un {p. 48}héros amoureux donne du prix à la galanterie, & en fait disparoître le crime. On met au contraire la religion, la modération, la modestie, les vertus chrétiennes, dans les personnages subalternes ou ridicules, pour les décréditer ou les dégrader. Dans le Festin de Pierre c’est le maître, homme d’esprit, riche, noble, qui vomit les blasphêmes, & c’est le valet, sot, méprisable, grossier, chargé de coups, qui défend maussadement la religion & la vertu. Tous les faiseurs de dialogue usent de cette adresse ; un interlocuteur ingénieux soûtient le sentiment de l’Auteur, & sort victorieux de la dispute ; un sot contretenant ne dit que de foibles raisons, qu’on réduit en poudre, & qu’il dit mal. Le scandale des grands, des supérieurs, des gens de mérite, est plus funeste que celui du peuple : on fait gloire d’imiter des vices qui semblent ennoblis. Le peuple n’a point d’imitateurs, même de ses vertus : on diroit que la vertu déroge. Si le théatre s’embarrassoit de la vertu, elle y auroit toûjours les plus beaux rôles ; le vice seroit abandonné aux plus bas, il porteroit sur le front sa condamnation & sa honte.

Autre artifice. Faire goûter le plaisir des passions, sans en ressentir les inquiétudes & les peines. Les passions réelles en causent toûjours de très-vives dans l’acquisition, la possession, la perte de leurs objets. Les passions factices qu’on sent au théatre, sont sans chagrin, sans remords, sans fatigue, sans risque, parce qu’elles ont un objet étranger qui n’intéresse pas personnellement. Elles produisent cependant la même émotion, qu’on dit un plaisir, dont on se fait un amusement. Cette émotion agréable apprivoise, accoûtume à la passion réelle. Il en coûte à l’ambition une assiduité gênante, des bassesses humiliantes, des dépenses ruineuses. La vengeance {p. 49}trouble le repos, fait des ennemis, attire de fâcheux revers. Se livre-t-on à la volupté, sans s’exposer aux fureurs de la jalousie, aux dégoûts de l’inconstance, au dérangement de la fortune, à l’altération de la santé ? un plaisir mêlé de tant d’amertume vaut-il ce qu’il coûte ? La scène donne le plaisir sans mélange, cueille la rose sans l’épine, débarrasse de la honte, & s’en fait gloire. Quel piege pour la foiblesse, si le préservatif du chagrin ne la garantit pas toûjours du péché ! Dépourvûe de tout secours, se sauvera-t-elle d’une entiere défaite ? Elle se familiarisera sans défiance avec des passions où elle espérera les mêmes douceurs, & ce ne sera qu’après le crime qu’une funeste expérience lui ouvrira trop tard les yeux, si même, ce qui est ordinaire, la passion ne l’a totalement aveuglée ou a pris sur elle un ascendant auquel on ne résiste plus.

Nouvel artifice. Pour apprivoiser les gens de bien, que le tableau trop cru du vice effaroucheroit, on fait des éloges de la vertu, on débite quelque sage maxime ; mais tout cela est noyé dans une infinité de mauvaises choses qui à peine le laissent appercevoir, & bien-tôt en effacent l’idée. On ne condamne un vice que pour en justifier un autre, on loue une vertu pour en ridiculiser une autre, quelque passion est toûjours couronnée. C’est un avare, un joueur, un mysanthrope, un dévot, une servante, un bourgeois gentilhomme ; mais toûjours le manège, la passion, l’emportent ; la droiture, la vertu, échouent. Une main habile broie, diversifie, répand les couleurs ; mais ne fait que calquer Léandre & Julie de l’un sur Valère & Lucille de l’autre, & c’est toûjours l’éloge & le bonheur de la passion. La piété y perd, & l’esprit du monde y gagne, & par conséquent l’enfer. Qu’importe au démon qu’on se damne par un {p. 50}péché ou par un autre ? l’enfer s’en peuple-t-il moins ? A la faveur du sauf conduit de ce vernis de morale, tout passe, s’accrédite, se naturalise. Toutes les hérésies ont usé de cet artifice, pour s’insinuer dans l’esprit des simples ; elles ont arboré un air de réforme, débité une morale sévère, voilé les erreurs de quelques vérités, enveloppé d’un air de sagesse des principes pernicieux. Tels sont tous les séducteurs. Qui les écouteroit, s’ils venoient à visage découvert annoncer leurs mauvais desseins ? Ils se cachent sous le masque de l’homme de bien, pour rassurer la vertu timide, comme le loup sous la peau de brebis pour la dévorer. Un Comédien qui ne diroit que des obscénités & des impiétés, seroit-il écouté ? Quelque trait de morale lui sert de passeport : c’est l’hypocrisie du théatre. Quel est le véritable Tartuffe ? C’est l’Acteur, c’est Moliere. Quelque vérité dans la bouche couvre son jeu théatral, comme dans celle de Tartuffe elle donne le change à la femme qu’il veut séduire. Tartuffe & Moliere se parent du dehors de l’homme de bien pour mieux attraper le simple dont ils font leur dupe.

Un effet inévitable du mélange du bien & du mal, c’est de faire perdre les idées justes des vrais devoirs, du vrai bonheur, du vrai malheur de l’ame, & d’y substituer un systême tout différent, dont on est fort satisfait, parce qu’il est conforme à la nature. Au lieu de la doctrine évangélique, qui va au cœur & sanctifie, on se remplit d’une morale toute naturelle, on se paie de grands mots, d’humanité, de bienfaisance, de patriotisme, de politesse, d’usage du monde, qui jette dans l’illusion, le relachement, le crime. C’est une orgueilleuse présomption de son mérite & de ses forces, une insultante fierté de sentiment & de langage. Le théatre le plus épuré ne formera tout au plus qu’un philosophe, un prétendu sage, {p. 51}qui dédaigne les sentimens, les promesses, les vertus, le langage, les loix de Jesus-Christ ; encore est-il trop voluptueux, trop passionné pour former un vrai sage. Au lieu de la nourriture de la vérité, & de la vertu même humaine, on ne se repaît que de chimères, de frivolité, de fables, de passions, de volupté. Ce sont des enfans qui courent après des papillons le long d’un abyme. Le monde n’est lui même qu’un vain phantôme ; ses biens, ses honneurs, ses plaisirs, une ombre légère qui s’évanouit ; la scène, que l’image de ce phantôme, la représentation de cette ombre. C’est bien là qu’on peut dire, comme l’Apôtre, quand la toile est baissée : Præterit figura hujus mundi. Quelle illusion ! mais qu’elle est funeste ! La figure du prestige fait perdre la réalité. Ainsi cache-t-on à l’homme ses blessures, on les lui fait aimer, on les rend incurables à ceux-mêmes qui les craignent & voudroient les guérir : O mores hominum ! o quantum est in rebus inane !

Ce n’est pas toûjours de la même maniere que le vice répand ses ténèbres. L’ivresse s’y diversifie à l’infini, selon les caractères, les dispositions, la matiere & les circonstances. Dans une bataille les morts & les blessures des Soldats sont infiniment variées. Ainsi dans les combats que le spectacle livre à la vertu, ou plûtôt dans la défaite générale de ceux qui osent s’y exposer, tout ne reçoit pas les mêmes atteintes ; l’impureté, qui y domine, n’est pas toûjours l’épée qui porte le coup mortel, chaque passion lance ses traits ; l’arsenal de l’iniquité, le carquois du démon, ainsi que celui de l’amour, sont bien fournis. Quelle est l’Égide qui couvre, le Mentor qui guide, l’asyle qui sauve ? On court désarmé au devant des coups, on s’applaudit de sa défaite. L’ambition, par-tout autorisée & canonisée, est dans toutes les tragédies la vertu des belles ames. {p. 52}L’amour de la gloire est le sentiment des Héros, le seul mobile des grands cœurs. L’humilité, le détachement évangélique n’est que la bassesse des cœurs ignobles. L’orgueil, l’estime de soi-même, la comparaison avec ce qu’il y a de plus élevé, les Rois même & les Dieux, font presque tout le sublime des tragiques. Jamais la vanité des femmes n’a été plus flattée qu’au spectacle : est-il étonnant qu’elles y courent avec transport ? quels portraits de leur beauté ! que d’adorateurs ! Tout y est à leurs genoux. Je n’envisage pas ici toutes ces folies du côté de l’impureté, dont elles attisent le feu criminel, mais du côté de la vanité. Point de femme qui au sortir du spectacle ne regarde son sexe comme une Divinité que tout adore, & ne traite de barbare le mari même qui ne brûle pas assez d’encens. Quel goût de luxe & de magnificence, quels grands airs ne prend-on pas dans ces discours pleins de hauteur & de fierté, très-souvent d’insolence, ces parures, ces décorations brillantes, cet or, cet argent, ces pierreries ! que de désirs, que d’efforts pour aller de pair avec ceux que l’on voit ! quelle honte de déparer cette superbe assemblée ! quelle fureur de dépense ! Qui tetigerit picem inquinabitur ab ea, & qui communicaverit superbo inducet superbiam. L’esprit de vengeance y domine : peut-on sans bassesse ne pas laver un affront dans le sang de son ennemi ? Le Cid est un éloge complet du duel, il en fait une nécessité & une grandeur ; le pardon est une foiblesse. La charité, l’amour des ennemis, sont-ils connus sur la scène ? L’intempérance & la paresse sont les délices du théatre comique ; par-tout l’éloge du vin & de la bonne chère, de l’amusement & de la frivolité. Là se débitent & se composent les vaudevilles & les airs bachiques : l’ivrognerie est une gentillesse de Silène, les folies des Bacchantes sont des {p. 53}divertissemens. Tout y est ennemi du travail, & n’en parle que pour s’en plaindre, & n’est occupé que de son plaisir. Quel ridicule sur l’économie, l’assiduité & les devoirs, la régularité des pères & des maîtres qui aiment la vie réglée & retirée ! quelle invitation aux femmes & aux enfans de secouer ce joug tyrannique, & de ne regarder comme heureuse qu’une vie de dissipation ! Souffriroit-on qu’un Gouverneur donnât de pareilles leçons à ses éleves ? Sont-elles moins dangereuses au spectacle, où elles sont plus agréablement assaisonnées ? que peut y gagner, ou plutôt que n’y perd pas, l’homme d’Eglise qu’on y dégrade, le Magistrat qu’on y tourne en ridicule, le Militaire qu’on y amollit, le fils de famille, le domestique qu’on rend frippon, le petit qu’on dégoûte de son métier, qu’on apprend à mépriser ses maîtres, à supporter avec peine la dépendance, le grand dont on nourrit l’orgueil, la profusion, la dureté, à qui on inspire le goût du luxe, de la fatuité, de la débauche ? Qu’un Prince formé par le théatre seroit odieux & méprisable ! Il a fallu tout l’excellent naturel de Louis XIV pour tenir contre le mauvais air qu’il y respiroit.

Boursaut, dans sa lettre à l’Archevêque de Paris, fait un raisonnement de Poëte comique, pour prouver les grands fruits de la comédie, c’est qu’elle représente des sottises & des crimes. Or, dit-il, il n’est point de meilleure école que les sottises que l’on voit, apparemment les sottises de galanterie aussi, car elles sont si communes au théatre, qu’on leur feroit tort de les excepter. Il faut à ce prix que les Acteurs & les Actrices, spectateurs & spectatrices, soient des saints du premier ordre, puisqu’ils voient & font voir tous les jours toute sorte de sottises. Ce principe renverse toute la morale & chrétienne & payenne. {p. 54}Une expérience de six mille années, dans le monde entier, a appris au genre humain qu’il n’est rien de si pernicieux que le mauvais exemple ; dans toute bonne éducation on écarte, autant qu’il est possible, la vûe & l’idée du vice, mauvais livres, mauvais discours, mauvais tableaux, mauvaise compagnie ; on présente de bons modèles, de bons exemples, &c. Si quelquefois on est forcé de parler de quelques désordres, ce n’est qu’en les condamnant. Dans l’école & la morale du théatre au contraire, il faut étaler & embellir les forfaits, exercer les gens dans les lieux infames, les lier aux mauvaises compagnies, pour les rendre vertueux. Le théatre est un grand maître ; il réalise ses leçons, & joint la pratique à la spéculation. Aussi fait-il de dignes élèves. Les enfans de Boursaut furent heureux d’aller à une autre école : son fils se fit Théatin, & sa fille Ursuline. Ils étoient fort embarrassés de justifier la doctrine & les œuvres de leur père ; il en fit, dit-on, pénitence à la fin de sa vie. Je le souhaite trop pour le contester.

CHAPITRE III.
Est-il à propos que les jeunes gens aillent à la Comédie ? §

L’histoire du Théatre aux premiers tomes, le Journal des Audiences, T. 4. L. 8 C. 10. le Traité de la Police de Lamarre, T. 1. I. 3. C. 3. rapportent que les Comédiens François voulant s’établir à Paris, achetèrent d’abord une maison près des Carmelites, rue Chapon. Ces saintes filles furent alarmées de ce voisinage, comme si le feu ou la peste se fussent approchés de leur Couvent. Elles sollicitèrent si bien que la Cour ordonna à la Troupe de chercher fortune {p. 55}ailleurs. On se tourna d’un autre côté, on acheta une maison près du Collège des Quatre nations. Le Principal & les Professeurs ne furent pas moins effrayés que les Carmelites, ils représentèrent que c’étoit perdre absolument leur Collège, que de donner à leurs Écoliers une occasion si prochaine de dissipation & de vice. La Cour ordonna encore à cette compagnie de Pandoures d’aller camper ailleurs. Elle acheta enfin un Hôtel qu’elle occupe aujourd’hui, sur les Fossés, fauxbourg S. Germain, que le public appelle rue de la Comédie, où personne ne s’opposa à une pareille garnison. C’étoit alors une extrémité de la ville. Toute la grace qu’on leur accorda dans le procès que leur firent les vendeurs des deux premieres maisons pour obtenir des dommages & intérêts, ce fut de les en dispenser. Le Conseil ne les obligea qu’à rembourser le prix de la vente, parce qu’une force majeure les obligeoit à résilier le contrat, & d’un autre côté les vendeurs, qui connoissoient leur qualité, pouvoient facilement s’attendre à de pareils revers.

Tout le monde pense de même : quel père, quelle mère, pour peu qu’il aime sa famille, voudroit avoir la comédie à sa porte ! ceux que le hasard a placé dans son voisinage n’en gémissent-ils pas ? Ainsi pensoient les habitans de la ville de Marseille, même Payens, comme le rapporte, d’après Valère Maxime, Alex. ab Alexand. Genial. Dier. (L. 5. C. 16.). Ils ne souffroient qu’à regret le théatre dans leur ville ; mais ne pouvant l’abolir entierement, ils avoient du moins défendu aux jeunes gens de s’y trouver, comme la chose la plus capable de corrompre les mœurs dans un âge si facile. Toutes les histoires de Marseille & de Provence, qui rapportent un trait si honorable, en font unanimement l’éloge. Il faut qu’on ait bien changé dans cette ville ; les {p. 56}papiers publics ont appris à toute la France qu’on fit venir à grands frais la Gaussin en équipage de Princesse de Paris à Marseille, pour jouer sur un théatre qui n’est plus fermé à personne. Les papiers publics pouvoient-ils être mieux employés qu’à célébrer le triomphe d’une Actrice qui traverse toute la France pour répondre à l’admiration d’une grande ville, & la gloire d’une grande ville dont l’entrée d’une Comédienne illustrera les fastes ?

Les loix Romaines avoient les mêmes alarmes, & prenoient les mêmes précautions que Marseille payenne, parce qu’il est de l’intérêt essentiel de l’État que les jeunes gens qui en sont l’espérance, aient de la religion & des mœurs, & étudient les sciences propres à leur profession. Croira-t-on que dans les réglemens que font les Empereurs pour les études, il est expressément défendu aux Étudians de fréquenter le théatre, & aux Régens de le souffrir (C. 1. de Sstud. liberal. L. 14. Cod. Theod. & ibi Gothofred) ? Les statuts de l’Université de Paris & ceux des autres Universités du royaume n’ont pas oublié ce point important de discipline. Pour le jeune Clergé, on n’en doute pas ; quel Séminaire souffriroit que ses élèves allassent à la comédie ? Le fameux Recteur Libanius donne le même conseil à ses élèves (Epist. 170 & 514. ad Andronic. & Italacian), & Aulugele (Noct. attic. L. 20. C. 3. rapporte qu’un célèbre Philosophe, pour corriger un de ses disciples qui aimoit éperduement le théatre & négligeoit l’étude, ce qui en est la suite ordinaire, lui recommanda de lire chaque jour avec attention le problême d’Aristote, l’un des plus grands philosophes de l’antiquité, qui attribue aux spectacles la dissolution & la corruption des mœurs. Le titre de ce chapitre est ainsi conçu : Scenicorum studium & amorem inhonestum & probrosum esse. {p. 57}Ce grand génie enseigne la même doctrine dans sa politique (L. 7. C. 13.) : Potissimum juvenes non sint comædiæ spectatores.

Dans l’Éloge historique du Duc de Bourgogne, fait en 1761, le célèbre le Franc de Pompignan rapporte que ce jeune Prince ayant entendu lire la tragédie d’Athalie, l’avoit fort goûtée, l’avoit fait déclamer en sa présence, avoit voulu y jouer un rôle, & avoit choisi pour lui celui du petit Joas, qui étoit en effet le mieux assorti à son âge & à ses sentimens, & qu’il l’avoit parfaitement rendu. Tout cela marque beaucoup d’esprit, de goût & de religion dans un enfant de huit à neuf ans. Il en avoit beaucoup en effet ; mais dans une éducation aussi chrétienne il n’est pas douteux qu’un Gouverneur & un Précepteur aussi pieux & aussi sages que ceux auxquels son éducation étoit confiée, auroient corrigé ce goût prématuré du théatre, qu’on ne lui permit de satisfaire dans le moment que pour connoître ses inclinations, & les tourner vers des objets plus dignes de lui. L’Abbé de S. Pierre, qui au milieu de bien des visions politiques, dit pourtant des vérités, mais les dit quelquefois brutalement, attribue à la comédie le peu d’éducation de Louis XIV, & sa négligence pour les affaires dans les premiers jours de son règne, ainsi que son goût pour le luxe, le plaisir & la dépense, & tout cela par l’ambition du Cardinal Mazarin, qui pour gouverner sans obstacle, amusoit ainsi ce jeune Prince (Annal polit. tom. 1. pag. 69.). Ce Cardinal n’avoit rien de mieux à faire que de laisser le Roi s’amuser tous les jours des plaisirs de son âge, & l’éloigner lui-même de toute sorte d’affaires ; il avoit vingt ans qu’il ne savoit que des danses, des mascarades, des tournois, des comédies, des jeux de cartes, &c.

La comédie, si dangereuse à tout le monde {p. 58}pour les mœurs, l’est infiniment plus aux jeunes gens. Quels principes & quelle éducation ! Seroit-ce bien connoître la jeunesse & sa fragilité, ces cœurs tous neufs & leur sensibilité, ces esprits naissans & leur vivacité, ces caractères peu solides & leur légèreté, cet amour du plaisir & sa violence, que d’abandonner des barques si foibles à une mer si orageuse ? Que penser de ces femmes mondaines (heureusement le nombre en est petit), qui mènent elles-mêmes leurs filles à la boucherie ? S. Augustin (Hom. 21. L. 50. Homil. tom. 10.) donne aux parens un conseil bien différent. Il leur recommande fortement de ne pas souffrir que leurs enfans aillent à la comédie, de les châtier, s’ils y vont, & de prier pour eux comme pour des gens qui courent à leur perte : Quotiescumque filios vestros ad spectacula currere pestifero amore cognoscetis, castigate eos, & abundantiùs pro eis Domino supplicate, quia illos videtis in luxuriosa oblectamenta & insaniam cecidisse. On peut laisser la jeunesse lire toute sorte de livres, fréquenter toute sorte de compagnies, voir les plus mauvais exemples, entendre les plus mauvais discours, regarder les objets les plus séduisans, si on leur ouvre la porte des spectacles, où se trouvent tous ces dangers à la fois, c’est-à-dire qu’il faut abandonner l’éducation de la jeunesse, la livrer à elle-même, & la laisser perdre. S’il est vrai, comme dit Juvénal, qu’on doit la respecter & lui épargner la moindre impression du vice, peut on lui permettre de s’engloutir dans l’assemblage de tous les vices ? Maxima debetur puero reverentia.

Il s’en faut bien, disoit le fameux Orateur Œlius Aristides, dans une belle oraison contre la comédie, que le spectacle soit utile à la jeunesse, il faut au contraire l’abolir pour la sûreté de ses mœurs : Tantùm abest ut juventutis erudienda {p. 59}gratia comædiæ sint agenda, ut potius vel hac de causa sint abolendæ, ut liceat securè virtutem colere. Qu’y trouve-t-on, qu’indécence dans les paroles, les gestes, les chansons ? Les vices des Comédiens sont si grands que la comédie elle-même ne sauroit les peindre : Tanta sunt Histrionum vitia, quanta non possit vel ipsa comædia exprimere. Des qu’on s’accoûtume à voir, à entendre de mauvaises choses, on apprend le mal que l’on ignoroit, & l’on s’y accoûtume. Il faut que votre ville soit bien corrompue, si elle souffre de si grands désordres : Simul ac consuevit malè audire, remittit animum, nequitiam dixit, hæcne ut honesta patimini ? corruptela signa sunt.

Il faut, dit Platon (L. 2. de Republic.), deux choses pour l’éducation de la jeunesse, lui inspirer la honte du mal, & lui donner le goût du bien. La comédie fait tout le contraire, & ses impressions ne se corrigent plus, les jeunes gens sont gâtés pour le reste de leurs jours : elle éloigne du bien, elle enseigne le mal. Une ville bien policée ne souffre pas une si grande source de corruption : Duo à pueritia in omnem vitam ducere debent, in turpibus verecundia, in honestis studium. Comædiarum lues ad primum adolescentes impellit & à secundo abducit, in bene morata civitate, statim à primis annis pueri jocis honestis assuet faciendi ; si minus honestis assuescant, numquam viri probi evadere possunt. L’expérience ne le confirme que trop. En voici un trait remarquable. Mornac (sur la loi 2. ff. de his qui notant. inf.) pour confirmer sa juste aversion des spectacles, rapporte la catastrophe du fils d’un Magistrat, à qui son père, qui lui destinoit sa charge, avoit donné la plus belle éducation, mais dont la fréquentation du théatre fit un débauché. Son pere, baigné de larmes, le suivoit de ville en ville, errant avec la troupe à laquelle il s’étoit douné. N’ayant pû le ramener, {p. 60}il le déshérita, & ce misérable fut enfin assassiné par un de ses compagnons de débauche : Pro Senatore Parisino thimelicum ignominiosum habuit Histrionem flagitiosis artibus infamem ; omni curâ & solertiâ ad vindicandum è sordibus filium, artes ludicras per urbes exercent sequebatur, ut reduceret, sed non potuit. De pareils exemples ne sont pas rares, sans être si éclatans. Il mourut, il y a quelque temps au Parlement d… un Avocat dont les premieres années avoient été aussi mal employées. Il quitta enfin cet infame métier, & entra dans le barreau. Il y porta cet air, ce style comédien qui amuse & fait rire, & mena toûjours une vie fort dissipée. Il n’eut jamais la confiance du public, ne fut qu’un Jurisconsulte très-médiocre, & mourut fort pauvre. Qu’on lise la vie des Comédiens dans l’ouvrage de M.M. Parfait, on n’en verra que de deux espèces ; les uns des enfans de famille, que la débauche a livrés au théatre ; les autres des misérables qui sont allés y chercher du pain. L’origine des Actrices n’est pas plus honorable, elle est plus pernicieuse ; elles y sont allé mettre leurs graces à profit. Tous ceux qui étudient les hautes sciences, ou qui sont dans de grandes places, dit Godefroi (L. 1. Cod. Theod. de liberal. studiis.), se font beaucoup de tort par leur amour pour la comédie : Spectaculorum studium omnibus qui gravioribus studiis vel officiis incumbant, vitio maximè datum. Quintilien ne veut pas même qu’on permette la lecture des pieces du théatre aux jeunes gens, jusqu’à ce que l’âge mur ait mis leurs mœurs en sureté : Donec mores fuerint in tuto. J’ai vû des Jésuites arracher Racine & Moliere des mains des Écoliers, & quatre jour après ils en faisoient représenter les pieces sur leur théatre. Que l’homme est peu conséquent !

Rien n’est plus opposé aux progrès dans les {p. 61}sciences que la fréquentation du théatre. La jeunesse y perd absolument le goût de l’étude, & constamment tout son temps. Je m’en rapporte à tous les Professeurs du monde. Il est étonnant que cette foule d’Écrivains qui ont inondé la France de livres sur l’éducation de la jeunesse, n’aient pas songé à lui interdire le théatre. Les épines d’une langue morte, les ténèbres de la métaphysique, les subtilités de la logique, les profondeurs de la géométrie, le labyrinthe de la jurisprudence, les dégoûts de la médecine, assez insipides par eux-mêmes, sont insupportables quand on est pétri de farces, de danses, de musique, d’Actrices, de décorations. Voilà tout ce qu’on apporte en classe & au cabinet. Qu’on cherche les jeunes Étudians, à peine paroissent-ils un moment aux écoles, leur séjour ordinaire est au spectacle ou chez l’actrice. Ils y apprennent à plaisanter, à faire les bouffons, à tourner tout en ridicule, à copier les gens, à composer des farces à leur façon, à les jouer entr’eux. Que lisent-ils ? Moliere, Racine, Quinault. De quoi s’entretiennent-ils ? de ce qu’ils ont vû ou entendu à la comédie, des parties qu’ils y ont faites, des bonnes fortunes qu’ils y ont eues. Est-ce ainsi que se forment le Magistrat, l’Orateur, le Médecin, le Militaire, l’Artiste ? comment passer de Moliere à Cujas, de Racine à Hypocrate, de Quinault à Euclyde ? Petrone, qui n’étoit pas un pédant sévère, compare l’amour du théatre à l’ivresse, & assure qu’il fait le même ravage que l’ivrognerie, & que les jeunes gens doivent avec un soin égal éviter l’un & l’autre : Ne perditis addictus obruat vino mentis vigorem, nec in scena sedeat plausor Histrionibus (Sat. L. 1.).

La jeunesse a d’autant plus à craindre le théatre, que c’est sur-tout à elle qu’on en veut. Il n’est point de comédie où quelque jeune personne du sexe ne soit l’objet des poursuites criminelles, {p. 62}& quelque jeune homme le poursuivant. Que leur apprend-on ? à connoître l’amour, à ne pas craindre, à satisfaire les feux naissans que la nature allume, que les objets attirent, dont la représentation fait une incendie. On lui enseigne à voir les passions sans défiance, à se les justifier, à s’en faire un mérite, à former des intrigues, à tromper des parens, à lever les obstacles. La saine morale qu’on y débite ! Le bel age est la saison des plaisirs, ils y sont plus piquans & plus agréables ; il faut profiter du printemps de la vie, tout alors est pardonnable. Ne croyez-vous pas entendre les insensés dont parle le livre de la Sagesse ? Coronemus nos rosis antequam marcescant. On lui inspire la plus folle vanité : éloge perpétuel de sa beauté, de ses graces, de son empire : encens, flatteries, hommages, qui l’enivrent d’elle-même, & lui apprennent à mépriser la vieillesse, à se moquer de ses infirmités, de ses rides, de ses importunes sollicitudes, qu’on attribue à mauvaise humeur, & au dépit de ne plus jouir des plaisirs qu’on avoit autrefois goûtés. La jeunesse est l’âge le plus susceptible des impressions du vice, le plus critique, puisque le reste de la vie dépend presque sans retour des habitudes qu’on y contracte. La comédie fût-elle indifférente dans un âge avancé, elle est infiniment dangereuse à la jeunesse, on doit absolument la lui interdire.

Qu’on ne cite point ici les piece de Collège pour justifier les jeunes gens qui vont à la comédie. Nous n’approuvons pas, il est vrai, ces sortes de pieces ; mais ce seroit être injuste de ne pas convenir qu’elles sont très-différentes du théatre public, différentes dans les mœurs des Acteurs & des Actrices, dans le goût & les vûes de l’Auteur, dans le choix des spectateurs, dans la séduction des passions, l’indécence des parures, {p. 63}la licence des discours, les décorations, les chants, les danses, le lieu, le temps. Cette différence est si bien reconnue, que quand le Collège s’écarte des bienséances, on le compare au théatre, & les Écoliers aux Comédiens, & qu’au contraire quand une piece du théatre n’a pas excité la passion, on dit d’abord c’est une piece de collège : double accusation, dont on ne manque pas de se défendre de part & d’autre, tant on est persuadé qu’on ne peut être innocent en imitant ce genre d’hommes, que leur ressembler, c’est oublier les vertus & les bienséances, qu’on ne peut être bon Comédien en observant ces loix. Il y auroit donc de l’injustice, comme le remarque M. Bossuet & tous ceux qui ont écrit contre les spectacles, & dans le parallelle de deux comédies & dans les conséquences, si de la tolérance des unes on en concluoit la liberté d’aller aux autres.

Voici quelques exemples frappans des effets du spectacle sur la jeunesse. Madame de Longueville (dit l’Auteur de sa vie, L. 1. pag. 15.) jusqu’alors dans la plus haute piété, jusqu’à vouloir se faire Carmelite, la perdit toute dans un bal, où sa mère la força d’aller contre son gré. De là toutes ses intrigues, sa révolte & ses malheurs. La Princesse, vertueuse en y entrant, en sortit toute changée, & ne fut plus la même personne, &c. On ne l’y vit plus après sa conversion.

On voit dans les Mémoires du Comte de … écrits par S. Évremont (Tom. 1. L. 1. C. 6.) : Je n’avois eu jusques-là (à quatorze ans) que de vagues impressions de cette passion qui attache un sexe à l’autre. Ce fut à la comédie qu’elle commença à se développer & à se faire sentir en moi, & je le dirai à ma confusion ou à celle des plus graves Auteurs de la tragédie, que ce fut à la représentation du Cid que je commençai tout de {p. 64}bon à vouloir faire l’amour. La femme qui jouoit le rôle de Chimène, me toucha & par la beauté & par la tendresse des sentimens de son personnage. Je me sentis affligé de la voir malheureuse ; il me sembla même que j’étois un peu fâché qu’elle fût aussi vertueuse que son rôle la faisoit paroître. Mais ce regret ne dura pas long-temps, j’appris bien-tôt que cette femme qui représentoit sur le théatre des personnages si vertueux, n’étoit dans le particulier rien moins qu’une Chimène. Ce fut là-ce qui me renversa entierement l’imagination. Quoi, disois-je en moi-même, il me seroit aisé d’être aimé de cette Chimène qui a tant de fierté pour Rodrigue ! Je portois par-tout ces pensées & ces réflexions, & j’avalois, sans le savoir, le funeste poison de la débauche. Ce que j’éprouvai dans un âge si tendre m’a dans la suite de ma vie empêché d’être surpris quand j’ai vû les Comédiennes. Toutes décriées qu’elles sont, elles inspirent de plus fortes passions que les honnêtes femmes : le rôle qu’elles font sur le théatre, donne du goût pour celui qu’elles jouent ailleurs. Cependant j’étois trop jeune pour m’attacher à ma Chimène ; d’ailleurs elle étoit à toute heure entourée de gens moins jeunes & plus riches que moi, & prévoyant bien que si j’osois lui parler d’amour sans lui faire des présens, je n’en seroit traité que comme un Écolier, je cherchai des amours plus aisées. Tout cela n’a pas besoin de commentaire. Le désintéressement & la vertu des Actrices, les bons effets que produisent sur le théatre leurs vertus apparentes & leur saine morale sur la jeunesse qui s’y trouve, s’y font aisément sentir. Celui qui parle connoissoit bien le monde, & n’étoit point scrupuleux.

Le dangereux poison que le théatre inspire,
Les principes impurs qu’on ose y débiter,
{p. 65} Les lascives chansons qui raillant la sagesse,
Au tendre & fol amour instruisent la jeunesse,

Dit l’Abbé de Villiers (L. 2. Ep. 2. pag. 323).

C’étoit un Ex-Jésuite, qui long-temps Régent & ensuite dans le monde, connoissoit les pieces de Collège & les effets pernicieux que produit le théatre sur un jeune cœur.

L’Apologie des Jésuites (C. 12.), un peu moins sévère que l’Abbé de Villiers, y met une restriction & dit que leurs constitutions leur prescrivent de détourner les Écoliers des spectacles publics (licencieux), ajoûte-t-elle. Ce qui n’est point dans le texte, où la défense est générale : Neque ad spectacula publica comædias eant (Rat. Stud. n. 13.). Cette distinction, sur laquelle porte le relâchement des Casuistes en cette matiere, élude toute la loi & sauve tous les spectateurs & Acteurs. Le théatre est épuré, dit-on, il n’y a plus aujourd’hui de piece licencieuse. Le Journal des Savans (janv. 1763.) dans l’extrait du livre, Considérations sur la littérature, dit : Il y a un théatre à Amsterdam, un à la Haye. Sur le premier jouent des artisans qu’on paye fort médiocrement. On s’en contente, & tout va bien. Tant que les choses resteront sur ce pied, on n’aura pas de grands Acteurs, on n’aura pas aussi de grands libertins. Le bien public exige qu’on se passe des uns pour ne pas rencontrer les autres. Les figurantes de l’Opéra & des deux comédies de Paris font plus de tort à la jeunesse Françoise qu’elles ne donnent de plaisir & de lustre à la nation. L’Auteur observe que les coquetteries des Marquises de nos théatres jouées en Hollande, y ont gâté depuis vingt ans & continuent à dépraver les mœurs des deux sexes.

Le P. Porée Jésuite, l’un des plus distingués instituteurs de la jeunesse par ses vertus & par ses talens, a laisse deux oraisons célébres, l’une contre les romans, l’autre sur le théatre. Dans la {p. 66}premiere, où il condamne les romans sans ménagement, il parle selon son cœur. On démêle dans l’autre une impression étrangère. Il y fait une sortie des plus vives contre Racine, sur l’amour dont il a infecté toutes ses pieces ; & les parcourant en détail, il montre que cet amour est fade, inutile, faux, puérile, ridicule, absurde, contre toute vrai-semblance : Repugnante ætate, adversante fortunâ, reluctante religione, reclamante historiâ, vel ipsâ resellente fabulâ, puerilis, ineptus, ridiculus, portentosus. Après s’être déchaîné sans restriction contre les romans, dont la lecture est assurément moins dangereuse que la fréquentation du spectacle, son discours sur le théatre, où il fait quelque tentative pour l’excuser, est un phénomène. La seconde partie, où il prouve que le théatre corrompt les mœurs, détruit la premiere, où il prétend qu’il peut lui être utile. Cette possibilité spéculative & métaphysique, qui ne fut jamais réalisée, & ne se réalisera jamais, est une chimère. Si ce Père, qui avoit de la piété, a fait une pareille apologie, ce n’est que par la contagion du Jésuitisme : pouvoit-il condamner atrocement la Société, qui par-tout faisoit jouer des pieces, sur-tout chaque année à Paris, où lui-même en avoit composé, & avec un tel éclat, que l’on y invitoit toute la ville, que le spectacle duroit presque tout le jour, que les enfans des plus grands Seigneurs y étoient Acteurs, que le Mercure & la plûpart des Journaux en faisoient une honorable mention, qu’après avoir donné pour la forme quelques scènes Latines, conformément aux constitutions de S. Ignace, qui veut que tout soit en Latin, on jouoit une piece Françoise entremêlée de ballets de toute espèce, où les danseurs, les musiciens & les instrumens de l’Opéra étaloient tout ce qu’ils avoient de talens, au milieu des Jésuites, spectateurs, présidens, {p. 67}Auteurs, par un assemblage qui n’est assurément pas dans l’institut, tout impie qu’on le dise ? Le P. Porée a donc dû chercher quelque couleur pour pallier la scène des collèges des Jésuites ; mais fût-elle excusable, ce qui n’est pas, puisqu’on y représentoit les mêmes pieces & de la même maniere qu’à la Comédie Françoise, ce seroit d’ailleurs un piege pour la jeunesse, de lui faire goûter le théatre de si bonne heure. Elle ne manquera pas de le fréquenter dans la suite & d’en trouver l’apologie dans la conduite de ses maîtres. Dans les idées du monde il est aisé d’y appliquer toute la doctrine du P. Porée. Comment ce saint & éloquent Religieux a-t-il pû étayer ces spéculations de l’autorité de S. Charles Borromée, qui fit tout ce qu’il pût par lui-même & par ses Ecclésiastiques pour abolir le théatre à Milan, & qui n’ayant pû y réussir, demanda qu’au moins on fît examiner les pieces avant que de les représenter ? comment peut-il s’étayer de l’exemple du Cardinal de Richelieu, en qui l’amour du théatre fut un vrai ridicule & une grande faute, & un malheur pour la France, où il en répandit le goût ? comment peut-il mettre en parallelle la construction de la Sorbonne & celle d’un théatre dans son Palais, & faire passer pour une bonne œuvre d’ouvrir la source de tous les vices ? comment peut-il justifier jusqu’à l’opéra, la danse, la musique, parce qu’on peut faire de beaux motets pour l’Église, comme s’il y avoit un seul air à l’opéra qui n’inspire la mollesse & la passion, & comme s’il convenoit de les chanter à l’Église, & de rappeler l’idée de cette morale lubrique que Lulli réchauffa des sons de la musique ?

Il s’étoit introduit à Constantinople un usage fort singulier, comme nous l’apprenons de Balsamon sur le canon 71 du sixieme Concile in trullo. Lorsque les jeunes Étudians avoient fini leur cours {p. 68}d’étude & devoient passer au rang des maîtres, ce que nous appelons passer Docteur, on les menoit en cérémonie au bain, où se trouvoient, d’un côté les maîtres pour les prendre & les agréger à leur corps, & de l’autre leurs condisciples, qui faisoient semblant de s’y opposer, comme ne voulant pas perdre un camarade qui leur faisoit honneur ; ce qui formoit une espèce de combat qu’ils appeloient eglistræ, où les maîtres devenoient enfin vainqueurs, emmenoient le candidat, le couvroient de riches habits, le promenoient en triomphe dans la ville, & le faisoient monter sur le théatre public pendant la représentation, pour recevoir les éloges & les applaudissemens des spectateurs. C’est ainsi qu’on a vû le Maréchal de Saxe, au retour de la campagne, venir à la comédie, & s’y laisser couronner par une Actrice, sans craindre de laisser flétrir ses lauriers par les mains de la mollesse, plus propres à couronner de myrthe ou de roses quelque Celadon. Cette frivole cérémonie étoit ancienne parmi les Grecs, elle se pratiquoit à Athenes en faveur des élèves des anciens Sophistes ou Philosophes, qui avoient la foiblesse de laisser faire des folies pour honorer des sages. On en voit le détail dans l’Oraison funèbre de S. Basile (N. 24) qui fut prononcée par S. Gregoire de Nazianze, son ami : il y dit que la gravité de ses mœurs & la sagesse de ses discours en firent exempter ce grand homme.

Ces jeux insensés d’une jeunesse pétulante n’auroient pas apparemment été l’objet de l’animadversion de la police, encore moins d’un concile écuménique ; mais malheureusement les Étudians en droit voulurent imiter les autres, & faire leurs fêtes aussi, pour célébrer leur doctorat, & les maîtres ou professeurs se prêtèrent à ces extravagances. Constantinople, la Reine des villes, dit Balsamon, respectoit alors la jurisprudence, & {p. 69}avoit à cœur la discipline des écoles de droit, où se formoient les Magistrats qui devoient un jour s’asseoir sur les tribunaux. Elle ne pût voir sans indignation les successeurs des Papiniens & des Ulpiens se couvrir de bonne heure de ridicule, & ces images de la Divinité, que tout devoit un jour respecter, se faire mépriser. Cette conduite parut si indécente, le théatre si peu fait pour des Jurisconsultes, & les mœurs des Comédiens si opposées à la sainteté d’un interprète des loix, que le sixieme Concile in trullo défendit expressément, sous peine d’excommunication, à tous les Étudians en droit, de paroître sur le théatre, & de faire aucune de ces bouffonneries : tant la dignité de l’état qu’ils avoient embrassé, leur paroissoit blessée par tout ce qui ressentoit le théatre : Eos qui docentur leges civiles Græcis moribus uti non oportere, neque in theatrum induci, neque eglistras peragere, nec tempere quo disciplinam ingrediantur, nec ad finem ejus, aut in ejus dimidio ; si quis autem hoc facere ausus fuerit, segregetur. De ce que ce canon ne parle que des Étudians, on auroit tort d’en conclure que de si mauvaises coûtumes sont permises au reste des fidèles. Ce qui est mauvais & indécent n’est permis à personne, dit Gonzalès, qui rapporte ce trait (C. Cùm decorem de vit. & honest. Cleric.). Le respect pour la Magistrature a fait porter l’attention publique plus loin que pour les autres états : Non tamen inde colligitur alios ludos eis permitti. On trouvera cette matiere savamment traitée par M. de Ciron, Professeur en droit & Chancelier de l’Université de Toulouse (L. 3. C. 1. Observat. Juris. & sur le titre de Magistrat. L. 5. T. 5. des Décrétal.). Ce savant homme appelle les Professeurs les Évêques des écoles, les Prélats de la jurisprudence, Antistites juris, Antistites scholarum ; expression singulière qui en {p. 70}marquant la sainteté des loix & celle de leurs interprètes, soit en les enseignant, soir à plus forte raison en les faisant exécuter, leur enseigne combien ils doivent se respecter eux-mêmes, & s’éloigner de toutes les folies du théatre.

Ces loix sont mal observées, même dans l’Université où M. de Ciron les a expliquées. Ce n’est pas sans doute la faute des Professeurs, qui toûjours pleins de zèle pour le bon ordre, gémissent du dérangement de leurs éleves qu’ils ne peuvent empêcher. L’an 1763, les Écoliers des quatre Facultés alloient si habituellement à la comédie & en si grand nombre, qu’on y en voyoit deux à trois cens chaque sois. C’étoit pour la troupe des Comédiens un revenu considérable, & fort peu de profit pour les études. Ce fut là un bon titre pour agir en maîtres ; ils s’aviserent de demander certaines pieces que les Comédiens ne purent ou ne voulurent pas leur donner. Ils se piquèrent & délibérèrent de ne plus aller à la comédie jusqu’à ce qu’on leur eût fait une satisfaction convenable. L’assemblée manda le Directeur du spectacle, pour lui faire une grave mercuriale & lui notifier la résolution prise par l’Université des Étudians. Le Directeur se rendit ponctuellement à l’ordre, écouta humblement la correction, & donna sa parole d’honneur d’engager ses camarades à satisfaire la sage & savante compagnie. Il tint parole, & peu de jours après il requit respectueusement d’être entendu & de porter à nos très-sages Maîtres les excuses des Acteurs, la reconnoissance des Actrices, & les promesses d’être plus dociles & plus traitables. On s’assembla, on donna audience à l’orateur. L’amplissime Président prononça l’arrêt d’abolition, & accorda la grâce, à condition qu’on joueroit Pourceaugnac, & que la plus jolie Actrice débuteroit par un compliment respectueux {p. 71}pour Messieurs les Étudians ; ce qui fut accepté. Ensuite la judicieuse assemblée délibéra que ce jour célebre aucun Écolier ne manqueroit à la comédie, sous peine d’être chassé des écoles, comme un infâme excommunié. La foule fut immense, & les Comédiens joyeux d’autant, voyant une si abondante recette. Pourceaugnac fut joué aux éclats de rire & aux acclamations réitérées de cette studieuse jeunesse, sur-tout aux scènes où l’on joue les Avocats & les Médecins. La paix fut faite, les études reprirent leur cours avec l’assiduité ordinaire ; on continua d’aller former au parterre le Théologien, le Jurisconsulte, le Médecin, le Philosophe, & d’apprendre à la profonde école des Actrices la Bible, le Digeste, Hypocrate & Aristote. Les loges grillées, destinées, dit-on, pour les gens honteux ou timides, & où chacune avec son élève se rendent pour trente sols, les figurantes du second ordre furent plus que jamais fréquentées. On juge bien quels grands hommes doivent sortir de ces savantes mains, & combien doivent se féliciter du progrès de leurs classes les habiles & vigilans Professeurs qui leur développent les mystères des hautes sciences. Aussi quels saints Ecclésiastiques, quels éclairés Magistrats, quels profonds Médecins, le public y doit un jour gagner ! C’est dommage que Moliere n’ait été témoin de ce burlesque événement, il en eût composé une piece plus amusante que l’Avocat Pourceaugnac, dont il eût trouvé bien des copies, & dont la scène eût été dans les écoles du droit.

Autre aventure dans la même ville & dans le même goût. La troupe des Comédiens ayant manqué en 1761, par je ne sais quelle raison, les Étudians en droit formèrent une troupe, & les Étudians en médecine une autre, qui par un beau zèle du bien public se chargèrent de fournir {p. 72}tour-à-tour au théatre, & par une noble émulation pour soûtenir la gloire des deux Facultés, se disputèrent à qui des Médecins ou des Juristes seroient les meilleurs Acteurs. Presque toute l’année se passa à apprendre, à exercer, à représenter dans la salle publique des spectacles, que les Magistrats municipaux leur livrèrent. L’Université garda le silence. Qu’on juge si les écoles furent bien fréquentées, les cahiers bien étudiés, les thèses bien soûtenues, les grades bien mérités ; si la religion, les mœurs, le public y gagnèrent. Les Théologiens & les Philosophes ne parurent pas sur le théatre scolastique ; la jeunesse dans les uns, la sainteté de l’état dans les autres, les rendirent timides. Mais aguerris par leurs confrères, ils jouèrent quelque temps après un grand rôle dans le triomphe que l’Université remporta sur la Comédie & les hommages que lui rendirent les Acteurs & les Actrices.

Le célèbre S. Évremont, dont l’esprit brillant, le style étudié, les mœurs épicuriennes, la religion commode, n’ont rien de suspect pour Melpomène, en faveur de laquelle il a beaucoup écrit !, S. Evremont composa une piece dont le fonds étoit une fille devenue folle par la lecture & la représentation des opéra, comme Don Quichote par la lecture des romans, fille pleine de tendres sentimens pour un Comédien, & de respect pour les Dieux du paganisme qu’elle adore. Il y montre combien la lecture des pieces de théatre & l’assiduité au spectacle dérangent le cœur & l’esprit des jeunes gens, les remplissent de chimères & de passions, & les rendent incapables d’éducation & inutiles à tout dans la société. La morale lubrique qu’on y débite à tout propos, dévoile les idées, les sentimens, l’occupation d’un cœur pétri de corruption que la scène fait naître & entretient, au préjudice de tous les devoirs, l’imprudence {p. 73}& le crime des parens qui le souffrent, & se repentiront, mais trop tard, d’avoir ainsi éteint dans leurs enfans la vertu, la sagesse, la soûmission. Il est certain que tous les systémes d’éducation publique qui pleuvent de tous côtés depuis deux ans, ne feront autant de bien à un jeune homme que l’éducation théatrale lui fera de mal. L’apologie de S. Évremont ajoute d’après lui (pag. 100) qu’il y a une différence entre l’affection du vice, qui est l’impression que fait & que laisse dans l’ame la vûe du vice, & l’affection au vice ou pour le vice, qui est l’attachement au vice. Le premier est machinal & involontaire. C’est un homme qui approche trop près du feu, il a beau ne pas le vouloir, il est impossible qu’il n’en sente l’ardeur, & qu’enfin il ne se brûle. Le second dépend de nous, & nous rend criminels. Encore même le premier nous est il imputé quand nous nous sommes mis volontairement dans l’occasion prochaine de cette impression vicieuse ; à plus forte raison le second, qui en est la suite, est inexcusable. Tous ceux qui vont au spectacle n’aiment pas le vice, plusieurs en ont horreur ; mais ils l’aimeront bien-tôt, & du moins est-il impossible qu’ils n’en ressentent machinalement l’impression en le voyant, ce qui produira tôt ou tard l’affection volontaire, & qui rend déjà coupable, en se mettant librement dans la nécessité de le ressentir. Cette réflexion est très-juste, sur-tout pour de jeunes gens, dont le cœur facile & ardent prend plus facilement toute sorte d’impression, & s’y livre plus aveuglément. Cette double signication du mot affection d’une chose & à une chose n’est pas Françoise ; ce mot ne se prend que dans l’actif aimer un objet, non dans le passif, en être affecté, mais la pensée est vraie, & d’un grand usage pour les mœurs.

L’éducation des filles mérite une attention particulière : {p. 74}elle est ordinairement négligée. Un nom à soûtenir, une charge à remplir, un emploi à occuper, un métier à apprendre, réveillent l’attention des parens sur les garçons : une fille bornée à de petites fonctions, qui exigent peu de connoissances, est abandonnée à elle-même ; sa vie désoccupée se passe presque toute dans l’oisiveté ; la toilette, l’amusement, la promenade, les visites, laissent à peine un moment à un travail des mains, qui ne differe presque pas de l’oisiveté. Ses passions ne sont pas moins vives. La foiblesse, la pudeur, les bienséances, arrêtent, il est vrai, les excès & les éclats ; mais pour être-couvert de cendres, le feu n’est pas moins ardent ; un souffle l’allume avec violence. La vertu y est plus attaquée : des charmes naturels, une douceur engageante, le soin continuel de plaire, attirent un essain d’adorateurs, qui tantôt surprennent dans leurs pieges, tantôt abusent de la facilité dans leurs entreprises. Elle y est presque sans défense : un caractère léger, complaisant & facile, fait pour la dépendance, charmé de la flatterie, pétri de vanité, enivré de volupté, presque sans lumiere & sans expérience. Voilà ce qu’on place dans le foyer du théatre, qui comme un miroir ardent, rassemble tous les rayons de la passion, les réunit & les lance tous dans un cœur qui va s’exposer à son feu. Ce mot de foyer, le mot propre de la comparaison que je fais, me rappelle un autre foyer derriere le théatre, où tous les feux du vice sont encore plus ardens. Les honnêtes femmes, il est vrai, ne paroissent point à celui-ci, elles seroient déshonorées ; mais de toutes ces vérités, il résulte que la vertu des femmes court au spectacle les plus grands risques, & que c’est la plus mauvaise éducation de leur permettre d’aller au spectacle.

{p. 75}Madame de Maintenon, cette célèbre fondatrice de l’ordre de S. Louis à S. Cyr, si pieuse, & qui savoit si bien & si à propos le paroître, d’autant plus admirable dans sa piété & dans son extérieur édifiant, qu’elle n’avoit acquis ni l’un ni l’autre, ni chez les d’Aubigné ses parens, ni chez Scarron son mari, ni chez Ninon l’Enclos son amie, ni chez Madame de Montespan sa maîtresse, mais qui pouvoit bien y avoir pris un esprit de tolérance pour les idées du monde, les foiblesses humaines, & les goûts de la Cour où elle regnoit, & à qui personne ne contestera beaucoup d’esprit, de prudence, d’adresse & d’élévation, Madame de Maintenon a fait composer pour la maison de S. Cyr & représenter des pieces de théatre par ses filles, elle les a fait exercer par Racine, y a fait venir le Roi & toute la Cour, des Évêques, des Ecclésiastiques & des Religieux, le R.P. la Chaize & trente autres Jésuites, dont sans doute la politique, quoi qu’en disent les Provinciales, n’alloit pas jusqu’à autoriser par leur présence & leurs éloges ce qu’ils auroient crû un péché. Peut-on donc regarder le spectacle comme contraire à la piété, à l’éducation de la jeunesse, même des filles, qui ont moins de prétexte & plus de danger que les garçons, puisque n’ayant ni chaire, ni barreau, ni tribunal à remplir, elles n’ont pas besoin, comme les Magistrats, les Avocats, les Prédicateurs, de s’accoutumer à parler en public, que la fragilité du sexe, la vivacité des passions, la vanité & la tendresse les rendent infiniment plus susceptibles des impressions théatrales, & les exposent davantage à la poursuite de ceux à qui on a étalé leurs graces, & qu’enfin destinées à vivre dans leur maison & avoir soin d’une famille, la dissipation & le goût du plaisir sont encore plus à craindre pour elles.

{p. 76}Cet événement, dont nous avons parlé ailleurs, est singulier ; il fait époque dans le monde monastique. Depuis ce temps-là, dans tout le royaume, beaucoup de Communautés de filles qui ne s’étoient pas avisés d’être Comédiennes, se sont crû en droit de suivre un si brillant exemple. Cet exemple pourtant, tout brillant qu’il est, tire peu à conséquence. Madame de Maintenon, qui vouloit faire goûter au Roi sa Communauté naissante, ne négligeoit rien pour la lui rendre agréable. Elle connoissoit le goût de Louis XIV pour le spectacle, il s’en privoit depuis quelque temps par dévotion ; c’étoit sûrement lui plaire de l’y ramener, en écartant ce qui pouvoit réveiller ses scrupules, & le lui offrant à titre même de bonne œuvre. Ce tour n’étoit pas nouveau. Ce Prince, à qui l’âge, la dévotion, la satiété rendoient les plaisirs insipides, s’ennuyoit beaucoup, & ennuyoit Madame de Maintenon, chargée de l’entretenir. Elle ne savoit le plus souvent comment s’y prendre pour remplir un si grand vuide, & remplacer tant de fêtes & de plaisirs bruyans qui l’avoient si long-temps amusé. Elle s’avisa de construire un petit théatre dans son appartement, qui étoit à plein pied de celui du Roi, où les Princesses & les Dames de la Cour représentoient des pieces de toute espèce. Il n’y avoit plus qu’un pas à faire pour les introduire à S. Cyr. Les nieces de la Fondatrice & plusieurs de ses élèves avoient des talens & des graces ; on les exerça long-temps, on en fut satisfait. L’Andromaque, l’Iphigenie, l’Alexandre de Racine, furent joués avec succès. On ne songeoit point encore à faire composer des pieces saintes ; Esther & Athalie furent le fruit de la réflexion.

L’expérience du danger la fit naître. Le langage des passions est facile à entendre & à parler, leurs progrès sont rapides, sur-tout sur des cœurs {p. 77}dociles & tout neufs. Ces Demoiselles prirent si bien les airs de la Cour, & représentèrent si naturellement Andromaque, que la Fondatrice s’en apperçût & craignit des effets opposés à ses vûes. Elle écrivit à Racine : Nos petites filles ont si bien joué Andromaque, qu’elles ne la joueront de leur vie, ni aucune autre de vos pieces. Si des pieces jouées dans un couvent par des enfans élevés dans la vertu, sous les yeux des supérieurs, sont cependant si dangereuses aux yeux d’une femme de Cour, croira-t-on sans danger celles que donnent des Actrices qui ne sont ni des enfans ni des religieuses ? C’étoit une leçon qu’elle se donnoit à elle-même, elle se proposa d’en profiter. Mais, sans abandonner son ouvrage, elle se déguisa ce que son expérience lui apprenoit ; elle demanda à Racine un poëme moral dialogué, dont l’amour fût banni. Il fit la tragédie d’Esther. On crut, à la faveur de la sainteté de l’histoire & de la piété des Actrices, en écarter tout danger, suivre les mouvemens de la vertu, lui donner du lustre, & réformer le théatre. D’ailleurs Esther, la pieuse & l’aimable Esther, représentoit si bien sa protectrice, Vasthi sa rivale, Assuérus Louis XIV, que ce sujet passa pour une heureuse découverte. Racine & Madame de Maintenon s’en félicitèrent. Moreau fit la musique, le décorateur de la Cour, fut chargé des décorations, Racine exerça les Actrices, comme il avoit exercé la Chammelé, à laquelle la Cour préféroit les Demoiselles. Je doute que nos Communautés religieuses voulussent employer de pareils maîtres. Cet assemblage singulier de sacré & de profane réussit ; le Roi en fut charmé, il en fit les honneurs ; tout s’empressa d’applaudir à l’ingénieuse piété qui savoit tourner en bien le mal même. Quel scrupule auroit pû rester aux courtisans, qui ne s’en piquent guère ? Ce fut une faveur d’y {p. 78}être admis, & un nouveau trait qui devoit servir un jour à la canonisation de la Fondatrice.

La Baumelle, dans la vie de Madame de Maintenon, nous apprend qu’une des personnes qui y eurent le plus de part, ce fut Madame de Brisson, dont le suffrage, d’un fort petit poids, étoit alors respecté. Cette fameuse Supérieure, qu’on appela d’abord comme un oracle, & dont on fut ensuite forcé de se défaire, qui apporta à S. Cyr beaucoup d’esprit & de vanité, la dévotion & l’amour du monde, composoit de petites pieces & les faisoit représenter, enseignoit ses élèves à déclamer, à sentir & à inspirer la passion. Elle introduisit cette nouveauté, dont elle ne prévoyoit ni ne redoutoit les suites, & fit sans peine goûter ces jeux à une femme de la Cour qui l’estimoit & qui vouloit plaire au Prince. Pour s’étayer, dans une entreprise aussi critique, du suffrage des Ecclésiastiques & des Religieux, Madame de Maintenon fit une représentation exprès pour eux, & l’annonça par ces paroles : Aujourd’hui on ne jouera que pour les Saints. Les Saints n’y seroient pas venus, s’ils n’eussent voulu y applaudir ; & pour concilier leur conduite avec l’idée qu’ils vouloient que l’on eût de leur aversion pour le théatre, ils désirèrent que toutes les pieces ressemblassent à Esther. Je ne sais pourtant s’ils iroient à la comédie à ce prix. Ils voulurent bien ne pas s’appercevoir que des Actrices si saintes, dans un sujet si saint, cherchoient à plaire, s’applaudissoient de leurs succès & de leurs conquêtes, & allumoient dans les cœurs les feux les plus vifs, que des spectateurs, plus attentifs aux graces qu’à la piece, y formèrent des passions qu’il fallut terminer par des mariages Les Comédiennes terminent-elles si légitimement celles qu’elles font naître ?

{p. 79}Malgré des suffrages si respectables, la conduite de Madame de Maintenon fut de toutes parts censurée. On disoit par-tout, on lui écrivit de vingt endroits, qu’il étoit indécent de produire ses nieces & des filles de qualité rassemblées de tout le royaume, que c’étoit mal répondre à l’espérance des parens, & à l’idée qu’on avoit de sa Communauté, d’en faire des Comédiennes. On lui faisoit voir que les adoucissemens qu’elle mettoit aux passions n’en ôtoient pas le danger, puisque, selon M. de Fénélon, son bon ami (de l’Éducation des filles), tout ce qui peut faire sentir l’amour, plus il est adouci & enveloppé, plus il est dangereux. Et selon M. de la Rochefoucaut dans ses Maximes, tous les grands divertissemens sont dangereux pour la vie chrétienne ; mais il n’en est point de plus à craindre que la comédie, elle anime & fait naître la passion dans nos cœurs, surtout celle de l’amour, principalement quand on le représente chaste & honnête. Les Religieuses même de S. Cyr refuserent d’assister à la piece, elles se mirent en oraison dans le temps qu’on la jouoit, sans doute pour en demander pardon à Dieu. L’Évêque de Chartres, leur Supérieur, & Directeur de Madame de Maintenon, refusa absolument de s’y trouver, & fit pendant la représentation un sermon à la Communauté : conduite singuliere, car quelle apparence que sa pénitente eût agi contre sa volonté ? M. Durand, Supérieur de S. Lazare, moins complaisant que le P. la Chaize, se déclara hautement, écrivit & prêcha sur l’état déplorable des Chrétiens qui se livrent à des plaisirs scandaleux, quoiqu’en apparence innocens. Bien d’autres Prédicateurs crierent fort haut, sur-tout M. Hébert, Curé de Versailles, qui étoit si dévoué à la Fondatrice, qu’elle lui obtint l’évêché d’Agen, ne voulut jamais y venir, malgré les plus fortes instances, {p. 80}& lui en fit des remontrances qui l’effrayèrent & l’ébranlèrent. Aucun Lazariste, dont il y a grand nombre à Versailles, & même dans la maison de S. Cyr, n’y a paru, ni pour lors, ni dans les pieces qui ont été jouées dans la suite. Cette Congrégation a été toûjours fort opposée à la comédie, & nous verrons ailleurs avec quel zèle M. Collet dans sa Théologie morale a parlé fortement contre elle.

S. Cyr même s’en dégoûta, & quoique par une sorte de point d’honneur, pour ne pas passer condamnation, & pour plaire au Roi qui le demanda, Madame de Maintenon fit encore jouer Athalie, ce fut d’une maniere si languissante, si embarrassée, si pleine de remords, que le chef-d’œuvre du théatre n’eut aucun succès, & S. Cyr a été depuis plus de quarante ans sans représenter aucune piece. M. Languet, dernier Curé de S. Sulpice, rival & imitateur de la célèbre Fondatrice, dans son petit S. Cyr (la maison de l’Enfant Jesus), a fait aussi son théatre, & ses filles y ont représenté, tandis que lui-même empêchoit la procession de sa paroisse de passer dans la rue de la Comédie, pour marquer son horreur pour les spectacles. Mais le public, qui savoit bien que ce n’étoit qu’une adresse pour attirer la Reine & les Dames de la Cour, & en obtenir bien des aumônes, le public n’a pas pris le change & n’a pas même crû que cet exemple, malgré la piété reconnue de S. Sulpice & le mérite de M. Languet, fût décisif pour autoriser la comédie, même pieuse. Ces traits sont rapportés dans la vie de Madame de Maintenon.

Nous ne pouvons mieux faire que de rapporter le discours que tint M. Hebert à Madame de Maintenon. La Baumelle prétend l’avoir tiré des Mémoires de M. Hebert. Quoi qu’il en soit, ce discours est très-vrai & très-sage. Ces divertissemens {p. 81}doivent être proscrits de toute bonne éducation. Votre grand objet est de porter vos élèves à une grande pureté de mœurs : n’est-ce pas détruire cette pureté, que de les exposer sur un théatre aux regards avides de toute la Cour ? C’est leur ôter cette honte modeste qui les retient dans le devoir. Une fille redoutera-t-elle un tête à tête avec un homme, après avoir parlé hardiment devant plusieurs ? Les applaudissemens que les spectateurs donnent à la beauté & aux talens de ces jeunes personnes, leur inspirent de l’orgueil. En exerçant mon ministère, qui combat toutes les passions, je ne puis me défendre de la vaine gloire, sur-tout en parlant devant le Roi ; comment des enfans se préserveront-ils d’une vanité si naturelle ? Cependant, dit Madame de Maintenon, ces exercices sont permis dans tous les collèges. On ne peut, repliqua le Curé, en rien conclurre pour les collèges des filles. Les garçons sont destinés à des emplois qui les obligent à parler en public, les gens d’Église, de robe ou d’épée ont besoin de l’exercice de la déclamation : les filles sont destinées à la retraite, leur vertu est d’être timides, leur gloire d’être modestes. Je ne parle point du temps qu’emportent les rôles qu’il faut apprendre, des distractions que donne le charme des vers, de l’orgueil de celles qui jouent, de la jalousie de celles qui ne jouent pas, des airs de hauteur qu’on prend au théatre & qu’on ne quitte pas dans la suite ; tous les couvens ont les yeux attachés sur S. Cyr, par-tout on suivra l’exemple que vous donnerez, on se lassera des pieces de piété (elles sont en petit nombre & la plûpart très-médiocres), on en jouera de profanes, on y invitera des laïques ; dans toutes les maisons religieuses, au lieu de former des Novices, on dressera des Comédiennes. Mais S. François de Sales, dit-elle, étoit moins rigide que vous ; il permet à ses filles de représenter des pieces de dévotion. Il est vrai, {p. 82}reprit Hebert ; mais il ne le leur permet que rarement, entr’elles, & dans l’intérieur du monastère : à la Visitation c’est un amusement, à S. Cyr un spectacle public. Ces raisons ébranlèrent Madame de Maintenon. On exécuta, il est vrai, ce qu’on avoit annoncé, les frais en étoient faits ; mais peu à peu on abandonna ce qu’on avoit connu si dangereux. Je le répette, quoi qu’il y ait certainement de la différence pour les mœurs entre les pieces de college & celles de la comédie, on aura toûjours bien de la peine à sauver l’inconséquence de cette conduite, à concilier la condamnation du théatre avec l’essai qu’on en fait, l’intelligence qu’on conserve avec lui, la goût qu’on inspire pour lui, & de persuader le public qu’on évite la peste dans une ville quand on l’établit bien volontairement dans ses fauxbourgs.

On se plaint que les Demoiselles élevées à S. Cyr rapportent dans les provinces des airs de hauteur, un goût de luxe, un fonds de paresse & d’oisiveté, des sentimens de mépris pour les petits détails du ménage, d’autant plus déplacés que la plûpart, d’une fortune très-médiocre, sont obligées avec toute leur noblesse de vivre très-bourgeoisement. Il seroit injuste de mettre tous ces défauts sur le compte de leurs maîtresses, qui pleines de mérite, de talens, de piété, ne leur donnent que de sages leçons & de bons exemples ; mais les liaisons de cette maison avec la Cour, qui y attire ce qu’il y a de plus grand, l’air de magnificence qui y règne, la familiarité avec des compagnes de la plus haute naissance, les idées de leur noblesse, tout peut & doit faire les plus vives impressions sur de jeunes cœurs susceptibles de tout. Mais ceux qui font ces plaintes ne voient pas que la fréquentation du théatre est encore plus pernicieuse par tout ce qu’on y trouve, qu’on y voit, qu’on y entend, qu’on y enseigne {p. 83}tous les vices, sans le racheter par aucune vertu.

Il y a quelque temps (en 1763), comme l’ont rapporté le Mercure & toutes ses gazettes, qu’on représenta à la Cour de Dresde un Opéra Italien (Talestris, Reine des Amasones) dont la musique & les paroles sont de la composition du Prince Électoral, aujourd’hui Électeur. Les Princes, les Princesses, les plus grands Seigneurs, remplissoient tous les rôles sur le théatre & dans l’orchestre. Ce spectacle eut le plus grand succès, qui en doute ? Les Princes ont tous les talens, & disposent de tous les suffrages. Peu de temps auparavant, après la publication de la paix, la même Cour, par une sage économie, avoit renvoyé toutes les troupes des Comédiens. Les gazettes dans le temps en firent l’éloge. M. Bossuet disoit dans des circonstances semblables : Le théatre a de grands exemples pour, & de grandes raisons contre. On peut dire ici que le même théatre a de grands exemples pour & contre. Madame de Maintenon en avoit aussi donné l’exemple. Elle doute si elle peut aller à la comédie avec le Roi, il faut que l’Évêque de Chartres lève son scrupule ; elle déclare à Racine que ses filles de S. Cyr ont si bien joué ses pieces, qu’elles ne les joueront de leur vie, & elle en fait composer, représenter, exercer par ce même Racine, elle y fait venir le Roi, toute la Cour, les Jésuites, &c. On voit bien que les femmes ne sont pas plus conséquentes que les hommes.

CHAPITRE IV.
Suite des effets des Passions. §

Au milieu de plusieurs Temples élevés à la Divinité qui règne dans les cieux, chaque ville en France a aussi un Temple élevé aux Divinités {p. 84}qui règnent sur la terre, je veux dire aux passions : n’est-il pas juste ? leur règne est bien étendu : est-il de cœur qui ne leur rende un religieux hommage ? Elles ont leurs Prêtres & leurs Prêtresses qui entretiennent leur culte avec le plus grand zèle, des Prédicateurs pleins d’esprit & de talens qui en débitent la morale & lui gagnent une foule de prosélites, des Dévots innombrables qui viennent assidûment l’écouter & la mettent fidellement en pratique, & dans leur sainte impatience vont dans des chambres pratiquées à dessein au-tour du Temple en faire dévotement les exercices. Il est des fêtes réglées qu’on célèbre en leur honneur, & des jours fixés pour faire régulierement le service. La joie la plus vive s’y déploie par toute sorte de ris, de chants & de danses. Les plus augustes cérémonies, les habits sacerdotaux les plus riches, les décorations les plus pompeuses annoncent la grandeur des Déesses qu’on y adore. On y entend des cantiques pleins d’onction, accompagnés de la musique la plus brillante, tantôt vive & légère, tantôt grave & majestueuse, tantôt triste & lugubre, le plus souvent tendre & voluptueuse. Selon les divers mystères qu’on célèbre, on y en étale les images, on y en répand les estampes, faites de la main des meilleurs maîtres, où tout est exposé sans voile. Dans cette religion on ne fut jamais iconoclaste. Les livres sacrés où les loix & les dogmes sont également expliqués, y sont multipliés à l’infini : on y trouve la légende de tant de Héros dont on chante les exploits, & dont la vérité est au-dessus des ombrages de la critique. Pendant le service c’est la plus respectueuse attention : elle n’est interrompue que pour entrer dans les sentimens des Prêtres & des Prêtresses, rire ou pleurer avec eux. Il s’en faut bien que le Dieu des Chrétiens soit si bien servi dans ses Eglises, qu’on y ait la même {p. 85}révérence, & que la religion des Magistrats y fasse observer la même police pour les offrandes, & publiques à la porte, & particulieres dans les chapelles des Prêtresses, les pensions, &c. qui peut les apprécier ? Ce Clergé est si utile au public, il contribue si fort à la population. Pour celui qui ne sait que dire des messes, donner des retraites, &c. il est à charge à l’État, l’appauvrit & le dépeuple, en envahit l’autorité, renverse les trônes, & assassine les Rois.

Il est certain, eh ! qui l’ignore ? que le théatre est le triomphe des passions. L’Acteur ne cherche qu’à les émouvoir, & le spectateur à les sentir. Celui qui sait le mieux les exprimer & les faire passer dans les cœurs, réunit tous les suffrages. On n’est content du spectacle qu’autant qu’on y est remué : la piece est insipide, si elle laisse tranquille. La passion, la passion, c’est le premier objet, la premiere, la seule Divinité.

Que dans tous vos discours la passion émue
Aille chercher le cœur, l’échauffe & le remue.

Choix du sujet, distribution des scènes, progrès du trouble, intrigues, dénouement, situations, obstacles, dialogue, expression, couleur de visage, inflexion de voix, mouvemens, gestes, regards, tout doit être passion. Qu’on ne voie ni Auteur ni Acteur, mais seulement la personne qu’on joue ; que le spectateur soit transporté, & comme transformé dans l’action. Ceux qui ont des passions les y nourrissent, ceux qui n’en ont pas les y allument. Les cœurs les plus vifs, les plus sensibles, qui s’enflamment plus vivement & plus aisément, aiment & goûtent plus agréablement le spectacle : ils y devroient moins aller. Ainsi les meilleures pieces sont, en un sens, les plus mauvaises, le meilleur Acteur est le plus mauvais. Pourquoi réveiller un ennemi si redoutable, & lui prêter de nouvelles forces ? ne vaudroit-il pas {p. 86}mieux le chasser ? Pourquoi attiser un feu qui va tout consumer ? il vaudroit mieux l’éteindre. Pourquoi semer & cultiver des herbes venimeuses qui vont donner la mort ? il vaudroit mieux les arracher. Nous devons combattre nos passions, & nous les excitons ; il faut écarter l’objet, & nous le cherchons, nous l’embellissons, nous le savourons avec joie, nous en faisons un art, un métier, un bonheur.

Pour peindre parfaitement les passions, l’Auteur doit commencer par les sentir, se passionner, se transporter, qu’il soit pour le moment Alexandre, Brutus, Berenice, Tartuffe, Scapin, &c. furieux, ambitieux, fier, cruel, tendre, jusqu’à ne pas se sentir lui-même. C’est le chef-d’œuvre de l’art, sans quoi il sera sifflé : Si vis me flere, dolendum est prius ipse tibi. Le métier de Comédien est donc le plus pernicieux à eux-mêmes. S’ils ont des mœurs, ils sont obligés de se transformer, pour peindre tous les vices. S’ils n’en ont pas, ils entretiennent & augmentent leur dépravation. Ils se corrompent les premiers, pour séduire les autres, qui par leur argent & leurs applaudissemens les payent de retour, en les y confirmant. On prend peu à peu le premier le pli, bon ou mauvais, quoique ce ne soit que pour contrefaire. En affectant un ton de voix, un air, une démarche, on s’y naturalise, on en est le premier la dupe. Est-on excusable de se rendre mauvais pour rendre mauvais les autres ? Quel tissu de scandales ! parler le langage du vice, en prendre les allures, en peindre les horreurs, en excuser les excès, en inspirer le goût, en faire sentir les mouvemens, en ouvrir l’école, en donner des leçons, l’ériger en vertu, tromper, aveugler les hommes, fixer leur attention sur des objets méprisables & criminels, effacer les idées des biens & des maux éternels, pour {p. 87}ne mettre le bonheur ou le malheur que dans le succès ou les obstacles de la passion, s’en faire un art, un métier, un état de vie, y consacrer tous ses talens, ses momens, ses forces, sa santé ! Peut-il être de métier plus détestable ? un Chrétien peut-il applaudir à un homme qui nous fascine, qui nous tue, qui nous damne ? Ce sera un homme divin, ce sera le grand Corneille, l’adorable Clairon, l’inimitable Baron.

Mais ce n’est qu’un jeu : qui prétend corrompre le cœur en lui faisant sentir un trouble agréable ? Cette douce langueur, cette piquante vivacité, cette tendre compassion, cette délicieuse fureur, sont-ce donc des crimes ? ce n’est point un objet réel, ni des passions réelles. On se trompe. Quelque faux que soit l’objet, l’émotion de la passion est très-réelle, & cette émotion goûtée volontairement & avec plaisir est criminelle. Il semble d’abord, dans la précision métaphysique, que la religion ne condamne pas tant le plaisir que l’abus & l’excès du plaisir, & que si on pouvoit les séparer, comme fait le spectacle, en le détournant sur des objets fabuleux & sans conséquence, le plaisir de la passion n’auroit rien de mauvais. Les passions peuvent être tournées du côté du bien, & devenir des vertus ; tournées vers le mal, elles sont des vices ; appliquées à des choses indifférentes, pourquoi ne seroient-elles pas indifférentes ? Voilà l’art du théatre, c’est un habile chimiste, qui sépare le plaisir du poison, fait goûter les charmes de l’un, sans courir les risques de l’autre. J’avoue que je n’ai pas grande foi au laboratoire d’une Actrice pour faire cette séparation des principes, & extraire cette quintessence des passions. Je ne crois pas même qu’elle s’embarrasse de ces abstractions ; contente de goûter, de faite goûter le plaisir, & de toucher son argent, elle renvoie ces subtiles {p. 88}distinctions au pays des songes. Vainement faisons-nous pour elle les frais d’une dissertation ; mais nous donnons un moment à quelques apologistes du théatre qui font semblant de ne pas croire ces vérités, je dis semblant, car dans le fond personne n’en doute. La séparation du plaisir d’avec le péché est une chimère, sur-tout quand on s’y abandonne, qu’on est déjà à demi vaincu, qu’on l’a goûté cent fois. Il forme dans l’ame affoiblie une si forte habitude, il acquiert un si grand ascendant, qu’elle y est entraînée sans résistance. Le ressort est monté, un rien lâche la détente. Mais je veux que supérieur à lui-même, élevé au-dessus des nues, le cœur du haut de la vertu entende l’orage du péché gronder à ses pieds sans en être atteint, l’émotion même des passions qu’il permet, qu’il excite, le plaisir de l’émotion qu’il goûte, qu’il cherche, à laquelle il se livre, ne sont-ils pas de vrais péchés ?

Et d’abord en matiere d’impureté, le libertinage seul peut trouver rigoureuse cette morale incontestable ; les autres passions, moins fréquentes, moins dangereuses, obtiennent-elles plus d’indulgence ? du moins n’est-il pas permis d’écouter celle-ci, même par jeu. On ne peut trop promptement en rejeter les mouvemens. S’y prêter, s’y plaire, les nourrir, les attirer, les faire naître, c’est se mettre dans la nécessité de pécher, c’est déjà commettre le péché. Dans la morale chrétienne, toute délectation, tout sentiment de plaisir goûté volontairement, est un péché mortel ; fît-on les plus subtiles distinctions, ne voulût-on pas aller plus loin, pût-on se promettre de ne pas passer ces bornes, c’en est assez, le seul goût volontaire du plaisir mérite l’enfer. Que le flambeau de cette morale à la main, on parcoure le théatre, en sonde son cœur, je m’en rapporte à la bonne foi de l’amateur le plus décidé.

{p. 89}Cette précision du plaisir de l’émotion, & du désordre de la passion, enchériroit sur les horreurs du quiétisme. Molinos, distinguant la partie supérieure de la partie inférieure, prétendoit que tout ce qui se passoit dans celle-ci, vengeance, orgueil, impureté, plaisir, douleur, &c. & toutes les altérations du corps qui en étoient la suite, étoient des modifications purement passives, étrangères à l’ame, & par elles-mêmes indifférentes, qu’on pouvoit les souffrir sans s’en embarrasser, & pourvû qu’on demeurât uni à Dieu dans la partie supérieure, que S. François de Sales appelle la pointe de l’esprit, on n’en étoit pas moins pur. Cette morale seroit commode, elle délivreroit de la peine de combattre ; une direction d’intention sauveroit tout. Qu’importe que ce soit la partie supérieure ou inférieure, un sentiment actif ou passif, un objet fabuleux ou véritable, pourvû qu’on goûte réellement le plaisir ? La sévérité théatrale seroit plus commode encore. Le quiétiste souffre la sensation du plaisir, mais ne l’excite pas ; le spectateur va la chercher, il l’achette, l’Auteur & l’Acteur font leurs efforts pour la produire en eux & en autrui. Le quiétiste laisse agir le plaisir, sans y prendre part & le savourer volontairement ; l’amateur du spectacle s’en amuse, le goûte, s’y plaît, ne le cherche que pour le goûter & s’y plaire. Le quiétiste s’unit à Dieu dans ce moment, dit-il, & s’en fait un mérite ; Thalie, plus humble & plus vraie, ne se pique point de ce mérite & de cette gloire, & ne pense point du tout à Dieu. Le quiétiste, content de jouir de sa propre fermeté, ne met pas à l’épreuve la vertu des autres, ne remue pas leurs passions ; le théatre est plus zélé, il travaille à remuer, à flatter les passions de tout le monde. Jamais il n’y eut de zèle plus ardent que celui d’une Actrice {p. 90}à la toilette. Le systême apologétique est donc pire que le molinosisme. Boileau, dans le portrait d’un Directeur qui tranquillise sa dévote sur ses passions, a fait celui d’un apologiste du théatre qui s’efforce de calmer les scrupules de l’homme de bien, de la femme chrétienne qu’il y veut attirer :

Du paradis pour elle il applanit les routes.
Du rouge qu’on vous voit on s’étonne, on murmure !
Est-ce qu’à faire peur on veut vous condamner ?
Aux usages reçus il faut s’accommoder.
L’orgueil brille, dit-on, sur vos pompeux habits.
A ce brillant éclat votre rang vous condamne.
Le jeu fut de tout temps permis pour s’amuser :
On ne peut pas toûjours travailler, prier, lire ;
Il vaut mieux s’occuper à jouer qu’à médire.
Ainsi pleine d’erreurs qu’elle croit légitimes,
Sa tranquille vertu conserve tous ses crimes.

Voilà l’Évangile du théatre. Qu’on en mette à l’alambic les pieces & les apologies, on n’en tirera qu’une espèce de Tartuffe qui couvre sa corruption de quelques paroles honnêtes.

Les autres passions ne sont pas plus privilégiées que l’incontinence : qui leur a donné le droit de faire boire à longs traits dans leur coupe ? Leurs plaisirs sont peut-être moins vifs & moins séduisans, leur matiere n’est pas si généralement mortelle, quoique dans la vérité tout soit relatif, que le vin pour un ivrogne, l’argent pour un avare, des cartes pour un joueur, des honneurs pour un ambitieux, soient d’aussi impérieux tyrans qu’une femme pour un impudique. Mais toutes sont criminelles, leur objet est défendu. Il n’est donc pas permis de goûter volontairement le plaisir, même par jeu. Quel jeu pour un Chrétien, de se plaire dans le péché ! quel aveuglement de s’imaginer qu’il cesse d’être un péché, parce qu’on s’en fait un jeu ! le poison cesse-t-il {p. 91}d’être mortel parce qu’un insensé s’amuseroit à le boire ? Est-il permis de goûter des sentimens de vanité, d’envie, de vengeance, de haine, de révolte, d’impiété, de se jouer de la vérité, de la vertu, de l’offense de Dieu & de la transgression de ses loix ? L’exécution du crime seroit sans doute un plus grand mal ; mais la complaisance réelle dans les sensations du plaisir est un péché, de même nature que l’action qui en est l’objet. On se moque avec raison de ces Casuistes accommodans, qui à la faveur d’une supposition chimérique, permettent de désirer un objet mauvais s’il n’étoit pas défendu : Je désirerois cette femme, si j’étois son mari ; le bénéfice de cet Évêque, s’il étoit mort ; de faire mourir cet ennemi, s’il étoit soldat dans l’armée ennemie, &c. Idées frivoles, fruits d’une imagination dépravée, qui ne changeant rien dans la réalité des choses, ne servent qu’à égarer celui qui les suit. La loi, la raison, l’intérêt de la conscience, ne font pas plus de grace au plaisir qu’à l’action. Et qu’est-ce qui fait faire l’action que le plaisir qu’on y goûte ? On doit non seulement accomplir, mais chérir la loi, quomodo dilexi legem tuam ; non seulement éviter, mais haïr le péché, l’avoir en abomination, iniquitatem odio habui & abominatus sum ; non seulement ne pas rendre les armes à la passion, mais la combattre, l’éteindre, la détruire, l’arracher, s’il étoit possible, persequar inimicos meos donec deficiant. On paye l’incendiaire qui allume le feu, on se jette au milieu des flammes, on se plaît à être consumé, & on se croiroit innocent !

Les passions théatrales sont si inutiles à la vertu, qu’elles ne produisent pas même dans l’occasion l’effet qui leur est propre, & qu’elles en produisent de tout contraires. Jugeons de l’arbre par le fruit : on pleure les malheurs d’un Héros imaginaire, {p. 92}& on ne jettera pas un regard de compassion sur les malheurs réels d’une foule de pauvres & de malades qui périssent de misere. Qui a-t-on vû passer de la comédie à l’hôpital ? l’attendrissement de Zaïre a-t-il fait visiter aucun prisonnier, aucun malade ? les mendians, qui se répandent par-tout, ne se sont pas encore avisés d’aller demander à la porte de l’Hôtel ; ils auroient beau s’offrir à la pitié de ces ames si tendres, il n’en auroient que des rebuts. On vient d’être enchanté d’une Actrice, en aime-t-on mieux sa femme, ses enfans, ses amis, ses domestiques ? Andromaque, Iphigénie, Bérénice, ne firent jamais un bon mari, un bon père, un bon maître ; trop heureux, s’ils ne le rendent infidèle, dur, intraitable, prodigue, & ne font détester leurs héroïques transports ! Ce spectateur furieux contre un jaloux qui traverse ou un sujet qui se révolte, verra-t-il offenser Dieu, entendra-t-il vomir des blasphêmes avec indifférence ? Dévoré d’un saint zèle, il va tout entreprendre pour sa gloire ; il est si plein de respect pour Jupiter, Apollon, Mars, quel va être son courage pour la cause du Dieu véritable ! avec quelle profonde humilité, quelle édifiante dévotion, va-t-il paroître à l’Église ! Venez, & voyez. Pénétré de crainte à la vûe d’un Roi irrité, craint-il la colère de Dieu & l’enfer ? Venez, & voyez. Quoi donc, ce théatre si vanté pour la correction des mœurs & la réforme des passions, ne donne que des vertus idéales, & anéantit les vertus réelles ! Ses admirables effets ne durent, que pendant la piece. Cette piété, cette grandeur d’ame, cette probité, cet héroïsme, cette compassion, cette terreur, quel dommage ! tout s’évanouit quand la toile se lève. Si l’on veut en voir des fruits plus durables, qu’on consulte les Lieutenans de Police, les pères de {p. 93}famille, les habiles Chirurgiens, les Sages-femmes, qu’on fouille les registres des Enfans trouvés, de la Salpétriere, des maisons de Réfuge, on verra si depuis l’établissement du théatre & dans les villes où il est le plus florissant, les mœurs sont plus pures, la jeunesse plus sage, les femmes de mauvaise vie en plus petit nombre, les sacremens plus fréquentés. Ce fonds est si fertile, que quelquefois les fruits en sont précipités. Dans une lettre de M. d… Académicien de la Rochelle (Mercure de septemb. 1763), sur le comique larmoyant, contre Marmontel, on raconte un fait singulier. On trouve, Act. 3. sc. 1. de l’Andrienne de Térence, une position à la Greque, qui seroit parmi nous d’une indécence insoutenable : Glicerion en travail d’enfant s’écrie derriere le théatre : Junon, Déesse titulaire des accouchemens, secourez-moi : Juno Lucina, fer opem. Croyez-vous que le parterre de Rome ait été beaucoup plus attendri par cette lamentable invocation, que nous ne le fûmes en 1733, lorsqu’une jolie Actrice, pressée par de pareilles douleurs, fut obligée d’abandonner la scène pour implorer Lucine à son tour ? Je puis vous assurer qu’au lieu d’y voir répandre des larmes, on entendit parmi ceux qui étoient instruits du secret de l’éclipse, des éclats de rire immodérés, qui ne ne marquoient pas assurément de sensibilité douloureuse pour la nouvelle Glicerion. (Elle représentoit le personnage de la Lune dans la piece de Boissi, intitulée la Nuit d’été).

Je sais qu’il est des livres de piété très-bons & très-autorisés (le Combat spirituel), qui donnent pour pratique aux ames ferventes, d’exciter de nouveau les mouvemens des passions que l’on vient de vaincre, la haine, la colère, l’impatience. Mais ce n’est que pour les vaincre encore, que l’on agace ces ennemis vaincus, comme dans un jeu d’escrime, pour en devenir d’autant plus courageux {p. 94}& plus fort, qu’on sera mieux aguerri & qu’on aura cueilli plus de palmes. Ce n’est qu’avec la plus grande circonspection & l’avis d’un sage Directeur, qu’on permet ces épreuves factices aux ames déjà éprouvées & toûjours victorieuses ; & ce ne fut jamais pour goûter le plaisir de cette émotion, mais pour le détruire ; sur-tout en matiere d’impureté, sur laquelle il n’y a pour tout le monde d’autre parti à prendre que la fuite. Mais est ce à des mondains, à des pécheurs, à des ames foibles, qui n’y cherchent que l’amusement & le plaisir, à irriter, à appeler des ennemis toûjours vainqueurs, toûjours puissans, pour se livrer à leur discrétion & leur donner une nouvelle force, à s’exposer sans défense à leurs coups, à aider la main qui les porte ? Que de blessures, que de morts trop méritées ! C’est déjà les recevoir que d’en courir volontairement le risque.

Je sais encore qu’il est des mouvemens doux & innocens, dont on suit l’impression sans crime, le plaisir de secourir les malheureux, l’admiration des ouvrages de Dieu, la joie de sa présence, l’espérance des biens célestes. L’Orateur Chrétien se trouve heureux, s’il inspire ces sentimens à ses auditeurs. Je pardonnerois à la comédie de ne troubler la paix du cœur que pour les exciter ; mais sans jugement téméraire on peut lui prêter des vûes moins sublimes : la haine d’un mari jaloux, d’un père vigilant, l’orgueil impie ou rebelle contre Dieu ou contre son Roi, la surprise d’un coup de théatre, la pitié pour un amant malheureux, la joie du succès de quelque fourberie ; tels sont les orages que les vents & les flots de la représentation font éprouver au frêle vaisseau d’une vertu commune. Dira-t-on qu’ils la conduisent au port ? ne sont-ils pas eux-mêmes autant de naufrages ? Sénèque (Epist. 115.) rapporte que les Athéniens entendant dire dans une comédie que les {p. 95}richesses étoient le souverain bien, toute l’assemblée se leva remplie d’indignation pour chasser l’Acteur & proscrire le poëme : Ad ejiciendum & Actorem & carmen, omnes uno impetu consurrexerunt. Les maximes qu’on débite journellement sur l’amour, l’ambition, la vengeance, sont aussi pernicieuses. Des Chrétiens ont-ils le même zèle ? un mauvais vers, un mauvais geste, un faux ton, sont sifflés, une mauvaise maxime est applaudie.

Mais les passions les plus violentes peuvent être renfermées dans de justes bornes, le plaisir de l’émotion peut donc être goûté innocemment, & excité sans conséquence. Trois erreurs capitales. On se croit maître de contenir les passions quand elles sont enflammées, on croit pouvoir en goûter le plaisir sans crime, & le faire naître sans conséquence. Que c’est mal connoître l’homme & ses passions, de se flatter qu’on en arrêtera à son gré le cours impétueux quand une fois le torrent a rompu la digue ! quel homme sage se jette dans un précipice, espérant de s’arrêter quand il voudra dans une pente aussi rapide ! mérite-t-on d’en obtenir la grace quand on s’abandonne volontairement aux attraits du plaisir ? Qui le peut, qui le veut ? Et n’est-ce pas l’infaillible effet de la séduction, de ne le sentir, ni le pouvoir, ni le vouloir ? Qui amat periculum, peribit in illo. Fût-on maître d’arrêter un ressort débandé, de ramener un cheval échappé, de fermer la gueule à un tigre altéré, qui peut répondre de l’ascendant que prendront à l’avenir, & le plaisir qui enivre, & l’habitude qui se forme, & la foiblesse qui s’augmente ? On sentira à la premiere occasion la force impérieuse d’un ennemi à qui on a fourni des armes, & l’inutile répugnance d’un cœur qu’on a cent fois mortellement blessé : Qui amat periculum, peribit in illo. Donnât-on des loix à la fougue {p. 96}des passions, ce qu’assurément ne permet pas de penser ce visage enflammé, ces regards étincelans, ces gestes convulsifs de tout ce monde efféminé qui joue & qui voit jouer la comédie, si capables de brûler tous les cœurs, il n’est pas permis de se livrer aux objets, au plaisir, à l’émotion, même en passant. Sans doute les excès rendent plus coupables, tous les péchés ne sont pas égaux. Mais ce qu’on appelle modération, est déjà criminel. Il faut éviter le moindre péché : ce n’est plus modération quand Dieu est offensé, quand la loi parle, quand le désordre commence. Tous les actes moraux sont caractérises par leurs objets ; la décoration n’en change pas la nature. On ne doit point souffrir, peut-on faire naître dans son cœur la haine, la vengeance, l’orgueil, la volupté ? le Dieu de sainteté pourroit-il en faire son temple ? Les passions théatrales sont plus dangereuses que les autres. Les passions réelles ne s’allument guère que séparément, la scène les réunit, leurs objets sont la plûpart peu agréables, la scène les pare de mille attraits. L’inquiétude, le travail, les remords, la honte, les suivent : utile assaisonnement qui en est le préservatif & le remède. Que l’art dramatique est pernicieux ! l’Actrice les fait disparoître. On savoure la volupté sans inquiétude : l’image affecte aussi agréablement que la réalité, & n’est-elle pas la vraie réalité de la sensation ? Ce n’est pas tant l’objet extérieur que la modification intérieure qui plaît, & on ne se fait aucun scrupule de ce qu’on croit ne voir qu’en figure, quoique le sentiment soit très-réel. Cette corruption, aussi douce que celle de la réalité, est d’autant plus rapide qu’on est sans défiance & sans repentir. De là naît un goût pour le théatre qui va jusqu’à l’enthousiasme, une familiarité avec les passions qui y naturalise & en rend esclaves. On en redoutoit les moindres {p. 97}atteintes, on apprend à n’en plus rougir. Le vice, déguisé, justifié, ennobli par le Poëte, agissant, embelli, applaudi dans l’Acteur, contemplé, goûté par le spectateur, se fait jour, se lie, s’établit dans un cœur déjà trop susceptible, & qui venant au spectacle, lui ouvre toutes les avenues. Si favorablement prévenu, si délicieusement affecté, condamnera-t-il dans l’occasion ce qu’il vient d’applaudir, discernera-t-il le corps d’avec masque, ne prendra-t-il pas les vices pour des vertus ?

Qu’est-ce que l’imagination, cette faculté si féconde qu’a l’homme de se peindre tous les objets corporels, de donner un corps aux spirituels, de réaliser en quelque sorte tous les êtres possibles, de rassembler dans un coup d’œil, diversifier, multiplier, embellir tout ce qui tombe sous son rapide pinceau ? C’est une espèce de théatre intérieur qui tantôt comme une prairie émaillée de fleurs, offre des beautés riantes & gracieuses, tantôt présente des tableaux hideux & lugubres, joue tour-à-tour le comique, le tragique, l’opéra, la foire, les bouffons. Notre ame y déploie les décorations, fait jouer les machines, lie les scènes, prononce les paroles, dirige les gestes, trace les danses, compose les chants, habille, exerce, fait agir les Acteurs. Cette imagination volage nous perd souvent, en nous promenant sur des objets tendres, les peignant vivement, les fardant, les assaisonnant à notre goût, les approchant de nous, les offrant à la jouissance, & nous entraînant par un plaisir imaginaire, mais qui n’est qu’un péché trop réel. Le théatre représente les objets plus vivement encore, & dans des jours plus favorables, les anime, les fait agir. L’imagination du spectateur est souvent froide, engourdie, distraite ; celle de l’Auteur, communément belle, vive, cultivée, a formé ce tableau {p. 98}vivant, & en anime tous les traits, pour frapper les yeux & le cœur. L’Acteur y ajoûte le coloris des gestes, des airs, des inflexions de voix, de la parure, avec un art infini & continuellement exercé, qui met sous nos yeux de la maniere la plus pittoresque, ou plûtôt réalise toutes ces passions de la maniere la plus séduisante, & s’y donne la plus libre carriere. L’imagination de l’homme le plus passionné n’atteint pas à ce degré de force ; combien y est elle aidée, étendue, enrichie ! quel ressort elle y acquiert ! combien joue-t-elle dans le temps où tout l’échauffe ! & combien allume-t-elle par la suite des feux qui consumeront tout ! Voir les maux de son ame, se les peindre, en faire un amusement & des délices, c’est une vraie phrénésie. Le spectacle est un délire mis en art, un temps d’ivresse où l’on avale à longs traits la liqueur enchantée, sans s’appercevoir de sa honteuse dégradation, tant la raison s’éteint dans cette coupe fatale. Il en est même qui révoltés contre la lumiere importune qui la leur découvre, ont le front de justifier leurs ténèbres & de s’en faire gloire : Tergens os suum, dicit, quid feci ?

Dira-t-on que je grossis les objets pour intimider les gens de bien, en appelant des passions les mouvemens naturels que produit une représentation ? Non : tout le monde leur donne ce nom ; ils ne le méritent que trop. Ce sont en effet de vraies passions dans l’ame, quoique l’objet ne soit pas réel. Celles qu’on éprouve dans le sommeil, ne sont-elles pas réelles, quoique le songe soit moins réel encore ? Et si dans ce moment on jouissoit de la liberté, comme on en jouit au théatre, si on excitoit volontairement ces mauvais songes, comme on excite le rêve du théatre, ne seroit-on pas véritablement criminel ? Qu’est-ce qu’être touché à une piece ? C’est sentir tout ce {p. 99}qu’exprime l’Acteur, c’est-à-dire tout ce que sentiroit le personnage qu’il représente. Son habileté consiste à faire passer le spectateur dans tous les sentimens bons ou mauvais de son rôle. La vivacité de l’impression fait le plaisir, décide du succès & du mérite, on n’est satisfait qu’à mesure que les blessures sont plus profondes. Il se joue deux pieces à la fois, l’une sur le théatre, l’autre dans le cœur ; l’Acteur dans l’une, le spectateur dans l’autre, s’identifient avec le personnage & en suivent tous les mouvemens, celui-là pour peindre, celui-ci pour goûter le mauvais comme le bon, & plus que le bon, ce qui n’est jamais permis même pour s’amuser. De là les transports des jeunes gens, des femmes, des cœurs sensibles de ceux qui vont à la comédie pour la premiere fois. Les gens grossiers, avancés en âge, accoutumés au théatre, n’y trouvent qu’un plaisir médiocre ; il faut réveiller leur goût trop usé, par des nouveautés, des rafinemens, des passions violentes, charger les portraits, outrer le ridicule, pour tirer l’ame de sa langueur. De là tant de gens s’ennuient au spectacle, courent sur le théatre, voltigent dans les loges & les coulisses, n’écoutent pas, s’en vont à la moitié de la piece ; les alimens simples à peine les effleurent, il faut piquer le palais par des liqueurs fortes. Les plaisirs innocens & modérés ne font que glisser sur des cœurs paîtris de volupté ; le goût du péché peut seul leur plaire. C’est bien au théatre qu’a lieu cette impiété si connue : Il ne manque à ce que je fais, pour être délicieux, que l’assaisonnement du péché.

Le plaisir du théatre est celui d’un malade dont le goût dépravé dédaigne les alimens sains & utiles, & court après ce qui lui est nuisible. Lors même qu’un peu plus sage, il ne l’avale pas, il le regarde, le flaire, le savoure, en {p. 100}exprime le suc, & se flatte de n’en pas prendre le venin & de n’en être pas incommodé. S. François de Sales emploie cette comparaison : C’est encore le goût d’un Danseur de corde qui s’amuse à regarder l’abyme sur lequel il est suspendu ; qui voudroit être son apologiste & garantir sa vie ? Tout n’est pas aussi heureux que Mitridate, qui se rendit inaccessible au poison à force d’en prendre, & peu de gens voudroient en faire l’essai. Je ne parle même ici que de quelques honnêtes gens, en petit nombre, qui abhorrant la réalité des grandes passions, veulent se repaître de leur image, & en courir le risque dans leurs préludes ; car pour le grand nombre, dont la conscience est peu délicate, il ne demande ni ne mérite d’apologie. Le théatre présente à des yeux Chrétiens un second spectacle plus ridicule que la comédie, & bien tragique pour ceux qui comptent la mort de l’ame pour quelque chose : une foule de personnes assemblées pour s’oublier & se perdre elles-mêmes, méprisant leur principe & leur fin, la raison & la vertu, pour se repaître de chimères ; détruire le langage & les sentimens de la religion, pour ne parler que celui de la passion ; au lieu de travailler à corriger leurs vices, ne faire qu’en rire, & étudier l’art de les augmenter. Faut-il qu’à la faveur des talens le vice ait le droit de parler plus haut que les loix, & de faire taire l’Évangile ? Il répand de toutes parts la matiere combustible, la moindre étincelle des occasions va l’enflammer, lui-même il l’enflamme. Du moins dans une salle d’armes on n’attaque qu’avec le fleuret, & on enseigne à se défendre ; ici l’ennemi seul s’exerce & attaque avec l’épée à deux tranchans la plus acérée : le malheureux spectateur n’apprend qu’à se désarmer & à se livrer avec plaisir au coup mortel. Quel malade insensé ! au lieu de chercher le remède à {p. 101}ses maux, il applaudit, il invite, il paye l’ennemi qui les rend incurables & lui perce cruellement le sein.

D’où vient le plaisir que donne l’image du vice ? on en aime la réalité, ou la trouve à demi dans l’action de la piece. C’est un amoureux qui contemple le portrait de sa maîtresse ; il avoit le germe du péché, la scène le développe, l’exalte, le fait fermenter, & en remplit son cœur. Elle affecte à mesure qu’elle se met à l’unisson de la passion dominante. Un homme vain & orgueilleux est charmé de la fierté Romaine dans Corneille, un cœur tendre & voluptueux des conversations amoureuses de Racine, il faut des machines aux enfans, des farces au peuple. Eh ! qu’il y a d’enfans à cinquante ans, de peuple sous la pourpre ! Le théatre de chaque siecle, comme celui de chaque nation, porte l’empreinte du caractère régnant. Il falloit des mystères à nos dévots ayeux, il nous faut du mépris pour les choses saintes & les Ministres des autels. Dans les Fêtes de la Paix (juillet 1763.) par Favart, farceur célèbre, il paroît sur le théatre, contre toutes les ordonnances, un Ecclésiastique qui dit cent sottises à une femme mariée, pour la séduire. Le mari survient, insulte l’Abbé, & le chasse. En parlant de son habit, & de son état, cet Abbé dit avec la plus insolente indécence : Cet habit là, Madame, & rien, c’est à peu près la même chose ; on le prend pour tromper les yeux. Plus d’un, ainsi que moi, par le dehors impose. Je me confie à vous, à peine sais-je lire, j’ai pris cet attirail par prudence & par goût, enfin comme un passe-par-tout : c’est moins un état qu’un maintien. Par là je tiens à tout & je ne tiens à rien. On nous goûte en faveur de la frivolité ; c’est en elle aujourd’hui que mon état consiste : avec quatre doigts de batiste nous acquérons le droit de l’inutilité, {p. 102}nous nous insinuons toûjours dans le ménage, on y donne le ton, on joue un personnage, &c. Ce portrait du Clergé est-il édifiant, est-il vrai ? La liberté, l’indépendance, la galanterie, voilées d’un air de politesse, règnent sur la scène Françoise Paris est l’isle de Paphos, le théatre en est le temple, on en connoît les Prêtresses. Les horreurs du théatre Anglois sont assorties au massacre des Rois, au cahos de l’irréligion, aux fureurs du suicide. En voici le portrait pris de la République des Lettres de M. Bernard (avril 1701) : Expressions blasphématoires, discours athées, railleries profanes, la gravité méprisée, la vertu avilie, le vice applaudi, le Clergé injurié, déclamations contre le mariage, les infirmités humaines tournées en plaisanterie, la vieillesse tournée en ridicule, les plaisirs de la débauche représentés an naturel, &c. Tout cela est tiré d’un livre Anglois dédié au Roi & au Parlement. Il est vrai que par ordre du Roi toutes les pieces sont vûes & corrigées avant d’être représentées ; mais l’Auteur ajoûte que les Acteurs s’émancipent à représenter ce qui a été effacé, & dans l’impression les Auteurs rétablissent ce qui a été retranché. Cet examen n’est qu’une vaine cérémonie ; qu’est-ce même qu’un examen fait par un Anglois ? M. Bernard revient au même livre le mois suivant, prouve la vérité du portrait par des exemples. Il ajoûte judicieusement : On a beau dire qu’on n’introduit jamais des scélérats sur la scène sans en donner de l’horreur. Tout cela ne guérit point le mal. Bien loin de les introduire, il ne faudroit pas seulement faire soupçonner qu’il puisse y en avoir. Je suis fort de l’avis de Madame de Ville-Dieu (Annal. gal.), Auteur & livre non suspect de rigorisme : C’est un méchant moyen d’enseigner la vertu, de la faire voir par le portrait du vice. Bien des gens m’abandonneront le théatre {p. 103}Anglois & demanderont grace pour le François. Cette distinction est peu fondée. Les deux théatres adoptent mutuellement leurs pieces : Londres ne trouve pas celles de Paris trop dévotes, ni Paris celles de Londres trop licencieuses. Les Traducteurs respectifs ajoûtent, il est vrai, ou retranchent quelque chose de l’original, pour s’accommoder au goût de la nation ; mais ils ont peu à faire pour les rapprocher, le goût du vice & la licence à le peindre en a fait tous les préparatifs. Il y a même en France un Anglomanie qui fait presque tous les frais de la ressemblance, au lieu qu’on ne peut reprocher de Gallomanie à la grande Bretagne. Cette fureur pour l’Anglois ne vient-elle pas du penchant à l’irréligion ? du moins ces maîtres du théatre ne le détruiront pas.

Nous sommes si foibles, il faut si peu de chose pour allumer le foyer du péché ! La mémoire trop fidele, le cœur trop sensible, l’imagination trop vive, les objets trop séduisans, & jusqu’aux chimères, tout sert si aisément une concupiscence trop redoutable, que les Solitaires même, ensevelis dans les antres de la Thébaïde, les Religieux de la Trappe, selon la tragédie du Comte de Comminge, dont nous avons parlé ci-dessus, ne sont point en sûreté contre cet agréable ennemi (leçon que le sieur Arnaud n’a pas prétendu donner, puisqu’elle doit faire abandonner le théatre). Que sera-ce lorsqu’on rassemble tous ses attraits, qu’on les embellit avec art, qu’on y court avec fureur, qu’on s’y applique, qu’on s’y délecte avec transport ? l’ennemi qu’on fuit, qu’on combat, qu’on a vaincu, renaît de ses propres cendres, livre de nouveaux combats aux héros ses vainqueurs, & quelquefois les terrasse. Eh on ose les provoquer, se jeter entre leurs bras, & s’en faire une fête ! & qui ? le cœur le plus foible, qui a été cent & cent fois vaincu, non content {p. 104}des révoltes continuelles de ses passions, ose en goûter, en essayer de nouvelles, peut-être inconnues, & se livrer à toutes celles des autres, & de qui ? des hommes les plus passionnés, les plus licencieux, les plus exercés, en admettre sans discernement, ou plûtôt avec empressement, tous les mouvemens les plus vifs qu’imagine l’Auteur, qu’exprime l’Acteur, qu’applaudit le spectateur, rassembler contre lui une armée entiere, & se réjouir d’en être la proie ? Les cieux ne sont pas purs aux yeux de Dieu, il a trouvé le péché dans ses Anges ; cendre & poussiere, je présumerai de moi-même ? Terra & cinis, quid præsumo ? Votre sécurité même vous met en prise : Le péril le plus à craindre est celui qu’on ne craint pas.

Un amateur, selon l’expression même du théatre, est un papillon charmé de l’éclat de la lumiere, qui voltige au-tour de la chandelle, & s’y brûle : Et si l’un y brûle ses aîles, l’autre engage sa liberté. Si l’on avoit sincèrement horreur du péché, en fréquenteroit-on le séjour, en aimeroit-on le souvenir, en pareroit-on l’image, en diminueroit-on la difformité, en émousseroit-on les remords ? Une tendre mère, une épouse fidelle s’amuse-t-elle à la représentation de la mort de son fils, de l’assassinat de son mari ? la peinture de la mort de l’ame, de la perte de Dieu par le péché, peut-elle amuser un Chrétien ? Vous le croyez, c’est votre religion ; vous le craignez, c’est votre intérêt. Vous protestez avoir une vive douleur de vous être rendu coupable, & vous faites vos délices de l’objet de votre repentir. C’est bien pis que la représentation de vos malheurs. Cet époux, cet ami qui vous mène à la comédie, cette fille, cette amie que vous y menez, y périssent à vos yeux par le péché. Vous y périssez vous-même, & vous vous amusez {p. 105}de leur damnation & de la vôtre ! Le plaisir du théatre est précisément le contraire de la contrition, son esprit, son langage l’opposé de celui de la pénitence ; l’adultère, le meurtre, l’intrigue, la fourberie, la vengeance, &c. qui jouent constamment les plus grands rôles, elle s’en accuse, les déteste, & voudroit au prix de tout les anéantir, elle n’y pense qu’avec horreur, fallût-il mourir mille fois plûtôt que de les commettre ou de s’y exposer. Le spectacle s’en occupe, s’en divertit, les enseigne, les justifie, les embellit, les inspire. Jamais la religion & le monde ne se sont montrés plus contraires. Voulez-vous ressembler aux personnages scélérats de la scène ? Pourquoi donc se familiariser avec eux ? On devient enfin ce que l’on voit avec tant de plaisir. L’exemple séduit, lors même qu’on ne le cherche pas, fût-il dans des personnes peu estimées & avec tout le hideux de l’injustice & de la débauche ; quelle doit être sa contagion lorsqu’il l’étale avec toutes les graces dont le Poëte a paré le rôle, & l’Actrice a paré le modelle ! Abominabiles facti sunt sicut ea quæ dilexerunt.

Si l’on veut de la philosophie, dans un siecle où tout s’en mêle, même les Comédiens, le théatre est l’antipode du stoïcisme. Le stoïcien s’efforce d’acquérir une apathie supérieure à toutes les passions ; insensible à la douleur & au plaisir, le Sage se croit inébranlable au milieu des débris du monde : le chef-d’œuvre de la scène est au contraire l’émotion de toutes les passions. L’apathie stoïcienne est une chimère, le Sage sent comme un autre, & souvent plus qu’un autre, le plaisir & la douleur ; mais est-ce une gloire à l’esprit humain d’avoir inventé un art antiphilosophique, tout occupé à détruire ce que la raison a imaginé de plus parfait, à armer, à animer contre nous ce que la vertu nous ordonne de combattre jusqu’à {p. 106}la mort ? Usque ad mortem agonisare pro justitia. C’est donc le siecle des contradictions : la philosophie & les spectacles sont au plus haut point de leur gloire. Des Comédiens philosophes, des Philosophes amateurs & protecteurs de la comédie ! apprendre à vaincre les passions & à les exciter, donner des règles de modération & des leçons du vice, crier à l’humanité, à la probité, & se plaire à la représentation des fripponneries & du suicide ! le théatre Italien & le matérialisme ! qui certes n’a rien de réjouissant, à moins qu’on n’aimât à faire des hommes autant de marionnettes, & des lazzis des mouvemens d’un joli petit chien. Cet assemblage feroit une jolie piece du Philosophe Comédien ou du Comédien Philosophe, qui fourniroit une infinité de raisonnemens & de rencontres très-comiques. Les Pères de l’Église, sans être esprits forts, se soûtiennent mieux ; ils n’ont jamais voulu accorder ni paix ni trève à la comédie. Jean-Jacques Rousseau est plus conséquent ; il combat très-philosophiquement les spectacles par de bonnes raisons, & qu’à son ordinaire il dit très-bien. L’Encyclopédie, au contraire, cet elixir de sagesse, cette quintessence de religion & de vertu, se déclare hautement pour la comédie, fait le procès à Genève, parce qu’elle ne lui accorda jamais le droit de bourgeoisie, & à Rousseau qui s’obstine à ne pas recevoir dans sa patrie cette vertueuse citoyenne si propre à former les mœurs de ses habitans.

Il est une apathie, une philosophie chrétienne, à laquelle nous devons tous travailler, qui consiste, non à ne pas sentir, mais à souffrir patiemment la douleur, à résister courageusement au plaisir, & à faire la guerre aux passions. Le brodequin & le cothurne ne sont pas moins opposés à l’Évangile qu’à Zénon ; le plaisir est le mobile du cœur, la source de ses égaremens & de ses {p. 107}malheurs ; le devoir de l’homme est de réformer ce goût dépravé, par l’amour des biens spirituels & la soumission à son Dieu : Gustate, & videte quoniam suavis est Dominus. Le spectacle cultive ce penchant à l’ombre de ses aîles, & par tous les agrémens que l’art & la nature peuvent répandre, il en assure l’empire. Les choses saintes, dépourvûes de cet éclat imposant, de ce sel piquant, de ces graces séduisantes, en deviennent plus insipides. Ainsi refferre-t-on les chaînes que le péché ne rendoit que trop fortes. Qui a plus d’éloignement de la priere, des saintes lectures, des bons discours, & de tout exercice de piété, qu’un homme plein des frivolités du théatre ? Cette ivresse absorbe tous les bons sentimens. Rendu à la raison & à la religion, quelle chûte, quel vuide ! abandonné à lui-même, au dégoût, à l’ennui, aux combats, aux remords, quel dégoût du bien, quelle vivacité pour le mal ! La piété ne voit que Dieu, attentive à tout, elle réprime les moindres saillies. Le théatre voltige sur tout, le spectateur y est toûjours hors de lui-même, son ame est toute dans ses yeux & dans ses oreilles, il est ravi & en extase ; étranger chez lui & craignant d’y rentrer, il se dissipe de plus en plus, s’arrache des bras de la vertu, pour se jeter au milieu des tempêtes & des écueils de toutes les passions : Desolatione desolata est terra, quia nemo est qui recogitet corde.

CHAPITRE V.
Des Jésuites. §

Le goût extrême & les travaux infinis des Jésuites pour le théatre sont un phénomène incroyable. Qu’un particulier se livre à son penchant, {p. 108}& qu’aux dépens de la décence, de ses devoirs, de son intérêt, il s’amuse de ce qui le flatte, c’est la nature, c’est la passion. Qu’un homme du monde suive la mode, & que sans s’embarrasser des loix sévères de l’Évangile, il s’abandonne aux plaisirs qu’il voit régner dans les sociétés où il vit, c’est le torrent de l’exemple, c’est l’empire du respect humain. Mais qu’un Prêtre & un Religieux, à qui tout l’interdit, qu’un Corps de Religieux & de Prêtres, que tout en éloigne, se fasse une affaire sérieuse, un devoir, une gloire, de composer des traités de l’art dramatique, & des pieces de théatre, & d’en faire représenter de tous côtés avec le plus grand éclat, c’est ce que le Collège apostolique n’a jamais cru être sa vocation ; & à prendre l’Évangile pour guide, personne ne s’aviseroit de chercher des Comédiens dans la Compagnie de Jesus. Cela paroît même impossible. Les Compagnons de Jesus se sont toûjours dits & ont toûjours paru les gens du monde les plus occupés, & occupés des objets les plus opposés au théatre : chaire, confessions, missions, retraites, congrégation, étude, enseignement des hautes sciences, compositions innombrables de livres sérieux, sans compter une infinité de visites & de lettres pour faire la Cour à tous les Grands & entretenir des liaisons avec toute la terre ; un Jésuite n’a pas un moment de loisir. Où a-t-on pû trouver le temps de composer plus de mille pieces de théatre, & en faire jouer plus de dix mille, préparer, exercer, habiller les écoliers, faire dresser des théatres, &c. ? Ce n’est point une exagération, sur cent collèges de Jésuites en France, on peut l’un dans l’autre compter une piece par an dans chacun. Depuis plus de cent cinquante ans qu’ils sont rétablis, il a paru quinze mille pieces chez les Jésuites. Veut-on en rabattre la moitié ? je suis {p. 109}accommodant, en voilà donc sept à huit mille. La comédie Françoise n’en a pas tant donné depuis son établissement. C’est un prodige sans doute, & tout Jésuite est un prodige ; ils ont tous les talens infus, jusqu’à ceux du théatre, les ouvrages naissent sous leurs pas. Leurs jeunes Régens, à peine sortis du noviciat, ensevelis tout le jour dans la poussiere d’une classe, se mesurent pour la composition avec Corneille & Racine, le disputent pour la déclamation à Baron & à la Gaussin. & feroient des leçons de décoration au Chevalier Servandoni.

Après avoir fourni tant de modelles dans leurs pieces, donné tant de leçons & d’exercices à leurs Écoliers, il falloit, pour rendre l’ouvrage parfait, composer des Traités de l’art dramatique. La Société est universelle, elle doit tout savoir, tout enseigner, tout faire, de omni scibili, de omni agibili. Qu’on ouvre leurs Bibliographes, Ribadeneira, Alegambe, Sotuel, ce que le P. Oudin a laissé, qu’on parcoure le catalogue de leurs Poëtes, on trouvera sur le théatre des ouvrages sans nombre. Sans sortir de notre France, les Souciet, Brumoy, Rapin, Ducerceau, Courbeville, le Jay, Mourgues, Buffier, &c. remplissent les bibliothèques. Le Journal de Trévoux a plus de trois cens articles d’extraits, de critiques, de dissertations théatrales. Il est vrai qu’on y voit ordinairement un petit assaisonnement de condamnation des spectacles ; mais à couvert de ce sauf-conduit, le Journaliste vogue aussi-tôt du meilleur cœur, sur cette mer dont il a d’abord redouté les écueils, & se livre avec autant de plaisir que de goût & d’érudition à toutes ces discussions intéressantes ; il éclaircit, approfondit, apprécie, approuve, juge communément bien & trop bien ces matieres profanes. Un recueil de tous les morceaux composés par {p. 110}des Jésuites feroit un grand nombre de volumes, & un traité complet du théatre. Leurs pieces ne sont pas ordinairement si bonnes, il en est peu qui soient connues hors des Collèges, mais si la pratique est médiocre, la théorie est excellente. Aucun ordre Religieux n’approche de cet abondance, ou plûtôt aucun que je sache n’a tenté de les imiter, & n’a rien laissé paroître sur la scène. Les Jésuites seuls y ont brillé. Je ne parle pas même d’une multitude d’ex-Jésuites que la Société ne réclame pas, des Fontaines, Fréron, la Porte, Villiers, Gresset, Rainal, &c. qui tous, enrichis des trésors dramatiques qu’ils avoient ramassés tandis qu’ils en portoient la robe, les ont ensuite répandus à pleines mains. Avouons de bonne foi que sans rien perdre de sa gloire ni de celle de son chef, la Compagnie de Jesus auroit pû ignorer & paroître ignorer un art si étranger à son état.

Les Écrivains Jésuites en sont si remplis, que le style & le langage de la plûpart de leurs ouvrages de littérature est monté sur le ton du théatre. Bornons-nous à celui de leurs livres, qui, sans exception est le mieux écrit, & dont l’objet est le plus éloigné de ces idées profanes, l’Histoire du Peuple de Dieu. Son style, charmant d’ailleurs par son élégance, est d’une indécence si frappante, que la premiere édition en fut abandonnée par les Jésuites même & par son Auteur. On en donna aussi-tôt une seconde, où l’on fit une infinité de corrections pour la rendre plus supportable. C’est le langage le plus théatral substitué à la majesté des divines Écritures. On n’auroit qu’à rimer la plûpart des conversations que l’Auteur fait tenir, ce seroit de très-belles scènes. On dit que Racine composoit d’abord ses pieces en prose, & ensuite les versifioit ; je suis persuadé qu’elles n’étoient pas autrement ni peut-être {p. 111}si bien écrites que celles du P. Berruyer. C’est, pour ainsi dire, la véritable étoffe du genre, il n’y auroit qu’à la tailler en actes & en scènes, la piece seroit toute faite. Lamothe-Houdart, qui a donné quelques tragédies en prose, n’a pas si bien réussi. Ce qui fait percer par-tout d’une maniere singuliere l’esprit de théatre qui dirigeoit cette plume ingénieuse, c’est que rien n’y est plus fréquemment répété que ces mots, théatre, scène, rôle, personnage, acte, nœud, dénouement, tragique, tragédie, spectacle, Acteur. En un mot on trouve par-tout l’empreinte du dramatique. L’Auteur le voit par-tout dans les choses les plus saintes, dans les plus grands événemens ; la fournaise de Babylone est un théatre, la montagne du Thabor un spectacle, la reconnoissance de Joseph une scène, la mort de Coré, Dathan, Abiron, d’Holopherne, un dénouement de tragédie, David, Salomon de grands Acteurs ; la tentation de Suzanne, l’adultère de Betzabée une intrigue, &c. Il n’y a pas jusqu’au mot de troupe, qui communément ne s’applique qu’à des Comédiens, qu’il n’emploie en parlant des Apôtres, la troupe des Apôtres : en cent endroits le reste du jargon théatral, les fers, les chaînes, les feux de l’amour, de l’hymen, les traits de la beauté, une amante, un amant, &c. y est ordinaire. Je ne dis pas qu’on ne puisse quelquefois employer ces expressions métaphoriques, qui sont par-tout reçûes, encore moins voudrois-je soupçonner la pureté d’intention d’un Auteur que j’ai connu rempli de piété, je dis seulement que c’est un homme qui, comme un grand nombre de Jésuites, nourri du théatre, ayant composé & représenté des pieces, regardant les talens dramatiques comme un mérite distingué, s’en est rendu le langage familier, & le parle naturellement à tout propos, sans s’appercevoir de l’indécence de l’application {p. 112}qu’il en fait aux choses saintes. (Voyez Mandement de Soissons contre Berruyer, tom. 7.).

Quoique par une émulation assez déplacée de la scène Françoise, & par une conduite de courtisan, qu’on n’exigeoit pas, qui se conforme en tout au goût du Prince, le théatre ait fait chez les Jésuites depuis le milieu du dernier siecle les plus grands progrès, il y date de bien plus haut. Il y a commencé avec eux. A peine s’étoient-ils établis, au milieu des plus violentes contradictions, que le P. Fronton Duduc, célèbre traducteur de S. Chrysostome, & fait pour quelque chose de mieux que des comédies, fit dès l’an 1580 la piece de la Pucelle d’Orléans, que personne ne lui demandoit, pour divertir à Plombieres le Roi & la Reine qui y étoient allé prendre les eaux. Une maladie contagieuse qui survint en empêcha la représentation ; mais le jeune Régent ne voulant pas avoir perdu sa peine, la fit jouer peu de temps après devant Charles Duc de Lorraine, qui lui donna cent écus d’or en récompense (Hist. du Théat. tom. 3. ann. 1580. d’après Ribadeneira & Nicéron, éloge de Fronton Duduc). Dans les recherches immenses de M. Parfait sur les Auteurs les plus obscurs de l’ancien théatre, on trouvera quelque Ecclésiastique en petit nombre, mais aucun autre Religieux. Les Jésuites, bannis du royaume par Henri IV & le Parlement de Paris, furent rétablis vers 1606, & firent revivre leur théatre. Dès qu’on avoit fondé un Collège, on y jouoit des pieces ; les sciences & la scène marchoient d’un pas égal. Il eût manqué quelque chose à l’éducation de la jeunesse, si on ne l’eût rendue Comédienne. Dans tous les grands Collèges, la Flêche, Toulouse, Lyon, Rouen, &c. on y bâtit des théatres à demeure, pour y représenter régulierement tous les ans, on y forme des magazins d’habits. {p. 113}Je sais qu’ils ne sont pas les inventeurs de l’art dramatique, non plus que des opinions ultramontaines ou relâchées qu’on leur impute. Long-temps avant eux on représentoit des pieces dans les Collèges. M. Parfait en cite des exemples, & c’est peut-être ce qui donna aux Jésuites l’idée d’en faire représenter aussi, pour imiter les autres Régens. Mais ces cas étoient fort rares, & les Jésuites les ont rendus très-fréquens, & il est certain que ces Pères ont été dans toute la France les plus grands promoteurs du théatre.

Sans eux, renfermé dans la capitale, tout au plus connu dans trois ou quatre villes du royaume, jamais il n’eût inondé les provinces, s’ils ne lui en avoient ouvert les routes & jeté les fondemens. Quelle ville songeroit à appeler des Comédiens & à faire les frais d’un spectacle, si on ne lui en donnoit la connoissance, & ne lui en inspiroit le goût ? & quelle troupe y viendroit, si ce goût & ces connoissances ne lui avoient préparé des spectateurs ? La plûpart n’avoient aucune idée du brodequin ni du cothurne, & tout au plus auroient vû des Danseurs de corde & des vendeurs d’orviétan, si les représentations des Collèges n’avoient instruit des charmes séduisans de la scène réguliere. Le théatre des Jésuites a par-tout précédé de plusieurs années le théatre public, & l’a fait désirer. Il a passé des Collèges dans les Monastères : aucune Communauté Religieuse avant eux n’avoit imaginé ni n’auroit osé jouer des comédies. L’exemple de ces Pères a levé tous les scrupules, fourni les facilités, & fait franchir à Thalie les clôtures les plus austères. Les jeunes gens qui avoient joué au collège, ont porté leurs leçons & leur goût dans les cloîtres, & les Religieuses dont les Jésuites ont eu la direction, y ont été les plus affectionnées. Madame de Maintenon ne fit qu’imiter à S. Cyr ce {p. 114}qu’elle voyoit dans les maisons les plus régulieres. Elle trouva bien des censeurs de ses amusemens, mais elle n’eut que des panégiristes chez les Jésuites. M. Habert, Curé de Versailles, refusa d’y aller ; aucun Lazariste, aucun Récollet n’y parut. Le P. la Chaize, à la tête de trente Révérends de sa Compagnie, s’y rendit avec empressement, & la combla d’éloges. Tout un Collège, c’est-à-dire plusieurs centaines de jeunes gens, sont enchantés d’une piece de théatre, tout y flatte les inclinations de leur âge. Répandus ensuite dans le monde, ils y apporteront leurs idées & leurs goûts, & chercheront à se satisfaire. Toutes les familles, charmées du succès de leurs enfans, & ravies du spectacle, prendront les mêmes sentimens. On apprendra les scènes, on lira les Comédies, on connoîtra les Auteurs, on s’initiera dans tous les mystères, on exercera les enfans, on leur fera répéter leurs rôles, leurs frères & sœurs les imiteront, ils seront magnifiquement habillés, on le fera sans remords, sur la garantie des pieux Régens. Ainsi, sans s’en appercevoir, toute une ville deviendra peu à peu comédienne par goût, bien-tôt elle appellera des troupes d’Acteurs, & bâtira des théatres. Le spectacle public ne suffira pas, il se formera des troupes d’Acteurs, on dressera des théatres dans des maisons particulieres. Le germe de cette fureur théatrale fut jeté au Collège ; les premiers essais y furent faits de la main d’un Régent : quels fruits en vont éclorre sous ces saints auspices ? on n’oublie pas qu’un grave Religieux distribuoit, faisoit apprendre, exerçoit des rôles comiques, donnoit le ton, dirigeoit le geste, animoit le coup d’œil, enseignoit à représenter sur la scène, à faire avec grace une déclamation à sa maîtresse, à rendre le personnage de Soubrette, d’Arlequin. Ces leçons ne seront pas {p. 115}infructueuses, on ne tarde pas à les mettre en œuvre.

Rien ne seroit plus capable de faire croire ce caractère amphibie qu’on impute bien ou mal aux Jésuites, rien du moins n’est plus propre à inspirer le pyrrhonisme dans la morale que leur conduite à l’égard du théatre. Tous leurs Sermonaires, tous leurs livres de piété le proscrivent sans restriction ; selon eux, on ne doit jamais y paroître. Tous leurs Casuistes ne le condamnent que conditionnellement, c’est-à-dire quand il est grossier & obscène. On peut donc y aller presque toûjours, car le théatre est aujourd’hui sur un ton de politesse qui bannit les grossieretés, & sans avoir égard ni à la proscription générale des uns, ni à l’improbation conditionnelle des autres, les Jésuites par-tout font représenter par leurs écoliers toutes les mêmes pieces qu’on donne au théatre François ; Corneille, Racine, Moliere, Regnard, Crebillon, Voltaire, &c. sans compter leurs propres ouvrages, y règnent également. Ces exhortations & ces décisions n’ont donc pour objet que des chimères. Quel conflit dans le même Ordre, dans la même maison ! Bourdaloue foudroie, Sanchès capitule, la Sante exerce, Cheminais, Croiset y redoutent les plus grands dangers, Souciet, Brumoy en enseignent la composition. Le Père Confesseur défend à l’écolier d’aller à la comédie, le Père Préfet la lui fait représenter Dans les retraites & les missions on en inspire de l’horreur, & chaque année on y invite toute la ville. On interdit la fréquentation des mauvaises compagnies, crainte de leur ressembler, & on fait venir des Acteurs danser sur le théatre, aider à exercer, on habille les enfans, on les farde comme des Actrices. Et ce Prédicateur lui même qui parle aujourd’hui contre la comédie, en composoit il y a deux jours, & demain il ira voir, {p. 116}louer, admirer celle de son confrère, & féliciter les familles d’un succès qu’il vient d’anathématiser. L’Évangile a beau crier, faites ce qu’ils vous disent, & ne faites pas ce qu’ils font, on en appelle des sermons aux pieces, des missions aux décorations, de la morale à la pratique, & l’on court à la comédie comme à un plaisir indifférent qu’on peut goûter sans scrupule.

Il y a sans doute de la différence entre les pieces de Collège & celles de l’Hôtel ; les Écoliers ont de la religion & des mœurs, & qu’est-ce qu’une troupe de Comédiens & de Comédiennes ? On ne tend pas au Collège des pieges à l’innocence, on n’y agit pas par un esprit mercenaire pour gagner de l’argent, comme à la comédie : émulation, obéissance dans les élèves ; vûes louables, quoique fausses, du bien public & de l’éducation dans les Régens. La compagnie y est mieux choisie, des amis & des parens viennent écouter les jeunes gens ; ce ne sont pas les libertins, attirés par le goût-du plaisir & les objets de la débauche. Les pieces sont communément plus châtiées, & les parures plus modestes ; les danses, les attitudes, les gestes, les regards, le son de la voix, sont moins efféminés & moins voluptueux, le jeu moins séduisant, par conséquent moins dangereux. Car ici la perfection fait le danger, la meilleure piece est la plus mauvaise, la plus parfaite exécution est le plus subtil poison ; & malgré tout le soin des Régens, le jeu d’un Écolier pût-il n’être pas grossier & maussade, à plus forte raison écarteroit-on le danger, si comme l’ordonnoit S. Ignace dans ses constitutions, les pieces, toutes en Latin, sur des sujets pieux, sans aucun habit, sans aucun rôle de femme, n’étoient que des exercices littéraires. On ne peut donc, comme je l’ai dit (L. 1. C. 3.) d’après {p. 117}M. Bossuet, traiter avec la même sévérité les uns & les autres. Il est pourtant vrai que cette différence ne consiste que du plus au moins : même piece, même rôle, mêmes habits, même chant, même danse, mêmes décorations, même spectacle, c’est toûjours l’esquisse du tableau, l’essai de la représentation, l’imitation de la réalité, le commencement de l’orage, le prélude de l’acte, le germe de la volupté, l’ébauche de la passion. Il est très-certain que ce moins conduit au plus, conduit à tout, qu’il en donne l’idée, en inspire le goût, en allume le désir, est la source du torrent qui entraîne au théatre. En s’accoutumant à jouer un petit jeu, on deviendra grand joueur, les petites fêtes multipliées feront aimer la bonne chère, l’affectation des petites parures amenera le luxe & le faste, &c. Les Jésuites, qui enseignent par-tout & avec tout le monde, que les petites choses conduisent aux grandes, ont-ils pû ne pas voir que leurs pieces sont un germe du spectacle public ? Ceux qui par leurs règles font profession d’enseigner qu’en matiere de pureté il n’y a point de faute légère, ont-ils pû tendre tant de pieges aux yeux, aux oreilles, aux cœurs, & se dissimuler que leurs exercices dramatiques ouvroient sous les pieds de leurs disciples l’affreux abyme du théatre ?

Mais en devenant les Apôtres de la scène, ont-ils bien suivi les loix de cette profonde politique dont les uns leur font un crime, & les autres un mérite ? Non : c’est pour eux & pour leurs Collèges, dans le principe & dans l’effet, la politique la plus fausse. Quel peut en être le motif ? le hasard produit il si souvent & si constamment le même effet ? pourroit-on chez les Jésuites attribuer quelque chose à l’ignorance ? Le profit qui revient de la taxe imposée aux Écoliers pour les frais de la piece, peut bien avoir occupé l’esprit {p. 118}mercenaire de quelque Régent, mais ne sauroit faire agir ce grand Corps. Auroit-il eu le même dessein qu’on attribuoit à Richelieu, d’amuser la nation pour l’asservir, & de l’amuser par des frivolités pour lui faire oublier le joug du despotisme ? Richelieu n’en a jamais fait confidence aux Jésuites, pour les mettre du complot ; ils n’y ont pas intérêt, & il est incroyable qu’ils aient porté l’envie de faire leur cour, jusqu’à favoriser cet odieux projet. L’esprit du monde se seroit-il assez glissé dans une Compagnie où régnèrent toûjours les bonnes mœurs, pour vouloir goûter des plaisirs auxquels on a renoncé, & faire venir chez soi ce qu’on ne peut décemment aller chercher au parterre ? Est-ce vanité littéraire qui veut cueillir les palmes dramatiques, comme les théologiques, briller & dominer en tout genre de littérature, & régenter le Parnasse comme le Collège ? Seroit-ce un esprit complaisant & flexible, qui se faisant tout à tous pour les gagner tous à Dieu, comme S. Paul, ou s’accommodant à tous les goûts pour régner sur tout, comme le prétend Pascal, mène de front le relâchement & la sévérité, prêche l’Évangile & enseigne l’art de Moliere, condamne la comédie & la joue, d’une main offre Bourdaloue & de l’autre Buzembaum ? Et souvent dans un même Auteur les derniers tomes renferment ses comédies, & les premiers ses sermons qui les proscrivent. C’est un problême que je laisse à résoudre aux plus habiles ; mais les mauvais effets de cette conduite ne peuvent échapper aux plus ignorans.

Finissons par une réflexion importante. Je suis infiniment éloigné de soupçonner dans aucun Jésuite les sentimens & la doctrine du tyrannicide, mais on ne peut disconvenir qu’elle n’ait été mille fois débitée sur leur théatre, comme sur tous les {p. 119}autres. Cinna, Pompée, Athalie, Brutus, César, &c. y ont été cent & cent fois représentés. Les innombrables Poëtes de la Société, au-deçà comme au-delà des monts, depuis les plus célèbres jusqu’aux plus obscurs, Porée, Brumoy, la Rue, Catrou, &c. d’après Corneille, Racine, Crébillon, Voltaire, ont sans scrupule dans leurs poëmes tenu le même langage. C’est un style reçu, ce sont des beautés de genre, c’est le rôle des Acteurs, c’est tout ce que l’on voudra. Ce fait est de la plus grande notoriété. Comment le rédacteur des assertions sur leur morale relâchée a-t-il pû négliger d’embellir sa collection d’une foule de vers tragiques & comiques sur tous les points de la morale, & notamment sur l’homicide & le tyrannicide ? Il a affronté la poussiere des bibliothèques, pour déterrer de vieux bouquins, Allemands, Polonois, Espagnols, dont personne ne soupçonnoit l’existence, & il oublie les Auteurs les plus agréables, qui sont entre les mains de tout le monde, qu’on sait par cœur, dont on débite sur cent théatres les pernicieux principes, parés de toutes les graces de la poësie, de la déclamation, de la décoration, de la danse, de la musique. De cinq cens mille personnes dans le royaume, qui depuis quarante ans ont assisté aux spectacles des Jésuites, il n’y en a pas deux qui aient seulement vû le dos du livre de Santarelli, & plus de quatre cens mille ont lû & vû jouer ces pieces meurtrieres. A-t-on craint de distinguer ces Peres des autres Poëtes ou Acteurs ? Non : on n’a pas craint de séparer leurs Casuistes de la foule des autres Écrivains de tous les Ordres qui ont enseigné la même doctrine. Méconnoît-on le danger de ces productions ? Non : on a trouvé du venin dans un thême que donnoit à ses Écoliers le Régent de troisieme de Rouen, on en a trouvé dans le commentaire Latin {p. 120}de Del Rio sur Séneque, & on boit à longs traits le poison de cent pieces de théatre. Eh qui s’embarrasse dans le monde du thême d’un Écolier & de cinq ou six vers de Seneque ? Cependant le zèle & les buchers s’allument. Qui ne connoît Corneille, Racine, Voltaire, & le théatre des Jésuites ? On les protège, on les aime, on y court. Contradictions & inconséquences humaines, êtes-vous plus déplorables que ridicules ?

C’est la fureur même des spectacles qui jette un voile si épais sur les yeux les plus perçans. Est-il un seul de ces censeurs qui n’aime, qui ne fréquente la comédie ? voudroit-il se ravir à lui-même ses délices, en supprimant toutes les pieces qui renferment une morale licencieuse ? La dépravation des mœurs fait la fortune du théatre. Qu’il cesse de parer de tous ses charmes la volupté, & d’en faire goûter la corruption, il perdra tous ses protecteurs, & deviendra un tyrannicide. Mais s’apperçoit-on, veut-on s’appercevoir des défauts de ce qu’on aime ? s’apperçoit-on de ce qui a passé en habitude ? On se familiarise avec les monstres, sur-tout lorsque d’intelligence avec la passion, ils en fournissent le plus doux aliment. Qu’on mette dans la bouche d’un Acteur, sur-tout d’une Actrice bien faite, les propres paroles des plus odieux tyrannicides, ce qui étoit détestable en Latin sous l’écorce hérissée de chapitres & d’articles, sera admirable en dialogue versifié. Le Jésuite n’a qu’à passer de la bibliothèque sur la scene, les anathêmes se changent en acclamations. Malheureusement pour lui le Savant a emporté l’Acteur, qui enivré de la fumée de ce pernicieux encens, n’a pas sû prévoir que ces applaudissemens & ce goût même allumoient sourdement la foudre qui devoit les écraser tous les deux.

Croira-t-on une anecdote vraie que je tiens {p. 121}des Jésuites même ? Leur Général leur a souvent défendu les pieces de théatre Françoises, & ce Monarque, qu’on dit si despotique, n’a point été obéi. Quelques Recteurs plus obéissans n’ont pas souffert des représentations pendant leur règne, mais le grand nombre de ces Pères, soit pour faire briller leurrs talens, ou pour ménager les suffrages des Grands & du peuple, dont ils connoissoient le goût, ou dans l’idée que c’est un exercice utile à la jeunesse, ont continué de composer & de faire jouer des pieces de toute espèce. C’est là ce bras de chair, ce roseau fragile dont parle l’Écriture, qui se brise sous la main qui s’y appuye, & la perce elle-même. Ce moyen de s’avancer s’est tourné contre eux, l’estime & la confiance qu’ils méritoient, s’est affoiblie ; la religion & les mœurs ont perdu à vûe d’œil par le théatre, & ne se rétabliront pas tandis qu’il subsistera. Les Jésuites, qui s’étoient par-tout établis par les mœurs & la religion, ne devoient se maintenir que par elles. Cet appui leur manquant, pouvoient-ils ne pas succomber ? Les Démons, dit Tertullien, prévoyant que le plaisir des spectacles seroit un moyen des plus efficaces pour introduire & maintenir l’idolâtrie (disons-en de même de l’irréligion & du vice), inspirèrent aux hommes l’art des représentations théatrales ; ce qui devoit tourner à leur gloire, ne pouvoit venir que de leur inspiration : Dæmones prospicientes sibi, inter cætera idolatriæ, etiam spectaculorum inquinamenta, quibus hominem à Deo avocarent ejusmodi ostium ingenia inspirasse. De Spect. C. 10. Je suis bien éloigné de jeter aucun nuage sur la religion & la vertu des Jésuites ; c’est sans doute contre leur intention que le Démon a mis à profit le goût pour les spectacles qu’ils ont répandu dans tout le royaume, pour produire le mauvais fruit dont ils ont eu les dents agacées, comme dit {p. 122}l’Écriture : Dentes obstupescunt. Un livre nouveau (l’Éducation civile par M. Garnier) pense comme le Général des Jésuites. Il compte parmi les avantages de son projet l’abandon des drames & des Romans, espèce de littérature qui outre les autres vices, est très-peu capable de nourrir le cœur, de former les mœurs, & de produire de vrais citoyens. Tragiques François, dit-il, quittez pour un moment le cothurne, & daignez me répondre. Ne vous vantez-vous pas d’être les précepteurs de la nation ? Eh bien, dites-nous donc depuis plus d’un siecle que nous prenons de vos leçons, avons-nous fait bien des progrès dans la vertu ? les hommes sont-ils devenus plus appliqués à leurs devoirs & plus délicats sur la réputation ? les femmes se respectent-elles davantage ? les enfans sont-ils plus soumis à leurs parens ? règne-t-il plus d’union dans les familles ? les droits de l’amitié sont-ils mieux connus & plus respectés ? la patrie a-t-elle acquis un plus grand nombre d’illustres défenseurs ? Ceux qui vous fréquentent vallent-ils mieux que ceux qui vous négligent, &c. ? Les personnes intéressées, dit le Journal de Trevoux (Juin 1675. art. 54.), trouveront cette apostrophe trop vive ; mais on ne peut contester qu’il n’ait la vérité pour lui. Le théatre ne grossira jamais le martyrologe ; mais depuis Moliere & Racine il a grossi au centuple les registres de la Salpétriere, de Bicêtre, des Enfans trouvés, &c. de la Flandre aux Pyrenées, des Alpes à la basse Bretagne.

Dans les Vies des Pères, des Martyrs, &c. traduites de l’Anglois, imprimées à Villefranche (Tom. 2. Vie de S. Polieucte), l’Auteur de ce bon livre dit très-sensément : Corneille a fait du martyre de ce Saint le sujet d’une tragédie qui est un chef-d’œuvre dramatique ; mais les personnes pieuses ont été choquées de la liberté que le Poëte s’est donné de faire monter les Saints sur le théatre, d’altérer {p. 123}la vérité de l’histoire, de corrompre les vertus chrétiennes, & de mêler la tendresse de l’amour Romain à l’héroïsme de l’amour divin. Qu’on juge par là s’il est difficile de rendre la tragédie innocente, & si les maîtres de la morale évangélique ont prononcé avec raison, que le théatre le plus épuré aux yeux du monde, sera toûjours incompatible avec la vraie piété, & ne servira jamais qu’à réveiller des passions d’autant plus dangereuses, que nous en portons le germe dans la corruption du cœur. Cette réflexion très-vraie, très-chrétienne, vient très-à-propos dans la vie de S. Polieucte.

S’attendroit-on que le Journal des Savans, ouvrage si judicieux, si décidé pour la religion & les mœurs, & jusqu’ici contre les dangers du théatre, au lieu d’applaudir à cette vérité, se déclare contre elle, & se contredise en la combattant ? Nous sommes bien éloignés, dit-il (Juin 1765. pag. 1045.), de penser que le théatre soit aussi épuré qu’il devroit l’être pour l’intérêt des mœurs & le bien réel de la société. Eh que faut-il de plus pour le proscrire dans la morale la plus relâchée ? Escobar & Buzembaun le condamnent alors. Mais n’est-il pas singulier qu’autrefois on ait placé impunément, quoiqu’avec la plus scandaleuse indécence, ce que la religion a de plus respectable ? Qui donc a jamais approuvé cette indécence ? n’a-t-on pas aboli ces pieces ? ne les a-t-on pas souvent punies ? Et parce que les Comédiens furent toûjours des gens sans mœurs, faut-il faire l’apologie de la scène ? & parce qu’autrefois ils ont été plus grossierement libertins, ceux de nos jours sont-ils des Saints ? parce que les courtisannes Romaines ont été plus effrontées, faut-il fréquenter les Actrices de Paris ? & qu’aujourd’hui le zèle s’irrite si l’on essaie d’introduire avec dignité sur la scène de saints personnages, quelques efforts que l’on fasse pour que leurs {p. 124}sentimens donnent la plus haute idée des objets de la foi, & que leurs actions présentent des exemples de la plus héroïque vertu ? Ce pompeux panégirique du théatre est bon à faire à quelqu’un qui ne l’a jamais vû ; il fait rire ceux qui le connoissent, si l’enthousiasme ne leur met sur les yeux un verre coloré. Lorsque Julien (on l’a appelé l’Apostat dans tout l’univers pendant quatorze siecles, il a cessé de l’être depuis que toutes les religions sont indifférentes) défendit aux premiers Chrétiens d’enseigner les lettres humaines, & à la jeunesse de les étudier ailleurs que dans les écoles payennes, (les jeunes gens eurent toûjours la liberté d’apprendre ce qu’ils voulurent, il n’y eut que les Régens Chrétiens interdits. Jul. Epist. 42.), les plus savans d’entr’eux composerent des tragédies dont le sujet étoit tiré des livres saints (& même des comédies) & on ne le trouva pas mauvais. Eh qui ? Julien l’Apostat sans doute, car c’étoit un bon moyen pour affoiblir le christianisme ; & tout ce que les saints Pères & alors & dans tous les temps ont écrit contre le théatre, ne permet pas de douter que l’Église n’eût condamné l’entreprise de ces savans Chrétiens. Mais ce théatre & cette approbation n’existent que sous la plume du Journaliste, tout se réduit à ce que les deux Apollinaires, dont l’un a été un hérésiarque, chef des Apollinaristes, mirent en vers quelques histoires de l’Écriture, en forme de dialogue, comme plusieurs déclamations que les Régens font réciter dans les Collèges. Il en reste une qu’on croit d’Apollinaire le jeune, qui se trouve dans les poësies de S. Grégoire de Nazianze, sous le titre de Jesus-Christ souffrant. Rien de tout cela n’a été représenté ni ne fut fait pour l’être, ni ne l’auroit pû. Les Chrétiens sous cet Empereur n’étoient pas les maîtres des théatres, & ne s’étoient pas encore avisés d’en construire de particuliers {p. 125}dans les Collèges, & ce Prince ne l’auroit pas souffert. L’Athalie & l’Esther de Racine justifieront toûjours les essais de ce genre aux yeux des personnes sages & modérées. Quoique ces deux pieces soient les plus épurées pour les mœurs, & les plus remplies de sentimens de religion qui aient paru, elles ne feront jamais l’apologie des pieces tirées des livres saints, dont elles sont une profanation. Nous avons même fait voir en divers endroits qu’Esther par ses traits satyriques & ses flatteries outrées, & Athalie par sa doctrine meurtriere des Rois, étoient des pieces répréhensibles, malgré toute leur piété ; qu’elles produisirent de mauvais effets à S. Cyr, ce qui en fit supprimer la représentation pendant plus de quarante ans ; que Racine, alors converti, eut beaucoup de peine à se charger de les composer, & s’en repentit ; qu’Esther n’est plus jouée, qu’Athalie tomba d’abord, & fut plus de vingt ans à se relever. Pour les autres drames prétendus pieux, parce qu’on y a enchassé le nom de quelque saint personnage, la Théodore de Corneille, la Jephté de Pellegrin, la galante Judith de Boyer, &c. ces Saints seroient fort étonnés, s’ils revenoient au monde, de se voir travestis en Comédiens, & ne feroient pas l’apologie de leur métamorphose. Les Jésuites même, qui d’abord commencèrent par ces pieces déguisées, avoient trop d’esprit, pour ne pas en sentir l’indécence : ils abandonnèrent cet air puérile de dévotion porté sur le théatre, où tout le dément, & jouèrent toute sorte de pieces, qui en effet malgré l’apparente sainteté sont toutes dans le même goût. Mais en établissant le règne du théatre, ils ont fourni une partie des armes dont ils ont été mortellement blessés.

Revenons à Julien l’Apostat. J’ai parlé ailleurs des sentimens de ce Prince sur le théatre. Sa philosophie l’en éloignoit par principe de vertu ; & {p. 126}par zèle pour sa religion, ne pouvant l’interdire à tout le monde, il vouloit du moins que les Prêtres Payens s’en abstinssent, pour donner du crédit au paganisme par cet air de piété, à l’exemple des Chrétiens, qui n’y alloient jamais, & auxquels dans son systême de persécution il n’eût pas manqué de défendre d’y paroître, s’ils l’eussent fréquenté, pour se moquer d’eux, ou d’ordonner d’y aller, pour les corrompre, s’il eût espéré d’être obéi. Dans la satyre qu’il fit des habitans d’Antioche, il se moque, comme du plus grand ridicule & du plus grand désordre, de leur fureur pour le théatre, il lance les mêmes traits contre les Empereurs ses prédécesseurs qui l’avoient aimé. Le Journal des Savans m’a donné occasion de relire l’histoire & les ouvrages de ce fameux Apostat. Voici des traits qui m’avoient échappé. Mardonius, son Gouverneur, bien différent de nos Régens, regarda comme un des points les plus essentiels d’une bonne éducation, de leur inspirer du mépris & de l’éloignement pour le théatre. Dans sa grande lettre à Arsace, Pontife de la Galatie, qui semble être prise des canons de l’Église, tant il y donne de sages règlemens : il insiste sur le théatre. M. de Fleury en a orné son histoire (L. 15. n. 17.). La feinte gravité des mœurs, dit-il, a le plus accru l’athéisme des Galiléens (le Christianisme), nous devons la pratiquer véritablement. Il ne suffit pas que vous soyiez tel, obligez tous les Prêtres de votre province de l’être. Un sacrificateur ne doit ni aller au théatre ni boire au cabaret. Établissez des Hôpitaux dans chaque ville, &c. Ne faites point la cour aux Gouverneurs, qu’aucun Prêtre n’aille au-devant d’eux à leur entrée dans les villes, & qu’il ne sorte pas du vestibule quand ils viennent au Temple. Lorsque le Magistrat touche la porte du lieu sacré, il devient particulier : c’est vous qui commandez au-dedans {p. 127}par une loi divine, à laquelle on ne peut résister sans arrogance. Qu’ils ne lisent point de Romans ni de Poëtes comiques, comme Aristophane, ou des Auteurs licencieux, comme Archiloque, Hypponax. Qu’ils fassent la priere le matin & le soir. Ils doivent dans le service porter des habits magnifiques, mais être chez eux vêtus fort simplement. Qu’aucun Prêtre n’approche en aucune maniere des spectacles, & ne les introduise dans sa maison (approuveroit-il qu’un Corps Religieux eût des théatres dressés dans les collèges ? en eût-il épargné le reproche aux Galiléens, & les eût-il donnés pour modelle à ses Prêtres ?). Je voudrois les bannir entierement des théatres, & qu’ils laissent au peuple l’impureté des spectacles. Qu’aucun d’eux n’ait pour ami un Comédien ou un Danseur. Les enfans des Prêtres doivent même s’en abstenir. M. de Fleury ajoûte cette réflexion, qui vaut bien celle du Journaliste : Après ces paroles de Julien, on ne doit pas s’étonner que les spectacles fussent défendus aux Chrétiens. Tout cela suppose en effet que les Chrétiens n’alloient jamais aux spectacles, que l’Église le leur avoit toûjours défendu ; & n’en eût-elle pas fait encore la défense, elle auroit dû pour son honneur ne pas se montrer moins zélée pour la pureté qu’un Empereur Payen & apostat. Le théatre étoit pourtant alors très-épuré depuis les loix de Constantin & de ses enfans, qui avoient par là signalé leur zèle pour le christianisme, & ce Prince philosophe le croit encore opposé à la sainteté même du paganisme. Cette autorité si décisive, à laquelle les Jésuites n’ont sans doute fait aucune attention, doit être d’un grand poids chez nos Sages qui font l’éloge de Julien, & ne l’imitent que trop & dans son apostasie & dans ses sophismes & ses sarcasmes contre l’Église, le Vicaire & la doctrine du Galiléen, en faisant l’apologie du théatre ils combattent un de leurs héros les plus distingués.

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CHAPITRE VI.
Du sérieux & de la gaieté. §

Les défenseurs du théatre les plus raisonnables se retranchent sur la nécessité de quelque divertissement. On est accablé d’affaires, de chagrins, de travaux ; l’esprit & le corps ont besoin de délassement, la comédie en offre un ingénieux & agréable. Ce n’est guère à un Chrétien à se déclarer si fort le partisan de la joie, lui à qui les risques de son salut, la crainte d’une éternité de supplices, des remords de conscience, des péchés sans nombre, la nécessité indispensable de la pénitence, doivent, comme à David & à la Madeleine, faire verser des torrens de larmes. Lui à qui la vérité incarnée a dit : Heureux ceux qui pleurent, malheur à ceux qui rient ; le monde sera dans la joie, & mes disciples dans la tristesse. Lui à qui le Sage déclare qu’il vaut mieux aller dans une maison de deuil que dans une partie de plaisir, parce que dans l’une l’homme y apprend sa fin & celle des choses de la terre, & dans l’autre il en perd l’idée : J’ai regardé le ris comme une erreur, & j’ai dit à la joie, pourquoi me trompez-vous ? Risum reputavi errorem, &c. Lui qui a devant les yeux un Dieu triste jusqu’à la mort, baigné de larmes, inondé de sang, mourant sur une croix, si éloigné d’une folle joie, qu’on ne trouve pas qu’il ait jamais ri : Beati qui lugent, væ vobis qui ridetis.

Mais laissons ces idées lugubres, toute vraies qu’elles sont : le théatre s’embarrasse-t-il de l’Évangile ? Rapprochons-nous de sa foiblesse. Vous voulez vous réjouir ? A la bonne heure ; mais faut-il que ce soit au risque du salut & aux dépens de la vertu ? Divertissez-vous, mais innocemment ; {p. 129}non dans des plaisirs dangereux & criminels, mais modérément, sans passion & sans excès ; mais sagement, sans dissipation & folie ; mais chrétiennement, en Dieu & en sa présence, gaudete in Domino, semper in conspectu Dei ; en tout temps, en tout lieu, en toute espèce de divertissement, in Domino semper. Quoique l’esprit du christianisme ne soit pas opposé à une honnête gaieté, qu’il n’y ait même que lui qui la donne, par la paix du cœur, qu’on chercheroit vainement dans le vice, pacem meam do vobis, non quomodò mundus dat, le Chrétien est toûjours dans la joie, modeste, retenu, attentif sur lui-même, gaudete, modestia vestra nota sit omnibus. La raison même prescrit des règles dans le choix, & met des bornes dans l’usage des divertissemens. Si la comédie étoit permise sous ce prétexte, il n’est ni espèce ni excès de divertissement qui ne fût permis, puisqu’elle les rassemble tous & les porte au plus haut degré. Chants, danses, masques, discours, tableaux, intrigues, romans, parures, licence, assemblage de sexe, compagnies, passions, &c. tout s’y trouve à la fois, relève & assaisonne l’un par l’autre ; choix, délicatesse, rafinement, variété, multitude, assortiment, gradation, continuité, magnificence, éclat, profusion, tout y est porté à la perfection par l’esprit, l’étude, les talens, l’exercice, l’adresse. Excès du temps que l’on y perd, de la dépense qu’on y fait, du danger que l’on y court, du plaisir que l’on y goûte, de l’ivresse à laquelle on se livre, de la liberté dont on y jouit, des passions qu’on y exprime & qu’on y sent, tout y est réuni, tout invite, l’un appuie l’autre, l’un embellit l’autre. C’est une armée d’ennemis, la plus nombreuse, la mieux armée, la mieux disciplinée, la plus aguerrie, la plus souvent victorieuse, qui attaque l’ame par tous les sens, par toutes les facultés, {p. 130}par toutes les passions, tous les goûts & tous les penchans à la fois. Voltaire qui le connoissoit bien, en parle ainsi dans le portrait d’un mondain, qu’il ne manque pas de mener au théatre : Il vole au rendez-vous chez la Camargot, la Gaussin (célèbres Actrices). Il faut se rendre à ce palais magique, où les beaux vers, la danse, la musique, l’art de tromper les yeux par les couleurs, l’art plus heureux de séduire les cœurs, de cent plaisirs font un plaisir unique. Dira-t-on qu’en matiere de divertissement, l’homme sans règles, sans bornes, sans ménagement, sans crainte, peut s’abandonner à tout ? Les Barbares même réclameroient contre cette fureur. Rassemblez toutes les défenses & les raisons particulieres qui proscrivent en détail chacun d’eux, lorsqu’on les goûte séparément, vous en formerez un corps d’armée de vertu contre l’armée des vices dont le théatre est le champ de bataille.

Est-il même bien vrai que le théatre soit si réjouissant ? Malgré tous les soins que prennent & les Auteurs & les Acteurs pour toucher & pour plaire, il n’est pas rare qu’ils ennuyent, qu’on en revienne fatigué, dégoûté, mécontent, & qu’une piece tombe à la premiere ou seconde représentation. Se soûtenir huit ou dix fois, c’est un prodige, & les plus triomphantes même, on s’en lasse à la fin. Il faut diversifier la scène par des nouveautés. Style froid, intrigue mal liée, dénouement trivial, mauvaise musique, Acteurs ignorans, &c. que sais-je ? matiere inépuisable à la critique & à la mauvaise humeur des sifflets, à la malignité des loges, au mouvement perpétuel de ceux qui vont figurer sur le théatre ou dans les coulisses. C’est quelquefois la faute des spectateurs, tristes, dégoûtés, malins, frivoles, sans consistance, embarrassés de leur existence, qui ne savent s’occuper de rien. Soit désœuvrement, {p. 131}air, légèreté, importance, frivolité, inconstance, ils ne font que voltiger sans s’arrêter à rien, peut-être distraits par quelque affaire, ou par le plaisir même, pensant à la table quand ils sont à la comédie, & à la comédie quand ils sont à table. Cependant le plus grand nombre aime le théatre, il n’y vient que dans le dessein & l’espérance de s’y réjouir, & s’afflige d’y être si peu satisfait. Ce n’est pas toûjours la faute de la piece. Du moins les Auteurs & les Acteurs appellent du jugement du public, & se plaignent de son injustice, & n’ont pas toûjours tort ; mais sans entrer dans tous ces procès, plus nombreux que ceux du palais, & qui n’en valent ni le temps ni la peine, il en résulte que le spectacle est le séjour des passions, mais non pas celui de la joie.

La vraie cause de l’ennui est l’amour naturel du plaisir & la vanité de tous ceux qu’on peut goûter sur la terre, qui afflige une ame frustrée des fruits de tous ses efforts. On veut sentir des mouvemens agréables, & le théatre les promet, souvent les donne. Remue-t-il la passion, la piece fût-elle contre les règles, ne fût-ce qu’une farce de l’Opéra comique, l’Acteur ne fût-il qu’un Arlequin, un Pantomime, elle plaira sûrement. Au contraire fût-elle la plus réguliere, comme celles de l’Abbé d’Aubignac, qui prétendoit avoir exactement suivi la poëtique d’Aristote, si le cœur demeure tranquille, elle ne fera qu’ennuyer méthodiquement. On lui dira avec le Prince de Condé : Je sais fort mauvais gré à Aristote d’avoir fait des règles si ennuyeuses. On pardonne tout à qui sait troubler le calme du cœur, on méprise celui qui lui laisse la paix & l’innocence. On s’attendrit à l’agréable agitation des passions ; quel regret, quelle indignation contre celui qui n’a pas sçû les enflammer ! Cet ennui, si commun au {p. 132}théatre, malgré tous les efforts qu’on fait pour l’éviter, & que les plus assidus éprouvent plus que les autres, au milieu des plaisirs dont ils sont les plus enivrés, devroit nous en faire sentir la vanité, & nous bien convaincre qu’il n’est point de joie pure sur la terre, qu’elle se trouve encore moins dans les plaisirs des sens. Dieu nous en fait malgré nous éprouver le faux : quel aveuglement de se repaître de chimères contre ses intérêts & sa conscience ! Ut quid diligitis vanitatem & quæritis mendacium ?

Il n’est rien de si fastidieux que de voir seize fois par an le Mercure, ouvrage avoué par l’autorité publique, employer quarante ou cinquante pages au détail de toutes les folies qui paroissent sur les théatres, & à l’éloge de tous ceux qui y montent, & quels éloges ? sublimes, admirables, divins, ces hommes & ces femmes, supérieurs à l’humanité, passent toutes nos idées, on ne peut rien ajoûter à ces prodiges. Mais ce sont des voix, des gestes, une ame, des talens, des graces ; mais c’est une légèreté, une figure, une action, un goût ! Les Payens n’en disoient pas autant de leurs Dieux & de leurs Déesses. C’est une ivresse, une enthousiasme, un fanatisme, qui n’a pas son pareil. Les noms de Turenne, Maurice, la Moignon, Daguesseau, Bourdaloue, Massillon, ne furent jamais célébrés comme les adorables, les célestes Gaussin, Clairon, Dangeville, Vestris, le Kain, Brisart, &c. On ne revient point de ce délire. On fait (décemb. 1763) avec une ridicule emphase la description d’un ballet donné à Fontainebleau, où, dit-on, les Princes, Seigneurs & Dames de la Cour les plus distingués, jouèrent, déguisés en Indiens & en Sauvages, & que la Reine en faisoit les honneurs. Voici de la cruauté. La dépense en décoration, habits, rafraîchissement, fut énorme. {p. 133}C’est sans doute une exagération d’amateur enthousiaste (pag. 170.) : On peut juger si ce spectacle devoit avoir de l’éclat, par l’estimation des plus experts Jouaillers qui avoient attaché les diamans sur les habits ; leur valeur ne pouvoit aller au-dessous de dix millions. Le caducée de ce Mercure est une baguette de Fée qui fait des palais de cristal. Y a-t-il la moindre apparence que le meilleur des Rois laissât insulter à cet excès à la misere publique, & faire sentir la déprédation des impôts ? Autre déclamation d’enthousiaste (pag. 165.) : La salle du spectacle étoit décorée avec des étoffes d’or à fonds cramoisi, avec des franges & glans disposés en feston, des glaces sans nombre, des girandoles sur des tables de marbre à pieds dorés fort riches. Autre palais de fées (pag. 146.) : Dans l’opéra de Castor & Pollux le palais de Jupiter offroit trois grandes galeries formées par quatre rangs de colonnes torses ; les colonnes étoient environnées de diamans dans toute la hauteur, les chapitaux en or étoient pareillement ornés de diamans, avec des foudres en rubis sur les principales faces. La même richesse régnoit sur les bases, ainsi que sur l’entablement, les moulures, les rozettes, les modillons & tous les autres ornemens du plafonds, dont le fonds étoit en or & divisés par plattes-bandes, étoient aussi enrichis de pierreries distribuées selon l’ordre d’architecture. Tout cela ensemble (valant bien autres dix millions) étoit d’une telle force de lumiere & d’un tel éclat, que la vûe en supportoit à peine l’effet, & ne figuroit pas mal le lieu qu’on suppose être la source de la lumiere. L’Auteur semble rougir un moment de cette monstrueuse prodigalité : Ce genre d’ornement, dit-il, n’avoit jamais été mieux placé que dans cette occasion où un pouvoir surnaturel admet la probabilité idéale d’un éclat si précieux, par sa rareté dans la nature physique. Cette nature physique, ce pouvoir surnaturel, {p. 134}sur une nature physique, cette probabilité idéale, ce pouvoir qui admet une probabilité idéale, ce pouvoir surnaturel qui se borne à des probabilités, tout cela ensemble est d’une telle force de lumiere, qu’on n’y voit goute, sinon que le théatre fait radoter. N’est-ce qu’une probabilité idéale qu’un éclat si précieux par sa rareté dont la nature physique ne donne que de l’ennui ? Le Mercure lui-même dans le même endroit en fournit une preuve aussi auguste qu’évidente. Au milieu de cette brillante féerie & de ce magnifique palais de diamans, le Roi & la Reine s’ennuyèrent si fort qu’ils plantèrent là les Acteurs & Actrices, diamans & rubis, demandèrent des cartes, & au milieu du spectacle se mirent à des tables de jeu. Est-ce faire l’éloge de la piece, des Acteurs, ou du Journaliste qui le rapporte ?

Je sais que dans le moment d’une bouffonnerie on rit quelquefois aux éclats. Aussi les rôles les plus amusans, qui font le plus de plaisir au public, sont ceux de Valet, de Soubrette, d’Arlequin, & dans tous les temps l’Opéra Comique, le théatre de la Foire l’a si bien emporté sur la Comédie Françoise, qu’il en a excité la jalousie, & essuyé mille querelles. Mais d’abord après la farce on retombe dans la tristesse & l’ennui ; il faut aller dans des repas, des parties de jeu, des rendez-vous criminels, dissiper la langueur & le dégoût où a jeté la scène, & remplir le vuide où elle a laissé. Cette chûte est inévitable : la véritable joie est le sentiment du bien être, le spectacle n’est qu’une agitation passagère qui attire l’ame hors d’elle-même, & ne lui dit rien de son propre état. A peine est-elle passée, qu’on se retrouve toûjours le même, inquiet, le cœur flétri, dégoûté, fatigué de tant de secousses, & cherchant à se délasser de son plaisir. Tous les plaisirs violens produisent le même effet. Jamais {p. 135}le cœur n’est plus abattu que dans le moment qui suit les plus vifs transports de l’amour : emporté, brusque, de mauvaise humeur, personne n’est moins gai qu’un homme qui revient de la comédie ; il est aigre, mordant, caustique, mais l’aigreur & la causticité sont très-sérieuses & très-affligeantes. La plûpart des spectacles sont tristes : les fadeurs de l’opéra, l’enflure de Corneille, les horreurs de Crébillon, le comique larmoyant, la terreur, la pitié, la fureur, le désespoir, sont-ils de la gaieté ? Je veux qu’il y ait un moment de plaisir à verser des pleurs, comme il y en a à voir l’horreur des précipices, l’obscurité d’une fosse, une bataille, &c. tout cela n’est pas de la joie, & ne rend pas heureux. L’Homme de qualité, le Cleveland de l’Abbé Prevôt, quoique bien écrits, n’ont déridé le front de personne. Ces aventures tragiques étonnent, effrayent, abattent, mais ne réjouissent point du tout. Les spectacles des gladiateurs, au lieu de rendre gai le peuple Romain, le rendoit féroce ; les scènes horribles de Shakespear sur le théatre Anglois, si analogues au caractère de la nation, lui donne-t-elle de la gaieté ? les suicides britanniques sont-ils bien réjouissans ?

On apprend au spectacle, dit M. Nicole, à s’ennuyer de tout ce qui est sérieux, par conséquent de tous ses devoirs, à trouver cet ennui insupportable, à en chercher le remède dans la dissipation. Le premier de ces désordres est un obstacle à toutes les vertus, le second une entrée à tous les vices. Faire une nécessité de l’ennui, & un crime au théatre de le chasser, voilà des paradoxes de la morale sévère. Non : cette morale est très-vraie. L’homme doit savoir s’ennuyer, l’ennui est inévitable dans toutes les conditions, & dans les plus élevées plus que dans les autres. Combien de personnes ennuyeuses avec qui il faut vivre ! combien de devoirs {p. 136}ennuyeux qu’il faut remplir ! Le Magistrat s’ennuie sur le tribunal, l’Avocat au barreau, le Militaire dans la tente, le Ministre au confessionnal, peut-être plus que l’artisan dans sa boutique. On s’ennuie à la Cour, à la ville, à la campagne, avec ses supérieurs, ses amis, sa famille. Tout ennuie à la fin, les livres les plus amusans, les conversations les plus gaies, les fêtes les plus brillantes, les parties de plaisir les mieux assorties, la comédie elle-même, où l’on va, dit-on, se désennuyer. La politesse cache l’ennui, la sagesse le souffre, la vertu s’en fait un mérite. Qui ne veut que se réjouir, membre inutile & à charge à la société, n’est propre à rien ; il est incapable de toutes les vertus, elles sont toutes fort ennuyeuses. Il est donc essentiel de savoir supporter l’ennui, comme tous les autres dégoûts de la vie. Le théatre, qui le lui rend plus insupportable, en l’accoutumant à la dissipation, lui rend le plus mauvais service, sans l’en garantir. Ceux qui le fuient avec le plus de soin, le trouvent davantage. Le plaisir fait naître le besoin du plaisir, & d’un plus grand plaisir ; l’habitude en émousse la pointe. La patience en se familiarisant avec l’ennui le fait disparoître : l’impatience le rend plus amer.

Le voyage dans un pays inconnu, ou le Temple de la piété (il falloit dire au temple), livre nouveau, où le sieur Compan tâche d’égayer la piété par de petites aventures, comme le voyage de Jean de Palafox, les romans immenses de l’Evêque du Bellai, d’un Minime d’Avignon, le château de l’ame de Sainte Thérèse ; ce pieux Roman trouvant la piété ennuyeuse, malgré toutes ces aventures, imagine de la faire divertir au théatre, & lui forme jusque dans son temple la cour la plus singuliere ; il lui donne pour favoris Borrhomée, François de Salles, Corneille & Racine. {p. 137}L’étonnement de ces quatre personnages de se voir réunis dans le sanctuaire de la piété, & honorés de ses faveurs, fait une scène vraiment comique : les actes de l’Église de Milan, & le théatre de Corneille ! Phédre, Bérénice, & la vie dévote ! L’Auteur a crû sans doute pour la récréation des gens dévots devoir donner une farce à laquelle Arlequin n’auroit osé penser. Je ne sais s’il à voulu canoniser la scène ou ridiculiser la dévotion ; c’est du moins la mépriser, s’il l’a fait avec connoissance ; ou être peu attentif, s’il n’en a pas apperçû l’indécence & l’irréligion. Cet ouvrage soi-disant fait pour l’instruction de la jeunesse, lui apprendra à faire la lecture spirituelle dans Corneille, & comme la Visitandine de Gresset, son oraison dans Racine, & à devenir un Père de l’Église en composant des comédies. Je ne sais si l’Auteur est Comédien de profession, ou enthousiaste du théatre ; mais il a raison de dire qu’il fait voyager son élève dans un pays peu connu, il ne connoît ni les habitans ni le gouvernement, ni les productions de celui-ci. Le fleur Patte dans ses Monumens est plus excusable en confondant ainsi les grands hommes, parce qu’il n’envisage que le mérite littéraire, qui, sans mériter l’apothéose, peut être distingué dans Pétronne, Ovide, l’Aretin, Bocace, quoiqu’en vérité Bossuet & Moliere, Fenelon & Quinaut, Pascal & Racine, Arnaud & Corneille, sont peu faits pour figurer ensemble. Je n’ai jamais vû d’Auteur qui pour faire l’éloge du siecle de quelque Empereur, marie S. Paul & Horace, S. Ignace & Martial, pour former le jugement & la piété de la jeunesse.

Lors même qu’on ne s’ennuie pas, il faut savoir être sérieux, & plus souvent que gai. Les devoirs, les affaires, les travaux, les études, sont sérieux. L’Officier qui donne les ordres, le Soldat {p. 138}qui monte la tranchée, le Magistrat qui juge un procès, le Médecin qui visite un malade, une mère qui instruit ses enfans, sont gens très-sérieux & font des actions très-sérieuses. Rien d’important qui ne doive être traité sérieusement : rire toûjours, rire aux éclats, c’est être insensé & se rendre méprisable : Fatuus in risu exaltat vocem suam, sapiens vix tacitè ridet. Faut-il donc être rude, sombre, farouche ? Non : la mauvaise humeur est fort différente du sérieux de la sagesse, comme la douceur du caractère, la gaieté de l’imagination, sont différentes de la dissolution & de la frivolité. La vertu est toujours éloignée des excès. C’est cette dissipation & cette frivolité que donne le théatre, cet esprit sage & sérieux qu’il détruit. Il tourne tout en plaisanterie, & fait une comédie de tout. Rien de plus opposé à l’attention, à l’exactitude que demandent tous les devoirs ; rien de plus contraire à l’onction de la grace, au recueillement de la piété, à l’union avec Dieu, qui forment les Saints. Qu’on juge, qu’on apprécie les choses, à quoi est bon un homme livré au théatre ?

Qu’est-ce que le sérieux ? C’est un état de modération, de sagesse & de calme, où l’homme se possede, ne se laisse point vivement affecter, agit avec réflexion, donne à chaque chose son juste prix. Cette maturité de raison paroît dans les paroles vraies, justes, précises, décentes, sans exagération, sans déguisement, dictées par la droiture & le bon sens d’un style simple & naturel, éloigné de l’affectation, des pointes, des jeux de mots, soit singulierement assortis, soit détournés de leur signification ordinaire ; dans l’air, le ton grave dont on parle, qui donne du poids au discours & de la dignité à la personne, fait écouter & respecter. L’air dissipé, le style badin, le ton comédien, déprécie le discours, décrédite {p. 139}l’Auteur, verba sapientiam statera ponderabantur ; dans le maintien décent & posé d’un homme qui s’écoute & se respecte soi-même, est occupé de son objet, ne parle & n’agit qu’à propos, ne dit que des choses utiles & réfléchies ; enfin dans la nature & l’importance des objets dont on parle. La puérilité d’un esprit qui s’amuse de bagatelles, qui voltige, glisse sur tout, ne se fixe à rien, ne mène à rien, & ne mérite aucune attention. On peut être sérieux par tempérament, ou le devenir par réflexion ; on l’est quelquefois par intérêt, souvent par humeur & par chagrin, on l’est rarement par vertu. La politique à la Cour, la dépendance auprès des supérieurs, obligent à des mesures, à une retenue, dont on ne pourroit s’écarter sans risquer de déplaire par un air d’inattention & de familiarité. La vertu, détachée des vanités du monde, & pleine de l’esprit de Dieu, bien mieux que la morgue philosophique, dédaigne les jeux de l’enfance & les amusemens de la passion, pour s’occuper de ses devoirs. Si le dégoût vient de chagrin, il n’opère qu’un sérieux lent & amer qui déplaît à tout le monde. Quand la nature agit, le sérieux perce par-tout & répand sur tout un fonds, un air de sagesse qui jusque dans le jeune homme inspire autant de respect que la futilité donne du mépris pour le vieillard. Le théatre renverse de fonds en comble cet ouvrage de sagesse & de décence. Il se ligue avec tous les ennemis du bon ordre, & par l’esprit frivole qu’il donne, leur assure le plus grand succès ; légèreté qui voltige sans choix & sans discrétion, indifférence qui néglige & ne fait que glisser rapidement sur les plus grandes affaires, vivacité qui offense par mille traits piquans qui font rire aux dépens du prochain, d’autant plus cruels que le bon mot qui les aiguise en rend la plaie plus {p. 140}profonde, épanchement perpétuel hors de soi-même, qui regarde sa maison & son cœur comme une prison insupportable. Le théatre ouvre la porte à tous les vices ; il remplit d’une folle joie qui sans cesse & sans mesure, sans pouvoir rien souffrir, ne veut que le plaisir & le jeu. Il tourne l’esprit à l’enjouement, à la bouffonnerie, à la malignité. Il attire l’esprit & le cœur au dehors, & les y retient par l’amusement & la volupté. Il prête à l’imagination les objets, les couleurs, le pinceau de la frivolité & du crime. Il farcit la mémoire de bagatelles, de contes, de folies. Le visage, les gestes, les paroles, tout devient comique. Il fournit contre la vertu les armes dangereuses du ridicule, & dégoûte de toute réflexion solide. Il entraîne à tout par la compagnie & le mauvais exemple. Le théatre est la boëte de Pandore qui renferme tous les maux, & pis encore ; il ne laisse guère au fonds l’espérance de se corriger : Cor fatui quasi vas contractum, omnem sapientiam non tenebit.

Sur quoi portent tant de maux si réels ? Sur des fables. Ni la joie de la comédie, ni la tristesse de la tragédie, n’ont de sujet raisonnable ; rien de ce qu’on y représente ne nous intéresse en effet. C’est une vraie folie, mais qui fait naître une autre folie, & nous y accoûtume, la folie des passions. Tout est, à la vérité, spectacle sur la terre, affaires d’État, abaissement, élévation des hommes ; tout y est comédie, ridicules, intrigues, fourberies, galanteries. A-t-on besoin du théatre ? Il est par-tout dressé, par-tout des Acteurs, des décorations, des farces. L’homme est à lui-même un grand spectacle, dont la scène est dans son cœur, comique par ses défauts, tragique par ses crimes & sa réprobation. On n’a besoin ni de Moliere pour faire rire, ni de Racine pour faire pleurer. Qu’est-ce donc que le dramatique ? {p. 141}C’est le spectacle d’un spectacle, la comédie d’une comédie, ce que S. Bernard appelle un plaisir frivole & puérile : Spectacula, quid prosunt corpori ? quid anima frivola prorsus & nugatoria consolatio ? (de Conversion. C. 12.). Ce monde n’est qu’une ombre vaine, une figure qui passe : Præterit figura hujus mundi. C’est une folie de s’en occuper, le comble de la folie de se perdre pour elle. Que sera-ce de s’occuper de la figure d’une figure, de se perdre pour l’ombre d’une ombre ? C’est des choses du monde que le Sage a dit tout n’est que vanité, omnia vanitas ; c’est bien plus du théatre qu’il a voulu dire, vanité des vanités, vanitas, vanitatum. S. François de Salles, avec la charmante naïveté de son style, nous dit : Quel dommage de semer dans la terre de notre cœur des affections si vaines & si sottes, qui occupent la place des bonnes ? On pardonne aux enfans de courir après les papillons ; mais n’est-il pas ridicule, ains lamentable, de voir des hommes faits s’empresser & affectionner après des bagatelles si indignes, qui outre leur inutilité nous mettent en péril de nous dérégler ? (L. 1. C. 23.). Aristote (Polit. C. 4.) appelle l’homme un animal imitateur, contrefaisant, singe, comédien, pantomime. Au théatre il est singe de singe, pantomime de pantomime. Faut-il que s’il est si fort imitateur, s’il aime tant à contrefaire, il s’étudie à copier ce qu’il trouve de plus méprisable, les ridicules & les forfaits ? Démocrite rioit de tout, Héraclite pleuroit de tout. Le monde fournit abondamment à l’un & à l’autre ; ses sottises méritent tous nos ris, ses crimes toutes nos larmes. Que devoient penser du théatre ces deux Philosophes, où ils voyoient qu’on avoit la sottise de représenter des sottises, la cruauté de peindre des cruautés, le crime de s’occuper des crimes ? C’étoit sans doute un excès de s’affecter si fort & inutilement {p. 142}de ce qu’ils ne pouvoient ni réparer ni empêcher. En est-ce un moindre d’aller à dessein pleurer d’un mal imaginaire, frémir d’un crime chimérique, rire d’une fable, de forger des sottises & des forfaits, de s’étudier à les bien rendre pour s’attendrir ou se réjouir, attendrir ou réjouir les autres de rien ?

Un homme solidement vertueux est toûjours égal & semblable à lui-même ; modéré, maître de tous ses mouvemens, attentif & modeste, il ne connoît ni emportement, ni légèreté, ni vaine joie, ne se dissipe, ni ne dissipe les autres : Fædè ad cachinnos moverit fædius moves. Toûjours équitable, il examine, il écoute, agit, comme la sagesse, avec poids & mesure ; charitable, il craint, jusques dans ses plus innocentes railleries, de jamais blesser le prochain, car il est impossible aux railleurs de choisir si bien la matiere, de mesurer si bien les coups, de peser si bien les circonstances, les intérêts, le goût, la sensibilité de tout le monde, qu’on n’aille souvent trop loin. Par-tout édifiant & délicat sur les bienséances, il évite jusqu’à l’apparence du mal, il ne trouble les exercices de piété, ni n’affoiblit l’onction de la grace & le goût de la dévotion : goût incompatible avec le sentiment volontaire des passions. Quelle place, quel temps reste-t-il aux pensées, aux discours pieux, quand tout est livré à la bagatelle ? Tôt ou tard nécessairement les plaisanteries tombent sur les choses saintes : l’Écriture, la dévotion, les Saints, les Ministres, paroissent sur la scène. Moliere, ce comique si fécond, qui en avoit moins besoin que personne, a-t-il pû s’empêcher de faire deux comédies, Tartuffe & le Festin de Pierre, pour réjouir le spectateur aux dépens de la religion, sous le beau prétexte de la défendre ? C’est le sel le plus piquant des conversations. Cette dissipation est contagieuse, elle {p. 143}est trop du goût de la passion pour ne pas faire des progrès rapides. On en prend si bien les allures, on en parle si bien le jargon, que tout en est plein : emplois, études, travail, priere, tout est négligé. Comment espérer de réforme ? la vertu peut-elle se faire entendre ? toutes les avenues lui sont fermées, elles sont toutes ouvertes au vice : Cui placent theatra, vita est theatrica ; qui obscena cernit, aut est, aut fit impudens.

Le sérieux de la sagesse a quelque chose de grand. Voyez ce respectable Magistrat, supérieur à tous les intérêts & à toutes les passions, inébranlable au milieu des agitations des parties, du tumulte du barreau, des secousses de la sollicitation, il ne voit que la vérité, il n’agit que pour la justice : Si fractus illabatur orbis, impavidam ferient ruinæ. Voyez ce grand Prince, avilit-il sa majesté, affoiblit-il son autorité par les petitesses de la légèreté ? Le sérieux doit être assis sur le trône ; au comble de la gloire, de la puissance & des richesses, a-t-il besoin des plaisirs frivoles de l’enfance ? C’est à l’indigence à s’y réduire, à l’imbécillité à s’en contenter. Admirez les Saints, il n’en est point dont la gravité & la modestie ne présentent quelque chose de divin qui caractérise la sainteté, & couvre les défauts de l’humanité. La dissipation au contraire dépare & altère les vertus, & détruit la bonne odeur qui édifie ; c’est une tache dans les plus grands hommes qui en éclipse le mérite. Que cette sage retenue qui pese tout au poids du sanctuaire est imposante, & produit d’heureux effets ! C’est un sermon perpétuel, dont ceux même qui s’en moquent sont touchés. L’Etre suprême, dans la paix & l’élévation de son essence divine, nous donne le plus parfait modelle de ce calme du cœur, de cette grandeur de l’ame que produit la véritable vertu. Quel modelle encore {p. 144}plus à notre portée que cet homme Dieu, en qui tout respire, la sagesse & la sainteté, & qui dès l’âge le plus tendre en développoient peu à peu les trésors ! Crescebat sapientiâ & gratiâ. La seule idée de légèreté révolteroit dans cette personne divine : je rougis de le dire, même pour en faire sentir l’indécence. Il a passé, dit S. Paul, par toutes sortes d’épreuves, il s’est assujéti à toutes les infirmités de la nature, il a souffert les outrages, les calomnies, les tourmens, une mort infame : le vit-on jamais au spectacle ? La comédie forme avec Jesus-Christ un contraste plus insoutenable que toutes les bassesses de la crêche, & toutes les ignominies du calvaire. Jesus-Christ au théatre ! qui oseroit proférer ce blasphême ! Voilà pourtant le père, le maître, le modelle des Chrétiens, à qui tout doit ressembler, s’il veut se sauver. Ce qu’il seroit horrible de penser du maître, peut-il être permis au disciple ? Trouvera-t-on au théatre les enfans, les imitateurs d’un Dieu ? On n’y verra que ses ennemis & ses persécuteurs. Un Chrétien Comédien ! un Chrétien spectateur de comédie ! Rien de plus ridicule, c’est un monstre. Rien en effet de plus opposé que la profession, l’esprit, les loix, les modelles du christianisme, & le spectacle. Qu’on en compare l’Auteur, les fondateurs, les héros, les exercices, la doctrine, l’origine, l’histoire, &c. je ne sais s’il est possible de trouver deux choses plus généralement, plus constamment, plus directement opposées. Les Payens jouoient la religion Chrétienne sur leur théatre, pour la tourner en ridicule ; des Chrétiens acteurs & spectateurs la jouent encore davantage. Un Payen contrefaisoit le Chrétien, ici le Chrétien fait le Payen. Si l’on eût vû des Chrétiens au spectacle, les Molieres du temps en auroient fait les plus plaisantes scènes. Celles qu’on donne en y allant, font gémir.

{p. 145}Examinez ces gens du théatre, si même il est possible, car comme des Protées, ils prennent toute sorte de formes & échappent de tous côtés, tout en eux se ressent de cette frivolité. Écoutez leurs conversations, si vous y pouvez rien comprendre ; on y parle sans cesse, & on n’y dit rien, on commence tout, on ne finit rien, on traite de tout, & on ne sait rien. Une nouvelle ridicule, une réflexion bizarre, un mot, un geste, un habit, une parure en rompt le fil & tourne ailleurs tous les esprits. On est pédant, si on raisonne ; moraliste, si on réfléchit. Si l’on écrivoit les entretiens du parterre & des loges, qui pourroit en soûtenir la lecture ? Sont-ce des gens raisonnables ? Non : ce sont des enfans qui jouent, ce sont des gens de théatre. Considérez ces yeux, ils ne regardent pas, ils voient ; c’est un voyageur qui marchant à grands pas, apperçoit en passant un arbre, un champ, une maison. Ces regards ne se fixent que sur quelque objet indécent. Ces oreilles n’écoutent point, elles entendent ; c’est un instrument de musique, dont les cordes touchées au hasard rendent des sons. Cette langue ne parle pas, elle articule des mots qui signifient tout & n’expriment rien ; l’un détruit le sens que présentoit l’autre. Ou si quelquefois on écoute ou on parle avec attention, prononcez sans crainte de vous méprendre, que c’est quelque discours licencieux. Cet esprit ne pense point, il rêve ; c’est un miroir à facettes, où dans mille points de vûes différens tout se peint & s’efface, un de ces coureurs qui sous le cri pompeux de rareté, de curiosité, en tournant une manivelle, fait parcourir toute la terre dans un quart d’heure. Voyez ces mains, ces pieds, ces yeux, cette tête ; est-il assis ou debout ? marche-t-il, s’arrête-t-il ? Il fait tout cela, & ne fait rien de tout cela. C’est un danseur qui tourne, saute, cabriole, {p. 146}va, vient, est par-tout & n’est nulle part. On ne méconnoît pas dans ce portrait les foyers & les coulisses. Quand j’entre dans quelqu’une de ces compagnies, il me semble voir une voliere pleine de petits oiseaux, ils montent, descendent, s’agitent, s’élancent, chantent, bequetent ; la vûe en est fatiguée. Ce n’est pas moi, c’est l’Écriture qui les peint sous ces traits : Homo inutilis graditur ore perverso, annuit oculis, digito loquitur, terit pede. Mais pourquoi attribuer exclusivement au théatre un défaut commun dans le monde ? Non, je ne prétends pas que le théatre soit la seule folie, quoiqu’une des plus grandes & qui en produit le plus grand nombre ; mais cet esprit de futilité si répandu lui doit tous ses progrès. Un goût naturel de frivolité fut d’abord le jeu du théatre ; ce fruit si ressemblant & si cher l’a répandu par un juste retour sur toute la face de la terre.

Mais vous n’êtes pas équitable, la bonne morale qu’on prêche au théatre n’est-elle pas un admirable contrepoison de ce qu’on peut y débiter de vicieux ? Il y a du prestige à se payer de cette excuse. Le bel antidote qu’une bonne pensée noyée au milieu de cent mauvaises ! Quel honnête homme souffriroit ailleurs ce qu’il entend sur la scène ? quelle mère chrétienne le laisseroit voir & entendre à ses enfans, & leur donneroit des valets, des soubrettes, des amis, des confidens tels que ceux de la comédie, ou même en voudroit pour soi ? Le vice change-t-il de nature en passant par la bouche d’une Actrice ? par quel enchantement peut-on dans les loges se livrer innocemment à ce qui ailleurs seroit un crime ? peut-on se dissimuler que cette morale, fût-elle la plus saine, perd tout son prix & sa vertu dans la bouche d’un Comédien ? La mauvaise vie & la maniere de débiter rendent inefficace la parole {p. 147}divine dans la bouche d’un Prédicateur. S’il ne pratique pas ce qu’il dit, on en appelle de sa doctrine à sa conduite : Médecin, lui dit-on, guérissez-vous vous-même ; rendez-vous croyables des oracles que vous ne croyez pas ? vous les profanez par ce style affecté, ces gestes comiques, ce ton de voix efféminé, cet air de théatre, ces parures mondaines. Le beau réformateur ! qu’il se réforme lui-même. Les Comédiens réunissent tous ces défauts. Qui ne connoît leurs déportemens ? qui ne voit leurs affectations ? qui n’est scandalisé de leurs allures ? Qui prendra des leçons de chasteté d’une Actrice, des règles de sagesse d’un Arlequin, des principes d’éducation, de générosité, de grandeur d’ame, d’un vil esclave du public ? Mais il est habillé en Prince, elle joue le rôle d’une Lucréce ; ils sont élevés sur des planches, comme sur une chaire ; ils parlent d’un ton d’autorité, c’est cela même qui fait rire & en empêche le fruit. Le théatre jure si fort avec la religion & la morale, qu’on s’en moque, s’il en arbore les dehors. On est si accoûtumé à n’y entendre que des mensonges, qu’on n’imagine pas y trouver une vérité : du solide dans le pays des fables ! des vertus à l’école des vices ! de la décence dans l’empire de la folie ! L’esprit n’est point fait à ces merveilles : les sent-il, les goûte-t-il, les pratique-t-il, ces prétendues maximes, cet Acteur qui les débite avec tant d’emphase ? C’est une espèce d’automate, un perroquet qui redit ce qu’il a appris, qui répéteroit des impiétés, comme des textes d’Évangile, & qui les répette en effet, quand son personnage le demande, de la même bouche dont il vient de prononcer des sentences, passe du théatre aux foyers, de la tragédie à la farce, aussi peu croyable dans le bien que dans le mal, dans les promesses que dans les menaces, dans les flatteries {p. 148}que dans les injures. Il joue tous les rôles : Prince, valet, Théologien, Arlequin, Magistrat, amoureux, scélérat, honnête homme. Sa personne & sa morale ne sont pas plus respectables que son masque.

Mais enfin quelle est cette morale, quelles sont ces maximes ? quelques lieux communs, quelque sentence triviale, tournée en jargon poëtique, dont l’expression, le tour, l’harmonie, les rimes, les pointes, les antithèses, décellent le bel esprit qui veut briller, mais ne feront jamais soupçonner le zèle qui veut instruire, l’homme de bien qui est persuadé. Au reste, nulle maxime chrétienne, nulle règle évangélique, nul rapport à Dieu, nul mérite pour l’éternité ; patriotisme, humanité, magnanimité, quelques grands mots, l’Évangile du théatre ne passe pas, n’atteint pas la loi naturelle, & n’est bon qu’à nourrir l’orgueil & la corruption, mais ne corrigera aucun vice, ni ne donnera aucune vertu, encore même ces foibles étincelles de raison étouffées sous un tas de cendres, sont à peine apperçûes un instant. Dans les pieces les plus épurées, ces prétendus Prédicateurs de théatre composent & débitent des préceptes à leur mode & des sentences à leur goût, ajoûtent, retranchent, changent, adoucissent à leur gré la doctrine chrétienne, & la donnent pour la pure vérité, avec une assurance qui étonne. On a tant crié contre les Casuistes relâchés qui avancent de faux principes ; mais jamais Escobar, Tambourin, Diana, Buzembaum n’ont approché de la morale de Moliere, Quinaut, Racine, Dancourt, &c. & ne l’ont jamais si bien pratiquée. Le joli cours de morale que celui qui seroit extrait des assertions du théatre ! nous avons vû qu’il ne faut pas en excepter les horreurs du régicide. Et ces graves Docteurs, ces dévots auditeurs, ces saints élèves, si fidelles {p. 149}à leurs dogmes, fronderont les Casuistes, feront le procès au probabilisme dont les plus relâchés adoucissemens ne sauroient colorer leurs désordres ! Claudius accusat mœchos, Catilina cethegos. Quand Port-royal composoit les Provinciales & les notes de Vendrok, c’étoient au moins des Théologiens habiles & irréprochables dans les mœurs, qui établissoient une morale sévère, & quoiqu’avec trop de fiel & d’excès, du moins leurs actions & leurs enseignemens ne contrastoient pas avec leurs arrêts. Mais qu’après avoir étudié dans le théatre Italien, & pratiqué la pureté dans les bras d’une figurante, on fasse brûler Bauni, Lacroix, Suarès ! Sellâ in curuli Struma Nonius jacet, per consulatum pejerat Vatinius ! Quid est Catulle quòd moraris emori ? Catul.

Voici un trait de ce Plutarque que Moliere (Femmes savantes), croyoit n’être bon qu’à enfermer des rabats. Les Poëtes comiques, dit-il, (comment discerner le flatteur de l’ami ?) anciennement dans leurs comédies mettoient bien quelques remontrances sérieuses ; mais pour autant qu’il y avoit de la risée & gaudisserie parmi, comme une saulce de mauvais goût parmi de bonnes viandes, tout cela rendoit inutile & vaine leur franchise de parler, & n’en demeuroit que la réputation de malignité à ceux qui en disoient, & nul profit à ceux qui les écoutoient. Traduction d’Amior. Ici la fausse gâte le poisson, contre le proverbe connu.

CHAPITRE VII.
De la frivolité & de la familiarité. §

Le Seigneur Algarotti, dans ses lettres, dit aussi justement que plaisamment, pour peindre les nations de l’Europe : On parloit de guerre {p. 150}dans l’ancienne Rome, on parle de religion dans la nouvelle, de commerce à Cadix, de politique à Londres, de comédie & de romans à Paris. Et le Roi de Prusse, dans la même vûe, parlant de la religion Protestante que lui-même il professe, disoit avec autant d’esprit que de vérité : C’est se moquer de recourir à l’inspiration divine ; la religion Protestante s’est établie en Allemagne par l’intérêt, en Angleterre par la débauche, en Hollande par l’indépendance, en France par des chansons. Voilà le caractère François, le goût du frivole, le François même en convient & en rit, le petit maître s’en fait gloire : aucune nation dans le monde, ni toutes les nations du monde ensemble n’ont autant composé de romans, de comédies, de chansons, de petites poësies de toute espèce. La frivolité se répand sur tout : religion, morale, histoire, sciences, tout dans une imagination Françoise, par la maniere de l’envisager & de le traiter, en prend la teinte ; rien n’est goûté dans le beau monde, s’il n’en a l’assaisonnement. Il faut pour plaire glisser sur tout, se jouer de tout. Les romans & les comédies, tout frivole qu’en est le genre, ne suffisent pas ; il faut y choisir tout ce qu’il y a de plus frivole. Pour un drame sérieux qui pourroit être utile, il y en a cent qui ne sont que des farces sur les plus minces objets. Pour un roman moral, philosophique, politique, comme Télémaque, le voyage de Cirus, le voyage du monde de Descartes, il y a des milliers d’historiettes, mémoires, contes, &c. les plus futiles. Pour un bon ouvrage en vers ou en prose, qui peut compter les vaudevilles, chansons, épigrammes, lettres, ana, conversations, mélanges, bons mots, &c. où sans ordre, sans choix, sans liaison, passant du grave au puérile, du religieux au bouffon, de la raison à la folie, on est entraîné {p. 151}dans un tourbillon de frivolité qui détruit jusqu’au germe de la vertu & de la littérature ? Cette abondance stérile ne doit point surprendre, elle ne fait point l’éloge de l’Écrivain. Rien de plus facile que d’écrire des frivolités, des médisances, des galanteries. Les productions utiles coûtent : saisir avec précision une vérité, développer avec netteté un grand principe, suivre avec ordre le fil des conséquences, analyser avec exactitude une matiere importante, ce ne fut jamais le chef-d’œuvre d’un esprit léger & superficiel qui ne sait qu’effleurer les objets, incapable de réfléchir, de comparer, de combiner les idées. A peine a-t-il jeté ses regards sur une qu’elle s’efface, une autre lui succède qui s’enfuit avec la même rapidité. Un homme dans l’ivresse ou le délire parle plus qu’un homme sage.

Voilà le goût qui fait aimer le théatre, & que le théatre entretient, un goût frivole de colifichet. Un colifichet est une jolie bagatelle. Ce terme qui a un air de badinage, n’est point déplacé en parlant de la comédie. Il s’applique à toutes sortes de bijoux, à de petits riens qui amusent un instant. Je leur fais même grâce, la plûpart des frivolités sont fades, ennuyeuses, méprisables, & celui qui s’y livre est plus méprisable qu’elles. Mais supposons leur de l’agrément, ce n’est qu’un mérite de papillon qui avec des aîles agréablement nuancées voltige de fleurs en fleurs, & n’est bon à rien. Le bon goût, la raison, les vertus sont plus nobles, plus solides, de tout un autre prix. Tout est colifichet au théatre, le théatre n’est lui-même qu’un colifichet. Ne vous extasiez pas de ces vastes palais, de ces temples magnifiques, de ces villes superbes, de ces jardins enchantés, toute cette pompeuse architecture n’est qu’une aune de toile peinte, l’illusion de la perspective en fait tout le prix. Les loges {p. 152}ont beau être dorées, & étaler des pierres précieuses & de riches habits, ce sont de petites armoires qui renferment des colifichets. Le prestige de la distribution graduée des ombres & de la lumiere, l’imagination, l’habitude, le préjugé, l’amour du plaisir, sont des mycroscopes qui grossissent les objets, d’une mouche font un éléphant, & d’un homme à galons d’or un homme de mérite. Les habitans de ces régions enchantées, malgré les rôles brillans qu’ils y jouent, ne sont assurément que de très-petits êtres, je ne dit pas par la naissance, la fortune, la science, le mérite, la vertu ; ils ne sont pas même de jolis riens, ils sont au-dessous du rien, comme la Bruyere le disoit du Mercure de son temps, & ce que l’article des spectacles & le scandaleux recueil des fadeurs & des licences de tous les galans du royaume n’empêchera pas de dire du Mercure moderne. J’avance qu’ils sont très-petits, même dans l’ordre théatral. Une Actrice est une poupée qui de la tête aux pieds, dans toutes les pieces de rapport de sa parure, son jargon, ses minauderies, &c. ne présente qu’un amas de colifichets, tout aussi frivoles qu’elle qui s’en applaudit, & le spectateur qui l’en admire : la futilité seule peut y attacher du mérite. Il y a du délire à croire quelqu’un, ou à se croire soi-même un être d’importance, pour avoir un pompon. On rit, dit Horace, d’un enfant qui fait des boules de savon & va à cheval sur une canne. La décoration & le jeu du théatre sont aussi puériles ; une inflexion de voix, une gambade, un geste, une couche de fard, tout cela analysé & décomposé, qu’est-il ? C’est un mérite de marionnette : il est vrai qu’on fait mouvoir la marionnette, & que l’Acteur se remue ; mais ces deux machines sont si copiées l’une sur l’autre qu’il y auroit de l’injustice à les séparer. Le goût théatral influe {p. 153}sur tout. Jamais les François n’ont été si frivoles que depuis son règne : ameublemens, habits, équipages, mignatures, jargon, modes, études, ouvrages, &c. tout s’évanouit en colifichets. On joue par-tout la comédie. La piece a quelque chose de plus grand. Le plan, les vers, les pensées sont du ressort de l’esprit, sur-tout la tragédie, dont le genre est noble. Mais réduite à sa juste valeur, quel est le fond d’une comédie ? une petite aventure du plus bas étage, qu’on daigneroit à peine entendre. A ces traits on ne peut méconnoître le théatre Italien & celui de la Foire, les farces, les pieces à tiroir, que dis-je ? les œuvres des plus grands maîtres, à quatre ou cinq pieces près. Qu’est-ce que le théatre de Moliere ? une boutique de bijoutier : on voit une scène, un bon mot, un portrait, une sentence ; que de paille couvre ce peu de bon grain ! Ou plûtôt l’œuvre de Moliere (& les autres comiques ne valent pas mieux) est une galerie de grotesques qui étale des magots. Le souffle contagieux du théatre a tout infecté de colifichets. Ainsi s’amuse-t-on & obtient-on à peu de frais les applaudissemens, qui au reste sont d’un aussi petit prix que l’objet qui les attire.

Telle est la littérature à la mode. On pense, on parle, on écrit, on agit en Comédien, on lit, eh quoi ? des brochures. Sur quel ton ? du badinage. Sous quels guides ? l’ignorance. De quel air ? de la présomption. Avec quel fruit ? la licence & la fatuité. On n’a jamais tant & si peu écrit, si bien & si mal ; tant, à compter les feuilles d’impression ; si peu, à peser la solidité des raisons ; si bien, si l’on ne cherche qu’à cabrioler ; si mal, si l’on désire de s’instruire. Le théatre en est le modelle, l’école, l’arbitre. Tous ces petits livrets, ainsi que les petits airs, ne sont que des comédies. Les mœurs, la littérature & {p. 154}le théatre sont à l’unisson. Avant ce règne brillant les gens étoient polis, sensés, modestes, sages ; un homme de théatre eût passé pour fou. Thalie a la gloire d’avoir triomphé du pesant bon sens, & d’avoir répandu sur tout un vernis de comique. Le beau monde, les jolis Auteurs sont devenus Comédiens, leur style, leur conversation chante & danse, leur plume, leur imagination fait des entrechats, leurs propos forment des ariettes & des pas de trois. Quelle obligation n’a-t-on pas à la scène de cette utile révolution ? Aussi les stupides citoyens, les graves Écrivains qui ne respirent pas l’air subtil de ce riant climat, n’ont qu’une maussade & ennuyeuse solidité, tandis que les jolis Officiers de la toilette des Actrices sont paîtris de légères graces, & sement à pleines mains sur leurs personnes & dans leurs ouvrages les fleurs qu’ils y ont cueillies. Pour nous qui ne sommes point initiés dans ces mystères d’élégance, nous convenons que notre antique prud’hommie, peut-être en vertugadin, comme celle de nos grands pères, préfere la raison & la vérité aux rubans & aux aigrettes, la sagesse & la décence aux grands & aux petits airs de Marquis, & mérite aussi-peu qu’elle le désire une place dans le cercle des ris & des jeux. Mais c’est là le bon ton & la bonne compagnie. A la bonne heure, je ne dispute pas : cette bonne compagnie me donneroit-elle le temps de faite, se donneroit-elle le temps d’écouter un raisonnement suivi ? Je dis du moins que ce n’est là ni le ton de la raison, ni celui de la vertu, ni celui des sciences ; que des modelles si remuans, une école si pétillante, des leçons si superficielles, ne seront jamais celles du bon goût & de la sagesse ; que dans la bonne compagnie, de vingt comédies on ne trouvera pas une page de religion, de bonnes mœurs & de bon sens. En voici deux traits singuliers. Saluste (L. 2. Hist. Jugurt.) peint {p. 155}par la frivolité du théatre deux militaires bien différens, Marius, l’un des plus grands Capitaines de Rome, Metellus, l’un des plus effeminés. Les amis de celui-ci, invités à un souper, furent surpris qu’il eût porté la fatuité & la mollesse jusqu’à faire dresser un théatre dans son palais pour y jouer la comédie : Scenasque ad ostentationem Histrionum fabricatas. Marius au contraire se moquoit des petits-maîtres de Rome, en disant : On me trouve crasseux & sauvage, parce que je ne m’entends guère à ordonner des repas élégans, & que je n’ai point de Comédiens à mes gages : Sordidum me & incultis moribus aiunt, quia parum scitè convivium exorno, neque ullum Histrionem habeo. Suétone rapporte un trait frappant de la façon insensée de parler & de penser des choses les plus sérieuses, dont il seroit injuste de ne pas faire honneur au théatre. L’Empereur Auguste, grand amateur, étant au lit de la mort, dit à ses amis : N’ai-je pas bien joué mon personnage ? fort bien, dirent-ils. Eh bien, battez des mains & tirez le rideau : Nonne personam commodè egi ? Valite & plaudite. Conversus efflavit animam. On est à plaindre dans la littérature & dans la société, comme dans la religion, quand toute la vie ayant aimé & joué la comédie, le bel esprit va s’ensevelir dans l’éternité de l’oubli, comme le Chrétien, dans l’éternité des supplices : triste dénouement, qui n’est que la juste récompense & de la piece & de l’Auteur.

La familiarité, défaut ordinaire des personnes qui réfléchissent peu, est une sorte de frivolité pratique qui vient de la façon légère d’envisager les choses & les personnes, sans s’embarrasser de leur prix & de leurs droits. C’est un vice dans les ouvrages d’esprit : l’une des plus belles qualités du style même le plus simple, c’est la noblesse & la décence. Que l’oraison ait des mœurs, oratie {p. 156}sit morata, dit Aristote (Rhetoric.). Un Écrivain parle au public, il doit se respecter, il se peint dans son ouvrage, il a intérêt de se respecter lui-même, s’il ne veut se rendre méprisable. Il se montre dans l’impression avec une sorte d’appareil ; doit-il paroître avec des haillons ? Si ses habits ne sont pas magnifiques, ce qui ne convient ni à certains états, ni à certaines circonstances, qu’ils soient du moins propres & décens. C’est un vice dans la société : la familiarité est une liberté d’agir & de parler, qui sans égard à la subordination & aux bienséances, se met sans façon au niveau de tout. Ce vice peut venir d’un fonds d’orgueil. Dans la religion c’est la folie des esprits forts, dans les sciences, la vanité des demi savans, dans le commerce de la vie, la hauteur & l’indépendance. Une mauvaise éducation laisse ignorer les loix de la décence, la paresse néglige de les observer, la dureté du caractère refuse de s’y assujetir. Par un faux air de grandeur on se croit en droit & on se fait un mérite d’agir avec les gens librement & sans se gêner, ce qui détruit l’estime & la paix. Cette vérité est devenue un proverbe : La familiarité engendre le mépris.

Ce désordre n’est pas l’obscénité. L’obscénité sans doute est grossierement familiere ; mais tout ce qui est familier n’est pas obscène : les personnes les plus réservées sur l’impureté peuvent s’émanciper sur tout le reste. Ce n’est pas un vice de langage : on peut être respectueux sans savoir la langue, & manquer très-élégamment au respect. Le burlesque, que Scarron mit en vogue & qui tomba avec lui, passe les bornes de la familiarité. C’est le jargon des halles. On peut être familier sans burlesque & même sérieusement : le naturel & la naïveté même qui rend les sentimens sans art & sans détour, peuvent être respectueux. Le {p. 157}mensonge manque au respect plus que la simplicité. Quoiqu’on trouve au théatre l’obscénité, le burlesque, le mensonge, qui pendant un siecle en ont fait le seul langage, & dont il n’est pas encore bien purgé, ce n’est pas ce que je traite ici. Je ne parle que des divers germes de la familiarité dont je viens de faire le détail, & que les personnes les plus polies & les plus sages contractent dans la fréquentation du spectacle.

Le théatre est une république où tous les citoyens sont égaux, ou plûtôt une anarchie où tout le monde est maître, Acteurs & Actrices, tous de la lie du peuple, du métier le plus bas, plus confondus encore par le vice. L’étiquette du respect est entre eux fort bornée ; la qualité du rôle ne met point de distinction entr’eux, c’est la maniere de jouer : une soubrette vaut quelquefois mieux qu’un Monarque. Dans leurs maisons, leurs foyers, leurs parties de plaisir, ce n’est plus familiarité, c’est dissolution & débauche. Ceux qui les fréquentent ne prennent pas moins leur ton de privauté que leur goût de libertinage. Que respecteroient-ils dans des complices avec qui ils viennent de passer la nuit, qui les y ont entraînés, & leur en ont fait payer les frais ? Tout ce joli monde qui chante, danse, siffle, déclame avec les Acteurs, jette des fleurs sur la toilette des Actrices, prend-il des leçons de politesse, en fait-il l’exercice ? La décence est pour lui trop bourgeoise. Il se façonne, dit-on, pour la bonne compagnie. Dieu nous préserve d’une compagnie pour laquelle il faut être ainsi façonné. Les égards du parterre ne sont pas plus flatteurs : ces impitoyables sifflets, ces éclats de rire, ces cruelles satyres, ces chansons infames, sont-elles encore des façons de la bonne compagnie ? que sentira-t-on, si on ne sent pas cet excès d’avilissement ?

Un Clerc pour quinze sols, sans craindre le holà,
{p. 158} Peut aller au parterre attaquer Attila,
Et si ce Roi des Huns ne lui charme l’oreille,
Traiter de visigots tous les vers de Corneille.

L’Artisan à côté du Seigneur juge tout comme lui, souvent aussi-bien & mieux que lui, l’Auteur & la piece. Tout ce qui se livre à la merci du public se met sur la même ligne. Rien ne rapproche plus que le plaisir du vice, parce qu’il dégrade. La modestie de la sagesse l’empoisonneroit ; un intérêt commun fait secouer ce joug & assure la liberté. Le théatre, qui réunit tous les plaisirs vicieux, brise tous les liens, & confond tous les rangs. C’est bien là qu’on néglige le précepte d’Horace, ou plûtôt celui du bon sens, aussi nécessaire dans le commerce de la vie que dans la composition des ouvrages : Quid decet, quid nou ?

Que respecte la scène ? Princes, Ministres, Magistrats, Militaires, Savans, tout est cité à son tribunal. Qui peut se soustraire à ses arrêts suprêmes ? point de tragédie où quelque Acteur ne parle des Rois, des Grands de l’État, d’une maniere à se faire mettre à la Bastille, s’il tenoit dans le monde les mêmes propos : point de comédie où quelqu’un ne prenne la même licence contre son père, son mari, son maître. Quel sage Gouverneur laisseroit tenir à ses élèves ou leur permettroit d’entendre de pareils entretretiens ? Je n’ai jamais pû comprendre qu’on laisse aller les jeunes gens à la comédie quand on a quelque soin de leur éducation. Mais c’est un personnage subalterne qui s’émancipe sans conséquence. Cela n’est jamais dans la tragédie, où les rebelles jouent les premiers rôles, ni toûjours dans la comédie, où les amis & les parens donnent de mauvais conseils. La familiarité des subalternes n’est que plus répréhensible & plus contagieuse. Mais ils disent vrai ; le Prince, le {p. 159}père, le mari, ont tort. Cela est rare ; on déchire un bon Prince, un père sage, un mari fidelle, dont tout le crime est de s’opposer à une vie licencieuse ou à une folle passion. Eussent-ils tort, convient-il de parler insolemment de ses maîtres, même lorsqu’ils ont tort ? & quels modelles à mettre sous les yeux ! Mais ces rôles sont nécessaires à la piece. Il est vrai, & voilà le mal du genre dramatique ; il met dans la nécessité de donner de mauvais exemples, de composer & de jouer des rôles vicieux, de faire dire des sottises. C’est le comble de l’aveuglement d’imaginer que la nécessité de présenter le crime, qui devroit faire condamner la scène, doive lui servir d’excuse. La nécessité de faire mal que s’impose celui qui fréquente de mauvaises compagnies & se met dans l’occasion prochaine, justifiera donc le mal qu’il fait ? Mais le vice est puni à la fin de la piece. Il ne l’est pas toûjours, il l’est rarement, il est communément heureux, sur-tout dans le comique. Nous avons vû que Corneille est assez sincère dans l’examen de la piece du Menteur, où le mensonge est récompensé, pour convenir que cela n’est point nécessaire, que le Poëte qui ne cherche qu’à plaire ne s’en embarrasse pas. Du moins le vice de l’insolence, de l’obscénité, de la frivolité, de la témérité, ne l’est sûrement jamais ; il y est toûjours applaudi. Mais le fût-il, est-ce un bien de voir des scélérats, d’être témoin de leurs crimes, parce qu’il y a des gibets & des bourreaux ?

On ménage aussi peu les choses que les personnes. On parle de tout au théatre, & comment ? A voir cet Acteur traiter légèrement les matieres les plus importantes, d’un style aisé & cavalier, d’un ton de suffisance & de supériorité, d’un air tranchant & décisif, qu’il voudroit travestir en {p. 160}mérite, on le prendroit pour un génie supérieur, un maître consommé, à qui toutes les sciences sont familieres. Religion, politique, droit public, morale, intérêt des Princes, histoire, philosophie, &c. tout est de son ressort. Jamais Université avec ses quatre facultés n’embrassa tant d’objets, jamais on n’y discourut avec tant de hardiesse, on n’y prononça avec tant d’assurance. Que faut-il de plus pour constater une ignorance profonde ? sait-on quelque chose quand on croit tout savoir, quand on ne sait qu’en Comédien ? Mais n’est-ce pas l’esprit de ce grave licée ? veut-on apprendre, approfondir aucun objet ? on ne prétend que réjouir par des ridicules. Outre les inconvéniens innombrables pour la religion & les mœurs, cette plaisanterie continuelle monte l’esprit sur le ton de la plus licencieuse familiarité : l’enjouement est naturellement familier, & la médisance méprisante ; on n’y connoît ni la prudente circonspection qui ne juge qu’avec connoissance, ni la sage timidité qui arrête, ni la modeste retenue qui s’observe. Que sera-ce d’un art qui par goût & par principe se réjouit aux dépens de tout ? c’est une fievre continue, un état de démence ; le délire enseigne-t-il, observe-t-il des règles ? Cette liberté de répandre sur tout le vernis du ridicule, détruit en entier les sentimens d’estime, de respect, de confiance, que nos intérêts & ceux de la société demandent que nous conservions les uns pour les autres. Aime-t-on, respecte-t-on ce qu’on se croit en droit de ridiculiser ? Il est si difficile de séparer les droits de la place des défauts de la personne. Cette distinction est-elle possible dans une région où les nuages de la dérision enveloppent tout l’horison & défigurent tous les objets, en y répandant le coloris de la malignité & la perpétuelle agitation de la futilité ? Quel est celui de {p. 161}ces mobiles habitans qui ne franchira pas, qui même appercevra les foibles barrieres de la décence ? Il semble qu’Isaïe ait voulu faire une peinture prophétique des théatres : On verra, dit-il, dans les temples de la volupté danser les Faunes & les Satyres, on y entendra chanter les Syrènes : Pilosi saltabunt, & Syrenes cantabunt in delubris voluptatis. Nos Acteurs ni nos Actrices n’ont pas besoin de se masquer. Ce sont de vrais Satyres, de vraies Syrènes ; le sage Ulysse les auroit plus redoutées dans le cours de ses navigations que celles qui lui firent boucher avec de la cire les oreilles de ses matelots, selon les sublimes idées du bon homme Homère. Leur chant n’est pas moins harmonieux, leurs caresses moins séduisantes, leurs gorges moins découvertes. La prédiction s’exécute si fort à la lettre, qu’on y voit tous les jours cette populace d’hommes déguisés en Faunes, Satyres, Nymphes, Syrènes, Nayades, Driades, Hamadriades, &c. Ce qui donna lieu à une plaisanterie de Benserade. Une Princesse ayant vû à l’opéra cette populace de Divinités, demanda au Poëte qui se trouva dans sa loge, quelle différence il y avoit entre les Driades & les Hamadriades. Quoique dans la traduction des Métamorphoses en rondeaux, il eût vingt fois employé ces mots, comme il ne savoit guère que des mots, ainsi que la plûpart de ses confrères Poëtes, Benserade fut fort embarrassé, & pour ne pas demeurer court, ayant vû dans la même loge un Évêque & un Archevêque, il dit à la Princesse : Il y a entre ces Divinités la même différence qu’entre les Évêques & les Archevêques. Mot qui fit rire toute la Cour aux dépens des Prélats qui étoient à l’opéra.

Mais les Prédicateurs & les Avocats, malgré leur gravité, copient quelquefois le style & la déclamation des Comédiens, & vont prendre leurs {p. 162}leçons. Il est très-possible que dans le grand nombre des Orateurs qui ont paru en chaire ou au barreau, il s’en soit trouvé d’assez peu sages pour choisir de si mauvais modelles ; ils ont mal connu l’esprit & les devoirs de leur état, & c’est un nouveau grief contre la comédie d’avoir porté son haleine empestée jusqu’à faire profaner le sanctuaire de la religion & celui de la justice. Heureusement ce désordre est rare, & tout le monde le condamne : Bourdaloue sur la scène & Moliere en chaire révolteroient également. Ces deux genres sont essentiellement différens : la chaire se dégraderoit par la familiarité du comique. Quelle maladroite apologie, louer un criminel de ce que ses exemples sont contagieux ! Le public n’en est pas la duppe. L’élève du théatre a dû aller bien secrettement à l’école, & en déguiser bien adroitement les leçons, s’il a fait quelque cas de sa réputation : la seule idée que ses talens étoient l’ouvrage des Comédiens l’eût décrédité sans retour. Jamais un Apôtre n’alla chercher le Saint Esprit au théatre. C’est un Comédien, dit-on. Ce mot dit tout, il réunit tant de folies & de désordres, que d’un coup de pinceau il rend ridicule tout ce qu’il caractérise. Les Comédiens le disent comme les autres, & en sentent si bien la vérité, que les plus estimés s’éloignent le plus qu’ils peuvent de la futilité de la scène.

CHAPITRE VIII.
De la Folie. §

Nous aurons ici bon marché de nos adversaires. Ils ne s’en défendent pas ; ils se font un jeu, un mérite, ils s’applaudissent de leurs extravagances, ils les appellent sagesse : Etre fou & se réjouir, c’est être sage ; être sage sans se réjouir, {p. 163}c’est être fou. C’est la doctrine constante, à tout moment répetée, de tous les théatres. Une infinité de vaudevilles ont chanté les louanges de la folie & ridiculisé la sagesse. Il n’y a presque pas de comédie où il n’y ait quelque rôle d’insensé, d’imbécille, &c. La plûpart des noms des Acteurs sont forgés exprès pour faire rire par quelque idée ridicule. Que signifie Arlequin, Rhubarbin, Trufaldin, Pillardin, George Dandin, Trissorin, Scaramouche, Mascarille, Gorgibus, Croquillon, Grapignan, Purgon, Diafoirus, &c. Une infinité de pieces, je ne dis pas de la Foire, mais des Comédiens François, portent des titres dans ce goût ; que peut-on attendre de sensé de la Famille extravagante, les Fêtes nocturnes, les Folies de Cardenio, la Métempsicose des Amours, la Guinguette, le Carnaval, le Roi de Cocagne, Cartouche, l’Esprit follet, les Foux divertissans, Ragotin, le Mirliton, le Baron de la Crasse, les Bottes de sept lieues, &c. Qu’on parcoure les tables de l’Histoire du théatre, on verra que la plûpart des titres des pieces dont on parle, même dans ces derniers temps, ne sont que des impertinences. On ne veut, comme Rabelais dans son Pentagruel, que faire rire de tout, par les noms même ridicules qu’on donne. C’est à peu près tout le mérite de Scaron, chez qui la création ou l’assemblage de quelques mots, ou l’union de quelques idées qui ne sont pas faites l’une pour l’autre, présentent un burlesque, qui après avoir fait rire deux ou trois fois, ennuie & le fait mépriser : mérite méprisable dont se piquent ordinairement les Poëtes comiques, qu’ils appellent talent de peindre par les sons, par mots pittoresques, & qu’ils empruntent le plus souvent des harangères, nation féconde en sobriquets, la plûpart aussi-bas que celles qui les donnent & ceux qui s’en servent.

{p. 164}Il n’y a pas jusqu’aux estampes du théatre, jusqu’aux symboles dont il se fait honneur, par lesquels il se caractérise, qui n’arborent la folie : ces masques, ces cornes, ces habits bigarrés, ces épées de bois, ces attitudes, ces agitations, ces parures, ces décorations bizarres, ces coups de théatre, &c. il semble qu’on soit dans le délire (on n’y est que trop en effet). On ne le représente pas autrement, & si l’on compare les estampes du théatre avec celles qui sont répandues dans le livre d’Érasme, on sera embarrassé de dire quel a été le plagiaire de l’autre. Pour le langage, les pensées, les bons mots, les quolibets, les sottises, les obscénités, jusqu’aux juremens, aux imprécations & aux vilains mots que la populace enchasse à tout propos dans ses discours, il n’est guère de genre de démence dont le théatrene s’embellisse. L’art dramatique n’est que l’art de ramasser, de combiner, d’inventer, de lier des folies, & l’art de l’Acteur celui de les peindre, & le plaisir du spectateur de les voir, de les goûter, de s’en amuser, ou l’art d’embellir, de dire & de faire agréablement des extravagances. Mais, dit-on, il y a quelquefois de l’esprit & du sel, des traits de sagesse, & de bonnes maximes. Sans doute il faut de l’esprit pour faire un édifice, un corps de folie ; & quel est le fou qui n’ait des intervalles lucides, qui ne dise quelque chose de raisonnable ? Mais qu’est-ce que ces éclairs de sagesse au milieu de ces épaisses ténèbres, de cette multitude innombrable de folies qui font gémir la raison & les mœurs ? Que sur mille volumes de pieces de théatre on fasse un extrait de ce qu’il y a de bon, d’utile, de sensé, j’ose dire que ce recueil fera à peine un volume médiocre, & un millieme de la matiere du théatre. On fait beaucoup valoit quelque bonne piece où l’on parle raison, religion & vertu. Il y a {p. 165}beaucoup à rabattre, même sur les meilleures ; mais en leur faisant l’accueil le plus favorable, on peut leur dire que vous êtes en petit nombre ; vous êtes englouties dans la foule, votre rareté fait la condamnation du théatre, où vous paroissez comme un phénomène : Apparent rari nantes in gurgite vaslo.

Mais tel est le caractère de la nation, la folie l’amuse, on la veut par-tout : triste effet de la frivolité Françoise, qui s’ennuyant de la vraie sagesse, & ne sachant pas l’apprécier, parce qu’elle ne juge du prix que par le plaisir, n’estime que la folie qui lui plaît, & malheureusement se répand jusques dans les objets les plus saints. Elle aime par-tout le spectacle, il lui faut du bruit & du mouvement : courses, danses, combats, représentations, décorations, &c. diversifiées de mille manieres, selon le goût & le caractère des lieux, des temps & des peuples. Il seroit inutile & impossible de faire l’histoire & d’épuiser le détail des folies humaines dans les divertissemens ; nous ne parlerons que d’une espèce qui s’étoit répandue dans toute la France pendant les siecles d’ignorance, & s’étoit glissée jusques dans les Églises & dans l’Office divin, & par les plus indécentes profanations avoit porté dans le sanctuaire l’abomination de la désolation, sous une infinité de noms bizarres, la Fête des Foux, la Fête de l’Ane, les Innocens, la Mère folle, l’Abbé & les Moines de Liesse, l’Évêque des Imbécilles, le Pape des Fats, le Roi des Sots, le Prince de Plaisance. C’étoient des enfans de chœur qui chassoient les chanoines de leurs stales pour faire l’office à leur place, qui s’habilloient en Évêque & donnoient des bénédictions ; des gens qui menoient à l’Église un âne vêtu d’une chape, & chantoient des hymnes en son honneur, des chansons bachiques, des postures grotesques, des {p. 166}mascarades hideuses, des repas sur l’autel, & par-tout la comédie, dans l’Église, où l’on dressoit le théatre pour la jouer. Ce chef-d’œuvre régulier de la folie humaine pouvoit-il y manquer ? Tout y étoit assorti, & en étoit un digne accompagnement. Toute la fête n’étoit même qu’une farce ambulante, dans le goût du siecle.

L’Église a toûjours condamné avec indignation ces profanes extravagances ; elle a enfin réussi à les bannir du lieu saint, il n’en reste que quelques légers vestiges dans les processions de la ville d’Aix, dans quelques Communautés de filles, où le jour des Innocens les Pensionnaires sont les maîtresses, dans plusieurs paroisses de campagne, où le jour du Pâtron on fait des cérémonies singulieres, sur-tout dans les folies du carnaval, dans les bals & les comédies ; ce que l’Église n’a jamais pû abolir, non plus que les vices qui les produisent, & les crimes qu’ils font commettre. S. Charles lui-même, avec tout le crédit que lui donnoient & sa place & sa vertu, & tous les moyens que lui suggéra son zèle, n’a pû supprimer le théatre à Milan. Il écrivit un grand ouvrage, il fit prêcher de toutes parts, il public des ordonnances, il lança des excommunications, il se réserva ce cas de conscience ; tout ce qu’il pût obtenir, c’est qu’il n’y eut point de comédie pendant ce carême (Hist. Ecclés. de Fleuri. Tom. 35. L. 75. N. 30.). Si l’on daigne avoir la curiosité de s’instruire de cette importante matiere, on peut consulter les Mémoires pour servir à l’Histoire de la Fête des Foux, par M. Tilliot, qui crut faire un présent utile au public, en lui donnant un in 4.°, où à grands frais pendant plusieurs années il avoit recueilli tous les traits relatifs à son travail, qu’il fit orner de jolies estampes représentant toute sorte de folies, & qu’il a enrichies de beaucoup d’érudition. La broderie vaut mieux que l’étoffe.

{p. 167}Il est dans l’Évangile deux oracles terribles qui se confirment mutuellement. L’un : Vous rendrez compte au jugement de Dieu de toute parole oiseuse. L’autre : Ne jurez point du tout ; contentez-vous de dire, cela est ou cela n’est pas, tout ce qui est au-delà vient d’un mauvais principe. Car, ajoûte l’Évangile, vous serez justifié ou condamné sur vos paroles. On comprend que toute action, toute affection, toute pensée inutile, sont enveloppées dans la même condamnation. La parole n’est que l’expression de la pensée, elle est moins considérable que l’action. Cette sévérité, toute incroyable qu’elle paroît, est un article de foi ; elle ne fut jamais douteuse dans le christianisme, & dans les principes de la religion elle est évidente. Tout est à Dieu, & n’a été créé que pour sa gloire. L’inutilité des œuvres est donc un larcin qu’on lui fait. Tous les momens de la vie, tout ce que nous avons ne nous a été accordé que pour notre salut, tout jusqu’à une parole peut y nuire ou y contribuer, & augmenter la gloire ou la punition éternelle. C’est donc un tort infini que nous nous faisons, & en un sens irréparable. Tout s’envole sans retour : Vocat irrevocabile verbum, irremeabile tempus. Tout est lié dans le vice & dans la vertu par un enchaînement souvent imperceptible, mais toûjours efficace. Les petites choses conduisent aux grandes, & en sont le commencement. L’inutilité est donc un danger de tomber dans des fautes considérables. La Sagesse a tout fait & doit tout juger, & veut qu’à son exemple nous fassions tout avec nombre, poids & mesure. Peut-on porter plus loin la précision & l’exactitude ? l’inutilité lui échapperoit-elle ? L’homme sage, fidelle observateur de ces règles, ne parle, n’agir qu’à propos, ne fait rien d’inutile ; ses paroles sont toutes mises dans la balance, celles de l’insensé ne sont d’aucun poids : Verba Savientis statera {p. 168}ponderabuntur. N’insistons plus sur des vérités que personne ne révoque en doute, quoique peu de gens les mettent en pratique. Je n’imagine pas à quel titre on voudroit soustraire le théatre au jugement de Dieu, & à l’anathême de l’Évangile ? Dira-t-on qu’il ne s’y fait, qu’il ne s’y dit rien d’inutile ? où apprend-on davantage, où est-on plus forcé de dire, où se dit-il en effet plus de paroles inutiles ? Je ne parle pas des paroles licencieuses, des maximes pernicieuses, des emportemens, des passions, des juremens, des médisances, des mensonges, des impiétés, des bouffonneries, des folies, dont les oreilles sont à tout moment frappées ; tout cela, bien plus qu’inutile, ne sera pas sans doute oublié dans le compte que vous avez a rendre. Je dis plus, n’eussent-elles rien de mauvais, vos paroles simplement oiseuses & inutiles, écoutez, Chrétiens, & tremblez, si vous comptez l’Évangile pour quelque chose, oui, ces paroles simplement inutiles seront une matiere de condamnation devant Dieu : De omni verbo otioso reddent rationem in die judicii.

S. Paul (Ephes. 5. 36.) fait en trois mots une sorte d’analyse du théatre. Qu’il ne soit, dit-il, mention parmi vous d’aucune sorte d’impureté, comme il convient à des Chrétiens : Ne nominetur in vobis sicut decet Sanctis. Ne prononcez pas des obscénités, des folies, des bouffonneries, des paroles qui ne sont bonnes à rien : Turpiloquium stultiloquium scurrilitas quæ ad rem non pertinet. Ce seroit mal entendre l’Apôtre de croire qu’il défend de jamais parler des choses impures, & de jamais dire aucun mot de badinage & de plaisanterie. Tous les jours les Médecins, les Casuistes, les Magistrats, sont obligés d’entendre ou de dire les choses les plus obscénes, de la maniere la plus développée. S. Paul lui-même, {p. 169}& plusieurs livres de l’Écriture, nomment par leur nom & peignent par leurs vrais traits les actions les plus infames. Les Saints dans leurs conversations, les Pères dans leurs lettres, S. François de Sales dans ses ouvrages, l’Écriture même, quoique fort rarement, se permirent des railleries innocentes. Une joie honnête qui ne blesse ni les mœurs ni les personnes, fut toûjours permise, gaudete in Domino semper, quoiqu’il fût & plus sûr, & plus parfait, & plus utile, de se renfermer toûjours dans les bornes étroites d’une douce gravité. Mais du moins fut-il toûjours défendu de franchir celles de la sagesse & de la modestie. Qui oseroit faire l’apologie d’une joie indécente qui blesse la délicatesse de la pureté, je ne dis pas d’une maniere grossiere, que les premieres loix de la politesse interdisent aux honnêtes gens, mais encore par ces obscénités voilées de la gaze de l’équivoque, assaisonnées du sel d’un bon mot, déguisées sous des noms empruntés ou des allégories délicates, délayées dans des sentimens tendres, glissées dans la naïveté des expressions, perçant jusqu’à travers le masque de la condamnation ? On sent bien que S. Paul, trop éclairé, trop vertueux, pour être traitable, ne connoît point d’accommodement avec le vice : Nec nominetur in vobis turpiloquium. Qui voudroit donner son suffrage à des absurdités & des impertinences, à des rêveries & des chimères, à des raisonnemens faux, des réflexions insensées, & des paroles sans liaison, sans ordre, sans suite, qui surprennent par leur bizarrerie, font rire par l’excès de ridicule ? On auroit beau dire qu’on s’en amuse sans conséquence ; l’Apôtre ne les épargne pas. On les pardonne au délire d’un malade, on en gémit dans l’extravagance de l’ivresse. Jamais un homme sage ne s’en fit un plaisir, une occupation, un état, stultiloquium. Seroit-on supportable, si toûjours {p. 170}monté sur le ton de la plaisanterie, on ne parloit que d’une maniere vive, légère, badine, riant de tout, ne cherchant qu’à se réjouir, faire des contes, dire ou apprendre des nouvelles, comme les Athéniens, selon S. Paul, voltigeant de branche en branche, toûjours d’un style moqueur, d’un air cavalier, faisant l’agréable, sans égard au caractère des gens, à la nature des choses, à la situation des affaires, à l’assemblage des circonstances ? voudoit-on vivre avec des gens si frivoles ? Scurrilitas quæ ad rem non pertinent.

On n’a pas besoin que je fasse au théatre l’application de ces traits ; chacun le montre au doigt, & dit le voilà. Par-tout il y est question de quelque impureté. Qu’on l’appelle amour, intrigue, passion, coquetterie, galanterie, désirs, infidélité, &c. sous le masque de tous ces divers synonimes, c’est toûjours le vice qui en fait le fonds, c’est du vice qu’on parle : Nec nominetur in vobis. L’obscénité règne par-tout dans quelqu’une de ses espèces d’obscénité grossière, voilée, gasée, délayée, aiguisée, assaisonnée, &c. que l’on veut décorer du beau nom de décence, de théatre épuré, réformé, &c. On n’a qu’à ouvrir le premier dramatique qui tombera sous la main, voilà de l’obscénité à chaque page. C’est si fort l’aliment naturel du théatre, l’air qu’on y respire, le langage qu’on y tient, l’objet qui y occupe, que selon Varron (de lingua Latina lib.), le mot obscène vient de scène, obscenum à scena, parce qu’on ne peut mieux exprimer qu’une parole, une pensée, une action est vilaine, qu’en disant que c’est une parole, une pensée, une action de théatre, turpiloquium. Pour les bouffonneries, impertinences, contes, absurdités, lazzis, facéties, railleries, grotesques, &c. le théatre n’est que cela, il n’est fait que {p. 171}pour cela, il ne fut & ne sera que cela. Il l’est si bien & si unanimement reconnu, qu’il est devenu un proverbe, c’est une comédie, c’est une farce, c’est un Comédien, une Actrice, cela est comique, &c. D’où viennent ces expressions proverbiales & si méprisables, un Arlequin, un Trivelin, un Tabarin, un Bateleur, une arlequinade, une trivelinade, une scène, &c. L’évidence d’une expérience journaliere a fait passer tous les termes de l’art dramatique dans le langage ordinaire, pour exprimer de la maniere la plus énergique la facilité, le ridicule, la folie, l’indécence, la dérision, le mépris, que les termes les plus forts peindroient moins vivement.

Qui vous le conteste, me dira-t-on ? mais nous voulons nous amuser. Mais c’est une folie de s’amuser de folies. A la bonne heure, nous voulons nous amuser. C’est une folie que des hommes & des femmes montent tous les jours sur des planches pour se donner en spectacle, c’est une folie que des êtres raisonnables passent leur vie à apprendre par cœur, à représenter des fables. Ils nous amusent. C’est une folie de se déguiser de mille manieres les plus étranges, les plus grotesques, en Chinois, en Iroquois, en Turc, en furie, en démon, en Arlequin, en Pierrot ; c’est une folie de se donner pour ce qu’on n’est pas, ce qu’on rougiroit d’être, pour Alexandre, pour Oreste, pour Jupiter, Vénus, Messaline, Cartouche ; c’est une folie de se remplir de folies, de débiter des êtres de raison, de se repaître de fantômes. Ils nous amusent. C’est une folie d’aller, de venir, de se cacher derriere une toile, d’en sortir, d’y rentrer, comme des enfans qui font de petits jeux, de sauter, danser, cabrioler, s’entrelasser, comme un écureuil, faire des minauderies, des contorsions, {p. 172}des lazzis comme un singe. Ils nous amusent : un singe, un écureuil n’amusent-ils pas ? ne les fait-on pas voir pour de l’argent ? C’est une folie de se fatiguer, se tourmenter, crier, pleurer, gémir, contrefaire sa voix, chercher des attitudes, faire des mouvemens, pour représenter des contes, peindre des folies, des vices, une courtisanne, un frippon, un misérable, un ivrogne, se casser la tête, mettre son esprit à la torture, pour trouver ce qu’a pû dire une Reine des Scytes, un Empereur dans la lune, un Grec amoureux à sa Laïs, un Pourceaugnac à son Apothicaire : Turpe est difficiles habere nugas stultus labor est ineptiarum.

Nous avons comparé ailleurs une salle de spectacle à la grève, & les spectateurs au peuple qui va voir rouer un voleur. Je la compare ici aux petites maisons, & les spectateurs aux personnes qu’une misérable curiosité attire pour entendre les folies de ceux qui y sont renfermés. Là chacun fait sa comédie, ici c’est la même comédie pour tous, mais qui diversifiée à l’infini, rassemble toutes les folies, & donne tour à tour toutes les comédies. On fait le fou de sang froid (& n’est-ce pas l’être que de le faire ?), non seulement dans les rôles très-fréquens de fol, de sot, d’ivrogne, de duppe, de fat, &c. mais dans tous, puisqu’on ne joue que les folies humaines, la fureur, l’avarice, la jalousie, la fraude, la méchanceté, la misanthropie, &c. ou plûtôt les vices qui sont pire que la folie, puisqu’ils damnent. Et s’il est honteux de faire le fou, il est plus honteux encore de faire le scélérat. On regarde en pitié ces jouets infortunés de la foiblesse humaine, on rit de leurs saillies, de leurs caprices, de leurs ridicules ; l’un est Jupiter, l’autre Alexandre ; celui-ci est Roi, celui-là Magicien ; il est riche, savant, héros, &c. Dans cette troupe de Comédiens {p. 173}on n’auroit qu’à choisir & combiner les diverses espèces de folie, on feroit aisément une piece réguliere : voilà des Acteurs tout formés qui joueroient d’après nature. Ce seroit un spectacle curieux, & digne du grand Corneille & de l’incomparable Moliere, qu’une piece formée de ces divers morceaux, & une troupe composée de ces Acteurs ; on verroit que les petites maisons & l’Hôtel ont une étroite liaison. L’un est un amas de matériaux de toute espèce, l’autre l’édifice que l’Architecte Auteur en a formé. Et n’est-ce pas un art divin que de savoir assortir des folies, mettre en œuvre des rêveries, à peu près comme de savoir faire un château de cartes & un habit de plumes ? Filii hominum, usquequo gravi corde, ut quid diligitis vanitatem & quæritis mendacium ? Tels ces habitans de la Lune dont parle Cirano Bergerac, qui se nourrissoient de vent ; leurs provisions étoient des ballons remplis d’air, qu’ils succoient avidement pour faire bonne chère, comme un amateur de Moliere, d’Arlequin, de la Clairon ; ou tels ces habitans de l’air que nous appelons des girouettes, qui sont comme la nourriture des vents, sans cesse agités du moindre zéphir, & tournant de tous côtés au gré de tout vent. Tel ce fameux Éole qui régnoit sur les vents avec un sceptre, comme un maître d’orchestre avec son rouleau met en mouvement, arrête ou modère ces peuples légers : Celsa sedet Æolus arce, sceptra tenens. Tel, dit le Sage (car son oracle peut avoir ces trois sens différens), tel celui qui se repaît de mensonges, de fables, de personnages, de spectacles ; il nourrit des vents, il se nourrit de vents, il mène paître les vents : Qui nititur mendaciis, hic pascit ventes. L’homme sage, le Chrétien voit avec pitié ces deux sortes de foux volontaires & involontaires. Mais ceux-ci sont à plaindre, les autres méritent son {p. 174}indignation, parce qu’ils font librement profession de folie, & que leur folie pernicieuse corrompt les mœurs : deux raisons qui mettront toûjours les folies du théatre au-dessus de toutes les autres folies. Mais tous les hommes sont foux (du moins au théatre). Le Sage l’a dit depuis bien des siecles, Boileau l’a répeté avec autant de causticité que d’énergie, Erasme a fait dans ses écrits l’éloge de la folie, & tous les jours les mortels les plus huppés de l’un & de l’autre sexe la célèbrent par leurs œuvres. C’est dans cette vie le bonheur de l’homme & l’adoucissement de ses peines : la sagesse au contraire rend malheureux & sauvage :

Souvent de tous nos maux la raison est le pire.

Suis-je plus sage que les autres en écrivant contre la folie, & la folie théatrale, que le même Boileau appelle heureuse ? Comme un Prédicateur qui iroit prêcher aux petites maisons, on dira de moi : Souvent, comme Joli, perd son temps à prêcher. A la bonne heure, ne nous laissons pas gagner de franchise, rendons de bonne grace les armes à un coupable qui avoue de bonne foi ses torts.

L’Écriture rapporte, sans les blâmer ni les louer, deux traits de folie apparente dans l’un des plus saints & des plus grands Rois d’Israël. David publiquement, dans les rues de Jérusalem, dansa nud, sauta, cabriola de toutes ses forces, comme un bouffon devant l’Archè dont on faisoit la translation. Ce sont les expressions de la Reine sa femme, qui l’en méprisa & lui en fit les plus amers reproches, auxquels, sans nier le fait, il répondit de la maniere la plus piquante : Saltabat totis viribus, subtiliebat nudatus quasi unus de scurris. Le même Prince, à la Cour du Roi Athis, contrefit le fou & l’épileptique, & se fit chasser honteusement. Ce seroit sort inutilement outrer les choses que de vouloir canoniser toutes les actions de cet homme célèbre, {p. 175}tout grand, tout Saint, tout Prophète qu’il soit. L’adultère avec Bethzabée, le meurtre d’Urie, la perfidie pour le faire périr, l’adresse de l’enivrer pour le faire aller avec sa femme, & cacher le vrai père de l’enfant adultérin, le mariage avec la veuve adultère dont il avoit tué le mari, le jugement contre Miphiboseth, les emportemens contre Nabal, la retraite chez les ennemis de l’État, les invasions, du moins simulées sur les terres d’Israël, & la promesse de combattre son Roi légitime, le mensonge au grand Prêtre pour obtenir des provisions & des armes, l’assemblage d’une troupe de voleurs & de scélérats à la tête desquels il se met, font voir que dans ce Prince, non plus que dans Salomon son fils, plus grand homme que lui du côté des lumieres de l’esprit, il s’en faut bien que tout doive servir de modèle. On pourroit donc, sans manquer au profond respect qui est dû à tout ce qui touche à la religion, abandonner à la foiblesse humaine deux actions qui n’ont rien de grand, dont le Saint Esprit n’a jamais fait l’éloge, & dont on auroit tort de se servir, comme on a fait quelquefois, pour autoriser les folies du théatre.

Cependant ces deux actions peuvent être excusées. Dans sa folie affectée David se tire comme il peut du mauvais pas où il s’étoit mis. Fuyant la persécution de Saül, il se retire chez un Roi voisin, où apparemment il croyoit être inconnu. Il se trompa, on le connut, on le soupçonna de quelque mauvais dessein, on parla contre lui. Il craignit pour sa vie, & fit l’insensé pour se faire mépriser & chasser ; il y réussit. Ainsi le fameux Brutus, fondateur de la République Romaine, échappa aux soupçons de Tarquin, & sauva sa vie en contrefaisant l’insensé & se montrant comme l’Ibrahim de Racine, indigne également {p. 176}de vivre & de mourir. De pareils déguisemens font fréquens dans l’histoire. Qu’ont-ils de commun avec la scène, où volontairement & sans nécessité on fait le fou, le libertin, le scélérat, tous les jours pour de l’argent, & on va le voir pour son plaisir ?

La danse devant l’Arche avec les circonstances que la Reine Michol y rassemble, seroit absolument indécente, les Comédiens même n’oseroient l’imiter ; mais il faut en rabattre. Tous les interprêtes pensent que David ne se dépouilla pas en entier, & ne parut pas nud devant le peuple & les femmes, qu’il quitta seulement ses habits royaux, son manteau de soie ou de pourpre, stolâ byssinâ, que lui donnent les Paralip. 1. 15. & ceignit sa tunique, qui étoit la chemise du temps, avec une ceinture de lin appelée ephed. Il est vrai que cette chemise fort ample pouvoit bien dans l’agitation d’une danse violente, voltiger fort indécemment : inconvénient que la loi avoit voulu prévenir dans les Prêtres, en ordonnant que dans leurs fonctions ils porteroient des caleçons. Michol pouvoit en avoir été choquée, & dans le fonds n’auroit pas eu tort. C’est l’explication la plus favorable qu’on peut donner à ces paroles si fortes : Discoperiens se coram ancillis nudatus quasi si nudetur unus de scurris. Malgré ces adoucissemens, il faut convenir qu’un Roi pieux qui danse dans les rues, en chemise, devant tout le peuple, qui saute & bondit comme un chevreau, selon l’expression de l’Hébreu, subtilientem, est un spectacle fort extraordinaire, dont l’histoire ne fournit guère d’exemple, & qui dans nos mœurs déshonoreroit même un homme du commun.

La simplicité & la grossiereté de la nation méritent cependant quelque indulgence, & les pieuses intentions de David méritent nos éloges. {p. 177}Il étoit ordinaire aux Juifs de danser dans leurs fêtes ; on le voit au passage de la mer Rouge, devant le Veau d’or, &c. Tous les peuples du monde sont dans le même goût, & quoique le christianisme ait inspiré plus de gravité, on voit encore dans toutes les campagnes les fêtes célébrées par des danses. Il n’est pas surprenant que dans une grande solemnité David, peu fait au cérémonial de la royauté, qui ne faisoit que de naître, se soit laissé emporter aux transports de la joie, jusqu’à danser familierement avec le peuple, comme il l’avoit fait cent fois avec les Bergers ses compagnons, & peut-être, sans y regarder de si près, avec quelque sorte de bouffonnerie indécente qui déplut à son épouse. Ce seroit mal connoître les danses des Juifs de les comparer à celles de nos théatres. La danse n’est pas parmi nous une simple effusion vive & naturelle de joie, qui s’exprime par des mouvemens cadencés. C’est un art de présenter le corps humain dans tous les jours & les attitudes capables de plaire, & en faire un portrait de toutes les passions. De là des danses de toute espèce, légères, graves, majestueuses, badines, bouffonnes, &c. qui peignent les mouvemens de l’ame, des danses de Guerriers, de Bergers, de Paysans, de Furies, de Dieux, de Démons, de Cyclopes, d’Indiens, de Sauvages, de Mores, de Turcs, qui caractérisent les professions & les peuples ; de là ces mouvemens compassés de la tête, des pieds, des bras, des mains, &c. qui tous doivent se réunir de concert pour former les traits du tableau ; de là tous les divers habits & parures analogues à ce qu’on veut représenter, mais qui tous élégans, dégagés, propres, conservent & rendent faillante la taille & la forme du corps, qu’ils laissent admirer ; de là cette souplesse moëlleuse, cette mobilité coulante, cette marche gracieuse, cette {p. 178}symmétrie des pas, ces figures entrelassées, cette espèce de labyrinthe où à tout moment on se perd & on se retrouve ; de là ces innombrables combinaisons de plusieurs danseurs qui se cherchent, se fuyent, s’embarrassent, se dégagent, se parlent par gestes, varient à tous les momens la scène, mais qui dans tous leurs mouvemens les plus compliqués, toûjours soûmis au coup d’archet, semblent n’agir que par la même impulsion. C’est ce qui rend si dangereuse la danse moderne : elle n’est que l’étalage séduisant des objets voluptueux, dans le point de vûe le plus piquant, le plus favorable. Rien de tout cela chez les Juifs, il n’y avoit ni gavotte, ni pavanne, ni pas de trois, ni bal, ni ballet, &c. on ne connoissoit ni maître à danser, ni livre de corégraphie ; ce n’étoit que des sauts & des bonds, des courses ajustées, il est vrai, assez grossierement à la mesure de quelque air que tout le monde bat naturellement, ou joué par quelque instrument, ou chanté par dec voix humaines, mais sans ordre, sans liaison, sans dessein, tout au plus des danses en rond, que les femmes faisoient d’un côté, & les hommes de l’autre. Ainsi par-tout où on parle de danse on dit sauter, bondir, comme des agneaux, saltavit, ludit, subsiliens, comme font les paysans à la campagne & les Sauvages dans l’Amérique. Les Juifs sur les arts de goût n’en savoient pas davantage. C’est tout ce que faisoit David devant l’Arche. Michol en eût été moins offensée, si c’eût été une danse réguliere, dont les Princesses se font un plaisir & un honneur, telle que la dansa Hérodias, lorsque dans la suite, par le commerce des Grecs les Juifs donnèrent dans les rafinemens du luxe. Et David lui-même, dans ses Pseaumes, faisant un portrait sublime de la puissance de Dieu par l’agitation de toute la nature, fait danser, sauter, bondir les montagnes {p. 179}& les collines comme des bêliers : Montes exultaverunt sicut arietes, & colles sicut agni ovium. Cette image deviendroit ridicule, si comme dans les danses régulieres de nos jours, il eût fait danser un menuet aux Alpes & aux Pyrennées. Il est inutile de dire que rien de tout cela n’a du rapport à nos théatres, & ne peut justifier les pieges que tend à l’innocence l’assemblage de tout ce qui allume les feux criminels de la passion par la danse réguliere.

CHAPITRE IX.
Sentimens de Tertullien. §

Tertullien, Prêtre de Carthage, seroit un des plus grands hommes qu’ait eu l’Église par la beauté de son génie, l’étendue de ses connoissances, l’énergie de son style, la force de ses raisonnemens, le nombre & l’importance de ses ouvrages, s’il n’avoit eu le malheur de tomber dans l’hérésie sur la fin de ses jours. Son témoignage contre les spectacles ne sauroit en être affoibli, il fut écrit avant sa chûte, & a toûjours été cité dans l’Église comme d’une très-grande autorité. Cet homme célèbre avoit été payen & marié, & même libertin avant sa conversion. Il connoissoit parfaitement & par expérience le monde & ses dangers, contre lesquels il tâche de prémunir les Chrétiens. Ses livres sont pleins de traits contre la comédie. Sur-tout il composa au commencement du troisieme siecle un traité complet contre les spectacles qui est un des beaux monumens de l’antiquité. Ce fut à l’occasion des jeux séculaires que l’Empereur Sévère fit célébrer dans tout l’Empire la douzieme année de son règne. Il étoit à craindre que les fidèles, mal instruits ou trop faciles, ne se laissassent entraîner {p. 180}dans une occasion si séduisante. Bien des gens même avoient, comme aujourd’hui, ou la malignité ou la foiblesse de faire l’apologie de ces dangereux divertissemens. Tertullien adresse son ouvrage aux fidèles baptisés ou catéchumènes, pour les en détourner. Il y combat leurs faux raisonnemens, à peu près les mêmes que les amateurs du théatre font encore. Il l’envisage du côté de la religion, tout y est infecté d’idolâtrie, & du côté des mœurs on y enseigne tous les vices. Chacun de ces désordres séparément devroit les faire proscrire.

C’est une distinction qu’affectent de ne point faire quelques-uns de nos apologistes : ils rejettent sur l’idolâtrie tout ce que le zèle des Pères a prononcé contre les spectacles, comme si l’intérêt des bonnes mœurs ne devoit être compté pour rien, ou étoit fort en sûreté sur la scène. L’idolâtrie étoit sans doute un grand désordre, on ne le craint plus, le culte des Idoles est aboli ; mais indépendamment de la superstition, la vertu les a toûjours réprouvés, & quoique aujourd’hui peut-être les vices y soient étalés moins grossierement, la vertu n’en redoute pas moins les attaques, les exhortations des Peres n’y trouvent pas moins leur application. Tertullien, qui combat tous les spectacles, les réduit à quatre ; le cirque, où l’on faisoit des courses de chevaux & de chars ; le théatre, où l’on représentoit des tragédies, des comédies, des farces, avec des chants, des danses, des décorations magnifiques ; le stade, où se faisoient les exercices du corps, la lutte, le pugillat, &c. l’amphithéatre, où se donnoient les combats des gladiateurs & des bêtes féroces. On voit encore en quelques endroits des courses de chevaux, en Espagne des combats de taureaux, par-tout des danseurs de corde, des sauts périlleux, &c. Ce sont des restes des anciens spectacles. Le théatre {p. 181}subsiste en entier : il est à bien des égards porté à un degré de perfection bien supérieur aux anciens théatres, & malgré un vernis de politesse & de décence qu’on y a répandu, il ne mérite pas moins les anathêmes de l’Évangile, & l’horreur des gens gens de bien, que celui des premiers siecles.

Il y a trois endroits remarquables dans son Apologétique (C. 6.). Vous, Payens, dit-il, avez aboli les loix les plus sages, dont vos ancêtres étoient scrupuleux observateurs, telles que les loix somptuaires, qui défendoient tous les excès du luxe & de l’intempérance ; celles qui distinguoient les états, en interdisant au peuple les habits des gens de condition, & aux honnêtes femmes les parures des courtisannes ; celles qui prescrivoient aux femmes la modestie & la sobriété, jusqu’à leur défendre de boire du vin, & de porter de l’or sur leurs habits ; en particulier les loix qui proscrivoient le théatre, & le faisoient partout détruire, comme le corrupteur des bonnes mœurs : Leges quæ theatra stuprandis moribus orientia destruebant. Vous avez même par un excès de luxe couvert tout le terrein du théatre, & introduit l’usage de certains manteaux qui mettent à couvert de la pluie, de peur que le froid de l’hiver ne diminuât le feu de la volupté : Ne hieme voluptas impudica frigeret. Qu’eût-il dit de la commodité, de la magnificence des loges ?

C. 15. Vous ne vous réjouissez sur vos théatres qu’aux dépens de vos Dieux & des bonnes mœurs. Il semble qu’on s’attache par préférence à ce qu’il y a pour eux de plus déshonorant, & pour nous de plus scandaleux : Lasciviæ ingenia voluptatibus vestris per Deorum dedecus operantur, Histrionum litteræ fœditatem eorum designant. Que vois-je dans vos Auteurs dramatiques ? Cibelle méprisée par le Berger Atis ; Vénus pleurant la mort d’Adonis ; la Lune recherchant Endimion ; Phaéton, {p. 182}fils du Soleil, précipité du haut des cieux ; les trois Déesses disputant une pomme, jugées par le Berger Paris (ajoûtez l’enlèvement de Proserpine, l’adultère de Jupiter avec la femme d’Amphitrion, & de Mars avec Vénus, les amours de Psiché, de Semelé, d’Hercule & d’Omphale, de Bacchus, de Vénus, de Momus, de l’Aurore, de tous les Dieux, &c. on verra une grande partie de nos opéra & du théatre Italien). Dites-moi, continue Tertullien, si ce sont vos Dieux dont vous vous moquez, ou les Acteurs qui les représentent, & leurs infames aventures : Utrum Deos an Mimos in jocis & strophis rideatis. N’est-ce pas outrager la Divinité, & profaner les choses saintes, de faire représenter des objets de religion par des gens vicieux & infames ? Imago Dei ignominiosissimum caput vestit, corpus impurum Minervam repræsentat. Par exemple, un Acteur joue Jephté, Polieucte, une Actrice joue Susanne, Esther, &c. Majestas violatur, Divinitas construpatur.

C. 38. Nous renonçons à tous vos spectacles, ainsi qu’à tout ce qui leur a donné la naissance : Spectaculis vestris renuntiamus quantùm eorum originibus. Nous ne voulons ni les voir ni les entendre : Nihil est visu, dictu, auditu, nobis cum illis. Quel mal vous faisons-nous en goûtant des plaisirs différens des vôtres ? peut-on forcer les goûts ? Si c’est une perte, tant pis pour nous : Qui vos offendimus reprobantes quæ placent vobis, nec vos nostra delectent.

Il est inutile d’aller chercher des autorités dans les ouvrages de Tertullien sur le luxe & la parure des femmes, de habitu muliebri, de cultu fœminarum, de velandis virginibus, il faudroit transcrire ces traités en entier ; ils ne sont faits que pour montrer le danger infini pour les mœurs, qu’entraînent l’affectation des habits, l’indécence des {p. 183}parures, la mollesse des démarches, le feu des regards, la douceur de la voix, la liberté des discours, les flatteries, les caresses, &c. Quelque vifs que soient ces portraits, ils ne rendent que foiblement les Actrices de tous nos théatres, & les Spectatrices, qui se font un mérite & une étude de les imiter. Nous ne parlons pas des traités que fit cet Auteur depuis sa chûte contre l’impureté. Les erreurs dans lesquelles il tomba rendroient son témoignage suspect ; mais rien ne peut affoiblir ce qu’il a dit dans son traité contre les spectacles, que tous les siecles ont admiré. Nous en allons donner une traduction abrégée.

Traité de Tertullien contre les Spectacles. §

1.° Connoissez, serviteurs de Dieu, vous Catéchumènes qui vous approchez de lui, vous baptisés qui lui êtes unis, combien la foi, la vérité, les bonnes mœurs, parmi tant d’autres erreurs du siecle, condamnent le plaisir du spectacle, afin que vous ne péchiez ni par dissimulation ni par ignorance. Le poison de la volupté est si grand, qu’il cause souvent ce double malheur. Mais quoi, disent ceux qui goûtent les sentimens des payens, Dieu s’offense-t-il des plaisirs des hommes, lorsque pris à propos ils ne blessent ni la religion ni la conscience ? Erreur dangereuse : nous allons démontrer que les spectacles sont opposés à l’un & à l’autre. On nous accuse de fuir les spectacles par lâcheté, afin que nous rendant la vie dure par la privation des voluptés qui nous y attachent, nous souffrions plus aisément la mort à laquelle nous devons nous tenir toûjours prêts : ce qui seroit une précaution de prudence plûtôt qu’un ordre de Dieu. Mais ne fut-ce qu’un trait de sagesse, il produit de si bons effets qu’on devroit s’y conformer.

{p. 184}2.° Mais, dit-on, Dieu qui est la bonté même, n’a-t-il pas créé & donné aux hommes tout ce qui compose les spectacles, les murailles, les décorations, les bêtes féroces, les forces du corps, la douceur de la voix ? peut-on en condamner l’usage, comme contraires à la gloire de leur auteur ? Que l’ignorance humaine se croit sage, sur-tout lorsqu’elle défend la cause de la volupté ! Bien d’autres s’éloignent du christianisme, moins par la crainte de la mort que par celle d’être privés de leurs plaisirs. On s’attend à la mort, c’est une dette qu’il faut payer ; mais tout le monde aime le plaisir, c’est la douceur de la vie. Personne n’ignore que Dieu, créateur de toutes choses, les a faites pour l’usage de l’homme ; mais quand on ne connoît Dieu que par la lumiere naturelle, on ne le connoît qu’imparfaitement & dans le lointain, on ne sait pas l’usage qu’il ordonne de faire de ses dons, ni les desseins de son ennemi, qui veut nous les faire profaner. L’abus & l’usage, l’auteur & le profanateur sont bien différens. Tous les crimes que les payens même défendent, ne se commettent qu’avec les ouvrages de Dieu. Le fer & le poison dont on se sert pour tuer, ne les a-t-il pas créés ? l’homicide en est-il plus permis ? L’or, l’argent, l’ivoire, dont on fait les idoles, sont ses créatures ; en condamne-t-il moins l’infamie ? L’homme lui-même, qui commet tous les crimes, n’est-il pas l’ouvrage & même l’image de Dieu ? a-t-il reçu les yeux pour satisfaire la concupiscence, la langue pour tenir, les oreilles pour entendre de mauvais discours, la bouche pour servir la gourmandise, les organes de la volupté pour se livrer à l’incontinence ? Dieu n’a formé aucune créature pour servir au crime qu’il défend, l’abus que nous en aurons fait nous damnera. Après avoir ravi l’innocence au {p. 185}premier homme, le démon, rival de la Divinité, s’est rendu comme maître des créatures par le mauvais usage qu’il en fait faire.

3.° Exigeroit-on par simplicité ou par scrupule des défenses précises de l’Écriture ? Sans doute on n’en trouvera pas qui dise en termes exprès, vous n’irez pas au spectacle, comme elle dit, vous n’adorerez point les idoles, vous ne déroberez point. Mais on en voit l’équivalent dans le premier pseaume : Heureux celui qui n’entrera pas dans le conseil des impies, qui n’ira point dans les voies des pécheurs, & ne s’assiera point dans la chaire de corruption ! Car quoique David ne parle que des assemblées que tinrent les Juifs contre Jesus-Christ, peut-on douter qu’il ne condamne toutes celles des impies ? les Payens valent-ils mieux que les Juifs ? L’Écriture parle d’une maniere générale qui renferme ces espèces particulieres, elle enseigne toutes les nations dans le peuple Juif, & menace tous les peuples dans les Égyptiens. Malheur donc à qui se mêle avec les impies, qui marche dans les voies des pécheurs, qui s’assit dans la chaire de pestilence, quel que soit le genre d’mpiété ou de crime auquel il s’associe.

4.° Qu’on ne m’accuse pas de subtiliser en sophiste, voici une preuve décisive, c’est votre baptême. Vous y avez renoncé au démon & à ses pompes, & à ses Anges, & où voit-on régner plus impérieusement le démon & ses pompes, que dans l’idolâtrie & la corruption des spectacles ? Tout y est idolâtrie & superstition, dans l’origine, le titre, l’appareil, la dédicace, les circonstances, la représentation du théatre.

5.° Les livres des Payens nous en apprennent l’origine, assez peu connue. Timée rapporte que des Lidiens sous la conduite de Tyrrhène étoient venus s’établir en Toscane, & y avoient apporté {p. 186}avec bien d’autres superstitions, les spectacles, comme des actes de religion, d’où ils ont passé à Rome. Chacun de ces jeux fut dédié à quelque Dieu, à Bacchus, à Jupiter, à Mars, à Neptune, par Romulus & d’autres Rois de Rome. Ils furent d’abord employés à l’enlèvement des Sabines, par le fils de Mars, meurtrier de son frère. Leur berceau fut l’injustice, l’impudence, la violence.

6.° Plusieurs portent les noms des Dieux Neptunaux, Floriveaux, Apollinaires, &c. & se célèbrent régulierement tous les ans ; les autres à l’occasion, de quelque événement intéressant, victoires, naissance des Rois, &c. Les particuliers même en célèbrent à la mort de leurs parens. De là l’ancienne division de jeux sacrés & funèbres pour les Dieux ou les mânes. Tout cela est également superstitueux & l’objet de notre horreur.

7.° Quoique l’origine & les cérémonies de tous les spectacles, à peu près les mêmes, soient pleines d’idolâtrie, l’appareil du cirque a quelque chose de plus pompeux qui lui mérite singulièrement le nom de pompe du Démon. Quel nombre infini d’idoles, de tableaux, de charriots, de couronnes, de sacrifices, de Prêtres, d’Augures, dans cette grande ville où les Démons ont établi leur demeure ! Le cirque dans les provinces est sans doute moins brillant ; mais qu’on remonte à la source & au tronc, on verra ce qu’il faut penser du ruisseau & de la branche qui en viennent. N’y eût-il qu’une idole, fût-elle couverte de haillons, c’est toûjours une idolâtrie qui offense Dieu.

8.° Le cirque est comparé au soleil ; on y voit son temple au milieu, & son image au sommet du temple. Circé sa fille a inventé ces jeux en l’honneur de son père, & a donné son nom {p. 187}au cirque, elle a ouvert un beau champ aux démons, & bien ménagé leurs intérêts. Jupiter, Neptune, Cérès, Castor & Pollux, & quantité d’autres Dieux, y ont aussi des autels, des colonnes, des pyramides. Devez-vous donc, Chrétiens, vous trouver dans des lieux où règnent tant de démons ? Si ces lieux sont si empestés, dites-vous, il n’est donc pas permis d’y aller, même hors le temps du spectacle. C’est une erreur. Le lieu par lui-même n’est point mauvais ; on va bien sans péché dans les temples, quand ce n’est pas pour rendre quelque culte aux Dieux. Les places publiques, les bains, les maisons des particuliers, sont pleines d’idoles ; mais nous n’en sommes pas moins agréables à Dieu, si nous ne participons point au crime. Ce ne sont pas les lieux, mais les actions que l’on y fait qui souillent l’ame.

9.° Ce qui se passe au cirque n’est pas moins idolâtrique : l’usage des chevaux est innocent ; consacré au démon, il devient criminel. On en attèle quatre pour le soleil, deux pour la lune, d’autres pour Neptune, Junon, pour Romulus, adoré sous le nom de Quirinus, &c. On les a distingués par des couleurs, comme par des livrées ; le blanc étoit pour l’hiver, à cause de la blancheur de la neige, le rouge à l’été, pour marquer l’ardeur du soleil. On changea dans la suite ; le rouge fut destiné à Mars, le blanc aux zéphirs, le verd à la terre ou au printemps, l’azur au ciel ou à la mer, ou à l’automne. Tout cela ne les purifie pas. Il n’est pas plus permis d’adorer les élémens & les saisons que les autres Dieux.

10.° Passons au théatre. Il n’est pas moins que le cirque l’ouvrage & l’exercice de l’idolâtrie. On y va en cérémonie au sortir du temple, après les sacrifices, sous la conduite d’un Intendant & {p. 188}des Haruspices. Mais le théatre est bien plus infame que le cirque par le vice : Nunc transimus ad scenicos ludos, à loci vitio. Le théatre est proprement le temple de Vénus, propriè sacrarium Veneris, il n’a même paru que sous ce titre. Les Payens sont ici d’accord avec nous, ils le condamnent eux-mêmes. Les Censeurs, pour prévenir la corruption des mœurs, qu’ils voyoient courir les plus grands risques, détruisoient tous les théatres : Maximè théatra destruebant. Pompée ayant fait bâtir le sien, qu’on peut appeler la citadelle de tous les vices, où ils sont tous dans leur fort, arcem omnium turpitudinum, & craignant l’animadversion des Censeurs, s’avisa d’y bâtir un temple à Vénus, & le fit dédier sous ce nom, pour éluder les règlemens de la police, sous prétexte de religion : Damnatum opus templi titulo prætexuit, & disciplinam superstitione delusit. C’est aussi le temple de Bacchus : le Dieu du vin & la Déesse de l’amour furent toûjours ligués contre la vertu : Duo dæmonia conjurata. Le théatre a même des fêtes bachiques du nom de leur auteur. La mollesse, la dissolution, la licence des gestes, des mouvemens du corps, les vers, la musique, les instrumens, dont on fait honneur à Apollon, aux Muses, à Minerve, sont le culte religieux qu’on rend aux Divinités de la débauche. Pouvez-vous, Chrétiens, n’en avoir pas horreur ? Ce ne sont pas tant ces libertins dont on a fait des Dieux, ce sont les démons qui ont inventé tous ces désordres, & se sont couverts de leurs noms ; c’est moins l’idolâtrie qui a formé le théatre, que le théatre qui a répandu l’idolâtrie. Ils ont connu que rien n’étoit plus propre à leur attacher les hommes & à les détacher de Dieu, que les représentations théatrales ; ils en ont inspiré le dessein, & donné le goût : Ejusmodi autium ingenia inspirasse.

{p. 189}11.° Les jeux des athlettes sont tous consacrés à quelque Divinité, les Olympiques & les Capitolins à Jupiter, les Pythiens à Apollon, &c. les couronnes qu’on y distribue, les Prêtres qui y président, les victimes qu’on y immole, les flûtes des Muses, les bandes de Mars, &c. tout dans le stade est aussi souillé d’idolâtrie que dans le cirque.

12.° Les combats des Gladiateurs, qui ont Mars & Diane pour Dieux tutelaires, furent d’abord un devoir funèbre institué à l’honneur des morts ; on se consoloit de leur perte, & on croyoit appaiser & comme venger leurs mânes par l’effusion du sang humain. Des esclaves étoient égorgés sur les tombeaux, & pour s’en faire un jeu, on les exerçoit à se battre & à se faire tuer avec art. Le fer ne suffisant point, on y joignit les bêtes féroces, on en fit le plus frappant des spectacles. Ces honneurs superstitieux & barbares pour les morts sont une vraie idolâtrie. Les Magistrats, les Pontifes s’en font honneur aujourd’hui ; mais leur dignité n’en a point corrigé le vice. Les bandelettes, les couronnes, les harangues, les festins, tout cela n’est-il pas la pompe du diable ? Lieu horrible, plus plein de démons que le Capitole, & de démons plus cruels ; il y en a autant que de spectateurs & d’acteurs.

13.° C’en est assez pour nous convaincre que tous les spectacles sont remplis d’idolâtrie, & par conséquent interdits aux Chrétiens. Nous ne pouvons même manger des viandes qui y sont offertes ; ce seroit, contre la défense de l’Apôtre, participer à la cène du Seigneur & à celle des démons ; & s’il n’est pas permis de s’asseoir à leur table, l’est-il davantage de les voir & de les entendre ? comme s’il n’étoit pas aussi nécessaire de conserver la pureté des yeux & des oreilles que celle du reste du corps.

{p. 190}14.° Mais indépendamment de toute idolâtrie, la corruption du siecle, qui règne dans tous les spectacles, doit les faire détester. Il est une concupiscence de plaisir, comme d’argent, de gloire, de gourmandise, & si cette concupiscence règne quelque part, c’est assurément au spectacle, où toutes les espèces sont distribuées. (On tâche d’éluder l’autorité des Pères, en particulier de Tertullien, en disant qu’ils s’élevoient contre l’idolâtrie qui régnoit alors sur le théatre ; on verra dans tout le reste de cet ouvrage qu’il le condamne par d’autres raisons qui ne regardent pas moins la scène moderne que l’ancienne.)

15.° L’esprit de Dieu, par la bonté de sa nature, est d’une délicatesse infinie. Dieu veut qu’on le conserve dans la patience, la douceur & la paix, & qu’on ne le trouble pas par le chagrin, l’emportement & la colère, Comment donc le concilier avec le spectacle, où tout est dans l’émotion ? Par-tout où il y a du plaisir se glisse la passion qui le goûte, & la vivacité de l’affection qui la rend piquante. La vivacité entraîne la fureur & la tristesse. Toutes ces passions sont-elles compatibles avec les mœurs chrétiennes ? Ceux même à qui l’âge, la dignité, le tempérament, donnent de la gravité & de la modestie, ressentent, comme les autres l’émotion secrette du plaisir. On ne va point au spectacle sans l’aimer, on ne s’y affectionne point sans tomber dans de grandes fautes, & ces fautes augmentent la passion. Sans la passion ces jeux seroient insipides ; alors même leur inutilité seroit une faute dont un Chrétien est bien éloigné. S’associer à des gens qu’on déteste, & à qui on ne veut pas ressembler, c’est se condamner soi-même. Ce n’est pas assez de ne pas les imiter, ne vous liez pas avec eux ; plût-à-Dieu pussions-nous en être entierement séparés ! Soyons-en du moins dans le vice.

{p. 191}16.° Puisque la fureur est défendue, fuyons les spectacles où elle règne. Voyez ce peuple qui court avec transport & en tumulte au cirque, déjà furieux par les factions & les paris. Le Préteur à son gré ne vient jamais assez-tôt ; ses yeux fixés sur l’arène y roulent avec les billets ; en suspens, en attendant le signal, ce n’est plus qu’une voix pour se dire les uns aux autres ce qu’ils ont tous vû ; ou plûtôt ils ne voient point, ils prennent le signal pour une serviette, mappo, & c’est l’image du démon. De là les fureurs & les querelles, les injures & les malédictions, les acclamations & les suffrages donnés sans discernement. Quel fruit peuvent en tirer des gens qui ne sont pas à eux-mêmes, que le plaisir de ne se posséder pas ? Ce qu’ils aiment ou haïssent leur est étranger : amour frivole, aversion injuste, fût-il même permis d’aimer, il seroit défendu de haïr sans raison, puisqu’il l’est de haïr même avec raison. Dieu ordonne d’aimer ses ennemis, de bénir ceux qui nous maudissent : feroit-on innocemment dans le cirque ce qui par-tout ailleurs est un péché ?

17.° L’impureté n’étant pas moins défendue que la fureur, on doit fermer le théatre, qui en est le consistoire, consistorium impudicitiæ : le vice en fait l’agrément, summa gratia ejus spurcitia. Les Acteurs, les Pantomimes qui s’y sont exercés dès l’enfance, sont peut-être par leurs gestes, leurs attitudes, leur changement de sexe, plus licencieux sur le théatre que chez eux. Les nudités des Actrices sont ici d’autant plus criminelles, que sans distinction d’âge, d’état & de sexe, elles se montrent à tout le public. Un crieur (les programmes, le Mercure) les annonce, on n’a qu’à passer aux foyers & aux coulisses. Qu’on me dispense d’en détailler les scènes, taceo de reliquis. Et le Sénat & tous les Ordres de l’État n’en rougiroient point ! Erubescat Senatus, erubescant Ordines {p. 192}omnes. Si l’on doit avoir en horreur tout genre d’impureté, sera-t-il permis d’entendre de mauvais discours qu’il n’est pas permis de tenir, & de voir des actions qu’il n’est pas permis de faire ? Cur liceat audire quæ loqui non licet, & videre quæ facere flagitium est ? Les paroles même inutiles sont la matiere du jugement de Dieu. Ce qui souille par la bouche, souille par les yeux & par les oreilles, ce sont les avenues du cœur ; seroit-il bien pur, si ce qui y conduit est corrompu ? La défense de l’impureté emporte celle du théatre. Au reste, nous méprisons cette politesse, cette science du monde, dont on veut que le théatre soit l’école : c’est une folie devant Dieu. De deux objets qui le partagent, la tragédie, impie & cruelle, ne présente que des forfaits ; la comédie, lascive & prodigue, n’offre que des impuretés. L’image ne vaut guère mieux que la réalité. Ne parlons pas même de ce que nous devons nous interdire : Quod in facto rejicitur, etiam in dicto non est recipiendum.

18.° En vain voudriez-vous justifier les jeux du stade, parce que l’Écriture en parle, ces coups de pied, ces coups de poing, ces soufflets qui défigurent le visage, l’image de Dieu, ces extravagances indignes de vos regards, ainsi que ces courses insensées, ces sauts périlleux, ces disques, ces forces du corps qu’on n’emploie qu’à nuire. Vous méprisez ces corps artificiels, ces gens qu’on engraisse comme des animaux, à la façon des Grecs dans la lutte. Cette souplesse du corps, qui glisse pour échapper, se plie pour entortiller, se roidit pour acrocher, en imitant les plis tortueux du serpent, rappelle le combat malheureux où le serpent infernal renversa le premier homme. Pour les couronnes qu’on y distribue, qu’en avez-vous à faire, vous à qui votre religion en interdit l’usage ?

{p. 193}19.° Pour les cruautés de l’amphitéatre, il n’y a qu’une ame barbare qui puisse les voir avec plaisir & se repaître de sang humain. Il faut punir les criminels sans doute, les coupables ont seuls intérêt de le nier ; mais l’innocent même doit s’affliger que son semblable soit devenu criminel, plûtôt que de se réjouir de son supplice. Eh qui peut garantir qu’on ne livre aux bêtes que des coupables ? Souvent les innocens en sont la proie. Il vaudroit mieux ignorer la punition des méchans que de voir périr des gens de bien, s’il en est quelqu’un parmi les gladiateurs, ce qui n’est pas impossible, du moins pour des fautes qui ne méritent pas la mort. Je ne fais ce détail que pour les Payens, les Chrétiens n’en ont pas besoin ; j’aime mieux le laisser imparfait, que d’en rappeler le souvenir.

20.° On fait un autre mauvais raisonnement en faveur du théatre. Le soleil & Dieu même le voient sans en être souillés, ses rayons tombent sur une cloaque & ne sont pas moins purs. Plût-à-Dieu ne vît-il pas nos forfaits, nous n’aurions pas à craindre son jugement ; mais il ne les voit que trop, aussi-bien que nos spectacles. Fuyons les donc pour n’être pas apperçus de celui à qui rien n’est caché. Sera-t-il donc permis de s’abandonner à la fureur hors du cirque, à l’impureté hors du tréatre, parce que Dieu en est témoin ? Ce qu’il défend est toûjours mauvais. Telle est la vérité, la pureté de la morale Chrétienne, l’exactitude de la crainte, la fidélité de l’obéissance ; elle ne change point : la nature du bien & du mal, du vice & de la vertu sont inviolables, comme la vérité qui les détermine.

21.° Les Payens, qui n’ont pas la plénitude de la vérité, parce qu’ils n’en ont point le maître, jugent du bien & du mal selon leur caprice, appelant ici bien ce qu’ailleurs ils traitent de mal. {p. 194}Par une étrange inconséquence, ils n’osent en public satisfaire leurs besoins naturels, & ils violent au cirque toutes les loix de la pudeur. Ils ne souffriroient pas qu’une parole libre souillât les oreilles de leurs filles, & ils les mènent au théatre, où les gestes & les discours sont licencieux ; ils tâchent d’appaiser les querelles dans les rues, & dans le stade ils applaudissent aux coups les plus violens ; ils ne voient qu’avec horreur le cadavre d’un homme mort d’une mort naturelle, & ils voient dans l’amphithéatre des membres rongés, déchirés, nageant dans le sang. Ce Magistrat punit l’homicide, & il oblige à coups de fouet un Gladiateur son esclave à s’aller faire tuer ou à tuer les autres, & l’en récompense, & se fait une fête de la mort de celui qu’il n’auroit pas voulu perdre.

22.° Nouvelle preuve de la bizarrerie & de l’inconséquence des hommes. Ces mêmes Magistrats qui donnent des spectacles au peuple, dégradent un métier dont ils font tant de cas, déclarent infame, chassent du Sénat, du barreau, de la tribune, de l’ordre équestre, privent de tous les honneurs, les Comédiens, Gladiateurs, Athlettes, qu’ils aiment éperduement, auxquels ils se livrent par des crimes qu’eux-mêmes punissent. Quel aveu forcé du crime ! il faut que le métier soit bien mauvais, les hommes les plus agréables ne sont pas épargnés.

23.° Si les Juges même qu’ils amusent, traitent si rigoureusement ces ouvriers d’iniquité, combien doit être plus sévère la justice divine ? Peut-il se flatter de plaire à Dieu, ce cocher du cirque qui cause tant de troubles, excite tant de fureurs, qui couronné comme un Prêtre d’idoles, bigarré comme un Marchand d’esclaves, semble emporté dans son char par le démon ? Sera-t-il agréable à Dieu, cet Acteur efféminé, {p. 195}sans cesse occupé à se raser & à se farder, pour se donner des graces, comme Iris & Bacchus, cet athlette qui se laisse souffleter, comme si pour se jouer du précepte du Seigneur, le démon ordonnoit de tendre la joue à celui qui nous frappe ? Les masques seront ils plus agréables à Dieu ? lui qui défendoit dans l’ancienne loi de peindre les créatures, permettroit-il de défigurer l’homme qui est son image ? L’auteur de la vérité n’aime pas le mensonge ; toute fiction est auprès de lui une sorte d’adultère. Celui qui condamne toute hypocrisie approuve-t-il qu’on contrefasse la voix, l’âge, le sexe, les passions, les vices, les vertus ? Il donne sa malédiction à celui qui qui prend des habits de femmes ; que pensera-t-il d’un Acteur efféminé qui en affecte même les parures, la démarche, la mollesse, & de ceux qui se font crever les yeux, meurtrir le visage à coups de ceste ?

24.° Il est donc évident que les spectacles sont l’ouvrage du démon & déplaisent à Dieu, que c’est la pompe du démon, à laquelle nous avons renoncé au baptême, & qu’on ne peut sans devenir apostat y participer, ni par ses regards, ni par ses paroles, ni par ses actions, ni par ses pensées. Demandons aux Payens s’il est permis aux Chrétiens de se trouver aux spectacles. Cet homme n’y va plus, disent-ils ; il est donc Chrétien. En voilà la marque distinctive. C’est donc abjurer sa religion que d’y paroître. Quelle espérance reste-t-il donc à ce transfuge qui abandonne son Prince pour passer vers l’ennemi, qu’une mort certaine ?

25.° Peut-on penser à Dieu dans des lieux où tout en éloigne l’idée ? Sans doute on conserve la paix du cœur, en prenant parti pour un cocher ; on apprend la pureté en contemplant une Actrice : Pudicitiam addiscet attonitus in Mimos. {p. 196}Rien de plus dangereux dans les spectacles que les parures recherchées, le mélange des deux sexes, & les partis que l’on y prend pour ou contre : Nullum majus scandalum quàm ipse viverum & mulierum exercitatior cultus ipsa consessio. Tout cela souffle mutuellement les étincelles de l’impureté, on n’y va que pour voir & pour être vû : Scintillas libidinum conflabellant. C’est bien au milieu des cris d’un Acteur tragique qu’on s’occupe des oracles des Prophètes, & qu’on rappelle le chant des Pseaumes dans les chants efféminés (de l’Opéra) ! Inter effæminationis modos Psalmum comminiscetur ? Voyant le combat des Athlettes, il leur crient d’après l’Évangile, ne frappez pas. Attentif aux morsures des ours & aux éponges des retiaires, il sera touché de pitié. Dieu nous préserve de goûter un plaisir fi funeste. Quel renversement de passer de l’Église de Dieu à celle du démon, de tomber du ciel dans le bourbier, de fatiguer à applaudir à un Acteur des mains que vous levez vers Dieu, & la même bouche dont vous venez de répondre Amen dans la liturgie !

26.° Aussi le démon règne au théatre. En voici un exemple (j’en prens Dieu à témoin). Une femme y fut possédée du démon. Lorsque dans l’exorcisme on reprochoit à l’esprit immonde d’avoir osé attaquer une Chrétienne, j’en ai le droit, répondit-il, je l’ai trouvée chez moi : Justissimè feci, in meo eam inveni. Une autre femme vit en songe un suaire, & s’entendit reprocher le nom de l’Acteur qu’elle étoit allé voir jouer la nuit même qui suivit la comédie. Elle n’y survécut que cinq jours. Il y a cent autres exemples de gens rejetés de Dieu après avoir été aux spectacles. On ne peut servir deux maîtres : point de société entre la lumiere & les ténèbres, la vie & la mort.

{p. 197}27.° N’y eût-il que les blasphêmes qu’on y vomit contre Dieu, les projets qu’on forme, les mesures qu’on prend pour nous perdre, les espions qu’on charge de nous découvrir, les tourmens qu’on nous y fait souffrir, nous devrions détester ces assemblées. Que ferez-vous dans cette fermentation de sentimens impies ? N’y espérez pas la couronne du martyre. Personne ne sait si vous êtes Chrétien, & ne vous en croira, en vous voyant au spectacle. Mais songez à ce que le ciel ordonne de vous. Tandis que vous êtes dans l’Église du démon, les Anges du haut des cieux voient & écrivent ceux qui prêtent contre Dieu leur langue & leurs oreilles, écoutent ou proferent des blasphêmes. Eh ! fuyez jusqu’à l’air empesté qu’on y respire : Ipsum aerem constupratum. Ne m’opposez pas qu’on y dit quelquefois des choses indifférentes, agréables & même honnêtes. Qui le conteste ? personne ne couvre le poison de fiel, mais il l’assaisonne de quelque chose d’agréable pour engager à le boire. Ainsi le démon cache son venin mortel dans des viandes délicieuses ; regardez comme du poison couvert de miel, tout ce que le théatre peut avoir de noble, de poli, de judicieux, d’honnête : n’achetez pas votre satisfaction au prix d’un fi grand danger.

28.° Que les convives du démon se repaissent de pareils alimens. Le lieu, le temps, le maître qui les invite à son festin, leur conviennent. Le temps des noces n’est pas venu pour nous, les Gentils n’y peuvent être assis avec nous. Chacun aura son tour ; ils se réjouissent, nous combattrons. Le monde sera dans la joie, & vous dans la tristesse, pleurons tandis qu’il se réjouit ; il pleurera, & nous serons pleins d’allégresse. Si nous goûtons les mêmes plaisirs, nous souffrirons les mêmes douleurs. Est-ce à vous, Disciples {p. 198}de Jesus-Christ, a goûter la volupté sur la terre ? Ce seroit une folie de regarder la volupté comme un bonheur. Quelques Philosophes ont appelé volupté le repos & la tranquillité de l’ame, ils en font leurs délices & leur gloire : vous ne soupirez qu’après les agitations des spectacles. Ne pouvons-nous vivre sans quelque plaisir, nous dont le plus grand plaisir doit être de cesser de vivre ? quels sont nos désirs, que ceux de l’Apôtre, de sortir du monde & régner avec Dieu ?

29.° Si vous ne pouvez vous passer de plaisir, n’êtes-vous pas ingrats de mépriser les délices pures que Dieu vous offre ? Qu’y a-t-il de plus délicieux que l’amour de Dieu, le discernement de l’erreur, la révélation de la vérité, la liberté de l’esprit, la paix de la conscience, une vie pleine de bonnes œuvres, une mort sainte & tranquille ? Le mépris même de la volupté, fouler aux pieds les Dieux des nations, chasser les démons, opérer des guérisons miraculeuses, être instruit de nos mystères, vivre uni à Dieu ; voilà les délices, les spectacles des Chrétiens, ils sont saints, perpétuels, accordés gratuitement. Vous y trouverez une image du cirque : voyez les révolutions du temps, comptez les siecles qui s’écoulent, attendez le terme de la consommation, intéressez-vous au sort de l’Église, éveillez-vous à la parole de Dieu, levez-vous au son de la trompette de l’Ange, cueillez les palmes du martyre. Si vous aimez les productions du théatre, nous avons dans les livres saints une science, une poësie, une morale bien supérieures ; ce ne sont point des fables, mais des vérités. Voulez-vous du pugillat & de la lutte, que d’ennemis vous avez en tête ! Voyez les victoires de la pureté sur l’incontinence, l’incrédulité vaincue par la foi, l’impudence confondue par la modestie : vous faut-il du sang ? vous avez celui de Jesus-Christ.

{p. 199}30.° Quel plus beau spectacle que l’avenement du Seigneur triomphant, la joie des Anges, la résurrection des Saints, le règne des Justes, la nouvelle Jérusalem, ce dernier & perpétuel jour du jugement, fi peu attendu, si méprisé, lorsque ce monde fi ancien & tant de fois renouvelé sera consumé par le feu ! quel immense spectacle, quel étonnement, quel ravissement, quel transport ! Quoi tant de Princes que leurs apothéoses montroient dans le ciel, gémissant dans les enfers, un Jupiter lui-même & ses adorateurs, ces Magistrats, ces persécuteurs du nom de Dieu, consumés dans des flammes plus ardentes que celles qu’ils avoient allumées pour les Martyrs ; ces Sages, ces Philosophes qui enseignoient qu’il n’y a point d’ame, ou qu’elle n’est point immortelle, couverts de confusion & livrés aux mêmes feux avec leurs disciples ; les Poëtes palpitant d’effroi, non au tribunal de Minos & de Radamante, mais à celui de Jesus-Christ ! Les Acteurs tragiques pousseront alors des cris plus perçans que sur le théatre, les Comédiens seront comme dissous par la force du feu plus que par la dissolution de leurs mœurs & de leurs gestes. Ce Cocher sera tout embrasé dans une roue de feu, les Athlettes seront lancés dans les brasiers. Je fixerai sur-tout mes insultans regards sur ces monstres d’inhumanité qui firent mourir le Seigneur.

Le voilà, leur dirai-je, ce fils de charpentier, ce détracteur du sabbat, ce Samaritain, cet homme possédé du démon, celui que vous vendit le traître Judas, que vous avez frappé d’une baguette, meurtri de soufflets, souillé de crachats, abreuvé de fiel, attaché à une croix, & prétendu furtivement enlevé par ses Disciples pour faire croire qu’il étoit ressuscité. Pour voir ce grand spectacle, vous n’avez pas besoin de Consul, de Préteur, de Pontife. Quelle doit être cette gloire {p. 200}que l’œil n’a jamais vû, l’oreille n’a point entendu, l’esprit de l’homme ne sauroit comprendre ! Le cirque, l’arène, le théatre, l’amphitéatre, n’en approchèrent jamais.

Fin du Quatrieme Livre.

TABLE
DES CHAPITRES. §

Chapitre I. Du sombre Pathétique, page 5

Chap. II. Le Théatre purge-t-il les passions ? 32

Chap. III. Est-il à propos que les jeunes gens aillent à la Comédie ? 54

Chap. IV. Suite des effets des passions ? 83

Chap. V. Des Jésuites, 107

Chap. VI. Du sérieux & de la gravité, 128

Chap. VII. De la frivolité & de la familiarité, 149

Chap. VIII. De la folie, 162

Chap. IX. Sentimens de Tertullien, 179