La Tour, Bertrand de

1769

Réflexions sur le théâtre, vol 8

2017
Source : Réflexions sur le théâtre, vol 8 La Tour, Bertrand de p. 1-198 1769
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

Réflexions sur le théâtre, vol 8 §

RÉFLEXIONS
MORALES,
POLITIQUES, HISTORIQUES,
ET LITTÉRAIRES,
SUR LE THÉATRE.

Livre Huitieme.

A AVIGNON,
Chez Marc Chave, Imprim. Libraire.
M. DCC. LXIX.

{p. 1}

RÉFLEXIONS
MORALES,
POLITIQUES, HISTORIQUES,
ET LITTÉRAIRES,
SUR LE THÉATRE.

LIVRE HUITIEME. §

On a dans tous les temps parlé de réformer le théatre, parce que dans tous les temps les honnêtes gens n’ont pu s’en dissimuler les désordres. On y a même cent fois travaillé, parce qu’en effet les excès en ont été cent fois intolérables. Les Magistrats à Athenes ont fait des loix, à Rome, à Constantinople les Empereurs ont donné des édits, les Tribunaux dans les villes ont prononcé des arrêts, toute l’Eglise a publié des canons & lancé des anathemes, les Pasteurs ont fait des exhortations, les Pères ont composé des écrits, & toujours inutilement. Malgré toutes les digues le torrent a toujours suivi son cours ; & si pour quelques instans il a modéré sa violence, pour échapper à la foudre, il a bientôt après repris toute sa fureur, & même a fait servir sa {p. 2}réforme apparente à répandre sans obstacle ses eaux empoisonnées pendant le calme trompeur qui ne laissoit pas craindre un si grand ravage. Une expérience si uniforme & si constante auroit dû ouvrir les yeux sur l’impossibilité de le réformer, & faire comprendre qu’un arbre mauvais de sa nature, & dont les racines sont corrompues, ne portera jamais que de mauvais fruits. Il n’y a de réforme à espérer que dans sa totale suppression. L’Eglise l’a bien compris, & n’a jamais tenu d’autre langage ; & si elle n’a pu obtenir cette proscription nécessaire, c’est que les Princes Chrétiens, effrayés des mouvemens qu’ils croyoient qu’elle produiroit dans leurs Etats, bercés par l’espérance de remédier par leurs édits à la plus grande partie de ces maux, séduits peut-être par la vue de quelques petits avantages qu’ils s’en promettoient, n’ont pas osé entreprendre un ouvrage si difficile. D’un autre côté le théatre n’a pas manqué d’apologistes : le vice manque-t-il de défenseurs ? Mais ce qu’il y a de singulier, aucun qui ait osé le défendre que sous le prétexte de la réforme ; on l’a comparé au théatre Payen, qui n’étoit, dit-on, qu’une partie du culte idolâtrique ; au spectacle Mahométan, qui ne respire que la plus outrée licence ; au théatre Anglois, rempli d’horreurs & de furies ; au théatre du dernier siecle, dont l’obscénité étoit le langage. Tout cela est réformé, dit-on, & on dit vrai. Le Christianisme, la politesse des mœurs sont trop opposés à ces horreurs, pour oser les produire à front découvert. Mais le fonds est toujours le même, aussi vicieux, & par ses assaisonnemens devenu encore plus dangereux, parce qu’il cache le piege où l’on se laisse prendre sans défiance. Le caractère de ses apologistes forme contre lui un préjugé ; ce sont des Acteurs qui y gagnent leur vie, des Auteurs qui veulent y faire briller leurs talens, des {p. 3}libertins qui y satisfont leurs passions, des amateurs qui en sont follement épris ; les gens pieux & sages ne soutinrent jamais une si mauvaise cause. Encore même la ressource de ses partisans n’est que la nécessité prétendue de laisser au public un amusement qui par une utile diversion empêche de plus grands crimes : on tolère un moindre mal, pour en prévenir un plus grand, ad duritiam cordis, comme Moyse toléroit le divorce & la poligamie. Ce n’est pas en faire l’éloge. Un trait bien singulier, c’est que le Czar Pierre Premier, qui introduisit dans son Empire tous les arts qu’il étoit venu chercher à l’extrémité de l’Europe, n’y souffrit jamais le théatre : il l’avoit vu en France & en Angleterre, & il lui parut moins propre à polir les Russes qu’à corrompre l’innocence de leurs mœurs. Je ne sais comment ses successeurs ont pu se résoudre à ne pas suivre son exemple, & appeler des Comédiens, jusqu’alors inconnus en Moscovie. Riccoboni, qui dans son Epître dédicatoire à la Czarine, rapporte cette anecdote, & en fait honneur à son père, ose pourtant proposer l’établissement de la comédie, comme une entreprise glorieuse à son règne, pourvu qu’on y suive les loix de la réformation qu’il établit dans son ouvrage ; ce qui est une véritable contradiction.

CHAPITRE I.
Réformation de Riccoboni. §

Louis Riccoboni, natif de Modène, fils & père de Comédien, & successivement mari de deux Comédiennes, est un phénomène dans le monde dramatique. Il monta sur le théatre à l’âge de trois ans, débuta à treize, & a été fort bon Acteur pendant quarante. Il fut chargé par {p. 4}le Duc d’Orléans, Régent, de former une troupe de Comédiens Italiens qu’il mena en France, & a composé grand nombre de pieces qui ont eu du succès. Enfin il s’est retiré du théatre à cinquante-trois ans, & est mort en 1753. Il a composé plusieurs autres Ouvrages sur son art qui font honneur à son esprit & à son cœur, & singulierement en 1743 la Réformation du Théatre, dont nous allons donner l’extrait. Cet homme, de son aveu, a toujours agi contre sa conscience, sentant parfaitement l’infamie & le scandale de son métier. Il a toujours voulu le quitter pour faire son salut, mais ne savoit comment briser les liens dont l’habitude, le besoin, les liaisons de famille, le goût du plaisir, le tenoient enchaîné. Il y en a bien d’autres qui ne sentent pas moins leur péché, & n’ont pas le courage de se convertir. Dieu ne fait pas à tout le monde la grace qu’il a fait à celui-ci, quoiqu’une résistance de quarante ans l’en eût rendu bien indigne. Parmi bien de vains efforts qu’il faisoit pour se dégager, il raconte que dans les Ouvrages qu’il a donnés il insinue la nécessité de réformer les abus du théatre, mais que crainte de déplaire, il avoit si bien enveloppé ses idées, que personne ne s’en étoit apperçu, & ne lui en savoit mauvais gré ; qu’enfin il lève le masque, puisque retiré du théatre il peut le faire sans risque ; & propose à découvert la nécessité de la réformation. rIl avoue sincèrement que la vraie réformation seroit de le supprimer tout-à-fait, il convient de tout ce qu’on a écrit contre lui, mais que ne lui appartenant pas de le prendre sur ce ton, & de fronder l’autorité publique, qui le tolère par des raisons qu’il doit respecter, & ne pouvant d’ailleurs espérer qu’on frappe jamais un si grand coup, il se tourne du côté de la réforme, pour diminuer du moins le mal, & tirer quelque bien du spectacle, ce qu’il {p. 5}ne croit pas impossible. Je crois, dit-il en finissant la Préface, que c’est précisément à un homme comme moi qu’il convient d’écrire sur cette matiere, parce que celui qui s’est trouvé au milieu de la contagion & a eu le bonheur de se sauver, est plus eu état qu’un autre d’en faire une description exactes & de fournir les moyens de s’en garantir.

Une piece, pour être bonne dans l’ordre des mœurs, doit être une leçon de vertu & une censure du vice. Telle fut la comédie dans son principe (ou a dû être, car je doute fort que Thespis barbouillé de lie sur son tombereau, s’occupât beaucoup de la réformation des mœurs). Elle doit donc offrir des modèles de vertu, y inviter par la louange & la récompense, & ne mettre le vice sur la scène que pour le faire haïr, & en détourner par le blâme & la punition qu’il mérite. Une bonne comédie doit être un sermon en action, d’où l’on doit revenir plus vertueux. En ce sens Athalie est une piece parfaite ; la vertu y triomphe, l’impiété, la révolte, l’ambition y sont rigoureusement punies. Il y a peu de pieces de ce caractère. Au contraire l’Amphitrion, George Dandin, &c. sont des drames très-mauvais, & il y en a beaucoup de cette espèce, parce que le vice y est couronné, la vertu méprisée & tournée en ridicule. Tout n’est pas à ce point de perfection ou de méchanceté ; la plupart des pieces de théatre sont mi-parties ; il y a des vertus récompensées, des vices punis dans les premiers rôles ; mais dans les seconds rôles toujours quelque vice impuni, même heureux, quelque vertu méprisée ; ce sont ces branches pourries que la réforme doit couper, & le théatre ne présentant rien que de bon, pourroit devenir utile. Tel est l’Avare de Moliere, l’une de ses bonnes pieces ; l’avarice, l’usure, les amours d’un vieillard y sont tournées en ridicule, c’est un bien ; mais un {p. 6}fils qui insulte son père, une fille qui souffre dans sa maison son amant déguisé en valet, cet amant qui flatte les passions de son futur beau-pere pour le tromper, ce sont des rôles scandaleux, qui demeurent impunis, & qui réussissent ; ils font sur l’esprit des jeunes gens les plus funestes impressions ; ils doivent la faire proscrire ou corriger.

Les tragédies des Grecs sont bonnes pour les mœurs, & quoique leur comédie ait souffert bien des variations, il y règne un fonds de vertu. Les Latins en l’adoptant, n’en prirent que le bon. Leurs premieres comédies de Roscius & de Virginius, au rapport de Cicéron & de Pline, étoient irréprochables. Les Atellanes corrompirent tout. C’étoient des pieces de société, représentées par les jeunes gens dans les maisons particulieres, extrêmement libres, elles plurent ; & pour plaire aussi, le théatre public les imita, comme il paroît par le théatre de Térence, sur-tout de Plaute. On y voit pourtant toujours le fonds de la censure du vice, & il en est plusieurs qu’on peut mettre vis-à-vis de la plus modeste comédie du théatre moderne, & l’on verra, à notre honte, combien le Poëte Payen l’emporte sur nous. Nos premiers comiques les ont imités, très-mal pour la partie littéraire, trop bien pour le moral ; ils ont enchéri sur leurs vices. Nos premieres comédies sont plus licencieuses que celles des anciens ; & celles de nos jours, malgré les adoucissemens de la politesse, qui moins par vertu que par dégoût, en a banni les grossieretés, sont peut-être plus dangereuses, parce qu’elles sont plus séduisantes. Le théatre moderne fut dans son commencement le triomphe du libertinage & de l’impiété, & depuis sa correction il est l’école des mauvaises mœurs. Les vues sages des anciens ont été entierement abandonnées.

{p. 7}Il est un vice différent des autres, dont la vue, les objets, le souvenir sont funestes, lors même qu’il est puni ; en allant au supplice il lance ses traits, ses charmes font sur le cœur, avec lequel il est naturellement d’intelligence, une impression vive que rend trop durable & l’image de l’objet qui l’a frappé, & le ton sur lequel il monte le corps & l’ame, le goût qu’il inspire, le langage qu’il apprend, les maximes qu’il insinue. L’amour doit donc absolument être banni de la scène. Que penser de la scène Françoise, où il est le fondement, le mobile, l’ame de tout, toujours présenté dans un jour agréable, excusé, loué, embelli par les graces, les passions, les immodesties des Actrices ? Ce vice dans les comédies Latines étoit bien le même, mais l’objet des amours étoit différent. C’étoit, selon le goût du temps, des Courtisanes ou des esclaves, comme il paroît par le théatre de Plaute & de Térence ; & quoique la galanterie des femmes mariées & des filles de famille fût peut-être aussi commune qu’elle l’est de nos jours, la loi de la bienséance étoit assez écoutée à Rome, pour ne pas les introduire sur la scène. Comme il n’y a plus d’esclaves, que les femmes publiques sont méprisées, & qu’il nous faut pourtant des intrigues, on a franchi les bornes que la décence Romaine respectoit, on a dégradé les femmes mariées & les filles de famille, en leur faisant jouer le rôle des Courtisanes & des esclaves, & on a établi dans toutes les troupes de comédie, comme un rôle essentiel, le rôle d’amoureux & d’amoureuse ; ce qui est un très-grand désordre, & qui achève de corrompre ces deux états, en ôtant le voile, & diminuant la honte de leurs foiblesses secrettes. Il est vrai qu’on met dans la plupart une sorte d’adoucissement, en terminant l’intrigue par un mariage : foible palliatif, ces amours, qu’on appelle {p. 8}honnêtes, ne sont pas moins que les autres de mauvais exemple ; ils sont traités sur la scène sans bienséance, & en dépit des engagemens des parens & de la volonté des tuteurs ; c’est le pivot sur lequel tournent toutes les intrigues.

Comme les intrigues ne peuvent réussir que par l’entremise de quelque personne subalterne, tous les théatres en ont employé. Les Romains avoient des esclaves & des affranchis, toujours prêts à servir leurs passions, souvent les premiers à les corrompre. Les Italiens leur ont substitué des hommes & des femmes d’intrigues, qui ne sont pas rares chez eux, & qui rendent le même mauvais service à la jeunesse. Les François, qui en ont peu, ont mis tout naturellement en jeu les valets & les soubrettes ; & pour mieux jouer leur rôle, les représentent toujours vicieux, avec un empire absolu sur leurs jeunes maîtres, ne sachant que conseiller le mal, & s’employer pour l’exécuter. Ordinairement ils ont leur intrigue aussi ; on voit marcher de front les amours du maître & ceux du valet. Tout cela assorti aux mœurs des nations, les peint parfaitement, quoique tout cela tende des pieges à l’innocence, & seconde la débauche des amans du théatre. La méthode Françoise est la plus pernicieuse, elle rend familieres & domestiques des intrigues qui uniquement confiées à des mains étrangères & infames, en laissent subsister dans les familles honnêtes une juste horreur, l’idée de la difficulté de l’exécution, & la comédie Françoise y apprivoise & la facilite. S’il se trouve des suivantes peu délicates sur l’honeur de leur maîtresse, ce vice par bonheur est assez rare, il est donc extrêmement pernicieux d’en produire des exemples qui ne peuvent qu’inspirer des idées, & aprendre des moyens de corruption aux maîtres & aux domestiques. Ces méthodes si scandaleuses, jointes aux amours soi-disant honnêtes, sont la basé du {p. 9}théatre moderne, & en font l’indécence & le défaut. Il est donc vrai, malgré le préjugé qui croit le théatre moderne irréprochable, qu’il fut d’abord le triomphe de l’impiété & du libertinage, & qu’il est aujourd’hui l’école des mauvaises mœurs. J’avoue qu’il corrige de quelques ridicules ; mais de la même main il présente le remède & le poison tout à la fois au malade. Un caractère admirable pour instruire & pour corriger y est environné des épines d’un amour irrégulier, & absorbé par les intrigues des valets, pour faire briller la corruption à chaque instant.

L’amour est le plus grand danger du théatre. Il est impossible que les discours des amans, toujours outrés sur la scène, ne confirment le libertin dans son dérangement, ne réveillent l’esprit le plus assoupi, & ne donnent entrée au vice dans la jeunesse la plus innocente. Cette passion, vue de loin dans des personnes qui s’aiment, dont même on n’entend pas les discours, peut faire la plus vive impression. Quel désordre ne causera pas dans l’imagination des spectateurs un jeune homme & une jeune fille, qui avec toute la vivacité que l’art inspire, font parade de leur tendresse, dans un dialogue étudié, où tout est porté à l’excès ? On n’a pas besoin d’apprendre à sentir une passion que la nature n’inspire que trop ; mais on a extrêmement besoin d’apprendre à la réprimer. L’amour le plus pur perd sur le théatre son innocence, en faisant naître des idées corrompues dans le spectateur le plus indifférent. Ce qui est pur sur le papier change de nature en passant dans la bouche des Actrices, & devient criminel quand il est animé par l’exécution théatrale. La morale des spectacles est précisément contraire à ce qu’enseigne la religion, & à ce qu’une mère sage dit à sa fille ; on y prend au premier coup d’œil l’amour le plus vif, on se l’avoue réciproquement sans honte, les Héros même s’en font gloire, & on {p. 10}prend pour s’épouser la même route qu’on prendroit pour le crime, démarches hasardées, fourberie, extravagance, fureur contre la résistance, & on y met même de la résistance, pour donner lieu aux indécences. Le Poëte, au lieu d’en rougir, s’en applaudit, en est admiré, & enfin les coupables sont heureux, au lieu d’en être punis ; d’où l’on conclud que ce n’est point un mal, mais une persécution, & qu’on peut en espérer la récompense, comme d’une vertu persécutée. On se réjouit avec eux de les voir délivrés de leurs traverses, on n’est plus effrayé de ces risques, on espère & on tâche d’obtenir le même prix. L’amour théatral est donc nécessairement une passion criminelle, qui pour instruire devroit être toujours suivie de malheurs. Les anciens qui l’employoient l’offroient toujours sous ce point de vue ; les modernes, qui l’emploient toujours, ne l’y mettent jamais : marque certaine d’une corruption générale. On pourroit même traiter l’amour conjugal, filial, paternel, de la patrie, qui feroient très-bien, & pourroient beaucoup fournir ; mais on ne voit que la passion, on la met par-tout, & on lui sacrifie tout, loix, devoir, nature, gloire, intérêt, famille, & souvent les Princes leur royaume. Elle porte au duel, au meurtre, aux trahisons, conspirations, infidélités, &c. & dans le peuple divisions, dissipations de biens, mépris des parens, luxe, infidélité conjugale, en un mot tous les vices. L’agréable même y manque. Peut-on se réjouir d’une chose si rebattue ? des gens d’esprit peuvent-ils s’occuper d’une matiere si usée & si triviale, depuis long-temps épuisée, où l’on ne peut mettre aucun sel que par la licence & le crime ? toujours même fadeur, quelque rival de commande, quelque entremetteur fourbe, quelque transport de jalousie, quelque lamentation de désespoir, toujours la même chose.

{p. 11}La pudeur est l’appanage, ou plutôt l’essence des femmes ; elle doit être l’ame de toutes leurs actions. C’est pour la conserver, plutôt que pour pour ménager la délicatesse de leur tempéramment, qu’elles sont exclues des exercices & des emplois qui pourroient la blesser. Malheureusement le vice a trouvé le moyen d’éluder les loix, d’altérer la nature, de changer les coutumes ; les femmes ont pris des professions qui font les délices des hommes. La musique & la danse ont été les premiers écueils où leur pudeur a fait naufrage. Dans tous les temps les danseuses & les chanteuses ont été des femmes de mauvaises mœurs, mises au rang des Courtisanes ; que doivent être les Actrices, qui joignent la déclamation à la musique & à la danse ? Il paroît par les grands masques coëssés en femme, que les Acteurs prenoient, qu’ils en jouoient les rôles. Ils le jouoient en Grèce, & parmi nous au commencement. Ce seroit aujourd’hui détruire le théatre que d’en exclure les femmes. Il n’y avoit que les pantomimes & les farces Attellanes où elles ont toujours été. C’étoient alors le théatre de la Foire & les parades des Boulevards. La seule exposition de la personne d’une femme sur un théatre, fût-elle la plus vertueuse & la plus modeste, blesse la pudeur ; que sera-ce d’y exposer des femmes de mauvaise vie, avec toutes les amorces de la volupté ? Si on est forcé de les y laisser, peut-on trop les réformer, & ne les montrer que dans un état modeste ?

Je ne pense pas que l’homme naisse bon ou mauvais, & reste toute la vie tel qu’il est né ; le vice & la vertu sont en partie l’ouvrage de l’éducation, des instructions & des exemples. Les hommes seroient vertueux, s’ils étoient bien élevés. L’éducation de la jeunesse est donc pour l’état un objet de la derniere importance ; la nature {p. 12}& la loi en ont chargé les parens, & leur ont remis en cette partie l’autorité du Législateur. Il n’est pourtant que trop ordinaire, dans les villes même les mieux policées, qu’on y fasse des fautes essentielles & irréparables. Jusqu’à l’âge de dix ans les enfans sont communément bien élevés, de dix à quinze l’éducation s’affoiblit ; les parens même commencent à les gâter. De quinze à vingt, maîtres de leurs actions, ils se perdent eux-mêmes. On s’occupe de l’agrément & de l’extérieur plus que du fonds & de l’essentiel, on leur apprend les belles manieres & l’usage du monde. Ils paroissent dans les meilleures compagnies, où on a soin de les présenter ; ils y entendent parler de tout ce qui peut exciter leur curiosité & développer le germe de leurs passions, & dans un âge si susceptible des impressions du vice on commence à le connoître & à se familiariser avec lui. Ces principes de corruption reçoivent une nouvelle force au spectacle, où l’on s’empresse de les mener. Quelle atteinte mortelle ne donnent pas à leur innocence la morale de l’opéra & la licence de la comédie ! Ces images ne s’effacent jamais de leur mémoire ; ils agissent en conséquence quand ils jouissent de leur liberté : leur esprit & leur cœur sont corrompus pour le reste de leurs jours. Les anciens interdisoient aux enfans les contes, les fables, les allégories qui renfermoient la moindre idée impure ; que sera-ce du théatre ? Tout ce qui précède la représentation leur fait penser que ce que l’on va faire est quelque chose de respectable ; la compagnie, la symphonie, la décoration, l’appareil, les frappent vivement. Nous serions étonnés, s’ils nous rendoient compte de ce qui se passe dans leur esprit. Après la piece que leur reste-t-il dans la mémoire ? Ils ne sont pas en état d’en suivre l’intrigue, & de faire réflexion à la morale ; s’ils avouoient la vérité, {p. 13}nous verrions avec douleur qu’ils n’en ont retenu que le mauvais ; ils en rapportent les plus pernicieuses impressions, ils y apprennent toujours trop tôt à connoître & à sentir l’amour ; & quand même il seroit vrai qu’il faut que tôt ou tard ils le connoissent, ce que je suis très-éloigné de croire, il n’y auroit pas moins d’inconvénient & de cruauté de leur donner sur une matiere si délicate des leçons prématurées, infiniment funestes à leur innocence, avant qu’ils sentent quel est son prix, & combien sa perte est affreuse & irréparable. Accoutumés à respecter & imiter leurs parens, ils regardent la comédie comme un bien ; quand les parens les y ménent, quand ils y voient des grands, des gens en place, des vieillards, des gens d’esprit, ils se font de leur goût, de leur attachement, & un devoir & un mérite. La modestie du sexe, l’éducation de la jeunesse, deux objets si importans à la société, rendent donc indispensable la suppression, du moins une entiere réformation du théatre.

Cette réformation ne seroit pas aussi difficile que l’on pense ; on n’a à craindre aucun de ces obstacles qui pourroient embarrasser le gouvernement, ni guerre, ni sédition, ni révolte, ni remontrance, ni procès : le théatre ne tient à rien. Chacun y va ou n’y va pas, en pense, en parle, en écrit comme il lui plaît. Un acte de la volonté du Prince suffiroit pour l’abolir, une simple soustraction de pension l’anéantiroit. Plusieurs Empereurs Romains ont chassé les Comédiens de Rome & de l’Italie. Charlemagne, S. Louis les ont chassés de la France, Philippe-Auguste né leur a rien accordé, Cosme III les bannit de la Toscane. On a cinq ou six fois renvoyé les Italiens, deux ou trois fois supprimé le théatre de la Foire, sans causer le moindre mouvement dans l’Etat. C’est assurément le plus petit objet du monde dans la {p. 14}République qu’une Troupe de Comédiens ; mais c’est un des plus grands dangers pour la religion & les mœurs. Il est vrai que dans ce siecle le goût du spectacle est extrême ; non-seulement on y mène les jeunes gens, mais on les forme dès l’enfance à la déclamation théatrale, comme faisant partie de la bonne éducation, on joue des pieces dans les Collèges, les Séminaires, les Couvents, chez les Seigneurs, chez les Bourgeois, & par une inconséquence de conduite incroyable les mères les plus sévères, qui ne vont ni ne laissent aller leurs filles à la comédie, y assistent & leur laissent voir représenter sur les théatres de société les pieces de Moliere, & même des parades plus licentieuses que la comédie publique, comme si c’étoient les murs, les décorations, les habits, qui méritent leur censure, non les pieces où se trouve le plus grand danger, & qui ont le plus besoin de réforme, pour en faire un divertissement innocent & même instructif. Mais qui demandera cette réforme ? Sera-ce les spectateurs, qui en font leurs délices, & s’en déclarent les apologistes ? Les Comédiens en sont bien éloignés, ils seroient déserter leur théatre, & bien-tôt pour rappeler le monde, ils en viendroient à leur ancienne méthode, & peut-être, pour se dédommager, avec encore plus de licence : ils ne seroient pas même en état de remplacer les pieces supprimées par d’autres plus décentes.

La comédie doit être un miroir qui mette sous nos yeux nos foiblesses, nos erreurs & nos passions, non pour les favoriser, mais pour les corriger par le ridicule. Celle de nos jours ne fait que nous amuser par des intrigues, encore si ces amours étoient traités chastement, comme ceux de Théagène & Cariclée dans Heliodore, de Clitophon & Lycipe dans Achille Tatius ; elle pourroit du moins corriger cette passion, & enseigner la politesse & {p. 15}les égards respectueux qu’on doit au sexe. Mais ce vice s’y montre toujours à découvert, & on n’en rapporte que des impressions funestes. Encore même avec tous ces ménagemens je la crois inutile & dangereuse pour les mœurs. Quelque air de sagesse qu’on lui donne, elle a toujours trop d’empire sur le cœur pour ne pas faire des blessures mortelles. Si la comédie pouvoit se faire entendre, quels reproches amers ne feroit-elle pas aux Poëtes ? Vous me déshonorez : d’une femme d’honneur vous faites une prostituée qui n’est bonne qu’à corrompre. Vous méritez la punition que vous imposa Platon, vous chassant de sa république, comme perturbateurs de bon gouvernement. Quittez votre profession, prenez-en une plus honnête. De tous les genres de poësie la dramatique est celle qui demande le plus de génie & de talent, de sagesse & de dignité, sans quoi l’on se rend méprisable & pernicieux. Je n’en demande pourtant pas l’entiere suppression, elle peut être utile, si on la réforme. Ce n’est pas avec austérité qu’il faut enseigner la vertu & reprendre le vice ; la dureté rebute & dégoûte. Que la douceur tempère l’amertume des leçons, & plaise pour persuader : le plaisir doit en être l’attrait, & servir à corriger l’amour du plaisir. La comédie délasse des fatigues du travail, & le bon comique, dit Cicéron, est ami de l’innocence. Les plus grands hommes & les plus sages s’en font une honnête récréation sans rien prendre sur leur devoir. Les amateurs du théatre n’ont guère d’autre école. Formons-leur un maître qui leur apprenne des vérités que tout leur laisse ignorer. On y réussiroit en renfermant Thalie dans les bornes de la sagesse. La peinture de leurs désordres les corrigeroit. Les suivantes rusées & intrigantes seroient punies de leurs fourberies, & les valets infidèles de leurs fripponneries ; l’avare & le prodigue y {p. 16}verroient le ridicule & le risque de leurs excès. Tous les vices y trouveroient leur remède ; un vicieux par fiction en instruiroit un véritable. Ranuce Farnese, Duc de Parme, se servit utilement de cet artifice pour corriger un vieux Seigneur de sa Cour, follement épris d’une femme, qui avoit résisté à tous ses avis. Le Prince le fit jouer sur le théatre, il fit faire une comédie d’un vieillard amoureux. On y lut les lettres écrites à sa maîtresse, qu’on avoit trouvé le moyen d’avoir. Il en eut honte, & changea de vie (Ce moyen est bien critique ; au lieu de réussir, il occasionneroit les plus vives querelles. Peu de Comédiens oseroient l’employer ; peu de Seigneurs le souffriroient. L’espérance d’un avantage si équivoque est une foible raison de conserver la comédie). Dans la comédie il y a quelquefois des traits d’une bonne morale, noyés dans une infinité de choses mauvaises. Elle ressemble à un Médecin qui présenteroit aux malades d’une main le poison, de l’autre le remède, leur ordonneroit la diette, leur interdiroit les excès, & leur mèneroit des femmes de mauvaise vie, & les inviteroit à un grand repas. Cette comparaison est prise du Discours 32 de Dion Chrysostome aux Athéniens, où cet éloquent Orateur les exhorte non-seulement à bien recevoir les avis qu’on leur donne pour la réformation des mœurs, & des personnes qui ont assez de zèle & de courage pour les leur donner, mais à bien distinguer les charitables moniteurs qui agissent par de bonnes vues, de ceux qui sont conduits par l’intérêt, la vanité, & qui détruisent par leurs exemples le bien qu’ils pourroient faire par leurs remontrances, comme sont les Comédiens.

Voilà les réflexions de Riccoboni, que nous n’avons fait qu’abréger. Elles sont d’un homme sage, vertueux, éclairé, instruit par une expérience {p. 17}de quarante années, courageux, qui ose connoître & dire la vérité, quoiqu’avec beaucoup de modération. Elles ont eu le sort de tout ce qu’on a écrit contre le théatre, on les a méprisées, on s’est moqué de lui. Depuis vingt-sept ans que son livre a paru, il ne s’est fait aucune uréforme sur le théatre ; pieces, Poëtes, Acteurs, Actrices, tout est également licencieux. Peut-être même la licence n’a-t-elle fait qu’augmenter : preuve certaine que la réformation du théatre n’est qu’une chimère, dont bien des cœurs droits, mais trop faciles, se laissent repaître. Cette chimère vient encore de faire illusion à un homme de mérite d’un état bien différent, que son état même devroit mettre plus en garde. Dans un livre dicté par la sagesse & la vertu, mais où sans doute trop crédule l’esprit a été la dupe de la droiture du cœur. M. l’Abbé de Besplas, dans son Traité du bonheur public, parle beaucoup de la réforme du théatre, qu’il désire extrêmement. Il-rend, comme nous, justice à Riccoboni, dont il voudroit qu’on suivît les règles. Nous examinerons le système de l’Abbé. Les autres Ecrivains, le Mercure, les Journaux, les Almanachs, l’Histoire du Théatre Italien, en ont parlé très-froidement, & se contentent de dire que ses idées singulieres n’ont pas été goûtées du public. L’expérience le dit encore plus.

Riccoboni a fait une espèce d’Index expurgatorius des pieces de théatre, comme on a fait à Rome des livres hérétiques. Sur plus de deux mille pieces qui ont paru depuis Rotrou & Corneille, à la renaissance du théatre, il ne parle que de cinquante-trois des plus connues, des mieux accueillies. Il ne daigne pas même jeter les yeux sur les autres, non plus que sur les vingt-deux volumes d’opéra & les farces innombrables du théatre Italien, de celui de la Foire, des Boulevards, {p. 18}& autres, dont il ne pense pas qu’il soit possible qu’un homme de bien prenne la défense. De ces cinquante-trois pieces il a d’abord mis celles qu’il approuve, seize tragédies & cinq comédies, dont quatre de Moliere, ensuite celles qui ont besoin de correction, & qui corrigées peuvent être jouées ; douze tragédies & 16 comédies, dont deux de Moliere ; enfin celles qu’il croit incapables de correction & qu’il livre aux flammes. Croiroit-on qu’il faille corriger Cinna, Britannicus, les Horaces, & rejeter le Cid, Pompée, Mithridate, Rodogune ? Il entre dans le détail de ce qu’il faut réformer, selon ses idées, comme contraire aux mœurs, de mauvais exemple, pernicieux à la société. Il faut voir ce détail dans le livre ; nous nous bornerons à quelques exemples. Au reste il ne parle pas des pieces des Auteurs vivans, pour ménager leur délicatesse ; mais il est aisé son compas & son équierre à la main d’apprécier leur mérite moral.

Dans Britannicus, les amours de Junie, de Britannicus & de Néron, défigurent entierement la piece. Je supprimeroit en entier le rôle de Junie. L’action ne seroit pas affoiblie par ces scènes d’amour qui en font disparoître toute la noblesse. Je ne puis souffrir que Néron se cache pour entendre la conversation de son rival. Rien de plus trivial & de moins convenable aux grands sujets.

Dans les Horaces, je ne puis voir sans peine l’amour de Camille pour Cariace. Les violens transports qu’elle fait paroître à l’occasion de la mort de son amant sont indécens dans une fille bien née, blessent également les sentimens qu’on doit à sa patrie, & ceux qu’inspire la bienséance. Le sexe en général y est offensé ; de pareils exemples peuvent faire des impressions dangereuses.

{p. 19}Le Cid a de grandes beautés, mais ce ne sont pas celles dont je voudrois faire usage sur la scène ; je n’adopterois jamais une passion comme celle de Chimène & de Rodrigue, & ne permettrois pas à l’amant de tuer le père de sa maîtresse, ni à la maîtresse d’épouser ensuite son amant. Les chemins par où on passe pour arriver à ces exces, ne sont propres qu’à corrompre le cœur. Je n’admettrai jamais cette piece, quelque correction qu’on y pût faire.

Dans Bérénice, au lieu de la tristesse majestueuse qui fait la beauté de la tragédie, je n’entends dans les plaintes qui échappent à la Reine qu’une fille abandonnée de son amant. Cette action ne peut inspirer que des maximes dangereuses, & apprendre à métaphysiquer sur une passion dont les suites peuvent aisément devenir funestes. Je ne conseillerai jamais de jouer cette piece.

Pour rendre Pompée respectable, il faut en retrancher les amours de César & de Cléopatre, ce qui seroit presque le détruire : d’ailleurs ces amours sont si connus, que quelque précaution qu’on prenne pour les déguiser, on se les rappellera toujours. Il vaut mieux l’abandonner à la lecture du cabinet, & ne la faire paroître sur aucun théatre, quelque correction qu’on y fasse.

Il n’y a que la corruption du siecle qui air pu faire tolérer l’amour de Mithridate. Deux frères amoureux de la fiancée de leur père ! Si l’Auteur de cette tragédie y a fait paroître beaucoup d’esprit & d’imagination, il les a bien mal employés. Au lieu de corriger & d’instruire, il ne présente que de mauvais exemples, & il donne de mortelles atteintes aux bonnes mœurs & à la bien-séance, Cette tragédie ne peut en aucune façon être conservée.

Dans Rodogune, la méchanceté de Cléopatre, qui fait le motif de l’action ; ne vient que de sa {p. 20}haine & de sa basse jalousie. Celle de Rodogune n’est pas moins détestable, lorsqu’elle veut faire assassiner sa rivale par ses deux fils, & ne promet sa main qu’à celui qui lui obéira : action affreuse, dont l’idée est insoutenable. Je déteste le tableau qui pendant la piece met sans cesse devant les yeux l’héroïsme manqué & la foiblesse des deux frères rivaux.

Qui s’attendroit à voir dans l’événement le plus grand, le plus mémorable, les conquêtes d’Alexandre, les deux misérables passions d’amour d’Alexandre & de Porus, qui défigurent le caractère héroïque de l’un & de l’autre, & qui n’aboutissent qu’à nous insinuer que dans les plus grands hommes, au milieu de leurs plus belles actions, l’amour non-seulement est excusable, mais nécessaire ? maxime insoutenable & pernicieuse, qui doit faire proscrire cette tragédie.

Dans Bajazet, le lieu de la scène un serrail, l’action unique l’amour de deux femmes, suffiroient pour la faire rejeter. Des intrigues de cette nature ne peuvent jamais être admises. Roxane, quoique femme & favorite du Grand Seigneur, le trahit, & travaille à faire monter son amant sur le trône, pour l’épouser. On trouve à chaque instant les expressions les plus vives & les plus touchantes ; elles sont l’ame de la piece, & ne peuvent faire sur les spectateurs que des impressions de mollesse & de corruption. Elle n’est point susceptible de correction.

Depuis Moliere le vrai style de la comédie ne s’est nulle part si bien conservé que dans les Plaideurs. Malheureusement il y a de l’amour traité de façon à faire de mauvaises impressions. Pour y réussir, on trompe le père de la fille, on lui fait signer un contrat de mariage, lui laissant croire que c’est un papier de procédure. Jamais on ne justifiera du côté des mœurs une pareille {p. 21}fripponnerie, quelque adresse qu’y emploie Racine, quelque divertissante qu’elle soit. La réformation ne peut adopter cette piece.

En voilà assez pour faire connoître le goût & le système de Riccoboni. Je ne parle pas des drames des autres Auteurs, Rotrou, Quinaut, Lagrange, &c. J’ai préféré Corneille & Racine, ces deux chefs de la poësie dramatique. Est-il possible qu’un Comédien leur admirateur déclaré, ne conserve que cinq pieces de Racine & sept de Corneille, & deux on trois en les corrigeant ? Qu’il y a donc loin des talens à la vertu, de l’admiration à l’édification, des applaudissemens des hommes aux jugemens des gens de bien ! Que sera-ce du jugement de Dieu, qui les condamne toutes avec leurs Auteurs & leurs Acteurs pendant l’éternité ?

Voici les règlemens qu’il propose. 1.° Aucun Acteur ne sera reçu qui ne soit homme d’honneur, connu & avoué de sa famille, dont il rapportera des certificats en forme. Il se soumettra à tous les règlemens. S’il se dérange, & qu’on soit obligé de le congédier, il sortira sans récompense. 2.° L’amour fera exclus de toutes les pieces, à moins qu’il n’y soit puni & représenté avec horreur, comme les passions brutales de la haine & de la vengeance. 3.° On examinera les anciennes pieces, & on ne retiendra que celles qui ont ce caractère, ou qui du moins pourront être corrigées, & devenir propres à corriger les mœurs, faire aimer la vertu, & inspirer une bonne morale. 4.° Il n’y aura point de femme dans la troupe qui ne soit mariée & ne vive avec son mari. Au moindre scandale elle sera congédiée avec demi-pension, qui même sera supprimée, si elle se conduit mal après sa sortie. Si le dérangement est grand, elle sera chassée sans pension. 5.° Aucune femme ne dansera sur le théatre, {p. 22}même les Actrices. 6.° Toute piece nouvelle subira quatre examens ; l’un de la police, pour juger si elle contient quelque chose contre les loix ; l’autre des Théologiens, pour voir s’il n’y a rien contre la religion ; un troisieme des Poëtes, pour la partie littéraire ; un quatrieme des Comédiens, pour l’exécution théatrale. On examinera sévèrement les plaisanteries, les équivoques. L’Auteur sera tenu de se conformer à toutes ces notes. Alors elle sera remise au Conseil, qui seul peut la recevoir. 7.° Toute la recette entrera dans la caisse, & à la fin de l’année ce qui restera, tous les frais payés, sera employé en œuvres de piété. 8.° On ne donnera aucune sorte de spectacle les jours de fête & dimanche, ni en carême. Je ne parle point de l’opéra, il est impossible d’y mettre la réforme ; c’est au Magistrat chargé de la police à y veiller. La maladie est bien grande ; si l’on veut y appliquer des remèdes proportionnés, je crains bien que le malade ne périsse dans l’opération.

Voici d’autres règlemens. On bâtira, aux dépens du public, un théatre le double plus grand, les deux sexes y seront placés séparément, cinq range de loges qui feront tout le tour, l’un à rez-de-chaussée, comme le parterre ; le premier pour la noblesse, le second pour la bourgeoisie, les deux autres pour le peuple. Le parterre sera élevé en amphithéatre depuis l’orchestre jusqu’au fonds de la salle. Personne ne montera sur le théatre que les Acteurs, ni n’entrera dans l’orchestre que les Symphonistes. Au-tour du théatre sera un bâtiment où logeront tous les Acteurs & Actrices, & les Comédiens retirés ; une salle pour le Conseil, & des boutiques pour les artisans nécessaires. On placera dans des Communautés avec une pension convenable les Acteurs & les Actrices qui se retireront, ou bien ils auront, comme auparavant, leur logement à l’Hôtel, avec une pension qu’on {p. 23}règlera. Tous les Comédiens du royaume seront soumis à la réforme, & suivront les mêmes règlemens que ceux de Paris. On leur fournira des copies de toutes les pieces qui y sont reçues. On formera à l’Hôtel une espèce de noviciat de douze garçons & douze filles. Un ancien Comédien & une ancienne Comédienne seront chargés de les gouverner & de les former dans des logemens séparés, & leur donner des principes de religion & de vertu, & on leur fera apprendre un métier pour leur servir de ressource, en cas ils ne fussent pas admis ou fussent renvoyés. Le public doit fournir les fonds nécessaires à ces dépenses, & acheter les habits & décorations jusqu’à ce que la caisse de la recette puisse y pourvoir.

Bannir l’amour & les danseuses, c’est détruire le théatre François ; on n’y va que pour les femmes, on ne goûte qu’elles. Enfermer les Comédiens dans un Couvent, les faire vivre en communauté, leur donner des novices, leur faire observer des règlemens austères & pratiquer la vertu, y assujétir tous les Comédiens du royaume, & en faire un corps d’honnêtes gens, c’est instituer une congrégation de Capucins pour jouer la comédie, c’est, dit Riccoboni, la république de Platon, qui depuis tant de siecles que l’a proposée le plus grand Philosophe, n’a pu encore être adoptée du moindre village. Il faut métamorphoser des hommes, & paîtrir d’une pâte nouvelle des Acteurs & des spectateurs. Les gens de bien sont pleins de confiance. Celui-ci ne désespère pas de réussit. D’abord, il est vrai, l’affluence ne sera pas grande ; il y aura des vuides dans la caisse, que le gouvernement remplira. Mais il y aura toujours quelques sages qui goûteront le nouveau théatre ; ils en gagneront d’autres, & peu à peu la salle, quoique deux fois plus grande, aura peine à suffire. Pour ceux qui {p. 24}ne goûteront pas ces bonnes choses, je suis réduit à les plaindre de ce qu’ils n’ont pas la force de secouer le joug des mauvaises habitudes. L’approbation des sages nous dédommagera de leur désertion, & comme tout dans l’Etat doit se mouvoir par la même impulsion, l’éducation publique & particuliere s’arrangera sur ce plan de vertu. Et si les hommes d’aujourd’hui abandonnent la scène, une nouvelle génération s’en accommodera. Les principes de religion qu’auront reçu nos petits neveux, ne leur permettrons pas d’en souhaiter d’autre, ils se féliciteront de la trouver parfaite ; & quand ils voudront jeter les yeux sur les pieces de l’ancien théatre, loin de les regretter, ils auront peine à comprendre que leurs ayeux en aient pu souffrir la licence. Attendons, & comptons sur la postérité. Il semble aussi que c’est éteindre le feu du génie dans l’Auteur & dans l’Acteur, de bannir l’amour, qui fut toujours leur unique Apollon. J’ai trop bonne opinion des Poëtes (sur-tout de théatre), pour le croire ; ils sont trop éclairés, trop honnêtes gens, trop chastes (par exemple, Carolet, Vadé, S. Foix), pour ne pas rougir des exemples de leurs prédécesseurs & avoir la foiblesse de les suivre. Ils connoissent trop bien l’antiquité, qui rejetoit l’amour, pour ne pas se faire une loi de l’imiter. Pour les Danseuses, on ne peut les tolérer, la modestie leur est impossible, elles sont pires que les Actrices, & la comédie la plus libre est mille fois moins dangereuse que la danse des femmes sur le théatre. J’admire la vertu, la bonté, la droiture de cet homme de bien, je suis étonné de sa crédulité. Je laisse au temps à réaliser ses projets ; mais le passé répond de l’avenir. Ne le quittons point sans avoir rapporté deux de ses idées justes & importantes sur la comparaison des anciens & des nouveaux théatres, & sur l’impression des passions {p. 25}que font nécessairement tous les spectacles.

On répond à l’autorité des anciens Pères de l’Eglise qui ont condamné le théatre, que celui de leur temps, idolâtre, licencieux, emporté, méritoit leurs anathèmes ; mais que le nôtre bien différent, peut mériter des éloges. Les nouveaux Docteurs ne pensent pas de même, ils ne sont pas moins décidés que les premiers, & tout ce qu’ont dit les premiers s’applique aisément au nôtre. Je dis plus, l’ancien théatre subsiste encore ; le nôtre en est le rejeton & la copie. Sans doute le spectacle ne fait pas partie de notre religion, nous n’adorons pas les Décesses du Paganisme ; mais on représente leurs aventures, on en fait les mêmes éloges, on leur adresse les mêmes prieres, mêmes Prêtres, mêmes cérémonies. Si un Payen revenoit au monde & alloit à l’opéra, il croiroit être à Rome. La licence, la corruption des mœurs y sont les mêmes dans les Acteurs, les spectateurs & les pieces. La forme extérieure, la grandeur, la magnificence des bâtimens, l’appareil, la richesse des décorations & des habits sont différens. Les Auteurs ont beaucoup travaillé pour décrire les antiquités, & y ont laissé bien de l’obscurité & de l’incertitude ; ils se seroient épargné bien des travaux, s’ils avoient bien examiné les usages modernes. Tout se ressemble, les hommes, les objets, les moyens de se satisfaire. Ils auroient trouvé à chaque pas des traces, des restes de l’antiquité, qui les auroient plus surement conduits à la vérité. Il ne faut qu’étudier les vivans, pour bien connoître les morts.

Nous avons en petit ce que nos pères avoient en grand, mais diversifié selon le génie des peuples : courses de taureaux en Espagne, & de chevaux à Rome, combats des bêtes en Angleterre, gladiateurs en Allemagne, lutteurs athlètes en Toscane, sur-tout des théatres par-tout, {p. 26}moins vastes à la vérité, mais en plus grand nombre, plus amusans, plus diversifiés, & des représentations incomparablement plus fréquentés qu’à Athènes & à Rome. Sans être soutenu par l’autorité publique, le théatre s’est rétabli de lui-même par le goût du plaisir. Il n’en est que plus affermi & plus déréglé ; il est plus commode, plus insinuant, plus analogue à nos goûts. L’ancien Acteur étoit défiguré par le cothurne, & ce masque énorme qui enveloppoit toute la tête, & grossissoit les voix pour être entendu des milliers d’hommes dans une étendue immense ; rien n’étoit naturel. Nos petits théatres sont commodes, nous n’y sommes pas exposés au grand air, on voit, on entend facilement ; l’Acteur agit & parle naturellement, & peint tous les sentimens par le ton, le geste & le visage ; tout y fait une sensation bien plus vive. Il est donc encore plus importans de le réformer.

Tout spectacle excite quelque passion ; le théatre les embrasse toutes, envie, haine, crainte, tristesse, vengeance, ambition, sur-tout l’amour qu’on excite & qu’on met par-tout. La même piece en excite ordinairement plusieurs, selon la disposition du spectateur, & la perfection de l’art est de les exciter vivement ; & il est faux que jamais il en corrige, ni veuille en corriger aucune. Les corrige-t-on en les excitans ? éteint-on le feu en le soufflant ? La religion & la vertu n’approuvèrent jamais qu’on fît sentir à l’ame de si violens mouvemens ; cela seul a dû faire interdire le théatre. Il est trop dangereux de troubler la paix de l’ame & de l’accoutumer aux agitations de la passion, c’est la familiariser avec le vice ; du moins ces ébranlemens violens sont trop fatigans & trop peu agréables pour beaucoup plaire & beaucoup durer. C’est un orage qui passe ; tout se calme peu à peu, & deux ou trois heures après {p. 27}en est revenu à soi-même. Par malheur il n’en est pas ainsi de l’amour ; cette passion trop agréable, si séduisante, si naturelle, si homogene, si intimement unie à l’humanité, fait sur le cœur une impression rapide, & sur-tout permanente, qui va toujours croissant. Il faut au cœur corrompu un mauvais caractère, pour se livrer à la haine, à la vengeance, aux soupçons. Pour aimer, il suffit d’être homme. Ce n’est donc qu’en la bannissant sans réserve qu’on peut espérer de rendre le théatre tolérable. Voilà en abrégé le Livre de cet homme sage & vertueux, qui est un vrai phénomène sur le théatre, mais qui mérite tous nos éloges, quoique ses projets ne soient point exécutés.

CHAPITRE II.
Des Masques. §

La mascarade la plus singuliere qu’il y ait peut-être jamais eu, c’est celle de l’Abbé de Choisi, qui a passé la moitié de sa vie, habillé en femme, avec toute la parure de la coquetterie, à faire la belle (dit sa Vie). Cet homme célèbre, plein d’esprit & de politesse, qui écrivoit avec tant d’agrément & de légèreté les moindres bagatelles & les choses les plus sérieuses, qui a vécu trois ou quatre vies différentes, pour ainsi dire, homme, femme, abymé dans l’étude, livré au théatre, estimable par un courage apostolique, qui l’a conduit au bout du monde, méprisable par une coquetterie d’Actrice, toujours gouverné par le plaisir, se faisant aimer de tout le monde ; cette espèce de phénomène dans la société ne dissimule pas ses défauts. Il raconte, dans ses Mémoires sur Louis XIV, que sa mère avoit {p. 28}pour lui tant de foiblesse, qu’elle l’avoit ainsi habillé dès son enfance, qu’elle étoit continuellement à l’ajuster. Elle m’avoit eu à plus de quarante ans ; & comme elle vouloit encore être belle, un enfant de huit à neuf ans, qu’elle menoit par-tout, la faisoit paroître jeune. On me faisoit cent amitiés ; & quoique la petite Brancas, qui étoit souvent avec moi, fût fort belle, les filles de la Reine m’aimoient plus qu’elle, parce que, malgré les cornettes & les jupes, elles sentoient en moi quelque chose de masculin. La mort de sa mère ne changea point la décoration, l’habitude en étoit prise. Cet homme, qui jouissoit de vingt mille livres de rente en bénéfices, étoit toujours en cet état, chez lui, aux promenades, aux spectacles, à la Cour, à l’Eglise. Il étoit devenu sous cet habit une habile danseuse, & une Actrice excellente. Il brilloit au bal, quelquefois sur le théatre public, & fréquemment sur les théatres de société, qui commençoient à s’établir. Sa mère en avoit un où l’on jouoit tous les jours. Il avoit aisément à ses gages, sous le nom d’amie & de femme de chambre, des Actrices & des figurantes. Il joua un tour à un Archevêque ; il l’invita à dîner, & ensuite le conduisit, sans l’en avertir, dans une salle où étoit le théatre & des Comédiens tout prêts, qui avoient le mot. A peine fut-il assis, que la toile se lève, & la piece commence. Le Prélat pris au trébuchet ne put s’en dédire ; il vit jouer la piece, s’en consola sans peine, & racontoit de bonne grace le tour qu’on lui avoit joué.

On l’a vu habillé en femme, dit l’Auteur de sa vie, dans sa vieillesse & jusqu’à sa mort. C’est sous ce déguisement, qui lui donnoit les plus grandes facilités d’approcher & de séduire les femmes, qu’il mena une vie très licencieuse, sous le nom de la Comtesse des Barres, dont il raconte {p. 29}sans preuve une multitude d’anecdotes scandaleuses. Tout ceci est outré ; cette vie est un roman licencieux que cet Ecrivain médiocre auroit dû laisser dans les ténèbres, & qui est aujourd’hui oublié. Ni les Archevêques de Paris, Harlai & Noailles, ni le Roi, ni M. le Régent, ne l’auroient souffert, ni l’Académie Françoise (alors) ne l’auroit reçu, ni le Séminaire des Missions étrangères, où il a vécu plusieurs années, ne l’auroit gardé. Il est certain que depuis une maladie qui le mit à deux doigts du tombeau, & son voyage à Siam, en qualité de Sous-Ambassadeur, & sa promotion au Sacerdoce par l’Evêque de Métellopolis, Missionnaire Apostolique, l’Abbé de Choisi converti a mené une vie réguliere ; il a composé plusieurs livres de piété qui ont édifié le public, & font honneur à son esprit & à son cœur, l’Histoire Ecclésiastique, la Vie de David, de Salomon, de Madame de Miramion, Dialogues sur la Religion, Recueil d’Histoires édifiantes, &c. Tout cela, sans être d’une science profonde, est du moins le fruit d’une piété sincère & répare les désordres de sa jeunesse, où, comme les Abbés livrés au monde, & presqu’habillés en femme comme lui par la mollesse & l’affectation de leur parure, il ne tenoit à l’Eglise que par les revenus qu’il en tiroit.

Il nous apprend une anecdote dans ses Mémoires. Monsieur, frère unique du Roi, étoit élevé dans le même goût ; on l’habilloit en femme, on le mettoit à la toilette, on le coëffoit, on lui ôtoit son juste au corps pour lui mettre des jupes, par ordre, disoit-on, du Cardinal Mazarin, qui par raison de politique vouloit le rendre efféminé, de peur qu’il ne fît peine au Roi, comme avoit fait Gaston d’Orléans à Louis XIII. Ce Prince en prit le goût, & se seroit toujours habillé en femme, si sa dignité le lui eût permis ; mais les {p. 30}Princes sont emprisonnés dans leur grandeur. Il se dédommageoit le soir, prenoit des cornettes, se mettoit des mouches, se contemploit dans un miroir, au milieu de ses flatteurs, qui admiroient ses graces. L’Abbé de Choisi ne pouvoit mieux lui plaire qu’en entrant dans ses inclinations, en lui faisant la cour sous ces habits. Il recevoit du Prince mille caresses, & sans doute sa faveur sauva à l’Abbé Madame l’animadversion du Roi & de l’Archevêque de Paris, à qui cette comédie ne pouvoit plaire. Un jour le Prince invita l’Abbé à un bal qu’il donnoit, & lui ordonna d’y venir en robe détroussée & sans masque. L’assemblée fut brillante, il y avoit trente-quatre Dames fort parées ; mais l’Abbé Madame l’emporta sur toutes, elle attira tous les regards. Elle dansoit en perfection, le bal étoit son triomphe. Ce sujet lui donna la plus grande réputation, & lui attira nombre d’amans. Elle ne fit point de rivales, on la connoissoit ; mais elle fut le rival de plusieurs amans.

La Reine Christine de Suède, parmi tant de bizarreries qui la rendirent fameuse, avoit une pareille foiblesse ; elle étoit toujours à demi habillée en homme ; elle portoit une jupe, il est vrai, très courte, mais un juste-au-corps, des bottes, un chapeau, un plumet, une perruque, & cependant des cheveux nattés. Elle étoit fort libre & fort indécente dans ses propos & dans son maintien. On en peut voir bien des traits dans les Mémoires de Mesdames de Monpensier & de Motteville. Elle se faisoit servir par des hommes, & ne pouvoit souffrir les femmes, disant : Je n’aime pas les hommes parce qu’ils sont hommes, mais parce qu’ils ne sont point femmes. C’étoit une des plus enthousiasmées amatrices du théatre, du bal, de la danse ; héroïne de la scène, élève de Thalie, sa vie ne fut qu’une comédie perpétuelle. Sa {p. 31}vie, qu’on a donnée depuis peu en histoire & en lettres, rapporte qu’elle aimoit si fort le Grec & les antiquités, & avoit tant d’envie de paroître savante, qu’elle fit représenter en Grec les tragédies de Sophocle, auxquelles pour lui faire la Cour on applaudissoit sans les entendre, & auxquelles malgré leur beauté les Dames Suédoises s’ennuyoient fort ; que Meibomius ayant donné au public des recherches sur la musique des anciens, & Naudé ayant écrit sur la danse Grecque & Romaine, elle obligea ces deux Auteurs, qui étoient à sa Cour, de réaliser leurs opinions, & de joindre la pratique à la théorie. Ce fut une vraie comédie de voir Naudé danser à la Romaine, & d’entendre Meibomius chanter à la Grecque. On s’amusa beaucoup de l’embarras & de la maladresse des deux dissertateurs. C’étoit une extravagance de femme, comme si on eût fait conduire un char, ou jouer à la lutte & au ceste, &c. Justelipse, qui a fait des Traités sur le cirque & l’amphithéatre, & fait exercer aux Académiciens de Paris les métiers dont ils ont donné la description. Que de travers occasionne le goût du théatre !

Le P. Vavasseur, dans son Poëme du style burlesque de ludicra dictione, ouvrage ingénieux, curieux & savant, rapporte ce fait. Un Comédien de son temps, qui ne jouoit que des rôles de femme, s’y étoit si fort accoutumé, que même chez lui & en habit d’homme, il avoit la contenance, le geste, la voix, le langage, tout l’extérieur d’une femme ; on le prenoit pour une femme habillée en homme. Il en rougissoit, & ne pouvoit s’en empêcher. Ne perdons rien de la gloire des Comédiens ; ils ont de grands modèles, & dans l’histoire & dans la fable, plus d’une fois célébrés sur la scène, Hercule aux pieds d’Omphale, Achille dans l’isle de Sciros, Sardanapale {p. 32}dans son palais, Caligula sur le théatre. Ces héros, ces grands Princes, s’habilloient tous en femme, quoique par des motifs différens, extravagance dans Caligula, foiblesse dans Hercule, crainte dans Achille, excès de mollesse dans Sardanapale. Ce Roi d’Assyrie passa toute sa vie dans son palais, au milieu de ses femmes, filant, cousant, vivant comme elles, habillé, servi, traité comme elles. Arsaces, l’un des Gouverneurs de ses provinces, en conçut tant de mépris, l’ayant vu dans cet état, qu’il crut facile de le détrôner. Il conjura contre lui, le vainquit, & s’empara de sa couronne. Ce Prince efféminé, au lieu de se mettre à la tête de ses troupes, se renferma encore plus étroitement, & quand il se vit resserré de près dans sa capitale, & au moment d’être pris, il fit allumer un grand bucher, & s’y jeta avec ses trésors, ses femmes & ses eunuques. On dit qu’il avoit fait son épitaphe, & qu’il vouloit qu’on mît sur son tombeau : Passant, mange, bois, dors, divertis-toi avec ta maîtresse ; c’est tout ce que j’ai tiré de mon royaume, c’est tout ce que tu tireras de la vie. Petrone, ce célèbre voluptueux, pour qui Néron avoit créé le galant emploi d’arbitre, de Surintendant des plaisirs délicats, arbiter elegantiarum, la Fontaine, qui disoit de lui-même, Jean s’en alla comme il étoit venu, &c. la plupart des libertins qui ne songent qu’à la vie présente, tous les amateurs du théatre, à qui on n’enseigne point d’autre morale, ne sont que trop imitateurs de Sardanapale. Le nom de ce Prince a passé en proverbe ; les noms de Comédien & d’Actrice n’ont pas moins l’honneur d’être devenus des proverbes. Il y a long-temps que l’Ecriture a mis ces paroles dans la bouche des pécheurs : Manducamus & bibamus, cras enim moriemur.

Voici une autre anecdote que l’Abbé de Choisi {p. 33}n’a garde de rapporter dans ses Mémoires ; c’est la verte réprimande que lui fit le Duc de Montausier, Gouverneur du Dauphin, qui l’obligea de quitter Paris pendant deux ou trois ans. L’Abbé étoit à l’opéra dans la plus grande parure, robe blanche à fleurs d’or, rubans couleur de rose, mouches, diamans, &c. M. le Dauphin étoit dans sa loge avec la Duchesse d’Usez. Ayant apperçu l’Abbé Madame, elle le fit venir. Le Prince voulut qu’il demeurât auprès de lui, le combla de caresses, & lui fit part de la collation qu’on lui servit. Malheureusement M. de Montausier, qui étoit absent dans ce moment, arriva tout-à-coup, & le connut. On voulut en plaisanter. C’étoit mal connoître ce Seigneur, qui étoit la vertu, la probité, la sagesse même : J’avoue, dit-il, que vous êtes belle, Monsieur ou Mademoiselle, car je ne sais comment vous appeler ; mais n’avez-vous pas honte de porter un pareil habit, & de faire la femme, puisque vous êtes assez heureux pour ne l’être pas ? Allez, allez vous cacher ; M. le Dauphin vous trouve fort mal comme cela. Il se retira au plus vîte avec une honte qu’on ne peut exprimer ; il forma d’abord la résolution de quitter ce qui lui avoit attiré une si fâcheuse & si juste réprimande. Mais il ne put la tenir, il prit le parti d’aller dans une province, où n’étant point connu, il pourroit à son aise & sans risque faire la belle, sous le nom de la Comtesse des Barres.

La vie de l’Abbé de Choisi ajoute, mais ne donne que comme un trait incertain, qu’il y emmena & entretint une Actrice qu’un Comédien son amant lui céda, apparemment en payant, & qu’après trois ou quatre ans, au retour de l’Abbé il eut la bonté de reprendre & d’épouser avec une bonne dot que l’Abbé lui fit. Ce mariage feroit une jolie farce, où la Comtesse des Barres, qui {p. 34}feroit au parterre confidence de son déguisement, joueroit un grand rôle, ainsi que l’amant commode & généreux. Etant revenu à Paris, & s’y croyant oublié, il continua d’y vivre en femme ; elle alloit assiduement au spectacle avec son Actrice Rosalie. Elles y furent reconnues par son ancien amant du Rosan, qui jouant son rôle les apperçut dans la loge. La passion se réveille, il va la demander en mariage. Grand débat entre les deux amans ; des ruisseaux de larmes coulèrent : comment se séparer de ce qu’on aime ? Enfin la Comtesse des Barres se laissa vaincre, & après bien des délais & des combats, donna son consentement ; mais pour assurer du pain à la petite créature, qui n’avoit ni père ni mère, la Comtesse voulut qu’elle fût reçue dans la troupe. La chose étoit facile, Rosalie étoit belle, dansoit bien, n’étoit pas cruelle, & exercée par la Comtesse, qui pendant ces trois ans avoit en chez elle un théatre de société, où elle avoit représenté une infinité de pieces, en avoit fait une très-bonne Actrice. On voulut pourtant la mettre à l’essai. Après la piece les Comédiens la firent monter sur le théatre avec l’Abbé femme. Elles déclamèrent des scènes de Pollieucte ; on les admira. Rosalie fut annoncée, fit son début, joua cinq ou six fois, fut applaudie, & d’une voix unanime reçue à demi-part, bien-tôt à la part entiere. Le mariage fut conclu, la Comtesse sit chez elle la noce, combla la mariée de présens, lui donna pour mille écus d’habits de théatre. Elle passa depuis quelque temps dans le veuvage, & fut enfin reconnue par sa famille. Le Roi, informé de tout, la fit menacer d’y mettre ordre. Il s’enfuit en Italie, où il voyagea assez longtemps, & se donna sans déguisement libre carriere, enfin revint à Paris quand il crut tout assoupi, se convertit sincèrement, & mena une {p. 35}vie édifiante. Je n’ai rapporté tous ces traits que pour faire sentir l’étroite liaison entre le masque, le théatre & le vice, dans les personnes même dont l’esprit, l’état, l’honneur, l’intérêt, devroient élever les plus fortes barrieres, & qui ne peuvent en arrêter le cours.

Le plus brillant empire des masques & du théatre est le Carnaval de Venise. Aussi est-ce le plus puissant empire de la licence & de tous les crimes. Qui l’ignore, & pour peu qu’il ait de religion & de mœurs, qui n’en a horreur ? Notre carnaval n’en est qu’une copie imparfaite ; il commence la seconde fête de Noël, & dure jusqu’au carême. Pendant ce temps-là les loix se taisent ; il est permis de se livrer à tous les plaisirs, le libertinage n’a plus de bornes, le vice marche tête levée. Tout le monde va masqué, & ceux qui paroissent gens de bien, que ne se permettent-ils pas dans les ténèbres ? Toute la grande place de S. Marc se remplit de Batteleurs, Danseurs de corde, Marionettes ; on y voit dix ou douze théatres. Les Courtisannes y viennent de tous côtés se joindre à celles de la ville. C’est une foire de débauche ; la marchandise y est de toutes parts étalée à tout prix. Les étrangers y sont sans nombre, tous paroissent devenus insensés. Toutes les rues sont pleines de masques ; la place S. Marc, où est le gros de la mascarade, en offre des milliers, hommes & femmes déguisés de la maniere la plus ridicule. Les Arlequins y font toute sorte de grimaces. On se dispute, on se chante pouillé, on fait semblant de se battre, les Courtisanes à demi-nues, &c. C’est un vrai cahos de toute sorte de passions & de folies. Les théatres, les brelans, les lieux de débauche, s’ouvrent dans tous les quartiers, sept à huit théatres d’opéra, le double de comédie, des farces sans nombre. Tout cela ne peut qu’être mauvais, décorations mesquines, {p. 36}Acteurs désagréables, pieces ridicules, sauts au lieu de danse, bouffonneries mêlées à dessein dans les pieces les plus sérieuses, par-tout académies de jeux de hasard, sous le nom de Ridotti, où l’on trouve cinquante ou soixante tables de jeu dispersés dans dix ou douze chambres, & plusieurs cabinets aux environs remplis de Courtisannes. On n’y entre que masqué, afin que tout le monde y jouisse d’une entiere liberté. On aborde qui l’on veut, on s’entretient aussi long-temps qu’on veut, & ce n’est pas au profit de la vertu. Il n’est pas permis aux masques de porter l’épée, crainte des accidens ; mais le masque est par-tout sacré, personne ne peut l’insulter ni le refuser ; il entre par-tout, il est bien accueilli. La mode du masque y est si bien établie, que toute l’année on est en droit d’aller masqué, & traiter les affaires en masque, dans les compagnies les plus sérieuses. Aussi est-ce l’endroit du monde où l’on fait le plus de masques, les plus diversifiés, les plus propres, les plus riches ; c’est pour Venise une grosse branche de commerce. Il s’en débite un si grand nombre en France, qu’on y a imposé un droit d’entrée à tant le cent, qui porte un profit considérable. Il est étonnant que dans un pays Chrétien, & même Catholique, on tolère de pareils excès. Mission, dans son voyage d’Italie, prétend que c’est un trait de politique, afin de faire venir l’argent & d’amuser un peuple remuant, & par ce moyen le distraire de toutes les réflexions qu’il pourroit faire sur le gouvernement despotique des Nobles, & même l’amollir par la volupté. Faut-il soupçonner des motifs si peu Chrétiens dans ces graves Sénateurs & ce Doge vénérable ? Je n’ai point pénétré dans le Conseil de la Seigneurie, mais il n’est pas douteux que ces folies ne fassent rouler dans la ville un argent immense, & que le {p. 37}peuple de Venise ne soit, par la dissolution de ses mœurs & la frivolité de ses amusemens, hors d’état de soutenir une révolte sérieuse. C’est le sentiment de Marmontel dans son Belizaire, à l’article des Grands. De quels moyens, dit-il, la Noblesse Venitienne n’use-t-elle pas pour consoler le peuple de l’inégalité ? Les Courtisannes & le Carnaval sont d’institution politique. Par le premier les richesses des Grands refluent vers le peuple sans faste & sans éclat ; par l’autre le peuple se trouve six mois de l’année au pair avec les Grands, & oublie sous le masque leur domination & sa dépendance. Tout cela se réunit au théatre. Les Actrices, les Acteurs, les suppôts ne sont que peuple, & le plus bas peuple. Tout devient égal au parterre, au théatre, au bal ; la familiarité, les intrigues, la débauche, remettent tout au pair. C’est le carnaval. Dans les autres villes d’Italie on voit différentes sortes de fêtes, comme les Cocugnes de Naples, &c. qui en approchent ; mais aucune n’est poussée aux plus grands excès comme à Venise. Il y a même en France, surtout dans les provinces méridionales, à Toulouse, à Montpellier, à Aix, à Marseille, des débordemens de masques qui courent les rues les derniers jours de carnaval ; mais rien n’égale la licence du carnaval de Venise.

Clément, tom. 2. lett. 77. pag. 160. en fait ce portrait. Que voit-on, dit-il, dans le carnaval de Venise ?

Que pâles & difformes casques,
Que fronts couverts de vieux drapeaux,
Que nez perdus sous des chapeaux,
Larges perruques, robes flasques,
Noirs camails sur de gris manteaux,
Que grands théatres sans flambeaux,
Dont quelques Pasquins Bergamasques
Et deux châtrés sont les héros,
{p. 38} Où les pavés sont des canaux,
Où l’on ne marche qu’en batteaux,
Jouet des vents & des bourrasques,
Des rameurs au lieu de chevaux,
Et pour carrosse des tombeaux,
Palais à superbes crenaux,
A triple rang de chapiteaux,
D’ordres divers groupes fantasques,
Au-dedans tristes ridottos,
Salons sans foyer ni fourneaux,
Au sein de l’hiver & des eaux,
En juin fête des soupiraux,
Au demeurant force bureaux,
Des joueurs & faiseurs de frasques ;
Pour dîners antiques tableaux,
Pour soupers opéras nouveaux,
Et batteurs de tambours de basques ;
Phrinés de tous les numéros,
Sel de Naple en détail & en gros,
Et la liberté pour les masques, &c.

Cette liberté du carnaval de Venise servit, dit-on, à former une ligue contre Louis XIV. Plusieurs Princes Allemands & plusieurs Députés des autres s’y rendirent, n’y parurent qu’en masque, & firent leur partie sans être connus de personne. On n’en fut instruit que long-temps après à la Cour de France, lorsque l’orage éclata.

Toutes les intrigues galantes en Italie & en Espagne, ne se forment, ne réussissent qu’à la faveur des masques. M. Daulnai, Voyage d’Espagne, Lett. 5. rapporte qu’un Grand d’Espagne devint amoureux de la Reine, & dans un carrousel où elle étoit, se masqua en Monnoyeur, avec un habit brodé de pieces d’argent qu’il avoit fait battre exprès, semblables à une monnoie qu’on appeloit réales, réaux, comme nos petits écus, qui portoient pour devise, mii amors son reales, mes amours sont royales : jeu de mots qui peut {p. 39}signifier, j’aime l’argent, comme qui diroit, les écus sont mes amours, ou bien, une personne Royale est l’objet de mes amours. Cet équivoque lui coûta cher. Le Roi en fut instruit & jaloux, & jura sa perte. Cet amant insensé se servit du théatre pour déclarer sa passion ; il composa une comédie pleine de traits délicats & tendres, dont la Reine avoit la clef. On la trouva si belle, sur-tout la Reine, qu’on voulut la jouer à la Cour le jour de la naissance du Roi. La Reine voulut y jouer le premier rôle (quelle imprudence !). Cette Reine étoit Françoise (Elizabeth d’Orléans, femme de Philippe IV). Ce Seigneur conduisoit la fête, & en faisoit les honneurs ; les habits & les machines lui coutèrent trente mille écus. Il fit peindre une grande nuée, sous laquelle la Reine étoit cachée dans une machine d’où il se tenoit fort proche. Au milieu de la piece il y sit mettre le feu par un homme affidé. Sa maison, qui valoit cent mille écus, en fut brûlée. Il s’en consola, parce que, courant à la Reine, sous prétexte de la sauver de l’incendie, il l’emporta entre ses bras dans son cabinet, où, profitant du trouble & de la tendresse de la Reine, qui ne le haïssoit pas, il prit avec elle de grandes libertés. Le Roi fut instruit de tout, & lui fit tirer un coup de pistolet par un inconnu, qu’on poursuivit comme un assassin, mais qui ne se trouva pas. Le théatre n’est pas sans doute comptable de tous les crimes qui se commettent, mais il est l’instrument d’un grand nombre.

Venise n’est pas la seule ville où le carnaval fait faire des folies en masque ; il s’en fait partout. Gregor. Tolos. sint. L. 39. C. 11. condamne celles qui sc font à … & blâme les Magistrats qui les souffrent. Madame de Noyers les raconte, Lett. 21. Le carême a mis fin aux plaisirs des Dames, & quoiqu’ils recommencent après {p. 40}Pâques, ce n’est pas avec la même vivacité. Dans le carnaval il ne fait pas sûr d’aller dans les rues ; on baisse les glaces des carrosses, de peur qu’elles ne soient cassées par les dragées qu’on jette à la tête. Il ne reste ce jour-là personne dans les maisons ; les Artisans quittent leur boutique, les Domestiques n’obéissent pas à leur Maître. On court les rues du matin au soir ; les Dames sont en carrosse, les Messieurs à cheval. Plusieurs font des mascarades en charrette, & représentent mille choses différentes. L’on fait imprimer des vers qui expliquent l’emblême, & qu’on jette de tous côtés. Ceux qui ont des maîtresses donnent un massepain. C’est une grande boëte pleine de confitures, couverte d’une étoffe dont on peut faire une jupe, attachée avec des rubans dont on peut faire une garniture. On promène tout le jour cette boëte sur un cheval ou un charriot, jetant de toutes parts des vers à l’honneurs de celle à qui on le destine, & on le lui fait donner par des gens masqués, dans l’endroit où il y a le plus de monde. Après avoir couru les rues pendant le jour, on court le bal toute la nuit. Personne ne pourroit tenir à cette fatigue, si le carême ne venoit à propos calmer ces fureurs. Chaque saison a pourtant ses plaisirs, mais plus modérés ; chaque dimanche de carême ou va à quelqu’un des fauxbourgs célébrer le fenetra. Les Dames s’y rendent parées de leur mieux, les Messieurs y font de belles cavalcades au-tour des carrosses, & on voit arriver quantité d’hommes à pied déguisés en pâtissier ou en berger, qui portent chacun un fenetra sur la tête. C’est un grand gâteau piqué d’écorce de citron & des confitures, sur une planche couverte de rubans & de colifichets. On le jette en dansant dans le carrosse des Dames, où l’on fait en sorte que les deux bouts sortent par les portieres. Chaque pays a ses plaisirs & ses {p. 41}folies. Le masque facilite tout ; les aventures qu’il fait naître, qu’il cache, qu’il favorise, le caractère des danses qu’il fait imaginer, l’amusement des préparatifs qui faisoit dire à Fontenelle, au moment qu’on partoit pour le bal, le plaisir est passé, vous l’avez goûté en vous préparant, le mouvement de l’exécution, les équivoques auxquelles l’incognito donne lieu, ont fait le succès de ces folies, & en font l’extrême danger. Oculus adulteri observat caliginem, & occultat vultum suum (le masque), dicens, non videbit me oculus.

Ce mot Gascon fenetra est corrompu du Latin feretra. Il vient, non des deux mots ferre extra, comme le veut le sieur Rainal, Histoire de Toulouse, mais du mot feretrum, au pluriel feretra, qui signifie biere, cercueil. Ainsi, ire ad feretra, aller au fenetra, c’est-à-dire aller aux bieres, au lieu où sont les bierres, au cimetiere, parce qu’autrefois on alloit enterrer ou brûler les morts hors de la ville, à l’extrémité des fauxbourgs. On y trouve encore quantité d’urnes remplies de cendres ; on y bâtit des chapelles, où l’on alloit en foule faire des prieres pour les morts les dimanches du carême. Ces chapelles ayant été détruites lors de la guerre des Anglois, & ces cimetieres changés, on n’y alla plus par dévotion, mais on alla s’y promener par plaisir. Ce pieux pélerinage est devenu une fête purement profane. Il est vrai que les Eglises paroissiales des cinq fauxbourgs où l’on court le fenetra font ce jour-là une fête ; on y prêche, on y donne la bénédiction du Saint Sacrement, & quelques personnes pieuses s’y rendent.

Les déguisemens portés si loin sont rares ; mais on en voit beaucoup qui en approchent dans les commerces de débauche qu’on a intérêt de cacher. Une Dame se fera servir par un homme déguisé {p. 42}en femme de chambre ; un Officier aura pour valet de chambre, pour aide-de-camp, pour soldat, une amazone, qui porte le jour le mousquet & la nuit des cornettes. Le théatre, chez qui ces déguisemens sont fréquens, ne rend que trop la vérité. Il s’est trouvé dans les armées des filles déguisées pleines de valeur & de courage, qui, disoient-elles, ne suivoient pas leur amant, mais s’immoloient pour le service du Roi & de la patrie. J’admire ce prodige de patriotisme, je n’admire pas moins le prodige de leur virginité inviolablement conservée. Aucune qui n’assure très-sérieusement & ne s’imagine faire croire que plus chaste & plus heureuse que Lucrece, elle a passé plusieurs années sous la même tente & dans le même lit avec ses camarades, sans que jamais aucun ait pris la liberté d’examiner, ni se soit apperçu de son sexe, ni elle-même ait eu la plus légère distraction qui ait pu la trahir. Dans un très-grand nombre de pieces de théatre (Moliere en est plein) des déguisemens en Marquis, en Valet, en Peintre, en Musicien, en Médecin, en Allemand, que sais-je ? forment une partie de l’intrigue : intrigue banale, froide imitation. Mais qu’il y a peu de génies créateurs, même de futilités ! Ces pieces sont scandaleuses, surtout tirées d’un sexe à l’autre, ou pour quelque mauvais dessein, comme dans l’Amphitrion le déguisement de Jupiter & de Mercure. Le contraste de ce qu’on cache & de ce qu’on montre, les rencontres, les paroles, les idées qu’à tous momens il fait naître dans l’imagination, continuellement occupée d’objets très-libres, au moment de succomber à la tentation, ne font qu’enseigner & autoriser des moyens de séduction très-faciles, affoiblir l’horreur qu’on doit en avoir, en les tournant en plaisanterie.

Je ne doute pas que toutes ces mascarades {p. 43}théatrales n’aient inspiré le goût si peu décent & si répandu parmi les femmes du monde de s’habiller en hommes, & préférablement en militaires, à qui un air libre & cavalier donne plus qu’à d’autres le droit de tout dire & de tout faire sans conséquence. D’abord un reste de pudeur fit garder une partie des habits du sexe, on ne se mit qu’en amazone, moitié homme & moitié femme, à peu près comme les Syrenes ou le monstre d’Horace, dont le buste étoit une femme, le reste du corps un poisson : Desinit in piscem mulier formam supernè. Peu à peu on s’est défait d’une jupe embarrassante, on s’est mis en homme de pied en cap. Dans cet état on court les rues, on va au spectacle, on monte à cheval, on prend des leçons à l’Académie, on conduit un cabriolet, &c. Dans cet état on occasionne les rencontres les plus ridicules, on fait prendre les libertés, on se fait les grossieretés, les plaisanteries les plus licencieuses ; on s’en amuse (ne fait-on que s’en amuser ?). On croit y faire naître les graces de la jeunesse, & acquérir celles de la vivacité & de la légèreté. Ce n’est pas aux yeux des hommes, qui malgré leurs fades & éternelles douceurs les méprisent & s’en moquent, à peu près comme du masque enluminé, du rouge qui loin d’embellir, défigure les traits, le tein, la fraîcheur, & transforme en visage de furie des visages dont la douceur & la modestie font la vraie beauté. Mais ces déguisemens flattent le goût du vice, réveillent l’idée d’un autre sexe, enhardissent à secouer le joug de la pudeur. Ces couleurs si vives peignent le feu de la passion, & dispensent de rougir aux approches du vice. Le pinceau s’est prostitué à transmettre ces déguisemens de toute espèce aux races futures ; une tête de femme sur le corps d’un homme, dans le froc d’un Moine, dans la perruque d’un Magistrat, {p. 44}sur le collet d’un Abbé ; celle d’un homme sur le corps d’une coquette, sous le voile d’une Religieuse ; quels monstres ! Bien plus, comme les Sphinx de l’Egypte, les Centaures, les Faunes, les Satyres du Paganisme, on a mis la tête d’une femme sur le corps d’un animal, à la place du bec d’une poule, du museau d’un chien, du grouin d’un cochon, &c. quelles horreurs ! Et ce n’est pas seulement sur les tabatieres des Actrices, dans les boudoirs des aimables, j’ai vu ces portraits de famille étalés dans les palais les plus graves, les plus saints, les moins faits pour les souffrir. Heureusement ils sont passés de mode, ils étoient trop ridicules. Mais la passion reproduite sous tant de formes ne fait-elle pas sentir aux moins clair-voyans combien le vice s’accommode du masque ? C’est peut-être un des assaisonnemens les plus piquans, un des rafinemens les plus séduisans. Tout s’émousse dans l’habitude & la monotonie de la forme naturelle ; quel ennui d’être toujours avec soi-même ! On se multiplie, on se diversifie en quelque sorte, on s’embellit, on se rajeunit, on se ranime sous une forme empruntée.

Il règne une autre sorte de masque très-commun, qui a donné à l’Abbé Coyer l’idée de son Année merveilleuse, dans laquelle les femmes doivent devenir hommes, & les hommes devenir femmes. Ce masque consiste en ce que les hommes de bon air se parent, se poudrent, frisent, enluminent, parfument, ont leur toilette, pompons, broderies, rubans, minauderies, comme des femmes. Au contraire les femmes prennent un air hardi, effronté, décidé, étourdi, sans pudeur, jurent, boivent, &c. comme des Grenadiers, ont des baigneurs, des coëffeurs, des accoucheurs, des valets de chambre. C’est un grand désordre, une occasion continuelle, une {p. 45}source intarissable de péché. L’Abbé de Choisi alla un jour ainsi équipé, demi-homme, demi-femme, chez Madame la Fayette, c’est-à-dire en Abbé, avec des mouches, des pendans d’oreille, un boudin, des bourses, des cheveux au-tour de la tête, frisé, poudré à blanc, un juste-au-corps à bouton d’or. Il se croyoit fort agréable. Cette Dame célèbre en jugea autrement : Tout cela, lui dit-elle, n’est pas de mode pour les hommes, vous feriez mieux de vous mettre tout-à-fait en femme. Il la crut, & revint le lendemain habillé entierement en homme. Elle lui applaudit, ainsi que le Duc de la Roche-Foucant qui s’y trouva, & après eux tout le monde, on plutôt tout le monde se moqua de lui, & il eut la foiblesse de croire qu’on l’approuvoir, ne quitta plus ces habits peu décens, se fit peindre en femme, appeler Madame, &c. Ne font ce pas encore de ridicules mascarades, si souvent & avec raison jouées sur le théatre, que le luxe & le faste que tout le monde arbore, & qui confond tous les états, le Bourgeois Gentilhomme qui tranche du grand Seigneur, la Soubrette, l’Actrice habillée en Princesse, le laquais en carrosse qui appelle ses gens ? Que sont pour la plupart des gens les meubles superbes, les étoffes précieuses, les diamans, les rubans, &c. ? de vrais masques qui en cachant la personne, mettent au jour ses folies. Qu’est ce que cet essain brillant de Messieurs, de Dames, aux promenades, au spectacle ; à l’Eglise ? c’est le peuple en masque, c’est un bal masqué, où personne n’est connoissable.

Le masque moral de l’hypocrisie est plus du ressort de la chaire que du ressort de cet ouvrage. C’est à elle, d’après l’Evangile, à le foudroyer dans tous ceux qui comme des sépulchres blanchis au-dehors, & pleins au-dedans d’ossemens & de {p. 46}pourriture, arborent les apparences de la piétié sans en avoir les sentimens. Le théatre ne s’occupe de ce masque de religion que pour le tourner contre la vertu, en confondant la piété fausse avec la véritable, jouant l’une par l’autre par le ridicule & l’odieux dont injustement il la couvre : triste & unique fruit de la comédie du Tartuffe, si vantée, si courue par les libertins, qui en a fait une infinité, & n’est bonne qu’à en faire, sans corriger aucun hypocrite, & qu’on voit acquérir plus de vogue à mesure que la religion & les mœurs se perdent. Il est une autre sorte de masque moral, cher & familier au théatre, qui donne les plus efficaces leçons d’hypocrisie dans tous les autres gens de bien : hypocrisie de probité, de fidélité, de pudeur, de respect, de soumission, de douceur, &c. Un usurier, un voleur, un homme d’intrigue se donne pour un honnête homme, un domestique frippon affecte une grande fidélité, une fille livrée à la galanterie joue l’Agnès ou la Lucrèce, un traître contrefait l’ami le plus tendre, un fils désobéissant fait des protestations de respect, &c. Ne sont-ce pas là de vrais masques, plus pernicieux dans la société que ceux qui couvrent le visage ? décoration passagère dont on est rarement dupe, où il entre souvent plus de légèreté que de malice ; au lieu que les autres concertés à loisir, soutenus à dessein, difficiles à discerner, plus difficiles à éviter dans les pieges qu’ils tendent, ne produisent que les fruits amers de la tromperie & du vice, qui ne les mettent en œuvre que pour remplir leurs coupables desseins. Ces rôles imposteurs sont-ils rares sur la scène ? est-il presque de piece qui n’en soit infectée, dont ils ne fassent l’agrément ? travaille-t-elle à les corriger, à les couvrir du ridicule & de la haine qu’ils méritent ? Au contraire elle y applaudit, les récompense, {p. 47}les fait servir de moyens pour réussir dans les intrigues. La plupart des mariages qui en sont l’heureux dénouement sont l’ouvrage de ces masques perfides. J’avoue que c’est là l’image naturelle du monde, où la plupart des hommes ne se montrent qu’en masque, depuis le plus hupé courtisan jusqu’au plus petit bourgeois de village & à la derniere soubrette. Mais en peignant le vice, devroit-on le rendre agréable, en déguiser les horreurs, en donner des leçons, en faciliter le succès ? Le masque de la galanterie est de tous le plus dangereux & le plus commun ; tout est contrefait en amour, & c’est la voie la plus sûre de séduction. La prude, l’ignorante, la fidèle, la modeste, la douce, la complaisante, la laide qui se pare, la vieille qui se rajeunir, l’Actrice vendue à un jaloux, & de son côté l’homme qui veut séduire quelque femme, tout est comédie en amour, jusqu’à l’amour même qu’on fait semblant d’avoir. L’isle de Cythère est l’isle des masques, & personne n’ignore que le théatre est l’isle de Cythère, & les Actrices les divinités qu’on y adore, & le masque l’habit ordinaire des habitans. Le masque qu’ils mettent sur le visage ne rend que foiblement celui qui déguise leur cœur.

Tout est comédie dans le monde : Omnis mundus exercet histrioniam, disoit Petrone, qui le connoissoit bien ; & jusque dans le vice, il n’est pas rare, pour faire sa cour, qu’on affecte des vices qu’on n’a pas ; il falloit pour plaire à Néron, que les honnêtes gens en prissent le masque, la vertu n’osoit se montrer. Panard, Impromptu des Acteurs, s’exprime plaisamment.

L’esprit n’est plus qu’un faux brillant,
Les caresses qu’un faux semblant,
Fausse gloire, fausse grandeur,
Par-tout loge le faux honneur,
Par-tout on voit fausse noblesse,
{p. 48} Faux airs, fausse délicatesse ;
Vertu nous montre un faux maintien,
Clindor un faux homme de bien,
Le cœur est faux chez Amarante,
Lise est une fausse savante,
Fausse apparence, faux dehors,
Faux bruits, faux avis, faux rapports,
Les graces un faux étalage,
Les promesses un faux langage.

Ainsi tout est masque dans le monde, de l’aveu même du théatre. Je sais qu’il n’a pas le premier formé des hommes faux & hypocrites, peut-être même un esprit faux & hypocrite contribua-t-il à le former ; mais il en a beaucoup augmenté le nombre, instruit, façonné, aguerri les coupables. Tartuffe a fait plus d’hypocrites qu’il n’en a corrigé ; il n’en a corrigé aucun, il leur a appris à se mieux déguiser, ou à lever scandaleusement le masque, en frondant la vertu & pratiquant à front découvert le vice. Mais ce n’est pas ce genre moral de masque que j’attaque ici, c’est le déguisement réel d’habit, d’état, de figure, qui favorise tous les vices & qui est un des grands abus, des grands dangers du spectacle. Le théatre a commencé par le déguisement ; Thespis, qui par ses bouffonneries a jeté les fondemens de la comédie, se masquoit grossierement, en se barbouillant de lie & se promenant sur un tombereau.

Les Grecs ne faisoient pas monter les femmes sur la scène, mais des hommes habillés en femme, ce qu’on a long-temps imité en France, & ce qui est moins dangereux pour les mœurs. On croyoit que la timidité, la foiblesse nuisoient à l’action ; on se trompoit, les femmes en général jouent mieux leurs rôles que les hommes ; elles sont naturellement Comédiennes. On trouve plus d’Actrices que d’Acteurs, & plus aisément de bonnes Actrices que de bons Acteurs, du moins aux {p. 49}yeux des hommes, car peut-être les femmes ne sont-elles pas si complaisantes pour leur sexe, & goûtent plus les Acteurs. Le goût naturel fait tout voir avec d’autres yeux. Dans le fonds on sent aisément que la délicatesse, la sensibilité, la tendresse d’un sexe, la force, le courage, l’élévation de l’autre, sont plus analogues à certains personnages, & doivent mieux réussir, & qu’ainsi transportés d’un sexe à l’autre ils en sont mieux exécutés. Une femme habillée en homme rendra avec plus de passion & de grace le rôle d’un amant, & un rôle vif, atroce, sera mieux rendu par un homme habillé en femme. Ces déguisemens sont fréquens sur la scène ; une jeune Actrice fera le personnage de l’amour, un Acteur vigoureux celui des furies. L’indécence de ces confusions, de ces déguisemens de sexe, affecte peu les Comédiens ; les intérêts de la vertu leur sont trop indifférens pour s’en faire un scrupule ; & pourvu qu’ils réussissent à plaire, qu’importe à quel prix ? Juvenal : Quem præstare potest mulier galeata pudorem, qua fugit à sexu ?

Le goût du masque est porté si loin, que dans la plupart des pieces comiques il y a quelque déguisement entre Acteurs qui fait le nœud ou le dénouement de l’intrigue ; c’est un amant déguisé en Valet, en Soubrette, en Paysan, en Peintre, en Médecin, en Musicien, en Danseur ; un Valet déguisé en Marquis, en Usurier, un Etranger, en Sergent, en Docteur ; une Soubrette déguisée en Vieille, en Baronne, en Marchande, en coquette, &c. La moitié de Moliere & des autres comiques, les trois quarts du théatre Italien, ne consistent qu’en mascarades. Ce sont les traits les plus faillans, les coups de théatre, les ressources les plus ordinaires de leurs drames, ce qui marque une grande stérilité de génie ; car après tout, de quelque maniere {p. 50}qu’on diversifie le masque, c’est toujours le même fonds. Presque tous les ouvrages dramatiques ne sont que des réchauffés, des répétitions, des copies les uns des autres ; rien de neuf, d’original, point de génie créateur. Le théatre n’est lui-même qu’un déguisement perpétuel, tout y est masqué, on ne porte que les habits du rôle qu’on joue. Il y en a plusieurs dont le visage est toujours masqué, comme Arlequin Scaramouche, qui se travestit dans son rôle, Arlequin Cartouche, Arlequin Docteur, Empereur, &c. Que n’en résulte-t-il pas contre les mœurs ? 1.° On autorise les masques, on enseigne l’art de se masquer & d’en faire usage dans les intrigues. 2.° On fait voir que les déguisemens ne peuvent jamais être employés qu’à mauvaise fin. Toutes ces mascarades théatrales ne servent qu’à tromper & à venir à bout de ses desseins criminels ; on démontre que les masques sont en effet un moyen des plus efficaces pour surprendre & faire commettre le crime, & le soustraire au châtiment. L’expérience est d’accord avec la scène ; les masques dans un bal ne sont-ils pas les plus hardis, les plus licencieux, les plus insolens ? S’il arrive quelque désordre, ne vient-il pas de ceux qui se croient à couvert de tout sous le masque ? C’est sous le masque que se donnent les rendez-vous, que se forment les parties. Que le vice est adroit, qu’il est audacieux, quand il peut se cacher ! il ne craint rien tant que d’être démasqué : expression proverbiale, qui en peint vivement le danger & le mal : Qui male agis odit lucem.

Parmi les travestissemens de théatre il en est de bien hideux, ce sont les rôles atroces, les rôles impies, les rôles vicieux, les rôles bas. Quel Chrétien peut se résoudre à être, même en masque, idolâtre, magicien, démon, fausse divinité, une Vénus, un Pluton, un Vulcain, un {p. 51}Bacchus, un Mahométan, un blasphémateur, un impie, Julien l’Apostat, Mathan, Mesence ? Quel honnête homme peut accepter le rôle d’un incestueux, d’un parricide, d’un voleur, d’un assassin, Phèdre, Médée, Œdipe ! Quel homme d’honneur peut ne pas rougir d’être un Arlequin, un George Dandin, un Tartuffe, un Pourceaugnac, &c. ? Peut-on contrefaire, imiter, paroître excuser ce qu’on ne peut trop détester ? déteste-t-on ce qu’on voit, ce qu’on écoute, ce qu’on contrefait avec plaisir ? On ne prononce pas, même par jeu, les vilains discours, les mots sales du peuple ; & on prononce des blasphèmes & des impiétés ; on ne se permettroit pas des actions naturelles dont la dégoûtante bassesse blesse l’honnêteté, & on se permet les crimes qui blessent la religion, l’honneur & la probité ; on rougit de paroître avec des habits sales, déchirés, avec de misérables haillons, & on se montre avec une conduite honteuse, scellérate, méprisable. Mais c’est par jeu, dit-on. Quel jeu ! le crime peut-il amuser ? Dieu le voit-il impunément, même par jeu ? oseroit-on mettre sur la scène un Ravaillac, un Damiens ? quel cœur François pourroit se faire un amusement du parricide de ces monstres ? Un cœur qui aime Dieu par-dessus toutes choses peut-il se réjouir de voir représenter l’offense de Dieu ? C’est un artifice du démon ; en se repaissant de la représentation, on s’apprivoise avec la réalité, bien-tôt on le commettra ; on apprend le langage de l’enfer, bien-tôt on le parlera. Le masque dénature tout, & facilite tout ; il en ôte la honte, l’embellit & y conduit.

On ne peut mieux faire sentir le degré de déguisement qui fait la perfection de l’art du théatre, que par l’exemple du célèbre Garrik, Acteur Anglois, homme unique dans son art. Il joue supérieurement {p. 52}tous les rôles tragiques & comiques. Pour exprimer ce double talent, un Peintre l’a représenté entre les deux Muses de la tragédie & de la comédie, ayant un air gai du côté de Thalie, & un air triste du côté de Melpomène, riant & pleurant à même temps ; & ce qu’il y a de singulier, ce n’est point un effort d’imagination, un trait de génie dans le Peintre, ce portrait ressemblant est fait d’après nature. Quand on le peignoit, il composoit tellement son visage, qu’il rioit & pleuroit par moitié. Il faut être bien maître du jeu des muscles pour donner à ses traits, à ses yeux, à ses lèvres, des figures si variées & si bien contrastées. On voit souvent un fonds de tristesse à travers un air de joie & un ris forcé, ou un fonds de joie à travers des pleurs affectés & une tristesse factice ; mais l’un & l’autre règne dans tout le visage. Mais ce partage marqué entre les deux côtés du même visage est un phénomène unique. Ganik regardé à même temps de profil par deux personnes à droit & à gauche, paroîtroit à l’un accablé de tristesse, à l’autre plein de joie. Le portrait le rend parfaitement, de quelque côté qu’on le regarde. Le chef d’œuvre de l’art du théatre est d’être tout & n’être rien à son gré. Un parfait Comédien est un vrai Prothée, un menteur achevé ; il a un masque universel qu’il prend & quitte dans l’instant, & qui trompe par une parfaite ressemblance. Garrik a fait un ouvrage très-bon en son genre sur son art ; il y donne des règles pleines de délicatesse, de goût & de vérité, pour rendre toute sorte de personnages & prendre sur le champ les plus légères nuances des sentimens où chaque mot, chaque action, chaque situation, chaque événement peut mettre l’Acteur, & pour écarter tout ce qui pourroit trahir le mensonge & décéler la vérité. On pourroit l’intituler l’Art de feindre & de se masquer.

{p. 53}Si les Acteurs savoient si bien se contrefaire, ils n’auroient pas besoin de masque pour y suppléer. Les Grecs avoient imaginé par malice d’en faire qui ressemblassent parfaitement aux personnes qu’on vouloit jouer. Personne ne pouvoit s’y méprendre ; les Magistrats les défendirent. Moliere a souvent joué ce tour, entr’autres à Pourceaugnac & à George Dandin, personnages très-réels, qu’il contrefit & joua. Ces cas sont rares parmi nous. Les Romains par d’autres vues avoient une infinité de masques de toute espèce, qui représentoient toute sorte de personnes, vieillards, jeunes gens, &c & toute sorte de sentimens, joie, tristesse, fureur, &c. l’Acteur entrant sur la scène prenoit chaque fois le masque qui lui convenoit. Ces masques étoient fort grands ; ils enfermoient toute la tête, comme un casque, & la coëffure convenable s’y trouvoit placée. Ils étoient d’un métal mince & résonnant, leur cavité grossissoit la voix. On en voit les figures dans les anciens manuscrits de Térence. C’étoit un embarras pour les Acteurs, & l’exacte ressemblance étoit fort difficile. Tout cela n’est plus en usage. Nos masques sont moins embarrassans ; il est vrai que comme nos théatres sont plus petits, il n’est pas nécessaire de tant grossir la voix ni les traits, comme il le falloit pour être vu & entendu dans l’immense étendue du théatre de Rome.

Tout l’art de Garrik y eût été fort inutile. Comment dans une si grande distance sentir cette délicatesse d’inflexion de voix, ce souris, ce coup d’œil, cette finesse de traits, qui peignent sur le champ toutes les nuances des sentimens qu’éprouve l’Acteur ? C’est une mignature qu’on ne peut voir que de près, d’autant plus qu’on n’avoit point alors les lorgnettes qui parmi nous jouent un si grand rôle à tous les spectacles. Il n’y avoit que l’Empereur & ceux qui étoient autour {p. 54}de lui, en face & près du théatre, qui pussent appercevoir tout ce jeu. Les gestes, les mouvemens des pantomimes sont plus grossiers. Ce jeu même eût été inutile ; les grands masques qui couvroient le visage, cachoient tout. On dit que ce Garik est un honnête homme, qui n’a point donné dans les excès & le libertinage ordinaires aux Comédiens. Il vit noblement de son bien, sans bassesse, sans jalousie, ne jouant ni par besoin ni par intérêt ; il a de la politesse & de la décence, & des sentimens : il est vrai qu’on en trouve dans son livre. Il est bien-venu partout, d’un caractère doux, d’un commerce agréable ; c’est un phénomène, ses mœurs ne sont pas moins rares que ses talens. C’est l’idée qu’on m’en a donnée ; je la souhaite vraie, & je rends par-tout avec plaisir hommage à la vertu.

CHAPITRE III.
Réformation de l’Abbé de Blesplas. §

Le livre de l’Abbé Gros de Besplas sur le bonheur public est l’ouvrage d’un adorateur des Grands. Soit qu’il ait reçu quelque ordre de le composer, soit qu’il n’ait écouté que son goût ou son intérêt, cet éloge perpétuel des Grands, souvent avec fadeur, presque toujours avec excès, les met, comme des Divinités, si sort au-dessus des atomes qui naissent dans la foule des êtres, qu’on ne peut les voir qu’avec admiration & frayeur. Ils font tout le bien & tout le mal du monde ; le vice & la vertu, le bonheur & le malheur public & particulier, sont dans leurs mains ; avec une puissance sans bornes. Un clin d’œil de leur part fait rouler la machine ; sur tout au théatre, sur lequel il parle avec enthousiasmé. Il y a de bonnes {p. 55}choses dans ce livre, des vues utiles, de bons principes ; la religion & la vertu s’y font par-tout sentir. L’Auteur est un homme de bien, & un homme d’esprit, mais trop ébloui de l’éclat, de l’élévation, de la splendeur (terme favori) des Dieux de la terre. Son style boursouflé est celui d’un homme extasié, hors de lui-même, qui ne voit, n’entend, ne connoît que la grandeur, à qui il rapporte tout, comme à son principe & à son centre ; toujours monté sur le ton de dignité, toujours bouffi dans ses expressions, il ne laisse pas respirer un moment. On ne voit par-tout que ces mors, qui font la moitié du livre, grandeur, noblesse, rang, élévation, splendeur, illustration, tige, ayeux, auguste, illustre, sublime, &c. enchassés à chaque ligne, comme dans nos opéras ces mots, amant, chaînes, fers, feux, flammes ; charmes, appas, &c. ou comme les Poëtes bucoliques, des ruisseaux, des oiseaux, des poissons, des moutons, &c. Mais tout cela n’est point de notre objet, nous nous bornons à ce qu’il dit sur le théatre.

Voici son systême. Il faut conserver le théatre, il est lié à l’ordre & nécessaire ou bonheur public ; mais il y a des abus, il faut les réformer, & c’est aux Grands à faire cette réforme. Elle leur est facile ; un signe d’approbation, & tout est fait. Il ne dit pas (oseroit-il le dire ?) qu’il faut commencer par les réformer eux-mêmes, qu’ils sont la principale cause de la corruption du théatre. Non, quels qu’ils soient, ils n’ont qu’à dire : Dixit, & facta sunt. C’est assurément faire maladroitement leur éloge, car s’ils sont si puissans, pourquoi le théatre a-t-il été toujours & par-tout, pourquoi est-il encore si dépravé ? Quelle indifférence pour le bonheur public ! Je doute fort que son livre leur donne plus de zèle ; certainement depuis qu’il a paru il ne l’a pas fort échauffé. On {p. 56}ne sait pas ce qu’il pense, & je doute qu’il soit lui-même bien décidé. Il dit du bien & du mal du théatre ; il en prononce la condamnation, & en fait l’apologie ; il l’accuse des plus grands désordres, & l’élève jusqu’aux cieux ; il le croit une source de vice, & il le dit lié & nécessaire au gouvernement ; une occasion de péché, & un amusement honnête. Embarrassé entre la vérité qui l’accable, & la faveur qui l’entraîne, il ne peut résister à l’évidence, ni se résoudre à déplaire à ses protecteurs, qui tous ont la fureur du théatre. C’est bien là qu’on peut dire, on ne peut servir deux maîtres, & concilier Dieu & le monde.

Malgré cette perplexité, la faveur l’emporte ; l’apologie, ou plutôt l’éloge domine. Selon lui, la plupart des hommes ont regardé le théatre comme étroitement lié à l’ordre public. S. Charles corrigeoit de ses propres mains les pieces qu’on y jouoit. Richelieu s’occupa de le réformer (nous l’avons vu, L. 3. C. 3.) ; Fenelon avoit les mêmes idées. Les Saints, les politiques, les sages ont cru qu’il méritoit une attention particuliere du gouvernement. Ce mélange de vrai & de faux est un paralogisme. S. Charles n’a jamais approuvé, il a toujours condamné le théatre ; il a écrit, il a prêché, il a fait prêcher contre. Il a fait tout ce qu’il a pu pour l’abolir à Milan. N’ayant pu réussir, il demanda que du moins on corrigeât les pieces, & qu’on n’en représentât aucune qui n’eût été approuvée du Censeur (comme on fait à Paris). Pour rendre le Censeur plus attentif, il les corrigeoit quelquefois lui-même. C’est ainsi qu’à Rome, à Naples, à Florence, &c. on a fait des règlemens de police pour les lieux publics, où l’on tolère les femmes de mauvaise vie. Est-ce approuver la prostitution ? Qui a jamais douté que le théatre ne soit un objet très-important de l’attention du gouvernement ? Puisque c’est une école du vice & un {p. 57}piege des plus dangereux pour la religion & les mœurs, le gouvernement devroit se débarrasser de ce soin, & le supprimer. Mais s’il le tolére, il ne peut y veiller de trop près. Il l’a souvent fait. On trouve dans tous les temps & tous les pays une foule d’ordonnances, de règlemens, d’arrêts, de canons portés pour le contenir, qui tous n’ont abouti qu’à retrancher pendant quelque temps les grossieretés outrées, à élaguer quelque branche de cet arbre pourri, mais à laisser subsister la racine, le tronc, les principales branches, ce qui n’a servi, comme dans les ardins où l’on a soin d’émonder les arbres, qu’à le mieux nourrir, à le rendre plus touffu, & lui faire porter plus de mauvais fruits. Voilà ce qu’ont dit & pensé depuis deux mille ans les Saints, les sages, les politiques.

Le théatre est étroitement lié à l’ordre public, comme la gangrenne est liée au corps qu’elle dévore, puisqu’il n’y a rien qui trouble plus le bon ordre que l’irréligion & le vice qui en sont les fruits les plus ordinaires. Mais que signifient ces grands mots ? veut-on dire que le bien public exige qu’on le conserve, qu’on ne pourroit l’abolir sans troubler l’ordre ? Ce seroit une erreur grossiere. Voici un trait vrai qui lui échappe & le démontre : La chûte de l’Empire Romain, préparée peut-être par le théatre, n’a-t-elle pas bien vengé les bonnes mœurs ? Il n’y a point là de peut-être. Le théatre, en corrompant le citoyen, a énervé la valeur par la mollesse, diminué les forces, altéré la santé par la débauche, & la discipline par la dissipation. Les barbares n’ont plus trouvé de résistance : Sævior armis luxuria incubuit victumque ulcissitur orbem. Un crime a puni un autre crime ; la chûte de ce grand empire les a punis tous les deux. M. Gautier vient de donner un très-bon livre : Vies des Empereurs Tite, Antonin, {p. 58}& Marc-Aurèle. Il avance, comme une maxime : Ce Prince convaincu que ce n’est point à la philosophie à prescrire au peuple ses amusemens, ne songea point à leur enlever le spectacle, quoiqu’on l’en soupçonnât ; mais il en modéra la dépense, & réduisit à une somme modique les appointemens des Comédiens. Il convient pourtant que les Comédiens, & autres gens de plaisir, perdirent Lucius-Verus, & le firent tomber dans les plus honteux excès. La perte d’un Empereur, la chûte de tout l’empire, causée par le théatre, sont-ils des objets auxquels la philosophie doive être indifférente ? Si elle ne prescrit pas au peuple les amusemens, elle doit au moins lui retrancher ceux qui le perdent, lorsque réunie à l’autorité souveraine, comme dans Marc-Aurèle, elle peut tout ce qu’elle juge convenable. La suppression des dépenses énormes qu’on faisoit pour les Comédiens, étoit un moyen d’abolir peu à peu le théatre. Il seroit bien efficace parmi nous, où les dépenses sont d’autant plus ruineuses, que des particuliers (des grands, des nobles) en font la plus grande partie. Ils suppléèrent à Rome à ceux que le Prince avoit retranché, ils n’y suppléroient pas moins parmi nous.

M. Besplas en finissant, dit un mot, sans les approuver, de trois fameux Auteurs qui ont fortement combattu le théatre, Bossuet, Nicole, & le Prince de Conti, dont aucun n’a imaginé sa réformation, non plus que cinquante autres qu’il a pu voir dans le catalogue qu’il cite. L’expérience de deux mille ans fait toucher au doigt la chimère de ce projet. Il y ajoute M. de Fenelon, dont il croit pouvoir tirer parti, parce que dans sa Lettre à l’Académie il propose ses vues sur la perfection de la poësie dramatique. Mais c’est confondre le littérateur, qui parlant à l’Académie, n’envisage que la perfection de {p. 59}l’art, & propose ses réflexions littéraires sur les défauts & les beautés des pieces, comme nous faisons dans tout le cours de cet ouvrage, sans avoir jamais voulu approuver le théatre, ni cru possible de le réformer. On confond, dis-je, le littérateur avec le Chrétien, le Prélat, le sage, qui pense aux intérêts de la Religion & des mœurs. Jamais ce grand homme n’accorda son suffrage au spectacle. Il ne parle pas dans son Télémaque de sa conservation, de sa réformation, quoiqu’il y traite de toutes les parties du gouvernement, de tous les objets de l’ordre public. Il dit au commencement de cette Lettre Académique : Je ne souhaite pas qu’on perfectionne les spectacles, où sont représentées toutes les passions pour les allumer. Dans son Instruction pour les jeunes filles, il ne néglige rien pour les en éloigner. Sa haute piété, le caractere particulier de cette piété, portée à une sorte d’excès, figureroient mal avec le goût du spectacle. M. Besplas peut retrancher ce Prélat du nombre de ses partisans, & le mettre au rang de ses adversaires.

Il veut à toutes forces donner une origine sacrée au théatre : La poësie dramatique a pris sa source dans la religion ; les Philosophes, les Théologiens voyant le goût des peuples pour les spectacles, en donnèrent des règles : voilà sa premiere origine. Mais si les peuples avoient déjà du goût pour les spectacles, si on les perfectionna, il en existoit donc ; ce n’est pas sa premiere origine. Marchant sur les traces des Grecs, qui l’avoient en si grand honneur, le regardoient comme une partie essentielle de l’administration publique, y avoient proposé une Magistrat. C’est un panégyrique complet. Le théatre Grec est un modelle qu’on nous exhorte d’imiter. Il étoit dans la perfection où on le désire ; le vice y étoit puni, la vertu triomphante. Il a dû opérer des miracles de vertu ; les Grecs étoient {p. 60}des Saints à canoniser. Cependant qui ignore que c’étoit le peuple le plus corrompu en tout genre, jusqu’à faire rougir la nature ? Si c’est là le fruit que doit produire le théatre réformé, Dieu nous préserve de ces merveilles. Les Romains avoient la même estime du théatre, ils reconnoissoient sa puissante influence sur les mœurs. Dieu nous préserve encore des puissantes influences du théatre sur les mœurs des Romains, puisque son établissement à Rome fut l’époque funeste de leur décadence, comme le craignoit Scipion Nasica & le Sénat, qui le fit détruire, brûler les sieges, vendre les décorations & les habits. Peut-on démentir l’histoire, & se jouer des lecteurs, jusqu’à dire que les Romains estimoient le théatre ? Jamais peuple ne l’a plus méprisé ; il a porté des loix qui subsistent encore pour déclarer les Comédiens infames, & Laberius, Chevalier Romain, se crut déshonoré pour avoir été forcé d’y monter une fois. Les Comédiens ont été vingt fois chassés de Rome par les Empereurs. V. L. 2. L. 3. 3. Les Romains connoissoient son influence sur les mœurs. Sans doute, c’est parce qu’ils la connoissoient & qu’ils l’éprouvoient, qu’ils méprisoient souverainement cette école publique de libertinage. Ils y couroient en foule, parce que la corruption des mœurs étoit extrême, comme ils couroient en foule aux Courtisannes, sans estimer l’un plus que l’autre. Les Censeurs à Rome, pour conserver les mœurs, avoient demandé les spectacles. Ils avoient bien raison d’avoir la plus grande inquiétude sur un si grand danger pour les mœurs, & de vouloir y veiller par eux-mêmes. Mais s’il étoit si parfait & si utile, pourquoi cette inquiétude ? Ils n’avoient qu’à l’admirer & le favoriser. Mais que signifie cette demande des Censeurs, dont aucun Historien ne fait mention, fort inutile, puisque la surintendance sur tout ce qui {p. 61}appartenoit aux mœurs, étoit l’appanage de leur charge. Voudroit-on nous faire entendre qu’ils avoient demandé l’introduction ou la conservation du théatre, eux qui ont fait tout ce qu’ils ont pu pour l’abolir ? Voilà leur véritable demande, jusque-là que Pompée voulant bâtir le lien, craignit que les Censeurs ne lui en fissent un procès, & pour se soustraire à leur sévérité, il y bâtit un Temple à Vénus, lui consacra son théatre, & en fit ainsi un lieu religieux qui étoit soumis aux Pontifes.

L’Abbé d’Aubignac, Auteur estimable (ce n’est ni sa pratique ni ses pieces de théatre qui l’en ont rendu), fait sentir comment la scène peut être l’école des mœurs (il faudroit pour cela bien de l’éloquence). Il en prédisoit la chûte, voyant-la liberté qui s’introduisoit au théatre. Il a été Prophète. C’étoit pourtant le règne de Richelieu, qu’on donne pour réformateur du théatre. Manquoit-il de puissance, de richesse, de splendeur ? Comment y laissoit-il introduire la licence ? Le théatre fut très-licencieux, témoin les pieces de l’Abbé Boisrobert, son favori, qu’il eût dû réformer le premier. Mais non, il ne l’introduisit pas, elle étoit plus ancienne que lui. Mais il ne s’embarrassa guère de la réprimer. Si on attend la réformation des Grands, la licence peut être tranquille. On conserve la musique, contre le sentiment de Fenelon, autre pourtant que les voix luxurieuses de l’opéra, les sons attendrissans de Lulli, qui ne sont bons qu’à réchauffer les lieux communs de morale lubrique. Il conserve la danse des hommes, mais ne permet pas celle des femmes. Chimère en France, qui souscrira à cette réforme ? Ce ne seront point les Grands, chez qui la danse des femmes & avec les femmes fait une partie si essentielle de la belle éducation. A dieu donc le bal & les masques ; qui court le bal plus que les {p. 62}Grands ? qui le donne que les Grands ? ne sont-ils pas d’étiquette à la Cour ? Et c’est des Grands qu’il attend la réformation ! Mais il espère que quelque beau génie conciliera le goût de la nation & les mœurs. Le génie de quelque Grand, sans doute ; il n’y a que lui qui puisse faire un accommodement si difficile, puisque le goût de la nation & le goût des Grands est précisément le goût des mauvaises mœurs, & de tout ce qui les entretient, sur-tout le théatre & les femmes. Toutes les passions dans la réforme pourront se montrer à découvert (ce sera quelque chose de bien édifiant), excepté l’amour, car même l’extrême circonspection avec laquelle il s’y montreroit, seroit un piege de plus pour les cœurs innocens. Qui signera l’arrêt de son bannissement ? sera-ce les Grands, qui entretiennent des Actrices ? Génies sublimes, si vous appelez toujours ce funeste amour, au moins soyez chastes & austères en le peignant. Rien n’est plus plaisant que cet éloge des Auteurs licencieux à la tête de la priere lamentable qu’on leur fait à genoux. Ces versificateurs sont-ils aussi des grands ? Ce ne sont point les génies qui sont licencieux, & qui ont besoin d’obscénité, Poisson, Dancour, Collet, Vadé, &c. voilà des génies bien sublimes ! Corneille, Racine, Crébillon, Voltaire, ne sont point obscènes. Comme il flatte & caresse des gens qu’il faut chasser ou mettre en prison ! que le génie courtisan est rampant ! Au reste il leur demande une chose impossible, qu’ils donnent à l’amour un caractère rude & farouche qui inspire la terreur, & non l’attendrissement. L’amour même malheureux, même sauvage, comme celui d’Hypolite dans Phedre, n’est jamais rude & farouche ; il inspire l’attendrissement, non la terreur ; il humanise, il adoucit tout au milieu même des malheurs qui le suivent, à moins que ce ne soit quelque brutal, quelque fou, quelque ivrogne, {p. 63}qui, comme dit si joliment M. de S. Lambert, Poëme des Saisons, mais c’est quelque tigre, quelque ours, ce n’est pas de l’amour.

Il caresse en grondant son amante en furie ;
Il semble en jouissant menacer la nature.

Voici des raisons puissantes, dit-il, pour la conservation du théatre : Il faut que nos Souverains se montrent au peuple. Comme s’ils ne pouvoient se montrer que dans une loge où on ne les voit pas à demi, dans un temps où on est attentif à la scène plus qu’à eux. S. Louis, & tant d’autres, ne se montroient-ils pas au peuple sans théatre ? Qu’il y ait un spectacle où ils puissent assister sans danger. A qui s’adressent ces paroles ? qui est plus maître que le Souverain du choix des spectacles, & d’en écarter les dangers ? Un mot lui suffit. Se croit-il assez foible pour ne pas connoître le danger, le souffrir pour son peuple, & lui-même s’y exposer ? Veut-on lui donner un Mentor, chargé de veiller sur lui ? Son Confesseur fera pour les spectacles comme son Médecin pour les repas, qui fait ôter les plats dangereux pour sa santé. Sans quoi la religion sera forcée de l’accuser. Il faut donc l’abolir. Doit-on souffrir dans l’Etat quelque chose de dangereux pour la personne du Souverain ? Les sujets ont besoin de délassement. Ce ne sont pas au moins ceux qui fréquentent les spectacles qui ont besoin de se délasser de leurs travaux ; ils ne font rien de toute la journée ; la toilette, les repas, le jeu, le cercle ; voilà de grandes fatigues. L’Artisan qui travaille, n’y va pas ; le Magistrat, le Médecin, l’Avocat, l’Homme d’affaires, occupé de sa profession, le Père de famille, qui élève ses enfans, n’y vont guère. Qui donc se délasse au théatre ? On n’y va que pour satisfaire sa passion. Voilà un délassement bien important à l’Etat ! Les cercles des sociétés ne suffisent pas, il y règne {p. 64}trop de frivolité & d’ennui. Comme s’il y avoit moins de frivolité au théatre, si ce n’étoit pas lui qui inspire la frivolité. C’est grand dommage ; il faut des joujoux aux enfans. Ils savent bien s’en donner avec les Actrices, au jeu, en circulant de maison en maison. Qu’ils prennent une profession, qu’ils se marient, qu’ils remplissent leurs devoirs, il n’y aura plus d’ennui, ils ne seront plus à charge à l’Etat & à eux-mêmes. Il est singulier que pour une poignée de fainéant, qui ne veulent rien faire, ni être rien dans la société, il faille que le public entretienne des théatres, & mette les mœurs dans le plus grand danger. Quelle ressource a un citoyen délicat sur le choix des plaisirs, a une mère vertueuse, a une fille jeune & décente, que le théatre ? Belle ressource en effet ! Je crois qu’il va pleurer pour demander le théatre. Ces plaintes, ces ressources sont pitié. Les étrangers, les hommes de toutes les nations qui abordent à Paris en ont besoin. Les provinces pourront donc se passer de théatre ? Quelle hyperbole ! Il vient à Paris des gens de quatre ou cinq nations voisines, & en assez petit nombre ; est-ce là l’univers ? Les étrangers qui abordent à Paris sont des gens de province qui viennent y chercher le bon air, y prennent la corruption, & retournent infecter leur pays. Voici une tirade vraie & bonne : Les étrangers, après avoir puisé au théatre nos passions nationales, & les ajoutant à celles de leur propre cœur, vont se précipiter dans l’abyme du luxe, du faste, enfin dans le désordre le plus déplorable & le plus ruineux. Le faux politique n’y voir qu’un or, dont il prétend que l’Etat s’enrichit ; mais les vices que cet étranger rapporte dans sa patrie n’influeront-ils pas un jour sur votre commerce, vos alliances, vos guerres ? Les mœurs des peuples sont comme les mers qui communiquent par les canaux souterrains ou par {p. 65}les détroits, les étangs, les fleuves, &c. Je ne pense pas que le théatre influe sur les alliances, les guerres, le commerce, que de bien loin, en tant que corrupteur des mœurs, il rendroit plus injustes, plus efféminés les Princes, les Ambassadeurs, les Commerçans. Mais la réflexion est très-juste ; il jette dans l’abyme du luxe, du faste, des folles dépenses, du libertinage, le citoyen & l’étranger. Ne fît-il qu’inspirer son goût, & le répandre dans tout le royaume & toute l’Europe, ce seroit une grande plaie au bien public. Mais s’il corrompt si rapidement un étranger qui ne fait que passer, quel affreux ravage fait-il dans le citoyen qui y passe sa vie ?

Le dévouement du Héros de Calais a remué tous les cœurs de la nation Qu’en conclure ? Parce qu’il y a une bonne piece entre mille, faut-il le maintenir ? Mais non, cette piece, applaudie à Paris, à la Cour, à Calais, n’a fait aucune sensation dans les provinces. Elle a beaucoup valu à l’Auteur, mais on ne la joue plus, & elle est devenue ridicule depuis qu’on a découvert que le prétendu Héros, Eustache de S. Pierre, s’étoit donné au Roi d’Angleterre, & en avoit été récompensé par le gouvernement même de Calais. Socrate assistoit au théatre avec les sages de la Grèce. Ce ne sont pas au moins les sept sages ; ils ont vécu en différens temps & en différens lieux ; ils ne tenoient pas compagnie à Socrate. Le théatre devoit être donc alors bien parfait, un modèle à suivre. Cependant c’est alors que le théatre étoit le plus licencieux en tout genre : témoin les comédies d’Aristophane, dont il nous reste une partie ; témoin ce même Socrate qui fut bien payé de son assistance, puisqu’il y fut joué dans les Nuées de la maniere la plus indécente, ce qui prépara l’arrêt de sa mort. Y pense-t-on d’autoriser la scène par de pareils exemples, & d’avancer que {p. 66}le spectacle auquel assistoit Socrate avec les sages de la Grèce donnoit des leçons à la vertu austère ? Si c’est la réforme que nous devons désirer, l’ouvrage est déjà parfait, les Grands ont produit ce chef-d’œuvre. Je garantis que la foule des spectateurs les remerciera. Les comédies Atellanes étoient très-mesurées, les jeunes gens ne souffroient pas que les Acteurs publics y jouassent : Juventus ab histrionibus pollui non est passa. Le Sénat Romain fut moins indulgent, il défendit les Atellanes. C’étoient en effet des farces très-libres & très-satyriques. Les jeunes gens de famille qui les jouoient n’y souffroient pas des Acteurs publics, qui étoient infames. Mais les pieces n’en valoient pas mieux. Riccoboni a raison de les appeler licencieuses. Les Comédiens viennent peu sur les théatres de société, & ils sont surement plus libres que le théatre public. La comédie n’a point une origine sainte ; son origine n’est que le libertinage. Quel Saint que Thespis, son inventeur, qui barbouillé de lie sur un tombereau, couroit la campagne avec des ivrognes ! Si c’est là une école de bonnes mœurs, qu’est-ce qu’une école de débauche ?

Le goût de la nation & des Auteurs est tourné presque totalement au tragique. Je ne sais où il l’a trouvé. C’est certainement tout le contraire. De trois théatres de Paris, les Italiens ne donnent jamais de tragédie. Les Opéra se passent presque tous en fêtes & divertissemens, & dans le petit nombre de tragédies qu’ils donnent, le chant, la danse, les décorations éteignent tous les sentimens tragiques. Les François jouent beaucoup plus de comédies que de tragédies, & toujours après la piece il faut une petite comédie pour délasser de la grande. Il y a dans les Auteurs vingt comédies pour une tragédie. M. de Basplas vit peu dans le monde, sans doute ; je l’en loue, c’est {p. 67}son état. Mais on lui fournit de mauvais Mémoires. La scène en bannissant l’amour produiroit tous les jours de nouveaux biens. Qui peut le bannir ? & n’y a-t-il pas d’autres passions ? Pollieucte feroit des Martyrs. Il a en effet bien rempli le Martyrologe. Esther inspira l’amour de Dieu. Toutes les Actrices devinrent des Thérèses, au rouge près, du moins autant de Magdeleines. D’où vient qu’on ne la joue plus, & qu’à S. Cyr même on sur si content de la mysticité qu’elle inspira, qu’on l’y défendit, & qu’on a été quarante ans sans la représenter ? Nos filles ont si bien joué, disoit Madame de Maintenon à Racine, qu’elles ne joueront plus de leur vie.

Pompée & César détacheroient de la fortune, la comédie détromperoit du monde. Jamais Prédicateur n’eut de si brillant succès. Au lieu de mener les gens à l’Eglise, il faut les conduire à la comédie ; le Prédicateur doit se faite Comédien. Toutes les vertus sur le théatre seroient portées au plus haut degré de considération, de gloire, & presque d’enthousiasme. Il faut plus que de l’enthousiasme pour promettre ces fruits du théatre. Ne pourroit-on pas en dire comme le Cardinal de Fleury le disoit des systèmes de l’Abbé de S. Pierre : Ce sont les rêves d’un homme de bien ? Cet Abbé rêvoit bien différemment, il condamne absolument le théatre, celui-ci en fait le panégyrique.

M. Languet, Archevêque de Sens, disoit à M. la Chaussée, Poëte très-décent, dont on a trop méprisé les idées, lors de sa réception à l’Académie : Je puis donner, non aux spectacles, que je ne puis approuver, mais à des pieces aussi sages que les vôtres, une certaine mesure de louanges. Tous le peuple dramatique en fut choqué, & cria contre le Prélat. M. Besplas, plus accommodant, y trouve l’approbation du théatre. Il est, comme {p. 68}Sganarelle, battu & content. Le sacré & le profane, le sérieux & le comique, la chaire & le théatre doivent se liguer pour rendre le vice odieux. Que cette ligue est désirable ! On attendra long-temps que le théatre se ligue contre lui-même, & que les rêves se réalisent. C’est aux Grands que j’ai dû m’adresser, c’est à eux qu’il appartient de réformer le théatre. C’est à eux à tout faire. C’étoit en effet les Grands, les riches, qui donnoient gratis, & qui seuls étoient en état de donner des spectacles. Nous sommes roturiers ; les Comédiens les donnent, & on paye à la porte. Les Grands procuroient des spectacles honnêtes & décens. S’ils étoient tels à Athènes, à Rome, à Constantinople, à Antioche, à Alexandrie, à Carthagène, Tertullien, S. Cyprien, S. Chrysostome, Salvien, ont eu tort de crier contre. Peut-on tenir ce langage ? Qu’on lise Justelipse, Bullinger, & tous ceux qui en ont écrit ; peut-on voir plus d’infamie que dans les spectacles que les Grands donnoient au peuple ? Jamais la voix de la multitude ne s’élévera pour demander sa réforme. La voix des Grands s’élévera encore moins. Le théatre d’Athènes ayant retenti de cette maxime, le souverain bien est dans les richesses, il s’éleva un cri général d’indignation, l’Acteur fut chassé, la piece proscrite. Ce fut le peuple qui poussa ce cri ; les Grands d’Athènes ne dirent mot. S’élèvent-ils contre les maximes de l’opéra, dont le théatre retentir tous les jours ?

Voici contre le théatre. Je retrace avec douleur un autre mal que produit l’autorité des Grands, parce qu’il attaque les mœurs, en présentant le piège le plus dangereux, je veux dire la faveur qu’ils accordent aux talens du théatre. Ce n’est pas aux talens seuls, c’est au théatre même & à la corruption que la faveur est accordée ; le talent n’est que le prétexte. Est-ce au talent qu’on en {p. 69}veut quand on passe la nuit avec une Actrice ? Mais il est vrai qu’en le favorisant on encourage l’Auteur, l’Acteur, le Danseur. L’école destinée à corriger les vices est devenue l’écueil de l’innocence, de la sensibilité, des plus beaux talens. C’est là au contraire que brillent les talens auxquels la faveur est accordée. La sensibilité n’y est que trop entretenue, on y devient sensible à tous les plaisirs ; ce sont la sensibilité & les talens qui font faire naufrage à l’innocence. La profession de déclamateur a été honorée, consacrée par l’accueil des Grands. Un Comédien n’est pas déclamateur : Moliere, Racine, Baron, la Clairon, sont-ils des déclamateurs ? Les vices du peuple ont pénétré dans le sein des plus illustres familles. Ce sont plutôt les vices des Grands qui corrompent le peuple. Quelle différence entre l’innocence des campagnes, où les Grands ne vont pas, & le libertinage de la capitale, où ils règnent, singulierement le libertinage des domestiques qui les voient sans cesse ! Qui entretient les Actrices ? est-ce le peuple ?

Les hommes du rang le plus éminent oublient leur dignité premiere (quelle est la seconde ?). L’homme de théatre est admis dans les plus nobles sociétés ; ses vains talens lui tiennent lieu d’ayeux & de mérite ; recherché, comblé de largesses, il s’en énorgueillit. En voici des preuves. Molé fut dangereusement malade ; les gens de la premiere considération envoyoient chez lui tous les jours, le Roi lui fit deux gratifications de cinquante louis chacune, par la protection des Gentilshommes de la Chambre ; on lui envoya des vins exquis, des confitures les plus rares. Lorsqu’il reparut au théatre, les applaudissemens furent de la derniere vivacité. Il représenta une piece à son profit, par souscription, sur un théatre de société. Les billets étoient à un louis. L’assemblée fut de six cents {p. 70}personnes, Princes, Princesses du Sang, Seigneurs & Dames de la Cour, & tout ce qu’il y a de plus brillant. Elle lui valut quatorze mille livres. Que feroit-on de plus pour l’homme du plus grand mérite & le plus utile à l’Etat ? peut-on ne pas rougir de voir les plus grands noms mêlés avec le sien ? Jeliotte est fils d’un paysan de Bigorre. Il fut mis Enfant de chœur à Notre-Dame de Betharran, près de Pau. Il y apprit à lire & à chanter. Sa belle voix lui donna des espérances. Il alla à Toulouse, y fut applaudi, de là à Paris ; il a fait sa fortune à l’opéra. Il vient souvent dans son pays prendre les eaux, & voir sa famille à qui il fait du bien dans sa misere. Son voyage est une fête continuelle, ou plutôt un triomphe par-tout où il passe. On l’invite à l’avance : heureux celui chez qui il daigne s’arrêter. On va au-devant de lui dans des chars pompeux, logé, défrayé ; ce ne sont que repas superbes & brillantes assemblées pour l’entendre. Les Grands le conduisent en foule à la ville voisine, l’y remettent entre les mains des Grands. Ils se félicitent mutuellement de posséder un si grand homme. On remarque que les Evêques qui se trouvent sur son passage sont les plus empressés à le fêter, & à lui donner des soupers fins qui vont bien avant dans la nuit, où les Dames & la partie élégante du Clergé sont invités. Jeliotte y déploie sa belle voix, & y chante les plus belles scènes de l’opéra. Tout admire : Pendet arbore canentis. L’Evêque de N…… sachant son passage, qu’on avoit annoncé comme un événement, lui écrivit la lettre la plus pressante pour l’engager à lui faire l’honneur de venir passer quelque jour à sa maison de campagne. Le grand Jeliotte, benignê annuit ; le Prélat fit venir de sa Cathédrale & des villes voisines, des Musiciens & des instrumens, pour donner, sous la direction d’Orphée, {p. 71}une espece d’opéra aux Dames & aux Cavaliers des environs. Le château ne suffit pas, il fallut emprunter tous les lits du village pour les hôtes.

M. Besplas trouve la dignité premiere bien avilie. Les sentimens ont déchu de leur pureté, de leur élévation, de leur splendeur (splendeur de sentimens). Ce fils d’une tige illustre (une tige a des rejetons, un père a des fils), au lieu du cœur de ses ayeux, ne trouvera au-dedans de lui qu’un cœur qui ne peut pas même l’élever aux vertus d’un homme né dans la foule. C’est du précieux, mais du vrai, le théatre fait perdre les vertus roturieres, aussi bien que les vertus nobles. Un Grand, épris du théatre, est pour la vertu fort au-dessous du roturier. Le sang de tant de Héros qui devoit animer une postérité florissante & nombreuse, va se perdre dans les lieux de la corruption, & s’y engloutir pour jamais. C’est-à-dire en termes moins empoulés, que le théatre nuit cent fois plus à la population, que tous les Religieux & les Ecclésiastiques, & que la Commission pour leur réforme devoit commencer par supprimer le théatre. Vous diriez, ce beau fleuve qui borde une de nos plus riches provinces, qui va finir dans les sables de la Hollande, après avoir perdu son antique splendeur. Les rivieres, les ruisseaux, sans avoir la splendeur du Rhin, ne se perdent pas moins dans le pavé du parterre. Quel renversement de mœurs, quel scandale, quel coup mortel porté au bien public ! C’est du Prédicateur. Voici qui s’adoucit. Hommes illustres (c’est-à-dire Grands libertins), que vous sert d’admirer sur le théatre les fameux Héros de la Grèce & de Rome, si l’élévation de vos sentimens n’a aucun pouvoir sur vos ames (excepté ceux de l’amour, qui en ont beaucoup) ? Nous pensions que le même sang couloit dans leurs veines & dans les vôtres. Le trajet est un peu long des veines d’Alexandre, de Thémistocle, de Scipion, {p. 72}de César, dans les veines de nos Marquis : il a bien pu se mésallier dans la route. Nous espérions sur votre modèle les trouver encore plus grands. C’est du galimathias. Et rien ne retrace en vous cette noble image. Les voilà tout à la fois modèle & image, original & copie.

Comment les sublimes leçons de vertu arriveroient-elles pures dans les ames, tandis que l’organe qui les porte jusqu’à l’oreille est vicié ? L’organe qui porte à l’oreille est la voix ; la voix des Comédiens n’est pas viciée, elle est ordinairement belle : le vice de la voix n’altère pas la sublimité des leçons ; une voix casse peut en donner de très-sublimes. Le mot jusqu’aux oreilles est faux ; ce sont les vibrations de l’air qui vont jusqu’aux oreilles. Sont-elles viciées ? Tandis que le génie de nos Ecrivains sera forcé de ne faire le choix qu’entre les passions. Il faut bien choisir quelque passion pour la traiter & la combattre, & personne n’empêche un Auteur de prendre une action vertueuse pour le sujet de ses pieces. Qu’il sera asservi aux caprices d’un frivole personnage, d’une femme de théatre. Tandis qu’il existera des théatres, & des femmes sur le théatre, les François, & sur tout les Grands, seront asservis à leurs caprices. Femme qui prétend ne chercher que dans elle seule la règle du goût de la nation. Il est vrai que les femmes ont beaucoup d’influence sur le goût & la mode à la Cour & dans les belles compagnies. Une Actrice auroit grand tort sans doute de le prendre sur ce ton, & un Auteur d’avoir la foiblesse de s’y assujétir. Mais cet abus est rare, & aucune réforme n’empêchera qu’il ne se trouve une Actrice assez vaine pour avoir cette estime d’elle-même, & un Poëte assez rampant ou assez épris de ses charmes pour en faire sa Muse. Une Actrice peut & doit dire son sentiment quand on examine une piece nouvelle ; mais {p. 73}communément elle n’est occupée que de sa parure, de ses intrigues & de son plaisir. Ce sont bien plutôt les Grands, les petits-Maîtres, qui veulent tenir le sceptre de la littérature, & qui l’offrent à leurs Divinités.

Ces abus, ces maux peuvent être réparés par le zèle des Grands. Ils en sont donc la cause, du moins ils sont bien coupables, & bien dépravés de n’y avoir pas remédié depuis si long-temps, pouvant si aisément le faire. Il est plus facile (dit l’Evangile) de faire passer un chameau par le trou d’une aiguille, que de faire entrer un homme riche dans le ciel. Les Grands y pensent-ils ? Le livre du Bonheur public ne les réveillera pas de leur éternelle léthargie. Qu’ils n’applaudissent qu’aux talens décens & vertueux, & la scène sera purgée de tous les vices. Les voilà bien puissans, & par conséquent bien endurcis de ne l’avoir pas fait encore. Qu’ils le fassent donc vîte, que la scène soit enfin purgée de tous les vices. Qu’une conduite réguliere & même austére soit ordonnée à ceux qui prononcent sans cesse les noms d’honneur, d’héroïsme, d’honnêteté, de pudeur. La régularité, l’austérité des Actrices, des ordres tout-puissans qui s’opèrent subitement ; les Grands à ces traits sont vraiment des Dieux. Les ordres ne sont pas encore donnés. A quoi pensent les Grands de gouverner si mal le monde ? M. Besplas leur fait le procès. Que la vertu soit publiée par des bouches dignes d’en être l’organe. Si on ne veut que des gens vertueux sur le théatre, ce n’est pas la réforme, c’est l’abolition. La vertu y voudra-t-elle monter ? pourra-t-elle s’y soutenir ? Que les mœurs soient révérées, le vice puni, les Acteurs irréprochables. Qu’il est à souhaiter que l’âge d’or revienne, mais, hélas, au théatre plus qu’ailleurs ! Credo pudicitiam Saturno Rege moratam in terrés.

{p. 74}Enfin si le bien de l’ordre exige dés théatres, qu’ils soient parmi nous ce que les Censeurs étaient à Rome. Des Comédiens exerçant la censure ! Tertius à Cato cecedit Cato. La jolie censure de le Kain & de la Clairon ! elle sera mise dans les fastes de Cythère. Mais on ne s’y tient pas. Qu’un Censeur aussi rigide que recommandable veille sur cet objet d’administration. Il a raison ; ces Catons ont besoin d’un autre Caton qui veille sur eux. Vous n’ôteriez pas tout le mal. Il vient pourtant de dire qu’un mot des Grands purgera la scène de tous les vices. Les Auteurs consacreront leur talens à la gloire de la vertu ; l’amour ne sera plus sous leur pinceau. Ils ne seront donc plus François, ils ne chercheront pas à plaire aux Grands. Ce sont moins les Auteurs que les spectateurs qui veulent l’amour ; un grand nombre gémit de la nécessité de le mettre par-tout. Les loges le demandent plus que le parterre. Quel succès attendre, si on ne se conforme au goût des arbitres de la gloire ! Il seroit très-dangereux de l’offrir, sur-tout aux jeunes spectateurs. Combien de vieillards sont jeunes, sous la pourpre, comme sous la bure ? Alors le théatre deviendroit le spectacle de la nation, & seroit avoué d’elle. Il l’est en effet ; la nation n’en a point d’autre. Peut-on l’avouer davantage que d’y aller tous les jours y dépenser son bien, en prendre le goût, le langage, l’esprit, &c. ? Le nouveau théatre seroit bien moins couru, personne n’y iroit. La vertu la plus austère ne craindroit pas de le fréquenter. Cette vertu ne feroit pas foule, le Receveur n’en seroit guère content. Je doute même que la vertu la plus indulgente s’empresse beaucoup d’y monter. Elle y recevroit des leçons. La vertu la plus austère recevoir des leçons du théatre ! Connoît-on la valeur des termes, ou se joue-t-on du lecteur ? La réformation va faire de toutes les comédies autant de Conférences {p. 75}des Religieux de la Trape ; les jeunes gens vont y prendre l’habit ; les Grands vont se remplir de la morale de l’Abbé de Rancé. Quel prodige ! la Clairon donner des leçons à la vertu la plus austère ! les gens de bien sont crédules.

O vous respectable Laberius (Chevalier Romain), qui vous vîtes forcé par un ordre étranger de monter sur la scène (cet étranger étoit pourtant son Souverain), vous conçûtes tant d’horreur de vous-même, pour vous être trouvé mêlé avec des hommes si inférieurs à votre rang, que diriez-vous de la confusion qu’a jeté le théatre dans nos sociétés ? O nobles Romains, vous rejetâtes avec indignation cet infortuné, lorsqu’il vint prendre son rang parmi vous, que diriez-vous de notre siecle ? Toutes vos vertus sont publiées sur nos théatres, aucune n’est dans nos cœurs. Cette déclamation est puérile, & dans le ton, & dans l’objet. Malgré l’emphase, les exclamations, les apostrophes, les grands mots, l’aventure de Laberius est très-peu de chose. Les Chevaliers Romains ne sont pas nobles ; ni Laberius ni les nobles Romains n’auroient rien à dire. Les nobles ni les bourgeois ne montent pas plus sur le théatre à Paris qu’à Rome, & se déshonoreroient, s’ils y jouoient. Les Comédiens à Rome, comme à Paris, étoient fêtés dans les plus belles compagnies. Roscius étoit familier avec Cicéron, les Actrices n’y avoient pas moins d’amans : tout est bien égal. Laberius, homme très-ordinaire, étoit un célèbre Pantomime, rival de Publius Syrus, qui étoit esclave de naissance, & le plus fameux Acteur de son temps. Il est vrai que le Corps des Chevaliers n’auroit pas souffert qu’un des leurs parût sur le théatre public. Il se dédommageoit sur les théatres de société & dans les Atellanes. Il avoit acquis la brillante réputation d’excellent Pantomime. César, qui connoissoit ses talens & sa rivalité avec Syrus, {p. 76}le voyant au spectacle, voulut, pour se divertir, les voir jouer tous deux, & juger de leur mérite. Laberius, alors âgé de 60 ans, qui craignoit la supériorité de son rival & les reproches de ses confrères, se fit beaucoup prier : César le pressa tant, qu’il fut obligé de se rendre. Il joua, & ne réussit pas ; Syrus l’emporta sur lui. Il se plaignit beaucoup de la violence qu’on lui faisoit, & lança des traits piquans contre César. César dissimula, sentant bien qu’il s’étoit compromis, & tâcha de réparer tout, en lui donnant un anneau de Chevalier, comme pour le rehabiliter. Il monta ensuite au rang des Chevaliers, pour y prendre sa place. Ceux-ci, qui étoient fort serrés, & qui par méchanceté contre César, qu’ils n’aimoient pas, affectèrent de l’être encore plus, le refuserent sous ce prétexte. Ciceron lui dit poliment : Je vous ferois place, si j’étois moins serré. Laberius prit cette politesse pour une malice (peut-être c’en étoit une), & lui dit : Il n’est pas surprenant que vous soyiez serré, vous vous asseyez sur deux chaises, faisant allusion aux variations de Cicéron, qui étoit tantôt pour, tantôt contre César. Tout cela n’intéresse en rien les Grands & les Nobles, & n’est pas grand chose. Mais il en résulte qu’à Rome le théatre étoit si infame que les Grands & les petits se déshonoroient en y montant.

Voici qui intéresse la Noblesse. Nous avons dit, L. 6. C. qu’il s’étoit formé dans plusieurs villes du royaume des corps de Fermiers de la comédie, sous le nom d’Actionnaires, qui recevoient à leur profit les droits d’entrée, & étoient chargés d’entretenir à perpétuité le spectacle. Ces sociétés sont composées de tout ce qu’il y a de plus distingué dans la ville : la robe & l’épée s’en font également honneur. Elles ont leurs assemblées, leur Président, leur Conseil, &c. & {p. 77}bien loin de déroger en se faisant Fermier, & se mêlant d’un métier dont les Acteurs sont infames, il est décidé, puisque les Actionnaires sont nobles, que la qualité d’intéressé à la ferme du théatre est un titre de noblesse que Malthe, déjà déclarée pour la comédie, ne peut refuser. Les familles les plus distinguées s’empressent d’ajouter à leurs titres cette auguste qualité, & en conservant soigneusement le parchemin dans leurs archives, quelque Savant en l’art héraldique ajoutera à l’écusson des ornemens qui la caractérisent, comme une marotte, un masque, un violon. Ce sera même un titre pour les Comédiens ; qui osera méprises un métier que la Noblesse se charge & se fait honneur d’entretenir ? Il en réfléchira aussi quelque rayon sur l’état de Fermier ; il n’y aura plus de dérogeance, puisque la Noblesse est fermiere de la comédie. Ces actions sont des effets commerçables, comme ceux de la Compagnie des Indes. Ils sont comptés dans la composition du patrimoine, peuvent être hypothéqués comme des immeubles, saisis, mis à l’enchère, &c. On ajoute qu’à défaut des Acteurs ou Actrices, les Actionnaires, leurs femmes & enfans se sort chargés dans le bail de remplir les rôles. Ils s’exercent & s’y préparent sur des théatres de société. Ce sera un nouveau fleuron à leur couronne.

Les vœux de l’Abbé de Besplas sont accomplis, la Noblesse s’est chargée du théatre, & ce n’est pas seulement un air de protection, un regard d’approbation aux talens décens & vertueux, c’est un bon contrat qui les rend maîtres absolus ; ils choisissent, renvoient, punissent sévèrement les Acteurs & les Actrices, examinent, corrigent, rejettent les pieces, ont l’œil à tout, sur-tout à la recette. Quelle joie pour le bon Docteur de Sorbonne ! la réforme est certaine, & les fruits immenses : La scene est purgée de tous les {p. 78}vices, la vertu honorée, l’amour à jamais banni. On n’entretient aucune Actrice, elles sont d’une vertu austère. Dieu en soit béni. Demandez-en des nouvelles à toutes les villes qui ont le bonheur d’avoir des Actionnaires. Ils font rendre une exacte justice, & exercent leur juridiction avec une noble fierté, sans égard aux augustes qualités de Roi, de Prince, d’Empereur. Un Acteur ayant parlé sans respect à un Actionnaire : Si vous n’étiez un faquin, dit celui-ci, je vous ferois voir qui je suis. C’est parce que je vous connois, répondit l’autre, que je crois vous valoir : vous avez des richesses, j’ai des talens ; l’un vaut l’autre. Il mit aussi-tôt flamberge au vent, on appela la garde ; l’Acteur alla en prison, le lendemain il quitta la ville. Une Actrice distinguée ayant refusé de chanter à une piece annoncée, on lui fit passer le guichet : Hélas ! dit-elle d’un air qui attendrit tous les Juges, on m’accuse d’être capricieuse. Ne sait-on pas que je suis femme, jolie & Comédienne ? Voilà bien des raisons pour avoir des caprices. Elle fut bien vengée, il fallut rendre l’argent, ce qui vaut bien la prison. Deux Dames se disputant une loge, un Echevin, trop ou trop peu galant, prit parti pour l’une d’elles. Un Actionnaire qui favorisoit l’autre, tansa vivement le Magistrat par une lettre foudroyante, où il lui dit ingénieusement : Votre conduite ne vient que d’ignorance & de bassesse. Dans le fonds l’Echevin avoit tort de se mêler d’un objet si important ; il passe la sphère de la juridiction municipale. Un Actionnaire dont les soupirs avoient été mal reçus, manqua de respect pour une Actrice. Un de ses amans mieux écouté lui en fit une verte réprimande qui tenoit du sermon : Vous mériteriez bien d’être puêché à votre tour, répondit-il en riant, vous la respectez moins que moi. C’étoient deux Grands qui travailloient avec zèle à la réforme du théatre.

{p. 79}Les Actionnaires, moins partisans de Comus que de Venus, quoiqu’ils lui fassent très-souvent & très-dévotement des libations & des sacrifices, ont réformé bien des abus. On les voit tour-à-tour à la porte de la comédie veiller sur le Receveur, afin que personne n’entre sans payer, & que les fonds parviennent sans fraude. Ils ont mis les loges à un plus haut prix, l’huile a été substituée à la bougie, &c. Ces réformes sont peu respectées du public. Mais une autre réforme qui a révolté les Acteurs, quoiqu’elle soit d’une vertu austère, ce sont des repas en décoration. Il est des comédies où l’on mange, comme le Festin de Pierre, Soliman, &c. Les scènes des repas sont les mieux jouées & les plus naturelles. Ces Messieurs ont fait faire en carton fort bien peints des fruits, du gibier, des pâtés, &c. L’Acteur n’y peut mettre la dent ; il est, comme Tantale, mourant de faim devant une table bien servie, & peste contre les réformateurs & la réforme. Adieu la joie ; rien ne devroit être plus gai qu’un repas, mais rien de plus morne qu’un repas en peinture. Le spectateur qui le voit, rit de bon cœur, tandis que l’Acteur gronde. L’Actrice est dédommagée chez l’Actionnaire, qui la régale magnifiquement : l’Acteur y va quelquefois ramasser les bribes, mais il prend sa revanche sur les grâces de l’Actrice. Il faut bien qu’à son tour l’Actionnaire se contente des restes.

Cette pieuse & noble société a essuyé un petit orage. Le Commandant de la province s’est mis à sa tête, & lui a donné des patentes en son nom, sans consulter le Gouverneur, Prince du sang. Par une noble émulation une autre troupe d’Actionnaires, mais simples bourgeois, s’est formée à même temps, & pour s’étayer de l’autorité du Prince, lui a fait entendre qu’on avoit empiété sur ses droits. Le Prince a favorisé la société {p. 80}roturiere, & lui a donné les patentes. Dans ce conflict chaque parti a envoyé son Ambassadeur à la Cour. Un riche Marchand, député par le Corps des Commerçans, a proposé au gouvernement cette nouvelle branche de commerce, & a offert de fournir la marchandise à juste prix. Quelle plus belle marchandise en effet, & d’un débit plus sûr, que des Actrices & des Figurantes ! Il falloit à la Noblesse quelqu’un qui eût fait preuve de noblesse ; un Chevalier de Malthe se chargea de la députation, & alla plaider la cause de la réforme du théatre. Que ce plaidoyer fut édifiant ! quel Orateur qu’un saint Religieux qui déploie son éloquence pour obtenir le droit exclusif de fournir des Comédiens à une grande ville ! Que cette croix qu’il porte sur la poitrine donnoit un air pathétique à ses discours ! quelle glorieuse conquête, que la conquête d’un théatre ! elle vaut bien la prise d’un vaisseau Turc. Cette affaire d’Etat fut long-temps & très-sérieusement discutée. Quelle gloire pour les Comédiens ! eussent-ils jamais osé espéré de voir les Grands à leur tête ambitionner l’honneur de les entretenir ? Après avoir amusé la Cour, cette affaire capitale fut enfin terminée à la gloire de la Noblesse réformatrice du théatre. On a retiré les deux patentes ; & on en a donné de nouvelles au nom du Prince à la société noble. Il s’est réservé sept actions à distribuer à son gré, & la surintendance de l’administration des finances théatrales, qu’il feroit exercer par un Lieutenant roturier. Il lui a donné les sept actions en particulier, pour en disposer à son profit. Les Actionnaires prétendirent que le fonds de ses actions, montant huit mille quatre cents livres, devoit, comme celui des autres, entrer dans la caisse, pour fournir son contingent aux frais. On répondit que les graces des Princes ne s’achetoient pas, que c’est au {p. 81}Prince à disposer de ce qu’il s’est réservé, & que c’étoit au Prince, non à son Lieutenant, qu’il falloit le demander ; que l’honneur de l’avoir pour protecteur, & de décorer leurs patentes de son auguste nom, ne pouvoit être trop payé. La société fit assigner le Lieutenant au Sénéchal ; la cause y fut solemnellement plaidée : un monde infini se trouva à cette scene réjouissante. Le Sénéchal, peu accoutumé à prononcer sur les affaires des Princes, prit le parti de ne rien juger, & d’appointer à bailler par écrit. On en a senti le ridicule, on n’a plus poursuivi : Solventur risu tabula tu missus abibis. Mais la réforme s’avance & court à grands pas à la plus austère vertu.

CHAPITRE IV.
Suite des Masques. §

Quelque grande que soit la liberté qu’on se donne de se masquer, quelque grande que soit la tolérance des Magistrats, il est certain que les masques sont défendus par les loix du royaume & par celles de la plupart des peuples, & sur-tout par la loi de Dieu, qui les traite d’abominables. Bien des circonstances en augmentent ou diminuent la malice. En certains cas il est permis de le faire, pour sauver sa vie, pour servir l’Etat, comme un Religieux dans les pays infidèles se déguise pour instruire les peuples ou administrer les Sacremens sans être découvert, un garde pour découvrir & saisir un criminel ; mais à moins que la nécessité, le bien public, la droiture d’intention ne sauvent, il n’est pas permis de se masquer. Pontas, son abréviateur, & tous les Casuistes, décident unanimement, 1.° que de changer les habits d’un sexe à l’autre est un {p. 82}péché grief. 2.° C’est un péché, quoique moindre, de se masquer sans changer de sexe : un pere ne peut pas le permettre à ses enfans, & un maître à ses domestiques. 3.° C’est toujours un grand péché de faire & de vendre des masques ; il faut quitter ce métier, ou refuser l’absolution. C’en est un encore, quoique moins grand, de prêter des habits pour se masquer ; on se rend responsable de toutes les suites du déguisement, qui peuvent être très-considérables, & qui le sont ordinairement. Il n’est point de licence qu’on ne puisse se donner, & qu’on ne se donne impunément sous le masque, & le soin de se cacher annonce les vues criminelles qu’on se propose : Nolentes detegi se ipsos aperte produnt, nil boni acturos oriuntur ex illis larvis innumera scelera. Gregor. Tolos. L. 39. C. 11. Syntag.

L’ordonnance de François I, 1539, défend à toute sorte de personnes de recevoir & de loger des gens masqués & déguisés, d’aller masqué & déguisé dans les villes & campagnes, sous peine de confiscation de corps & de biens. L’ordonnance de Blois, art. 198, veut que l’on sonne le tocsin sur les personnes masquées, & qu’elles soient arrêtées sur le champ & punies. Long-temps auparavant un édit du 9 mars 1399 avoit défendu dans tout le royaume de courir en masque. Un autre abolit les masques dans la ville de Lyon, le 5 février 1761. Fontanon, Guenois, Rebuffe, le rapportent avec bien d’autres. En Angleterre les masques sont défendus sous peine de la vie. Polid. Virgil. de Inventor. L. 5. C. 2.

La jurisprudence des arrêts s’est conformée aux ordonnances, & a défendu de porter, vendre & débiter des masques. La Cour eut avertissement certain que telle marchandise, outre qu’elle ne peut apporter profit, est cause de plusieurs adultères, voleries, & autres maux. Arrêt du 25 avril {p. 83}1519, rapporté par Papon, L. 23. tit. 7. par Duluc, L. 6. tit. 17. art. 13. Arrêt du Parlement de Grenoble qui le défend, sous peine de prison, amende de cinq cents livres, & punition corporelle. Basset, tom. 2. L. 9. tit. 6. Autre du Parlement de Rouen, qui défend, sous grieves peines, de porter, vendre, acheter faux visages, faux nez, barbes feintes, & autres choses déguisantes. Bouchel. Bibliot. v. Masques. Le Parlement de Paris, le 16 janvier 1711, condamna aux galères un Soldat aux Gardes, pour avoir été trouvé l’épée au côté on habit travesti, conformément à la déclaration du 22 juillet 1692. Journ. des Aud. tom. 6. En conséquence de ces loix les femmes ne sont pas écoutées en justice lorsqu’elles se plaignent d’avoir été insultées étant déguisées en hommes ; elles n’ont pas été connues, elles se l’attiroient. Les Ecclésiastiques insultés tandis qu’ils étoient masqués, n’ont pas plus droit de se plaindre. Lucombe, Jurisp. crim. P. 3. C. 1. tit. 1. Tel fut le malheur du fameux Scarron. Ce Poëte burlesque étoit Chanoine du Mans. Un jour de carnaval il couroit la ville déguisé en Sauvage, couvert de plumes. Les enfans le poursuivirent à coups de pierre ; il se sauva en se jetant dans un lac à demi-glacé. Le froid le saisit si bien qu’il en devint perclus & vul-de-jatte le reste de sa vie. C’est dans cet état qu’il composa dix comédies, ou plutôt dix farces, pleines de bouffonneries, dont il est difficile de soutenir la lecture. Les Ecclésiastiques trouvés déguisés en habit laïque perdent leur privilège. Un Abbé ayant paru à l’audience en habit séculier, la Cour lui fit passer le guichet. Papon, L. 1. C. 5. n. 40.

Il n’est point de crime qu’on ne puisse commettre, & d’indécence qu’on ne puisse faire impunément sous le masque. Les voleurs, les assassins {p. 84}se déguisent pour faire sûrement leur coup. Messaline se déguisoit pour aller dans les lieux publics : Crinem abscondente galero. Clodius se déguisa en femme pour être admis dans les mystères de la bonne Déesse, & y séduire une Dame Romaine, ce qui fit à Rome le plus grand bruit. Dans les fêtes sacrilèges des Dieux du Paganisme, de Vénus, de Bacchus, de Mars, on se déguisoit, pour se livrer plus librement à toute sorte d’infamies. Macrob. Satur. 3. C. 13. Selon les Jurisconsultes, une femme qui court le bal la nuit avec des hommes, est présumée coupable. Si l’on se plaint d’elle en justice, ce sera une demi-preuve : Larva est indicium criminis : Quilibet nocte larvatus præsumitur reus. Ripa, de noctur. temp. C. 61. n. 20. C’étoit la grande folie des Saturnales (carnaval des Romains). Tout le monde y avoit le droit de se masquer, se permettoit tout sous le masque. Macrob, L. 1. C. 21. Turneb. advers. L. 24. C. 45. Telle étoit la folie de ces fêtes ridicules, introduites dans plusieurs Eglises par la plus condamnable profanation, que l’on appeloit les Fêtes des Foux, où les Ecclésiastiques, les Religieux, les Enfans de chœur se déguisoient de mille manieres. Le théatre ne fît-il qu’enseigner & entretenir le goût des masques, il seroit un mal.

Voici une autre mascarade dans le même goût. Voyag. d’Espag. Lett. 1. Nous vîmes dans la promenade publique de Madrid soixante Cardinaux montés sur des mules, avec leurs habits & leurs chapeaux rouges. Le Pape vint ensuite porté sur une machine entourée de tapis de grand prix, assis sous un dais dans un fauteuil, la thiare & les clefs de S. Pierre sur un carreau, & un bénitier plein d’eau de fleur d’orange, qu’il jetoit sur tout le monde & sur la cavalcade. Arrivés au bout del Pardo, les Cardinaux firent mille tours de souplesse {p. 85}pour réjouir Sa Sainteté ; ils jetoient leurs chapeaux en l’air, & se trouvoient assez juste dessous pour les recevoir sur leur tête ; ils se tenoient de bout sur leurs mules, & les faisoient courir. Un grand concours de peuple leur faisoit cortège. Le Nonce du Pape, qui se trouva à la promenade, ne savoit ce que c’étoit, & trouvois la plaisanterie fort mauvaise. Il envoya s’informer d’où venoit le sacré Collège. Il apprit que c’étoit la fête des Boulangers, & que tous les ans ils avoient accoutumé de faire cette belle cérémonie. Le Nonce avoit grande envie de la troubler par quelque salve de coups de bâton, & avoit déjà commandé à ses Estaffiers de commencer la noise. Nous intercédâmes pour ces pauvres gens, qui n’avoient d’autres intentions que de fêter leur Saint. Cependant quelqu’un, qui avoit entendu donner cet ordre, en avertit le Pape & les Cardinaux. Il n’en fallut pas davantage pour mettre le sacré Collège en déroute, chacun se sauva comme il put. On a vu à Montauban, dans le temps de l’établissement des Pénitens (qui n’a pas subsisté), une procession de masques en Pénitens. On vouloit les punir ; ils furent protégés, on fit semblant de ne pas le savoir.

On voit dans le digeste deux loix singulieres sur les habits de masque. Un homme a légué ses habits ; il se servoit quelquefois d’habits de femme. Ceux-ci sont-ils compris dans le legs ? Par exemple, si quelqu’une de nos petites-maîtresses qui s’habillent en homme, léguoit sa garde-robe à sa femme de chambre, les habits d’homme y seroient-ils compris ? Si un Acteur, une Actrice, léguoit ses habits, y comprendroit-on les habits de théatre ? (Je crois qu’on devroit les y comprendre, si le legs étoit fait à un autre Acteur à qui ils seroient utiles, son à d’autres). La loi répond que tout dépend de la volonté du testateur ; {p. 86}mais si cette intention n’est pas prouvée, ils n’y sont pas renfermés : Non videtur de veste muliebri sensisse, qua ille quasi virili utebatur. L. 33. de aur. & arg. Leg. Le Jurisconsulte rapporte l’exemple d’un Sénateur qui avoit la foiblesse de prendre des habits de femme quand il se mettoit à table : Senatorem muliebribus canatoriis uti solitum. Ce qui revient à nos robes de chambre, qui n’étoient alors d’usage que pour les femmes, mais dont les hommes se servent parmi nous. La loi 110 ff. 1. de verb. oblig. paroît opposée. Mais Godefroi remarque que les stipulations sont plus rigoureuses que les legs, qui sont libres ; que dans l’un on favorise le stipulant, & l’héritier dans l’autre ; que d’ailleurs la demande étoit, vestem suam quæcumque muliebris est, ce qui comprend tout. Hotoman. L. 3. observ. 13. La loi Vestit, ibid, de aur. & arg. distingue plusieurs sortes d’habits, selon les âges & les qualités, les vieillards, les enfans, les femmes, les esclaves, &c. & dit qu’il étoit honteux de prendre ceux d’un autre sexe : Quod nisi turpiter non potest fieri. Les Romains permettoient cependant aux Acteurs d’aller masqués par la ville, mais seulement une fois l’année, le 13 juin, à l’honneur de Cibèle. Herodien. L. 1. Ovide s’en moque, L. 6. Fast. Cur vagus in cedit tota tibicen in urbe, quid sibi personæ, quid toga longa volunt ?

Il y a pourtant une mascarade autorisée par les loix & reçue dans les Parlemens, c’est la Basoche. Nous en avons parlé, L. 2. C. 2. comme d’une troupe de Comédiens, ce qu’elle a été pendant plusieurs années, & qu’elle a cessé d’être depuis qu’on en a réprimé les excès. Elle ne fut d’abord & n’est encore que le corps des Clercs des Procureurs, qui a son Tribunal, pour juger les petites querelles entre Clercs, pour en débarrasser les Juges. Le Roi, par plaisanterie, l’appela {p. 87}Royaume, ses Officiers Roi, Chancelier, &c. Ils ont toujours eu le droit d’aller couper deux arbres dans la forêt du Roi, pour planter le mai dans la cour du Palais. Quelques Clercs avec des Bucherons alloient couper des arbres que le Maître des Eaux & Forêts leur indiquoit. Jamais on ne s’étoit avisé d’en occuper le public par la voie des Journaux ou des Gazettes. En 1768 le Clerc chargé de cette brillante opération, qui pense en grand, prononça une belle harangue devant les Officiers de la Maîtrise, & afin que toute l’Europe en fut instruite par le Dieu aux Talonieres & au Caducée, il l’a fait insérer dans le Mercure de mars, précédée d’un récit fort glorieux aux anciens Clercs, chez qui on n’iroit pas chercher des exploits militaires. En 1548, Henri II levant des troupes, le Roi de la Basoche, à la tête de six mille Clercs, alla lui offrir ses services. Ils furent acceptés. Ces soldats, qui n’avoient manié que la plume, tout-à-coup aguerris & exercés, firent merveilles. Le Roi en fut si content, qu’il leur demanda quelle récompense ils désiroient. Ils répondirent que les Procureurs avoient des sentimens trop nobles pour vouloir de salaire ; que l’honneur de servir le Roi étoit une assez belle récompense, qu’ils étoient toujours prêts à donner leur vie pour son service. Le Roi qui ne voulut pas être en reste, leur fit un présent dont le Harangueur fait une pompeuse mention, devinez-le, deux arbres dans ses forêts pour planter le mai. Servir le Prince & la patrie, dit-il, par des exploits glorieux, rendre sa mémoire à jamais illustre, laisser à la postérité l’empreinte de ses belles actions, que je me retrace avec joie cette belle époque ! qu’il est flatteur pour notre corps d’avoir produit des citoyens utiles à la patrie ! Ils vouloient tranquillement reprendre l’étude des loix, mais l’œil vigilant d’Henri sut bien distinguer des citoyens si {p. 88}précieux à l’Etat. Quel trait de lumiere passe jusqu’au fond de mon cœur ! que mon ame est émue au récit de vos grandes actions ! Vous fûtes grands, mais votre Maître le fut bien davantage. Il voulut vous rendre chers à la postérité, il daigna prendre soin lui-même de votre triomphe, & vous triomphâtes (on vous donna deux arbres). Ex illo celebratus honos chorus cacique minores servavere diem. Virg. 8. Æneid. Histoire de Cacus tué par Hercule. Ce Cacus n’étoit-il pas le monstre de la chicane ? Un Clerc, de Procureur est l’Hercule chargé de le tuer. Flattés d’une douce espérance, environnés du sexe charmant qui fait le bonheur de la vie, nous requérons, &c. Il y avoit des femmes à cette cérémonie ; il en faut par-tout, & les Clercs des Procureurs sont trop polis pour les chasser. Ce petit conte, qui feroit deux ou trois jolies scènes sur le théatre de la Foire, est pris du Dictionn. Prat. de Ferriere, v. Basoche. Est-il vrai-semblable ? quatre ou cinq cents Clercs fourniroient-ils six mille hommes de troupes réglées ? & quelles troupes ! aussi quelle récompense, deux arbres, qui ne sont pas des lauriers pour couronner leur tête, mais le premier venu pour planter le mai ! Aussi ces braves guerriers ont si bien mis l’épée dans le fourreau, que depuis deux siecles ils n’ont plus dégainé. Mais cette belle récompense est d’une plus haute antiquité, c’est du temps de Philippe le Bel, qui les institua, que datent leurs honneurs & leurs titres. Ce Prince, que ce travestissement bizarre divertissoit, leur donna, non des titres militaires, mais les noms de Chancelier, Avocat, Procureur Général, &c. Rien n’est plus risible que l’emphase de cette harangue, à moins que l’Orateur n’ait voulu lui-même plaisanter. C’est une partie de la mascarade, & un reste du goût de l’ancien théatre de la Basoche.

{p. 89}Le Droit canonique n’est pas plus favorable aux déguisemens. Il en est parlé en plusieurs endroits, principalement à l’égard des Ecclésiastiques qui se masquent, qui se trouvent dans des parties de masques, ou les souffrent, s’ils peuvent les empêcher. Le Chap. transmissum de Elect. les punit sévèrement, ne fussent-ils que travestis en laïques : Qui Clericali habitu post posita vestes induunt laicales. Car si tous les canons & les ordonnances défendent aux laïques de se déguiser en Ecclésiastiques, en Religieux, de paroître sous ces habits au bal, au théatre, il est bien plus défendu à ceux-ci de s’habiller en laïques. Eh ! que seroit-ce, si au changement d’habit ils ajoutoient l’indécence & le ridicule des mascarades ? Respectez votre habit & votre état, imposez par votre modestie, édifiez par vos exemples ; le déguisement, fruit ordinaire du libertinage, n’est bon qu’à enhardir le vice, multiplier les scandales, donner carriere à la légèreté, & autoriser le mépris du caractère avec celui de la personne qui le déshonore. Le Chap. Cum decorem de vit. & honest. Cler. appelle les masques une chose monstrueuse, monstra larvarum. Le Chap. Nullus dist. 44 pris du concile de Gangres les nomme les œuvres du démon : Larvas dæmonum quia hoc diabolicum & sacris canonibus prohibitum, & le canon si qua mulier dist. 30. frappe d’anathème les femmes qui se déguisent en hommes, persuadés qu’ils ne sont qu’à mauvaise fin. Si qua mulier suo proposito utile judicet uti veste virili & propter hoc virilem habitum imitatur anathematis. Denis-le-Petit, Yves-de-Chartres, Burchard de Vormes, qui rapportent ce Canon, ajoutent que les femmes ne prennent l’habit d’homme que parce qu’étant plus dégagé & moins embarrassant, elles peuvent plus facilement se livrer au crime. On voit bien que le changement de la soutane en {p. 90}habit court offre les mêmes commodités : Quia in scissà veste magis habilis est & parata quam in clausà ad meretricandum.

Une autre genre de masque réprouvé & qualifié tel par les Canons, est celui des Ecclésiastiques qui portent un habit mondain. M. Bourdoise dans ses Sentences Cléricales, en a fait un long chapitre sous le nom de Prêtres déguisés. L’habit Ecclésiastique est déterminé par des Canons & l’usage de tous les temps. C’est un habit long de couleur noire, d’une étoffe simple & modeste, des cheveux courts sans frisure & sans poudre avec une couronne, un petit collet dont la figure a varié, & pour les voyages un habit un peu moins long, de la même couleur & simplicité. Ce qu’on y change ou ajoute de richesse, d’élégance, de couleur, de figure, dorure, frisure, &c. tout cela est contraire aux loix de l’Eglise. Qu’on n’oppose pas l’exemple & l’usage du monde, il n’y a point de mode pour le Clergé, il fait un corps à part ; il a un uniforme réglé, c’est sa mode invariable. Il lui est même défendu de se conformer au monde, d’en prendre l’esprit, d’en suivre les usages, d’entretenir avec lui de commerce. On a beau rire de cette morale, & s’en écarter dans la pratique, c’est la vérité, c’est la règle, c’est l’état. Il n’est pas plus permis à l’Ecclésiastique de quitter la soutane qu’au Militaire de changer son uniforme, au Religieux son habit : l’élégance de sa toilette est une vraie mascarade. Voici quelques traits de cet homme singulier, d’une sainteté éminente. Les Prêtres qui se mettent en habit de cour & chevelure, sont comme dégradés, ils se dégradent eux-mêmes. Quand on les traiteroit indignement, ils n’auroient point droit de se plaindre. Ils exécutent sur eux-mêmes leur condamnation : Clercs désordonnés, gens de bonne chère, courtisans, baladins, joueurs, chasseurs, enfin de tout autre métier que {p. 91}du leur, dont ils ne se servent que pour attraper de gras bénéfices, pour défrayer leurs divertissemens ; car pour le service de Dieu & l’édification du prochain, ces termes leur sont inconnus, ces choses ne sont pas à leur usage. C’est les quereller de parler de résidence, visiter les pauvres, consoler les malades. Ils ont un cinquieme Evangile pour eux, qui les dispense de faire aucun bien. Ces Messieurs disent par-tout qu’ils peuvent se coëffer & s’habiller selon la bienséance du siecle, qu’étant engagés à hanter le beau monde, on les prendroit pour des dévots. A ces puissantes raisons il n’y a point de replique : car s’ils n’y veulent pas vivre comme ils doivent, il ne faut pas qu’ils paroissent autres qu’ils ne sont. Dans un aveuglement si horrible, il faut instruire ces honnêtes gens par des feuilles volantes ; ce leur seroit une trop pénible corvée de lire l’Ecriture, les Conciles, les Pères. Ils sauront donc, s’il leur plaît, qu’il y a de compte fait soixante-dix Conciles qui règlent ces choses, plusieurs sous peine d’excommunication, de privation de bénéfices, & les croient d’institution apostolique. Il est des fautes légères qu’on excuse bonnement aux gens du monde. Il en est tout autrement des gens d’Eglise, dont les obligations sont plus serrées, tant pour leurs propres mœurs, que pour l’édification qu’ils doivent. Ceux qui s’en dispensent sont des effrontés de faire peu de cas d’un habillement que les saints Pères appellent sacré, qui par la figure, la qualité, la couleur de l’étoffe, représente le mépris du monde, la pauvreté, la simplicité, la modestie, la pénitence, la mortification : qualités nécessaires aux gens de cette excellente vocation, auxquelles renoncent hardiment ceux qui n’en veulent pas avoir les apparences. Leur foiblesse se connoît quand ils se trouvent, ainsi travestis, avec de bons Ecclésiastiques ; ils manquent de contenance, tous leurs gestes sont contraints. C’est une apostasie de ne pas porter la soutane & la tonsure, {p. 92}comme à un Religieux de ne pas porter l’habit de son ordre. Ces Chevaliers Clercs, qui se plaignent que la longueur de l’habit les embarrasse, sont plus délicats que les femmes, qui portent toujours des robes longues, & même à longue queue, &c. Il y a cent autres traits de ce caractère. Mais c’en est assez pour connoître ce saint Prêtre, qui dans son style familier disoit de très-bonnes vérités.

La loi de Dieu est expresse & terrible : Que la femme ne prenne point un habit d’homme, ni l’homme un habit de femme, car celui qui le fait est abominable devant Dieu. On ne peut regarder comme purement cérémoniaire, & sujette au changement, une loi conçue en ces termes ; on ne parle pas autrement des plus grands crimes. Ce ne sont que les péchés graves contre la religion, les mœurs, &c. qui rendent abominable : Non induatur mulier veste virili, nec vir veste fœminea ; abominabilis enim est coram Deo qui facit hæc. Deut. 22. 5. Et quoique sans doute bien des circonstances puissent l’augmenter ou le diminuer, Navar. Enchirid. C. 23. & tous les bons Casuistes, traitent en général ce péché de mortel. Le Prophète Sophonie, C. 1. menace de la colère de Dieu ceux qui prennent l’habit des nations étrangères, déguisement qui semble indifférent : Visitabo super eos qui induuntur veste peregrina. On voit dans l’Ecriture plusieurs déguisemens qui, quoique légers & momentanés, sont réprouvés & ont une mauvaise fin, celui de Saül pour consulter la Pythonisse, celui de la femme de Jéroboam pour consulter le Prophète Ahias. Pourquoi, vous déguisez-vous, dit le Prophète ? votre fils mourra : Cur aliam te esse simulas ? Ah ! vous êtes Saül, s’écria la Pythonisse ; pourquoi me trompiez vous ? Saül tombe à la renverse, l’ombre de Samuel lui annonce sa mort prochaine : Quare imposuisti mihi ?

{p. 93}L’ordre de la providence fut toujours de distinguer les espèces, les sexes & les individus par des traits qui les rendissent reconnoissables. C’est aller contre sa volonté, de les confondre par des déguisemens. De ces hommes innombrables qui peuplent la terre, il n’y en a pas deux qui se ressemblent ; les traits, la physionomie, le coup d’œil, la couleur, la taille, la démarche, le geste, la voix, les talens, les goûts, les passions, les vices, les vertus, le caractère, &c. sont différens. Il en est de même dans les animaux, non-seulement dans les genres d’oiseaux, de poissons, de quadrupedes, de papillons, de reptiles, d’insectes, & dans leurs diverses espèces, mais dans chaque individu ; dans le plus nombreux troupeau le berger distingue son mouton, dans la plus nombreuse meute le piqueur appelle son chien, dans la plus nombreuse armée le soldat reconnoît son cheval. Les êtres insensibles suivens la même loi ; il n’y a pas deux plantes dans une campagne, deux fleurs dans une prairie, deux fruits dans un jardin, deux feuilles dans les arbres d’une forêt, qui soient parfaitement semblables, quoique chacun dans son espèce soit composé des mêmes parties, arrangées dans le même ordre & pour les mêmes usages. S. Ambroise, dans son Epître à Irenée, s’égaie à faire avec son éloquence & son amenité ordinaire une infinité de peintures riantes de la force du lion, de la douceur de l’agneau, du chant du coq, de la queue du paon, des aîles du papillon. Cette variété inépuisable est une démonstration de la sagesse, de la puissance infinie de l’Etre suprême, qui seul a pu multiplier & diversifier ainsi ses ouvrages.

Dieu réprouve la confusion des sexes, des personnes, par des déguisemens, sur-tout dans l’homme, qu’il a fait à son image. Pourquoi contredire {p. 94}l’œuvre de Dieu, en se montrant autre qu’il n’est ? Vos masques peuvent-ils lui plaire, disoit Tertullien, aux Comédiens ? Opus personatum, quæro quid Deo placeat. Il défend toute sorte de déguisemens, à plus forte raison celui qui défigure son image : Quantò magis imaginis suæ. Pourquoi ne voulez-vous pas paroître ce que vous êtes, ajoute S. Ambroise ? Cur videri non vis esse quod natus es ? car mentitis fœminam vel fœmina virum ? Tout mensonge est défendu de Dieu, celui de l’habit, des gestes, des actions, comme celui des paroles : Mendacium in verbo turpe, & idem in habitu. C’est tromper la foi publique, c’est démentir la nature, c’est une espèce de sacrilège abominable : Mendacium fidei, mendacium naturæ, sacrilegium abominabile. Les Payens ont tenu le même langage ; la raison le leur dictoit : Contra naturam vivunt qui commutant cum fœminis vestem. Senec. Epist. 123. Et Diogène Laërce, Vie de Platon, dit que c’est une chose aussi honteuse à l’homme de s’habiller en femme que d’aller nud dans les rues : Nudum in foro ambulans, aut uti veste muliebri. Il raconte que dans une partie de débauche Denys le tyran ayant voulu faire masquer les convives, pour danser (ce que nous appelons bal masqué) Platon le refusa absolument, au risque de la colère du Prince, ne voulant pas, dit-il, pour lui plaire, se dégrader à cet excès. S. Augustin ne lui est pas plus favorable. C’est une infamie, dit-il ; est-on homme ou femme après avoir fait ces ridicules changement ? Infames habentur ; nescio utrùm falsas mulieres vel falsos viros vocem. Soliloq. L. 2. C. 16. La plus grande raison du bien public, c’est d’écarter les dangers innombrables & l’extrême facilité de commettre toute sorte de crimes, sur-tout d’impureté, qu’occasionne, ou plutôt qu’assure par les méprises, les erreurs, le secret, la licence, {p. 95}l’impunité, les attraits confondus des deux sexes, un état où l’on n’est connu de personne, dit S. Ambroise : Ibi enim non servatur castimonia ubi non tenetur sexûs distinctio. Cette mode infame nous vient du libertinage des Grecs, Græco more influxit. Quel ridicule que l’homme s’habille en femme, qu’il se frise, se poudre comme elles, ait sa toilette, ses broderies, ses ornemens ! Crispans comam sicut fœmina infibulantur, &c. Qu’ils fassent donc les fonctions des femmes : Muliebria faciant, parturiant, &c. A peine le pardonneroit-on à des barbares qui suivent les modes de leur pays. La nature doit l’emporter sur la mode : Major est natura quàm patria. C’est encore un trait de luxure d’avoir des domestiques si élégans : Ad luxuriam derivandam qui calamistratos habent in ministeriis, &c. Pour ôter l’occasion du crime, dit Guillaume de Paris, de Legib. temp. C. 13. L’homme habillé en femme a un plus facile accès auprès des femmes, & la femme habillée en homme auprès des hommes. C’est même une occasion d’une infinité de mauvaise pensées que l’habit d’un sexe différent dont on est couvert, qui semble peindre le crime & l’offrir : Refricat memoriam, commovet imaginationem. Les masques causent la plus grande licence, dit Verdier du Privat, Diver. Leçons, L. 2. C. 19. Comme si tout étoit permis, si le vice n’étoit plus un péché quand la face est couverte. Le masque ne rougit point, les yeux du masque ne parlent point, aucune passion ne se montre comme sur le visage, on va par-tout tête baissée sans honte & sans risque.

Plusieurs autres raisons pouvoient concourir à faire cette défense. Dans tous les temps l’idolâtrie en a fait un grand usage dans ses cérémonies. Les fêtes de Cibèle, de Saturne, de Bacchus, de Mars, de Vénus, &c. se célébroient en masque. Pour offrir des sacrifices à Vénus, les {p. 96}hommes s’habilloient en femmes, pour en offrir à Mars, les femmes s’habilloient en hommes. Ils se présentoient ainsi devant les planètes de Vénus & de Mars. C’étoit l’habit de cérémonie de leurs Prêtres & Prêtresses. Les statues de ces Divinités étoient ainsi déguisées. Mars étoit habillé en femme, Vénus en homme. Leur théologie alloit plus loin encore. Comme la Divinité n’a point de sexe, les premiers idolâtres, embarrassés sur le choix, n’en donnèrent d’abord aucun à leurs Dieux, & puis les leur donnèrent tous les deux, pour mieux marquer la fécondité de leur puissance. Ils les firent hermaphrodites, & enfin les multipliant à l’infini, ils en firent des deux sexes : Eadem Venus mal æstimabatur & fœmina. Macrob. Saturn. L. 3. C. 8. Pour les représenter, leurs Prêtres jouoient ce double rôle d’homme & de femme par leurs déguisemens. Il y a encore des opéra où ce costume indécent a été observé dans les fêtes des Dieux, & ce déguisement est familier sur le théatre. C’est pour éloigner le peuple d’Israël de toutes ces horreurs, que Dieu lui avoit défendu les déguisemens. Cette raison n’est pas tout-à-fait vraie, l’idolâtrie Grecque & Romaine sont postérieures à Moyse. M. Huet, dans sa Démonstration Evangélique, prétend qu’elle n’est qu’une imitation défigurée de la religion des Juifs. Il faut donc remonter plus haut, & supposer, ce qui est très-vrai, que l’ancienne idolâtrie Egyptienne, Phénicienne, Syrienne, &c. Baal, Moloc, Dagon, Artaste, contemporains de Moyse, étoit aussi un monstrueux assemblage de mascarades, que les Grecs & les Romains ont imité. Ainsi les précautions que Dieu prit pour en préserver son peuple sont très-sages. On peut voir Seldenus, qui traite savamment cette matiere, & les Auteurs qu’il cite, de Legib. Hœbræor. L. 2. C. 17.

{p. 97}Guillaume de Paris, de Legib. sur le passage du Deuteronome, ajoute une raison qui quoique moins certaine peut avoir quelque chose de vrai. Les Payens, par une superstition ridicule, attachoient une sorte de charme, de talisman, aux habits d’un différent sexe qui avoient servi au culte des Dieux, quand on les portoit après les avoir fait porter à son amant ou à sa maîtresse. Les Payens étoient très-capables d’imaginer ces folies, & les Juifs de les imiter. Il étoit donc très-à-propos, pour les en préserver, de défendre absolument les déguisemens. Cet Auteur prétend encore qu’on se déguise au Sabbath, pour se livrer plus facilement à tous les désordres (ce que je ne garantis pas). Mais il est vrai, comme il le remarque, que quand on faisoit les cérémonies magiques les Magiciens & Magiciennes déguisoient très-souvent leur sexe, comme on le peut voir dans l’Ane d’Or d’Apulée, L. 1. L. 6. L. C’est delà qu’est venu le mot larva, masca, talamasca, ainsi que les appelle le Canon Nullus déjà cité, larvas damonum quas talamasca vocant. Le véritable mot Latin pour exprimer le masque de théatre, c’est persona, personatus, qui marque le visage qu’on prend pour jouer un rôle, & tendre la personne, le personnage qu’on joue. Le théatre a fait de l’art du déguisement une partie considérable de l’art dramatique, pour bien suivre le costume, qui caractérise la nation, le temps, le lieu, & s’approprier son habit. Le mot de larva qu’on emploie assez communément, signifie plus précisément les spectres, les manes errans, les revenans, les diables qui se montrent, &c. ce qu’on applique aux sorciers, aux sorcieres, sagam, lamiam, larvata, strigam, selon le Glossaire de Ducange sur ces mots masca, talamasca. Ces termes de mépris expriment quelque chose de hideux qui fait peut, comme les spectres, les vieilles {p. 98}sorcieres, ce qui est encore en usage dans le Gascon, uno masco ; c’est une injure, c’est-à-dire quelque chose d’horrible, qui fait peur, comme sont tous ces visages de carton qu’on emploie pour se masquer. Voyez les Origines de Menage, v. Masque, & tous les étymologistes. Quelques-uns ont tiré le mot de talisman de talamasca, mais sans preuve.

Pour moi, je pense que le vrai charme, le vrai talisman du déguisement de sexe, que le libertinage a travesti en culte & en superstition, c’est que les habits d’un différent sexe, quand on les manie, quand on les porte dans des dispositions criminelles, influent même physiquement dans l’impureté, excitent des sensations, des idées, des désirs, des mouvemens de lubricité dans ceux qui s’en couvrent, ou qui les voient, comme si la personne à qui ils appartiennent, étoit présente ; le feu impur qui s’allume naturellement, & que le goût, les discours, les gestes, l’imitation du sexe souffle, attise, sont le vrai charme. Ne sont-ce pas les personnes les plus impudiques qui aiment le plus les travestissemens, parce qu’ils y trouvent l’aliment de la concupiscence dans l’image de l’objet qu’ils aiment ? Les Dames Romaines, amoureuses de quelque Acteur, alloient dans sa loge baiser ses habits & s’en couvrir. L’expérience de ces honteux rafinemens avoit engagé les Payens, pour les autoriser, d’introduire les déguisemens dans les cérémonies religieuses de ces Dieux impurs dont tous les mystères, toute la religion n’étoit que l’impudicité consacrée. La sagesse, la sainteté de Dieu a voulu éloigner de son peuple une occasion si pernicieuse de superstition & de débauche. Quelques Auteurs ont ajouté, ce qui n’est pas sans vrai-semblance, que le mélange & la confusion des sexes dans la même personne étoit une invitation au crime abominable, {p. 99}si commun parmi les Payens, qui fit tomber le feu du ciel sur la ville de Sodome, comme si le sexe étoit prêt à tout & propre à tout, comme on disoit de César livré à toute sorte de débauche, à Bythinie & à Rome, C’est le mari de toutes les femmes, & la femme de tous les maris. Jetons un voile sur ces horreurs.

On donne à ce passage célèbre plusieurs explications savantes. Les Rabins prétendent que les habits d’homme interdits à la femme, ne sont que les armes, l’épée, le casque, le bouclier, &c. & le métier de la guerre. La défense de s’habiller en homme n’est que la défense d’être des amazones. Sans doute les exercices militaires ne leur conviennent point ; elles ne pourroient que déranger, amollir, intimider les armées, comme Cléopatre fit perdre à Antoine la bataille d’Actium. Leur pudeur seroit bien exposée au milieu des soldats, & la discipline bien peu écoutée avec des femmes. Les armées bien disciplinées n’en souffrent pas, & les Officiers qui ont la foiblesse d’en vouloir, les déguisent en hommes. Le mot Hébreu peut signifier des armes, & des habits : mais c’est trop borner la loi, & en faire une loi inutile. Il n’a jamais fallu interdire la guerre aux femmes ; elles ne peuvent en soutenir les travaux, en courir les risques : une femme guerriere est un phénomène. L’Abbé Rupert, & quelques autres, prennent cette loi dans un sens moral. Ne pas porter les habits d’homme, c’est pour la femme ne pas faire la maîtresse dans la maison, être soumise à son mari, & se borner au détail du ménage, à la quenouille & au fuseau, selon l’éloge que fait le Sage de la femme forte, ce qui est devenu une expression proverbiale. Pour l’homme, être mou, efféminé, livré au plaisir, au luxe, à l’élégance de la toilette, à la délicatesse du sexe, c’est devenir femme, c’est {p. 100}une vraie mascarade. Pour s’en moquer & les punir, on a quelquefois condamné à courir les rues, habillé en femme ; des Généraux d’armée ont fait distribuer des quenouilles à leurs soldats, pour leur reprocher leur lâcheté. Julius Firmitus, de profan. Religion. errorib. p. 6. dit des Prêtres efféminés de Vénus ; ils dégradent leur sexe par les ornemens des femmes, la délicatesse des habits, la frisure des cheveux : Effeminant vultum, sexum virilem ornatu muliebri dedecorant ; muliebriter exornant nutrites crines, delicatis amicti vestibus, vix caput lassà service sustentant. Je ne crois pourtant pas qu’une loi expresse y fût nécessaire ; le ridicule de la décoration, l’impossibilité de la soutenir long-temps, les qualités, les inclinations, les goûts différens que la providence a sagement départi à chaque sexe, qui l’enchaînent naturellement à ses devoirs, sont un préservatif suffisant contre ces excursions condamnables.

Mais voilà bien du sérieux. Egayons la matiere par quelques aventures de masque. Madame des Noyers nous les fournira, Lett. 21. Un jour que la Duchesse de Bourgogne devoit aller au bal, elle envoya dès le matin un carrosse à six chevaux à la Maison Professe chercher le P. le Comte, son Confesseur. Le Jésuite, surpris, lui demanda en arrivant par quelle raison elle vouloit se confesser dans un temps destiné à toute autre chose. La Princesse lui répondit : Non, mon Père, ce n’est pas pour me confesser que je vous ai mandé, mais afin que vous me dessiniez promptement un habit à la Chinoise ; vous avez été à la Chine, & je voudrois me masquer ce soir à la maniere de ce pays. Cet emploi étoit peu fait pour un Confesseur. Ce grave Missionnaire s’en défendit, & dit que les Chinoises étant fort retirées, il n’en avoit guère vu. Les Princes ne connoissent rien de difficile, il fallut obéir, & tracer la figure. On le {p. 101}renvoya, & on travailla à la mascarade.

Un Magistrat courut le bal habillé en diable. En se retirant il manqua sa maison, & frappa rudement à une porte. Il faisoit grand froid. Une grosse servante vint lui ouvrir à demi-endormie ; mais dès qu’elle le vit, elle referma la porte au plus vîte, & s’enfuit criant de toute sa force, Jesus, Maria. Il continua inutilement de frapper, & fut obligé d’aller chercher gîte ailleurs. En marchant le long de la rue, il apperçut de la lumiere dans une maison dont la porte n’étoit pas fermée. Il vit en entrant un cercueil avec des cierges tout au tour, & un Religieux qui s’étoit endormi en disant son Breviaire auprès du feu, & s’endormit aussi. Cependant le Moine s’éveilla, & voyant cet homme, il crut que c’étoit le diable qui étoit venu prendre le mort. Il fit des cris si horribles, que le Magistrat s’éveilla en sursaut, & s’enfuit tout épouvanté, croyant avoir le mort à ses trousses. Etant revenu de sa frayeur, il comprit que son habillement avoit causé tous ces embarras. Il s’en fut à la fripperie changer d’habit, & sut le lendemain que la servante étoit bien malade à cause d’une visite que le diable lui avoit rendue, & qu’on disoit dans le quartier que le diable avoit emporté M. N… ce que le Confesseur attestoit ; & ce qui y donnoit plus de créance, c’est que le pauvre défunt étoit Maltotier, profession fort suspecte pour l’autre vie.

Finissons par un trait singulier de la grossiere simplicité de nos pères, qui malgré son ridicule peut être de quelque utilité. Dans le vieux Recueil d’Arrêts d’amour, livre burlesque du seizieme siecle, fort inutilement orné d’un commentaire latin d’un savant Jurisconsulte, où l’érudition de toute espèce est prodiguée à pure perte, on trouve l’Arrêt 42. qui traite burlesquement la {p. 102}matiere de masquerie, suivie d’unu ordonnance comique. On introduit devant la Cour d’Amour le Syndic des Maris, qui porte juridiquement sa plainte contre les Masques, qui abusent de leur déguisement pour séduire les femmes ; & de l’autre part le Syndic des Masques, qui les défend, non pas en niant les faits, l’abus de masquerie est notoire, mais en faisant valoir les privilèges des Masques, à qui tout est permis. La Cour, après mûre délibération, prononce gravement son arrêt, met les parties hors de cour & de procès, confirme les privilèges de masquerie, & pour le faire plus authentiquement, renouvelle une ancienne ordonnance, qu’elle fait publier au son des tabourins, flutes, hautbois, violons, & autres instrumens de noces, par le Roi des Ménnétriers, ou autre premier Trompette d’amours sur ce requis, en tous festins, banquets & assemblées de Damoiselles qui se feront, & enjoint aux Maris de la garder. Cette bouffonnerie me paroît avoir un sens caché. Je pense qu’on a voulu faire vivement sentir les dangers & les désordres de la liberté des masques, par le portrait naïf qu’on en fait. Quoi qu’il en soit, on peut en tirer ce fruit, & c’est dans ces vues que je vais donner un extrait de ces pieces ridicules, dans le goût des siecles passés. J’en conserverai les expressions, pour le mieux mettre sous les yeux.

Arrêt de la Cour d’Amours. §

Pardevant le Conservateur des privilèges d’amours octroyés aux Masques s’est meu procès, entre le Syndic de la Communauté & Collège des Maris ombrageux, demandeurs, d’une part, & les amoureux fréquentant les masques, défendeurs, d’autre. Disent les demandeurs que combien que de droit commun les Maris soient en bonne, pleine & paisible possession de leurs femmes, {p. 103}& puissent se départir des compagnies à l’heure que bon leur semble, & fermer leur porte quand l’ombrage & la fantaisie les prend, & disposer de leurs femmes, comme chacun est modérateur de sa propre chose, contre tous exempts & non exempts, privilégiés & non privilégiés, néanmoins les masqués, sous couleur de privilèges tels quels, commettent chacun jour plusieurs abus contre ladite possession, au grand travail, mal de tête, fâcherie & molestation des maris ; que quand les maris sont assemblés en compagnie avec leurs femmes & damoiselles les défendeurs arrivent enmasqués, s’emparent des damoiselles, les reculent, les mènent chacun la sienne dans un coin, les confessent à l’oreille, dansent l’une après l’autre, & dès qu’ils l’ont prise ne la laissent jamais jusqu’à minuit & plus tard, sans qu’il soit possible leur faire guerpir la place ; & cependant demeurent les maris chiffrés & lourchés, & gardent les mules, tandis que mes mignons triomphent, & sont en danger des marchands & marchandises, qui est la fortune que plus ils craignent ; & si d’aventure ils appellent leurs femmes, ils sont nommés jaloux. Et si les masques avoient le privilège de deviser avec les damoiselles secrettement & en conseil étroit, il devroit être limité à deux demi-heures, l’une pour danser & baller, l’autre pour causer & deviser ; que s’ils sont bons harangueurs, il n’y a chose qu’ils ne dépêchent en demi-heure. En outre abusant de leur privilège, les masques supposent le nom d’autrui, soi-disant Princes, qui est un entregent abusif, & crime de faux qui tourne à la déception des damoiselles, lesquelle se décèlent à eux, pensant qu’ils sont ce qu’elles supposent, sont pareillement les maris déçus ; que les masques, par les propos qu’ils tiennent aux damoiselles, les dégoûtent de leurs maris, leur mettent la gloire {p. 104}par leurs flatteries, qui est cause que quelquefois il y a de l’âne & de la mule aux femmes ; que les masqués entrent avec nombre de varlets qu’on ne connoît pas, qui font désordre à la cuisine, sur la chambriere & sur les vivres, &c. qu’ils sont embâtonnés, garnis d’épées & de poignards en leurs brayettes, en sorte que la force est devers eux, & les maris ne sont plus maîtres on leur maison, leur disent des paroles outrageantes, & commettent plusieurs autres grands abus. Demandent que défenses soient faites aux compagnons de la masquerie, momerie & braquerie, de ne plus uses de telles voies de fait, & empêcher les maris, sous peine d’être privés de leurs privilèges, & d’être déchus de leur droit, action, raison & poursuite, en la bonne grace & faveur des damoiselles, avec dépens.

De la part des défendeurs fut dit au contraire que de tout temps & ancienneté, par la grace, pleine puissance, science & autorité d’amours, plusieurs beaux & grands privilèges, franchises, libertés & immunités avoient été accordés, à ce que les suppôts de la masquerie pussent plus franchement vaquer, étudier & profiter en la faculté & art d’aimer ; qu’ils sont notoires, ont été publiés & enregistrés en la cour & en tous les sieges d’amours ; qu’il s’en fait tous les ans lecture ès grands jours des Rois & Carême-prenant, & font passés en forme de coutume immémoriale ; par lesquels leur est permis d’être braves, emplumés, déguisés, découpés, musqués, masqués, parfumés, en tel habit & tonsure, entrer ès festins, banquets, danses, & toutes assemblées de damoiselles, y amener tabourin, de choisir telle damoiselle que bon leur semble, de disputer avec elle de l’art d’aimer, circonstances & dépendances, la mener en un coin, lui remontrer qu’il est son serviteur, qu’il désire son amour, {p. 105}& user de telle instruction, mémoires & remontrances qu’il croit devoir servir à cela, & ce au vu & su des maris & de tous autres ombrageux, tant & si long-temps que bon leur semble, sans que le mari leur puisse ni doive donner aucun trouble ni empêchement, d’être rêveur ou fâcheux. Lesquels privilèges servent de réponse au droit commun des maris, parce qu’un privilege spécial déroge au droit général ; que les maris ont assez de temps, voire quelquefois plus qu’ils n’en veulent, d’entretenir leurs femmes dont souvent ne font pas grand compte, &c. Que plusieurs femmes & filles, qui ne sont formées ni savantes, par le babil & entretien des masques, usage & exercice de causer avec eux, esquels consistent tous arts, sont apprises, deviennent savantes, gentilles, galantes ; pareillement plusieurs jeunes levrons fréquentent les masqués, apprennent à deviser & bien parler, se façonnent, acquierent de l’esprit, deviennent serviteurs des dames. La masquerie leur sert de curée ; que par le moyen des masques se brassoient & marchandoient plusieurs bons mariages, parce que les masqués, après avoir entretenu une fille, & connu sa bonne grace & son savoir, la font demander, toutes lesquelles choses cèdent au profit & décoration de la chose publique. Qu’à l’égard des deux demi-heures pour toute danse & divertissement, leur privilège ne fixoit le temps, & ne devoient les privilèges être restraints, mais plutôt élargis : choses favorables sont ampliées, & les odieuses amoindries ; qu’on leur seroit souvent fraude par les maris parties adverses & infestes, & seroient obligés de porter une horloge de sablon sur le buffet, ce qui seroit cas absurde & ridicule ; que quelquefois il est permis de déguiser son nom, quand le mari s’approche, tournoye, s’enquiert qui il est, pour éluder ledit {p. 106}mari ombrageux ; que le masque de sa nature est sujet à déguisement ; quand aux varlets & bâtons, protestent les défendeurs de nulle vouloir injurier, mais les portent pour eux défendre par la ville de ceux qui voudroient les détrousser ; que l’épée vêtue de velours a bonne grace avec le masque, &c. Partant conclud.

Ordonnance sur le fait des Masques. §

Pour le bien & utilité publique, franchise & liberté commune, il est permis à toutes gens d’aller en masque, fors & excepté les gens de basse condition, auxquels le masque est défendu, si ce n’est d’aller en masque de papier, robes retroussées, & barbouillées de farine ou de charbon. Les jeunes gens qui viennent de la fournaise, qui de nouveau se mettent au monde, ne se doivent masquer sans avoir avec eux quelque ancien compaignon masquier, exercité aux faits d’amour, pour les duire & apprendre la conduite qu’ils doivent tenir envers les Damoiselles. Les nouvellement imprimés Masqués ne doivent s’adresser de plein bond & premiere arrivée aux apparentes Damoiselles, mais par degrés doivent premierement faire la cour aux Damoiselles des Damoiselles, puis aux autres filles, & après avoir tenu ce train par un an ou deux, se poutront adventurer & se jeter sur les Damoiselles apparentes & bien honnêtes, pour ce que le masque est chose très-utile pour exerciter les gens au fait d’amours. Voulons les Masques être en tout & par-tout favorisés & traités en toutes graces & honneurs. Est expressément enjoint à toutes personnes qu’il aient à donner, confort, aide & faveur à tous les Masques, leur ouvrir la maison, sans les faire songer à la porte, sans faire dire qu’on n’y est pas, qu’on est couché, & faire céler, absenter & retirer leurs femmes & filles par l’huis de derriere. {p. 107}Iceux Masques en salles entrés, seront tenus tous les assistans non masqués quitter la place & les Damoiselles, pour les mener danser & deviser à part, ainsi que bon leur semblera. Pendant que les Masques danseront ou entretiendront les Damoiselles, est étroitement défendu aux Maris & amis n’empêcher les Masques en leur parler, les écouter, en approcher, regarder, ou faire signe aux Damoiselles de se retirer, encore moins entreprendre de les emmener. Ne feront aucun signe ou apparence d’être matris & fâchés ; pourront se retirer chez eux, sans qu’ils puissent laisser de ces vieilles nommées faux dangers, pour contrôler & leur faire aucun rapport. On commencera d’aller en masque depuis la S. Martin jusqu’à la sainte semaine, & non depuis, si ce n’est aux noces ou festins solemnels, pour faire honneur au maître de la fête, & n’iront point masqués le jour, si ce n’est la veille & le jour des Rois, les jours de Carême-prenant & à la mi-Carême. A tous Masqués est donné la liberté d’entrer ès maisons, & jouir de leurs privilèges ; mais n’auront pour danser & entretenir les Damoiselles qu’une heure, & icelle finie, seront tenus de se retirer ou se démasquer ; & seront tenus les maîtres & Maris, & autres assistans, de les remercier de leur visitation & honneur qu’ils ont fait. Et a semblé à la Cour le temps d’une heure suffisant pour donner à entendre leur vouloir & affection à la Damoiselle. Leur est enjoint de non user de paroles perdues, mais doivent du beau premier bond entrer en matiere d’amour, si ce n’est aux vieilles & anciennes, auxquels on pourra parler de la journée de Mont-l’héri ou de la mort du Connétable, & s’ils ne peuvent, pour les difficultés des Damoiselles, parachever dans l’heure les propos, pourront remettre au lendemain, ou prendre autre assignation. Tous Masqués {p. 108}doivent pour l’honneur des maisons où ils vont, mener un tabourin ou haut bois, ou pour le moins vielle. Est défendu aux Masques de prendre le nom d’autrui, mais leur est permis contrefaire leur langue, & mentir tant que bon leur semblera. Est expressément défendu à tous Maris de n’aller masqués pour entretenir leurs femmes, & essayer leur prudhomie, feignant d’être quelqu’un duquel ils sont en doute, pour obvier aux grands inconvéniens & ruine de l’état de Masque. Est enjoint à tous les sujets d’amours de garder & entretenir la présente ordonnance, sans l’enfreindre en aucune maniere. Permis à tous Masqués de prendre toutes les libertés qu’ils pourront, sauf aux Damoiselles leur défense au contraire, sans user les uns envers les autres d’aucunes paroles rigoureuses. Quand ils entreront dans la chambre, s’il y a des Damoiselles qui jouent, elles laisseront le jeu, pour danser & deviser avec les Masqués ; si elles sont en perte, & que les Masqués vousissent les rembourser, elles seront tenues de quitter pour eux ; si elles gagnent, elles pourront quitter pour deviser avec eux, sans être réputés couper la queue. Et pour ce que sont avenus plusieurs inconvéniens au moyen de la révélation des Masqués, par les Ménétriers & joueurs d’instrumens, qui les connoissent par leur accoutrement, marche, maniere de danser, & autres indices, est défendu aux Ménétriers de les découvrir, sous peine de fraction de leur tabourin, & brisement de fluttes sur leur tête, & de mille buffes. Est défendu à tous Marchands de drap, soie ou laine, chapeliers, brodeurs, plumaciers, valentins, vendeurs de masques, de ne refuser & bailler à crédit leurs denrées aux Masques depuis la S. Martin jusqu’à la sainte semaine, en baillant par les Masques leur grivelée ; lequel temps passé, s’ils ne payent {p. 109}le prix convenu, ils seront privés des privilèges de masquerie, & déclarés inhabiles de jamais masquer, & permis aux Marchands de les poursuivre par placards, cadelures, & autres voies dûes & raisonnables. Lecta, publicata & registrata in Parlamento Amorum, audito Procuratore Generali, in vigilia Regum, ann. 1541. Signé, Pamphili.

CHAPITRE V.
Réforme de Fagan. §

Moliere est le premier qui, à l’occasion de la condamnation de son Tartuffe, de toutes ses pieces la plus condamnable, ait osé faire une apologie ouverte de la comédie. Cette apologie est digne de lui : c’est un tissu d’injures & de plaisanteries. La Fontaine, à son exemple, orna ses Contes d’une apologie des obscénités dans les vers. Quelque année après, Boursaut mit à la tête de son théatre une lettre apologétique qu’il avoit surprise du P. Caffaro, Théatin. On avoit méprisé les sarcasmes de Moliere ; mais le caractère du nouveau défenseur causa le plus grand scandale. Tout s’éleva contre lui. M. Bossuet, le P. Lebrun écrivirent, & la Sorbonne prononça, & M. de Harlai, Archevêque de Paris, obligea le P. Caffaro de se rétracter. Cette rétractation & ces écrits firent tomber les armes des mains. Il s’est passé cinquante ans sans que personne ait osé soutenir une si mauvaise cause. Enfin en 1751 il a plu au sieur Fagan, homme obscur, & Auteur médiocre de quelques pieces jouées aux François, aux Italiens, & à la Foire, de se mettre sur les rangs, & il a été suivi d’une foule d’autres. Huetue, d’Alembert, Laval, Marmontel, l’Enciclopédie, {p. 110}&c. A mesure que la religion & les mœurs sont attaquées, il n’est pas surprenant qu’il s’élève des défenseurs du théatre, qui porte les plus funestes coups à l’une & à l’autre. Les Observations de Fagan, qu’il appelle nouvelles, ne sont qu’un foible & léger extrait de la lettre du P. Caffaro. Cette mince brochure, écrite d’un ton hardi & ferme, qu’à peine oseroit prendre un homme en place habile Théologien, ne mériteroit que le mépris, si, comme disoit Bossuet dans une pareille occasion, il étoit permis de mépriser le péril des ames infirmes ou mondaines, toujours aisées à tromper sur ce qui les flatte. Il termine son petit écrit par quelques règlemens de réforme du spectacle, dont à la vérité l’austérité ne révoltera pas même les Actrices, mais qui renversent la suite de son système apologétique, qui suppose toutes les perfections de la vertu dans le théatre, & ne demande qu’à l’y maintenir.

Fagan s’étaye de l’autorité de Crébillon, son Censeur, également suspect & intéressé à soutenir le théatre, où il a un nom acquis à peu de frais. Fréron, Lett. 6. 1761, vie de Crébillon, nous fournit de quoi apprécier son suffrage : Un Procureur (autre Juge compétent) chez qui il logeoit, l’entendant parler de tragédie, en sur si satisfait qu’il lui conseilla d’en faire une à trente-un an. Ils s’en défendit. Enfin à force de le presser, il en sit une. Le Procureur, attaqué d’une maladie mortelle, se fit porter à la représentation (c’étoit bien le temps d’aller à la comédie). Il l’embrassa, & lui dit : Je meurs content, je vous ai fait Poëte, je laisse un homme à la nation. Voilà une belle préparation à la mort, un grand sujet de s’applaudir ! Fréron convient que depuis son enfance Crébillon fut toujours un débauché livré à la fougue de toutes les passion, qu’il ne s’appliqua qu’à ses plaisirs, & n’eut que le génie {p. 111}tragique, sans aucune science ni vertu chrétienne (voilà un Censeur d’un grand poids). Il se mésallia ; son père le déshérita. Il vécut comme il put, obtint quelque pension, mangeoit prodigieusement, même dans ses maladies. Il a essuyé les plus grands chagrins. Ses cinq ou six pieces ont quelques beautés, mais bien des défauts. Fréron, qui en fait un éloge outré, en convient. Il veut à toute force en faire un grand homme, & pour cela il assure qu’il n’étoit ni insolent, ni méchant, ni impudent, ni menteur, ni impie, ni fou, ni frippon. C’est toujours le commencement d’un grand homme, comme dans le système des Péripatéticiens la privation est le premier principe des corps.

Quoique Fagan ne dise rien que de trivial, il étale avec assurance un ait d’érudition qui fait rire, tant il ignore & confond tout. Sous les derniers Empereurs la comédie avoit porté la licence à l’excès. Néron, Caligula, Commode, Héliogabale, monstres sous lesquels seuls le vice ne connoissoit plus de bornes, ni au théatre, ni ailleurs, ne sont pas les derniers Empereurs. Ce ne fut même que des excès passagers de licence. Vespasien, Tite, Alexandre-Sévère, les Antonins, Trajan, quoique Payens, réprimèrent les Comédiens, les punirent, les chasserent ; & depuis Constantin, premier Empereur Chrétien & ses successeurs, le théatre fut absolument réformé. Les loix de Constantin, Théodose, Valentinien, Honorius, Justinien, subsistent encore ; dès-lors comme aujourd’hui régna sur la scène la décence qui exclud les grossieretés. Ces loix sont plus sévères que les nôtres ; ils avoient beaucoup moins de pieces, elles étoient plus châtiées que les nôtres ; celles qui sont venues jusqu’à nous en font foi. Sénèque est moins dangereux que Racine, & Térence moins licencieux que {p. 112}Moliere, Poisson, Dancour, Monfleuri, &c. le théatre Italien, la Foire, les Parades. C’est cependant sur le théatre réformé par les Princes Chrétiens, que tombent les anathemes des Conciles tenus depuis la paix de l’Eglise. S. Augustin, S. Jérôme, S. Chrysostome, Salvien, Lactance, tous les Pères, les Canonistes, les Casuistes, les Jurisconsultes ont écrit depuis ; le digeste & les deux codes, les canons, les loix qui déclarent les Comédiens infames, sont postérieurs. Il n’y a que Tertullien & S. Cyprien qui parlent de la scène payenne, & qui la condamnent par les mêmes raisons que nous employons contre la moderne, malgré sa prétendue réforme.

La comédie fut ensevelie avec l’empire de Rome, & ne reparut en Orient qu’à la fin du septieme siecle, à l’occasion des Iconoclastes. Peut-on ignorer l’histoire à ce point ? Le théatre subsista toujours dans l’empire d’Orient avec le même éclat : témoins les Conciles & les Pères Grecs, les loix impériales qui en parlent. Il subsista en Italie, même depuis la chûte de l’empire, quoiqu’avec moins de magnificence : témoin les Lettres de Cassiodore, Ministre de Théodoric, Roi Visigot. L’hérésie des Iconoclastes, qui parut vers le milieu du huitieme siecle, n’avoit aucun rapport avec le théatre ; & ces hérétiques, non plus que les autres, ne se sont point avisés de jouer le Clergé. Ce ne fut que dans le neuvieme siecle, au commencement du schisme des Grecs, que Michel III, Prince sans religion & sans mœurs, fit jouer S. Ignace, Patriarche de Constantinople, qu’il chassa de son siege, pour avoir refusé d’enfermer dans un Monastère l’Impératrice Théodora, qu’il vouloit forcer à être Religieuse. Il mit Photius à sa place, qui eut la lâcheté d’applaudir à ces infames représentations contre un Saint dont il avoit usurpé la dignité. Le Concile de Trente, {p. 113}qu’il accuse de n’avoir condamné la comédie que par haine contre Luther & sa morale, n’a pas même parlé de comédie, & n’avoit pas besoin d’en parler, puisque sa condamnation ne fut jamais révoquée en doute par les Protestans, & Luthériens & Calvinistes, qui l’ont proscrite dans leurs Synodes, & combattue dans leurs écrits. Nous l’avons vu ailleurs. Tout ce qu’il dit sur les tournois, n’est pas plus juste. C’est un Poëte qui traite l’histoire comme une intrigue de théatre, il accommode à son gré la fable, pour préparer le dénouement qu’il se propose. N’a-t-il pas bonne grace de dire que jusqu’à lui on n’avoit fait du spectacle que de foibles apologies, que personne n’avoit exposé les raisons avec soin ? Quelle mauvaise cause qui n’a pas trouvé de bons défenseurs ! quel cas doit-on faire de ces apologies qu’il avoue être si foibles, & que penser de la sienne, qui est la plus foible de toutes, quoique si vantée ? Il ne confond pas moins le siecle des Auteurs que celui des événemens. Solon, Platon, Aristote, Cicéron, Scipion Nasica, ennemis du théatre, parloient-ils de celui des Empereurs ? nos Rituels, nos Conciles, nos Evêques, nos Théologiens, ne défendent-ils que les pantomimes de Rome ? Senèque peut-il se donner pour un approbateur du théatre, lui qui dans les principes de Fagan ne pouvoit l’être sans se déshonorer, puisque le théatre de Néron, sous lequel il vivoit, étoit précisément ce théatre porté aux derniers excès qu’il condamne ? Etoit-il supportable aux yeux des Philosophes Payens que sur la fin de l’empire les théatres fussent bâtis plus superbement que les Temples, & que les jeux du cirque fussent plus brillans que les cérémonies religieuses ? Que signifie cette réflexion ? A la fin de l’empire en Occident au cinquieme siecle, & en Orient au quinzieme, quand Mahomet II prit Constantinople, {p. 114}il n’y avoit plus ni Temples ni Philosophes Payens ; les théatres de Pompée, de Scaurus, de Marcellus, les plus magnifiques de tous, ne subsistoient plus. On a vu dans tous les temps ce contraste : les théatres de Paris, de Lyon, de Bordeaux, sont plus magnifiques que la plupart des Eglises. Est-ce faire leur éloge de dire que la folie & le vice l’emportent sur sa religion & le culte de Dieu ?

Fagan trouve une contradiction insoutenable que la comédie & les Comédiens soient à même temps proscrits & tolérés. Mais à qui peut-on reprocher cette contradiction ? est-ce à l’Eglise, qui lance toujours les mêmes anathêmes ; à l’Etat, qui a toujours toléré ? Si l’Etat n’est pas d’accord avec l’Eglise, est-ce à nous à leur faire le procès ? veut-on donc mettre aux mains la religion & la politique ? L’Etat souffre le mal pour des raisons que je respecte. L’Eglise blâme, instruit, fait ce qu’elle peut pour diminuer le mal que l’Etat croit ne pouvoir empêcher ; il n’est pas obligé de corriger tous les abus : l’Eglise elle-même tolère bien des choses qu’elle condamne. La tolérance civile & extérieure du Prince est bien différente de la tolérance intérieure & théologique du Pasteur. Le gouvernement fût-il plus indulgent encore, les loix de la conscience ne sont ni moins sévères ni moins certaines ; on a quelquefois toléré le duel, l’usure, le divorce, les femmes publiques, sont-ce moins des crimes ? Tous les Pères à qui on a fait cette objection, répondoient de même. On ne peut remédier à tous les maux, ce ne sont pas moins des maux. Tout ce qui va à la comédie n’est pas également coupable, & n’en revient pas également corrompu. Les Auteurs ne font pas le même mal que les Acteurs ; la poësie peut être châtiée, & l’exécution dangereuse. Se livrer par état, passer sa vie {p. 115}à inspirer la passion à tout le monde, est un plus grand mal que d’y aller quelquefois. On n’a donc pas dû frapper les mêmes coups sur tout le monde. On est allé à la source du mal, en proscrivant les Comédiens, qui le répandent ; mais on ne néglige pas les spectateurs, on les instruit, on les exhorte. Au reste l’Etat n’a jamais fait que tolérer, sans approuver la comédie ; jamais il n’a ordonné d’y aller. Il y a au contraire une foule de Canons qui la défendent. Si l’abus prévaut, c’est un malheur dont il faut gémir. Les loix de la conscience doivent l’emporter sur les loix civiles : dans un objet arbitraire & frivole un vrai Chrétien balancera-t-il à mettre son salut à couvert ? Il diffame sans scrupule les gens à talens quand ces talens sont très-frivoles, très-pernicieux, & que l’usage qu’on en fait est si authentiquement condamné.

L’Auteur méprise trop l’autorité ecclésiastique pour en être arrêté. Le Concile de Trente n’a prononcé que par haine contre Luther sans examen. Ce n’étoit pas le moment de se flatter qu’il se prêteroit à examiner la nature des spectacles pour une troupe d’Acteurs imbécilles qui paroissoient alors depuis quelque temps. Il a donc jugé imprudemment sans connoissance. Les Parlemens ont agi de même. Les autres Conciles ont condamné par des motifs qui n’existent plus : c’étoit l’ancienne comédie, non la nouvelle. Les rituels & les mandemens des Evêques ne sont qu’une suite des décisions des Conciles. Un Catholique y voit, y respecte la décision, la loi de l’Eglise, la règle de la conduite dont il ne peut s’écarter sans pécher. Fagan prétend qu’ils portent à faux, & poursuivent le fantome d’une comédie qui n’est plus. Les Théologiens ne valent pas mieux que les Prélats ; ils parlent par passion, & ne cherchent qu’à entretenir le courroux de l’Eglise. Ils croient se rapprocher {p. 116}en disant qu’on peut tolérer ceux qui vont au spectacle, & qu’à l’égard des Acteurs on peut au moment de la mort recevoir leur abjuration. Voilà donc leur crime. Eh que peut-on faire de plus à ces pécheurs, comme à tous les autres, que de les absoudre quand ils se convertissent ? Pour la tolérance théologique de la conscience, jamais les Théologiens ne l’ont accordée aux spectateurs. Le P. le Brun est si outré, qu’on ne peut respecter que son zèle. Ainsi se défait-on cavalierement d’un adversaire trop redoutable pour oser entrer en lice avec lui. Le P. le Brun n’a rien d’outré, il ne dit que ce qu’enseigne toute la théologie ; il est plein d’érudition, de modération, de sagesse, de piété. C’est un des meilleurs ouvrages qu’on ait fait contre les spectacles. Il fut entrepris par l’ordre de l’Archevêque de Paris, & prononcé aux Conférences de S. Magloire. Le Prince de Conti n’est pas plus épargné ; il sit en 1669 un livre contre la comédie, que l’Abbé de Voisin a défendu & fort augmenté. C’est une ferveur outrée, on y apperçoit trop le dégoût du monde. C’est donc un crime à un Chrétien de ne pas aimer le monde, d’en connoître la vanité ! C’est pourtant là tout l’Evangile. Mais pourquoi dissimuler que ce Prince prouve par une infinité de passages des Pères & de Canons des Conciles, que c’est un véritable péché d’aller à la comédie ? Il oppose le Prince de Condé, qui l’aimoit & y alloit. Qu’en conclure ? Ce grand Capitaine, ce grand politique, étoit-il Théologien ? a-t-il fait des livres en faveur des spectacles ? Le vertueux Riccoboni est tourné en ridicule sur la réforme qu’il a proposée des Comédiens & du théatre. Qu’on se rassure, les Acteurs & les Actrices sont irréformables, même sur les idées d’un Comédien Italien, dont la troupe ne fut jamais accusée de sévérité. Il faut que le désordre {p. 117}soit bien grand, puisqu’il a cru la réforme nécessaire, par une expérience de quarante années d’exercice. Le suffrage du P. Caffaro peut-il étayer ? qui ne sait qu’il fit la plus authentique rétractation de sa décision téméraire ?

Peut-on tirer plus d’avantage de la conduite de plusieurs grands hommes qui ont lu des comédies ? les approuvent-ils pour cela ? S. Augustin s’accuse d’avoir pleuré à la lecture du quatrieme livre de l’Enéide ; il pleure ses criminelles larmes. S. Jérôme avoit lu Térence, Plaute, Ovide, Tibulle, &c. les lisoit-il encore dans son désert ? en conseilleroit-on la lecture ? S. Paul cite des vers du Poëte Ménandre ; approuvoit-il la comédie ? M. Huet dit qu’il y a dans l’Ecriture des paraboles, des allégories, des ironies qui sont de petites représentations, des peintures, des dialogues dans le Cantique des Cantiques qui semblent de petites scènes ; il a même fait l’églogue ingénieuse Mimus, où il explique l’adresse des Pantomimes à contrefaire : donc il approuve la comédie ? il permet la peinture, la sculpture, le chant : donc les tableaux, les statues, les chansons obscènes ? Le Prince de Conti a été cent fois à la comédie, Bossuet & Fenelon ont lu Moliere & Racine ; sont-ils donc des approbateurs du théatre ? Un enfant riroit de cette objection. Il cite la Bruyere. L’a-t-il lu ? il est déclaré contre le spectacle. Sénèque, qui rapporte avec éloge des traits de Publius Sirus, ne l’est pas moins. Port-Royal a traduit Térence, Nicole a loué Athalie, Arnaud a examiné Phèdre, & ils ont foudroyé le théatre. Racine, Corneille, Quinaut ont fait pénitence d’avoir composé des tragédies.

En choisissant si mal ses armes, Fagan en fournit contre lui-même par les aveux que lui attache la force de la vérité, & les erreurs où il se jette pour la combattre. Toutes les pieces qui {p. 118}conduisent à employer des termes sacrés ou mystiques, doivent être bannies du théatre : les sujets tirés de l’Ecriture ne doivent jamais y paroître. Les Magistrats n’ont pas permis le Moyse de l’Abbé Nadal. Que deviennent donc Esther, Athalie, Joseph, Jephté, &c. ? Quand il se trouve dans une comédie quelque trait de bonne morale, il frappe d’autant plus qu’on s’attendoit moins à l’y trouver. Quelle idée a donc le public, quelle idée a-t-il lui-même de cette école des mœurs où la bonne morale est un prodige ? N’est-il pas cruel que Corneille & Racine aient été forcés à verser des larmes sur leurs ouvrages ? Leurs ouvrages étoient pourtant décens. Ose-t-on approuver ce que ces oracles ont condamné ? Qu’on pense différemment lorsqu’au moment de la mort on examine, au flambeau de la religion, les égaremens de sa jeunesse ! Le grand usage du spectacle doit être blâmé, même en le supposant un plaisir permis. Peut-on donc permettre aux Comédiens d’y passer leur vie ? Cela seul doit suffire pour s’en abstenir tout-à-fait : il est si difficile de ne pas s’y livrer avec passion ! Que toute une ville même pieuse ne peut s’y refuser, même les jours saints. Si la modération est impossible, & l’excès criminel, la fuite est indispensable. La comédie est un plaisir très-vif. Cette idée, peu propre à rassurer les Disciples d’un Dieu crucifié, les avertit de se tenir sur leurs gardes. Un homme sage va-t-il dans des lieux où l’on ne peut s’empêcher de boire à longs traits un poison violent ? Que l’homme est ingénieux à se justifier l’usage des plaisirs ! il est inépuisable en prétextes : Quam sapiens argumentatrix sibi videtur ignorantia humana, cùm aliquis de gaudiis sæculi metuit amittere ! Tertull. de Spectac.

On veut sur-tout attirer les jeunes gens à la comédie, & leur en faire une sorte de nécessité pour leur éducation. On ose dire : Bien des jeunes {p. 119}gens qui ne vont pas au sermon n’auroient aucune idée de bonnes mœurs, s’ils n’alloient au spectacle. Où sont ces jeunes gens qui n’ont aucune idée de bonnes mœurs ? Ce ne peut être que dans les forêts de l’Amérique, & ceux-là n’ont pas de théatre & ne sont pas en état d’en prendre les leçons. On y perdroit bien plutôt qu’on n’y acquerroit les vraies idées des bonnes mœurs. Si on ne va pas au sermon, c’est qu’on va au spectacle, & qu’on y perd le goût des exercices de religion. Malgré les éloges qu’il fait de la morale de la comédie, l’Apologiste avoue qu’il y a beaucoup à réformer, qu’elle est très-dangereuse, qu’on ne passeroit pas aujourd’hui à la police les comédies de Moliere. Mais il compte beaucoup sur la vigilance des Censeurs, amateurs déclarés, Poëtes eux-mêmes, trop intéressés à l’indulgence pour être bien sévères. Aucun d’eux ne se fait scrupule d’y souffrir l’amour ; ils se contentent de retrancher les traits contre le gouvernement, les obscénités, les impiétés trop marquées. Encore même, s’ils sont tournés ingénieusement, ces traits obtiennent-ils grace. Mais le Censeur peut-il répondre des mœurs & de la licence des Acteurs & des Actrices ? M. Fléchier, Evêque de Nîmes, porte plus loin la précaution ; il ne veut pas qu’on imprime des écrits en faveur du théatre. Ils ôtent aux ames timorées leur timidité, favorisent le relâchement & le libertinage, du moins l’oisiveté des gens du monde. Il faut laisser aux Confesseurs le soin de décider ces sortes d’affaires, & ne pas les abandonner au jugement d’une infinité de gens qui se prévalent de tout, & ne sont pas assez sages pour s’arrêter à ce qui est permis, même par les plus relâchés.

Pour établir son corps de doctrine erronnée, Fagan avance des principes également faux ; 1.° le théatre est un danger ordinaire qu’on trouve partout, {p. 120}qui ne nuit qu’à ceux qui succomberoient également ailleurs ; 2.° le danger des ames foibles est bien récompensé par l’avantage qu’en tirent les forts ; 3.° il faut sacrifier le salut des ames à l’avantage temporel du public. Aussi n’adresse-t-il son ouvrage qu’au petit nombre de personnes qui savent unir le délassement avec la religion, & savent que beaucoup de préjugés donc on croyoit ne pouvoir revenir, ont été détruits dans la suite. De là vient que quantité de Saints, de grands hommes, de Philosophes, de Théologiens scholastiques, ont été favorables au théatre. Tout cela, comme on voit, est assorti à la morale relâchée. On a accusé une Société célèbre de relâchement. Jamais aucun Casuiste ne l’a porté si loin que le théatre. Il y a du danger par-tout, & ceux qui succombent au spectacle succomberoient ailleurs. Cela peut être. Mais quoi ! parce qu’il y a beaucoup de dangers, faut-il les multiplier & les augmenter ? faut-il imaginer de nouveaux pieges & de nouvelles tentations ? Nous sommes environnés d’ennemis, faut-il aiguiser leurs armes ? Tous les objets réveillent les passions ; il faut donc chercher des objets exquis, les embellir, les assaisonner pour les rendre plus séduisans, en réunir un grand nombre pour attaquer plus sûrement le cœur. Il est des tentations qui arrivent par hasard, par nécessité ; Dieu nous y donne sa grace. Il en est qu’on recherche volontairement ; Dieu nous y abandonne, on s’y perd. Quel besoin avez-vous d’aller à la comédie ? Qui amat periculum peribit in illo. Il faut sacrifier le salut des foibles pour l’avantage des forts. Ce n’est pas la morale de S. Paul : Non sunt facienda mala, ut eveniant bona. Ce sont les foibles qu’il faut sur-tout ménager : Nolite peccare in conscientiam coram infirmum. Je m’abstiendrai des choses les plus indifférentes, si quelqu’un {p. 121}doit en être scandalisé : Si esca scandalisat non mandacabo in æternum. Vsilà une morale bien payenne, on ne connoît que la probité, on n’a parlé d’aucune vertu chrétienne.

Autres principes aussi peu Catholiques. Il humanise la piété pour la rapprocher de la scène. Inviter l’homme à rapporter toutes ses actions à Dieu, c’est une spéculation que bien des gens ne sont pas en état de supporter. Quelle expression ! Le rapport des actions à Dieu n’est pas une spéculation, mais une pratique de piété inconnue au théatre. Peut on rapporter à Dieu la comédie & tout ce qui s’y passe ? S. Paul, qui dit à tout le monde, soit que vous mangiez ou que vous buviez, faites tout pour la gloire de Dieu, S. Paul n’étoit pas homme de théatre. On prétend que les pompes du diable auxquelles on renonce au baptême ne sont que le péché, & non le faste, le luxe, les habits pompeux, les divertissemens mondains. Les premiers Chrétiens, qui au baptême renonçoient nommément au spectacle, & qui étoient traités d’apostats quand ils y paroissoient, n’avoient pas été aux sermons de Fagan. Ne confondons pas les œuvres & les pompes de Satan. Celles-là sont des péchés ; la loi les défend. La renonciation va plus loin ; les pompes sont les avenues, les occasions, les facilités, les objets, l’aiguillon, l’instrument, le piege du péché, parés de l’éclat éblouissant de la scène, & du poison séducteur de la volupté. C’est par là que le démon reprend l’empire fatal qu’il avoit sur nous avant le baptême. Tous nos Catéchismes nous ont appris ces grandes vérités. Tout ce qui nourrit la concupiscence, réveille la cupidité, excite l’impureté ; voilà le démon, la chair & le monde, que nous abjurons. L’appareil du théatre, les maximes, les objets, les représentations, fournissent au tentateur les armes les plus {p. 122}fortes & les plus dangereuses. Les pompes du démon, dit S. Cyprien, sont dans l’hyppodrome, le théatre, les courses des chevaux : Diaboli pompa in theatris, in hyppodromo, in cursu equorum, venationibus, & omni hujusmodi vanitate. Mais, dit-on, les gens pieux ne connoissent d’autre péché que l’amour, & ne s’embarrassent pas de bien assortir les mariages. On n’a donc jamais entendu de sermon, lu de livre de piété ; on auroit vu l’orgueil, l’avarice, la médisance, l’irréligion, tous les vices foudroyés, aussi-bien que l’amour, & mieux qu’au théatre ; on auroit vu exhorter les parens & les enfans de bien assortir les mariage, de ne pas écouter l’ambition, la cupidité, un fol amour, mais de consulter Dieu. C’est au contraire la comédie qui apprend à les mal assortir, puisqu’elle apprend à surprendre, à braves les parens, pour ne suivre que la passion, & à profaner ce lien sacré.

La derniere ressource de Fagan est de faire l’apologie & l’éloge des Acteurs & des Actrices ; il ne tarit point, quoiqu’il lui échappe des aveux & des réflexions qui le trahissent. 1. excuse. Le théatre est-il le seul endroit où les femmes trouvent des amans ? Non, sans doute, ni les lieux publics non plus ; il y faut donc aller ? Les Actrices ne sont pas les seules qui perdent la jeunesse, ni les Courtisannes non plus ; il faut donc les fréquenter ? Quel Mentor que le sieur Fagan ! Si ce n’est pas le seul endroit, c’est du moins celui où l’on en trouve le plus & les plus dangereuses, où on apprend à en chercher. 2. excuse. Les Comédiennes ne sont pas plus immodestement habillées qu’à la Cour & à la ville, elles en suivent les modes. Ce n’est pas faire l’éloge des femmes de la ville & de la Cour. Rendons justice à la vérité, il y a sans doute à la ville & à la Cour des femmes immodestes, mais ce n’est pas le grand {p. 123}nombre. Elles le sont moins que les Comédiennes, qui outrent tout en ce genre ; on méprise, on traite de Comédiennes celles qui se montrent dans l’état où l’on paroît au théatre. Les Actrices ne suivent pas les modes, mais les inventent, les répandent. Le théatre maintient l’immodestie des femmes ; on seroit modeste sans lui, on l’étoit avant lui. 3. excuse. Une fille de condition peut avoir une galanterie sans être infame ; pourquoi les Actrices le sont-elles ? Parce qu’elles en font métier, & se donnent tous les jours en spectacle pour de l’argent, tiennent école de galanterie, & font tout ce qu’elles peuvent pour exciter la passion. 4. excuse. Le théatre n’est pas responsable de tous les crimes. Non ; mais il l’est d’un très-grand nombre. Une ville où n’a jamais été la comédie a ses vices sans doute, mais incomparablement moins en tout genre qu’une ville où elle règne. Elle fortifie, répand, fait aimer le mal qu’elle trouve, & en introduit de nouveau. Je ne sais en quel heureux climat est située cette ville si pure, si dévote, & cependant si enthousiasmée de la comédie, qu’on l’y joue par dévotion la semaine sainte, pour se disposer à faire ses Pâques, tandis que les villes les plus licencieuses respectent ces saints jours. Un homme sage peut-il avancer ces absurdités ? 5. excuse. Une comédie est un livre, la morale de l’opéra une chanson ; qui est assez simple pour prendre des chansons pour des vérités ? Pourquoi donc représenter ? il n’y a qu’à lire. L’action, le mélange des sexes, les passions vivantes, les gestes efféminés, les chants, les danses, n’est-ce qu’une lecture ? est-il permis de lire de mauvais livres, de chanter de mauvaises chansons ? La belle & édifiante lecture, de faire, comme dit Gresset, son oraison dans Racine, Moliere, Dancour ! Si ce ne sont que des chansons, la bonne, comme la mauvaise morale, ne {p. 124}sera qu’une chanson aussi. Que devient la prétendue école de vertu ? 6. excuse. Un Comédien est un Académicien. Je ne sais de quelle Académie. De la Françoise depuis l’éloge de Moliere donné pour sujet du prix. Il peut prétendre à inspirer la politesse & l’honneur. Par malheur la plupart des pieces n’inspirent que la fourberie, les intrigues, les fripponneries, pour réussir à satisfaire la passion. Quelles leçons d’honneur ! 7. excuse. Les Actrices sont des hommes de lettres, si occupées, qu’elles n’ont pas à craindre l’oisiveté. Elles n’ont pas même un moment à donner à leurs amans. Cependant, deux pages après, Fagan dit qu’elles sont trois ou quatre mois par an sans paroître sur la scène, & dans le temps le plus rempli la plus nécessaire ne paroît que trois fois la semaine. Mais ce loisir n’est employé qu’aux plus graves réflexions, aux matieres les plus sérieuses & les plus saintes. Quelles contemplatives ! les Actrices sont de vraies Carmelites. Thomassin ne montoit jamais sur le théatre sans faire le signe de la croix. Les Courtisannes Italiennes & Espagnoles commencent ainsi leurs dévotes fonctions. Beaubourg étoit un modèle de piété dans l’Eglise. Il y jouoit la comédie, il savoit jouer toute sorte de rôles. Les Pharisiens étoient si dévots ! La Beauval étoit une honnête femme. Fagan en est le garant. Il est possible qu’un Comédien soit juste devant Dieu. Nous voilà donc réduits à la possibilité ; y est-elle même cette possibilité ? ces deux idées sont si peu faites l’une pour l’autre ! Non, il n’est pas possible qu’un Comédien soit juste devant Dieu, sa profession même est un grand péché. Enfin, forcé de convenir de la dépravation des Comédiens, il implore la charité des fidèles. Il faut présumer le bien ; il s’est quelquefois trouvé des Comédiens qui par des dévotions fréquentes ont tâché de racheter devant Dieu le malheur de leur profession. Il {p. 125}faut le croire sur sa parole. Les usuriers, les concubinaires font quelquefois de bonnes œuvres, en valent-ils mieux ? Le grand acte de charité qu’il demande, & que l’Eglise ne fera jamais, est de révoquer l’excommunication portée contre les Comédiens, & approuver leur profession. Ce sera le moyen de les rendre saints ; l’infamie portée contr’eux les désole, ils se livrent au crime par désespoir. Faut-il pour un mauvais livre brûler une bibliothèque ? Non ; mais si tous les livres sont mauvais, on doit la brûler. Faut-il aussi approuver le désordre des mauvais lieux, & en lever l’infamie ? Quelle charité ! les loix doivent aussi rétracter les peines portées contre les malfaicteurs. Si les Comédiens sont insensibles à la honte de l’infamie, ils sont donc incorrigibles. Si la crainte des peines ne les arrête pas, que seroit la liberté ? Quand même la censure seroit levée, seroit-ce moins un péché devant Dieu ? L’Eglise peut-elle approuver une profession essentiellement mauvaise, lever la barriere de l’infamie & des censures que les gens de bien respectent ? Ce n’est qu’augmenter le danger. Ce panégiriste des Comédiens y pense-t-il, & peut-on en donner une idée plus désavantageuse, que de les représenter comme insensibles aux plus grands coups, & s’abandonnant à tout par désespoir ? Est-il étonnant que des personnes sur qui on imprime une tache continuelle, ne se piquent pas de régularité ?

Il conclud son ouvrage par un plan de réforme qui n’est pas difficile : il consiste en deux choses ; faire choix de bons sujets, & mettre ordre à leur mauvaise conduite, si elle éclatte trop ; recommander aux Censeurs d’examiner soigneusement les pieces, & de n’en point approuver d’indécente ou qui soit prise de l’Ecriture. Tout cela est bien sans doute, c’est un mal de moins ; mais ce n’est {p. 126}pas une réforme, le fonds du théatre reste le même, & nous dirons, comme Bossuet, n. 35. qu’on affecte de ne pas citer, quoiqu’un des plus redoutables adversaires, pour n’être pas écrasé sous le poids d’une si grande autorité : Le charme des sens est un mauvais introducteur des sentimens vertueux. Un Auteur disoit ingénieusement : Quand la vertu n’est gardée que par des vices, il est aisé de forcer la garde & de surprendre la sentinelle. La vertu payenne, mondaine, superficielle, peut à la bonne heure s’insinuer par le théatre ; mais le théatre n’a ni l’autorité, ni la dignité, ni l’efficace qu’il faut pour inspirer les vertus-chrétiennes. Dieu nous renvoie à sa loi & à sa grace pour apprendre à pratiquer nos devoirs. La touche des instructions théatrales est trop légère. Rien de moins utile qu’une école où l’on se fait un jeu des vices & un amusement de la vertu.

Telle est cette petite brochure, aujourd’hui tombée, & qui ne mérite pas un meilleur sort. C’est un amas d’erreurs, de bévues, de faux raisonnemens, de propositions téméraires, injurieuses aux Saints, aux Evêques, à l’Eglise, dont elle attaque audacieusement la morale & les censures, pour défendre l’un des plus grands maux du Christianisme.

Le célèbre Gresset, homme d’un tout autre mérite que le sieur Fagan, dans le moral & dans le littéraire, répondra d’une maniere bien convaincante à son apologie. Par une chûte que les uns regardent comme surprenante, les autres comme naturelle, il avoit passe du théatre du Collège à celui de la comédie Françoise. Plusieurs pieces qui avoient réussi, ne marquoient pas moins son talent que le Vert-Vert & la Chartreuse. Il préparoit d’autres ouvrages dont il pouvoit espérer le même succès, lorsque rentré en lui-même, toute la France a vu avec édification la {p. 127}Lettre aussi ingénieuse que solide qu’il a écrite contre les spectacles, le 15 mai 1759, où il déplore & répare le scandale qu’il a donné, déclare qu’il a brulé plusieurs pieces qui n’avoient point vu le jour, & démontre sensiblement le danger de la comédie. On a cru dire un bon mot quand on a dit d’un ton railleur : Il n’a point à se reprocher de scandale, en se condamnant au silence, il ménage sa réputation. Tout cela porte à faux ; Gresset étoit applaudi & méritoit de l’être, & le dépit de se voir condamné par un Auteur célèbre, qu’on ne peut accuser d’ignorance ni de foiblesse, n’ôte rien à la solidité de ses raisons & à la vérité de sa morale.

En voici quelques traits. Depuis plusieurs années j’avois beaucoup à souffrir intérieurement d’avoir travaillé pour le théatre. Convaincu, comme je l’ai toujours été, des vérités de notre religion, la seule divine & incontestable, il s’élevoit des nuages dans mon ame sur un état si peu conforme au Christianisme. Au défaut de raisons solides, j’appelois à mon secours tous les grands & frêles raisonnemens des apologistes du théatre. Je tirois des moyens personnels, d’apologie de mon attention à ne rien écrire qui ne pût être soumis à toutes les loix des mœurs (ses pieces sont en effet décentes). Mais tout cela ne pouvoit rien pour ma tranquillité. Les noms vénérables dont on abuse pour justifier les spectacles, les décisions prétendues favorables, les anecdotes fabriquées, les sophismes, tout cela n’est que du bruit, & un bruit bien foible contre le sentiment de la conscience. Je vois sans nuage & sans enthousiasme que les loix de l’Evangile & les maximes de la morale profane, le sanctuaire & la scéne, sont absolument inaliables. Tous les suffrages de l’opinion, de la bienseance, de la vertu purement humaine, fussent-ils réunis en sa faveur, il n’a jamais obtenu, il n’obtiendra jamais l’approbation {p. 128}de l’Eglise. Ce motif m’a décidé invariablement. L’unique regret qui me reste, c’est de ne pouvoir réparer le scandale que j’ai pu donner & le mal que j’ai pu causer par ces ouvrages. Dans les délires de la jeunesse on se laisse entraîner à établir des principes qu’on n’a point. Un vers brillant décide d’une maxime scandaleuse. L’idée est téméraire, le trait impie, n’importe, le vers est heureux, on ne peut se résoudre à le sacrifier. La vanité des mots l’emporte sur la vérité des choses, la scène, cette prétendue école des mœurs, où l’amour propre ne vient reconnoître que les torts d’autrui, & où les vérités le plus lumineusement présentées n’ont que le stérile mérite de délasser un moment le désœuvrement & la frivolité, sans arriver jamais à corriger le vices, ni à réprimer la manie des faux airs dans tous les genres & le ridicule de tous les rangs. Si quelqu’un est tenté de me condamner, qu’après avoir apprécié le phosphore qu’on nomme esprit, ce rien qu’on appelle renommée, cet instant qu’on nomme la vie, qu’il interroge la religion, qui doit lui parler comme à moi, qu’il contemple la mort, qu’il regarde au-delà. Le temps vole, la nuit s’avance, le rêve va finir. Pourquoi perdre un instant qui nous est donné pour croire & adorer, &c.

CHAPITRE VI.
Euphemie. §

Il y a dans le monde une conjuration formée contre l’état religieux. L’esprit d’irréligion, la corruption des mœurs, les idées philosophiques de population, l’envie de s’emparer de ses biens, la haine des censeurs du vice & les appuis de la vertu, ont mis dans les esprits une aversion infinie contre ce saint état, & allumé le flambeau de {p. 129}la guerre. Il n’est ni de mon objet ni de ma compétence d’examiner ce systême destructeur ; je me borne à la part qu’y prend le théatre : il y joue son rôle, jamais il n’aima une vie qui lui est si opposée. Je ne doute pas que le goût aujourd’hui dominant du théatre ne contribue à cette haine & à ce mépris, & je ne comprends pas comment les Communautés Religieuses ont pu s’aveugler sur leurs intérêts, jusqu’à le favoriser, à composer, à faire représenter des pieces dans leurs maisons, à donner des règles de l’art dramatique, dont une bonne politique devoit les rendre ennemis déclarés. On attaqua d’abord grossierement le froc & le voile, en les tournant en ridicule, faisant paroître sur le théatre des Moines, des Ecclésiastiques qui tenoient une conduite & des propos licencieux. On pouvoit avoir raison. Est-il d’état où quelques particuliers ne s’oublient ? est-il juste d’imputer à la profession des égarement qu’elle condamne ? Il a fallu des ordonnances très-sévères pour arrêter ces impiétés, & bannir de la scène tout vestige des habits sacrés. Cette loi a été long-temps observée, & il en devoit peu coûter de s’y conformer. Les aventures monastiques, petites, peu amusantes, n’ont ni sel ni variété ; l’habit sérieux, modeste, imposant, ne représentent point les attraits de l’immodestie & les graces de la parure. Tel est l’Opéra des Monnes ; ce n’est qu’un recueil de traits bachiques qu’on trouve dans mille chansons, & qui fait aussi peu d’honneur à l’esprit qu’à la profession de l’Auteur.

On le prend aujourd’hui sur un ton différent & tres-artificieux ; on fait l’éloge de ce saint état, on en porte la sainteté, les rigueurs à l’excès, pour faire entendre que cette perfection est impraticable ; que ceux qui s’y sont engagés, la plupart malgré eux, par force ou par désespoir, {p. 130}y gémissent sous la haire & le cilice, dans des combats perpétuels, sans pouvoir vaincre les passions qu’ils y ont apportées ; que l’impossibilité de les satisfaire les rend malheureux toute leur vie, & la sainteté de leurs vœux, toujours coupables ; que l’état, tout saint qu’il est, ne fournit pas des moyens suffisans pour éteindre ces feux criminels ; qu’au contraire il en augmente la vivacité par les obstacles. Les passions concentrées dans le silence de la retraite, dit la Préface, ont une véhémence, une force auxquelles sont incapables d’atteindre la langueur & la délicatesse d’un monde dissipé. Un cœur isolé, forcé de se replier sur lui-même, de se parler, de se répondre, de se nourrir, pour ainsi dire, de sa propre substance, en acquiert plus de ressort & d’énergie dans ses mouvemens. Les ames de cette espèce sont comme des volcans dont l’explosion est d’autant plus terrible, que la flamme a été plus comprimée. Tout cela n’est vrai que pour certains caractères extrêmement fougueux, & dans les momens d’une tentation violente. Dans presque tous les hommes l’absence de l’objet aimé, l’impossibilité de le posséder, rallentit les passions les plus vives ; le temps change tout. Le libertinage peut, il est vrai, durer toute la vie, parce que sans cesse on l’entretient. Mais ces passions romanesques que rien n’affoiblit, sont des chimères. Rien n’est plus commun que l’inconstance. Le cœur humain est incapable d’un attachement éternel, infructueux, sans espérance, & loin de son objet. Les Religieux, à l’exception des Chartreux, ne vivent pas dans le silence & la solitude, ils sont toujours occupés, toujours avec leurs Supérieurs, leurs frères, souvent avec le monde. Ne compte-t-on pour rien les secours spirituels, la priere, les lectures de piété, les exhortations du Confesseur, l’autorité des Supérieurs, le bon exemple, {p. 131}les exercices de pénitence, la fréquentation des sacremens, l’éloignement de occasions, l’habit que l’on porte, les vœux qu’on a faits, les graces abondantes que Dieu prodigue à ceux qui le servent ? C’est oublier la religion, & se trop borner aux sentimens de la nature, que d’exagéres si fort le mal, pour inspirer des terreurs paniques & éloigner de l’état religieux. On n’ose point en attaquer de front la sainteté, mais par un tour artificieux on se sert de cette sainteté même pour y mettre une barriere.

Voilà le poison de trois pieces qui ont paru depuis peu, le Comte de Comminges, Ericit, ou les Vestales, Euphemie, ou le Triomphe de la Religion, & apparemment des autres que le sieur Arnaud menace de nous donner dans le même goût. Il y a de beaux endroits dans ces trois drames, sur-tout dans Comminges. Ils sont pourtant au-dessous des éloges qu’on en a fait, & de la célébrité qu’on a voulu leur donner. Ces trois poëmes ne sont que la même piece déguisée sous les habits des Moines de la Trape, sous ceux d’une Religieuse d’un Couvent austère, & ceux des Religieuses Payennes. C’est par-tout des personnes sans vocation, entrées par force dans un Monastère avec une passion violente qu’elles conservent, retrouvées par leur amant, au moment d’être enlevées ; par-tout le coup de théatre trivial des reconnoissances par quelques lettres ou portrait qu’on gardoit dans son sein. L’Auteur convient de cette parfaite ressemblance entre les pieces qu’il appelle des Sœurs : il ne veut pas décider de la préférence. Je crois l’aînée meilleure ; c’est le premier fruit du génie. On voit dans la seconde un sujet, un esprit épuisé qui s’efforce, à la faveur de quelques circonstances, d’enfanter de nouvelles choses, mais dans le fonds ne fait que se répéter. Si Euphemie a moins de beautés, {p. 132}d’élévation & de force, elle n’a guère moins de choses répréhensibles sur la religion & les mœurs, qui doivent la faire proscrire d’un théatre chrétien. Les principes qui y sont répandus réveillent les idées les plus dangereuses. Elle n’auroit pas échappé à la réformation de Riccoboni ; je ne crois pas que l’Abbé de Besplas l’eût plus épargnée. Les papiers publics ont annoncé que le Marquis Algarotti avoit traduit & fait jouer à Veronne le Comte de Comminges, que les habits étoient exactement ceux de la Trape, & qu’il n’avoit rien épargné pour rendre le spectacle terrible & frappant. C’est sur un théatre de société ; on ne souffriroit en Italie ni cette piece ni ces habits sur le théatre public : je doute qu’on le souffrît en France.

La fable d’Euphemie est très-mal conçue, contre toutes les règles & les usages monastiques, dont l’Auteur n’a aucune idée. 1.° Un événement si intéressant ne peut se passer sans la Supérieure du Couvent, qui n’y paroît pas ; il n’y a que deux Religieuses particulieres, dont même l’une, réguliere & sévère, a dû le lui aller raconter. On se prive par là de plusieurs belles scènes où la Supérieure auroit pu jouer un rôle brillant. On n’a point fait cette faute dans Cominges ni dans Ericie ; mais l’Auteur épuisé n’a su que mettre dans la bouche de la Supérieure. 2.° Il fait un Couvent de filles sans clôture, tout y entre sans permission & sans difficulté. Tous les Couvents de filles sont cloîtrés ; les Communautés qui ne sont pas cloîtrées, ne font que des vœux simples pour un temps, ce qui détruit toute l’intrigue. 3.° On fait venir un Directeur extraordinaire, qu’on place au milieu de l’Eglise avec deux chaises, comme dans une chambre, & une conversation ordinaire. On représente pourtant les Religieuses prosternées devant l’Autel, où le {p. 133}saint Sacrement est en réserve, ce qui est très-indécent & contre les règles. On va trouver le Confesseur au parloir ou au confessional. 4.° C’est contré la vrai-semblance qu’une fille bien élevée, qui a été dix ans Religieuse, qu’on dit timide, modeste, fasse d’abord à sa mère, ensuite à un homme respectable qu’elle n’a jamais vu, une déclaration de sa passion aussi emportée, aussi impie, aussi déshonorante. Il faut qu’on l’air senti, on lui fait baisser le voile. Quel langage ! quelle leçon ! on ne le tiendroit pas dans le monde : Mon repos, mes devoirs lui sont sacrifiés. Dix ans de désespoir, de larmes, de combats, le temps, la mort, une haire, rien n’a pu n’arracher à se trait ; voilà l’unique Dieu que je sers, que j’adore, à qui je veux offrir mon encens sur l’Autel. Un cœur ne suffit pas, mes transports, mon bonheur. Je repousse l’Autel, je rejette mon voile en outrageant mon Dieu. Qui m’offroit l’hommage de son cœur, de la main du sort le plus flatteur, de l’amour le plus tendre & le plus enchanteur. Aimable, vertueux, digne d’être adoré, & de tous les humains le plus parfait peut-être. Il n’y a là ni vrai-semblance ni décence, contre le précepte d’Horace, Quid deceat, quid non. 5.° Une femme riche, de qualité, chassée par son fils, à qui elle donne tout son bien, réduite à se mettre domestique, n’est point dans nos mœurs. L’ingratitude feroit révoquer la donation ; elle a dû réserver quelque chose, on lui accorderoit des alimens, sa famille la soutiendroit. L’exemple d’une paysanne qui couche dans un étable, ne prouve rien. Cela est ordinaire à la campagne, sans ingratitude des enfans, qui y couchent eux-mêmes, & n’ont peut-être pas de pain. On a voulu faire un contraste entre le fils & la fille en faveur de l’amoureuse, & ménager deux ou trois évanouissemens. 6.° Le roman de la profession d’Euphemie est absurde. {p. 134}Une veuve veut forcer sa fille unique, âgée de vingt ans, de se faire Religieuse, pour assurer tous ses biens à son fils. Une veuve a peu d’autorité, la fille a sa légitime dans les biens de son père, avec quoi elle peut s’établir. Son frère n’entre point dans le complot, il est livré à ses plaisirs, il se marie. Elle est amoureuse & fort aimée d’un homme de son état qui la demande. Sa mère cependant l’enferme dans le Couvent, presse son tourment, son affreux lien (quel terme dans une bouche catholique & religieuse !), sans que ni la fille ni l’amant fasse la moindre résistance. La mère fait dire à la fille que l’amant est mort ; elle le croit bonnement sans faire aucune enquête. La mère va le lui confirmer pour décider son sort. Elle tombe évanouie. Une parente, qu’il faut supposer dans la chambre voisine, accourt au bruit, & l’emporte dans ses bras expirante. Elle logeoit sans doute fort près. La mère voit tout cela sans s’en embarrasser, ni s’informer que devient sa fille, quoique cela rompe toutes ses mesures ; elle l’abandonne si bien, que dix ans après elle ne sait encore où sa fille a porté ses pas, son désespoir, & la croit morte, sans faire aucune perquisition sur sa mort qui assuroit tous ses projets. La fille qui achève l’histoire, y ajoute d’autres absurdités. Cette parente si compatissante, qui la retire du Couvent, la remet dans un autre, & l’y fait faire profession, se rend ainsi complice des injustices de la mère, & contre les règles est seule témoin, qui seule dans ces murs me vit rendre à mes fers, & lui fait une petite pension, me laissa l’héritage d’un petit revenu. Tout cela ne se fait pas dans une minute ; il faut un an de noviciat avant la profession. Cette parente meurt. La mère ne s’en embarrasse pas davantage. Son amant n’est pas moins indifférent. Tout cela se passe dans la même ville sans qu’il en sache rien, {p. 135}qu’il se donne aucun mouvement. Le second Couvent où on la met, n’est pas plus instruit ; on reçoit sans s’informer, de la main d’une étrangère, une fille unique de condition, dans la même ville. Les Supérieures, l’Evêque, qui en examine les Novices, sont aussi nonchalans ; on la reçoit sans dot, personne ne lui en a fait une, elle n’a aucun bien. Cette historiette inutile à la piece, aussi ridicule que fausse, n’a été fabriquée que pour rendre les Couvents odieux, en représentant la profession comme un acte tyrannique d’une part, & imbécille de l’autre, quoiqu’il n’y en ait point où l’Eglise prenne de plus grandes précautions.

La décoration n’est pas moins mal entendue que les circonstances mal choisies. 1.° Il n’y a point de Communauté où chaque particuliere ait dans sa cellule une biere avec une lampe allumée nuit & jour, & y couche dedans, ce qui seroit d’une incommodité singuliere. C’est une imagination bizare de l’Auteur. Il n’y en a point où l’on ait des souterrains funéraires, voûtés à perte de vue, ornés de colonnes surmontées d’urnes, remplis de tombeaux, les murs chargés d’épitaphes. Tout cela doit avoir été pris de quelqu’une des nuits d’Yong, pour faire peur. Ce n’est point là un Couvent de filles, qui jamais ne se sont avisées de ces pompes payennes. 2.° Elle va se jeter aux pieds du prié-Dieu. On s’y met à genoux, on ne se jette point à ses pieds, il n’a point de pieds. Il y a un Crucifix que soutient une tête de mort. Est-elle donc percée, & le Crucifix planté ? Elle embrasse de ses deux mains la tête de mort. On n’embrasse pas des mains. Elle doit faire tomber le Crucifix qui est par-dessus. Elle se prosterne plus profondément. Une personne prosternée est couchée à terre tout de son long ; on ne peut être prosterné étant à genoux sur un {p. 136}prié-Dieu, ni le faire plus profondément, sans creuser la terre. 3.° Il y a je ne sais combien d’évanouissemens & d’embrassades de la mère, de la fille, de l’amant, de l’autel, de la tête de mort. A tout moment on tombe évanoui, on tombe dans les bras. C’est un mouvement naturel de la passion, qu’on peut employer quelquefois ; mais c’est une puérilité de l’employer si fréquemment : stérilité d’action, qu’on remplace par des lazzis. 4.° Par-tout on tutoie Dieu. Je sais que les Poëtes le font souvent ; mais je doute fort que cela convienne dans la bouche des Religieuses, & dans leurs prieres. On ne le fait jamais dans les Couvens ni dans les prieres : c’est un style protestant, contraire au costume. Je crois aussi qu’on devroit donner le titre de sœur aux trois Religieuses : c’est l’usage. 5.° Il y a une infinité de phrases commencées, de mots suivis de points de réticence. Cela est quelquefois bon dans le transport d’une passion, & dit beaucoup : il laisse entrevoir une pensée qu’on ne peut ou qu’on n’ose bien exprimer. Mais on doit en user sobrement : il y en a peu dans Racine & dans Corneille. Quand il revient si souvent, il fatigue, & marque la stérilité de l’Auteur, qui ne sachant pas finir, se donne un air mystérieux, pour se dispenser de rien dire. On le fait ici à tout moment ; il y a plus de cent réticences. Ces points, qui servent à guider la déclamation de l’Acteur, sont ordinairement inutiles au lecteur, & le fatiguent quand ils sont si multipliés : on n’en voit guère dans nos Auteurs ; il y en a ici une infinité. Si on vouloit noter la déclamation, comme la musique, les signes seroient utiles aux Acteurs, comme l’Abbé Dubos dit qu’on le faisoit autrefois. Je doute pourtant qu’ils voulussent être traités en écoliers. De même la répétition du même mot, dans mon cœur, dans mon cœur, & {p. 137}vous, vous son épouse, ces murs, ces murs sacrés, ce Dieu, ce Dieu jaloux, &c. cette répétition a de la grace, de la force ; mais si souvent, elle est fastidieuse. Ces quatre sont dans la même page, dans l’espace de 24 vers. Il y en a cent pareilles. 6.° On fait descendre cette Religieuse dans le caveau avec une lampe à la main. Pourquoi cet air antique de lampes sépulcrales ? une bougie feroit le même effet, seroit moins embarrassante & plus conforme à l’usage. Elle appuie une main & la tête sur le tombeau, elle tombe sans connoissance sur les marches en descendant, sans que la lampe tombe avec elle. On fait venir l’amant de très-loin dans le caveau, au lieu d’y aller par l’entrée de la maison, qui étoit libre. Il dit que ce caveau avoit une issue inconnue hors de l’enceinte du Monastere, par laquelle il est venu : autre absurdité : Sibi convenientia finge. 7.° On fait tenir au Moine son amant les discours les plus impies & les plus extravagans, on lui fait faire des sermens exécrables, ce qui non-seulement est scandaleux contre la religion & les mœurs, mais contre la vrai-semblante. Depuis dix ans Religieux & Prêtre estime pour ses lumieres & ses vertus, appelé pour diriger ces Religieuses, ayant parlé avec religion & avec zèle, cet homme tout-à-coup devient furieux, enragé, dans le plus violent délire, brave le ciel & la terre, blasphême, jure, &c. veut persuader à cette Religieuse d’apostasier & de s’enfuir, avec lui, de vivre comme mari & femme, & d’aller, je ne sais où, travailler la terre, pour gagner la vie, la nourrir avec sa famille de son travail. Est-on bien sage d’introduire de pareils insensés sur la scène ? Est-ce là l’école des mœurs pour la jeunesse ? 8.° Cette scene où l’Auteur a mis tout son art, est un enfantillage. Deux amans seuls pendant la nuit n’offrent rien d’édifiant. Ils {p. 138}vont, reviennent, avancent, reculent, se poursuivent, se fuyent, se tiraillent, se poussent, se repoussent, se tendent la main, se troublent, vont au caveau, s’en éloignent, tombent, se relevent, pleurent, se consolent, se mettent à genoux l’un devant l’autre, levent les mains, les yeux au ciel, se penchent vers la terre, marchent avec précipitation, se promenent lentement, se parlent avec emportement, s’adoucissent, avec fureur s’attendrissent. Enfin l’amant forcéné l’entraîne par deux fois ; elle lui échappe, & tombe. Il la soulève avec violence, son voile est en désordre, lorsque heureusement enfin arrivent des gens qui les arrêtent. Ce manège, ces grimacer dans un sujet aussi grave, est un ridicule pantomime d’Arlequin. 9.° Une des tombes s’ouvre sons les pieds d’Euphemie, la pierre se brise & roule avec bruit ; Euphemie est entraînée dans sa chûte, & se trouve à demi engloutie dans le sépulcre. On a cru trouver là un merveilleux coup de théatre, & c’est une absurdité. La tombe sous les pieds d’Euphemie est à niveau de terre, ou élevée. Si elle est à niveau, la pierre sépulcrale a dû s’enfoncer, & ne pas rouler. Si elle est élevée, & elle doit l’être considérablement, puisque cette fille y appuyoit la tête & la main, & y avoit posé la lampe, comment s’est-elle ouverte sous ses pieds, à moins qu’elle n’y soit montée dessus, on ne sait pourquoi ? Elle ne l’a pas même pu, car elle vient de tomber sur ses genoux, assurément à terre, & qu’elle a été aussi-tôt enlevée avec violence par son amant. Si son poids a fait briser la pierre & fait engloutir, la pierre en roulant ne l’a donc pas entraînée ; elle auroit plutôt entraîné la pierre en l’enfonçant, & son amant se seroit enfoncé aussi, puisqu’il étoit avec elle la soulevant, &c. 10.° Enfin le dénouement est aussi absurde que le reste. On veut faire voir une conversion {p. 139}parfaite des deux amans, ce qui seroit sans doute une bonne leçon à donner. Mais l’Auteur se connoît peu en conversions ; il défigure si sort celle-ci, qu’elle est très-douteuse, ou plutôt fausse, & un nouveau crime. D’abord il est impossible qu’elle soit si subite. Cet amant enragé enleve cette Religieuse, & dans l’instant le voilà un saint. D’où vient ce changement miraculeux ? C’est qu’il est pris sur le fait par la mère & deux Religieuses. Il faut bien qu’il lâche sa proie, qu’on l’empêcheroit bien d’enlever, & il fait le converti, comme un voleur qu’on surprend, qui laisse ce qu’il emportoit, proteste qu’il n’y reviendra plus, & s’enfuit. Lui-même il se trahit, ou plutôt la vérité le décelle. Ce n’est point Dieu qui l’a touché ; son amour, sa fureur, sont toujours les mêmes : il tient le langage affreux du pécheur, de l’impie le plus endurci, qui est absurde dans sa bouche. Voici sa confession publique : c’est un nouveau scandale. Eh bien, ce mot affreux, le puis-je prononcer ? Je vais à mon amour, Constance, renoncer, oui te quitter, & fuir tout ce que j’adore, finir loin de toi un destin que j’abhorre. Ah ! jamais la vertu ne fut plus près du crime. Connois, sens tous les maux que l’homme peut souffrir. Vois l’abyme effroyable où je me précipite. Je pars, je t’obéis encore plus qu’à Dieu. Constance, tu reçois mon éternel adieu. Mon ame, de regret, de douleur consumée pour toujours, quand jamais tu ne fus plus aimée. Est-ce là de la contrition, & n’est-ce pas se jouer du public, renverser toutes les idées de la pénitence, & donner la plus scandaleuse leçon, que de louer comme une conversion parfaite dans un Religieux, un Prêtre, ce tas d’impiétés & d’extravagances ?

Le rôle de Madeleine qu’on fait jouer à la fille, à travers une exhortation pathétique faite à son amant, ne présente qu’une conversion fort équivoque {p. 140}& fort incertaine. La voilà à demi ensevelie dans la tombe, dont elle a enfoncé & brisé la pierre, d’où, comme un Prédicateur en chaire, elle prêche son Moine. Il veut l’en retirer ; mais elle le repousse avec indignation, prétendant que Dieu qu’il y détruit la substance mortelle, qu’elle y attend la mort, &c. Elle y finit son sermon, disant qu’elle y veut mourir, se jette sur cette tombe, & l’embrasse avec emportement. Que l’emportement est déplacé dans une convertie, une Religieuse, une fille qui prêche pour convertir les autres ! Elle se relève avec fureur. Autre trait de conversion. Appercevant son amant, qui balance encore, elle lui dit des injures, lui fait un nouveau sermon, & le chasse absolument avec les plus grandes menaces. Qu’on se souvienne que la mère & deux Religieuses qu’elle n’attendoit pas là, sont présentes. Le Moine la voyant si résolue, prend son parti, fait des reproches à la mère, & un dernier compliment à la fille, à qui seule il attribue sa conversion : Je t’obéis bien plus encore qu’à Dieu. C’est-à-dire, je te quitte, non parce Dieu me l’ordonne, mais parce que tu me chasses. Il s’enfuit précipitamment, bien loin de se tourner vers Dieu. Elle le suit des yeux jusqu’à ce qu’elle cesse de l’appercevoir, & se livrant au désespoir d’avoir perdu son amant, elle s’écrie, je n’ai plus qu’à mourir, & tombe évanouie, les bras étendus sur la pierre sépulcrale. On court lui donner du secours ; mais ne pouvant la faire revenir, on l’emporte mourante, & l’Auteur, aussi mourant qu’elle, dénoue la piece, en disant la toile se baisse. Ces fureurs, ces emportemens, ce désespoir, ce langage passionné, ces motifs vicieux, qu’on veut donner pour une conversion héroïque, une victoire complette, un chef-d’œuvre de la grace, & qui dans l’esprit de l’Evangile sont de nouveaux crimes, font un jeu scandaleux de la {p. 141}religion & de la vertu, enseignent à se contenter d’une fausse conversion, & rendent suspectes les véritables. La profanation des objets & du langage de la religion, qu’on a la témérité d’y mêler avec les objets & le langage du vice, ne sert qu’à pallier & augmenter le scandale & le sacrilège. On a jugé ce trait si beau, qu’on en a fait le sujet de l’estampe qui est à la tête, qui même n’est pas exacte. Il y manque la Sœur Cécile ; & le Moine, bien loin de fuir précipitamment, s’arrête & tourne la tête pour voir sa maîtresse. A-t-on remarqué que ces deux amans, dès l’instant qu’ils se reconnoissent, commencent & ne cessent plus de se tutoyer, même après leur conversion, même en présence de la Comtesse & des Religieuses, même en s’exhortant à la vertu ? grossiereté entre gens de condition, opposée aux principes d’une bonne éducation, contraire dans l’un & l’autre à la modestie religieuse & entre personnes qui se sont aimées & se quittent, opposée à la sévérité de la pénitente & à la gravité de l’exhortation. Cela seul en trahiroit la fausseté, parce qu’il marque une basse familiarité, & suppose une intimité indécente que la piece n’exige pas, qu’elle exclud même, parce qu’elle représente les deux amans comme vertueux. Jamais Corneille, Racine, Voltaire, n’ont fait tenir ce langage à leurs amans ; Moliere même & les autres comiques ne le font tenir qu’à des valets ou des pay sans.

Cette piece est pleine de mauvais principes, ignorance ou irréligion ; la vérité y est fort peu respectée. Pénètre-toi des feux de la grâce invincible. La grace n’est point invincible, elle n’a point de feux, l’homme ne se pénètre pas lui même des feux. Le ton de la menace appartient à l’erreur. Dieu nous menace de l’enfer ; est-ce une erreur ? Sa tendresse, & non pas sa justice, le conduit au {p. 142}supplice. La mort de Jesus-Christ est un acte de justice aussi bien que de charité. A l’amour ne mêlons point la crainte. Elle est le commencement de la sagesse. Deux ames tour-à-tour m’emportent, me déchirent. Qui est donc ce tiers emporté, déchiré par deux ames ? l’ame est déchirée, ne déchire pas. Dieu ne peut changer mon ame ; pour me vaincre, il faut tout son pouvoir. Ces exagérations de la passion sont des blasphêmes. Le charme de l’amour, son pouvoir invincibles. Erreur, de quelque amour qu’on l’entende. Le trouble, cet orage (de remords), qui trompant ma foiblesse. Galimathias ou erreur. Dans mes larmes mourir. Ma raison impuissante ou vain la repoussoit dans mon ame expirante. Qu’est ce qu’une ame expirante, des larmes repoussées dans une ame expirante ? Dieu va vous accabler du céleste courroux. Qu’est-ce que ce courroux céleste, différend de Dieu ? Il ne peut vous absoudre. Quelle erreur grossiere ! Faisons du bien, nous prierons ensuite. Renversement : il faut commencer par Dieu & la priere pour obtenir la grace de faire du bien au prochain. Dans le système philosophique on fait parade d’humanité, le culte de Dieu n’est compté pour rien. On ne parle par-tout de la profession religieuse que sous des noms odieux, affreux liens, fers accablans, abyme, chaîne, cruelle prison, imposture, lien tissu par l’enfer, &c. Sont-ce des idées chrétiennes ?

Le long discours de ce Moine apostat est l’ouvrage de l’enfer. Il brave le ciel. Que le ciel s’en offense, dussai-je être frappé du céleste anathême, je ne te quitte point. Sa maîtresse est son Dieu. Oui, c’est moi qui t’adore ; content de t’adorer, d’y consacrer ma vie. O ma religion ! je ne te connois plus. Il renonce à son état, il apostasie. Tous mes sermens, mes vœux, mes liens sont rompus. Je déteste mes vœux. Mon serment, mon vœu le plus {p. 143}sacré est de t’aimer. Il veut faire apostasier Euphemie. Excite ton courage à briser tes entraves, Et laisse dans ces murs gémir les cœurs esclaves. C’est un déiste qui ne connoît que la loi naturelle. Laissons ces humains dégradés par leurs loix. De l’homme naturel reprenons tous les droits. Il ne connoît rien de sacré que le mariage. L’hymen est une loi suprême, le premier vœu de la nature, le seul qui soit vainqueur de l’humaine imposture. Il n’y faut que la volonté des parties. Maître de mon sort, de mes goûts, à la face du ciel m’avouer ton époux. Nous serons unis par la vérité. Dieu, j’ose à ton autel attester ta grandeur. Voilà, j’en fais serment, l’épouse de mon cœur. Elle lui représente que si elle étoit mariée à un autre, il n’auroit aucun droit, à plus forte raison étant unie à Dieu. Il répond en forcéné : J’aurois les droits les mieux fondés d’une prompte vengeance : Tout devient légitime à l’amour qu’on offense. De cent coups de poignard, & jusque dans ton cœur Ma rage auroit percé celui du ravisseur. Il blasphême contre l’Eglise. Dieu que pour mon supplice De ses crimes la terre a rendu le complice, Ce Dieu que le mensonge & la crédulité Font servir de prétexte à la férocité, Au gré de leur caprice indulgent ou sevère ; Tous ces humains grossiers lui prêtent leurs fureurs, Consacrent de son nom leurs stupides erreurs. Ce joug sous qui se baisse un vil peuple d’esclaves. Il répond aux exhortations qu’on lui fait, par des imprécations d’un damné, que l’honnêteté ne proscrit pas moins que la religion : Sur moi se réunisse une éternelle mort, les tourmens de l’enfer. Il décrit les prétendues cruautés des cachots des Religieux. Tu connois les transports de ces ames sacrées, & d’encens & de fiel à la fois enivrées. Je vais sécher dans des cachots inondés de mes pleurs, chaque jour y maudire une horrible existence, & mourir de douleur, de désespoir, de rage. De pareils {p. 144}sentimens méritent ces cachots. C’est un enragé qu’il faut lier. Est-ce là du sublime, du beau tragique ? C’est un goût infernal. Il peint son crime par des traits qui en justifieroient le châtiment : J’ai pris pendant dix ans pour la religion, pour de saints mouvemens, mon feu, ma passion : Lorsqu’à Dieu j’ai cru rendre hommage, c’étoit toi, c’étoit toi dont j’adorois l’image. J’ai voulte t’enlever. Un Religieux, un Prêtre, si scélérat, si hyppocrite, qui parle ainsi à des Religieuses, en présence du saint Sacrement, comme il dit lui-même, ce Tabernacle saint où Dieu même repose, seroit-il jamais trop puni ? Malgré la force & la beauté de l’expression, la religion, la vertu, la décence frémissent des innombrables blasphêmes répandus dans le Paradis perdu de Milton ; mais enfin ce font des démons qui parlent, c’est leur rôle. Ici tout ce qu’il y a de plus respectable tient un langage de damné, qu’il ne doit pas même connoître. Tout n’est donc qu’hypocrisie, jusque dans le sanctuaire ; la passion est invincible, dix ans de vertu ne la modèrent pas. L’amour est le souverain bien : le cri de la nature l’emporte, on lui doit tout sacrifier.

Euphemie est plus raisonnable ; elle fait une belle exhortation. C’est dommage qu’elle la défigure ; elle se plaint que Dieu condamne son amour : Hé quoi ! sans qu’il t’offense, le cœur ne peut jouir de sa foible existence, s’ouvrir au doux plaisir d’aimer & d’être aimé ? L’amour y fût, hélas ! par ton souffle allumé. Oui, tu créas l’amour pour essuyer nos larmes. Quelle morale ! Dans le moment de charmes. C’est du précieux. Cependant on donne à cette fille des visions, des foiblesses de femmelette : Des fantomes hideux, des spectres agités, errans dans ces lieux sombres ; sous le même linceul je vois un peuple d’ombres. Ce linceul, ce peuple de revenans, cette agitation de spectres, {p. 145}sont d’autant plus puériles, qu’ils sont plus éloignés de la façon philosophique de penser penser de l’Auteur & des Acteurs, à moins que ce ne soit un trait de malignité pour donner du ridicule aux Religieuses. On fait mentir cette fille pour excuser son amant, je l’engageois à partager mon crime, je l’entraînois, tandis que c’est lui qui la vouloit forcer & l’enlever, & qu’elle lui résistoit de toutes ses forces. Aussi se dément-elle un moment après par les injures dont elle l’accable : Je te revois encor ! le ciel frappera-t-il sans ébranler ton cœur ? laisse-moi m’immoler, &c. ce qu’il confirme par une impiété : Tes larmes sur mon cœur produiront ce miracle. Ces petitesses, ces contradictions, ces impiétés font de cette conversion un désespoir qui en détruit le mérite & la réalité. On rit de voir la crédule Sœur Melanie l’admirer & l’en féliciter, mais bien-tôt en douter & en gémir : D’où vient que dans mes bras tremblante, inanimée, sur son front pâlissant la mort même imprimée, qu’il est difficile d’être vertueux ! A force de grossir les traits, on passe la nature : Qui variare cupit rem prodigialiter unam delphinum silvis appingit fluctibus agnum.

Ce Moine apostat parle fort mal de la mère de sa maîtresse : Auteur, dit-il, de tous nos maux, tu parle de parens à moi, qui n’adorai jamais, n’idolâtrai que toi (expressions dévotes). Il l’accuse d’avoir forcé sa fille à se faire Religieuse, quoiqu’elle l’ait laissée libre chez la parente qui l’emporta, tandis que lui veut la forcer de sortir du Couvent, qu’il la saisit, l’entraîne & l’enlève avec violence, & prononce les plus grandes horreurs & les plus exécrables sermens. La mère en a-t-elle jamais tant fait ? l’a-t-elle forcé aussi à se faire Moine ? a-t-elle fait rompre un engagement autorisé par la religion, comme il s’efforce de le faire ? Ces vœux eussent-ils été nuls d’abord, {p. 146}ils seroient ratifiés par dix ans de vertus : paroles qu’on répette comme un éloge, & qui font leur crime. S’ils ont été vertueux, ils n’ont donc pas été hypocrites ; ils se sont donnés entierement à Dieu, l’engagement au sacerdoce & à la religion est devenu légitime & indissoluble : ils n’en peuvent plus réclamer. S’ils ont conservé leur amour, c’est un crime qui n’annulle point les vœux, comme il n’annulleroit point le mariage. Si les protestations des amans & une folle tendresse étoient un titre valable, s’il falloit en croire leurs insensées déclarations, quel vœu, quel mariage, quel contrat subsisteroit ? sur quoi pourroit-on compter ? L’Auteur n’est que Poëte : un vers chez lui décide tout ; c’est sa Loi, ses Canons, son Evangile, sa probité. Quelle horreur que cette morale !

La partie littéraire fourniroit un vaste champ à la censure. A quoi mène l’idée triviale de la mort, qui revient à tout moment ? je vais mourir, je n’ai qu’à mourir, tu me donnes la mort : stérilité de faiseur de roman & de tragédies, qui ne sait que dire, & rappelle ce trait plaisant de Boileau : Et toujours bien mangeant, mourir par métaphore. On y voit une multitude de vers enjambés, vrai défaut dans la poësie noble, des rimes semblables très-voisines, de mauvaises constructions, des inversions forcées, des termes impropres, du précieux, du galimathias, des contresens, des idées fausses. En voici quelques exemples. Dieu m’a congédiée. On congédie un domestique ; Dieu réprouve, rejette, ne congédie pas. Je fermerai vos yeux, tu fermeras mes paupieres. C’est un thême en deux façons assez plat. Voici du précieux. Qu’ai-je dit à mon cœur ? Mon cœur l’a pu former. Qui prête à ses efforts les aîles de la foi. Il met tout son orgueil à se rendre insensible. Dans les larmes d’autrui essuyer {p. 147}ses pleurs. Victime du besoin, du besoin consumant. Il faut surmonter cette compassion qui pourroit nous flatter dans les bras, dans le sein d’une épouse. La foudre & l’enfer qui s’allument. Mon œil appesanti se fermoit dans mes larmes. Le cri m’est rapporté par des échos funèbres. Parmi le sang, la mort & ses affreux débris. L’amour déterminoit son ascendant sur moi. Dès ce moment ce monde à mes yeux se perdit, & la foudre en éclats nous frappe. La foudre ne se brise pas en éclats, comme une bombe. Le tendre sentiment qui m’imposoit la loi. Le bandeau des Rois tout trempé de leurs larmes. Le premier jour d’hymen, le lit d’hymenée. On ne dit ni l’un ni l’autre. Dieu s’applaudit de toi. La nature indignée & jalouse de Dieu. La terre gronde. La terre tremble, s’ouvre, ne gronde pas. Va, le suprême effort est de me pardonner. Ce va est du familier populaire. J’immolerai mes jours, tout. Que reste-t-il à immoler après la vie ? l’ame. Quel horrible sacrifice ! Au cloître, à mon état, à Dieu trop méconnu. Le pécheur méconnoît, n’est pas méconnu. Transport criminel qui soulève les sens. Ce sont les sens soulevés qui causent le transport criminel. L’amour qu’attend la foudre. La foudre n’attend pas. Répand sur la terre embrasée les flammes de la foudre. La foudre n’a point de flammes ; si tout est embrasé qu’a-t-elle à brûler ? D’un fardeau de douleurs impatiente & lasse. Je ne puis décider quel sentiment m’inspire. Dans ce torrent de pleurs exhaler mes ennuis, mes remords. Exhaler dans un torrent ! exhaler des ennuis, des remords !

Voici toute la piece. Mais en vain la raison opposoit son murmure au besoin d’aimer, au cri de la nature. C’est ce qu’on pense dans ce siecle, ce qu’on voudroit faire penser sur les Religieuses, ce qu’on enseigne au théatre, tout ce qu’on en rapporte, & on y va & on ose le défendre !

{p. 148}Fagan, Apolog. du théatre, pag. 31. fait une réflexion judicieuse. Il blâme le Tartuffe de Moliere comme dangereux à beaucoup d’égards, & assure que la police ne l’approuveroit pas. Or les Héros & les Héroïnes de Comminges & d’Euphémie sont de vrais hypocrites, des tartuffes très-dangereux, d’autant plus scandaleux, que c’est sous l’habit religieux & le caractère sacerdotal qu’ils sont des scélérats. Fagan ajoute : Tous les sujets des pieces qui conduisent à employer des termes sacrés ou mystiques, doivent être bannis du théatre. Les sujets tirés de l’Ecriture auroient dû ne jamais y paroître. Il y a dans les comédies de Moliere les plus morales des traits que la police n’approuveroit pas, comme dans l’Ecole des femmes : (Et qu’il est en enfer des chaudieres bouillantes où l’on plonge à jamais les femmes mal vivantes ; & ce que je vous dis ne sont pas des chansons).

Ainsi que cette maxime dans l’Œdipe de Voltaire (on pourroit en citer mille autres) : Les Prêtres ne sont pas ce qu’un vain peuple pense ; notre crédulité fait toute leur science. Quoique le ridicule tombe sur l’hypocrite qui emploie les termes de la religion pour son intérêt, & que (dans l’Œdipe) les Prêtres de Jocaste soient reconnus pour des imposteurs, ces peintures, quoique naïves, sont trop sujettes à être mal interprêtées, & dans l’esprit des jeunes gens ces vices occasionnent une trop mauvaise application. Voltaire auroit dû imiter la docilité de Corneille à retrancher dans le Cid quatre vers fameux sur le duel, des qu’on lui eût fait entendre qu’ils étoient contre les bonnes mœurs.

{p. 149}

CHAPITRE VII.
Du Père Porée. §

Je ne serois pas surpris que cet habile Orateur eût favorisé le théatre ; il avoit composé des tragédies & des comédies, toutes très-décentes. Il en avoit fait représenter grand nombre dans le Collège de Louis le Grand, où chaque année la représentation d’une piece étoit une grande fête. Il étoit d’un Corps toujours partisan de la scène : goût déplacé, qui contre les bonnes intentions de ces fameux Professeurs, a fait grand tort au public & à eux-mêmes. Le Traducteur du Discours du P. Porée me surprendroit encore moins. Outre l’esprit du Corps, la composition & la représentation de beaucoup de pieces qui lui étoient communes avec son maître, le P. Brumoy avoit donné un Ouvrage célèbre sur le Théatre des Grecs, plein d’esprit & d’érudition, qui suppose une étude profonde & un goût extrême pour l’art dramatique. De tels défenseurs, malgré leur piété reconnue, leurs talens & leurs lumieres, mettroient peu de poids dans la balance. Mais nous n’avons pas besoin de récuser ces Juges. Tout intéressés qu’ils soient, ils nous sont favorables, & à travers quelque mince apologie qu’ils devoient à leur compagnie & à leurs ouvrages, la force de la vérité les entraîne, & la vertu est en sûreté dans leurs mains.

Ce n’est ni la foiblesse de l’Abbé de Besplas, qui attend bonnement de la sainteté & de la toute-puissance des Grands la guérison miraculeuse de tous les maux du théatre, ni la hardiesse du sieur Fagan, qui se joue de tout, comble la scène moderne d’éloges, & ne demande pour {p. 150}continuer d’en faire une école de perfection, que l’attention des Censeurs à ne pas approuver de mauvaises pieces ; le P. Porée est un homme sage, ferme & modeste, qui examine d’abord en Métaphysicien, comme les Théologiens scholastiques, si dans la spéculation le théatre envisagé dans sa nature comme la représentation d’une action humaine, ne peut pas être tourné au bien, & devenir une école de mœurs, comme l’histoire qui rapporte ces actions, la peinture qui les met sous les yeux, la philosophie qui en raisonne, la poësie épique ou lyrique qui les chante (c’est l’abstraction métaphysique de S. Thomas dont nous parlerons) : question, dit-on, qui n’a jamais été traitée par les adversaires de la scène. Ils se sont contentés d’examiner ce qu’elle est actuellement, & non ce qu’elle pourroit être. C’est en effet tout ce qu’avoient à examiner les Conciles, les Pères, les Pasteurs de l’Eglise ; on porte des Canons & des censures sur des vices existans, non sur des possibilités de vertu. Le Médecin s’occupe de l’état actuel de son malade, non de l’état possible de sa santé. Quel homme sage voudroit conserver ce qu’il croit mauvais & pernicieux, parce qu’avec de grandes difficultés & un succès très-douteux il est absolument possible de le bonifier ?

Pour prouver cette possibilité spéculative, le P. Porée rappelle tout ce qu’avoit dit le P. Caffare & tous ceux qui ont eu quelque indulgence pour le théatre, & c’est à tort qu’on avance que le théatre a été mal défendu, puisqu’on ne peut dire rien de plus fort en sa faveur que l’ont fait ces deux Religieux, l’un avec toute la subtilité scholastique, l’autre avec toute l’élégance oratoire. Le premier s’est rétracté solemnellement ; le second a prévenu l’abus efficacement dans le même discours, en faisant voir combien la réalité {p. 151}du mal l’emporte sur la possibilité du bien. Quand il passe de la spéculation à la pratique, du général au particulier, & qu’il regarde le théatre tel qu’il est en effet (& tel qu’il a toujours été, & qu’il sera toujours), il démontre de la maniere la plus convaincante, & on sent bien qu’il parle du cœur par une conviction intime, que c’est une école du vice par la faute des Auteurs, des Acteurs & des spectateurs : circonstances qu’il est impossible d’écarter. On ne peut soutenir le spectacle que par des Acteurs mercenaires, des ames vénales, vendues au vice ; on n’y rassemblera que des spectateurs oisifs, & presque tous vicieux ; on ne verra travailler des Auteurs que par vanité, par intérêt, par goût du vice, ou pour flatter le goût du public. Ainsi cette idée métaphysique d’en faire une école de vertu s’évanouit dans le pays des chimères.

Ce discours fut prononcé devant une assemblée de Cardinaux, d’Evêques, de Magistrats, qui n’auroient pas applaudi à l’apologie du théatre. Le pieux Orateur en fit bien-tôt un contre les Romans, qui semble être une nouvelle réparation du peu qu’il avoit, comme malgré lui, accordé à la scène. Comme il n’avoit plus d’intérêt de Corps ni d’Auteur à ménager, il suit toute la vivacité de son zèle & toute l’impression de la vérité. Il condamne les romans sans restriction, & ne parle plus de possibilité de réforme. Cette condamnation ne porte pas moins sur le spectacle : mêmes raisons, mêmes dangers, mêmes prétextes. Qu’on change les noms, les deux ouvrages subsistent. Le théatre est aussi pernicieux que les romans ; les romans sont aussi susceptibles de correction que le théatre. L’un & l’autre peut être dans la spéculation une école de vertu, l’un & l’autre dans la réalité est une école du vice, indifférens par leur nature, & très-pernicieux par {p. 152}notre faute. Les représentations théatrales le sont même davantage, on y goûte un plaisir plus vif : tout est mort dans la lecture, tout est animé dans l’action ; la beauté de la décoration, l’énergie du geste, l’inflexion de la voix, la parure & les graces des Actrices, la douceur du chant, les attitudes de la danse, tout augmente le danger du vice, les alarmes de la vertu. L’Eglise prononce des censures contre les Comédiens, non pas contre les Auteurs des romans ; le public n’y court pas avec la même fureur, ils occasionnent moins de péché, & il est bien plus facile de s’en détacher.

Le Parlement de Paris a tranché la difficulté. Par son arrêt de règlement des nouveaux Collèges, donné le 29 janvier 1765, à l’occasion de la suppression des Jésuites, il dit, art. 42. La distribution des prix ne pourra être précédée que des exercices de réthorique ou d’humanité, sans qu’ils puissent en aucun cas, conformément aux statuts de l’Université de Paris, être représenté dans les Colléges aucune tragédie ou comédie. Ce sont pourtant les pieces les plus châtiées, & les moins accompagnées de circonstances dangereuses. Combien doivent être plus sévèrement proscrites celles du théatre public ! Les articles 29 & 35 des statuts de l’Université portent expressément : Afin d’ôter aux Ecoliers l’occasion de se détourner de leurs études, ou de se porter ou mal, que tous les Comédiens soient chasses du quartier de l’Université, & rélégués au-delà du Pont ; que les Principaux & Modérateurs des Colléges prennent bien garde qu’on ne représente ni tragédie, ni comédie, ni fable, ni satyre, ni autres jeux, en Latin ou en François, ces exercices dramatiques étant très-dangereux pour les mœurs. Le célèbre Garde des Sceaux M. du Vair avoit prévenu l’Université, & dès l’année 1616, qu’il fut élevé à cette dignité éminente, il fit défendre {p. 153}aux Principaux & aux Recteurs des Collèges les représentations des comédies & tragédies, & ordonna que pour former les jeunes gens à l’art de la prononciation, on ne s’éloigneroit pas des usages des anciens Recteurs. Je ne comprends pas comment les Jésuites, nouvellement établis à Paris, qui faisoient profession de suivre les statuts de l’Université, & qui ne négligèrent rien pour s’y faire agréger, oserent, & purent même impunément introduire le théatre dans les Collèges, sous les yeux de l’Université.

Revenons au P. Porée. Ses ouvrages méritent une analyse. Les premiers Poëtes dramatiques, dit-il, n’étoient pas regardés à Athènes, & ne se regardoient pas eux-mêmes comme des gens stériles, uniquement faits pour amuser le public ; c’étoit une espèce de Magistrats, de Censeurs, chargés de conserver les bonnes mœurs par la représentation théatrale, de calmer les passions par la terreur & la pitié, & de corriger des moindres défauts par le ridicule (c’est beaucoup donner à ce peuple, le plus corrompu & le plus frivole). Nos Poëtes, bien différens, n’ont en vue qu’un intérêt pécuniaire, ou une folle vanité ; ils veulent faire briller leurs talens & acquérir de la gloire, contens, pourvu qu’ils plaisent, même en se rendant nuisibles. N’envions rien aux Grecs du côté littéraire. Mais qu’est devenue leur juste sévérité ? Ils ne faisoient jouer les passions que pour les guérir ; nous ne cherchons qu’à les animer. Corneille, par l’élévation de son génie, flatta l’orgueil, nourrit la fierté, mit dans les mains des hommes le poignard de la vengeance : heureux qu’il n’ait pas tourné du côté de l’amour l’enthousiasme de ses pensées & l’énergie de son style ! il auroit embrasé la scène de ses feux. Mais l’amour ne fut que trop dédommagé par son successeur. Autant que Corneille élevoit l’ame {p. 154}par la majesté pompeuse des sentimens, autant Racine l’affoiblit & la dégrada en l’attendrissant par les charmes que l’élégance & l’insinuation de ses discours prêtoient à nos foiblesses. Il rendit tout galant : des Héros il en fit des femmes. Au lieu de s’élever comme l’aigle au-dessus des nues, il voltigea comme l’oiseau de Cypris au-tour des myrthes & des roses ; il fit retentir le langage de l’amour, blessa les cœurs de ses traits, & par une route différente parvint à partager le trône avec son rival.

Vainement par une sévère pénitence la piété ravit l’un & l’autre au théatre ; l’empire des passions y étoit établi. Leurs successeurs, sans avoir leurs talens, n’ont que trop imité leurs foiblesses, & de toutes les loix dramatiques ils ne savent observer que celle qu’ils se sont prescrite de mettre l’amour par-tout, contre l’ordonnance & l’unité de l’action, la vérité & la vrai-semblance. Il faut que par-tout la scène, prostituée au libertinage, soit une école de galanterie, que l’amour tienne le sceptre, donne des leçons, corrompe les mœurs, renverse l’ordre, assure l’empire aux femmes, l’esclavage aux hommes, décide de la paix & de la guerre, viole les droits divins & humains, & soit enfin l’unique divinité. Dira-t-on que c’est pour la réprimer qu’on montre cette passion dangereuse, si agréable & si féroce ? étrange maniere de guérir ! Allumer le feu pour l’éteindre, faire boire le poison pour le tirer du sein qui l’a reçu, faire aimer pour faire haïr l’amour ! Maladie insidieuse & contagieuse, & malheureusement trop chérie, dont les traits perfides doivent moins être bravés qu’évités, & même ignorés, s’il est possible. Les Grecs ne l’admettoient point sur leur scene, ou si quelquefois ils l’y laissoient paroître, ce n’étoit que pour la condamner & la punir. Encore même n’y mettons-nous {p. 155}pas ce tardif & léger préservatif, toujours avec le cortège des graces, les pieges des sentimens, l’amorce de la parure, l’invitation de l’éloge. L’amour, les flêches à la main, montre ses blessures, moins pour guérir, que pour blesser ; verse des larmes pour allumer, non pour éteindre ; déplore les maux pour exciter le désir, non le repentir. Infortunée Melpomene, devenue esclave d’un fol amour, corrompue & corruptrice, rougissez de votre dégradation, gémissez de vos malheurs, si vous savez les sentir !

Mais voici Thalie qui d’un air enjoué vient vanter sa réforme prétendue. Corrigée de la malignité d’Aristophane, de l’obscénité de Plaute, des intrigues libertines de Térence, elle étale les biens qu’elle fait ; elle corrige les petits-maîtres, les précieuses, les mysantropes, les femmes savantes, les malades imaginaires, & elle a des écoles pour tous les états. Mais elle néglige les vices, la flatterie, la bassesse, l’ambition, le libertinage, la fourberie, le mensonge : défauts bien plus essentiels que les ridicules dont elle s’amuse. Elle favorise le vice ; elle enseigne aux enfans à mépriser l’autorité des parens, & à tromper leur vigilance, par des engagemens clandestins, formés par une passion aveugle ; elle apprend aux femmes la coquetterie, la dissimulation, les ruses, pour tromper leurs maris, au préjudice des liens sacrés du mariage, & les livrer à une ignominie que mérite seul l’auteur du crime que l’on fait triompher ; elle invite les domestiques à flatter sans pudeur, à servir sans remords les passions de la jeunesse, à voler, à tromper leurs maîtres & les tourner en ridicule ; elle accoutume le public à traiter de bizarrerie une sage circonspection, & de politesse une connivence criminelle, l’impiété & l’indifférence à ses devoirs, de force d’esprit philosophique, à embellir le vice, à enlaidir la {p. 156}vertu, & tourner en plaisanterie les choses les plus importantes. Vous riez ? fuyez, peste des mœurs, corruption des cœurs, furie des familles, fuyez. Tel fut le crime du chef inimitable des Auteurs & des Acteurs comiques, Moliere, aussi grand par l’art que par la nature, mais aussi vicieux par tous les deux, nuit autant qu’il excelle ; car le meilleur maître, s’il enseigne le mal, est le pire de tous les maîtres.

Ses successeurs, incapables d’atteindre à ses sublimes qualités, s’attachèrent à copier ses vices, & réussirent à le surpasser par l’obscénité : méprisable talent, dont la gloire est une ignominie. Ceux-mêmes qui s’enveloppant du voile transparent de l’équivoque, semblent dire & ne dire pas, n’en sont que plus dangereux. Enfin ceux qui emploient la bouffonnerie pour faire rire le peuple, oublient que dans une ville bien policée on ne peut sans crime donner aucun spectacle qui de soit la censure du vice ou l’éloge de la vertu. Que penser des faiseurs d’opéra ? défendra-t-on leur morale ? Non : ils ne prétendent pas faire une école de vertu, & ne pensent qu’à plaire. C’est un jardin public, où on ne plante pas d’arbres fruitiers, mais des allées, des parterres, des bosquets, des jets-d’eau, des statues ; mais est-il permis d’y semer des herbes & des fleurs venimeuses, & d’y établir une école épicurienne ? Voyez la volupté assise sur un lit de gazon, couronnée de roses, environnée des amours & des graces, présenter la coupe empoisonnée. La raison, enivrée, enchaînée de fleurs, est couchée à ses pieds. Les Héros & les Héroïnes, les Dieux & les Déesses viennent y soupirer leur amour. Une foule de jeunes gens y prennent ses leçons : Jouissons de la vie, l’amour en fait seul le bonheur. Cette morale est exprimée en petits vers tendres, chantés par des syrenes, relevés {p. 157}par la symphonie, peints dans les décorations & les machines. Tout apprend à aimer. En dis-je trop ? est-il sorte de rafinement & d’embellissement qu’on ne mette en œuvre pour charmer le cœur par le plaisir ? Le pere de ce délire, Quinaut, arrosa ses lauriers des larmes d’une pénitence. Lamothe-Houdard, qui l’avoit suivi dans ses égaremens, l’imita dans son retour, & plût-à-Dieu que tous les Poëtes lyriques ouvrissent enfin les yeux sur le mal qu’ils sont au public & celui qu’ils se font à eux-mêmes !

Que sera-ce des Acteurs, qui par la voix, le geste, les grâces, la figure, la vive expression des passions, s’efforcent de l’emporter sur l’Auteur même, enfin des Actrices, ces amazonnes du théatre, si habiles à lancer les traits les plus perçans ? Quel appareil de mollesse & de faste ! quel air de tendresse & de passion ! quelle afféterie de parure ! quel excès de rafinement ! quelle étude pour flatter les yeux & blesser les cœurs ! On frémit à l’idée de l’arène des Romains, où les gladiateurs, tantôt corps à corps, tantôt troupe contre troupe, faisoient couler des ruisseaux de sang, tant les barbares Césars faisoient peu de cas de la vie des hommes ; mettons-nous les ames à plus haut prix ? ne sont-elles pas plus cruellement blessées dans nos spectacles par les armes du péché ? Qu’on ait donc grand soin de n’admettre aucune piece, je ne dis pas grossierement licencieuse, mais efféminée, qui ne soit dans la règle des mœurs ; qu’on ne se charge pas d’un rôle vicieux, que le vice soit toujours puni, qu’on quitte absolument le théatre, pour ne pas perdre les autres & soi-même.

Mais il faut plaire aux spectateurs, qui la plupart ne cherchent & ne goûtent que le vice : nouvelle source de la corruption des spectacles. Qui sont ces spectateurs ? des gens curieux, légers {p. 158}& frivoles, qui veulent tout voir, excepté eux-mêmes ; des gens oisifs & paresseux, dont l’unique occupation est de ne rien faire, l’unique soin de n’avoir aucun soin, passant du lit à la table, de la table au jeu, du jeu au spectacle, sans discernement & sans goût ; des gens accablés d’affaires, qui comme dans un port après l’orage vont à la comédie se délasser ; des gens fatigués de querelles domestiques, qui vont s’y consoler ; des gens sans caractère, esclaves de la coutume, qui y suivent la mode & la foule ; de vrais libertins, qui veulent satisfaire leur goût pour le vice, & repaître leurs yeux & leur imagination d’objets impurs ; des jeunes gens, qui sous les drapeaux de la galanterie courent apprendre le rôle, le langage & les maximes de l’amour, & s’enfoncer de plus en plus dans le bourbier de la corruption. Est-il surprenant que l’Auteur & l’Acteur, si intéressés à leur plaire, se conforment à leur goût, comme dans un repas on tâche de se conformer au goût des convives ? Si les Auteurs & les Acteurs s’abandonnent à la licence par goût, les spectateurs n’en sont pas moins coupables ; il ne tient qu’à eux de les corriger. Ils savent bien connoître & reprendre un mauvais vers, un mauvais geste, un mauvais ton ; les sifflets & les huées en sont la punition. Que n’usent-ils encore plus de leurs lumieres & de leurs droits lorsqu’on pèche contre les mœurs ? que ne s’élève-t-on contre l’impiété, l’obscénité, la mauvaise morale qu’on y débite ? Ces leçons seroient efficaces : on n’auroit plus à se plaindre des Auteurs ni des Acteurs. Vous le devez à la religion, à la patrie, & s’il faut tolérer les spectacles, rendez-les dignes, s’il est possible, du citoyen, de l’honnête homme & du chrétien.

Après un portrait si hideux & si vrai, a-t-on droit de faire valoir en faveur du théatre ce que {p. 159}dit l’Orateur sur la possibilité de le rendre bon, l’usage qu’il en a fait, & qu’en faisoit sa Compagnie pour élever la jeunesse, prenant ainsi la thèse pour raison & le coupable pour juge ? On peut, dit-il, exposer sur la scène des exemples de toutes les vertus & la censure de tous les vices, les combiner pour les contraster, & mettre dans la bouche des Acteurs toute sorte de bons principes ; qui en doute ? L’histoire ne choisit pas, elle parle avec une sorte de sécheresse. Ici c’est une narration douce, insinuante, animée, agréable, qui se fait écouter avec plaisir & goûter ses leçons ; qui l’ignore ? chacune de ses parties est innocente. Quel mal y a-t-il à composer, à déclamer de beaux vers ? La musique est bonne, on l’emploie à chanter les louanges de Dieu. Des pas cadencés sur la mesure d’un air sont des choses indifférentes. L’opéra même (& c’est tout dire) est susceptible de cette bonté morale ; qui le conteste ? On représente des pieces dans les Collèges, les Communautés. Louis XIV a favorisé le spectacle, il a fait composer pour S. Cyr. Plusieurs Auteurs ne condamnent que la comédie licencieuse, &c. C’est ce qu’on a dit & redit cent fois. Le P. Porée y répond dans un mot ; rien de tout cela ne s’exécute. Ces idées de perfection possible ne sont que des rêves. Auteur, Acteur, spectateur, tout est mauvais, tout n’enseigne que le vice, & dans son système le théatre réel est justement condamné, puisqu’on n’y trouve aucun des traits qui rendroient innocent & utile le théatre imaginaire.

Son discours sur les romans donne à ces vérités une nouvelle force, par une identité de raison évidente. Un roman est une comédie ou tragédie en récit, un drame est un roman en action. Point d’aventure galante dont on ne pût faire un drame, on l’a fait d’un très-grand nombre ; point de drame {p. 160}dont on ne fît un roman, il ne faut que dialoguer l’un & raconter l’intrigue de l’autre ; par conséquent même danger, même obligation de s’en abstenir. Le théatre est même plus dangereux, il ajoute aux attraits de la lecture tous ceux de la représentation. Le P. Porée prouve d’abord que les romans nuisent à toutes les parties de la littérature. Ils défigurent l’histoire & la géographie par les pays & les événemens, & les Héros fabuleux qu’ils y mêlent ; le poëme épique, par le faux merveilleux & les épisodes d’amour qu’ils y introduisent ; le théatre même, par des amours & des intrigues absurdes, comme dans Britannicus, Bajazet, Alexandre, Phèdre, Mitridate, vice intrinseque, dont on ne le corrigera qu’en le faisant renaître de ses cendres ; l’éloquence, par des narrations traînantes qui ne finissent point, des descriptions fardées de lieux enchantés, des discours fastidieux de flatterie & de tendresse, pleins de frivolité & de petites fleurs d’élocution qui n’ont aucun sel, mais beaucoup de poison. Ils nuisent encore aux sciences, parce qu’ils font perdre le goût de toute autre étude & absorbent toute l’attention. Voyez ce père de famille dans son cabinet, dévorant le roman anti-chrétien du Dictionnaire de Bayle, la femme d’un autre côté dans un cercle de femmes lisant le roman impie des Lettres Persannes, son fils étudiant l’Espion Turc, sa fille se repaissant des Contes de Mille & un Jour, désirant peut être de régner dans un serrail, comme les beautés Indiennes dont elle lit les aventures. Les moindres enfans admirent les Contes des Fées. Tout cela ne se trouve-t-il pas dans les pieces de théatre ? défigurent-elles moins toutes les parties des belles-lettres ? s’y affectionne-t-on avec moins de passion ? Voyez deux discours sur les romans & le théatre.

Sur-tout quelle perte pour les mœurs que les {p. 161}les romans & les spectacles ! Tout ce qui nuit aux lettres nuit à la république ; mais ce qui corrompt les mœurs, partie la plus essentielle, lui porte un coup mortel. On les corrompt en donnant des vices, & en détruisant la vertu. C’est le double crime du ces productions empoisonnées : trois vices qu’elles font naître, comme les trois têtes de Cerbère, la témérité, la paresse, la débauche, avec l’art de séduire les autres. Bien différente de la véritable valeur, la témérité qu’inspirent les livres de Chevalerie jette aveuglément les Amadis & les Rolands dans tous les périls, & pour qui ? pour une femme uniquement recommandable par sa beauté, souvent inconnue, dont on devient subitement amoureux, & pour laquelle il faut se battre, & contre qui ? amis, ennemis, connus, inconnus, étrangers & proches, rien n’est épargné. Dangers extrêmes, dont on ne se tire que par quelque ridicule miracle ; valeur bien différente de celle des Héros Grecs & Romains, qui ne combattoient que pour la patrie, ceux-ci contre les droits de l’humanité, les lumieres de la raison, les préceptes de la religion, les intérêts de la patrie, les ordonnances du Prince, vont en insensés répandre leur sang, & faire couler celui des citoyens. Quoique les aventures extravagantes de cette valeur téméraire soient passées de mode, le même esprit de duel règne encore, & pour le moindre sujet détruit les plus illustres familles. C’est comme le feu des volcans renfermé dans le sein des montagnes, que le moindre accident allume tout d’un coup avec le plus horrible fracas, & ravage au loin la campagne.

Mais comment allier la mollesse avec la témérité ? comme les neiges couvrent les volcans sans se fondre. C’est à quoi conduisent les principes par-tout établis de cette morale lubrique, qu’il {p. 162}faut obéir à l’amour, que c’est le privilège du bel âge & tout le bonheur de la vie, que ses chaînes sont préférables à la liberté, ses loix à la raison, ses douceurs à la vertu. Tels font les discours que les Celadons & les Artamenes font redire aux échos, en poussant des soupirs sur les bords d’une fontaine, dans un bocage, au milieu des oiseaux, protestant qu’il ne briseront jamais leurs fers, qu’ils aiment mieux mourir que cesser d’aimer. De jeunes gens qui prennent tous les jours de pareilles leçons, fussent-ils les plus vertueux, peuvent-ils ne pas être bien-tôt affoiblis, avilis, enivrés par les charmes de la volupté ? Si c’est un malheur de se laisser corrompre, c’est le comble de la méchanceté de corrompre les autres ; mais c’est le fruit des mêmes leçons. Artifice, tromperie, violence, tout ce qui est capable de séduire une jeune fille, y est mis en œuvre ; l’un avec circonspection s’insinue par les flatteries & les caresses ; l’autre l’attaque audacieusement, à visage découvert, & forçant toutes les barrieres de la loi, entraîne sa captive dans le précipice ; plusieurs avec un air de droiture & de probité, par des protestations & des sermens, & une sacrilège profanation des choses saintes, osent prendre Dieu à témoin de leurs promesses ; quelques autres ébranlent la religion & la soi par des principes impies, pour obtenir d’autant plus aisément la victoire, qu’ils trouvent moins de résistance. Les ruses de l’amour sont infinies, & ce n’est pas par des valets, des gens de la lie du peuple, comme dans quelques farces, c’est par des gens polis, habiles, distingués par la fortune, les places, les talens, des hypocrites d’une vertu apparente, qu’on fait tendre les pieges & porter les coups. Voilà les citoyens que forme la volupté dans les romans, des furieux, des libertins, des séducteurs, qui détruisent la religion & les mœurs.

{p. 163}Les romans détruisent les vertus des femmes, la simplicité, la modestie, la pudeur. Mais nous n’écrivons, dit-on ; que pour les instruire, afin qu’elles ne se laissent pas séduire par trop de simplicité. Comme s’il ne valoit pas mieux qu’elles fussent simples que si rusées, si elles ne péchoient pas plutôt pour être trop savantes en amour que pour être ignorantes. Mais que leur enseignent en effet les romans ? est-ce à fuir, à combattre la passion ? Au contraire on leur apprend à la faire naître, à l’entretenir, à la tendre plus vive ; on leur apprend les mystères de l’amour, le langage des yeux, l’expression du geste, le hasard des rendez-vous, les fuites attrayantes, le sel des refus, l’intelligence des équivoques, le commerce des présens, l’art d’écrite des lettres, d’irriter les désirs, d’entretenir les espérances, de tromper les surveillans, de trouver des prétextes pour cacher & montrer un amour impatient de se faire connoître, & qui craint d’être connu. Voilà bien les leçons & les exemples du théatre autant & plus que des romans. Mais à quoi bon d’enseigner la coquetterie ? ne vaut il pas mieux ignorer que connoître cet art dangereux & perfide ? La perte de la modestie suivra bien-tôt celle de la simplicité ; les femmes ne devroient jamais oublier qu’elles font dans les familles, dans la société, les compagnes des hommes, pour être conduites, non pour gouverner ; qu’elles sont les ornemens du monde, non des Divinités qu’on doive adorer. Cependant quel empire absolu ne leur donne pas les romans ? Elles dictent les loix, sont la paix ou la guerre, disposent des finances, font pencher la balance de la justice, décident de la victoire, distribuent les graces, non par une autorité directe, mais par l’ascendant de la passion ; elles règnent sur les cœurs, leur inspirent les sentimens, sont couler les larmes, pousser les {p. 164}soupirs, excitent à leur gré la tristesse ou la joie ; on ne pense que d’après elles, on étudie leurs regards, on obéit au moindre signe de leur volonté. Point de culte plus parfait, c’est une vraie idolâtrie ; victimes, offrandes, parfums, fêtes, prieres, hommages, rien ne leur est refusé, jusqu’au langage de la religion qu’on a la foiblesse sacrilège de leur adresser. On dit que la crainte faisoit les Dieux ; je dirois plutôt que c’est l’amour des femmes, tel qu’il est traité dans les romans & sur le théatre, où cette folle passion a établi le plus puissant empire. De quelle vanité n’est pas enfin remplie une Divinité qui se voit partout encensée ? Au milieu de tant d’écueils le naufrage de la modestie est inévitable, tantôt impudemment sans observer les bienséances, tantôt poliment sous la gaze de l’équivoque, tantôt par des aveux de ses sentimens qu’on ne devroit jamais faire, tantôt en bravant la volonté des parens par des mariages clandestins ou forcés, que la seule passion a formés. Tels sont les funestes fruits des romans (& du théatre). Quel objet plus important à l’attention d’un sage gouvernement, pour empêcher la composition, l’impression, le débit de ces pernicieux livres ? Si l’on doit veiller à la santé du corps, ne doit-on pas encore plus veiller au salut des ames, par la proscription absolue de ce qui porte une atteinte si mortelle à la religion & aux mœurs ?

Les Jésuites avoient alors un habile Ecrivain dont les nombreux & élégans ouvrages ne le cèdent en rien à ceux du P. Porée pour la beauté du style, & l’emportent sur eux par l’onction de la piété. Le P. Croiset parle souvent du théatre, sur-tout Réflex. tom. 1. & sans donner dans les idées chimériques de la possibilité de la perfection, il le condamne sans restriction dans la réalité. Un extrait de ce chapitre ne sera pas déplacé, {p. 165}& ne déparera pas les oraisons à qui le théatre de la Capitale a donné plus de célébrité. Le spectacle, dit-il, n’est plus un amusement oisif ; c’est un assemblage séduisant de tout ce qui peut plaire, pour charmer l’esprit & les sens par tout ce que la passion a de plus insinuant & de plus vif. La scène perdroit son agrément sans cet artifice ; elle languit, si elle n’excite les passions ; on veut être ému, & on ne pardonne pas aux Acteurs qui ne savent pas troubler notre repos & altérer notre innocence ; tout y concourt à séduire l’ame & à l’amollir ; le cœur, conduit par les yeux & par les oreilles, s’attache ; la raison suspendue se tait ; la religion n’est plus entendue dans un si grand fracas de plaisirs. Parmi tant d’objets si capables de plaire, & qui plaisent en effet, est-on maître de ses désirs ? Le théatre n’est qu’une savante école des passions ; on y donne des leçons de galanteris, de fourberie, de vengeance ; on y enseigne à conduire une intrigue, à éluder la vigilance des parens, à surprendre la bonne soi, à se défaire d’un rival, à se venger d’un ennemi ; & comme les Acteurs donnent un grand relief à ces leçons flatteuses, quel progrès les passions ne font-elles pas dans des cœurs où elles trouvent tant de dispositions ? Tout tente au théatre, & à force de goûter ce qui plaît, on aime le piege, on se sait bon gré d’y être pris, on s’y apprivoise aisément ; malgré le danger, la douceur du poison en fait oublier les funestes suites. On ne voit plus rien de honteux dans le vice déguisé & embelli ; & à force d’y applaudir, on apprend à n’en plus rougir; on ne retient que trop ce qu’on a appris. Revient-on du théatre avec une conscience plus délicate, des idées plus pures, un langage, des manieres plus chrétiennes, plus de goût pour la dévotion ? La licence du siecle, la corruption des mœurs, l’indifférence pour la religion, réduite {p. 166}presqu’aux seules bienséances, sont les fruits nécessaires du spectacle. Le démon ne mène plus aux temples des idoles, mais au théatre, où l’on voit des idoles vivantes qui s’étudient à faire apostasier. On n’y voit pas de vrais Chrétiens, ils cesseroient bien-tôt de l’être. La morale de l’Evangile est aussi invariable que ses dogmes, & s’il ne fait pas une défense expresse de la comédie, qui d’ailleurs étoit inconnue aux Juifs, c’est qu’il est inutile de porter une loi pour des choses visiblement indignes d’un Chrétien, & si opposées à l’esprit du Christianisme. Quelle idée les Payens auroient-ils des Chrétiens, si avec une loi si sainte ils avoient besoin d’une pareille défense ? Mais on se trompe, l’Evangile défend par-tout ces divertissemens : la pureté du cœur, la mortification des sens, la foiblesse de la chair, la légèreté de l’esprit, la force des passions, la malice du démon, la suite des occasions, la haine du monde, &c. tout est sa condamnation. La vertu la plus parfaite exposée sans défense à l’ait le plus contagieux, aux objets les plus séduisans, en butte & à découvert à une grêle de traits empoisonnés, peut-elle sans miracle n’être pas blessée ? Quel droit d’attendre un miracle à qui s’expose au danger ? Le Saint le plus durci dans les travaux, le plus aguerri dans les combats, n’ose point s’y exposer, & une vertu naissante, des gens sans vertu, déjà vaincus par les ennemis qu’ils cherchent, s’y soutiendroient ! Les Sainte n’en ont pas ainsi jugé, ils ont tous condamné le théatre ; leur préférera-on les idées licencieuses des libertins ? Qu’en pensera-t-on à la mort, où l’on juge sainement ? Une salle, le rendez-vous de tous les gens de plaisir & sans mœurs, où brille un luxe étudié, & tout ce que l’art de la parure a de plus rafiné, où les yeux trouvent rassemblé tout ce qui est le plus à craindre, où à ces périls {p. 167}muets & tranquilles se joint le poison des entretiens secrets les plus libres, n’est-elle pas l’écueil le plus redoutable ? Ce fracas de décorations, d’instrumens, de voix de machines, saisit d’abord tous les sens ; le charme de l’harmonie attendrit toute l’ame ; la magnificence du spectacle amuse, le dénouement de l’intrigue enchante. Comment se défier des surprises ? On voit un nombre d’Acteurs choisis, parés avec tout l’artifice que l’esprit du monde peut imaginer, & que la passion qu’ils expriment peut inspirer ; de jeunes personnes qui se font un point d’honneur de plaire, gagés pour peindre la passion de la maniere la plus vive, qui se font une gloire de l’inspirer ; des voix douces & insinuantes, des manieres engageantes, des paroles tendres, des vers composés avec art pour inspirer l’amour ; cet assemblage prodigieux de choses, dont une seule seroit une tentation, n’est-il qu’un amusement indifférent ? Un mot, une lecture, un coup d’œil, mettent en danger la vertu la plus affermie, & l’assemblage de tout ce que la passion a de plus vif, & l’art de plus rafiné, ne sera point un danger pour des ames nourries dans la mollesse & le péché ! C’est un torrent impétueux, & on n’y sera pas emporté ? un grand feu, & on n’y sera pas brûlé ? On se retire dans un désert, on s’ensevelit dans un cloître, pour éviter les dangers du commerce du monde, & à peine l’asyle de la solitude met à l’abri les Héros Chrétiens, l’iniquité naît par-tout, les austérités ne désarment pas ennemi, il faut éternellement être en garde contre son propre cœur, & ce qu’il y a de plus foible croit pouvoir se jeter au milieu des plus grands ennemis ! Le danger n’est-il à craindre que pour les dévots ? n’y en a-t-il plus pour les libertins ? Mais on n’a point de motif criminel. Mais pour ne pas chercher la mort, ses traits blessent-ils moins, le {p. 168}poison épargne-t-il pour cela ceux qui le boivent ? Mais on ne s’est point apperçu de ces mauvais effets, on en revient aussi innocent, on se sait même bon gré de la diversion qu’il a faite à d’autres crimes. Mais qu’il est à craindre que cette prétendue insensibilité ne soit l’effet d’une conscience apprivoisée avec le péché, & le fruit d’une captivité funeste ! On laisse en paix un ennemi qui est dans les fers. La satisfaction des sens étouffe la délicatesse de la conscience, les remords s’émoussent à force de piquer inutilement ; leur voix peut-elle se faire entendre dans le tumulte des spectacles ? Les ames pures & mortifiées ne sont pas si tranquilles. D’ailleurs tous les poisons agissent-ils sur l’heure ? Les plus lents sont les plus pernicieux ; en cachant le péril, ils éloignent le remède. Ceux qui arrêtent le mouvement des esprits sont aussi à craindre que ceux qui leur en donnent un trop violent. L’ennemi est trop rusé pour proposer grossierement le mal ; son intérêt est de rassurer par un air de paix & de décence. Les Pasteurs lâches & complaisans, qui par ignorance ou par foiblesse laissent dévorer leurs brebis, ou les laissent paître dans des champs agréables dont l’air contagieux ou les herbes venimeuses leur donnent la mort, ces Directeurs si peu dignes de l’être, qui pour ne pas aigrir ceux qu’ils ont intérêt de ménager, les laissent passer du spectacle au sacré Tribunal, & de la sainte Table au spectacle, ces faux Prophètes qui s’étudient à ne dire rien qui ne plaise, quel compte ne rendront-ils pas des ames qu’ils ont perdues ? Quelle idée auroit-on d’une mort subite arrivée à la comédie ? ne la regarderoit-on pas comme un châtiment redoutable, & une marque de réprobation ? Pourquoi passer une partie de la vie où l’on auroit horreur de mourir ? S’est-on jamais avisé de regarder le spectacle comme {p. 169}un acte de religion & de vertu, de s’y préparer par la priere ? La piété porteroit bien plutôt à les éviter qu’à demander à Dieu la grace d’y être préservé du danger qui s’y trouve. Il n’y a point de danger dans le monde, ou c’est là qu’il se trouve ; c’est là que son esprit se déploie avec plus d’éclat, ses maximes s’enseignent avec plus de succès, le luxe & la vanité sont inspirés avec plus d’artifice, les passions se montrent dans le plus beau jour, les plaisirs se goûtent avec plus de vivacité, la religion & la vertu sont le moins écoutées. Quelque systême de conscience qu’on tâche de se faire, il sera toujours vrai que les spectacles du théatre sont absolument défendus.

Nous pouvons ajouter les suffrages de quelques autres Jésuites, qui quoique dans un autre genre ne sont point à négliger. Mariana, célèbre par de bons & de mauvais livres, par la beauté de son style & la témérité de ses opinions, par la liberté de ses censures contre son propre Corps, Mariana a composé un traité contre les spectacles. La force de la vérité lui a fait condamner l’esprit & les usages de sa Société. Il dit assez durement, mais avec trop de vérité : Je pense que la licence du théatre est la perte très-certaine des bonnes mœurs parmi les Chrétiens. Quelques partisans de la licence qui s’efforcent d’en faire l’apologie, se laissent aveugler par la mauvaise coutume trop répandue de toutes parts. Le public doit savoir que le gouvernement n’approuve point les Comédiens, qu’il ne les tolère qu’à regret pour le divertissement du peuple & par ses prieres importunes. Quand on ne peut en obtenir le mieux, on tolère un moindre mal, par condescendance pour sa légèreté.

Comitolus, autre savant & éloquent Jésuite, & très-bon Casuiste, a fait un grand traité contre les spectacles, & un très-bon abrégé de ce traité, {p. 170}Resol. Moral. L. 5. C. 11. Dans ces deux ouvrages, écrits avec autant d’érudition & d’élégance, que de sagesse & de solidité, il prouve par une foule d’autorités des Pères, des Théologiens, des Jurisconsultes, des Philosophes, par la raison & l’expérience, qu’il n’est pas permis d’aller à la comédie, & de rien donner aux Comédiens. Bauni, Moral. tom. 1. tract. 11. q. 21. plus indulgent, croit que ce n’est souvent qu’un péché véniel, quoique très-facilement mortel. Mais il y trouve un danger extrême, & par conséquent une obligation étroite de n’y pas aller. On vient par degrés aux derniers crimes ; l’objet plaît d’abord, la tentation suit de près, le feu de la passion s’allume, on pense au crime, on le désire, on le commet : Primò placent in commissis alienæ fœditates, sentiuntur stimuli, scintilla suscitatur, ignis accenditur, scelus cogitatur, appetitur, committitur. Sur-tout pour les Religieux & les Ecclésiastiques, obligés à l’édification & au travail : Tempus audiendis nugis conterere, cùm Deo vacare necesse sit. V. Azor, P. 3. L. 2. C. 15. Filiutius, Tr. 6. p. 210. Suarès, L. 9. Disp. 47. Toute l’école de S. Ignace tient le même langage.

Amædeus Guimenius, que les Curés de Paris n’accuserent pas de rigorisme, parle de la comédie, & de la facilité des Jésuites à la faire jouer chez eux, de peccat. prop. 9. La comédie est mauvaise, dit-il, ou par l’occasion du péché qu’on y trouve, ou par la dépense qu’on y fait pour les Comédiens, qu’on entretient dans leur coupable métier. Il examine ensuite le sentiment singulier d’un Théologien qui croit qu’on n’est pas obligé de fuir, mais seulement de ne pas rechercher les occasions du péché, même les plus dangereuses, parce qu’on est libre d’y résister. Guimenius rejette avec raison une opinion si relâchée, qui même ne sauveroit pas la comédie, puisque celui qui y va {p. 171}volontairement, non-seulement ne fuit pas, mais cherche l’occasion du péché, ce que tout le monde condamne : car qui aime le péril y périra. Cet Auteur, à la tête d’une foule de Docteurs dont Pascal dans ses Provinciales demandoit s’ils étoient Chrétiens, distingue les pieces de théatre, où le spectateur ne cherche ni ne trouve ni plaisir criminel, ni danger de péché, telles que peuvent être quelques pieces de Collège, dont même je ne serois pas garant. Alors, dit-il, point de péché mortel. Mais du moins y a-t-il un péché véniel de perte de temps, de vaine curiosité. Mais s’il s’y trouve quelqu’un de ces défauts, on pèche mortellement. Et dans quel spectacle ne se trouve-t-il aucune de ces circonstances ? en est-il où elles ne soient toutes ? Si turpia representantur, si modus sit turpis, vel delectatio, vel periculum peccati, lethale est. Croira-t-on que c’est le plus relâché Casuiste, & ce à quoi se réduit la morale la plus relâchée ? Quoi qu’il en soit de ces spectacles si parfaitement épurés, qu’il faut aller chercher aux terres australes, car on ne les connoît pas en Europe, il est certain que la comédie ordinaire présente tous les dangers à la fois à tout le monde, comme dans une bataille rangée tous les ennemis de la vertu se réunissent pour la combattre de tous côtés, que la plupart des spectateurs y succombent, que tous risquent d’y être vaincus.

Est-il permis, continue cet Auteur, de donner aux Comédiens ? n’est-ce pas se rendre complice de leur désordre, & comptable de leur scandale, que d’entretenir des gens dévoués au vice, qui ne travaillent que pour lui, & l’inspirent à un grand nombre ? L’Auteur sur cette question cite des Casuistes qui traitent cette folle dépense de péché véniel ; mais il combat leur sentiment, & croit le péché mortel avec le commun {p. 172}des Théologiens. Il se moque de Baldellus, qui par une distinction singuliere, avance que quand les loges & le parterre sont pris, on peut entrer & payer, parce qu’alors on n’est pas la cause de ce qui va se faire ; mais qu’on ne peut pas entrer & payer des premiers. Subtilité ridicule : comme si ce que donne le dernier n’entre pas également dans la recette, & ne contribue pas au salaire des Acteurs & aux frais de la représentation. C’est encore le sentiment d’un Casuiste Espagnol, imprimé à Pampelune en 1738, sous le titre Tuta conscientia, v. Comedia, C. 19. Il décide, 1.° que les Magistrats ne peuvent tolérer les Comédiens que comme en certaines villes on tolere les femmes publiques ; 2.° que quand on n’y va que par simple curiosité, & moralement certain qu’on ne risque point de consentir à quelque mauvaise pensée, on peut ne pécher que véniellement, sans quoi on pèche mortellement ; 3.° enfin qu’on peut donner de l’argent à l’entrée quand les Acteurs sont déterminés à jouer, parce qu’alors on n’en est pas la cause, mais qu’on ne pourroit pas sans péché mortel les appeler chez soi ou dans une ville, faire marché avec eux, en un mot les faire jouer : Indubitatum est eos qui antecedenter conveniunt cum Histrionibus peccare mortaliter. Quoique sans doute ceux qui forment, qui appellent des troupes, ou quelque Acteur en particulier, ceux qui les font venir, jouer chez eux, soient incomparablement plus coupables, puisqu’ils sont cause de la représentation, les spectateurs qui payent à l’entrée d’un spectacle formé sans eux, ne sont pas innocens, puisqu’ils contribuent à son entretien. Sans ces profits il n’y auroit point de comédie. Distinction frivole, qui décèle l’injustice d’une cause que rien ne peut étayer.

Je m’étonne que Pascal n’ait embelli ses Provinciales des décisions des Casuistes sur la comédie. {p. 173}La matiere lui eût fourni des traits aussi réjouissans que le contrat Mohatra. Il est vrai que par une longue liste de Casuistes de tous les ordres & de tous les états, le P. Daniel eût aisément prouvé que sur la comédie, comme sur tout le reste de la morale, les fontaines du relâchement ne couloient pas toutes sur les terres de la Société. Il eût pu entr’autres lui citer Diana, Clerc régulier, l’un des moins sévères. P. 2. Tit. 17. Resol. 35. P. 5. Tract. 13. Resol. 81. 82. &c. Cet homme célèbre, qui pense bien quand il pense par lui-même, pour mettre à profit la lecture & l’étude immense des Casuistes, qu’il fit toute sa vie, à l’imitation d’Escobar, qui, quoique très-exact dans ce qu’il donne de son fonds, s’est acquis une réputation de relâchement qui a passé en proverbe, parce qu’il a traité d’une maniere problématique les questions de morale, rapportant les raisons & les autorités pour & contre, & abandonnant chacun à sa conscience sur le parti qu’il doit prendre, Diana a fait une espèce de répertoire de toutes les opinions des Théologiens, même les plus relâchés, & de toutes les preuves qui peuvent les étayer, ce qui répand sur tout un ait d’incertitude, & un ton de scepticisme ou de probabilisme dangereux, & d’autant plus dangereux qu’il est partisan de la probabilité, & décide en conséquence contre son propre sentiment sur l’opinion de quelque Docteur. Sa doctrine sur la comédie se réduit. 1.° Chacun doit consulter sa conscience. S’il y a pour lui quelque danger de pécher, il pèche mortellement en y allant. S’il est assuré de n’y courir aucun risque, il ne péchera que véniellement. 2.° Ceux qui n’y vont qu’une ou deux fois, n’y donnent qu’une somme légère, ignorant le péril, & n’y contribuant que peu, ne sont qu’une faute vénielle. Comme si de pareilles levées faites pour des Courtisannes, des Ministres {p. 174}hérétiques, des sujets rébelles au Prince, pouvoient être excusés, sous prétexte de la modicité de la somme. De pareilles sommes volées ne feroient-elles qu’un péché véniel ? 3.° Ceux qui n’y iroient & ne payeroient que quand on joue des pieces pieuses, comme aux Collèges, ne seroient pas répréhensibles. Comme si tout cela ne formoit pas l’entretien & l’encouragement d’une troupe de gens infames, dévoués par état à inspirer le vice, qui l’inspirent toujours & corrompent le cœur, même en représentant des choses saintes. Comme s’il étoit permis d’entretenir les femmes publiques, les rébelles au Prince, les Ministres hérétiques, les jours où par hasard ils n’exercent pas leur criminelle profession. Toutes ces chicanes démontrent l’embarras des défenses d’une cause insoutenable, & en sont une nouvelle condamnation que tous les artifices de la probabilité ne peuvent affoiblir.

Dans le nombre infini de Casuistes qui ont écrit depuis deux siecles, dans la foule immense de distinctions & de subtilités qui font de leur doctrine une espèce de labyrinte, il ne seroit pas étonnant que quelqu’un fût favorable. La plupart retirés dans des Communautés, occupés à des études sérieuses & des fonctions saintes, ne connoissent point le théatre, à peine ont-ils vu quelque piece de Collège. Il est même vrai qu’en France jusqu’à la fin du dernier siecle, & dans le reste de l’Europe jusque dans celui-ci, cet objet peu intéressant étoit plutôt méprisé que combattu. Cependant sa condamnation fut en France toujours unanime ; la chaire, l’école, le confessionnal, sont également déclarés contre lui. Il seroit aisé de faire une chaîne de tradition. Tel fut sans interruption le cri de la sagesse & de la vertu. Tous les Théologiens François se sont expliqués avec franchise & sans détour avec le savant Bossuet, qui {p. 175}a composé un ouvrage exprès contre les spectacles. On n’a vu que le P. Caffaro, Théatin, qui ait pensé autrement ; encore s’est-il rétracté, & a-t-il avoué que n’ayant jamais été à la comédie, il ne la connoissoit point (il étoit Napolitain). Toutes les Conférences, Angers, Luçon, Perigueux, la Rochelle, &c. toute la Sorbonne, comme le rapportent Lamet & Fromageau, v. Comédie, tout Port-Royal, Arnaud, Nicole, Racine, tous les nouveaux Casuistes, Collet, Besombes, Habert, Antoine, Pontas, le P. Alexandre, les combattent au long & avec zèle. Le P. le Brun, M. de Voisin en ont fait des traités. Tous les catéchismes & les rituels enseignent la même doctrine. Entr’autres celui de Montpellier dit positivement sur le sixieme commandement : Les spectacles profanes, les danses, mauvais livres, comédies, romans, conduisent à l’impureté, & comme tels doivent en conscience être évités. Sect. 3. C. 7.

Tous les Théologiens François depuis un siecle citent avec de justes éloges l’autorité respectable du Prince de Conti, qui dans son traité contre la comédie, dont nous avons souvent parlé, prouve évidemment qu’on ne peut y assister sans péché. On peut y ajouter une autorité d’un autre genre, que l’élévation du rang & l’éminente piété ne rendent pas moins respectable, c’est le sentiment de Madame Henriette, fille du Roi, enlevée à la France à la fleur de son âge, après en avoir mérité l’admiration par ses vertus, de qui on peut bien dire avec le Sage : Elle a fourni en peu de temps une longue carriere ; Dieu n’a terminé ses jours de bonne heure que pour la préserver de la malice du péché & du prestige de la vanité du monde. Nous trouvons ce trait dans les Maximes Chrétiennes de l’Abbé Clément, Orateur que sa religion, son zèle, ses talens, ont justement rendu célebre. Voici les paroles qui caractérisent si bien cette {p. 176}auguste Princesse. Elle disoit un jour à une personne qu’elle honoroit de sa confiance : Je ne conçois pas comment on peut goûter quelque plaisir aux représentations du théatre, pour moi c’est un vrai supplice. La personne à qui elle parloit ainsi, ne put s’empêcher d’en marquer de l’étonnement, & prit la liberté de lui en demander la raison : Je vous avoue, répondit la Princesse, que quelque gaie que je sois en allant à la comédie, si-tôt que je vois les premiers Acteurs paroître sur la scène, je tombe tout-à-coup dans la plus profonde tristesse. Voilà, me dis-je à moi-même, des hommes qui se damnent de propos délibéré pour me divertir. Cette réflexion m’occupe & m’absorbe toute entiere pendant le spectacle : quel plaisir pourrois-je y goûter ? Voilà les personnes à qui, pour obéir à l’étiquette, le spectacle peut être permis, qui bien loin de se laisser occuper & absorber par le plaisir, n’y vont qu’à regret, & y sont occupées & absorbées par les réflexions les plus sérieuses & les plus Chrétiennes. Qu’il y a dans celle-ci de la charité, de l’humanité, de la religion, de la vérité ! Cette grande ame ne peut souffrir qu’on se perde pour elle. Une Princesse Chrétienne, obligée malgré elle d’assister aux combats des Gladiateurs, auroit dit de même : Voilà des gens qui s’égorgent pour me divertir ; quel plaisir puis-je goûter à ce spectacle sanguinaire ? Voici des meurtres plus déplorables, des gens qui tuent leur ame, qui se damnent pour me divertir ; quel plaisir puis-je y goûter ? Ce mot est d’une simplicité admirable & du sens le plus profond. Il dit tout. Il caractérise la profession de Comédien : ce sont des gens qui se damnent pour divertir. Il caractérise l’inhumanité, l’irréligion, la corruption des spectateurs, qui s’embarrassent peu qu’on se damne, pourvu qu’ils se divertissent : sentiment & conduite qui les damne eux-mêmes. Il caractérise la plus belle {p. 177}ame, l’esprit le mieux fait, le cœur le plus pieux, le plus charitable, que la pensée de l’éternité jette dans la plus profonde tristesse, au milieu des plaisirs les plus vifs & les plus séduisans, dans un âge & dans une fortune où avec les attraits les plus piquans ils assiegent l’ame la plus sensible, & la trouvent inébranlable.

CHAPITRE VIII.
Sentiment de S. Thomas. §

Le sentiment de S. Thomas n’est pas, comme celui des autres Pères, une condamnation claire & précise du théatre. Les distinctions subtiles de la théologie scholastique, y répandent une obscurité dont abusent les défenseurs du spectacle, pour s’étayer d’un si grand nom. Il y a en effet un mot dans sa Somme 2. 2. quest. C. 168. art. 3. qui fait une difficulté. S. Bonaventure, son condisciple, Albert le Grand & Alexandre de Hales, leurs maîtres, S. Antonin qui le copie près de deux siecles après, tiennent le même langage. Ces cinq autorités, qui n’en font qu’une, les seules qu’on trouve pour ou contre pendant cinq ou six siecles d’ignorance, semblent traiter le théatre comme une chose indifférente, qui ne devient mauvaise que par les circonstances de la licence, de l’assemblée, du temps, du lieu, ce qui suffiroit pour proscrire le nôtre, où toutes les circonstances les plus dangereuses sont rassemblées avec le plus grand art. S. Thomas décide qu’il peut y avoir de l’excès dans les divertissemens même innocens, & qu’alors ils deviennent des péchés. Il se fait une objection. Si quelqu’un donne dans l’excès, c’est sans doute les Histrions, qui y passent leur vie. Cependant leur profession {p. 178}n’est point mauvaise de sa nature, ils ne sont point en état de péché. Ils sont nécessaires à la société ; on peut légitimement leur donner pour les entretenir. S. Thomas en convient dans sa réponse, pourvu qu’ils ne fassent ni ne disent rien d’indécent, qu’ils fassent d’ailleurs de bonnes œuvres, remplissent tous leurs devoirs, & observent toutes les circonstances des temps & des lieux. Telle est l’idée du P. Porée, qui même croit qu’on peut en faire un art & une école de vertu. Quand on passeroit toute cette doctrine, la cause du théatre tel qu’il existe, n’en seroit pas meilleure. Aucune de ces règles n’y est observée, & si on s’y enveloppe d’un voile de politesse & de décence, ce n’est que pour les violer impunément, & plus dangereusement que si on les transgressoit grossierement.

Cependant, Quest. 82. art. 2. ad 2. ce même Saint examine si on doit payer la dixme de tous les biens, & en particulier des choses mal acquises. Il répond que les choses dont l’acquisition est un crime, comme le vol, la rapine, l’usure, on doit les restituer, non pas en payer la dixme ; mais que celles qui ont été acquises par un autre péché, comme celles que gagnent les Courtisannes ou les Histrions, on n’est pas tenu de les rendre, & l’on doit en payer la dixme ; mais que l’Eglise ne doit pas les recevoir, pour ne pas paroître participer à leur péché, à moins qu’ils ne soient convertis : Quæ turpi causâ acquiruntur, sicut meretricio vel histrionatu. Rien n’est plus précis, l’histrionat est comparé à la prostitution, les Histrions aux femmes débauchées, meretricio vel histrionatu. On ne veut pas que l’Eglise accepte cette dixme, pour ne pas paroître participer à leur péché : Ne videatur eorum peccatis communicare, nisi pænituerint. Ce qui même va trop loin. Car c’est une condamnation des Hôpitaux, qui {p. 179}non-seulement acceptent les dons volontaires des Comédiens, mais s’abonnent avec eux, & se font donner par les ordres du Roi une partie de ce qu’ils exigent à l’entrée. La même décision se trouve dans tous les Auteurs contemporains qui ont traité la matiere des dixmes, S. Raimond de Pennafort, Alexandre de Hales, S. Bonaventure, &c. La dixme personnelle de l’industrie étoit alors établie en bien des endroits, & quand on examine si elle est dûe de ce qu’on a acquis par le crime, par-tout le métier des Histrions est donné pour exemple, & comparé à celui des Courtisannes, Meretrix vel Histrio. En matiere de restitution & d’administration des sacremens, tout le monde tient encore le même langage. Faut-il restituer les biens acquis par le crime, autre que l’injustice ? faut-il refuser les Sacremens aux pécheurs publics ? Cette idée est si universellement répandue, que d’abord le Comédien & la Courtisanne sont mis sur les rangs.

Je ne serois pas surpris que S. Thomas eût quelque indulgence pour des spectacles qu’il n’avoit jamais vus, puisqu’il étoit entré en religion dès l’enfance, & qu’ayant reçu du ciel un don singulier de chasteté, il n’en connut pas le péril par lui-même. D’ailleurs les spectacles de son temps, comme nous verrons bien-tôt, n’étoient que de simples jeux, bien différens de cet assemblage étudié des pieges les plus dangereux qui forment notre scène. Cette indulgence seroit même assez conforme à la douceur de son caractère. Toute sa morale, quoique très-solide, penche plutôt vers la bonté que vers la sévérité. Aussi fait-il une vertu particuliere de la gaieté, qu’il nomme eutrapelie, & non de la tristesse, quoiqu’on puisse également rapporter à Dieu l’un & l’autre, & que la tristesse soit louée dans l’Evangile, beati qui lugent, va vobis qui ridetis, que {p. 180}le Seigneur air été triste jusqu’à la mort, que S. Paul nous assure qu’il y a une tristesse utile, louable, &c. C’étoit même l’esprit de son Ordre & de son siecle ; on voit un fonds de gaieté dans les Ecrivains de ce saint Ordre : témoins les Secrets & les bons Mots d’Albert le Grand, les Déjeûners du Cardinal Cajetan, le Miroir de Vincent de Beauvais, la Morale de Javellus, le Catéchisme de Grenade. Ce n’est que depuis l’aigreur des Congrégations de Auxiliis, & la sombre sécheresse du système de la promotion physique, qu’on voit dans leurs écrits je ne sais quel air de rigorisme. Tout cela influe beaucoup dans la décision des cas, & quoique très-exacts l’un & l’autre, le style de S. François de Sales est bien différent de celui de S. Charles-Borrhomée. Mais nous n’avons pas besoin de recourir à ces adoucissemens, la doctrine de l’Ange de l’école sur la comédie, comme sur-tout le reste, est très-conforme aux vrais principes.

Il est vrai qu’il est d’abord difficile de concilier les deux textes de S. Thomas, qui semblent tout-à-fait opposés, & semblent exclure toutes les distinctions & les excuses qui pourroient en sauver l’opposition ; car enfin la prostitution, à laquelle il compare sans restriction l’histrionat, n’est susceptible d’aucun adoucissement. Il n’y a point de circonstance de temps, de lieu, de décence, de légèreté, de matiere, qui la sauve, même dans la spéculation. On ne peut pas dire qu’elle soit nécessaire au soulagement, au délassement de l’homme, que le métier n’en est pas mauvais par lui-même, qu’on peut faire des dons aux femmes débauchées, pour les entretenir ; & quoiqu’on les tolère en quelques endroits, c’est de sa nature un mal absolu, sans modification. Si donc l’histrionat est semblable à la prostitution, par quel faux-fuyant peut-on le soustraire à l’anathême ? Bien {p. 181}loin donc d’avoir à nous opposer S. Thomas, les partisans du théatre doivent être très-embarrassés à parer le coup mortel qu’il leur porte : Meretricium & histrionatus. Au reste, il ne fait que suivre l’esprit & la doctrine des Canons & des Loix, qui, comme nous l’avons souvent dit, mettent toujours ces deux choses sur la même ligne, ou plutôt n’en font qu’une sous deux points de vue. Le métier de Comédien est une sorte de prostitution, & la prostitution une sorte de comédie, même avec ce désavantage, que le théatre offre, représente, enseigne, embellit avec le plus grand éclat le crime, que les autres ne font que commettre en secret avec ignominie : l’un est le vice hydeux & dans les ténèbres, l’autre le vice paré de graces & couvert de gloire.

M. Bossuet, N. 23. croit que S. Thomas n’a point parlé de la comédie proprement dite, qui étoit inconnue de son temps ; que le mot Histrion veut dire seulement un bouffon, un balladin, un ménetrier, un joueur de flûte ou de gobelets, &c. tous genres faits pour amuser le peuple, compris sous le nom général d’Histrion. 1.° S. Thomas cite en preuve l’exemple de S. Paphnuce, à qui il fut révélé qu’un de ces hommes étoit d’une sainteté éminente. Ce n’étoit pas un Comédien, dont il y avoit un nombre infini dans l’empire d’Orient, mais un Joueur de flûte, qui gagnoit sa vie à jouer dans les villages, in vico, & quitta même son métier quand le Saint l’eut instruit. 2.° S. Thomas, 4. Distinct. 16. Q. 4. art. 12. distingue les jeux de théatre, tels qu’ils se faisoient autrefois pour inspirer l’amour (la vraie comédie, ludi qui in theatris agebantur ad excitandam luxuriam), des jeux de son temps, qui n’étoient que des discours facétieux, des contes, des vers, des jeux accompagnés de gestes plaisans (de lazzis), ce que le Droit Canon de vit. & honest. Cleric. {p. 182}appelle buffones, gaillardi, dans l’esprit & la simplicité du siecle. C’est tout ce qu’on trouve dans les Auteurs contemporains, qui en parlant des jeux ne nomment jamais le théatre, dont ils n’avoient point d’idée. S. Louis cependant chassa ces bouffons, parce que sans doute ils étoient devenus trop libres, & on peut présumer que S. Thomas, pour qui ce saint Roi avoit beaucoup d’estime & de confiance, y contribua. 3.° Cent cinquante ans après, ces bouffonneries commencèrent à prendre un air régulier, & à devenir de petites pieces qu’on appela des Mystères, parce qu’on n’y représentoit que des choses saintes. S. Antonin seul en parle, & ne les blâme pas absolument. P. 3. Tit. 8. L. 4. N. 12. il marque combien elles sont nouvelles, representationes quæ fiunt hodie.

Il est certain que l’art du théatre, comme tous les autres arts, enseveli en Occident sous les débris de l’Empire par l’inondation des Barbares, ne se rétablit que plusieurs siecles après, & n’eut que de foibles commencemens. Qu’est-ce que les peintures, les statues, les poësies qui nous restent de ces temps gothiques ? qu’étoit-ce que les Troubadours, les seuls Auteurs & Acteurs du temps ? des chantres du Pont-neuf, des joueurs de vielle, qui alloient de château en château, récitant, chantant, jouant leurs fabliaux, quelquefois sur des treteaux qu’ils élevoient pour le moment. On voyoit tout cela fort indifféremment, & sans croire qu’il y eût aucun mal, pourvu qu’on n’y mêlât point de choses déshonnêtes. S’il n’y avoit jamais eu d’autre comédie, l’Eglise n’auroit jamais porté des censures. S. Thomas, qui de son temps ne connoissoit autre chose, & tous les gens de bien avec lui, ont pu tolérer ces amusemens maussades, plus propres à dégoûter qu’à séduire, aujourd’hui abandonnés au peuple, que ces bouffonneries font rire sans conséquence. C’est ce {p. 183}qu’ont pensé tous ses Commentateurs, qui ne pensent que d’après lui. Le détail en seroit inutile. Il n’y a pas jusqu’à la table de sa Somme, qui est bien faite, qui même en est une espèce de commentaire, au grand répertoire de Rainerius de Pisis, Pantholog. & à la Somme de Silvester, qui tous par le mot Histrions n’ont jamais entendu des Comédiens proprement dits, tels que les troupes que nous voyons, mais d’une maniere vague & générale des gens qui amusent le public par des jeux indifférens, que la simplicité des temps & le défaut de théatre rendoient alors bien plus nombreux & plus courus, & qui ne méritoient aucune animadversion, pourvu qu’ils ne s’échappassent point à dire ou faire rien d’indécent. Tout cela étoit renfermé sous le nom d’eutrapelie, gaieté, amusement, jeux, divertissement : Risus eutrapeliæ, quam possumus dicere jucunditatem. La distinction des Comédiens & des Balladins est très-ancienne, quoiqu’on leur donne indifféremment les mêmes noms. Quand la comédie réguliere fut établie à Rome, il y vint de l’Istrie, province voisine, aujourd’hui de l’Etat de Venise, plusieurs de ces bouffons qui couroient les rues pour faire rire la populace, ayant à leur tête un nommé Ister, ce qui leur fit donner le nom d’Histrions. Ils furent employés sur le théatre dans les intermèdes, le prologue, après la piece, pour délasser les spectateurs, ce qui subsiste en Espagne & en Italie. Il y a toujours quelque Arlequin qui de temps en temps dans la piece vient débiter des bouffonneries. On y supplée en France par les danses, les fêtes des entr’actes, & la petite piece à la fin. Le mot d’Histrion est devenu un terme de mépris dont les Comédiens s’offensent, quoiqu’ils le méritent. C’est assez de sentir combien les jeux plaisans, les propos facétieux, sont éloignés de la comédie dans l’état où nous la voyons, où tout tend à exciter {p. 184}les passions, où tous les objets sont dangereux, où l’assemblage artisé de tous les dangers imaginables forme une totalité de tentation à laquelle on ne résiste pas, dont les effets sont aussi funestes qu’inévitables.

Voici la doctrine de S. Thomas dans les deux endroits cités. Il en est des divertissemens, jeux, spectacles, comme de toutes les autres actions humaines. Il y en a de bons, de mauvais, & d’indifférens. Tous ceux où l’on voit des péchés, de la turpitude, du danger de pécher, sont mauvais & défendus à tout le monde. Ceux qui contribuent au culte de Dieu, fruits d’une sainte joie, comme les fêtes de l’Eglise, les Cantiques, les décorations des Temples, les feux de la S. Jean, les translations, la danse de David devant l’Arche, sont bons & permis à tout le monde. Mais les amusemens indifférens par eux-mêmes, exercices du corps, chasse ou péche, tours d’adresse, jeux d’esprit, promenades, conversations gaies, tout cela devient bon ou mauvais, selon l’intention qu’on y porte, l’usage qu’on en fait, les circonstances qui les accompagnent. Ceux-ci appartiennent à la vertu d’eutrapelie, ces jeux innocens eux-mêmes, S. Thomas prétend que ceux qui sont obligés de faire pénitence pour leurs péchés, doivent s’en abstenir par esprit de mortification, de recueillement, d’union avec Dieu. Le théatre fût-il aussi innocent que la chasse ou la péche, nous l’aurions bien-tôt dépeuplé, si on le réduisoit, comme S. Thomas, à ceux qui n’ont point de pénitence à faire pour leurs péchés : Quamvis possit his sine peccato intendi, in pœnitentia tamen hæc sunt vitanda.

Quoique S. Thomas ne nomme pas expressément le théatre, ses principes suffisent pour décider la question ; l’application est aisée. Oseroit-on le mettre dans le rang des actions saintes destinées {p. 185}au culte de Dieu ? honoreroit-on le vrai Dieu, comme on honoroit les fausses Divinités du Paganisme ? Personne n’a porté l’irréligion jusqu’à faire de la comédie une partie du cérémonial & du culte public, ou si dans quelques Eglises on a eu l’imbécillité de le défigurer par un si profane mélange, on l’a appelé la fête des foux : nom très-convenable, qui en donne l’idée qu’on doit en avoir, & que tout le monde en avoit. Il ne reste donc que la classe des choses indifférentes dont on peut se faire un mérite & une vertu. Je ne pense pas que la plus rafinée mysticité porte jamais la comédie à ce degré de perfection. Je comprends que les gens de bien qu’on forceroit à y aller, que leur charge obligeroit d’y accompagner le Prince, comme Naaman, par l’avis du Prophète Elisée, accompagnoit le Roi de Syrie son maître au temple des Idoles, pourroient, en détestant ce culte sacrilège, élevant leur cœur à Dieu & l’adorant seul, être excusables & acquérir des mérites en faisant les fonctions de leur charge, de même que plusieurs Vierges Martyres ont remporté de grandes victoires jusque dans les lieux infames où les tyrans les faisoient traîner. Qu’un Quiétiste, qui ne s’embarrasse pas de la partie-inférieure, pourvu que son esprit demeure uni à Dieu, prétende que la comédie n’altère point en lui cette sublime union & cette céleste aphatie, on gémira de son erreur ; les oracles de l’Eglise nous en font sentir le danger, & ce n’est pas l’asyle dans lequel les amateurs du spectacle se réfugient. Ils sont d’ailleurs peu contemplatifs, leur spiritualité est médiocre, & ce n’est ni l’erreur ni la vérité dans ce genre sublime qui sert à leur apologie. Ce n’est ni violence, ni nécessité, ni obligation d’Etat qui les entraîne au théatre ; ils y vont volontairement, & pour leur plaisir. Ce n’est point {p. 186}la direction d’intention qui leur en rend la fréquentation méritoire, ni la pratique des vertus chrétiennes qui la leur rend utile. Ce dévot exercice ne sera jamais présenté au jugement de Dieu pour embellir leur couronne éternelle. A-t-on jamais lu dans les Heures des Comédiens ce bel acte : Mon Dieu, je vous offre George Dandin, les fourberies de Scapin, que je vais jouer ou voir jouer, pour l’amour de vous & à votre gloire. Je vais y pratiquer la chasteté, la charité, la mortification : je vous en demande la grace.

Après avoir établi ces principes généraux, S. Thomas ajoute que si on y représente des choses indécentes ou capables de porter au péché, turpium vel ad peccatum provocantium, on pèche en les regardant avec plaisir ; ce plaisir & ce goût peuvent être si grands, que le péché sera mortel : Tanta potest exhiberi libido ut sit mortale. Tout le monde doit donc l’éviter : Omnes arceri debent. Ainsi, selon S. Augustin, qu’il cite, c’est un très-grand crime de donner aux Histrions, c’est les entretenir dans leur péché : Immane peccatum dare Histrionibus ; si quis sustentet Histriones, eos in peccato fovet. Albert le Grand pense de même, qu’on peut tolérer les spectacles utiles, les amusemens innocens : Puto quòd toleranda sint. Alexandre de Hales croit aussi que s’il y a quelque chose qui porte à l’impureté, qui nuise à la piété, on doit absolument s’en abstenir : Excitatio ad lasciviam, provocatio libidinum, impedimentum cultûs divini. S. Pierre défend aux Chrétiens de s’abandonner, comme les Payens, à la dissolution & aux désirs de la chair. La comédie, qui produit ce mauvais effet, n’est que trop renfermée dans la défense de l’Apôtre. Parmi les conditions que S. Thomas exige pour tolérer l’histrionat, il veut que la gravité de l’ame n’y soit pas totalement {p. 187}relâchée : Ne gravitas animæ totaliter resolvatur. Qu’on cherche la moindre preuve de gravité dans ces bouffonneries, ces ris immodérés, cet excès de passion, cette ivresse de plaisir, ce ravissement du chant, cet éblouissement des décorations, cette espèce d’extase où l’homme hors de lui-même, absorbé dans ces objets, n’est occupé que de ce qu’il voit, ce qu’il entend, ce qu’il sent dans ces momens de plaisir : Gravitas totaliter relaxatur. S. Paul, dit ailleurs S. Thomas, défend non-seulement les choses & les paroles absolument déshonnêtes, turpiloquium, mais encore les folies qui peuvent provoquer au mal, Stulti loquium ad malum provocans, & enfin les bouffonneries, scurrilitas, des paroles où l’on cherche trop à rire & faire rire, verbum joculatorium. Car il faudra rendre compte à Dieu de toutes les paroles oiseuses. Sur quoi S. Bernard nous dit : Il est indécent de rire aux éclats, & plus encore de faire rire les autres : Fœdè ad cachinnos moveris fœdius moves. Or je demande s’il n’y a rien au théatre de suspect & de frivole, ou plutôt s’il n’y a rien qui ne réunisse tous ces traits de réprobation dont parle l’Ange de l’école. Ce ne peut donc être que pour l’histrionat, dans la spéculation, qu’il paroît avoir quelque tolérance. L’histrionat, tel qu’il est dans la réalité, ne trouvera jamais grace à ses yeux.

Ce grand Docteur parle encore des spectacles sur la matiere de la curiosité, 2. 2. Q. 182. art. 2. Il se fait cette objection. La vue des spectacles ne doit pas être une curiosité mauvaise : c’est un amusement agréable & naturel ; l’homme aime naturellement à voir peindre & représenter, comme le dit Aristote. A quoi il répond que sans doute en général, regarder la représentation de quelque chose n’est point un mal, mais que la vue {p. 188}des spectacles devient vicieuse, vitiosa redditur inspectio spectaculorum, parce que par ce moyen l’homme prend du goût & de l’inclination pour les vices d’impureté ou de cruauté : Per hæc homo fit pronus ad vitia lasciviæ vel crudelitatis. Voilà bien le théatre & les funestes effets qu’il produit : Fit pronus ad vitia lasciviæ. Je ne crois pas que personne ose le contester. Il cite la-dessus S. Chrysostome, dont nous avons ailleurs rapporté la doctrine, qui parlant du théatre de son temps d’Antioche & de Constantinople, assure qu’il n’est propre qu’à porter à l’impureté & au crime : Adulteros & inverecundos constituunt tales inspectiones. Il cite encore le trait d’Alipius, rapporté par S. Augustin, Confess. L. 6. C. 8. Ce jeune homme, qui s’étant converti, avoit renoncé au spectacle, y fut entraîné par ses amis, & d’abord tint les yeux fermés ; mais les ayant ouverts par curiosité, au cri que fit le parterre, ne put résister à la tentation, & revint à ses premiers goûts, & à son dérangement. Enfin il appuie les conditions qu’il exige par l’autorité de S. Ambroise & de Cicéron dans ses Offices. Qu’on réunisse toutes ces conditions, qu’il n’y ait rien de mauvais, d’indécent ou de dangereux, jamais d’excès ni dans la chose ni dans l’affection qu’on y a ; que la gravité chrétienne la modestie, la piété s’y conservent ; qu’on ne se le permette que comme un besoin, un soulagement à la foiblesse humaine ; qu’on se traite comme les enfans, à qui on permet des récréations, mais sans excès, sans danger, sans indécence ; qu’on n’y souffre rien que de convenable aux temps, aux lieux, aux caractères des personnes, aux jours de fête & de pénitence, & on verra que si ce Saint paroît, dans la spéculation d’une abstraction métaphysique, avoir quelque légère indulgence pour le spectacle en général dans sa nature, personne n’en est en effet un {p. 189}censeur plus sévère dans la réalité & la pratique, où jamais ne sont ni ne peuvent être observées les sages loix qu’il a prescrites.

S. Antonin ne lui fut pas plus favorable que S. Thomas, qu’il ne fait que copier. C’est toujours la même idée de l’histrionat. Il n’y avoit encore de son temps, il n’y eut de long-temps encore aucun théatre public en Europe, aucun théatre à demeure ; ce n’étoient que des Poëtes ambulans, d’abord Provençaux, dont M. Parfait, Hist. du Théat. Tom. 1. rapporte les noms & les ouvrages, qui s’associoient pour gagner leur vie, & faire la cour aux Seigneurs dont l’Europe étois remplie, alloient dans leurs châteaux chanter des vers à leur louange, & les divertir par leurs gentillesses, qu’ils animoient par leurs gestes à leur maniere, ce qui étoit bien innocent, & n’avoient aucun rapport à nos spectacles. Il en est ainsi à la Chine, au Japon, dans toute l’Inde, où l’on ne connoît point de théatre public, mais où l’on voit des troupes de Balladins qui vont dans les maisons où on les appelle divertir les gens par leurs bouffonneries, présentent un catalogue des pieces qu’ils savent, & jouent sur le champ ce qu’on leur demande. Il est vrai que comme tout dégénère, ces troupes sont ordinairement fort licencieuses, sur-tout dans ces pays idolâtres, & alors sans doute la conscience ne permet pas de s’en amuser. Il y en avoit chez les Romains. Elles devoient être plus retenues du temps de Pline le jeune. L. 3. Epist. 1. Il fait avec les plus grands éloges le détail de la vie de Spurinna, & remarque que pour rendre les repas utiles, ce sage vieillard de soixante-dix-sept ans, bien revenu de toutes les folies de la jeunesse, mêloit les avantages de l’étude avec les plaisirs de la table, & pour cela faisoit venir des Comédiens pour l’entretenir de choses utiles : Frequenter comædis cœna {p. 190}distinguitur ut voluptates quoque studiis condiantar. Ce que M. de Saci traduit ainsi : Souvent le repas est entremêlé de comédie, pour ajouter à la bonne chère les assaisonnemens de l’étude. Personne ne dira que nos Acteurs voulussent se prêter à cette étude, & fussent propres à donner d’utiles instructions, telles que sont dans les Communautés les lectures qu’on a coutume d’y faire.

Ce saint Archevêque de Florence parle en plusieurs endroits de sa Somme du métier d’Histrion. Il en donne l’idée par ces paroles, 3. P.C. 4. ff. 12. Ils vont chanter les hauts faits des Paladins & Chevaliers errans : Cantantes historias Palatinorum, dummodò honestis & debitis circumstantiis sint. Leur art alors n’est point illicite. Il se plaint cependant qu’il commençoit à s’y glisser des abus, qu’on s’y donnoit bien des licences, qu’on y exposoit la vie en dansant sur la corde : Repræsentationes quæ fiunt hodie. D’où il conclud qu’on n’y peut assister en conscience, ni rien donner aux Histrions. Il parle de différens métiers, Peintres, Musiciens, Jongleurs, &c. il décide qu’un Peintre qui représente des nudités ou autres choses indécentes, pèche grievement. Quel arrêt contre les Actrices, & la plupart des spectatrices, qui bien plus dangereuses qu’un portrait, se présentent dans l’état le plus indécent ! quel arrêt contre les décorations & les peintures répandues dans toutes les salles de spectacle, où on ne connoît pas de décence ! Ce Saint blâme cette musique molle, efféminée, vive, légère, dont Lulli réchauffa la morale lubrique de Quinaut ; il ne veut pas même qu’on la souffre dans les Offices divins, dans les motets, dans les orgues, parce qu’elle flatte l’oreille, amollit le cœur, dissipe l’esprit de piété : Nec permittendum misceri cantiones, balatas verba vana. Il prétend que les Musiciens & les amateurs de la musique ne sont la plupart {p. 191}que des gens frivoles & dissolus ; il ne permet pas même que les femmes y chantent : La douceur de leur voix, dit-il, est dangereuse & porte à l’impureté : Audire mulierum cantus periculosum, & ad lasciviam invitativum, ideò eavendum. Qu’eût-il pensé de l’opéra, où, selon l’expression de Voltaire, un art magique de cent plaisirs fait un plaisir unique, où la symphonie la plus harmonieuse, où les voix les plus mélodieuses, & selon Boileau les plus luxurieuses, chantent avec le plus grand art les airs les plus voluptueux & les plus tendres, où les Actrices les plus belles, les plus exercées, les plus complaisantes, expriment de la maniere la plus passionnée tout ce que l’amour a de plus séduisant & de plus vif ? Ce saint Prélat parle au long, 2. P. Tom. 1. ff. 1. de différentes espèces de jeux. Il décide que les jeux de hasard sont un péché mortel pour tout le monde, que les Evêques & les Ecclésiastiques ne doivent pas même les voir jouer. Il y comprend les jeux de cartes où il entre de l’adresse, parce que c’est principalement le hasard qui y domine : Idem de cartis, quamvis sit aliquid industriæ, quia principaliter est fortuna. Il ne permet que les exercices du corps, les jeux des échecs, du billard, du palet, de la paume : encore défend-il aux Ecclésiastiques de les jouer devant des laïques, pour ne pas s’exposer à les scandaliser. Il passe de là aux spectacles ; il condamne absolument les pantomimes, comme indécens, mimorum exercitia, les tournois, les combats de taureaux, comme cruels, torneamenta, & distingue deux sortes d’histrionats, l’histrionat honnête, de la maniere & avec les conditions que nous venons d’expliquer, & l’histrionat malhonnête, qui ne les observe pas, & dont les profits, dit-il, comme celui des Courtisannes, est un gain honteux, turpe lucrum, quoiqu’il n’y ait pas une obligation {p. 192}rigoureuse & de justice à la restitution. Toute cette doctrine n’est rien moins que l’approbation du théatre, elle en est la condamnation : Mortaliter peccant histriones inhonesta representantes, & quamvis in se se clusis omnibus impuris ludi sint indifferentes, tamen quia multa mala contingit in his fieri, ideo reprehendenda & detestanda sunt theatra. C’est le sentiment commun de l’école de S. Thomas. Sylvester. Sum. v. ludus, v. ars. Paludan. in 4. dist. 16. turrecremata. C. donare dist. 86. Cajetan. & ibi Catharin. sum ut periculum peccandi, &c. Medina, Instruct. confess. 61. C. 28. distingue dans les jeux deux extrémités vicieuses. L’un, sauvage & farouche, ne voudroit jamais prendre de récréation ; l’autre s’y livre si fort, qu’il en devient un bouffon, un Comédien : Scurra mimus, mimium nugis indulgens. Quelle extrémité plus vicieuse & souverainement vicieuse d’en faire métier, d’y consacrer sa personne & sa vie ! Dans les divertissemens même modérés & permis, le péché peut se trouver dans la matiere, si ce sont des choses galantes, des choses saintes mêlées aux profanes, si on joue des choses saintes, si on le fait dans un temps, dans un lieu saint, avec des habits ecclésiastiques, d’une maniere indécente, &c. Si amatoriis aut scurrilibus rebus, si miscentur sacra profanis, si vestibus religiosis, si loco, tempore sacro, &c.

Qu’est-ce qu’une fable dramatique ? une aventure amoureuse, où l’intrigue, les obstacles, les moyens, le succès, le dénouement, les sentimens, les discours forment un vrai roman ; une galanterie continuelle, mise artificieusement en action, assaisonnée de chants efféminés, de danses lascives, d’attitudes indécentes, de décorations licencieuses, de passions les plus vives, de crimes applaudis, exécutée par des Actrices immodestes, libertines, dans la parure la plus rafinée, {p. 193}environnées dans les loges de spectatrices enivrées de plaisir, armées des artifices de la plus décidée coquetterie, & dans le parterre de l’irréligion & de la débauche, où la vertu la plus affermie se perd dans une forêt de pieges, où la séduction est au comble par le plaisir le plus exquis & la pompe la plus éblouissante. Qui chante, qui danse, qui peint la passion comme des Actrices ? quelle jeune personne ne les prend pour modelle, & ne se fait gloire de les imiter ? C’est le bon goût, le bon ton, ce sont les talens même & les graces exposées aux yeux & aux désirs du public. Il n’y a pas jusqu’à cette espèce de lumiere magique, artistement graduée & distribuée, qui retrace, embellit, met dans le vrai jour d’une maniere si frappante, que rien n’échappe aux yeux & au cœur. Les livres, les tableaux n’en approchent pas ; c’est l’abrégé de la passion, l’élixir du vice, le crime même avec tout son poison, vivant & agissant, charmant tout : qui peut lui résister ? il amolliroit un cœur de bronze.

De toutes ces discussions théologiques il résulte que la comédie, envisagée dans la spéculation, par une abstraction métaphysique, n’étant que la représentation des actions humaines, est par elle-même indifférente, comme la peinture, la sculpture, l’histoire, le chant, &c. tout peint, tout imite : les enfans même savent contrefaire. Elle est en ce sens bonne ou mauvaise, selon la fin, l’usage, les circonstances. La peinture même des choses les plus obscènes n’est pas mauvaise. Les livres de médecine sont remplis de descriptions & de planches anatomiques les plus grossieres : on les étudie, on disseque les sujets sans péché. Les pénitens sont obligés de déclarer, & les Confesseurs d’entendre les choses les plus infames, & le sont avec mérite. En conclurra-t-on que tout le {p. 194}monde peut pour son plaisir lire ces livres, regarder ces objets, écouter ces détails ? Les représentations théatrales sont même plus dangereuses ; ce sont des peintures animées des passions, où des hommes & des femmes, vivant, agissant avec toutes les graces & les attraits du vice, sentent, expriment, font sentir tout ce que sentiroit le personnage qu’ils jouent. Et tout cela n’est point nécessaire, comme l’étude de la médecine ; tout cela ne se fait que par plaisir, pour favoriser les passions.

Ainsi le théatre regardé dans la pratique réelle, dans l’ordre moral, tel qu’il devroit être & ne sera jamais, tel qu’il ne devroit pas être & qu’il est & sera toujours, avec les circonstances qui précèdent, accompagnent, suivent la représentation, la fin qu’on s’y propose, les dispositions avec lesquelles on y va, les effets qu’il produit, d’une chose indifférente par sa nature, devient un divertissement très-dangereux, très-mauvais, qu’on ne peut se permettre en conscience. Qui ne sent la différence des romans avec les livres de médecine, des peintures lascives avec les planches anatomiques, des discours licencieux avec la confession de ses péchés ? L’air enjoué, le ton d’insinuation, la vivacité de la passion, le goût des spectateurs, la licence des Acteurs, l’immodestie des Actrices, le fonds du sujet, les épisodes, les intermèdes, &c. tout en fait un poison mortel. Tout cela peut être diversifié, multiplié, adouci, voilé, assaisonné de mille manieres, augmenter ou diminuer le danger & le mal ; mais dans la totalité du spectacle public, dans l’état où il se trouve & sera toujours, pour peu qu’on écoute la voix de la conscience, il ne peut pas y avoir deux avis sur sa condamnation. Le danger est de même relatif au caractère des personnes, plus grand pour les uns que {p. 195}pour les autres. Quand on le sent, quand on l’a éprouvé, qui peut douter de la nécessité de les fuir, dans la morale la plus relâchée ? Et si l’on veut de bonne foi se rendre justice, qui n’a fait cette triste épreuve quand il a été à la comédie ? qui peut se dissimuler sa foiblesse ? Le théatre est donc interdit au grand nombre, qui y pèche réellement, & au petit nombre, qui prétend ne pas y pécher, parce qu’il le met dans un danger évident de pécher. Que dans une occasion involontaire & inévitable on compte sur la grace de Dieu, & on espère la victoire ; mais que sans nécessité, volontairement, pour son plaisir, contre les défenses de l’Eglise, l’autorité de tous les Pères, l’expérience de tout le monde, on se jette dans le péril le plus grand & le plus certain, on se croie en sûreté, on se dise innocent, on se flatte qu’il n’échappe ni désir, ni regard, ni parole, ni pensée contraire à la vertu, que la chair & les sens, le démon & le monde seront toujours vaincus, est-ce connoître le cœur humain, & se connoître soi-même ? n’est-on pas duppe de sa passion, si on le pense ? ne prend-on pas le monde pour duppe, si on croit le persuader ? C’est du moins une assurance que, malgré toutes les subtilités scolastiques, ni S. Thomas ni aucun Casuiste n’ont donnée ; c’est une témérité qu’ils ont tous unanimement condamnée, & que les plus grands adoucissemens de la morale relâchée n’ont jamais excusée.

Le dernier Thomiste & l’un des plus distingués qui aient écrit sur le théatre, est le célèbre Daniel Concina, dont les Auteurs Dominicains qui ont composé le Dictionnaire théologique rapportent au long la doctrine & les preuves. Son ouvrage fut composé par ordre de Benoît XIV : preuve certaine que quoique les Papes tolèrent à Rome le {p. 196}théatre, comme les femmes publiques, ils ne l’ont jamais approuvé. Le Marquis Maffei & le Père Bianchi, Cordelier, avoient fait des apologies du théatre, où comme le P. Porée, ils le disoient indifférent par lui-même, mais devenu mauvais par les circonstances. Pour prévenir le mal que ces écrits pourroient faire, le Pape chargea d’y répondre le P. Concina, qu’il honoroit de sa confiance. Ce grand Théologien & habile Prédicateur fit deux fort bons traités, l’un Latin, l’autre Italien, contre le théatre, & une dissertation contre les Ecclésiastiques qui se masquent : abus assez rare en France, où l’on ne voit capables de ces folies que quelque Abbé petit-maître, dont la conduite mondaine déshonore la sainteté de son état. Concina fait d’abord, comme le P. le Brun, l’histoire du théatre depuis son origine jusqu’au siecle de S. Thomas & des scolastiques, & rapporte les Pères & les Conciles qui l’ont condamné. Il la reprend depuis S. Thomas jusqu’à nos jours, & rapporte l’affaire du P. Caffaro & de M. Bossuet, & fait voir que tout, jusqu’aux Protestans est d’un sentiment unanime. Il explique & défend la doctrine de S. Thomas, contre les fausses interprétations que le relâchement lui a données, & après avoir démontré combien les spectacles sont contraires aux divines Ecritures, combien ils sont dangereux en effet, & dans le sujet des pieces, & dans la maniere de les représenter, dans les Actrices, les danses, les masques, vices communs à tous les théatres, qui rendent même la scène moderne plus obscène que les scènes Grecque & Romaine, malgré le voile de l’équivoque dont on la couvre, & le mariage qui est le dénouement de l’intrigue, il conclud que les Acteurs & les Actrices sont dans un état de péché mortel & de damnation. Il ne fait pas plus de grace à ceux {p. 197}qui fréquentent les spectacles, soit à cause des péchés qu’ils y commettent & de ceux auxquels ils s’exposent, soit en se rendant complices de ceux des Comédiens, qu’ils autorisent & entretiennent, juge les uns & les autres indignes d’absolution, & blâme les Casuistes & les Confesseurs relâchés qui leur administrent les sacremens, contre la fausse décision des Casuistes, qui n’y trouvent qu’un péché véniel dans plusieurs.

Il répond ensuite aux objections, aux autorités, aux prétextes des défenseurs & des amateurs. S’ils n’ont rien éprouvé de criminel au spectacle, c’est une ignorance, un aveuglement volontaire & inexcusable, contraire au sentiment de tout le monde & à leur propre conscience, une punition redoutable ; que la tolérance des Princes n’excuse pas devant Dieu ceux qui y vont ; que le projet de réformer le théatre, proposé par Muratori & par Riccoboni, est une chimère ; que le théatre ne sert de rien pour corriger les mœurs ni des Princes ni des particuliers, & ne travaille point en effet à les réformer ; qu’il ne produit d’ailleurs aucun bien, qu’il n’attire point les étrangers, n’enrichit point l’Etat, n’empêche aucun autre crime, n’est point nécessaire au divertissement du public, nuit au contraire à tout ; & fait les plus grands maux ; que si quelques Casuistes ont été plus indulgens, ils sont très-répréhensibles ; que leur opinion même, bien appréciée, n’est pas si favorable qu’on pense, & réduit presque à rien la liberté qu’on prétend se donner ; qu’ils ont contr’eux les plus grands hommes, dont le suffrage est bien préférable, le Pape Benoît XIV, le Cardinal Bellarmin, Bossuet, Jacques Pignatelli, Mariana, &c. Il fait surtout valoir le témoignage du P. Segneri Jésuite, l’homme le plus célèbre de ce siecle en Italie par sa piété, ses talens, ses ouvrages, ouvertement {p. 198}décidé contre le théatre, qui par-tout avec le plus grand zèle l’a condamné & poursuivi. Il ne fait pas plus de grace aux pieces des Communautés & des Collèges, qu’il proscrit sans ménagement. Il termine son ouvrage par un extrait bien fait du livre de Mariana, Jésuite Espagnol, devenu très-rare. Il seroit à souhaiter que ce bon ouvrage de Concina fût traduit en notre langue.

Fin du Huitième Livre.

TABLE
DES CHAPITRES. §

Chapitre I. Réformation de Riccoboni, Pag. 3.

Chap. II. Des Masques, 27.

Chap. III. Réformation de l’Abbé de Besplas, 54.

Chap. IV. Suite des Masques, 81.

Chap. V. Réformation de Fagan, 109.

Chap. VI. Euphemie, 128.

Chap. VII. Du Père Porée, 149.

Chap. VIII. Sentiment de S. Thomas, 177.