La Tour, Bertrand de

1772

Réflexions sur le théâtre, vol 9

2017
Source : Réflexions sur le théâtre, vol 9 La Tour, Bertrand de p. 1-202 1772
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

Réflexions sur le théâtre, vol 9 §

RÉFLEXIONS
MORALES,
POLITIQUES, HISTORIQUES,
ET LITTÉRAIRES,
SUR LE THÉATRE.

Livre Neuvieme.

A AVIGNON,
Chez Marc Chave, Imprim. Libraire.
M. DCC. LXXII.

{p. 1}

RÉFLEXIONS
MORALES,
POLITIQUES, HISTORIQUES,
ET LITTÉRAIRES,
SUR LE THÉATRE.

LIVRE NEUVIEME. §

J’admire les grandes idées de réforme, de toutes parts répandues, savamment analysées dans les brochures, gravement débitées dans les cercles, & tout cela, qui le croiroit ? dans le siecle le plus frivole, qui a le plus de besoin & moins d’envie de se réformer. Réforme des Religieux, réforme du Bréviaire, réforme de l’éducation, réforme du militaire, réforme du commerce, réforme des finances, réforme de l’agriculture, &c. il falloit bien que le Théatre eût la sienne, & plus que tout le reste. C’est bien là qu’on en a le plus de besoin & le moins d’envie. On n’y réussira jamais. La seule réforme possible, c’est son abolition totale. Nous en avons vu bien des tentatives dans Ricoboni, Fagan, l’Abbé de {p. 2}Besplas, toutes infructueuses, quoique les réformes proposées ne fussent pas bien austères. La réforme de Moliere n’a pas été, & ne sera pas plus utile. Moliere, dit-on. Oui Moliere, on le donne pour réformateur de la scène. Dans quelque farce sans doute ? Non : on en est venu jusqu’à le dire réformé, ce grand Homme, si honnête, si sage, ce saint Homme, qui a été un Apôtre, un modèle de toutes les vertus. Il est vrai que ni sa Femme, ni ses Maîtresses, ni la Cour, ni la Ville, ni le Royaume, ni l’Europe, où l’on veut qu’il soit admiré, n’ont pas encore signé sa canonisation, & ne sont pas encore prêts à le faire.

Quand même le fond des pieces du Théâtre, c’est-à-dire la fable, les paroles, le sentiment, seroient réformés, ce qu’on peut à peine dire d’un très-petit nombre, sur des milliers d’autres qui ne le sont pas, & dont la plûpart ne sont pas même réformables, du moins ne doit-on pas faire grace à tout ce qui appartient au Théatre, à quoi ni Moliere, ni aucun de nos réformateurs n’ont jamais pensé, & qui est encore plus nuisible aux bonnes mœurs, parures, indécence, fard, geste, danse, peinture, masques, chants, compagnie, libertinage des Acteurs, galanterie des Actrices, licence des foyers, &c. Celui qui trouvera tout cela innocent & sans danger, n’est pas d’une morale bien difficile. Mais, dit-on, tout cela se trouve dans le monde. J’en conviens ; il n’en vaut pas mieux. Aussi, selon l’Évangile, il ne faut pas aimer le monde ni ce qui est dans le monde : Nolite diligere mundum neque ea quæ in mundo sunt. Or s’il n’est pas permis d’aimer ces choses dans le monde, est-il permis de les aimer & les chercher au Théatre, où elles sont infiniment plus meurtrieres pour nos ames ? Ces objets sont dispersée dans le monde, souvent {p. 3}désagréables, difficiles, contraires. Au spectacle ils sont rassemblés, choisis, faciles, offerts, pressans, & par l’art rafiné du vice, portés au plus haut point de la plus grande séduction.

Eh comment réformer des gens qui par intérêt, par goût, par habitude, par corruption de mœurs, se font du vice leur métier, leur aliment, leur gloire, leur plaisir, des gens qui livrés aux vices du public par état & par besoin, n’en sont regardés & écoutés, & ne peuvent lui plaire qu’autant qu’ils nourrissent la passion ! Voulussent-ils se réformer, le public ne le voudroit pas, on les abandonneroit, on les mépriseroit, on siffleroit leur vertu plus que leurs défauts, on les chasseroit pour substituer des troupes moins scrupuleuses qui fissent leur métier. Mais la revolution n’est pas à craindre. Quand le public le voudroit, ils ne le voudroient pas. Des gens vieillis dans le vice, endurcis dans le péché, les réformer ! Quelle farce qu’une Actrice modestement couverte & réguliere qui arboreroit la religion ! Quelle débutante qu’une fille pieuse & réservée ! La recevroit-on dans la troupe ? seroit-elle soufferte sur la scene ? Le Sanctuaire de Vénus n’est ouvert qu’à ses Prêtresses. On peut représenter une piece pieuse : le rôle forcé qu’on y joue ne gêne qu’un moment ; mais la réforme des mœurs & des personnes est un prodige que Thalie & Melpomene ne connoissent pas.

CHAPITRE I.
Réformation de Moliere. §

Moliere réformateur ! pourquoi non ? & même réformé. On ne voit guère l’un sans l’autre. Qui ne donne l’exemple prêche assez inutilement. On l’a bien peint en habits d’Auguste {p. 4}Empereur Romain, donnant des loix au monde, couronné de laurier avec les attributs de souverain Pontife, & une pompeuse inscription. Que ne mérite pas le grand Moliere ! Bien-tôt on le verroit couronné de rayons, comme un Saint canonnisé, si les Comédiens connoissoient les Saints, & si à l’exemple de leur idole ils s’embarrassoient de sainteté.

On fait honneur à Moliere de trois sortes de réforme, l’une des mœurs de la Nation, l’autre de la grossiereté du Théatre, & celle du mauvais goût de la Comédie. La plus désirable, la vraie réformation, c’est celle des mœurs. C’est le but, dit-on, de l’institution de la Comédie. Elle s’en pare fastueusement sur le portail de son Hôtel, par cette inscription qui est elle-même un morceau comique, Castigat ridendo mores (elle seroit plus vraie si on avoit mis Corrumpit ridendo mores), comme les vendeurs d’orvietan affichent sur leur Théâtre que leur remède guérit de tous les maux. Je m’en rapporte à tout homme de bonne foi : les mœurs de la nation sont-elles réformées depuis Moliere ? Mais ne portons pas nos regards jusqu’aux Alpes & aux Pirenées, ne sortons pas de la Capitale, ce centre de son empire. Qui peut y avoir plus de crédit que lui ? on n’y jure que par lui, on y prêche tous les jours ses sermons, on les écoute avec une attention toujours nouvelle, on les sçait par cœur, tous les Poëtes mettent leur gloire à l’imiter, c’est leur Apollon, ses farces sont des oracles. L’Académie vient de donner son éloge pour sujet du prix, & de couronner son enthousiaste. Il a même osé tacher d’excuser cette célèbre Compagnie du crime qu’elle commit en ne l’adoptant pas. Acteurs, loges, parterre, tout l’admire jusqu’à l’emportement, & le loue jusqu’au délire. Quels fruits immenses de réformation a dû cueillir ce saint {p. 5}Apôtre ! Qu’on parcoure Paris la lanterne de Diogène à la main depuis Conflans jusqu’à Passy, depuis l’Observatoire jusqu’à la Foire S. Laurens, pour trouver un homme sanctifié par Moliere. Y a-t-il un fripon, un impie, un calomniateur, une courtisanne de moins ? Je dis au contraire que l’irréligion, le vice, l’impudence ont plus que triplé. Voilà la réforme : Ætas parentum pejor avis tulit nos nequiores mox daturos progeniem vitiosiorem.

Le requisitoire de M. de Seguier, Avocat général, contre les écrits impies en 1770, ne fait pas l’éloge des mœurs du siecle, ni de sa religion. Cette secte dangereuse, dit-il, a employé toutes les ressources, & pour étendre la corruption elle a empoisonné les sources publiques ; éloquence, poësie, histoire, romans, jusqu’aux dictionnaires, tout a été infecté, & nos Théatres eux-mêmes, ont renforcé les maximes pernicieuses dont le poison acqueroit un nouveau dégré d’autorité sur l’esprit national, par l’affluence des spectateurs & l’énergie de l’imitation. Enfin la religion compte aujourd’hui presque autant d’ennemis déclarés que la litérature se glorifie d’avoir formé de Philosophes, & le gouvernement doit trembler de tolérer dans son sein une secte d’incrédules qui semble ne chercher qu’à soulever les peuples sous prétexte de les éclairer. Les alarmes de ce grand Magistrat ne sont que trop justes, & le Parlement, en souscrivant à sa requisition, nous apprend à trembler avec lui. N’auroit-il pas dû travailler à tarir cette source empoisonnée qui renforce les maximes du vice, & donne au poison un nouveau dégré d’activité ? L’Assemblée du Clergé qui excitée par le zèle des Magistrats donna peu de temps après son grand avertissement sur l’incrédulité, ne parle pas du Théâtre dans le long détail des sources & des effets de l’irréligion : ne {p. 6}pensons pas que celui qui tenoit la plume fasse plus de grace à la scene. Il a cru sans doute que le réquisitoire étoit un préservatif & un avertissement suffisant qui le dispensoit d’instruire les peuples sur les dangers du spectacle.

Du moins Moliere a-t-il réformé les mœurs du Théatre avec le secours de la Bajart, par ses instructions & par ses exemples. Il n’y a plus d’Actrices entretenues, de Comédiens libertins, on ne donne plus de rendez-vous au spectacle, il n’y a plus de débauche au parterre ; il a banni toutes les équivoques, les obscénités, les grossieretés du discours, & rien n’est plus épuré, plus mesuré, plus chaste que les entretiens des loges & des foyers, & de tous les suppôts ou amateurs de la scène. Ce prodige est d’autant plus admirable, que ses pieces sont farcies de ces vilains mots de la populace, qu’il met à tout moment dans la bouche de ses Acteurs ; ce qui seul est d’un très-mauvais exemple. Qu’a-t-il réformé ? les Actrices aussi immodestes, les Danseuses aussi effrontées, les décorations aussi licentieuses. Un étranger, un sourd, qui n’entendroit pas les discours, mais verroit ce qui s’y passe, y trouveroit les mêmes écueils, où son innocence feroit naufrage. Mais le langage est plus poli, les obscénités plus voilées, les termes des halles plus rares. Je crois la différence légère ; mais ce n’est pas à Moliere qu’on doit ce léger adoucissement, c’est au contraire en s’éloignant de ce modelle qu’on s’est un peu civilisé. La langue s’est épurée, elle est chez lui très-peu correcte ; un vernis de politesse s’est répandu, ses personnages n’en ont point du tout. Les grossieretés sont devenues fades & dégoûtantes ; il en avoit pris l’habitude sur les tretaux de province, c’étoit son langage naturel. N’y eût-il que la bassesse, la monotonie des expressions, la trivialité des idées, un siecle plus {p. 7}façonné a dû les proscrire, comme on a abandonné les vertugadins, les gros canons, les chapeaux pointus, les coëffures à triple étage des femmes. Doit-on cette réforme aux Comédiens, chez qui les bouffonneries sont la plus grande partie de ce qu’ils appellent plaisanterie ? Retranchez ces mots des halles, ces quolibets, ces proverbes, ces arlequinades des pieces de Moliere, vous anéantirez la moitié de son théatre. Heureusement ce siecle ne l’a pas consulté pour façonner son langage. Souvent Moliere ne parle pas françois : on diroit qu’il joue en province, & en emprunte le jargon Au reste, ce changement de style est une foible digue à la corruption, ou plutôt par la malignité du cœur humain elle la favorise. Les habits plus lestes, plus élégans, embarrassent moins, & plaisent davantage. Si l’élégance, la finesse, la modestie apparente des expressions, la gaze brillante qui couvre le vice, sauve la honte, attire le spectateur, enfonce le trait, insinue le poison, le crime n’en devient que plus facile & plus piquant. Comme l’habit de Soldat, plus il est aisé & commode, plus il court lestement à l’ennemi.

Pour le goût de la comédie, je crois sans peine que Moliere l’a épuré. Ses pieces de caractère, le Mysantrope, l’Avare, les Femmes savantes, le Tartuffe, sont à lui & des ouvrages de génie dont il avoit peu de modelles, où il a surpassé tous ses prédécesseurs, & la plûpart de ses successeurs, car pour le privilège absolument exclusif, la justice & la vérité n’y souscrivent pas Le Joueur, la Métromanie, & quelques autres, vallent celles de Moliere. Quoiqu’il outre les caractères à dessein pour faire rire le parterre, que ses caractères soient la plûpart des caractères d’imagination, que son Mysantrope ne soit pas un vrai mysantrope, mais un homme de mauvaise humeur, {p. 8}son Tartuffe ne soit pas précisément un hypocrite, mais un scélérat qui se couvre d’un masque de dévotion, comme un voleur qui s’habille en Religieux n’est pas un mauvais Religieux, il est du moins vrai qu’il rend parfaitement les caractères qu’il a imaginés. Il suit bien le second précepte d’Horace, s’il ne s’assujétit pas au premier : Aut famam sequere, aut sibi convenientia fingè. Toute la piece a rapport à ce point, & forme un total de portrait achevé, comme dans un tableau, où le jour, les ombres, les nuances, les accompagnemens se rapportent à bien rendre l’action principale. Tous les rôles, les incidens, les discours, les saillies, le moindre trait, tout semble fait exprès pour représenter le caractère dominant.

C’est une idée d’enthousiaste d’imaginer avec le sieur Chamfort, Panégyriste couronné de Moliere, qu’on peut analyser toutes ses farces, & dans un alambic philosophique en extraire un résultat d’utilité morale qui laisse voir le Philosophe caché derriere le Poëte. Dans plusieurs cette analyse ne donneroit qu’un résultat de corruption, comme Amphitrion, George Dandin, &c. & laisseroit voir le corrupteur scandaleux derriere le Poëte. Dans la plûpart de ses pieces il n’y a pas même pensé, & elles en sont peu susceptibles. De ses édifians corollaires comment distiller ce précieux élixir de ses premieres farces faites en province, & retouchées à Paris dans un temps où la Bejar avoit bien démonté son systême philosophique, je n’ose pas dire chrétien, on n’ose pas même prononcer ce nom en parlant de Moliere. Quelle moralité exprimera-t-on de Pourceaugnac, des Fourberies de Scapin, du Médecin malgré lui, &c. où trop ami du peuple, il fait grimacer ses figures, & ne montre que le Tabarin ? Le vrai résultat, assez peu moral, c’est l’argent qu’il vouloit {p. 9}gagner. N’allez pas le chercher dans tout ce qu’il a fait par ordre de la Cour, pour ses fêtes & son divertissement. La Princesse d’Elide, l’In-promptu de Versailles, la belle morale que la Cour & la ville y ont puisée ! Combien de ses pieces qui ne signifient rien, l’Amour Peintre, l’Amour Médecin, le Sicilien, la Comtesse d’Escarbagnas, Melicerte & l’Amant magnifique ! Il faut avoit de bons yeux pour y trouver de la morale ; le meilleur microscope n’y en feroit pas voir. Tout se borne à cinq ou six pieces qui peuvent présenter ce fruit, mais bien gâté, & défiguré dans une foule d’accessoires, qui font un résultat de vice encore plus grand & plus dangereux, & où le peu de vertu qui s’y trouve ne peut être utile. Sans doute dans toutes les pieces il y a un dessein qu’on peut analiser ; les pieces de la Foire ont les leurs. Les canevas Italiens étoient souvent aussi bien conçus que ceux de Moliere. Mais cette moralité prétendue est une chimère dont on veut faire honneur à un bouffon qui n’a songé qu’à se divertir, & amuser le Roi & le peuple, & à gagner de l’argent, & y faire servir jusqu’à la morale qu’il y enchasse.

La réforme des mœurs opérée par le Théatre est fort bien rendue dans le livre de l’Histoire de la Prédication. La morale en action, dit-il, frappe plus qu’en récit : lire & voir sont deux choses bien différentes. La représentation théatrale entre par tous les sens, & pénètre jusqu’à l’ame. La Grèce sur ses Théatres voulut former des citoyens vertueux dans le sein même du plaisir. C’est une chimère : l’un détruit l’autre. Ce fut l’objet de la tragédie. Sophocle, Eurypide, étudierent les deux plus puissans ressorts du cœur, la terreur & la pitié, les mirent en œuvre avec cette grandeur & cette simplicité que la nature révelle aux génies qui l’interrogent. Ils effrayerent, ils firent couler des larmes ; mais en {p. 10}ne s’apperçut pas que les loix en fussent mieux observées, & la vertu mieux pratiquée. Dans le même temps les Athéniens pillerent le Temple de Delphes, ils employerent des trésors à embellir les spectacles. Ce fut au même Théatre que se prépara la ciguë qui fit périr Socrate. En faisant passer dans la tragédie l’excellente morale de ce juste, le touchant Eurypide laissa les hommes tels qu’ils étoient. Le sublime Sophocle les montra tels qu’ils devoient être, ne les réforma pas. Le terrible Eschile faisoit mourir les enfans d’effroi, & avorter les femmes ; mais cet empire passager qu’il avoit sur les sens, il ne l’avoit pas sur les mœurs. Les femmes ne furent ni plus chastes ni plus attachées à leur devoir. Les déclamations de Seneque, qu’on a honorées du nom de tragédies, ne sont pas faites pour changer les cœurs. Après un long sommeil la tragédie se réveilla dans toute l’Europe. Chaque nation a ses chefs-d’œuvre, & dispute de la supériorité. Il vaudroit bien mieux nous dire les vices dont elle a purgé la terre, & les vertus qu’elle a fait pratiquer. Voltaire, en introduisant la philosophie sur la scène, l’a rendue plus instructive ; mais après avoir pleuré sur le Héros qui s’immole à son devoir, le spectateur trahit le sien le même jour. Vous qui donnez des larmes au Siege de Calais, sauvez-vous de la faim un malheureux cultivateur qui expire sous la charrue ? Demandez aux Curés & aux Damés de Charité si toute la pitié qu’excite la tragédie a diminué le nombre des pauvres, & si elle diminue les occupations de la Chambre Tournelle.

La comédie a eu aussi la noble ambition de réformer les hommes. Aristophane, Térence, Moliere, y ont employé le sel piquant de la plaisanterie. C’est l’objet de la bonne comédie. Elle peint le ridicule des nations, mais ne donna jamais des mœurs. Ce ne sont ni les Femmes savantes, ni les Précieuses ridicules, ni le Malade imaginaire, qui nuisent ; {p. 11}ce sont les fripons, les libertins, les gens durs, injustes, violens, dont il faudroit purger la terre ; ce sont ces femmes hardies qui par leurs désordres enseignent à leur sexe que la pudeur est ignoble & puérile ; ces brillantes débauchées, à qui l’on pardonneroit peut-être de ruiner les fortunes, si elles ne détruisoient pas les sentimens ; ces Actrices corruptrices de la jeunesse, ces mères étrangères à leur famille, ces marâtres qui dépouillent leurs premiers enfans, ces intrigantes qui trafiquent de leurs charmes pour faire monter l’ignorance & le vice aux grandes places. Ce siecle qui s’agite pour le plaisir comme on s’agite à une bonne table pour réveiller l’appétit, a produit un nouveau genre, le comique larmoyant, qui semble tenir aux mœurs de plus près. Plusieurs, qui traitent ce nouveau drame de sermon, aiment mieux rire avec Moliere que pleurer avec la Chaussée. Mais que l’on pleure ou que l’on rie, les mœurs ne se réforment pas. Mais s’en embarrasse-t-on ? Pourvu que la recette soit bonne, en atteint le vrai but. Corneille prédisoit que l’instruction théatrale seroit salutaire. Les vertus de la postérité n’ont pas justifié la prédiction.

Ce livre a de bonnes choses & de très-mauvaises qui touchent à l’impiété. Il place la prédication des Apôtres, des Pères, des Pasteurs, de niveau avec la Comédie, qui est une espèce de blasphême de la parole divine. Elle ne convertit pas tout le monde, mais elle en a beaucoup econverti dans tout le temps, elle en convertit encore, elle a rendu le monde chrétien, elle maintient la religion, & ce qui reste de vertu. Le Théatre n’a converti personne, & en a perverti une infinité, détruit la religion & les mœurs.

Voici un éloge de Moliere dont on ne devineroit pas l’auteur. Auteur sublime du Mysantrope, vous à qui la nature par une faveur particuliere a confié les secrets des cœurs humains, vous {p. 12}à qui le succès même du Théatre rendoit le poids de l’humiliation plus pesant & plus insupportable, ne seriez-vous pas étonné de la gloire qu’a acquise la scène ? Vous n’auriez pas besoin d’aller chercher au fond des cœurs le tableau des mœurs : il est sur le front, le masque est levé.

Qu’il y a du faux & de la fadeur dans ce verbiage ! Moliere n’est pas sublime, & ne doit pas l’être. Corneille l’est quelquefois, Racine peu, Moliere jamais. Ce n’est pas même son genre. Le ridicule n’est pas sublime, quelque finement qu’on le rende. Moliere a du sel, du naturel, du plaisant. Le sublime ne-peut être ni dans le fond ni dans le caractère de ses pieces. Ce sont des actions bourgeoises, des vices bourgeois, des défauts ridicules. Rien n’en est susceptible, ni dans le langage. Ce sont des conversations très-communes, souvent basses & grossieres, dont le seul mérite est d’être naturelles, vives, naïves, semées de saillies plaisantes, de mots bouffons, qui font rire ; ce sont les fourberies d’un valet, les intrigues d’un jeune homme, les reproches d’un père, la foiblesse d’un malade, &c. Tout cela est-il bien sublime ? Un trait fin, une répartie naturelle peignent le caractère d’un Acteur. Ces coups de maître, si l’on veut, ont leur mérite ; mais Longin ne les mettra pas au rang du sublime. Les harangues de la place Maubert en disent cent fois d’aussi vifs, d’aussi justes, d’aussi plaisans, que Moliere même alloit écouter, qu’il a inserés dans ses pieces, dont il faisoit juge sa servante, & que personne ne traite de sublime. C’est abuser des termes, c’est la fureur de l’enthousiaste de donner toutes les qualités imaginables à son idole.

2.° Jamais Moliere ne fut embarrassé du poids de son humiliation ; il a au contraire toujours cru se profession très-noble. Il se mit au sortir du {p. 13}College dans une troupe de Comédiens, contre la volonté de ses parens, qui s’en croyoient déshonorés ; il a parcouru plusieurs années la province, pour y jouer des farces ; il a préféré le métier de Tabarin à la place de Secrétaire du Prince de Conti ; il a paru à Paris & à la Cour, écrit & parlé avec impudence, se faisant honneur de ses talens & de ses succès, satyrisant tout l’univers, & il avoit raison, puisqu’il avoit obtenu tout ce qu’il vouloit, la faveur de la Cour, les applaudissemens de la littérature, & sur-tout beaucoup d’argent. Quand il comptoit sa recette, il ne trouvoit point du tout insupportable le poids de son humiliation. Cette idée d’élevation des sentimens dans Moliere, & celle du sublime de ses productions, figureroit mieux dans quelque farce que dans le Traité du Bonheur public.

3.° Il ne seroit point du tout étonné de la gloire que la scène a acquise ; il la lui croyoit bien dûe. Les traits qu’il lance contre ceux qui critiquoient ses pieces & ceux qui firent défendre son Tartuffe, font voir qu’un Comédien ne s’estime pas médiocrement. Le fameux Baron, qui en son genre valoit Moliere, ne vouloit pas recevoir les ordonnances de la pension que le Roi lui donnoit, parce qu’elles portoient, payez à Baron ; il vouloit que l’on mît, payez à Monsieur Baron. Il disoit assez naïvement : La nature a prodigué d’excellens hommes dans tous les genres ; il n’y a eu sur la terre que deux grands hommes, Roscius & moi. Les Poëtes furent toujours montés sur ce ton de présomption. Moliere jouissoit même de toute la gloire dramatique. La scène n’a rien acquis de nouveau ; ce fut son plus beau regne : elle n’a fait depuis que répandre davantage sa corruption. Les Actrices étoient alors aussi courues des Grands, les Comédiens aussi bien reçus des Dames. Si Moliere devoit être étonné de quelque chose, {p. 14}c’est de l’immense progrès que la comédie a fait faire aux désordres publics. Sa prétendue réformation a causé un mal infini. Ses vrais succès sont l’étendue, la hardiesse, ou plutôt l’effronterie du vice. Il a moins gagné du côté de la gloire que du côté de la dépravation. L’Abbé de Besplas peut-il l’ignorer, ou lui faire honneur d’un triomphe qui ne mérite que nos larmes ? Il en convient même sans y penser, car si aujourd’hui le masque est levé, si le vice est sur le front, il a donc bien fait du ravage depuis Moliere.

L’honneur qu’il en veut faire, non à la vertu, l’oseroit-il ? mais à l’élevation, à la pénétration, au génie de Moliere, porte à faux. Il fut toujours nécessaire pour une bonne comédie de caractère d’aller chercher au fond du cœur le tableau des mœurs & le jeu des passions ; l’impudence, quelque grande qu’on la suppose, ne donne qu’une idée vague, superficielle, & souvent équivoque de la corruption des hommes. Les rafinements, les projets, les intrigues, les traits échapés, les saillies, &c. ne sont point écrits sur le front, & demandent beaucoup d’étude, pour en faire un fidèle portrait. L’impudence n’appartient même qu’à certains vices, l’orgueil & l’impureté, elle ne caractèrise point l’avare, le prodigue, le joueur, &c. Enfin ce panégyrique est tres déplacé dans la bouche d’un Docteur de Sorbonne. Lamet & Fromageau, dans leur Dictionnaire sur le mot Comédie, étoient bien éloignés d’élever si haut un corrupteur des mœurs, sur lequel nommément la Sorbonne lança tous ses anathémes. Bossuet n’en fait pas plus le panégyrique, & c’est assurément tendre un piege à l’innocence, que de donner par ses éloges l’envie de lire un Auteur si pernicieux.

L’Académie Françoise ne voulut jamais recevoir ce réformateur, quoiqu’il le méritât par son esprit, {p. 15}& son génie autant que Racine, Campistron, Marivaux, Voltaire, Quinaut, Marmontel, & tous les Poëtes dramatiques qu’elle a reçus avant & après lui. Il étoit si décrié pour les mœurs, ses pieces licentieuses portent des coups si funestes à la religion & à la vertu, qu’elle croyoit se déshonnorer en l’admettant. Il semble qu’aujourd’hui elle veuille lui faire réparation d’honneur, en proposant son éloge pour le sujet du prix qu’elle distribue tous les ans. C’est le recevoir après sa mort, & admettre sa mémoire parmi les quarante. S’il est si digne de ses éloges & de ceux de toute la Republique qu’il faille inviter tout le monde à les lui prodiguer, & récompenser par des couronnes brillantes celui qui aura brulé le plus d’encens sur son autel, il méritoit donc bien d’être inscrit dans les registres de cet illustre Corps. Il le sera d’une maniere plus glorieuse par le jugement authentique qui lui assure les plus flatteuses louanges. A sa reception le Directeur seul, pour répondre à son discours, lui eût fait quelque compliment de stile ; ici c’est la nation entiere, & même les étrangers, que l’Académie invite de la maniere la plus engageante à faire de toutes parts retentir leurs acclamations. Elle couvre de gloire le panégyriste. C’est sans doute réparer l’injustice de près d’un siècle de mépris ; mais est-ce bien observer les loix de l’Académie, & celles de l’édification publique ? Qu’on fasse louer Bossuet, Lamoignon, Massillon, Flechier, &c. quon aille hors de son sein chercher des hommes célèbres, Mabillon, Petau, Casaubon, Bourdaloue, on se fera honneur, on en fera à la religion & à la vertu ; mais faire l’apothéose du corrupteur de la nation, de l’ennemi de la piété, d’un Histrion qui a passé la moitié de sa vie sur les treteaux de la province, & enfin est venu étaler sa bouffonnerie & son libertinage sur le Théatre de la Capitale, {p. 16}& rendre ses derniers soupirs sous le brodequin & le masque, se jouant de la mort & la contrefaisant, dum ludit mortem mords indignata jocantem corripit, c’est bien avilir, c’est bien prostituer des couronnes académiques. Corneille & Racine auroient moins surpris, quoiqu’un dramatique ne puisse décement être offert à l’admiration publique par un arbitre aussi respectable. C’étoient au moins d’honnêtes gens, qui n’ont pas terni leur vie par les infamies du Tabarinage, & fait cent fois rougir la pudeur, pour exciter les ris insensés de la populace. Racine, aussi dangereux par sa séduisante tendresse, ne s’est jamais dégradé par des grossieretés ; il est mort, aussi bien que Corneille, en déplorant par une sincère pénitence ce que l’Académie veut marquer au sceau de l’immortalité par les suffrages de la nation & les siens.

L’Académie de Rouen a fait naître cette idée. En 1767 elle proposa pour sujet de son prix l’Eloge de Corneille. C’est un trait de patriotisme : Corneille étoit de Rouen, & bien supérieur à Moliere, d’ailleurs réglé dans ses mœurs, & il mourut bon Chrétien. Le programme parle ainsi : Il faut bien développer le caractère de son génie poëtique & tragique, ainsi que l’influence qu’il a eue sur notre Théatre, sur notre poësie en général, peut-être sur nos mœurs (si cela est, il ne les a certainement pas réformées), & sur notre maniere de penser, enfin sur l’esprit qui a regné dans le beau siecle de Louis XIV, sur les hommes supérieurs même dans les genres de pur agrément. Ils influent plus qu’on ne pense sur les mœurs de leur siecle (Moliere y a plus influé que lui, mais ce n’est pas en bien). Aucun génie n’a plus élevé les ames que Corneille. (Cette exclusion ne seroit pas pardonnable aux Gascons.) C’est de tous nos Poëtes classiques le plus goûte des étrangers. Cet éloge est ridicule. Jamais {p. 17}Corneille ne sera un livre classique, je ne dis pas au Collège, où personne ne s’est avisé de le donner à la jeunesse ; mais même au Théatre, à cinq ou six pieces près qu’on joue quelque fois, les Comédiens même ne savent pas le nom de ses ouvrages. Moliere & Racine le seroient plutôt que lui ; mais ils ne le seront pas tandis qu’on aura quelque zèle pour l’innocence & pour la vertu. Ces grands mots, goûté des étrangers, bien appréciés, veulent dire que quelque amateur en a orné son cabinet, quelque plagiaire en a pillé des scènes, quelque savans l’a lu, comme il a lu Sophocle ; mais on ne représente ses tragédies sur aucun Théatre étranger. Le Cid, comme un phénomène qui frappa par sa nouveauté, & intéressa par sa persécution, fut traduit en plusieurs langues : Fontenelle ne dit pas qu’il fut représenté. L’enthousiasme a passé ; personne ne s’est plus avisé de le traduire & de le jouer hors de la France, & ce n’est plus même en France que magni nominis umbrâ, qu’on encense par habitude.

Dans une éloge de Corneille qui concourut pour le prix, composé par l’Abbé de Langeac on trouve ces mots, que je prie d’entendre sans tire. Il est un de ces génies heureux destinés par la providence dont ils paroissent l’ouvrage chéri (un Poëte dramatique ouvrage chéri de la providence ! n’est-ce pas une impiété dans un Ecclésiastique) destiné pour ramener l’homme à sa dignité originelle. (Le Théâtre va de pair avec la rédemption du Verbe, il a rétabli l’état d’innocence, ne diroit-on pas mieux qu’il l’en feroit déchoir ? Voici du délire : Ecoute, toi qui te prépares à courrir la carriere de Corneille, si la simplicité des mœurs, la force d’être insensible aux ridicules que t’attirera le mépris ou l’ignorance des petites choses, l’austérité de la vertu, l’impatience de toute domination, le {p. 18}dédain de l’or, l’opiniâtreté au travail, sont des affections inséparables de ton jeune cœur, si un pouvoir impérieux te tient enfermé seul avec la gloire & la vertu, si un respect soudain s’empare de tous tes sens, & les prosterne devant ses effigies sacrées, releve-toi, adore Corneille, quand le feu de ton génie s’emparera de ton ame, quand dans le délire de l’extase tes sens seront fermés à tout autre sentiment qu’à celui de l’admiration, quand tous les objets anéantis autour de toi, tu ne verras plus, tu n’entendras plus, ne respirant qu’à peine, les yeux fixés au ciel, & cherchant le temple de mémoire, le nom de Corneille au dessus de celui des Homeres & des Sophocles, écrie toi, j’ai du génie ; Corneille, adopte moi pour ton fils, c’est moi qui suis ta postérité, digne rejetton d’une si noble tige, je laisserai mon nom comme le tien, la gloire de mes descendans, & l’honneur de ma patrie au-dessus des Monarques les plus vantés, &c. Une Académie en corps a eu le courage de faire concourir pour le prix de pareilles absurdités, un ouvrage périodique (Mercure novembre 1768) de les publier, d’en faire honneur à leur Auteur ! S. Foix, Essais sur Paris, Tom. 4. a bien dit. Je croirai la décadence de notre nation prochaine, si les hommes de quarante ans ne regardoient pas Corneille comme le plus grand génie qui eut jamais été. Cette exclusion, cette préférence, cette supériorité sont générales & sans bornes. Ainsi Platon, Aristote, Descartes, Neuton, Archimede, Cassini, Clairaut, d’Alambert, Homere, Virgile, Milton, Voltaire, Demosthene, Ciceron, Bourdaloue, Daguesseau, Varron, Mabillon, Saumaise, Petau, Chrisostome, Jerôme, Augustin, Bossuet, bon ! ce sont des enfans auprès de Corneille, C’est le plus grand génie qui ait jamais été. Il faut n’avoit pas quarante ans pour en douter, & en avoir passé quatre-vingt pour le croire.

{p. 19}Que restera-t-il donc à Moliere, qui dans son genre vaut bien Corneille ? N’en soyez pas inquiet, les titres ne manquent pas au Théatre ; il en a de toutes especes & pour tout le monde. Ceux de Moliere ne seront pas aussi boursoufflés. Aussi n’est-il pas dans le haut tragique, & il est juste que tout soit mis à l’unisson. Mais ils n’en valent pas moins ; ce ne sont pas des titres avoués par les loix. M. de Chamfort est embarrassé de concilier l’Académie avec elle-même, & avec le gouvernement éclésiastique & civil, & de justifier l’indécence qui priva des honneurs littéraires un de nos plus célébres écrivains, un citoyen vertueux des droits de citoyen & à la vie & à la mort, car il est vrai que Moliere a vécu dans l’infamie légale, & Corneille en homme d’honneur, qu’il est mort sans aucune marque de religion, qu’il a été privé de la sépulture éclésiastique, & Corneille en bon Chrétien. L’Académie n’a daigné penser à Moliere qu’un siecle après sa mort, & les deux Corneilles y ont été reçus. Elle a fait même à Pierre l’honneur de critiquer ses pieces avec des ménagemens & une attention qui en fait l’éloge. M. de Chamfort se tire de ce mauvais pas en homme sage & en Gascon. Il dit en homme sage, qu’il ne s’engage pas dans cette décision épineuse, de peur d’être contredit. Il le seroit en effet de bien du monde. Il avance finement en Gascon que Moliere est si grand que cette question lui devient étrangère. Il ne dit que trop vrai, Loix, Canons, Église, Police, Religion, Vertu, Académie, tout est étranger à Moliere, Moliere est étranger à tout. N’a-t-on pas senti combien, en méprisant ce qu’il y a de plus grand & de plus respectable, le Héros & le Panégyriste deviennent petits & méprisables ?

Voici le jugement de deux hommes qui valens bien Moliere, & dans le moral, & dans la littérature, {p. 20}Bossuet & Fenelon. Quoi, disoit Bossuet avec indignation, sur la Comédie n. 3. Il faudra que nous passions pour honnêtes les impiétés & les imfamies dont sont pleines les comédies de Moliere, des pieces où la vertu & la piété sont toujours ridicules, ta corruption toujours excusée & toujours plaisante, la pudeur toujours offensée & toujours en crainte d’être violée par l’image des objets les plus dangereux, auxquels on ne donne que l’envelope la plus mince, &c. Je ne puis pardonner, dit Fenelon, (Lettre à l’Académie) à cet Auteur (à Moliere), d’avoir donné un tour gracieux au vice, & une autorité ridicule & odieuse à la vertu. Platon & les autres législateurs de l’antiquité payenne n’auroient jamais admis dans leur république un tel jeu sur les mœurs. M. de Champfort ne trouvera pas mauvais que la balance penche en faveur de ces grands hommes, & qu’on ne regarde pas comme un grand Philosophe celui qui donne des leçons pernicieuses aux mœurs, un Auteur dont les ouvrages sont pleins d’impiétés & d’infamies, où la vertu est toujours ridicule, la corruption excusée, la pudeur toujours offensée. Nous en conclurons sans balancer, que l’Académie Françoise, dans le temps que ces deux grands hommes en étoient les oracles, n’auroit pas donné pour sujet du prix l’éloge d’un Auteur que ses ouvrages doivent faire détester de tous les gens de bien.

Les suppôts du Thêatre tiennent le même langage. Après avoir fait un pompeux éloge de la morale de Moliere, Fagan, dans son Apologie du Théatre, ajoute : Il y a des exceptions à faire, le Roi a dû établir des Censeurs pour examiner les pieces avant de les représenter, afin qu’elles soient plus châtiées que celles de Moliere. Son Amphitrion, son École des Femmes, ne devroient pas avoir & n’auroient pas aujourd’hui l’approbation des Censeurs. Cependant par une contradiction sensible, {p. 21}il s’efforce d’excuser George-Dandin, qui fut le triomphe de l’adultère, & le Festin de Pierre, qui est une vraie impiété, & qui a été nommément condamné par la Sorbonne. Il passe sous silence le Tartuffe, piece infame, pour laquelle Moliere a tant combatu. Clement dans ses Lettres, S. Foix dans son Théatre, en conviennent. Les pieces de Moliere sont heureuses d’être admises au Théatre, elles ne paroîtroient pas aujourd’hui, la Police est bien plus sévère.

On a mis à la fin du Théatre de Moliere un recueil des jugemens que différens Auteurs en ont porté, & qui tous font le plus grand éloge de ses talens. Mais ces extraits sont tronqués, & on a eu l’infidélité de supprimer ce qu’on a pensé de sa morale, pour ne pas alarmer le lecteur & le spectateur. Il faut y suppléer & remplir ce vuide. En voici deux importans, Baillet & Baile. Baile, Jugement des Savans, art. 1420. des Poëtes, dit. Moliere est un des plus dangereux ennemis que le monde ait sucité à l’Eglise, d’autant plus redoutable qu’il fait encore après sa mort le même ravage qu’il avoit fait de son vivant. Il a réformé les défauts de la vie civile, & ce qu’on appelle train du monde, mais non pas les mœurs des Chrétiens. Le Mysantrope fut sa piece la plus célèbre ; mais la plus scandaleuse, la plus hardie est le Tartuffe. Il a voulu comprendre dans la juridiction du Théatre le droit qu’a l’Eglise de reprendre les hypocrites. On voit par la maniere dont il a confondu les choses, qu’il est un franc novice dans la dévotion, dont il ne connoît peut-être que le nom. Il avoit entrepris au-dessus de ses forces. Eût-il été innocent jusqualors, il eût cessé de l’être, dès qu’il eut la présomption de croire que Dieu ait voulu se servir de lui pour corriger un vice répandu dans toute l’Eglise, dont la réformation n’est peut-être pas réservée à un Concile.

{p. 22}Baile, République des Lettres, avril 1684. On dit que Moliere a corrigé lui seul plus de défauts à la Cour & à la ville que tous les Prédicateurs ensemble. Il faut une étrange prévention pour croire que les vices qu’il a corrigés fussent autre chose que les manieres d’agir & de converser dans le monde ; il faut être bon jusqu’à l’excès pour s’imaginer qu’il ait travaillé pour la discipline de l’Eglise & la réforme des mœurs. Tous ces grands défauts, à la correction desquels on veut qu’il se soit appliqué, ne sont pas tant des qualités vicieuses ou criminelles, que quelques faux goûts, quelque sot entêtement, quelque affectation ridicule, qu’il a repris à propos dans les précieuses, les prudes, & ceux qui outrent les modes, qui s’érigent en Marquis, qui parlent incessament de leur noblesse, qui ont toujours quelque poësie de leur façon à montrer. Voilà des désordres dont les comédies de Moliere ont un peu arrêté le cours, car pour la galanterie, les fourberies, l’envie, l’avarice, la vanité, & autres crimes semblables, il ne faut pas croire qu’elles leur ayent fait grand mal. Au contraire rien de plus propre pour inspirer de la coqueterie que ces sortes de pieces, parce qu’on y tourne perpétuellement en ridicule les soins que prennent les pères & les mères de s’opposer aux engagemens & amourettes de leurs enfans. La galanterie n’est pas la seule science qu’on apprend à l’école de Moliere ; on y apprend aussi les maximes ordinaires du libertinage, contre les véritables sentimens de la religion, quoi qu’en veuillent dire les ennemis de la bigotterie, & nous pouvons assurer que son Tartuffe est une des moins dangereuses pour nous mener à l’irréligion, dont les sentimens sont répandus d’une maniere si fine & si cachée dans la plûpart de ses autres pieces, qu’on peut assurer qu’il est infiniment plus difficile de s’en défendre que de celle où il joue pêle-mêle bigots & dévots, le masque levé, &c. Voilà un témoignage qu’on ne {p. 23}peut récuser, mais que sans doute l’Académie Françoise ne couronnera pas.

Qu’on vienne nous dire que Moliere est un grand Philosophe. Je ne sçais laquelle partie de la Philosophie & de quelle école de Philosophie on le fait. Il figureroit mal dans la Phisique avec Descartes & Newton. Dans la morale & la metaphisique, Socrate, Platon, Loke, Malebranche n’en voudroient pas. Les stoïciens les péripaticiens ne l’admettroient pas. Ce sera donc parmi les épicuriens & les cyniques que nous le placeront. Mais ce n’est rien de tout cela ; le mot de Philosophe signifie aujourd’hui toute autre chose. C’est un esprit fort qui se joue de tout, un homme sans religion qui ne croit rien, qui ne respecte rien, qui affiche, s’il l’ose, du moins qui insinue adroitement ses principes & sa liberté de penser, un libertin sans mœurs, qui sous un ombre de décence & de probité se livre à ses plaisirs. J’avoue en ce sens que Moliere est un Philosophe, & un Philosophe très dangereux, & que son Théatre est une véritable école de philosophie qui a formé une infinité de disciples. Voilà son plus grand mérite, qui lui donne plus de partisans, & en fait des enthousiastes.

Le privilège exclusif de réformer les mœurs attribué à Moliere, est une injustice dont les autres Théatres ont à se plaindre. Tous attaquent les mêmes vices, jouent les mêmes ridicules, & employent les mêmes armes de la plaisanterie, & souvent plus vivement que lui. Les financiers, les usuriers, les petits-maîtres, les fourbes, les amoureux, les femmes infidèles, ne sont pas plus épargnés à l’Opera comique que sur la scène de Moliere. Les farces Italiennes plus nombreuses, plus fréquemment représentées, vallent la plûpart des siennes. Celles de l’ancien Théatre lui en ont souvent fourni la matiere. Les Actrices Françoises {p. 24}sont aussi traitables que les Italiennes. Pourquoi donc refuser à Gherardi, & à cent autres l’honneur de la reformation ? L’influence de la comédie n’est pas plus attaché à Pourceaugnac qu’au Devin ou Coq de village. On pourroit faire de tous ces drames anciens & nouveaux, aussi bien que de tous ceux de Moliere, des analyses & des résultats de morale à la Chamfort. Toutes les Troupes de Thalie ont également travaillé à établir les règles de la vertu, & doivent participer au beau titre de réformatrices.

Il est des gens de mauvaise humeur qui croient bien plus rare la sainteté théatrale. Réflexions sur la Littérature, chap. 8. Ce livre, annoncé dans le Mercure de novembre 1765, en veut fort au Théatre de la Foire, & il faut convenir que les règlemens faits pour l’Opéra comique, & ensuite sa suppression, font peu l’éloge de ses vertus. Le prélude même l’annonce, & le donne pour motif de sa sévérité. 1.° Les Actrices & les Danseuses ne laisseront entrer dans leurs loges que les personnes nécessaires (tout y entroit auparavant, leur toilette étoit un lieu public, & le premier spectacle). 2.° Elles ne pourront rester sur le théatre & dans les coulisses que pour jouer leur rôle, & se retireront d’abord après (c’étoit auparavant le rendez-vous où se passoient d’autres scenes). 3.° Les Acteurs & Danseurs qui viendront ivres, payeront six livres d’amende la premiere fois, & seront chasses la seconde, &c. Il y a moins de grossiereté à l’Hôtel de la Comédie, & cet Ecrivain n’a pas tort de dire : Vous abandonnez un théatre noble pour venir à des treteaux, parce que vous êtes sans mœurs. La même raison peupla le Théatre de Moliere. Le danger pour les mœurs n’y est pas moins grand. Mali mores quasi herba iniqua succrescunt uberrimè, disoit Plaute, en parlant de l’état & des effets du Théatre de Rome ; il le diroit de ceux de Paris.

{p. 25}Le défaut des mœurs est une des sources de leur décadence. La haine du vice, le respect pour la vertu, l’amour de l’ordre y brilleroient inutilement. Cet épais Financier que les larmes de la nation n’ont jamais pu émouvoir, craint une scene qui démasque ses profusions & sa chimerique importance. Ce Seigneur, faux libéral, qui prend sur ses gens ce qu’il distribue à ses flateurs, au sortir d’un dîné remarquable par les folies de la dissipation & du luxe, rencontre un pauvre sans être touché de ses maux, est indigné qu’on ait eu la hardiesse de l’offrir à ses yeux. La jeunesse, effrayante par ses excès & la bassesse des sentimens, qui ne fait rougir de ses petitesses ni de ses désordres, ne peut pas plus supporter la pedanterie de la scene que celle des gens de bien qu’elle fuit. Une Courtisanne & une ariette, que faut-il de plus à qui n’a que des sens, &c. ? Vous qui frédonnez un air nouveau dans les fonctions les plus sérieuses, une scene, une action indécente vous convient mieux. Allez grossir la foule de la frivolité qui vous appelle. Des Grands sans dignité, & sans consistance sont trop heureux de cacher leur superbe néant ; ne les attendez qu’aux intermèdes bouffons. Adonis surannés, vieux débauchés, veterans de la fatuité, qui ne connoissez de charmes que ceux des Phrinés & des Laïs, suivez ce char impudement fastueux. Le plus grossier amusement vous suffit. Amateurs stupides du spectacle, que la foule y entraîne machinalement, faut-il s’étonner que le Temple du faux goût soit si rempli ? Le ton des mœurs générales gagne jusqu’à ceux qui devroient être le moins susceptibles de corruption. Melpomene & Thalie sont méconnoissables ; comment conserveroient-elles leurs charmes ? Au lieu de ridicule, on ne voit dans la société que de sombres vices qui demandent des châtimens. Par-tout {p. 26}l’humanité blessée, la sagesse éteinte, les devoirs oubliés ; c’est un abyme d’infamie. Le siecle d’Horace permettoit la gaieté de la satyre ; les désordres étoient moins sérieux. Celui de Juvenal exigeoit la véhémence. Un Médecin qui dans la crise d’une contagion publique offriroit un remede contre les vapeurs, tel le Pantomime qui fait rire. Nous serions trop heureux de le mériter ; nos besoins ne sont plus de son ressort. Thalie ne fait justice que des ridicules, sur lesquels la législation ne prononce rien. Avec des mœurs la république aura des magistrats, des citoyens, des hommes ; sans les mœurs on n’aura que des scélérats.

Du moins ce grand Moliere, ce Philosophe qui n’a que trop formé de Philosophes, auroit dû réformer tous les théatres, & les mettre au point de décence qu’on veut nous faire admirer. C’est là son empire, tout l’y adore, son nom y retentit jusqu’aux nues, il n’y a de bon comique que chez lui, on n’est bien instruit qu’à son école. Favart & sa Femme n’admiroient pas cette belle réforme sur le Théatre Italien, dont ils ont donné l’histoire. Dans une Préface bien écrite, qui est à la tête de leurs œuvres, ils parlent avec une sincerité qui n’en fait pas l’éloge, quoiqu’ils y aient été attachés toute leur vie, & qu’ils aient composé pour lui bien de jolies pieces. En entrant dans la carriere, dit-on, Favart trouva l’opéra comique en train de s’épurer pour le goût, & pour les mœurs. Il y avoit encore bien de l’ouvrage à faire, & Favart a plus contribué que personne à y attacher la décence, si nécessaire à tous les amusemens publics, qui ne peuvent qu’y gagner, quoi qu’en disent les libertins. Ce n’est que faute d’esprit qu’on ne sait rien voiler, qu’on voile mal, qu’on descend aux équivoques beaucoup plus méprisables que les nudités gauloises don {p. 27}notre délicatesse rougit. Voilà donc la décence que Favart a introduite, il a bani les grossieretés. C’est quelque chose ; mais la gaze légère, la politesse fine & délicate, qui laisse entrevoir d’une maniere plus piquante ce qu’il faudroit cacher absolument, est-ce de la décence, & le crime ainsi assaisonné n’en est-il pas bien plus agréable & plus dangereux ? Un vernis de modestie est un nouvel attrait, les coquettes les plus aggueries s’en parent, & animent d’autant plus le feu de l’amour, au lieu qu’une grossiere courtisanne dégoûte par ses nudités mêmes en la faisant mépriser. Le discours est comme la personne : le langage des hales qui dit les choses par leurs noms, choque les honnêtes gens ; un langage poli qui pare les idées licentieuses de termes honnêtes, lance des traits d’autant plus séduisans, qu’ils ont une apparence de vertu. Tel est le Théatre de Favart & de sa femme, qui n’est ni moins adroit à ourdir cette gaze légère, ni moins facile à s’en contenter. Le stile ingénieux, léger, aisé, agréable, est le ton du monde, & aujourd’hui le ton du vice. Cette écorce de pudeur, ce fard de retenue n’en rend que plus redoutables les leçons de péché. C’est à quoi se réduit toute la réforme, qu’on ne doit pas à Moliere, puisque ses pieces n’ont pas même les gazes de Favart.

Phocion dans ses Entretiens, traduits du grec en 1763, Entr. 3. dit : Malheur à la nation insensée qui place à coté des grands hommes, de l’homme utile à sa patrie, celui qui ne contribue qu’au plaisir frivole, Comédiens, Danseurs, Moliere, &c. Est-il fort intéressant pour Athenes, qu’on rende parfaitement sur la scene Priam, Ulisse, Philoctete, tandis que personne ne sait être citoyen dans la place publique, ni magistrat dans l’aréopage ? Je désespere de la République, si elle distribue ces récompenses de la vertu aux talens des vicieux. Ce grand personnage {p. 28}n’auroit pas donné l’éloge de Moliere pour sujet du prix, ni mis Fenelon à coté de Moliere ; il ne feroit pas dans les papiers publics l’éloge de toutes les Actrices : Elle a signalé sur la scène les talens les plus parfaits, l’Europe la nomme la premiere Actrice, les gens de lettres l’ont reconnue pour leur Juge, ceux qui ont le bonheur de la connoître la regardent comme la femme la plus aimable & l’amie la plus intéressante. C’est le portrait de la Dangeville, de la Clairon, la Silvia, la Chammêlé, la le Couvreur, &c. comme dans les romans les Héroïnes sont toutes parfaites, & pour l’instruction de la jeunesse c’est le refrain de toutes ses chansons.

CHAPITRE II.
Melanie. §

Le Journal des Savans (Août 1770) a prétendu faire l’éloge de Mélanie, & il fait sa condamnation : Le génie de ce drame & la qualité de quelques-uns de ses personnages lui a enleve l’avantage de briller sur le Théatre. C’est-à-dire que c’est un drame impie qui joue l’état religieux & les Ministres des Autels, les fait paroître sur la scène contre le respect qui leur est dû, contre les loix de la décence & les dispositions des ordonnances, & les y fait parler d’une maniere indigne d’eux. Je ne sais si on ne l’a pas offert aux Comédiens, ou s’ils l’ont rejeté, ou si le Censeur a refusé son approbation, quel Censeur Catholique la donneroit ? L’Auteur, pour ne pas perdre le fruit de ses travaux, l’a fait imprimer à Amsterdam, où sa doctrine ne peut être mal accueillie, & avant l’impression il l’a lue & jouée dans la société particuliere où les talens de {p. 29}l’Acteur ont fait valoir ceux de l’Auteur. Il en a joué tous les rôles, il doit être bon Comédien ; mérite à la mode, dans un siecle qui n’en estime point d’autre. Les Théatres de société ne sont point scrupuleux, ils se croyent plus permis de faire imprimer des choses mauvaises que l’autorité publique a proscrites, de blesser la religion & les mœurs dans une chambre que sur le Théatre. L’homme sage ne répand le poison ni en public ni en particulier.

La piece a eu des succès différens. Dans la coterie, elle eut un succès d’enthousiasme & d’ivresse (expression louche). Cet excès suffit pour le décréditer. Qui prouve trop ne prouve rien, & l’ivresse fait peu d’honneur. L’ouvrage n’a sûrement rien dont on doive s’enthousiasmer. Le Journaliste donne la raison de cette ivresse : des juges de choix sont plus indulgens que le Théatre. Ce sont des amis c’est une coterie toute décidée. Dans ces reduits prompts à crier merveille Pradon est préferé à Racine. Ces amis savent qu’on leur demande des applaudissemens, leur amour propre est flaté de la préférence & de l’estime qu’on montre pour leur suffrage ; on fait cause commune avec l’Auteur. Qui sait même si ce panégyriste ne prend pas un intérêt de parti à ces sentimens peu chrétiens ? Ce ne sont ni les Théologiens ni les gens pieux qui ont embouché la trompette. L’ivresse des autres loin d’être un garant de la bonté de la piece, forme contre elle un préjugé. Quoi qu’il en soit, l’impression a été son écueil, & la mise à sa place, parmi les ouvrages médiocres dans le littéraire, mauvais dans l’ordre de la religion. Le Journal cherche des couleurs pour diminuer la honte de cette chûte : Le public n’aime pas qu’on prévienne ses jugemens, il regarde ses décisions anticipées, comme un attentat sur ses droits, & une tentative pour soumettre son suffrage à l’autorité du petit nombre. {p. 30}Excuse frivole qui constate l’idée peu flateuse qu’en a le public. Sa médiocrité, sa mauvaise morale lui feront toujours perdre sa cause. Ce Journaliste son défenseur, en se bornant à la partie littéraire, oubliant les défauts essentiels d’irréligion & de morale, & même s’en rendant complice par une sorte d’approbation, fait-il bien son apologie ? Quelque Poëte a fait cet extrait, enthousiasmé de son confrere. L’Assemblée s’en est rapportée à lui, sans le lire. Une piece de théatre mérite peu d’occuper les savans.

Nous avons dit dans Euphemie L. 8. C. 6. que par une sorte de complot contre l’état religieux, on avoit donné trois pieces pour le diffamer. En voici une quatrieme qui ne vaut pas mieux, c’est un thême en quatre façons : fille forcée à se faire Religieuse, fille amoureuse que son amour traversé de ses parens a fait mourir de douleur, amant furieux qui vomit des blasphêmes contre la religion, & des malédictions contre le père ou la mère qui lui enleve sa maîtresse : père & mère qui reconnoissent leur faute quand il n’est plus temps. Ce ne sont que des acteurs qui changent d’habits. Là c’est le père ici la mère qui force. Dans l’un, l’amant se fait Moine & devient Directeur ; dans l’autre le père se fait Prêtre & devient Supérieur du Couvent, ailleurs la mère s’y fait servante. Dans Melanie, l’amante s’empoisonne & se poignarde dans Ericie, meurt de maladie dans Cominge, tombe en pamoison dans Euphemie. Mais le but de tout ce recueil, c’est de rendre les Communautés odieuses, & le Journaliste l’approuve : Cette morale est toujours de saison, & ne reçoit que trop d’application tous les jours ; les détails contiennent d’importantes réflexions sur tant de vocations forcées & l’abus si fréquent &c. L’abus est donc bien fréquent, les vocations forcées bien nombreuses ; tous les jours {p. 31}la morale de cette piece reçoit son application. Toutes les Communautés de filles ne sont donc que des assemblées détestables de personnes forcées par leur famille, qui n’y vivent qu’en désirant la mort, n’y meurent qu’en détestant la vie. L’état religieux n’est qu’un brigandage, & le Prince souffre cet affreux désordre dans tout son royaume, où il en est des milliers ; les parens sont des scélérats qui abusent de leur autorité pour immoler leurs enfans. Seigneurs, Bourgeois, Magistrats, Militaires, Artisans, tout est coupable de ce détestable abus ; les Couvents ne sont que des prisons, les pères n’ont ni humanité, ni probité, ni justice, ni religion.

Ces déclamations absurdes, qui sont le résultat de ces scandaleuses tragédies, ne sont que des impostures, que l’irréligion vomit contre ce saint & utile état, que sous prétexte de réforme elle travaille à abolir. Il est absolument faux que ce soit un abus de tous les jours. Les vocations forcées sont très-rares : la plûpart des filles s’engagent volontairement, & grand nombre contre le gré de leurs parens, sacrifiant généreusement tout ce que le monde, la fortune, la beauté, leur offrent de plus flatteur. Elles y sont heureuses, y vivent, y meurent saintement. Il peut s’y glisser des vues d’intérêt, des motifs de paresse, des raisons de dépit. Dans tous les états les foiblesses sont l’appanage de l’humanité : il en est ici moins qu’ailleurs. Peu de parens portent la dureté aux excès. Dans les conditions communes on y a peu d’intérêt : l’entrée dans un Couvent ne coûte guère moins que l’établissement dans le monde. Peu de parens le pourroient : les jeunes gens sont plus généralement rebelles que soumis. Témoins ces innombrables mariages que la passion fait faire malgré les familles. L’Eglise prend tant de précautions pour conserver la liberté, & il est si facile {p. 32}de se refuser à des vœux, que ces malheurs n’arrivent pas. Les mariages forcés, l’entrée dans tous les états, contre l’inclination des enfans, sont incomparablement plus fréquens. Le Théatre lui-même nous l’apprend. Toutes les comédies ne roulent que sur quelque mariage traversé par les parens contre les passions des enfans, sur des femmes infidèles & de mauvais maris, sur l’indocilité des enfans à subit le joug de l’autorité, rebelles, insolens, roidis contre leurs parens, qui les insultent, les jouent, bravent les disgraces, l’exhérédation, la malédiction des pères, comme l’Avare de Moliere, & enfin l’emportent par une sole passion, à eux-mêmes funeste. C’est bien sur le mariage que l’autorité paternelle est redoutable & autorisée par toutes les loix, qui exigent son consentement, ne permettent les actes de respect qu’après trente ans, déclarant l’engagement nul, permettant de déshériter, &c. L’ambition place dans les charges un Magistrat ignorant & injuste, fait entrer dans l’Église un cadet qui sera mauvais Prêtre, dans le service un débauché. Il y a cent fois plus d’Ecclésiastiques sans vocation que des Religieux, de femmes dérangées que des Religieuses. Je dis même qu’il y a plus de personnes forcées de demeurer dans le monde qu’elles auroient quitté, qu’il y en a qu’on ait forcé d’entrer en religion ; il y a plus de séduction & de violence pour fermer les portes des couvens que pour les ouvrir.

Dans la multitude innombrable des livres faits pour ou contre la constitution unigenitus, il y en a quelques uns, où abandonnant le sérieux de la controverse, on prend le ton du libertinage pour tourner en ridicule ses adversaires. Tels sont Philotanus, l’Université d’Anieres, les Sarcelloises, la Femme Docteur, la Banqueroute des miracles ou le Saint déniché, &c. Tel est entr’autres l’Histoire {p. 33}de Rainucio d’Alethes, Venise 1738. 2 vol. in 12. Ce n’est qu’une satire amère du Pape & de la constitution, des Évêques, des Abbés, des Prêtres, des Jesuites, des Religieux & Religieuses, un éloge outré de Port Royal, des Jansenistes, du Diacre-Paris, &c. sous le nom du prince Albanius, Clement XI. Cardinal Albani, &c. C’est un tissu de contes grossiers arrivés en Portugal, d’aventures romanesques du serrail, de corsaires, de duels, de pélerinages, &c. Ce livre, dont le stile n’est pas mauvais, n’a pas fait fortune, il est oublié & mérite de l’être. Nous n’en parlerions pas, si la tragédie bourgeoise de Melanie ne nous en rappelloit le souvenir. La fable de ce drame est prise de ce mauvais livre, a quelques circonstances près, qu’on a changées pour l’accomoder au théatre. On y trouveroit vingt autres contes du même goût, dont on pourroit faire des tragicomedies ou des comitragedies, des comédies héroïques ou des tragédies bourgeoises au dessous du comique larmoyant, qui du moins conserve le caractere de la bourgeoisie, au lieu que le ton tragique, les airs héroïques, les meurtres, les suicides, en sont fort éloignés.

Les aventures de Constance & d’Herigene sur la fin du premier tome sont le fond de Melanie & des invectives contre les Moines, mais moins téméraires que dans ce drame, puisqu’on n’y attaque pas les vérités de la religion, mais seulement les mœurs des Moines. Constance, comme Melanie, est une Religieuse forcée par ses parens ; Herigene son Amant, comme Monval, l’a connue au parloir, où il accompagnoit son frère, qui lui rendoit visite. Ils deviennent subitement amoureux l’un de l’autre. La fille se dégoûte de son couvent, & devient folle d’amour. Le frere pour la fortune de qui tout se fait, se bat aussi en duel ; il est tué, & la famille est réduite à cette fille {p. 34}qu’on avoit sacrifiée. Mais dans Rainucio le dénouement est plus vrai-semblable. La Religieuse sort de son couvent, sous prétexte de maladie, se fait enlever, court le monde, & son frere se trouvant mort, la famille consent au mariage. Elle réclame de ses vœux, le Patriarche de Lisbonne l’en releve, & la marie en la forme usitée dans les Romans & sur le Théatre. Les protestations, les sermens, les doléances, la beauté, en un mot le jargon de Cythere est par-tout le même. Je ne sçais pourquoi M. de la Harpe, sans nécessité & contre toute vrai-semblance, a mieux aimé ensanglanter la scène bourgeoise. Il aime sans doute la haute galanterie qu’il a débitée dans ses Héroïdes. Le tissu du Roman est plus raisonnable ; la fille est long-temps amoureuse, souvent visitée de son amant, leur passion devient plus vive ; son frere lui parle honnêtement & généreusement, quoiqu’en l’exhortant à perséverer dans un parti plus saint & plus heureux que les établissemens du monde. Elle n’a garde de se tuer, elle attend l’occasion de se dégager, & la saisit ; elle observe les regles de l’Eglise dans les réclamations & les mariages. Les romans & les comédies seroient bien lugubres, si le poison en terminoit toujours l’intrigue ; & si toutes attaquoient les choses saintes, qui pourroit tenir à ces horreurs & ces blasphêmes ?

La fable de Melanie a paru un chef-d’œuvre aux cotteries qui en ont entendu la lecture. Elle est contre toute vrai-semblance. 1.° Le temps & le lieu de la scène. Tout se passe dans un parloir des Religieuses, commence & finit dans une seule matinée, ou plutôt dans une heure. Tout le monde sçait que les cérémonies de profession, ordinairement longues, se font pendant une grand’Messe, où la Novice communie, qu’il s’y fait un sermon d’apparat, que beaucoup de monde y est {p. 35}invité. Il le dit lui-même : Nos parens, nos amis sont mandés en ces lieux : Pour la cérémonie ici tout se prépare. Le parloir, contre les regles de la clôture, est ouvert en dedans ; la mere & le Curé y entrent sans obstacle. Dans ce moment tout est en mouvement, dans un couvent tout a les yeux sur la Novice & sur sa famille, tout l’assiege, tout s’empresse autour d’elle, un Clergé nombreux, un Officiant distingué, ordinairement le Supérieur de la maison, une assemblée choisie & nombreuse, des domestiques empressés, un peuple curieux ; l’intérieur plus agité encore, une fête brillante, un évenement intéressant, la Novice plus agitée que personne, dans un moment qui décide de sa vie ; comment imaginer un parloir tranquille, inaccessible, où personne ne paroisse, où le père & la mère tiennent leur fille, envoyent chercher un Curé, que ce Curé parle en particulier à la Novice, & fort long-temps, rende compte de son entretien, qu’elle entre & sorte cinq ou six fois toute troublée, sans que personne s’en apperçoive, elle dont tout s’occupe, que son amant s’y glisse, & sans doute force l’entrée, car il faut bien que pour agir en repos on ait consigné la porte, qu’il y fasse des folies, & qu’enfin cette fille vienne s’empoisonner & mourir sans que personne se montre ? M. de la Harpe n’est pas au fait des couvents ; il n’en a peut-être jamais vu, il est pardonnable d’ignorer le costumé monastique, qui ne s’apprend pas au Théatre ; mais il n’est pas pardonnable d’avoir blasphemé ce qu’il ignore, mêlé sur la scène & combattu ce que l’Eglise, l’Etat, la Religion & la prudence lui ordonnent de respecter. Il est ridicule d’avoit placé la scène dans Paris, où toutes ces choses sont connues des moindres enfans, & d’avoir choisi pour Acteurs un Curé de Paris, un Conseiller au Parlement, que tout respecte, que tout {p. 36}connoît, & qu’il est moins possible de défigurer.

2.° Le nombre des Acteurs. Dans Cominge l’Abbé de la Trape, dans Ericie, la Supérieure des Vestales entrent dans l’action, & y forment de belles scenes. Dans Euphemie il ne paroît point de Supérieur. C’est une faute. On n’y voit que deux Sœurs, l’une favorable, & l’autre contraire. Aucun Religieux ne paroit dans Cominge, parce qu’à la Trape tout garde un profond silence ; mais dans Melanie cette solitude est contre la vraissemblance. Une Supérieure doit savoir ce qui se passe dans son Couvent, sur tout des évenemens si intéressans. Les parents doivent lui en parler & se concerter avec elle. Dans une Communauté où l’on a passé sa vie on a des amis, & souvent des ennemis. Avec des passions aussi vives, dans une situation aussi triste, il est impossible qu’on ne déplaise à quelqu’un, qu’on ne cherche des consolations dans quelqu’autre, & s’il est vrai que toutes les Religieuses le soient malgré elles, Melanie a dû trouver vingt confidentes à qui elle s’est ouverte, qui l’ont détournée de son état, & ont agi pour la délivrer, elle qu’on dit avoir été élevée, fêtée, cherie dans le couvent, & deux ans novice, je ne sais pourquoi, puisque le noviciat ne dure qu’un an. Ce retardement suppose des difficultés à sa profession, des épreuves plus longues, & éloigne toute idée de violence. Celui qui veut forcer est trop pressé pour souffrir des délais inutiles. Mais comment dans un si long temps n’a-t-elle pas déplu par ses dégoûts, ni même été soupçonnée ? Est-ce stérilité dans l’Auteur qui n’a sçu que faire dire à ses acteurs ?

3.° On fait jouer un rôle sans vraissemblance, & très-odieux à une Religieuse mourante. C’est une impie endurcie dans son péché, qui refuse obstinément les secours abondans que lui offre {p. 37}dans ses derniers momens un Confesseur. La novice, qui par zele avoit brigué le soin de la veiller, passe la nuit seule avec lui, contre les règles de la décence. Le Prêtre qui a perdu toute espérance de la convertir, se retire un instant. La mourante rompt alors son obstiné silence. Au lieu de se préparer à la mort, de réparer sa mauvaise vie par le repentir, elle saisit ce moment pour tenter, comme un Démon, cette novice fervente, & lui faire perdre sa vocation, en lui donnant de l’horreur pour un état qu’elle a embrasse de bonne foi avec joie, & qu’elle soutient avec ferveur : elle lui en trace le portrait le plus hideux, & le plus faux : Et pour vous abuser sachez qu’on est d’accord : On vous trompe, on vous perd : En se faisant esclave, en prenant cet habit : On ne vit en ces lieux qu’en désirant la mort, & l’on n’y meurt jamais qu’en détestant la vie. On ne voit point dans les Communautés ces excès de scélératesse, & ils y seroient sans conséquence. Un tel exemple, un pareil témoignage, ne peuvent être d’aucun poids ; ils font frémir, & ne persuadent pas. Ce n’est pas dans son cœur que l’Auteur a trouvé ces monstres. Cette petite antithèse de la vie & de la mort, vit en désirant la mort, meurt en détestant la vie, l’a ébloui. Il n’a pas senti l’indécence, l’injustice, l’horreur de ce jamais, de cet esclavage qui fait de tous les Religieux de misérables désespérés : calomnie la plus atroce & la plus évidente.

4.° Un rôle de Curé n’a jamais été mis sur le Théatre depuis les Mysteres des Confreres de la Passion ; il est si respectable, si uniquement fait pour la piété, qu’il ne peut amuser la scene. On y a vu quelque Abbé, peu digne de ce nom, tourné en ridicule ; mais personne n’avoit osé dégrader jusque-là la sainteté du ministere. Un Curé ne doit pas même être spectateur, & {p. 38}en effet on n’en voit point à la comédie. Le bel objet à offrir au parterre, vis-à-vis d’une Actrice, qu’un homme vénérable qu’on ne voit qu’à l’autel, en chaire, au confessional, exhortant les malades ! Seroit-il en soutane, manteau long, cheveux courts, sans poudre ni frisure ? car tel il doit être. Si pour s’accommoder aux idées du monde, il est en habit court, poudré, frisé, &c. c’est une mascarade ridicule. Un Curé de Paris est-il un petit-maître, un Comédien ? Un Curé est même déplacé dans cette piece. Les Communautés ont un Directeur, un Supérieur, qui les gouverne. Les Curés ne s’en mêlent point, n’examinent pas les novices, & ne décident point leurs vocations. Et ce Curé lui-même, quel homme ! brutal, grossier, enthousiaste, ne répondant que des duretés à la confiance d’un homme respectable qui le prie de voir sa fille : Je sais ce que je dois faire, je ne trahis ni vous ni mon ministere. Vous entendrez de moi la simple vérité, n’espérez rien de plus. Il finit par des injures & des menaces. Quel besoin avoit-t-on d’en faire un sauvage ? Les mêmes choses tournées poliment auroient fait de belles scenes, & mieux peint un honnête homme que son ministere doit avoir rendu sociable. Faut-il donner toujours des taches à la vertu, pour la rendre odieuse ? Quel début ! Allons je vais encore voir des infortunées. Pourquoi cet encor ? Vient-il de quelque autre couvent voir quelque autre novice forcée ? Sans savoir de quoi il s’agit, il commence par condamner le père avec dureté : Qu’un intérêt cruel au cloître a condamnée, Que l’on ensevelit pour ne pas la doter, Qui pousse des soupirs que l’on craint d’écouter, Et donne, en détestant sa retraite profonde, Au ciel des vœux forcés, & des regrets au monde. Cela peut ne pas être ; il ne le sait pas, il n’a pas encore vu la fille. Il y a {p. 39}quelquefois des tentations dans les meilleures vocations, que peut-être lui-même conseillera de surmonter. Un Poëte n’est pas initié dans le mystere de la vie spirituelle ; mais un Curé doit l’être, & ne pas agir & parler en Poëte.

Ce Curé ne sçait pas même sa religion. C’est un hérétique qui sur l’état Religieux répette ce qu’ont dit les Protestans. Il fait une fausse application de l’Ecriture, il la défigure, il l’ignore. On a beau mettre en note, un ouvrage de théatre ne doit pas être jugé comme un ouvrage de théologie, on oublie qu’on fait parler un Théologien, un Curé, qui doit être Catholique. Un ouvrage de théatre ne doit pas faire des excursions sur la théologie, & parler contre la foi. Qu’un Poëte ne blaspheme pas ce qu’il ignore, qu’il ne fasse pas paroître des Ministres des autels, & ne leur mette pas des erreurs dans la bouche : Les vœux sont un point de discipline, & non de doctrine, sur lequel par conséquent on peut avoir un avis. Erreur, la maniere de faire profession, l’âge où on peut la faire, la durée d’un noviciat, sont de discipline ; mais la sainteté de l’état monastique, la légitimité, la validité des engagemens contractés avec Dieu par la profession, sont des points de doctrine sur lesquels on ne peut avoir un avis, parce que l’Eglise a parlé. Sur les objets même de discipline générale, que l’Eglise suit partout & a toujours suivi, un Catholique n’a pas un avis différent du sien. Quel langage dans la bouche d’un Curé ! Le vœu le plus libre & le plus volontaire (pléonasme ; s’il est libre, il est à plus forte raison volontaire) à Dieu qui prévoit tout peut sembler téméraire. Le mot sembler est injurieux à Dieu, & contraire à sa prescience infinie. C’est à l’homme qui ne voit qu’imparfaitement, qui ne prévoit pas l’avenir, qu’il peut sembler. Rien ne semble Dieu. Et quand il appelle, qu’il fait espérer {p. 40}sa grace, rien n’est téméraire. C’est être téméraire par exemple, d’aller à la Comédie, de se répandre dans le monde, de composer des Héroïdes licentieuses. Dieu n’y appelle pas, il y a un vrai danger ; Dieu n’y a pas promis la grace ; qui aime le péril, y périra. Ce n’est pas témérité, c’est prudence de fuir le danger, de quitter le monde. Quelle absurdité ! s’embarquer sur une mer orageuse, s’enfermer dans une ville pestiférée, c’est être prudent ! demeurer dans le port, s’éloigner de cette ville, c’est être téméraire. ! La persévérance est incertaine. On peut pécher dans le plus saint état sans doute ; mais du moins on a pris tous les moyens d’assurer la persévérance ; le vœu lui-même en est un. Dans le monde au contraire on n’en prend aucun, on se met dans un danger évident de périr. Où est la témérité ?

Voici un nouveau systême de religion qui réduit tout à la priere : Peut-être faudroit-il que l’homme, le Chrétien demandât tout au ciel, & ne lui promît rien. On ne peut donc faire aucun vœu, aucun serment promissoire, aucune promesse à Dieu. Que sont donc les vœux de baptême, l’union indissoluble de l’homme & de la femme dans le mariage, le serment de fidélité au Prince, celui de remplir son devoir quand on prend une charge, le ferme propos dans un acte de contrition ? Peut-on avancer rien de plus absurde ? Si on ne peut sans témérité promettre à Dieu, on ne peut donc promettre aux hommes. Ce seroit aussi un orgueilleux souhait d’enchaîner l’avenir. On ne peut donc passer aucun contrat, donner sa parole à personne ; un témoin ne peut promettre de dire la vérité : Ce seroit enchaîner l’avenir. Ces folies méritent-elles qu’on les réfute ? Il prouve son dire (car il est savant ce bon Curé) : Dans nos livres sacrés la céleste vengeance Confond deux fois des vœux la coupable imprudence (ces {p. 41}vœux ne sont donc pas seulement une témérité, mais un crime que la vengeance céleste punit). Dans Saül, dans Jephté nous la voyons punie. Il ne sait pas l’Ecriture. Saül n’a point fait de vœu, il défend sous peine de la vie à tous ses soldats, comme tout Général peut faire, de manger avant la fin du combat. Ce n’est point un vœu, c’est un ordre. Il est très-probable que Jephté n’a point immolé sa fille, mais l’a consacrée à la virginité ; mais il est très-faux que Dieu ait punit ni l’un ni l’autre pour cela. Il a au contraire puni l’infraction des sermens faits aux Gabaonites par Josué. Dieu a éprouvé les vœux des Nazaréens de ne pas boire du vin, bâtir des maisons, &c. & il dit expressément, vovete & reddite Deo. Autre trait d’érudition : Les anciens Cénobites ne faisoient pas de vœux. Il se trompe. Un Anachorete qui a vécu seul dans le désert peut n’avoit point fait de vœu. La cérémonie de la profession, le noviciat, l’influence des vœux sur le temporel par la mort civile, autorisés par les loix du Prince, &c. sont des choses nouvelles. Mais depuis qu’il y a eu des Communautés réglées personne n’y a été admis qu’il n’ait promis à Dieu d’y vivre soumis & fidele à ses règles. Les plus anciens Ordres, de S. Basile, de S. Benoît, l’Orient & l’Occident, ont suivi cette loi ; l’Eglise l’a toujours approuvée, & a anathématisé ceux qui combattent les vœux monastiques. Je ne sais si l’Auteur est Protestant, du moins il en rient le langage. Cependant il s’adoucit, il ouvre les cloîtres, pourvu qu’on n’y fasse aucun vœu, mais à qui les ouvre-t-il ? Au mortel gémissant que le sort a frappé, Au repentir qui pleure, au vieillard détrompé. C’est-à-dire des Hôpitaux à ceux qui ont perdu leur bien, au vieillard qui s’en va mourir, & le bon Pasteur à l’Actrice qui veut se convertir. C’est-à-dire {p. 42}qu’on donne à Dieu les misérables restes d’une vie devenue à charge. La saison de la jeunesse est trop belle, pour lui être consacrée. L’homme riche est trop bien partagé, pour faire à Dieu le sacrifice de la fortune. Dieu, à qui l’on doit tout, est trop heureux qu’on daigne lui accorder ce qui n’est plus bon à rien. Rien ne ressemble mieux au Curé de Mélanie que le Vicaire Savoyard d’Emile, qui dit les plus belles choses sur Jesus-Christ & son Evangile, & détruit toute religion, avec cette différence que les talens de l’Orateur sont très-supérieurs à ceux du Poëte ; mais leur religion paroît bien semblable.

M. de la Faublas est surpris avec raison des impiétés de son Curé, & les lui reproche. Ce Curé ne s’en défend pas, mais il élude, & se jette sur le lieu commun de la violence des parents, que l’Eglise condamne plus que personne. Il avoue pourtant qu’il est des vœux autorisés & inspirés par le zèle. Il est donc faux qu’on ne doive rien promettre à Dieu, & se borner à le prier. Cet homme se démasque enfin par son orgueil. C’est un Philosophe, un Sage du temps, qui se peint parfaitement. Il ne peut souffrir qu’on oppose à son autorité le suffrage du Confesseur de la maison, qui approuve la vocation de Mélanie, ni même qu’on lui donne le nom de Sage, d’un ton qu’il croit une injure : Le sage Directeur, dit-on, qui conduit Mélanie & connoît bien son cœur. Il a de son état les mœurs & le langage, Et ne le blâmez point pour avoir l’air d’un Sage. Rien de plus juste ; tous ces discours malins, téméraires, irréligieux, ne sont qu’un air d’esprit fort, qu’on veut se donner. Il le confirme par sa réponse. C’est peut-être ce qu’il y a de mieux dans la piece, parce qu’il peint au naturel. On diroit que comme Palissot dans la comédie des Philosophes, on a voulu tourner en ridicule l’orgueil, {p. 43}la malignité des Sages, leur mépris des hommes, leurs excès impies, couverts du ton d’humanité, de bienfaisance, qui d’abord en imposent, mais qu’il est aisé de démêler. C’est une espece de Tartuffe. Il n’est, dit-il, que trop d’esprits lâches & corrompus, qui vivent sans principes, & parlent sans courage. Sourds à la vérité, mais soumis à l’usage, au rang de leurs devoirs, comptant leurs préjugés. Je suis las d’adopter ce mérite stérile. Voilà bien le Pharisien de l’Evangile : Non sum sicut cœteri hominum, injusti, rapaces, adulteri. Il venge lestement la Philosophie : Quant aux titres de Sage en nos jours prodigués. Qui les prodigue que les Sages eux-mêmes ? Dénigrés par les hommes, & par l’orgueil brigués. Les Philosophes qui les briguent, sont donc des orgueilleux. Celui qui les mérite, honore la nature : L’ignorance & l’envie en ont fait une injure, L’hypocrite un forfait, l’honnête homme un devoir. Après ce pompeux éloge du Sage, c’est-à-dire de lui-même, il revient au Directeur du Couvent, & ne peut digérer la préférence qu’on lui donne. Il en fait un forfait à M. de Faublas : Du Directeur l’avis & le suffrage flattant vos passions a sur moi l’avantage. Enfin il insulte le Magistrat chez qui la forme emporte le fonds, mais qui ne séduira point le ciel, & n’échappera point aux remords ; c’est un crime, & vous en repondrez. Pesez ces mots, dit-il d’un air menaçant, craignez le jugement de Dieu. Faublas n’en est que plus irrité : Ces mots sont un outrage : Si d’un zèle offensant le sarcasme indiscret doit, &c. Cependant le même Curé qui a quitté si brusquement & si injurieusement, d’une maniere à ne plus paroître dans cette maison, revient demi heure après, sans être appelé, uniquement pour apporter une mauvaise nouvelle, dont personne ne l’a chargé, la mort du fils, comme pour se venger {p. 44}du père, en l’accablant de douleur. Il y ajoute une méchancheté qui est toute à lui, il fait soupçonner l’amant d’être allé chercher le fils pour se battre avec lui, peut-être pour l’assassiner : Et que sais-je ? peut-être pénétré de ses premiers transports, il n’a pas été maître. Et dans ce moment critique où son zèle & son ministère devoient se déployer, & se rendre utile, content d’avoir lancé son trait malin, il ne dit plus rien, que pour insulter de nouveau ce père infortuné, dans l’excès de sa douleur : D’un repentir tardif je vous vois déchiré. Ce rôle singulier, si déplacé, d’un Curé de Paris, est absolument manqué.

5.° Le rôle de l’amant de la Novice ne l’est pas moins. Pourquoi le faire son parent ? il pouvoit n’être qu’ami. Trouve-t-on quelque goût à augmenter le désordre de la passion par une idée d’inceste, comme le fameux & licentieux conte & comédie d’Annette & Lubin, qu’on fait cousins germains, sans nécessité, & que jamais ni églogue, ni roman, ni drame pastoral, n’avoit imaginé, pour avoir occasion de blâmer la loi qui défend ces mariages, & de donner du ridicule aux dispenses que l’Eglise en accorde. Telles ces comédies où par préférence on donne la femme mariée pour maîtresse, comme si l’idée d’adultère étoit un assaisonnement du péché. Pourquoi ce parent n’a-t-il jamais vu sa cousine ? Il faut qu’une fois, par hasard, il accompagne par politesse sa tante au parloir, & dans un instant, sans se dire un mot de leur passion subite, les deux amans tout-à coup pétrifiés, comme s’ils étoient l’un pour l’autre la tête de Méduse, conçoivent la plus violente passion, & sans se revoir davantage, ni avoir la moindre relation, six mois après se livrent aux plus grands excès. Le roman est mieux filé dans Cominge, Ericie & Euphémie. On s’aimoit, on le savoit, on avoit nourri la passion, les excès {p. 45}étoient préparés. Ici c’est un imbécile qui ne prend aucun moyen, ni pour instruire, ni pour sauver sa maîtresse. Depuis ce trait fatal qui a percé son cœur d’outre en outre, jusqu’au moment précis de la profession il vit dans un sommeil létargique. Ignoroit-il qu’elle avoit pris l’habit, qu’elle faisoit son noviciat, qu’elle alloit faire profession ? Il pouvoit chercher à la voir, à lui écrite, faire agir ses parens ; il devoit mettre tout en œuvre pour prévenir le coup. Non, le pauvre Jocrisse voit faire tous les apprêts de la profession sans rien dire. Il y est invité, & tout-à-coup il vient déclarer, & se borne à dire des folies. Achille dans Iphigenie de Racine, non seulement invective, tonne, menace, mais il court au Temple, arme ses gens, s’arme lui-même empêche le sacrifice : Croyez du moins, croyez que tant que je respire, Les Dieux auront en vain ordonné son trepas. Cet oracle est plus sûr que celui de Chalcas. Mais ce pauvre amant n’a que des paroles ou des insultes à dire à son beaupère. Hélas ! il a une ressource, c’est de s’en aller aux isles ensevelir son chagrin chez les Topinambous : J’ai pris mon parti, vous ne me verrez plus, Le lieu de mon exil, est au delà des mers, Je vais servir mon Roi dans un autre univers. Expression ridicule, y a-t-il deux univers ? L’univers renferme tout. Je cours m’y renfermer, & je renonce au nôtre. S’enfermer dans l’univers ! la prison est vaste ; il y trouvera tous les êtres renfermés avec lui : peut-être comme Alexandre, il s’y trouvera trop serré. A l’enfantillage il joint la méchancheté. Cet esprit est répandu dans toute la piece, c’est un misantrope qui fait le procès à l’univers : Ce n’est pas qu’en effet j’augure mieux de l’autre, Les humains sont par-tout à l’intérêt livrés, Et les cœurs vertueux sont par-tout déchirés. Il s’attendrit pourtant, & à quoi ? à une circonstance bien attendrissante. {p. 46}La Novice passoit les mains à travers les barreaux du parloir. Voilà le sublime de S. Amans, qui dans le passage de la mer rouge, par son Moyse sauvé, Met pour le voir passer les poissons aux fenêtres, Et fait voir un enfant qui va, saute, revient, Et joyeux à sa mère offre un caillou qu’il tient. Cette circonstance puérile suppose un parloir fermé, comme ils sont tous, & s’oppose à l’entrée dans l’intérieur du Couvent, & à la sortie de la fille, dont nous parlerons bien-tôt.

Quoique les erreurs soient plus excusables dans un jeune étourdi que dans un Curé, il en est pourtant de si grossieres qu’on ne doit les pardonner à aucun âge. Monval dit au père de Mélanie : Quel droit avez-vous d’ordonner son malheur ? Nul être, quel qu’il soit, n’a ce droit sur un autre. Est-ce mauvaise logique, ou doctrine philosophique du temps ? Cette proposition générale & absolue, nul être, quel qu’il soit, n’a ce droit sur un autre, renferme tous les êtres sans exception. Dieu donc lui même n’a pas droit d’ordonner les adversités, la mort, l’enfer ; il n’a pas droit d’imposer des loix difficiles pour toute la vie, par exemple, d’appeler à la profession religieuse, d’exiger d’Abraham le sacrifice de son fils Isaac. Le Prince, le Magistrat, n’ont pas droit d’ordonner l’exil, la prison, les galeres, la mort ! Si on se bornoit à dire, il n’est pas permis de punir un innocent, cette proposition modifiée seroit vraie ; mais cette proposition absolue, nul être, quel qu’il soit, est une absurdité qui renverse la Religion & l’Etat, & l’air philosophique, le ton d’oracle dont on l’accompagne, décelle la mauvaise doctrine plutôt que la mauvaise dialectique. Ce droit, s’il est fondé, doit-il être le vôtre ? Sans doute, s’il est fondé. S’il étoit votre fils, l’oseriez-vous forcer ? Il braveroit bien-tôt une puissance inique. Elle ne seroit pas inique, {p. 47}si le droit est fondé. Il iroit loin de vous, réclameroit les loix. Quelles loix, s’il est fondé ? Mais ce sexe est sans force ; on l’opprime sans crainte. Il est difficile de fixer les bornes de l’autorité paternelle sur l’établissement des enfans. La nature, la religion, les loix, l’usage de tous les peuples lui sont bien favorables, & il est bien-importans à la société de la maintenir. Les mariages rejetés ou arrêtés, les charges données ou refusées, la Cour, l’Eglise, le service, le commerce, les arts mécaniques, en font sentir tous les jours l’étendue. L’Eglise a défendu la profession religieuse & les mariages forcés, la violence y est un empêchement dirimant qui en emporte la nullité ; mais il n’est pas moins vrai qu’il est scandaleux contre la religion, les mœurs & le bien de la société de déclamer contre l’autorité paternelle, de la mépriser, la braver, la tourner en ridicule, la mettre en probleme ; qu’il est mille fois plus à craindre que les enfans s’oublient & fassent des mariages qui les rendent malheureux toute leur vie, qu’il ne l’est que des parens abusent de leur autorité. Par cette seule raison la moitié de nos comédies doivent être proscrites ; elles le seroient à la Chine, où l’autorité paternelle est plus respectée. Mais ce sont ordinairement des jeunes gens livrés aux passions qui les composent, & les jouent, ils sont intéressés à justifier l’indocilité & l’indépendance.

La derniere scene du second acte & la fin du troisieme, qu’on donne pour des chefs-d’œuvre, sont des horreurs dans l’ordre des mœurs & de la religion. C’est une fille & un prétendu gendre qui, sans frein & sans mesure, vomissent en face contre le père un torrent d’injures & d’imprécations. La fille maudit le jour de sa naissance, se souhaite à elle-même & souhaite la mort à son père : c’est une harangere qui exhale sa fureur. {p. 48}Le gendre fait des menaces contre le père & le fils : c’est un forcené. Nous n’oserions rapporter ce qu’on met dans leur bouche. Osera-t-on dire, cette piece est décente, il n’y a point d’obscénité ? Sans doute un Curé, une Religieuse novice, un Conseiller au Parlement, une femme respectable, en disent-ils ? Mais ces obscénités sont-elles les seules indécences contraires aux bonnes mœurs ? les insultes à ses parens sont-elles donc décentes ? n’y a-t-il d’autre crime que l’impureté ? la loi qui la défend, n’ordonne-t-elle pas d’honnorer son père & sa mère ? Que Melanie montre son éloignement pour l’état religieux, & le risque qu’y court son salut, qu’elle en parle à son Abbesse, à son Supérieur, qu’elle refuse de faire ses vœux, elle est dans l’ordre. Mais se répandre en invectives, en malédictions, en fureurs, s’empoisonner elle-même, que Monval veuille se tuer, & tue son beau frere, c’est ce que rien ne peut excuser. Mais c’est leur rôle, & le dessein de la piece. Mauvaise piece, formée sur un tel dessein de rôles si scandaleux. Mais non, elle ne l’exige pas. Que chez des Payens, des barbares, des scélérats, des enfans qui n’ont vu que des exemples & reçu des leçons de crimes, on puisse tenir ce langage ; mais que dans la religion Catholique, au milieu de Paris, dans un Couvent, parmi de gens de condition, une jeune fille qui a été élevée religieusement, a toujours vécu pieusement, tout-à-coup se livre à des fureurs dont elle n’a pas l’idée, & dont elle doit avoir horreur, c’est choquer gratuitement toutes les règles de la décence & de la vraisemblance. On diroit que stérile de son fonds l’Auteur a pris dans Crebillon tout ce qu’il a trouvé de plus tragique, & l’a fondu dans Melanie. Que Racine connoit bien mieux la bienséance ! Achille, quoique amoureux d’Iphigenie, & {p. 49}naturellement impétueux, est plein d’égards pour Agamemnon ; & Iphigenie, au moment de souffrir une mort cruelle, est toujours respectueuse, honnête & soumise à son père. Elle intéresse bien plus par sa douceur & sa modestie que Mélante par ses folies & son désespoir. Racine est un grand maître : c’est dommage qu’il enseigne si bien la plus dangereuse des passions ; il n’en est que plus dangereux.

Deux sortes de crainte peuvent faire entrer dans un Couvent ; une crainte forte, capable d’ébranler un homme constant, cadens in constantem virum ; & une crainte légère, qui ébranle une ame foible, timide, respectueuse, metus reverentialis. La loi est précise ; la raison en est évidente : tot. tit. de his quæ vi met. caus. La timidité qui tremble, le respect qui défere, la foiblesse qui se laisse gagner, n’ont pas le même privilege, parce qu’il est impossible de fixer le degré d’influence de l’ascendant supérieur sur la liberté du consentement. Tout seroit incertain dans la société, si le sort des engagemens en dépendoit. Il est si aisé d’alléguer ce prétexte, si ordinaire de changer de sentiment & de se repentir des obligations qu’on a contractées, qu’on ne pourroit compter sur rien. La plupart des mariages seroient rompus, la plûpart des soldats auroient droit de déserter, la plûpart des contrats seroient annullés. Ignorance grossiere, ou mauvaise foi insigne, d’attaquer par préférence la profession religieuse, que la loi traite comme tout le reste, & même plus favorablement, puisqu’elle exige une année de noviciat pour se consulter, ce qu’elle n’accorde ni au mariage ni à aucun autre contrat, quoique le mariage n’en ait pas moins besoin. L’entrée en religion ne peut donc jamais être matiere de comédie. Dans le premier cas elle est nulle, la réclamation en {p. 50}est reçue, c’est un proces dont le dénouement dépend, non d’une scene, mais de la sentence de l’Official. Rien là de tragique ni de comique. Le second cas peut faire naître des scenes, mais ne peut avoir de dénouement ; l’engagement ne peut être cassé. On ne peut, comme Moliere, mettre sur la scene qu’un mariage forcé, l’épée à la main. Les mariages, faits par soumission aux parens, qui sont en grand nombre, fourniroient bien plus de comique que l’état religieux, trop sérieux, trop respectable, pour être l’objet d’un spectacle, & trop difficile à traiter pour ne pas donner dans l’irréligion, en voulant y jeter du ridicule.

Qu’est-ce donc que Mélanie ? une tragédie bourgeoise faire aux dépens de la religion, où tout est sans vrai-semblance, déplacé, & moralement impossible. Rien qui puisse faire naître d’événement tragique. Une ame incapable de résister à de si foibles impressions, n’a ni assez de fermeté dans le caractère, ni assez d’énergie dans les sentimens, ni assez de vivacité dans les passions, pour avoir de si grands mouvemens. Elle est trop petite, vole trop terre à terre pour prendre l’essor & chausser le cothurne. Une ame élevée & passionnée ne succombera pas à ces foibles attaques. Fussent-elles violentes, il est si facile de n’être pas vaincu, qu’il est ridicule qu’une ame élevée subisse le joug. N’y a-t-il pas de la folie de se tuer soi-même, tandis que libre encore, on n’a qu’un mot à dire pour conserver l’amour, la vie, la liberté ? Ces deux choses se détruisent mutuellement, une ame forte & une profession forcée. Le désespoir après la profession seroit plus plausible. Aussi les Auteurs d’Ericie & d’Euphemie n’ont eu garde de le placer auparavant. Le tragique bourgeois, le tragique religieux, sont des chimères dans une Novice bourgeoise, {p. 51}élevée dans un couvent, incapable d’ensanglanter la scene, ni dans la nécessité de l’ensanglanter pour ne pas faire des vœux, qu’un simple refus peut empêcher. Quoi ! elle a l’audace d’insulter som père en face, de vomir contre lui les plus horribles imprécations, & elle n’osera pas dire un non ? Elle a l’impudence de marquer à son amant l’amour le plus tendre, en présence de son Curé, & de ses parens, & elle n’osera pas dire un non ? Elle a la force, ou plutôt la férocité, la scélératesse réfléchie & soutenue de préparer du poison, de le prendre, de venir mourir au milieu de sa famille, sans se repentir de son fol amour & de son désespoir, & elle n’osera pas dire un non ? A-t-on bien consulté les règles du bon sens dans une piece si mal ourdie ?

Veut-il donc faire l’apologie des parens qui abusent de leur ascendant sur l’esprit des enfans, & de la foiblesse des enfans qui se laissent entraîner comme des victimes ? Non sans doute, & si M. de la Harpe connoissoit l’esprit & les loix de l’Eglise, il sauroit, & s’il ne le sait pas, il devroit le présumer de sa sagesse, & ne pas lui faire sans connoissance le procès, il sauroit qu’elle n’a rien plus à cœur que de conserver la liberté des vocations, que dans le gouvernement des Communautés, au confessional, en chaire, elle ne cesse d’exhorter les enfans de consulter Dieu, de s’examiner, de s’éprouver, de ne suivre que sa sainte volonté, & les parens de n’être que les Directeurs, les conseils, les guides de leurs enfans dans la route que Dieu leur a tracée, & de les éloigner des écueils où la passion & les erreurs d’une jeunesse inconsidérée vont si souvent se briser. Tout enseigne la même doctrine. Le Journal des Savans remarque avec raison que Mélanie n’est point l’espèce de victime sur le sort de laquelle l’Eglise gémit, & {p. 52}que Bourdaloue a voulu peindre. Une fille qui s’empoisonne pour ne pas faire des vœux, vomit des imprécations horribles contre son père, ne fut jamais l’objet ni de la chaire ni du théatre, c’est une folle à renfermer.

Le Journal de Trevoux & celui des Savans, qui en ont parlé, semblent avoir changé leur zèle. Celui-ci, ordinairement grave, sérieux, austère, peu favorable à la frivolité du Théatre, en parle avec indulgence, avec éloge. C’est un ami de l’Auteur, peut-être l’Auteur lui-même, qui sous le nom d’extrait a fait son apologie. L’Abbé Aubert, gai, galant, ami des Poëtes, Poëte lui-même très-agréable, a pris ici un ton de sévérité, quoique toujours avec justice, & sous le nom d’un observateur, dont il rapporte 80 vers, critique si vivement qu’il en fait une sorte d’excuse, disant qu’il supprime quantité de traits piquans par égard pour un jeune Auteur qu’il n’a nul dessein d’offenser, & qui mérite des encouragemens. Il insiste beaucoup sur le parallelle de Melanie avec la Vestale, qu’on a voulu copier, mais qui lui est fort supérieur, sur-tout du côté de la décence. Ericie mérite peut-être des éloges, pour avoir offert l’image d’une Religieuse sous des couleurs étrangères : elle n’en est ni moins frappante ni moins instructive. Certainement le ton en paroît mieux assorti à la nature du drame. Les personnages sur le Théatre n’avoient rien de choquant, rien qui pût dégrader le plus saint ministère. C’est une allégorie dont on laisse faire l’application, qui doit plaire plus que la représentation peu décente d’un sujet religieux.

Les principaux défauts qu’il releve sont ceux-ci. Les vers sont traînans, & les scenes soporifiques ; l’intérêt est divisé, jamais l’action n’avance, on ne fait que dialoguer sans aller au but. Aux jeux de mots on s’abandonne, Quand la passion {p. 53}devroit agir, Et l’Ecrivain toujours raisonne Au moment qu’il faudroit sentir. Melanie est une bavarde qui parle beaucoup, & avec trop d’emportement, sur-tout au moment de la mort, où la foiblesse, la crainte d’une éternité dans une Religieuse, interdisent les écarts & les fureurs. Il y a deux actions (ce que je ne crois pas). Le frère n’est ni vrai, ni noble, ni sensible : ce qui fait le carractère le plus bas (très-inutile à la piece). Sur-tout rien ne lui paroît plus ridicule que ce saint Curé qui fait parler le ciel, inspire les horreurs d’une tragédie : Ce Ministre du Seigneur, Qui de l’amoureuse foiblesse, Est le sensible protecteur, Et prend pour défendre l’erreur Le langage de la sagesse. Et il gourmande le père, Conseiller au Parlement, d’une manière indécente : langage surprenant dans la bouche d’un Prêtre. Il ne parle ni en Prêtre, ni en Théologien, ni en Curé ; il défend le vice, il avance des erreurs, il insulte un parroissien distingué : Si dicentis enim fortunis absona dicta, Romani tollent equites peditesque cachinnum. Personnage absolument étranger, & déplacé dont on n’a point d’exemple. Un Curé sur la scene ! C’est du Curé que je m’affole, & je me pame en l’écoutant. Il compare les deux pieces : Ericie l’emporte, il trouve pourtant des morceaux bien frappés dans Mélanie.

Il y revient deux articles après en parlant de la Cornelie du P. Henault. C’est encore une Vestale amoureuse qui se donne la mort ; mais ce n’est pas par désespoir, c’est par amour de la chasteté. Elle est entrée dans le sacerdoce avec répugnance, ayant du goût pour le monde, & de l’inclination pour un jeune homme ; mais volontairement, sans être forcée, elle a pris généreusement son parti, renoncé sincérement à tout, combattu de bonne foi son penchant, par esprit de religion. Ces exemples ne sont pas rares dans {p. 54}les Couvens, ils font honneur à l’Héroïne qui sait se vaincre, & au saint état dont on a le courage de remplir les devoirs. Cornelie a le malheur de plaire à l’Empereur Domitien. Une fille moins vertueuse se feroit honneur de cette brillante conquête : qui peut résister à un Empereur ? Elle connoît le caractère violent de ce Prince, il n’aura aucun égard à la sainteté de Vesta, & en viendra aux dernieres violences pour satisfaire sa passion. Elle préfére son honneur à sa vie, comme Lucrece ; mais plus heureuse que Lucrece, elle prévient par sa mort un crime que Lucrece ne sit qu’expier. On trouve dans le Christianisme bien de saintes Vierges & Martyres qui ont cherché dans la mort un asyle à leur vertu contre les attentats d’un ravisseur, ce que l’Eglise attribue à l’inspiration divine. Tout cela est dans les mœurs Romaines, & présente des leçons de vertu bien différentes de Mélanie, où l’on ne voit que des crimes, sans vrai-semblance, & une mort détestable. Celle de Cornelie est héroïque : Connois-moi ; pense-tu, cruel Domitien, Qu’un seul moment mon cœur ait imité le tien ? Crois-tu que de l’amour esclave déplorable, Quittant un feu sacré pour une ardeur coupable, Mon cœur dans ce lieu saint ait flatté ses désirs, Foit rougir ma vertu de ses lâches soupirs ? Non, ce cœur soutenu par son devoir suprême, S’armoit à chaque instant, & se domptoit lui-même, Pour premier sacrifice en commençant le jour, J’immole à la vertu ce malheureux amour. Permets, Vesta, permets que j’expire en ces lieux : Mon sang est assez pur pour couler à tes yeux. Prévenons d’un tynan l’amour ou la vengeance : D’un coup plus dangereux sauvons mon innocence. Si jusqu’ici mon cœur a toujours résisté, Qui triomphe cent fois peut être enfin dompté. Mourons : quel doux moment ! le ciel me justifie, Et c’est à ma vertu que je me sacrifie. Cette mort {p. 55}vaut bien celles d’Euphemie, de Mélanie, de Frère Anselme dans Cominge.

Dans la fable de Mélanie le nœud lui-même se détruit. On veut représenter une fille forcée à être Religieuse, & on ne rapporte aucun trait de violence, ni menace, ni mauvais traitement, ni dans la maison, où elle n’a point demeuré depuis son enfance, ni dans le couvent, où elle a été si heureuse qu’elle a pris d’elle-même la résolution de s’y consacrer, & a demandé l’habit avec instance. Le père n’a rien fait pour gêner sa fille. Jamais vocation plus libre, tout est venu d’elle, de son propre aveu. Ce n’est qu’une confidence indiscrette d’une Religieuse mourante, & la visite d’un jeune homme dont elle devient amoureuse, qui la changent tout-à-coup sur la fin de son noviciat. On n’a fait pour elle que ce que l’on fait pour les Pensionnaires que l’on élève avec amitié & avec piété, à qui l’on fait craindre le monde & ses dangers, & estimer l’état religieux, très-estimable en effet, & très-heureux pour ceux qui y sont appelés par de bons discours & de bons exemples. Si c’est là forcer un enfant, il n’y a point de Pensionnaire qui ne soit forcée ; on doit abolir tous les pensionnats. L’Auteur ne connoît ni les Communautés ni les familles pieuses, quand il donne pour de la violence une éducation douce, pieuse, honnête. Il prend le change & détruit ses propres vues. Le Curé ne se trompe pas ; il approuve la vocation de Mélanie, & il dit que les motifs qui l’ont déterminée n’ont rien que d’estimable, rien qui puisse troubler un état désirable. Ne pas se rendre aussi-tôt à l’inconstance, au caprice, à la passion de sa fille, est l’unique crime du père. C’est être mal adroit de rassembler tout ce qui justifie sa conduite.

Les professions forcées sont fort difficiles, & {p. 56}par conséquent fort rares. Les passions peuvent faire de mauvais Religieux, presque jamais la violence. L’Eglise prend les plus grandes précautions pour l’empêcher. Six mois de postulat, une année de noviciat, y préparent par toute sorte d’épreuves. La Communauté s’assemble plusieurs fois pour délibérer sur la réception ; on n’est admis qu’à la pluralité des suffrages, souvent très-partagé. L’unanimité est bien rare ; on est plusieurs fois examiné en particulier avec la plus grande liberté par l’Evêque ou son grand Vicaire, à qui on peut tout dire, & qui d’un mot arrête tout. On a cinq ans après la profession pour revenir contre des vœux faits par force ; tous les Tribunaux sont ouverts, & même favorables. Un Conseiller au Parlement, qu’on dit avoir plusieurs fois reçu des réclamations, l’ignore-t-il, ne doit-il pas le craindre pour lui-même & pour ce fils chéri qu’il veut enrichir des dépouilles de sa sœur ? Pour réussir dans cet injuste projet, il ne suffit pas d’intimider un enfant, il faut, du Supérieur ecclésiastique, & de toute la Communauté, s’en faire autant de complices. On la dit Novice pendant deux ans, ce qui n’est pas ordinaire, mais fort mal adroitement ajouté, puisque la longueur du temps rend la violence plus difficile. A qui persuadera-t-on que pendant deux ans une fille de quinze ans, mécontente, amoureuse, forcée, dont les passions sont si violentes, ne laisse échapper aucun trait qui la décelle ? Abbesse, Maîtresse des Novices, compagnes, domestiques, Confesseurs, grand Vicaire, tous les yeux ont été également fermés ; rien n’a transpiré, ni dans la maison, ni dans le monde. Ce n’est qu’au moment de la cérémonie qu’on en est instruit. Toujours contente dans son Couvent, Mélanie a désiré avec ardeur, demandé avec instance, d’y être reçue. Le père & la mère y {p. 57}ont consenti ; elle fait deux ans de noviciat avec ferveur. Où est la violence ? & à quel propos l’employer, puisque tout se faisoit avec joie ? Aut famam sequere aut sibi convenientia finge.

8.° Le caractere de Mélanie est une espèce de monstre par ses contradictions. On lui fait tenir des discours ingénieux au-dessus de la portée d’une fille de seize ans, des vers bien tournés, élégans, figurés, un style, des sentimens, des idées, des termes, qu’elle ne peut avoir puisé que dans les romans, dont cependant elle ne doit avoir lu aucun, puisqu’elle a toujours vécu dans une grande piété. On y a répandu une vivacité, une hardiesse, une audace, des erreurs, des expressions philosophiques, qu’on ne voit point dans les filles, & qui écartent toute idée de séduction, qui ne sont ni de son âge, ni de son sexe, ni de son état. Mais les erreurs échappent de tous côtés à une plume sans religion rimarum plenus sum, unde quaque difflue. Quelle fille parlant de son amour, dira d’elle-même, Satisfaire un besoin jusqu’alors inconnu ? Où a-t-elle appris que l’impureté dont naturellement elle rougit, n’est qu’un besoin, & que se livrer au péché n’est que satisfaire le besoin, comme manger & boire n’est qu’appaiser la faim & la soif ? Quelle fille métaphysique sur son amour jusqu’à dire, Mon cœur s’applaudissoit d’échapper à l’ennui, D’avoir un sentiment, de trouver un appui ! Les romans mêmes ne le font pas. Quelle fille, élevée dans la piété & la modestie, dira, Contre l’amour il n’y a point de défense ? C’est le langage de l’opéra. L’Auteur en est plein, il voit par tout des Actrices. Un Chrétien lui demandera, où est la liberté, si l’amour n’est qu’un besoin physique contre lequel il n’y a point de défense ? Le cœur humain est une machine, & le ressort joue, une étincelle met le feu à la poudre. Est-ce-là {p. 58}l’idée de la religion & de la vertu ? Est-ce-là la spiritualité, la liberté de l’ame ? Et sans affliction je répandois des larmes, Mon cœur de son penchant t’entretient en silence, Chaque instant à l’amour appartient tout entier. Monval m’occupoit seul, & remplissoit mes heures, Lorsque tout sommeilloit dans l’ombre de la nuit, Même durant le jour craignant d’être obsedée, Craignant qu’on m’arrachât à cette douce idée, Mon ame autour de lui recueilloit ses plaisirs. Quel enfant a jamais eu des rêveries si rafinées, a peint avec ces couleurs une secrette incontinence ? Je n’ai du monde encore aucune expérience. Elle dit vrai, & cependant elle continue : Dans ce monde bruyant comment peut-on souffrir Que les distractions, les soins & les plaisirs De l’ame à tout moment éloignent ce qu’on aime ? Peut-on se voir ainsi séparé de soi-même ? Ah ! lors que tant d’objets ont partagé le jour, Ce qui doit en rester est bien peu pour l’amour. Une telle Novice dans le monde, comme dans la religion, feroit la leçon aux Clélies & aux Astrées. C’est une grande maîtresse en philosophie ; elle y ajoute la plus grande fermeté : Je jurai qu’à lui seul appartiendroit ma vie. Mais voilà un vœu, une vraie profession qu’elle fait à son amant. Celle-ci n’est point téméraire. Le bon Curé permet ces vœux, ce n’est qu’à Dieu qu’on ne peut consacrer sa vie, ce n’est que Dieu dont on ne peut sans témérité être toute remplie. Il y a moins de droit que la Divinité qu’on adore à Cythere. On ne se plaint point de sa violence : On ne s’indigne point du fardeau de ses fers, On tend toujours les mains à des lieux si chers. Il n’y a que ceux qu’on porte pour Dieu, qui soient insupportables. Elle fait les plus fortes résolutions : On verra si j’ai l’ame intrépide & constante, On peut attendre tout d’un cœur désespéré.

Cependant cette Héroïne, ce bel esprit, est {p. 59}une imbécille. Elle a pris l’habit bien librement : Moi-même par mon choix je m’étois enchaînée. Elle avoit été toujours fervente, & à la veille de sa profession elle est tous-à coup changée, & se livre aux plus grands excès de sa passion. Eh ! pourquoi ? deux mots d’une Religieuse dont les passions, l’endurcissement, l’impénitence, les calomnies, l’impudence, devoient décréditer le témoignage, & le rendre un objet de pitié auprès de toute personne sensée. Une fille raisonnable, fervente, qui est entrée de bonne foi dans un saint état, dont elle a goûté la douceur, peut-elle se laisser ébranler, ou plutôt bouleverser dans l’instant par des portraits affreux dont elle connoît la fausseté par expérience, faits par une malheureuse que la vue d’une mort présente ne peut toucher ? Il n’en faut pas davantage, cette petite tête est renversée, & n’en revient plus : J’ai toujours devant moi cette image effroyable : De mes sens trop émus je perdis tout usage, Je détestai dès-lors cet habit de Novice, &c. Elle n’y avoit pendant dix ans goûté que des douceurs : Je ne trouvois par-tout que des soins complaisans, Des égards recherchés, & des yeux caressans. Cet esprit foible est aussi-tôt changé, un mot la porte plus au mal que dix ans de la société la plus douce & la plus pieuse ne peuvent lui faire croire le bien ; elle ne voit que des monstres : Omnia tuta timens : On séduit ma candeur, on veut m’en imposer, Et tout ce que j’aimois conspire à m’abuser. J’en retrouve par-tout l’odieuse contrainte, &c. Elle veut justifier sa pusillanimité, en disant : Qui peut vouloir tromper en ces derniers momens ? Qui ? celui qui est assez aveugle, assez endurci, assez scélérat, pour se tromper volontairement soi-même, en mourant dans l’impénitence, au milieu de tous les secours de la religion. Il est bien plus raisonnable de demander qui peut être assez insensé {p. 60}pour refuser de changer a la mort, après une vie passée dans le crime. Voilà qui est bien plus incroyable, & qui doit non pas faire écouter avec confiance, mais rejeter avec horreur l’indigne Religieuse capable de ces affreux exces : Qui sibi nequam est, cur alii bonus erit ? A quel Chrétien l’Auteur a-t-il pu se persuader qu’il feroit croire un conte aussi horrible, & excuser une incrédulité aussi insensée ?

On la peint aussi méprisable par le cœur que par l’esprit, aussi foible dans la vertu que fausse dans ses jugemens. Il semble qu’on ait voulu à dessein rassembler dans cette malheureuse victime du Poëte, autant & plus que de son père, tout ce qui peut lui ôter toute sorte d’intérêt. On a réussi à exciter la pitié, mais une pitié de mépris ; ce n’est pas une infortunée qu’on plaigne, c’est une extravagante qu’on méprise. Elle voit un de ses parens un instant, par hasard, pour le premiere fois, au moment de sa profession ; c’en est fait, la voilà folle d’amour pour toujours. Ce parent ne lui a pourtant rien dit pour déclarer sa flamme. Peut-être ne pensoit-il pas à elle. Elle a lu son amour dans les yeux : Ses regards vallent tous les sermens. Elle a bien-tôt appris à lire dans ce livre ; elle y lit tout ce qu’elle veut, quoiqu’elle ne l’aie jamais vu, & qu’il ne lui dise rien : Il le plaint, il l’adore, il pénètre le mystère de son cœur. Il en juge bien mieux que sa propre mère : Des mots perdus pour elle il sentoit la valeur, Et tout ce qu’il disoit répondoit à mon cœur. L’amour est un grand maître ; dans une seule leçon il fait d’une Religieuse une grande maîtresse : son noviciat est court. Les femmes croient aisément qu’on les adore ; celle-ci croit son parent aussi inflammable qu’elle, brûlant comme elle dans l’instant, devant s’unir avec elle pour jamais, sans songer ni à son habit ni {p. 61}ni à son habit, ni à sa ferveur. Quel essor ne prend pas son cœur ? Tout rempli de Monval, il s’élance vers lui, & voit son maître, & jure de lui appartenir toute sa vie. Elle n’attendoit que lui, elle s’en applaudit, lui seul l’occupe & remplit ses momens, elle rappelle ses paroles, ses gestes, ses soupirs, & recueille en lui tous ses plaisirs, &c. Aussi quel homme que ce Monval ! Sur son front, dans ses traits la grace répandue (ce n’est pas au moins la grace intérieure du Saint-Esprit, qu’on ne s’y trompe pas), son maintien, de ses yeux la touchante douceur, & le son de sa voix encore plus enchanteur, &c. En un mot on épuise toutes les fadeurs, le jargon & les folies des romans, pour mettre, contre toute vraissemblance, dans la bouche d’une jeune fille, d’une Novice qui n’a jamais connu l’amour, qui fut toujours remplie de piété, parlant à son Curé, qui l’examine, & qu’elle ne connoit pas, un discours sans décence, un discours insensé, qu’une Actrice de l’Opera oseroit à peine se permettre ; & on dira encore cette piece est décente, il n’y a point d’obsénité ! Eh quoi ! l’obscénité ne se trouve-t-elle que dans les termes grossiers des hales ? un style élégant, une gaze légère, des sentimens honteux, un excès d’amour, ne sont-ils pas plus dangereux encore ?

Cependant elle rougit de ses foiblesses, elle éprouve des remords, & ce qu’elle dévoile du mystère d’iniquité avec tant de goût, de détail & d’impudence à un vénérable Curé, qu’elle ne connoît pas, elle le cache à son amant : Et jamais à sa bouche un mot n’est échappé. Elle fait avec lui la modeste : Mais, o ciel ! que ce rigoureux silence lui coute ! Qu’elle aimeroit à pouvoir le lui dire ! elle cherche à s’en consoler, à s’en dédomager en secret, & quoique loin de lui, à l’en dédomager lui-même. Je lui parlois alors sans crainte & sans danger (dans son imagination). J’exprimois {p. 62}beaucoup plus qu’il n’eut osé prétendre, (n’est-ce pas là une fille bien honnête ?). M. de la Harpe croit faire parler une Actrice qui n’a pu voir son amant. Mélanie cache encore le dégoût de son état, & sur-tout son goût pour son amant, à sa mère, qui l’aimoit, qui étoit sensible à ses maux : Mais je lui derobai ma profonde tristesse. Elle lui parle enfin de sa répugnance, mais non de son amour, en sorte que la mère apperçoit la passion de Monval, lui demande quelles sont donc ses espérances, & s’il peut se flater d’avoir fait quelque impression sur le cœur de sa fille. On fait de cette fille une folle, elle vient auprès du Curé égarée, ne sait ce qu’elle dit : Je ne sais où j’en suis, ayez pitié de moi, il est affreux & barbare, il me glace d’horreur. Trainez-moi vers l’Autel, traînez-moi que j’y meure. Un pére ! il m’en faut un, que n’ai-je un père, helas ! ma raison s’égare : Et dans la vérité elle n’a pas le sens commun. Elle se met en train de parler de son amour ; c’est un élixir admirable. La voilà tout-à-coup si bien revenue, qu’elle débite 214 vers à ce pauvre Curé, qui doit être étourdi de son inépuisable verbiage. Il a raison d’en conclure, & de le conseiller à son père, qu’il faut suspendre la profession, & mettre sa fille dans les remèdes : Votre santé qui paroît affoiblie. Cependant ce bon homme, qu’on peint comme si sevère, si saint, qui parle à M. de Faublas en Apôtre, & en Apôtre fort impoli, s’humanise par compassion jusqu’à la familiarité. Ce n’est plus à travers les barreaux du parloir que la jeune Novice passe les mains, il la fait asseoir auprès de lui. On croit voir la scene du Tartuffe s’asseyant auprès de la femme d’Orgon. L’Auteur de Mélanie auroit-il voulu l’imiter, & faire de son Curé un Tartuffe ? Ce jeu de Théatre est ridicule, il doit y avoir une grille entre deux ; un Curé & une Novice doivent être plus attentifs {p. 63}aux bienséances ; un Curé de Paris connoît mieux la religion & le monde. Je n’approuve pas non plus ces noms familiers, ma fille, mon enfant, qu’il emploie souvent. Ce n’est pas le ton des Curés & des Couvens ; on donne à toutes les Religieuses le nom de Madame.

Cette chere fille est aussi égarée auprès de son père temporel qu’avec son père spirituel, soit dans un monologue de 44 vers où elle passe sans ordre & sans suite d’une chose à l’autre, par des mots entrecoupés, sans finir la phrase commencée, soit dans une scene où elle lui parle en présence de sa mère & de son amant, qui ne la rend pas plus retenue, & où elle se livre à la plus violente fureur, soit enfin quand elle se tue. Son père ne doit-il pas la destiner aux petites maisons, lorsqu’il l’entend dire : Votre cœur dès-longtemps a banni la nature, Et j’apris de vous seul, à ne la pas sentir. Un affreux désespoir dans mon sein la remplace, Je puis vous défier, tout cruel que vous êtes, Mes jours étoient maudits quand je les ai reçus. La malédiction a tonné sur ma tête A l’instant que ma mère me mit au jour. Je ne me connois plus, vous osez attester le ciel qui vous condamne. Ah ! vous-même tremblez que ces cris redoutés, Qu’éleve vers le ciel une voix désolée, Sous les pieds d’un tiran l’innocence accablée, Ne sorte de mon ame & ne soit exaucée (un cri élevé d’une voix, un cri sorti d’une ame, quel langage !). Je me meurs, & elle tombe évanouie de rage. Son pere n’eût-il point d’intérêt de famille pour la faire Religieuse, il devroit vouloir se débarrasser d’une folle. On croit faire merveille en enflant la trompette tragique, & on manque son but par des folies qui portent à faux : On affoiblit toujours tout ce qu’on exagere.

Le suicide de cette Novice est un événement romanesque & ridicule. En Angleterre même le {p. 64}suicide des femmes est extrêmement rare, à Paris c’est un phénomene, encore plus à l’âge de quinze à seize ans. Qui est-ce qui s’empoisonne ? Une éducation religieuse, une vie toujours tranquille, une piété marquée jusqu’à vouloir se consacrer à Dieu, prendre en effet l’habit, & faire deux années de noviciat, préparent-elles à ces brutales idées ? Une passion qui ne fait que de naître pour un parent, qu’on n’a vu qu’une fois, avec qui on n’a formé aucune liaison, débute-t-elle par ces féroces excès ? Ce n’est pas l’amour, la vengeance, l’ambition, &c. qui portent à cette fureur. Le jargon du Théatre, qui parle toujours de mort, les menaces qu’on met toujours dans la bouche des amans, ne sont pas meurtrieres. De cent exemples de suicide il n’y en a pas deux dont l’amour soit le principe. Le poison est un moyen plus rare, plus difficile d’attenter à ses jours. Comment un enfant qui a toujours été sous les yeux de sa maîtresse, a-t-elle pu s’en procurer, & d’assez violent pour mourir sur le champ, sans que son pere, sa mère, son Curé, son amant, cinq ou six converses qui courent à son secours, accoutumées dans une infirmerie à soulager des malades, qui ont toujours dans le Couvent provision de remedes, aient ni le temps ni la pensée de lui donner du contre poison ? Qu’un Prince vaincu & sans ressource préfere la mort à l’esclavage, qu’un débiteur obéré, poursuivi par ses créanciers, un criminel en prison les fers aux pieds, se soustraisent au supplice & à l’infamie par une mort violente, leur désespoir est vrai-semblable ; mais qu’une fille assez intrepide, ou plutôt assez insolente, pour dire à son pere les plus grandes injures, en présence de sa mere, de son Curé, de son amant, qui tous prennent son parti, aime mieux mourir que de dire un non, ad populum phaleras. C’est insulter {p. 65}le public de lui donner de pareilles rêveries. On a voulu faire une tragédie, & sans discernement on a rassemblé des idées tragiques ; on a voulu rendre odieux les Monasteres, & sans discernement on a tout accumulé sur la tête d’une Novice dont on a fait un être de raison : velut ægri somnia vanæ finguntur species.

8.° Le rôle de la mere n’est pas moins défiguré. Elle se dégrade elle-même par sa malice & par sa foiblesse. C’est une contradiction perpétuelle. On accuse l’Auteur de n’avoir rien inventé ; il n’a au contraire que trop créé. Tous les caracteres sont de lui, & tous manqués. La mere, qui quelquefois est raisonnable, tantôt est une furie par sa méchanceté, tantôt une femmelette par sa foiblesse. On lui donne d’abord un air d’érudition, on lui fait citer des passages d’Ezechiel, qu’elle n’a jamais vu, & dont on rapporte mal le latin au bas de la page finde parietem, fendez la muraille (il faut dire fode percez). C’est une tirade affreuse contre les Religieux, que leurs ennemis admirent, & que la justice & la piété condamnent, & le témoignage de sa fille dément. Les réduits ignorés, où des esprits crédules desabusés trop tard, & voués au malheur. S’ils sont désabusés trop tard, ils n’ont donc pas été forcés avant la profession. Faut-il donc ouvrir la porte à tous ceux qui se repentent après s’être librement engagés ? Il n’y a donc plus d’état religieux. Y a-til plus de mariages indissolubles ? Que de gens qui quelquefois se repentent de s’être mariés, & sont désabusés trop tard, du mérite, de la fortune d’une épouse ! Maudissant de leurs jours la pénible lenteur. C’est là que l’on gémît, que des larmes ameres Baignent pendant la nuit les couches solitaires. Un morne accablement, qui ressemble au trépas, Succede au désespoir, & ses bruyans éclats. On en sort bien souvent par des accès de rage. Le mari, {p. 66}homme sensé, qui ne reconnoît point les Religieux à ces traits, lui représente que la ville & Cour s’engagent sans scrupule dans cet état, & que s’il étoit si affreux, ceux qui l’ont embrassé ne s’empresseroient pas de faire des prosélytes, & par quel intérêt voudroient-ils entraîner dans le piege, au lieu d’en détourner ? Il eût pu citer en preuve, s’il l’eût connu, l’exemple de la Religieuse mourante qui détourna sa fille. La mère répond en forcenée, Par un sentiment vil, cruel, abominable, trop indigne de l’honneur, l’esclave est sans vertu, Il déteste en autrui tout ce qu’il a perdu. Il se flatte en secret que la chaîne accablante sur d’autres étendue en sera moins pesante ; Et dans la prison même on aspire au crédit. Ils veulent commander à d’autres malheureux, Se venger de leurs maux. Esprit de tyrannie, le plaisir d’opprimer des captifs abattus, &c. Cet esprit acariâtre, à propos de l’éloge de son Curé, répand son fiel sur les Ecclésiastiques : On ne le vit jamais affectant le scrupule, Crier à l’hérétique, au schisme, à l’incrédule, A signaler son nom vainement empressé, Et prompt à déployer un zèle intéressé, Il ne se borne pas à tonner dans le Temple, Et s’il combat le mal, c’est par de bons exemples. C’est un Philosophe qui veut la tolérance, & ne peut souffrir le zèle pour la foi. Le croira-t-on ? il n’est pourtant rien de plus foible. Pourquoi connoissant les Communautés si méchantes, y a-t-elle mis sa fille pensionnaire ? Pourquoi lui a-t-elle laissé prendre l’habit, & faire son noviciat, pour la rendre malheureuse toute sa vie ? Il étoit bien plus aisé & plus sage de prévenir un si grand mal, que de venir au moment de la profession pour l’arrêter.

Encore même que fait-elle ? Elle pouvoit instruire l’Abbesse & la Communauté, qui n’auroit pas reçu sa fille, le Confesseur, le Supérieur, {p. 67}l’Evêque qui l’auroit empêché. Cette mère, si sage, si tendre, si bien instruite, si énergique dans ses expressions, si hardie dans ses jugemens, contente d’avoir insulté son mari, décrié les Religieuses & les Prêtres, après tant de bruit se rend avec le plus de lâcheté, dans le temps où son devoir & son cœur lui font une loi de sauver cette infortunée, & déclare qu’en faisant ses vœux elle fait son devoir, que son père a sur elle un absolu pouvoir. L’autorité paternelle, l’obéissance filiale, vont-elles jusque-là ? N’est-ce pas avec raison que sa fille lui dit : Et vous l’avez souffert, & vous l’avez permis ? Honteusement conduite par des motifs humains, comme son mari, faut-il que je me fasse un nombre d’ennemis dans un parti puissant qui protège mon fils ? Et plus coupable encore, puisqu’elle connoît ces Religieuses lâches, cruelles, abominables, à qui elle livre sa fille, l’état affreux où elle l’entraîne, ce besoin de la nature dont elle la prive, au lieu que son mari traite tout cela d’erreurs, de foiblesse, d’enfance. Si le père vouloit égorger sa fille, sa mère se bornera-t-elle à crier, à pleurer, à mourir de chagrin, à dire qu’elle ne veut point se faire des ennemis, ni offenser les protecteurs de son fils, & que sa fille doit à son père un grand respect & une parfaite obéissance ? Clitemnestre n’agit pas ainsi, elle met tout en mouvement, Achille, l’armée &c. elle court au Temple pour sauver Iphigenie : Une mère à vos pieds peut tomber sans rougir ; Elle n’a que vous seul, vous êtes en ces lieux, Son père, son époux, son asyle & ses Dieux. Seigneur, daignez m’attendre, & ne la point quitter. A mon perfide époux je vas me présenter, Il ne soutiendra pas la fureur qui m’anime, Ou si je ne vous puis dérober à ses coups, Ma fille, ils pourroient bien m’immoler avant vous, De mon bras tout sanglant il faudra l’arracher : Venez, si vous osez, la ravir {p. 68}à sa mère, &c. Mais M. Racine & M. de la Harpe sont deux hommes fort différens.

9.° Il n’y a de bien raisonnable que le rôle de père. La pièce est si mal adroitement désignée, qu’au lieu de le rendre odieux, & de garder tout l’intérêt pour sa fille, c’est au contraire la fille qu’on rend méprisable par une conduite insensée & un langage forcené, & le père qu’on fait estimer & plaindre. C’est un très-honnête homme qui n’a rien fait pour forcer, ni même pour engager sa fille à se faire Religieuse, qui arrange les affaires de sa famille sur les arrangemens que la fille même a voulu, mais qui demeure ferme sans vouloir se prêter à l’inconstance, au caprice, à la passion survenue après coup sans aucune raison. Une fille se choisit un mari convenable. Son père le lui accorde, arrange ses affaires, & passe le contrat ; dans l’intervalle des fiançailles à la noce, elle se fait un amant. Pour l’avoir vu une fois, elle en devient folle, & le matin de la bénédiction du mariage, tout étant prêt, elle fait dire à son pére, je ne veux point ce mari, je veux mon amant, je m’empoisonne, si vous me le donnez. Le père qui veut le mariage, est-il blamable ? N’est-ce pas cette folle qu’il faut enfermer ? Qu’a fait ce père que le plus sage ne fasse ? Il l’a fait élever dans un Couvent : on le fait tous les jours. Il n’est guère possible à un Magistrat d’élever ses enfans. La mère de celle-ci n’y paroît guere propre ; la fille lui en fait injustement le reproche. Hélas ! de tous mes maux le principe odieux, C’est cet éloignement qui depuis ma naissance, A vos yeux, à vos soins dérobe mon enfance. Faut-il que de vos bras on ait pu m’arracher, Faut-il que cette absence & si longue & si dure Ait effacé les traits que peignoit la nature ? Ce n’est que du verbiage, & un verbiage faux & injuste. Elle conserve son innocence, devient pieuse, {p. 69}goûte l’état religieux, le demande à son père, entre dans le noviciat, s’y conduit avec ferveur ; tout s’arrange, elle va faire profession ; où est la violence ? Elle voit un de ses parens une minute, la voilà hors d’elle-même. La même qui avoit occasionné cette visite, apprend cette passion extravagante, & a la foiblesse de la flatter. Le pere, à qui on la découvre, surpris, affligé avec raison, lui fait parler, lui parle avec bonté, avec sagesse, mais avec fermeté, lui fait sentir le ridicule de sa conduite, la folie de sa passion. Elle lui répond en insensée, se tue, le beau trait de génie ! la belle intrigue ! le beau dénouement ! Qu’en conclure ? précisément le contraire de ce qu’on a prétendu, que les enfans prennent le plus grand travers dans le choix de leur état, qu’ils n’agissent que par passion ou par caprice, qu’il est nécessaire que les parens soient consultés, & aient l’autorité pour les contenir ; sans quoi ils se perdroient eux-mêmes, ruineroient & déshonoreroient leur famille. L’expérience le démontre tous les jours, que les parens font à plaindre d’avoir des enfans libertins, amoureux, inconstans, bizarres, s’ils s’opiniâtrent dans leurs folies. Dieu a permis qu’en voulant rendre la religion odieuse, l’Auteur tournât contre lui-même ses traits, & se rendit ridicule : foderunt ante faciem meam foveam, & inciderunt in eam. La partie littéraire est moins défectueuse ; il y a de beaux vers, des portraits bien dessinés, des tours heureux, des tirades éloquentes. L’Auteur a de la verve, de l’imagination : Sed tunc non erat hic locus. Il est bon maçon & mauvais architecte, il recrépit bien une muraille, il distribue mal les appartemens, &c. Il y a pourtant bien des fautes, des rimes fausses, des vers enjambés, du galimathias, des néologismes, du précieux, des contresens. On agit pour son cœur, lire en son cœur, interroger le {p. 70}cœur, un cœur étranger, aux sentimens d’un autre cœur. Ce galimathias de cœur, ce précieux de Clelie dans un enfant qui parle à son Curé, n’est ni décent ni vrai-semblable. Sous des toits dépouillés va chercher l’indigence. Qu’est-ce qu’un toit dépouillé ? Il prend sur ses besoins pour aider ceux d’autrui. On soulage, on n’aide pas de besoins. On ne le vit jamais affecter le scrupule, déployer un zèle intéressé. On affecte, on déploie le désintéressement du zèle, jamais un zèle intéressé. Jamais quand il vous parle il ne regarde en face. Est-ce un défaut ? C’est plutôt une sorte d’impudence de fixer les yeux. Voulez-vous la réduire au dernier désespoir ? Y a-t-il donc un premier & dernier désespoir ? Pour réveiller vos sens & pour les surmonter. Les cinq sens sont la vue, l’ouïe, &c. comment les réveiller & les surmonter ? Et jusques vers le ciel élevant leurs paupieres. Cela est faux : les paupieres s’ouvrent & se ferment, & ne s’élevent pas vers le ciel ; elles ne regardent pas. Qui a jamais parlé de la sorte ? la jambe éleve son pied, le bras pousse le coude, la bouche ouvre les levres ! Chez l’Abbesse avec nous notre Curé l’attend. Peut-on dire nous quand on est ailleurs ? L’appartement de l’Abbesse est dans l’intérieur ; comment y est-on entré, s’il y a une clôture ? C’est une contradiction perpétuelle dans le lieu de la scene, c’est une maison, un parloir grillé, on passe les mains à travers les barreaux, on va sonner les cloches, & bien-tôt on est dedans, on attend dedans, la mère reçoit la fille entre ses bras, le Curé la fait asseoir auprès de lui, malgré la grille, &c. Mais si on confere chez l’Abesse, elle est donc instruite ; comment ne paroît-elle jamais ? Si tout le monde entre, sort dans ce Monastère, la Communauté doit s’appercevoir de ce mouvement, & personne ne dit mot ; {p. 71}quelque Converse vient aux cris, aucune Dame du chœur. Le plus coupable encor, c’est cet indigne frère, il jouit du mal, &c. Il peut n’avoir aucune part à ce qui se passe, avoir même agi en faveur de sa sœur ; on n’a songé à son mariage que par le choix qu’elle a fait librement de l’état religieux ; où est son crime ? Il s’enrichit des pleurs de sa sœur qu’on opprime. Quelle richesse ! Il s’en repaît, il boit le sang de la victime. Rien dans la piéce ne mene à ces horreurs ; mais il regne un ton de malignité dans tous les rôles, excepté celui du père, qui représente tous les hommes comme scélérats ou imbécilles. On eût mieux fait de faire paroître ce frère, de lui donner des sentimens généreux, & faire renoncer à ses avantages, parler en faveur de sa sœur ; on eût amené de belles scenes. Mais l’Auteur ne sait que peindre le crime, & décrier la vertu, ébranler la religion. Voici ce qu’en disent les Affiches. Mai 1770.

En mourant elle exhale l’amour le plus vif pour son amant, vomit, s’emporte aux imprécations les plus violentes contre son père, demande que Dieu ne lui pardonne jamais ; elle revient tout-à-coup à des sentimens plus raisonnables. Un moment après ses discours elle expire en prononçant le nom de son amant. La belle mort !

CHAPITRE III.
L’Esprit de Moliere. §

On a souvent fait un parallelle de Moliere avec Pascal, des Provinciales avec les Comédies. Ces deux Auteurs ont en effet des traits de ressemblance : ils dialoguent finement, ils peignent agréablement, ils donnent parfaitement du ridicule ; chacun est unique en son genre. Aucun pourtant n’a été de l’Académie. On a fait {p. 72}réparation d’honneur à Moliere en donnant son éloge pour sujet du prix. Pourquoi ne proposeroit-on pas celui de Pascal ? Il seroit plus décent, ses ouvrages sont plus utiles. Il a excellé dans bien des genres : Moliere n’est rien hors du Théatre. Il est vrai que tous les deux outrent les caracteres, & ne peignent point d’après nature ; l’un en faveur du parterre, qu’il faut frapper par de grands traits, amuser par des tabarinages, & faire rire en grimaçant, pour le mieux affecter & puiser dans sa bourse ; l’autre pour plaire à son parti, qui vouloit décrier les Jésuites. Tous les deux font parler leurs Acteurs à leur mode, leur prêtent des raisonnemens grotesques, des principes ridicules, des conséquences bizarres, pour faire rire à leurs dépens. Le succès a passé leurs espérances, & a immortalisé leur nom. Cependant Pascal est fort supérieur à Moliere, non seulement par la religion & les mœurs, Moliere en approche-t-il ? mais encore par le génie. Si Pascal se fût livré au théatre, il auroit fait le Mysantrope, l’Avare & les Femmes savantes ; mais il n’eût pas fait Scapin, George Dandin, Pourceaugnac. Moliere n’eût jamais fait les Provinciales, qui ne sont qu’une comédie en prose. Il eût fait encore moins les Pensées sur la Religion, l’Equilibre des Liqueurs, les Expériences du Puits de Dome, la Roulette, &c. Il y a des fautes dans Pascal & de style & de langage ; mais il parle beaucoup mieux que Moliere, il ne connoît ni bassesse, ni grossieretés, ni indécence. Le langage de Moliere est très-souvent celui des Harangeres.

Les représentations théatrales ne furent d’abord que des farces, qui ne demandoient aucun art. Peu après se formerent les regles, & l’on vit éclorre l’art de la composition des drames. Dans toutes les poëtiques depuis Aristote on en trouve {p. 73}des regles sans nombre. Plusieurs Poëtes en ont rempli leurs préfaces pour faire l’éloge de leurs pieces. Celles de Corneille réunies feroient un assez bon traité : il avoit de l’étude & des connoissances. Moliere n’a rien écrit sur son art, & je doute qu’il fût en état de le faire : il n’avoit jamais étudié. Si pour plaire à ses parens, il suivit quelque temps le College & l’Université, il ne s’occupa que de son plaisir ; il échappa dès qu’il le put, & se donna à une troupe de Comédiens ambulans, c’est-à-dire à la lie de la populace & du vice, & courut avec elle les provinces. Tout cela ne forme point un savant. Jamais il ne composa que de goût & de génie : il lut quelques comédies Espagnoles, il y prit des intrigues, des bons mots, des situations théatrales, qu’il enchassoit dans ses farces. Il seroit aisé, si l’objet en valoit la peine, de montrer que la moitié de son théatre n’est formé que de dépouilles. On l’a reproché à Boileau. Moliere le mérite encore plus : il seroit comme le geai couvert des plumes du paon, à qui les autres oiseaux arrachent les plumes. Il effaça ses contemporains, qui ne s’avisoient point d’aller pirater. Il plut à Louis XIV. Le ton de la Cour lui donna de la vogue : il a aujourd’hui l’habitude des éloges.

Jamais il n’a composé de poëtique. Il est même vrai que la spéculation & la pratique, les deux talens du didactique & du comique, sont rarement réunis. Aristophane, Plaute, Terence, Regnard, n’ont point fait de Traité. Aristote, Horace, Vida, Scaliger, Boileau, n’ont rien donné à la scene. L’abbé d’Aubignac, qui voulut se mêler de tous les deux, ne réussit ni dans l’un, ni dans l’autre ; on sait le bon mot du Prince de Condé après avoir vu jouer une piece de cet Abbé, où toutes les règles étoient observées : Je sais bon gré à d’Aubignac, dit-il, d’avoir suivi les règles {p. 74}d’Aristote ; mais je ne puis pardonner aux règles d’Aristote d’avoir fait faire une si mauvaise piece à l’Abbé d’Aubignac. Je crois même que l’esprit comique est plus opposé que le tragique à la théorie des regles. Le tragique fait penser profondément, s’occupe d’objets sérieux, fait parler des personnes graves, décentes, élevées, raisonne dans le conseil des Princes d’affaires importantes, & traite de grands intérêts. Il y faut plus de réflexion, de combinaison, d’élévation ; les fautes sont plus saillantes, & se pardonnent moins. La comédie ne sait que voltiger, ne se nourrit que de frivolité, & ne pense qu’à faire rire ; on lui pardonne tout : ses écarts sont sans conséquence, ils passent pour des beautés, s’ils amusent. Aussi y a-t-il incomparablement plus d’auteurs comiques que d’auteurs tragiques, de comédies & de bonnes comédies que de tragédies. Les traités dramatiques, les règles, les unités, les observations roulent plus sur la tragédie que sur la comédie.

Les admirateurs de Moliere voudroient faire croire qu’en analysant son théâtre & développant les prétendus mystères de l’art, qu’on y croit renfermés, on formeroit un traité complet de l’art dramatique. On en feroit de même de tous les comigues un peu distingués, non seulement de Plaute, Terence, Regnard, mais de Destouches, Dancourt, Monfleuri, du Théatre Italien. Ces traités seroient dans le goût de Mathanasius ou Chef-d’œuvre d’un Inconnu, ou à l’occasion d’un mot on fait venir tout ce qu’on veut. Si Moliere revenoit au monde, & lisoit un pareil commentaire, il seroit tout étonné de se trouver si savant & si grand observateur des règles, auxquelles il n’a guere pensé. Quelle obligation auroit-il au profond interprette qui déterreroit dans son fonds des trésors qu’il n’y soupçonnoit pas ?

Dans les vies de Gassendi & de Moliere & {p. 75}dans cent endroits on dit à la gloire du Poëte, que cet habile Philosophe faisoit chez lui des conférences philosophiques, & que Bernier, Bachaumont, Chapelle & Moliere étoient ses éleves, & lui firent un honneur infini. Il leur en faisoit bien davantage. Gassendi étoit un homme d’un vrai mérite, & tous ces prétendus éleves étoient peu dignes de lui, sur-tout pour la religion & les mœurs. Bachaumont fut toute sa vie un Epicurien. Heureusement pour lui, dit-on, il se convertir à la mort, & mourut chrétiennement. Pour justifier sa conversion, il faut, disoit-il, vivre à la porte de l’Eglise, & mourir à la sacristie. Mot impie & sans esprit, car qu’est-ce que mourir dans la sacristie ? Chapelle, fils naturel de M. l’Huilier, étoit un ivrogne qui s’enivroit régulierement tous les jours. Il étoit à ce titre recherche dans les meilleures tables. Dans son ivresse il se jetoit dans l’enthousiasme philosophique, faisoit des commentaires sur le système des atômes. Les convives s’en lassoient, & le laissoient à table ; il continuoit le verre à la main d’expliquer aux laquais le systême d’Epicure, qu’il n’entendoit pas mieux qu’eux. C’est lui qui s’étant enivré dans un soupé chez Moliere proposa à tous les convives d’aller se jeter dans la riviere, pour immortaliser leurs noms par ce grand exploit. Moliere, qui n’avoit pas tant bu, l’arrêta par cette réflexion, qu’il trouva admirable : Personne ne nous verroit pendant la nuit, demain au grand jour, devant tout le monde notre exploit sera plus éclatant & plus admiré. Moliere, corrupteur de la nation, fut lui-même très dépravé. Il ne retira de ses conférences philosophiques, où il alla s’amuser trois ou quatre fois, que quelques termes de physique dont il a formé des scenes bizarres dans le Mariage forcé & le Medecin malgré lui. Bernier est le seul qui en ait profité ; il courut le monde, il fut médecin {p. 76}du Grand Mogol, revint en France faire imprimer ses voyages, qui sont estimés. Il a aussi composé un bon abrégé de la philosophie de Gassendi, qui fait honneur à tous les deux. C’est se moquer du public de vouloir allier & relever l’un par l’autre, deux esprits si différens, deux choses si opposées, le théatre & la philosophie, des scenes & le système des atômes. Moliere qui vouloit jouer tout le monde, a dû apprendre quelque mot, avoir quelque teinture de tout, pour faire parler ses personnages. Gassendi l’a reçu comme un homme célèbre, accrédité, agréable, qui venoit passer un moment chez lui, & lui en faire passer d’agréables, comme on recevoit Dominique, & la compagnie qu’il y trouva étoit faite pour lui, comme lui pour elle.

Moliere avoit une autre qualité qui le rendoit incapable de ces savantes compositions, il étoit acteur & pantomime. C’est même proprement son caractère. L’art de la déclamation & du geste a bien ses principes, mais ce ne sont communément qu’un jeu d’instinct, un langage muet qui se met difficilement sur le papier, dont presque aucun Comédien ne sait les regles, ni ne peut y faire attention dans la rapidité de l’action. On retouche un vers, une scene, une piece, on l’a devant les yeux ; mais le langage du corps ne subsiste pas, un coup d’œil, un ton de voix, un mouvement de la main n’ont qu’un moment. C’étoit là le véritable esprit ou plutôt l’instinct naturel de Moliere ; il sentoit, saisisoit, & rendoit tous les divers tous de ce langage. Ce n’est pas le corps seul, l’ame a encore, pour ainsi dire, ses gestes, ses tons, ses attitudes. Si on pouvoit la voir & entendre le ton des passions, on rendroit parfaitement tous les caractères. C’étoit ce langage secret, ce pantomime intérieur, qui faisoit le mérite de Moliere, le talent de peindre en détail, de copier {p. 77}& de contrefaire. Il est singe il est cameléon ; il prend toutes les couleurs & toutes les formes, il rend naturellement tous les personnages. Tous les masques, tous les habits lui vont bien. C’est une liqueur qui remplit la capacité de tous les vases, de la cire fondue qui s’ajuste à tous les moules. Ce n’est pas là du grand, du systematique, du philosophique, car c’est le grand mérite du temps, c’est du méchanique. Ce caractere flexible est une machine dont on monte & démonte les ressorts, un clavecin dont on touche les cordes, un miroir qui peint tout ce qui l’environne.

Aujourd’hui l’art du théatre est un art brillant qui a une infinité de branches. L’action, la déclamation, le pantomime, la musique, la danse, l’architecture de la salle, la peinture des décorations, le jeu des machines, jusqu’au dessinateur, au tailleur d’habit, au coeffeur des actrices, &c. ce sont autant d’arts nouveaux, si l’on veut même des sciences profondes qui chaque jour font gémir la presse par des traités pompeusement annoncés dans le Mercure. On se contenta d’abord d’emprunter le secours des beaux arts. Mais l’objet est devenu si considérable & si noble, que l’art du Théatre fait un huitieme art libéral. Il forme dans la société un état distingué, qui a ses officiers, ses sujets, sa jurande, non comme les métiers méchaniques, cette idée est trop roturiere ; mais comme la marine fait un corps distingué du service de terre, l’architecture navale ou l’art de construire les vaisseaux, n’est pas plus différent de l’art de fortifier les places, que l’architecture théatrale de celle d’un hôtel. Les Académies donnent pour sujet du prix bien plus grand que celui de l’éloquence la meilleure maniere de construire un Théatre. Pour voguer sur la vaste mer du spectacle, il faudra des signaux, des cartes marines, des boussoles, des ingénieurs, des traités {p. 78}de pilotage. Les magasins de la comédie sont comme les arsenaux & les chantiers des ports de mer, où l’on fait des mâts, des cordages, des voiles, où l’on lance les vaisseaux à l’eau, en un mot, un cours complet des plus étendus. Parmi les beaux cahiers que donne sur tous les métiers l’Académie des Sciences, il n’est pas douteux qu’elle ne donne aussi avec des belles planches tous les métiers théatraux. Ils sont trop utiles pour échapper à son zèle. Ces cahiers seront bien plus recherchés que les autres. L’acoustiques, la perspective, la figure elliptique ou parabolique des salles, la profondeur des coulisses, l’arrangement des loges, la hauteur du plafond, l’ouverture de la scene, la distribution de la lumiere, le jeu des machines, le costume des habits, &c. & le tout semé de jolies Actrices, figures géométriques les plus amusantes, vallent bien les outils d’un Cordonnier, la forme d’une pantoufle, & sont plus agréables que la paralaxe de la lune, & les équations de l’algebre.

L’esprit créateur de Moliere n’a pas fait tout ce savant développement & cette espece de création d’art & de science qui aujourd’hui font un monde ; mais il en a été le germe. On lui en est redevable, il a répandu le goût du Théatre, & il possédoit un peu de tous ces arts. C’étoit un homme universel ; il étoit Tapissier de son métier, & par conséquent initié dans tous les mystères de la décoration. Il avoit fait sa troisieme, & avoit appris le beau latin qu’il fait parler à Diafoirus. Il avoit suivi trois ou quatre mois l’Université, & avoit entendu nommer Accurse, Alciat, Cujas, Bartole, dont il parle dans Pourceaugnac. Il avoit retenu quelques termes de Philosophie aux conférences de Gassendi, quelques termes de Médecine des ordonnances de ses Médecins dans ses maladies. Il chantoit, dansoit passablement. Il savoit {p. 79}de longue main les propos des halles de Paris & des provinces, dont il avoit fréquenté les puristes. L’Auteur de sa vie nous dit qu’il en avoit fait une ample provision dans un grand recueil écrit de sa main, où il puisoit dans le besoin. Il étoit naturellement pantomime & grand railleur, ou plutôt bouffon, & tournoit tout en ridicule. Il amusoit Louis XIV. Il faisoit vivre grand nombre d’Acteurs, d’Actrices & d’ouvriers. Que de nouvelles carrieres il a ouvertes ! Que faut-il de plus pour faire mériter les couronnes académiques, & être proposé à la postérité comme l’un des plus grands hommes dont l’Empire François se glorifie ?

Il manque cependant un fleuron à la couronne de Moliere. Les Académies ne se sont point occupés de ses ouvrages, & les Colleges n’en ont point fait un livre classique, quoique l’Abbé d’Olivet en ait fait un des Œuvres de Racine, & aucun Auteur n’a fait des Commentaires sur Moliere, comme Voltaire en a fait sur Corneille. Le sieur Chamfort, qui a voulu y trouver la plus sublime Philosophie, est le seul qui ait songé à l’y chercher. Cependant l’Académie des Inscriptions a beaucoup travaillé sur le Théatre ; ses formes, ses révolutions, ses acteurs, ses amateurs depuis quatre mille ans ont rempli ses savantes veilles. Combien de dissertations sur ces graves antiquités dans le recueil de ses Mémoires, ouvrage aussi précieux, que tant de contes de Dieux & de Déesses, dont on a tant parlé, & dont on parle sans cesse sur le Théatre ! Comment a-t-elle pu négliger Moliere, dont les ouvrages divers ouvroient une si belle & si vaste carriere à ses doctes lucubrations ? Elle réparera cette faute dans l’histoire complette qu’elle ne peut manquer de donner depuis Thespis jusqu’à Vadé inclusivement. Cette histoire manque à la littérature ; les {p. 80}histoires particulieres de l’Opéra, du Théatre Italien, du Théatre François, n’en sont qu’une partie, & la moins savante.

Pour l’Académie Françoise, est-il douteux que sur les scenes de Moliere elle ne compose un traité parfait de l’art du Théatre qui nous manque aussi ? Il est vrai qu’il n’entre point dans le projet qu’elle forma dès son établissement ; mais elle n’avoit point alors de guide, de modele & de maître. L’inimitable Moliere n’existoit point. Elle s’occupa, il est vrai, de la critique du Cid, & n’a rien dit de Moliere. Une foule d’Auteurs dramatiques y ont été reçus, & on n’a jamais inscrit dans la liste le beau nom de Moliere. Des pieces de Théatre bien inférieures aux siennes en ont été les titres, & on a oublié ses chef-d’œuvres. Les Académiciens sont des amateurs décidés ; ils ont une place honorable à la comédie, & ils n’ont marqué aucune reconnoissance à Moliere. Plusieurs mêmes ont composé des morceaux sur le Théatre ; ils lui ont donné quelques coups d’encensoir. Jamais encore son Théatre ne fut le texte classique sur lequel on ait trouvé un cours de science théatrale, comme on trouvoit dans Aristote un cours de science philosophique. L’Académie les annonça par la bouche du sieur Chamfort, dont elle couronna les prédictions & les découvertes. Ce code dramatique fut-il aussi long à enfanter que son Dictionnaire, l’empire des lettres sera enrichi de ce trésor. L’Europe savante y applaudira, l’Europe ignorante en cueillira les fruits dans les drames admirables que les regles de Moliere vont produire. Ces regles seront comme les Aphorismes d’Hypocrate, les remedes préservatifs du mauvais goût. Quelle gloire pour le Théatre & pour Moliere d’occuper les trois sociétés littéraires les plus savantes du monde ! Quelle gloire pour elle-même d’avoir fixé à jamais, {p. 81}à la faveur des oracles immortels de Moliere, la destinée & la perfection de la scene ! N’invitons ni la Sorbonne ni les Facultés de Droit & de Médecine, non plus que les Colleges, de fournir leur contingent à ce grand projet. Ce sont des pédans de mauvaise humeur qui nous opposeroient des Loix, des Canons, des Statuts, qui nous diroient que les Actrices ne sont utiles ni aux études, ni à la bourse, ni à la conscience des Ecoliers, & les Médecins auroient l’audace de nous dire avec Aetius, un d’entre eux ; abstinendum à Theatro, quia venerea provocat.

Le Théatre est une mine inépuisable ; que de richesses on en peut tirer ! On en a voulu faire une école de politique & d’histoire. Variété de philosophie & de littérature n.° 3. Nous avons, dit-il, des tragédies, comédies, tragi-comédies (comi-tragédies), comédie bourgeoise, comique l’armoyant, tragédies divines ou opéra pastoral, opéra comique, piece d’intrigue, piece de caractere, piece de l’état de nature, farce, parades, marionnetes, débit d’orviétan, &c. Pourquoi n’aurions-nous pas des pieces historiques, politiques, historico-politiques ? Ne pourroit-on par mettre sur la scene le Traité de Westphalie ? Quel spectacle auguste pour un être qui pense, d’un côté l’assemblée des Plénipotentiaires, des Puissances de l’Europe, & de l’autre le sanctuaire de la politique ouvert, le conseil des Rois, le cabinet des Ministres, les mysteres d’Etat exposés aux yeux du public, les intérêts des nations pesés, discutés, balancés, la morale des Cours, le caractère des grands, le langage des dépositaires de la fortune mis dans un beau jour ; pourquoi ne goûteroit-on pas un plaisir solide & instructif ? Les sages seroient enchantés de parcourir ainsi sans étude pendant quelque heure les fameux volumes de Bougeant, ils préféreroient ces représentations {p. 82}savantes aux frivoles & dangereux tableaux des passions & des foiblesses humaines. Peut-être ces leçons comico politiques attireroient la plus auguste assemblée de l’Etat & les plus illustres étrangers. Aucun délassement ne conviendroit mieux à la dignité des Princes, des Ambassadeurs, des Officiers généraux, même des Rois ; ce seroit non-seulement varier & multiplier, mais perfectionner, ennoblir, élever, étendre la grande école du Théatre par la création d’un nouveau genre heureux & fécond. Rien n’empêche d’étendre cette heureuse invention à toutes les sciences, & même à tous les arts, & de faire des drames comico-philosophiques, comico-mathématiques, comico-juridiques, comico-musicaux, comico-cordonniers, &c. Le Théatre seroit la science universelle. Un bon Comédien, comme Pic de la Mirande, joueroit de omni sihili. Mais dans ces nouveaux drames il n’y aura point les trois unités. Qu’importe, il y aura du moins celle du lieu & de l’objet. Mais ces drames sont dépourvus de galanteries ; quel rôle réserve-t-on aux Divinités des coulisses ? Taisez-vous, petits maîtres, habitans de Paphos, est-ce à vous que s’adressent ces sublimes idées ? Quelles femmes que celles qui font métier d’amuser les hommes ! quels hommes dont le goût est d’être amusé par de telles femmes ! Ce n’est ni pour elles ni pour vous que je daigne écrire.

Les regards de Moliere n’embrasserent jamais un si vaste systême, & il connoissoit trop les hommes pour en espérer quelque succès. Vient-on au Théatre pour étudier ? Le parterre, les loges sont-ils bien en état de suivre les combinaisons d’une profonde politique ? un Comédien, une Actrice sont-ils faits pour les débiter ? Une coquette qui vient étaler ses charmes, un libertin qui voltige pour en repaître ses yeux & son {p. 83}cœur corrompu, sont-ils faits pour les entendre ? Il y auroit même un grand inconvénient, on auroit la facilité de blâmer le Prince, de satyriser les Ministres, de décrier le gouvernement, d’entretenir le mécontentement du peuple sous le voile de quelques traite historiques ou de quelque négociation. Thalie n’est pas faire pour donner des leçons aux maîtres du monde. Moliere joua toute la Cour, mais ce ne fut que les vices & les ridicules des Courtisans, jamais il ne parla politique, ni ne s’avisa de raisonner sur les affaires de l’Etat. Il dût toute sa réputation & sa fortune à la protection d’un Prince qu’il amusoit alors, dans un âge ou l’art d’amuser fait le plus grand mérite, & donne la plus grande vogue. Le Mercure d’avril 1767 parle ainsi de l’Homme de Cour. Cette piece n’a pas été jouée ; elle a des beautés, sur-tout des scenes de vérité (quel jargon !), qui sont peut-être la raison pour laquelle on a cru devoir l’arrêter. C’est-à-dire des portraits de la Cour trop ressemblans. Cet aveu est très-peu courtisan de la part du Mercure. La Chasse d’Henri IV, peu connue dans les provinces, si préconisée dans les Journaux, jouée avec applaudissement sur des Théatres de société, & qui a aussi des beautés & des scenes de vérité, a essuié une pareille disgrace. Les Comédiens de la Capitale sont trop exposés au grand jour ; ils n’oublient pas les leçons de sagesse qu’on a plus d’une fois pathétiquement appliqué à leurs camarades. Moliere ne s’est point vanté de ces éloquentes instructions, mais il avouoit en avoir souvent couru le risque. La faveur du Roi intimidoit les Prédicateurs qui auroient eu envie de lui débiter leur sermon. Sans l’adresse d’un de ses amis, quelqu’un qu’il avoit joué dans l’école des maris alloit l’instruire avec zèle.

Moliere se vante dans une préface d’avoir introduit {p. 84}les ballets dans les intermèdes, & de les avoir adaptés au sujet. Cet usage étoit établi à l’Opéra, mais à la Comédie on laissoit l’Acteur & le spectateur se reposer dans l’intervalle des actes. L’Acteur ne faisoit que distraire le Spectateur ; il falloit à l’acte suivant renouveller son attention. Un ballet qui tient à l’action est une espece de scene moins fatiguante, qui entretient l’attention & l’intérêt. Mais si cet établissement, dont je ne dispute l’honneur à personne, est un mérite dramatique, il n’est point un mérite moral ; il rend le spectacle plus dangereux, en joignant aux dangers de la piece celui de la danse des femmes, mille fois plus redoutable, selon Ricoboni, que la comédie la plus licentieuse. On attribue encore à Moliere la magnificence des habits & des décorations. Il est vrai qu’il la porta à l’excès, & qu’il a inspiré ce goût à tous les Théatres, jusque-là fort simples, & quelquefois mesquins. Richelieu & Mazarin avoient fait des profusions énormes ; elles furent sans conséquence, personne ne se crut ni obligé ni en état d’imiter le premier Ministre. Moliere apprit à franchir ces barrieres. Le luxe théatral est sans bornes. Tel étoit celui des Comédiens Romains, dont les Empereurs ont souvent réprimé les folies. Je crois que notre luxe est plutôt l’ouvrage de Louis XIV. Jamais Prince ne le porta si loin ; on ne pouvoit sans l’imiter, l’approcher & lui plaire. Moliere vécut toujours fort simplement. Il l’avoit fait par nécessité dans la province ; fixé à la Cour, il fallut se conformer au goût du maître. Le Théatre déploya ses richesses, se para de tous ses atours, & fut une plaie pour la nation. Le luxe & le faste n’avoient passé que lentement & foiblement de la Cour aux provinces ; le Théatre de la Capitale lui fit faire les plus rapides progrès. Il a si bien établi son empire, {p. 85}que les Acteurs & les Actrices, à l’aide de la bourse des amans & des maîtresses, éclipsent les plus grands Seigneurs. Le public suit leurs traces. Après avoir vu des décorations si brillantes, quelle femme ne s’efforcera de les imiter ? qui oseroit paroître avec des habits que la magnificence des Comédiens fait passer pour des haillons ? Ainsi les rangs sont confondus, les familles se ruinent, la jeunesse se remplit de vanité, les arts agréables se multiplient, les arts utiles se négligent, & ce n’est pas au profit de la religion & des mœurs.

Je crois qu’on peut aussi faire honneur à Moliere de l’idée du Vauxhall, dont nous parlons ailleurs. La Princesse d’Elide ou les plaisirs de l’Isle enchantée en sont le germe en France. On réunit tous les plaisirs dans cette fête célèbre, tragédie, comédie, pastorale, musique, danse, masque, amour, chasse, promenade, bouffon de Cour. Moliere distribua ce cahos, comme il pût, en actes & en scenes, & ne fit qu’une mauvaise piece, qui coûta beaucoup, & ennuya plus qu’elle ne divertit, & qu’on n’a plus daigné jouer sur aucun Théatre. Triste monument de la foiblesse & de la misere humaine, & de la vanité des plaisirs du monde. Ils sont si peu capables de satisfaire le cœur de l’homme, qu’un grand Roi a beau les ramasser tous, prodiguer ses richesses & épuiser celle de tous les arts, il ne rend personne, il n’en est pas lui-même plus heureux. Henri III dit le Noir, Empereur, fut plus heureux & plus sage. Lors de son mariage une multitude innombrable d’Histrions, Menetriers, Danseurs, Joueurs de gobelet, vinrent de tous côtés célébrer la fête par leurs jeux. Le Prince les congédia, & fit distribuer aux pauvres tout ce qu’on eût pu dépenser pour eux : Histrionibus nec cibum nec pecuniam dedit, quæ in eis impendenda erant pauperibus {p. 86}erogare præcepit. Louis XIV donna beaucoup de pareilles fêtes, où tous les plaisirs étoient appelés avec une magnificence royale. C’étoient des Vauxhalls de quelques jours, les foires de Saint-Germain & de Saint-Laurent sont des Vauxhalls de quelques semaines. Moliere, qui étoit l’ame de ces fêtes, y fut le plus malheureux, il y perdit la tranquillité de son mariage. Sa femme, qu’on disoit être sa fille, qu’il avoit formée avec soin, qu’il étaloit sur le Théatre avec complaisance, joua le rôle de la Princesse d’Elide avec tant de succès & de graces, qu’elle y sit à ses dépens bien de conquêtes. Sa coquetterie & ses amans jetoient les plus violens & les plus amers soupçons dans le cœur d’un mari qui connoissoit mieux que personne la vertu des Actrices. Les reproches, les querelles, les froideurs, la séparation, triste fruit de la perfection de son métier, offrirent avec éclat au public la réalité de ce qu’il avoit tant de fois joué dans les autres : Fortes creantur fortibus.

Moliere n’est pas inventeur. L’Abbé de Longuerue, savant & célebre, souvent singulier, trop souvent véridique, dit de lui, Longueruana p. 156. Moliere avouoit que Scarron avoit plus de jeu de Théatre que lui. La comédie du Fâcheux n’est qu’un amas de traits des mêmes caracteres, mais sans conduite. Son Mysantrope ne vaut pas mieux, & il dit vrai. L’intrigue & le dénouement des pieces de Moliere est fort peu de chose. Je n’ai garde d’approuver le burlesque Scarron, si justement décrié par Boileau, ni de souscrire à toutes les idées de l’Abbé de Longuerue ; mais comparant génie à génie, Moliere lui rendoit justice ; Scarron est plus fécond, plus varié, plus suivi, plus plaisant que lui. Il y a plus d’invention dans le Roman comique, comme dans l’Arioste & dans Dom Quichotte, que dans son Théatre. Les {p. 87}aventures de chacun de ces romans mis en drames feroient vingt fois plus que toutes les œuvres de Moliere. Il a le talent de peindre en détail, mais jamais en grand ; il prend le ton, les allures, la maniere de ses personnages, mais il ne sait point créer les combinaisons, en faire des nœuds & les délier. Ce n’est pas même un Calot, qui crée des groupes & diversifie à l’infini les grotesques. Il n’est ni Orateur ni Poëte ; il versifie très-mal, & la plupart de ses pieces sont en prose. Il n’a point d’élévation, rien chez lui ne s’éleve au-dessus de la bourgeoisie ; quand il fait parler quelque grand, ce n’est qu’en bourgeois gentilhomme. Il a traité quantité de sujets. Ce n’est qu’une abondance stérile ; il se copie toujours lui-même, tout est jeté dans le même moule. C’est du bronze, du plâtre, de la cire, toujours même statue. On a reproché cette stérilité à Terence. Le comique François, supérieur, peut-être par les finesses des plaisanteries, bien inférieur par la pureté du style, n’a pas plus de fécondité que le Romain. Il en a moins, & moins de jeu que Plaute. Je ne parle pas de ses innombrables bouffoneries, qui ne valent pas les bons mots de Dominique, & en font un tabarin. Il en convenoit, & s’excusoit sur ce qu’il falloit pour gagner de l’argent s’acommoder au goût des halles. Des motifs si bas, des moyens si méprisables, font ils de Moliere un oracle ?

Chaque Auteur imprime son caractere à ses ouvrages. De là vient la variété infinie des discours, des traités, des images sur le même sujet. Des milliers de Prédicateurs prêchent les mêmes mystères, des Théologiens, des Jurisconsultes, des Philosophes expliquent les mêmes matieres, des Peintres peignent les mêmes personnes, des Poëtes versifient la même pensée, il n’y en a pas deux de semblables. Un Auteur traite une infinité {p. 88}de sujets divers, mais par-tout il est connoissable, même air, même style, même goût, même marche ; par-tout le même ton & la même ame. Il en est de la littérature comme de l’écriture & de la voix ; de quelque maniere qu’on écrive ou qu’on parle, on distingue la voix ou la main. C’est sur-tout dans le dramatique, qui représente les actions & les caracteres des hommes, que tout porte l’empreinte & le sceau de l’Ecrivain. Intrigue, dénouement, dialogue, choix des personnages, tout décelle le même esprit : Tout a l’humeur gasconne en un Auteur gascon ; Calprenede & Juba parlent du même ton. Le théatre d’un Poëte est son portrait. Corneille, esprit fier, républicain, indépendant, a peint les Héros chez les Romains, & en a rendu les sentimens : son style, formé par Lucain, en a copié l’enflure. Crébillon, esprit noir, atroce, aigri par mille disgraces, ensanglante par-tout la scene. Racine, Poëte galant, passionné, nourri à la Cour, a fait un cours complet de galanterie. Quinault, tendre, sensible & doucereux, a donné dans ses opéra la plus douce & la plus harmonieuse poësie. Voltaire, esprit fort, a répandu l’irréligion & la philosophie. Boileau, esprit caustique, a fait des satyres, un autre fait des romans, &c.

Moliere n’est pas moins caractérisé par son théatre. Ses pieces sont l’histoire de sa vie, le portrait de son cœur, le tableau de sa maison. Il étoit mécontent de sa femme, coquette déclarée, à qui on a dit plus de douceurs qu’on n’a fait d’éloges de son mari. Personne n’a plus parlé que lui des maris malheureux. Il épanchoit son cœur, & donnoit des leçons à sa femme. Cette conduite occasionna bien des démêlés dans le ménage. Les conversations du Medecin malgré lui sont exactement d’après nature. Il n’étoit pas {p. 89}plus fidele ; sa moitié lui reprochoit qu’il entretenoit la Devrie comédienne de sa troupe, dont il ne voulut jamais se séparer. Sa belle mère étoit une femme vaine, qui, quoique de la lie du peuple, tranchoit de la femme de qualité, & affectoit de dire avec un air de dignité : Si on excepte Moliere, je n’ai jamais pu souffrir que des gens de qualité. Ma fille est d’un sang fort noble ; c’est la seule chose que je lui ai toujours recommandée de ne s’abandonner qu’à des personnes d’élite. Voilà le Bourgeois Gentilhomme. Il épousa cette fille dans la suite, quoique l’exception que la Bejar sa mère faisoit en sa faveur eût aisément pu l’en avoit rendu le père, ce qui n’a jamais été bien éclairci ; mais ce ne fut pas sans peine, la Bejar, qui le méprisoit, & qui connoissoit le mystère de la paternité, la lui refusa absolument. Il rendit le mariage nécessaire à l’honneur de la fille, & l’épousa clandestinement. Voilà le Mariage forcé. Il fut suivi des plus injurieux traitemens de cette belle mère hautaine, & de la plus mauvaise conduite de sa noble conquête. Voilà George Dandin, qui a fait la sottise de prendre une femme plus noble que lui. Il se brouilla avec un Médecin dont il étoit locataire, qui pour récompenser ses vertus, le chassa de sa maison. Infirme pendant plusieurs années, réduit à la diette blanche par les pieux excès de sa pénitence, il ne reçut aucun soulagement de la Faculté. En voilà plus qu’il n’en faut pour le déchaîner contre la Médecine. Il se mocqua de toutes les remontrances de son père, il le quitta, se donna à une troupe de Comédiens, pour suivre une Comédienne dont il étoit amoureux. De là dans ses pieces cette multitude d’enfans de famille de l’un & de l’autre sexe, révoltés contre leurs parens, qui les trompent, les bravent, les insultent, s’établissent enfin malgré eux, ce qui dans la société est un des plus {p. 90}pernicieux exemples. Il eut une querelle avec un Limousin, appelé Pourceaugnac, nom comique, personnage qui donnoit prise par des manieres provinciales. Il s’en vengea par la farce de Pourceaugnac, & pour le mieux représenter, il trouva le moyen par une feinte réconciliation de se faire prêter son habit. On rapporte de lui quelques traits de générosité, mais il étoit naturellement avare, & ne travailloit que pour amasser de l’argent ; il sacrifioit les finesses & la beauté de l’art, pour attirer plus de monde à ses pieces par des bouffonneries. Boileau le lui reproche : Si moins ami du peuple en ses doctes peintures il n’eût point fait souvent grimacer ses figures. L’Auteur de sa vie en convient, & nous apprend que quoiqu’il eût 30000 livres de rente, ce qui alors en valoit plus de 60000, il n’avoit qu’une servante. Il se peint dans l’Avare. Il étoit sombre, de mauvaise humeur, plein de causticité ; le Misantrope, son chef-d’œuvre, n’est que lui-même ; il auroit dû l’intituler Moliere. Il étoit souvent interrompu dans son travail, & importuné dans sa retraite par des seigneurs, des petits-maîtres, qui vouloient s’amuser avec lui. Aussi la comédie du Facheux fut imaginée, composée, apprise, représentée dans quinze jours. Il s’en applaudit dans sa préface comme d’un prodige. Rien ne l’est moins ; c’est un débordement de bile, un torrent de mauvaise humeur, qui n’est plus arrêté ; la matiere en étoit depuis long-temps préparée dans son cœur, où chaque jour elle fermentoit ; il n’y avoit plus qu’à rimer de la prose, & comme dit Horace on fait 200 de ces vers stans in uno pede.

Ses panégyristes donnent son carractère mysantrope pour de la philosophie. Ce n’est pas du moins la philosophie des graces. Ce grand mot, qui n’étoit alors connu que dans les colleges, a fait une grande fortune depuis qu’il est devenu le cri {p. 91}de ralliement de l’irréligion & du libertinage. Son style est bas, grossier, ses constructions dures & vicieuses, sa poësie mauvaise, ses vers pleins de fautes, tout est semé de juremens, de quolibets, de mots grotesques de sa façon, de dictons, de proverbes des hales ; ses scenes sont des conversations de Harangères, sur-tout dans ses premieres pieces, car l’air de la Cour l’avoit un peu poli sur la fin de sa vie. Par-tout on retrouve la boutique où il est né, la troupe de campagne avec laquelle il a vécu, le jargon de province dont il amusoit la populace. Les gens d’esprit, les femmes du monde, l’hôtel de Rambouillet, où l’on se piquoit de délicatesse & d’élégance, peut-être avec excès, blâmoit ouvertement ses défauts. Il leur lança ses traits dans les Précieuses ridicules, & dans les Femmes savantes, deux de ses meilleures pieces, parce que la vengeance les a dictées : Facit indignatio versum. Il en vouloit sur-tout à Menage & à l’Abbé Cotin. Il les y introduisit, & les ridiculisa sous le nom de Vadius & de Trissotin. Les licences qu’il prenoit dans l’Ecole des femmes, les leçons pernicieuses qu’il donne à la jeunesse, les railleries sur la chasteté du sexe, offenserent beaucoup les femmes, alors plus jalouses & plus délicates sur leur honneur. Il fut généralement blamé. Il fit son apologie sous le nom de critique, où il encherit, & tâcha de ridiculiser ses censeurs. Les femmes n’étoient pas les seules, tous les gens de bien condamnoient la licence de ses pieces & leur mauvaise morale. L’Eglise a toujours condamné le théatre, mais les allarmes des gens de bien se renouvellerent plus vivement que jamais. La vogue, les succès, les faveurs de la Cour, l’applaudissement du peuple, firent sentir la grandeur du danger. Il ne répondit point à leur censure, comment eût-il osé les citer au tribunal de la religion ? mais il les traita d’hypocrites, {p. 92}qui cachoient sous une apparence de piété des vices plus grands que ceux qu’ils condamnoient en lui. Il fit son Tartuffe, qui n’est qu’une apologie ridicule du vice par récrimination, artifice ordinaire des criminels de répandre des nuages sur la vertu, pour décréditer leur accusateur. Piece médiocre, quoique l’intérêt que l’on prend au fonds, la donne pour un chef-d’œuvre. La même raison lui fit hasarder les impiétés du Festin de Pierre, où il sape les fondemens de la religion, & prélude à l’incrédulité. On n’a jamais combattu la vertu qu’en décriant ceux qui la pratiquent, pour obscurcir la lumiere de leurs leçons, & énerver la force de leur exemple.

Ainsi ses productions immortelles, admirables, inimitables, bien aprétiées, ne sont que les vices & les passions d’un homme d’esprit mises en action sur le théâtre par lui-même, & d’après lui-même, par une facilité singuliere de tout contre-faire jusqu’à lui-même. C’est un peintre qui fait son portrait, & le met sur la tête de tous les personnages. Tout le mérite de Moliere est renfermé dans ce vers de Boileau : La colère suffit, & vaut un Appollon. Toutes les passions ont la même fécondité ; l’amour, l’ambition, l’orgueil, la jalousie, la malignité, suffisent, & valent des Appollons. Toutes les passions sont vives, éloquentes ; elles donnent une expression, une action à tout. Il n’est point de plus habile peintre, sur-tout les passions malignes dont le pinceau est trempé dans le fiel. Point d’homme qui dans un moment de mauvaise humeur, de colère ou d’impatience, n’ait le talent de Moliere. Le plus stupide trouve alors de jolies choses ; les yeux, les levres, les mains sont éloquentes. Il est vrai que ce feu s’éteint, cet éclair se dissipe. Il ne faudroit que la suite, l’arrangement, pour former des scenes, comme il ne faut que le choix & l’arrangement {p. 93}des matériaux pour construire une muraille. Le talent de Moliere n’est qu’un bouillonnement de passions plus long-temps soutenu, ses saillies d’humeur conservées, combinées, mises en œuvre, c’est-à-dire une machine plus agitée, des ressorts plus tendus, des esprits plus exaltés que le commun des hommes. Voilà l’homme proposé aux éloges publics de la nation par une Académie célebre. A le bien prendre, les titres de sa gloire ne sont que le monument de l’infamie de sa personne & de sa conduite.

Pour le systême philosophique de son Théatre, auquel par une savante analyse on veut que tout se rapporte, s’il en est quelqu’un, ce que je ne crois pas, voici tout ce qu’on peut raisonnablement exprimer de ses pieces. Ce n’est pas le dessein d’élever l’homme à la perfection de la vertu, c’est plutôt celui d’affoiblir la vertu, de l’humaniser, de l’abaisser jusqu’à l’homme. Plein de l’esprit du monde, & voulant faire sa cour aux grands, il a dû dépouiller le vice de ce qu’il a d’odieux, lui donner une sorte de gloire & de mérite, écarter, décrier ceux dont les yeux trop perçans, la piété trop austere & trop ferme, pouvoient démêler ses artifices, & traverser l’accommodement. Il a essaié dans l’Amphitrion de rendre l’adultere honorable par la dignité de ceux qui le commettent, & de consoler les maris par l’avantage qu’ils en peuvent tirer. Il est glorieux d’avoir Jupiter pour rival, & bien flatteur d’en faire un amant. La bassesse de ceux qui se se prêtent à ce crime, est bien ennoblie par la divinité de Mercure & de la Déesse de la nuit. Il est aisé de trouver le mot de l’énigme & de deviner qui est l’Alcmene & l’Amphitrion. Les plaisanteries sur les maris jaloux, sur les femmes coquettes, les ridicules des peres, des tuteurs, font de la débauche un badinage, de la vigilance {p. 94}une tyrannie, de la pudeur une sottise. La probité, la sincérité est mysantropie, la piété, la régularité hypocrisie, & Tartuffe & le Mysantrope ont appris à secouer le joug, & à ne pas s’embarrasser de sauver les apparences. Le Festin de Pierre combat de même la religion, & par les horreurs qu’on vomit contre elle, & par l’excès de la superstition dont on l’a chargé. On ne fait revenir les morts de l’autre monde que pour se jouer de la croyance d’une autre vie, & faire passer l’idée du jugement & de l’enfer pour un conte de revenant. En un mot c’est une espece d’école de morale mondaine & d’impiété qui enseigne la licence pour soi, la tolérance pour les autres, ennoblit le vice, & rend méprisable la vertu.

Moliere a eu une vogue plus grande, plus soutenue que Corneille, qui lui étoit très-supérieur. On admiroit le tragique, on goûtoit le comique ; tout le monde entendoit les bouffonneries de celui-ci, & ne pouvoit atteindre à l’élévation de celui-là. Ici on prêchoit la vertu, là on enseignoit, on rendoit agréable le vice. Corneille montroit des Héros, Moliere donnoit des complices. Faut-il être surpris de la préférence ? le plaisir l’emportera toujours sur l’admiration, l’excès de nos foiblesses sur leur condamnation. On aime plus à rire qu’à pleurer, à se mocquer de ses semblables qu’à faire l’éloge de ses supérieurs. L’Auteur du Cid fut persécuté de la Cour par jalousie ; le Théatre de Moliere en fut favorisé par libertinage. Louis XIV, qui pendant 70 ans donna le ton à la nation, la monta sur le ton de l’enthousiasme pour l’homme qui savoit le mieux le divertir, & flatter ses passions, dans un âge & dans une crise qui lui assuroit son suffrage & celui de sa Cour. L’habitude en est prise, la France n’ose penser autrement après {p. 95}un siecle de soumission. On ne fait que le copier. Si Moliere venoit aujourd’hui, ce ne seroit qu’un homme ordinaire, la plupart de ses pieces seroient rejetées par les Comédiens, & sifflées par le parterre, & en effet la plupart de ses pieces sont tombées, & ne se jouent plus même sur les Théatres de société & sur les Théatres de province, tout indulgens qu’ils sont.

Fagan, l’un de ses admirateurs, & un des zélés défenseurs du Théatre, souscrit à la condamnation du Prince des comiques (Observ. p. 31.) Il convient que les Censeurs n’approuveroient pas la plûpart de ses pieces, comme étant très-dangereuses. Qui le croiroit ? il abandonne sur-tout le Tartuffe, ce chef-d’œuvre si vanté, si vivement défendu, pour lequel les libertins témoignent le plus de prédilection, & les gens vertueux le plus d’horreur, par la même raison les uns & les autres. Outre le fond des choses, Fagan blâme dans toutes les pieces de ce caractere l’abus du langage sacré ou mystique, dont on y emploie les termes, & qui uniquement réservés à la piété devroient être bannis du Théatre. Il exclud les pieces tirées de l’Ecriture & des Histoires Saintes où le langage nécessairement employé est profane dans la bouche des Actrices : Quare tu enarras justitias meas ? Il assure que pour cette raison on a refusé à la police le Moyse de l’Abbé Nadal & plusieurs autres Comédies. Quelques Censeurs plus indulgens les ont quelquefois reçues. Ce n’est pas ce qui leur a fait le plus d’honneur ; il est dans la piété comme dans les sciences, un langage consacré qu’il n’est pas plus permis d’employer sur la scene que les habits religieux ou ecclésiastiques, les ornemens & les cérémonies de l’Eglise. C’est tourner en dérision la piété. Dans l’Histoire de l’Eglise de Quebec on voit un Gouverneur du Canada, qui pour se mocquer {p. 96}du Clergé & de l’Evêque, fit jouer le Tartuffe. Ce sont les armes ordinaires du libertinage & de l’irréligion. Ce terme, inventé par Moliere, est devenu un proverbe. Les gazettes ont annoncé que le Roi de Portugal l’avoit fait traduire & représenter à Lisbonne pour jouer les Jésuites. La piété, la sagesse du Roi très-fidele ne permet pas de croire qu’il se soit abaissé à une si lâche vengeance, & le gazetier à qui on fournit de si mauvais Mémoires, devroit avoir la sagesse de n’en pas faire usage.

Un Dictionnaire historique portatif, fort bien fait, parle ainsi de Moliere : Louis XIV le regardoit comme le Législateur des bienséances du monde (non de celles de la vertu), & le Censeur le plus utile des ridicules de la Cour & de la ville, ses ouvrages sont l’histoire des mœurs, des modes, des goûts du siecle, & le tableau le plus fidele de la vie humaine. Il est bon sans doute de se corriger de ses ridicules, mais non pas aux dépens de la religion & des mœurs, infiniment plus nécessaires que la politesse mondaine. Il eût dû les respecter, & dans sa conduite & dans ses pieces ne pas sacrifier l’essentiel du vrai bien à ce mince avantage, & ne pas faire consister la vertu dans un vernis superficiel de société commode, qui autorise le désordre. Né avec un esprit de réflexion (continue cet Auteur) prompt à remarquer les expressions & les mouvemens des passions dans différens états, & à saisir l’homme tel qu’il est, & en habile peintre exposer les plus secrets replis de son cœur. Voilà son unique mérite ; il sait copier & contre-faire. Pour tous les autres talens, fécondité d’idées, invention de plans, génie créateur, correction, élévation, force, élégance de style, justesse, précision, pureté, richesse d’images poëtiques, qu’on ne les cherche pas dans ses œuvres ; ce n’est qu’un singe qui grimace, fait des {p. 97}sauts, des tours de souplesse, amuse, fait rire. Il a beaucoup de négligence dans le style, d’expressions forcées & impropres. Qu’on lise son poëme du Val de Grace, où tout exigeoit la diction la plus soignée (& qu’il composa à loisir), on en sera peu satisfait (qui le lit !). En pensant bien, dit l’illustre Fenelon, il parle souvent mal ; il se sert des phrases les moins naturelles. Terence dit en quatre mots avec la plus élégante simplicité ce que Moliere ne dit qu’avec une multitude de métaphores, qui aproche du galimatias. Il seroit à souhaiter que quelque Académicien exécutât sur Moliere ce que l’Abbé d’Olivet a fait sur Racine, & Voltaire sur Corneille. Mais en vérité il y auroit trop à faire & trop peu à gagner, les corrections feroient un volume plus gros que les œuvres, & les trois quarts de ses pieces ne méritent pas d’être corrigées. Ce seroit deux jolis catalogues, l’un de ses mauvais principes de morale, & l’autre de ses fautes de langage & de composition.

Le Panégyriste couronné de Moliere n’affoiblit pas moins, sans y penser, les rayons de cet astre brillant qui l’éblouissent : Jamais comique ne rencontra des circonstances si heureuses ; Corneille avoit élevé ses idées, on n’avoit point encore senti l’influence du génie de Descartes ; mais on respectoit moins les préjugés, le goût des connoissances rapprochoit les conditions. Dans cette crise les mœurs & les manieres anciennes contrastoient avec les lumieres nouvelles ; le caractère national, formé par des siecles de barbarie, cessoit de s’assortir avec l’esprit nouveau qui se répandoit. L’humeur sauvage des pères & des époux, la vertu des femmes qui tenoit de la pruderie, le savoir défiguré par le pedantisme des Medecins attachés à leur robe & à leur latin, le mélange ridicule de l’ancienne barbarie & du faux bel esprit, avoit produit le jargon des Précieuses ; l’ascendant de la cour sur la ville avoit {p. 98}multiplié les prétentions & la fausse importance dans la bourgeoisie. Tous ces travers & bien d’autres se présentoient avec une bonne foi & une franchise très-commode pour le Poëte. La société n’étoit point encore une arene où l’on se mesurât avec une défiance déguisée en politesse, les armes du ridicule n’étoient point aussi affilées. Ce fut dans ce moment que fut placé Moliere.

Tout cela est exactement vrai. Il n’a fallu à Moliere qu’un talent médiocre pour réussir ; un heureux hasard a fait les frais de sa réputation. Dans un jardin plein de fleurs il ne faut que couper & arranger ; avec un esprit tourné à la plaisanterie, il est aisé de faire rire aux dépens des gens pleins de ridicule, qu’ils n’ont l’adresse ni de connoître ni de cacher. On bat sans peine des gens simples & sans défense qui ne s’y attendent pas. Tels sont les exploits des Conquerans de l’Amerique, que l’artillerie fit prendre pour des Dieux. Ajoutons la faveur déclarée d’un Roi jeune, puissant, redouté, aimant le plaisir, livré à la galanterie, prodiguant les fêtes, qui trouve un homme de son goût, dont les bouffonneries l’amusent & favorisent ses foiblesses. Réduit à lui-même, dépouillé des circonstances qui le firent valoir, le génie de Moliere est fort ordinaire ; il ne put pas dire comme Corneille : Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée. Corneille ne dût rien à la faveur. Louis XIII. étoit indifférent, & Richelieu son ennemi. Il força tous les obstacles. Moliere eût pour lui Louis XIV, toute la Cour & Madame de Montespan, dont la Fontaine disoit en lui dédiant un livre : Son suffrage décide de tous les suffrages. Moliere pert à être décomposé. Sur le théatre, comme dans le monde, l’habit, la décoration font un héros d’un homme ordinaire.

La décoration typographique n’en impose pas {p. 99}moins que la décoration théatrale. Il ne faut pas plus avoir égard, pour apprétier un Auteur, au nombre & à la grosseur des volumes, qu’au prix des étoffes & à la broderie des habits. Qu’est-ce que cinq ou six in-12 de Moliere auprès des in-4° & des in-fol. de tant d’autres ? Ce ne seroit qu’un bien mince Auteur, même dans la sphère du dramatique. Corneille, Quinaut, Destouches, Hardy, &c. ont écrit plus que lui. Mais d’ailleurs qu’est-ce qu’un volume de comédies ? Ne soyons pas les dupes de la charlatanerie typographique, retranchons les vignettes, les culs de lampe, les titres des actes & des scenes, les noms des acteurs répetés dix fois dans chaque page, dont chacun étant d’un plus gros caractère emporte trois ou quatre lignes ; supprimons les demimots, monosyllabes, oui, non, mais, les phrases commencées & interrompues qui ne signifient rien, les liaisons triviales entrez, sortez, allez, dont chacune tient fierement sa ligne, & honorée du nom d’un acteur, (cette réduction est équitable) il ne faut pas un génie bien trancendant pour enfanter ces prodiges. Ces 8 à 9 volumes de Moliere ainsi élagués n’en feroient pas un. Les comédies de Plaute & de Térence sont imprimées avec plus d’économie ; mais les Comédiens aiment l’étalage. Autre réforme plus importante, que Moliere ainsi purgé soit mis au creuset d’un sage critique, qu’on le dégage des platitudes, des bouffonneries, des fadeurs, des grossieretés, des scenes de remplissage, des conversations des valets, des soubrettes, des paysans, pour ne conserver que ce qu’il y a d’ingénieux & de bon, tant de volumes de théatre n’en feront pas deux. Les Caracteres de la Bruyere, le Telemaque de Fenelon, l’Histoire universelle de Bossuet, ont plus de choses, & vallent infiniment mieux que vingt Molieres ensemble. Je sais qu’on {p. 100}ne pese pas les Auteurs à la livre, qu’on ne mesure pas le génie à la toise, comme ce riche ridicule qui, pour se donner un air de savant, traitoit avec un Libraire pour lui fournir des livres comme des tapissieries. Mais à mérite égal un gros volume vaut une brochure, un poëme l’emporte sur un madrigal.

Un autre genre de luxe dont l’abondance même prouve la stérilité du génie dans l’Auteur, & l’opulence du Prince qui le donne, c’est cet amas de spectacles entassés dans une fête dont on veut que Moliere ait créé l’idée dans la Princesse d’Elide, que je crois bien plus ancienne, & qui lui feroit peu d’honneur. Ce n’est que faute d’invention & de goût qu’on accumule tant d’objets. Quoi qu’il en soit, car je ne lui dispute pas cette gloire, on retrouve ce monstrueux assemblage dans le Vauxhall, spectacle enfanté de nos jours. La vraie étimologie de Vauxhall est celle-ci. Hall veut dire salle, Vaux est le nom d’un particulier de Londres qui fit bâtir cette salle où il rassembloit plusieurs sortes de plaisirs, le jeu, la danse, la musique. Vauxhall n’est donc autre chose que la Salle de Vaux. Bien des gens riches ont pour leurs divertissemens de pareilles salles. Les caffés publics sont à peu-près dans le même goût. Il n’y a de nouveau que d’en avoir une publique, plus vaste, mieux fournie, & de lui avoir donné un nom Anglois. Le grand Moliere a bien d’autres titres à la gloire que d’avoir été le créateur d’une chose si commune, & plus ancienne que lui.

Voici une étimologie plus brillante, prise de l’Histoire du Danemarc, tom. 1. p. 2. c. 33. Je crains fort que quelqu’un n’ait voulu faire sa cour au Roi de Danemarc aux dépens de Moliere. Vauxhall est un nom corrompu de Vahal, mot Danois qui signifie le palais où se tenoit le principal {p. 101}Dieu des peuples du nord, Oudin, avec toute sa cour. C’est leur paradis, un lieu, où l’on goûtoit toute sorte de délices. Il n’étoit que pour les ames des guerriers qui s’étoient distingués dans les combats, sur-tout s’ils étoient morts les armes à la main. C’est à peu-près l’opera, à l’exception des exploits militaires, dont les acteurs, actrices, auteurs, amateurs ne se piquent pas, quoiqu’ils aient les habits, & tiennent les discours des plus grands guerriers. L’acteur qui représente Alexandre, Jules-César, Achille, n’a certainement gagné aucune bataille. Le lieu du Vauxhall n’étant pas bien décidé, chacun le plaçoit où il vouloit, dans l’air, dans les cieux, sur quelque montagne, comme l’olimpe des Grecs, dans quelque lieu souterrain, comme les champs élisées. C’étoit un palais enchanté, vaste, superbe, tout incrusté d’or en dehors & en dedans, bâti de la main des Dieux, comme Troye des mains d’Appollon, Athenes des mains de Minerve, & tant de palais de cristal par la main des Fées. Oudin y étoit assis sur un trône d’or fort élevé, d’où il voyoit & gouvernoit tout le monde, & récompensoit les Héros par les plus délicieuses voluptés. Ceux qui avoient mérité d’y être admis par leurs vertus & leurs victoires, y passoient une vie à jamais heureuse dans les jeux, les repas, les plaisirs, la chasse, les exercices militaires, selon les idées & le goût de la nation. Le Paradis de Mahomet est le Vauxhall des Musulmans. Les Danois ayant fait la conquête de la grande Bretagne, y apporterent leur mytologie avec leurs idées & leur langage. De là est venu, dit-on, le nom de Vauxhall, lieu agréable, palais de délices, un paradis. Versailles, Fontaineblau, Chambort, &c. sont autant de Vauxhalls. L’Anglomanie a fait donner ce nom Anglo-Danois à un lieu de divertissement public, où {p. 102}dans un batiment vaste, agréable, fort décoré, on rassemble tous les plaisirs, pour satisfaire tous les goûts, danse, musique, jeu, masque, repas, spectacle, conversation, & encore liberté entiere de faire & de dire tout ce qu’on veut, c’est-à-dire tout ce qui flate la passion.

On voit bien que ce n’est pas le paradis des Chrétiens, ni la route qui y conduit. Le Christianisme ne connoît point de Vauxhall. Ces établissemens sont trop favorables au vice, pour n’avoir pas attiré tout Paris, & gagné la Province, où la contagion fait de rapides progrès. Les actionnaires de la comédie de Bordeaux ont fait bâtir un Vauxhall sur le glacis du Château-Trompette. L’Ingénieur qui l’a construit, & le Gouverneur qui l’a souffert, ont si bien pris leurs mesures, que bien-loin de nuire à la défense de la Place, ils prétendent que ce bâtiment y forme un nouveau bastion, qui résistera au canon & aux bombes par les charmes tout-puissans des belles Fées qui en feront les délices. La Robe a été moins galante que l’épée, elle a pris en considération le service du Roi dans la conservation du fort, & celui de Dieu dans les bonnes mœurs, l’un & l’autre exposés aux plus grands dangers par cet assemblage scandaleux d’objets, d’occasions, de facilités, dont personne ne dispute la premiere idée à Moliere, depuis si bien dévéloppée par ses admirateurs. Par arrêt du 20 septembre 1769, le Parlement de Bordeaux a défendu le Vauxhall ou Fêtes foraines. C’est le titre qu’on lui donne dans la Guienne. On a pris pour prétexte que le Vauxhall n’étoit point autorisé par lettres patentes enregistrées en la Cour. Les Magistrats municipaux y avoient préparé les voyes par leurs représentations, prétendans que le Vauxhall étoit contraire à la police. Le Gouverneur a eu beau se plaindre, y soutenir que {p. 103}les glacis du Château n’étoient pas du ressort du Parlement, comme il est vrai en bonnes règles de fortification, qu’on ne doit rien souffrir sur les glacis des forteresses, le Roi s’embarrassant peu de la compétence, a tiré un coup de canon contre le nouveau bastion qui l’a renversé. Le Vauxhall de Paris n’a pas un meilleur sort. L’Entrepreneur ayant contracte beaucoup de dettes & manquant de poudre, les créanciers, gens peu sensibles aux beautés de la danse & de la musique, ont dressé contre lui des batteries qui y ont fait de grandes brêches. C’est un sort assez commun au théatre. L’Abbé Perrin, auteur de l’Opera, est mort en prison pour dettes ; l’Abbé Pelegrin, qui a fait tant de drames & de vers de toute espece, n’avoit point de pain, &c.

Il s’est formé a Montpellier une espece de Vauxhall bourgeois, dont la gazette d’Avignon (janvier 1767), parle en ces termes : On voit ici tous les citoyens concourir à un projet que chacun voudroit avoir fait. Tous, chacun, sont de grands mots qui ont bien de l’étendue. Voici à quoi ils se réduisent. 80 personnes se sont associées pour donner aux Dames des fêtes galantes dans la salle du concert. Décoration, rafraîchissemens, danse, musique, tout y est rassemblé avec un goût exquis. La vivacité de l’air subtil du païs donne une vivacité, un enjoument qu’on ne voit point ailleurs. Toutes les nuits se passent ainsi ; le jour chasse le monde. Ce ne sont pourtant pas des hibous qui fuyent le jour, mais c’est le goût regnant, les bougies éclairent mieux que le soleil, & les ombres qui favorissent la licence sont bien plus agréables que la lumiere qui la décele. Les Etudians en médecine fort nombreux à Montpellier, apprennent au Vauxhall d’autres aphorismes que ceux d’Hipocrate. Aussi ont-ils l’avantage fort commun d’exercer sur eux-mêmes {p. 104}dans les maladies épidémiques de Cythere une science à laquelle les Nymphes du pays donnent de l’exercice. On sent bien aussi que les jeunes personnes qui s’y rendent, y trouvent des Docteurs en morale dont la doctrine & la conduite sont la parodie de l’Evangile. Il étoit réservé au grand Torré d’être le fondateur d’un Vauxhall public, solide, durable, magnifique, bien supérieur à toutes les fêtes bourgeoises, qui n’ont pas quatre jours à vivre. Aussi est-il bien plus cher ; le Camus, Architecte du Roi, a obtenu le privilège exclusif pour en construire le bâtiment ; nombre d’associés en ont arrêté le plan. L’emplacement seul a coûté 80000 livres, le devis porte la dépense à 800000, sans compter les peintures, décorations, meubles, ustencilles, linge, tapisseries, gages des domestiques sans nombre, &c. Ils ont bien l’air d’aller comme l’Abbé Perrin, fondateur de l’opera, mourir dans une prison, poursuivi par les créanciers, & banqueroutiers : male parta male delabuntur.

Montpellier n’est pas la seule ville où se tiennent ces Vauxhall bourgeois. Il en est peu en France où sous différens noms, la plupart bisarres, marais, moulins, fenetra, boulevart, &c. il ne se forme des assemblées de plaisir, comme les villes d’Italie ont chacune leur académie sous des dénominations burlesques, ricourati, escadi, la ruste, &c. Mais Montpellier a des prérogatives singulieres ; quoique le comerce y soit florissant, le goût du plaisir y domine ; on le respire avec l’air, il influe sur la grave assemblée de nos Seigneurs les Etats de Languedoc qui s’y tient ordinairement. Toute leur scéance se passe en festins, en jeux, en concerts, en spectacles, &c. où les Prélats ont la bonté de donner leur bénédiction. Il y a quelques années que le bruit couroit qu’on y tenoit des assemblées nocturnes {p. 105}de multiplians, qui renouvelloient les infamies des Gnostiques. Mais soit que par sagesse on ait enseveli ces horreurs dans le silence, soit qu’en effet ce ne fût qu’un faux bruit, il y a longtemps qu’on n’en parle plus. Pour le Théatre, il ne faut pas demander s’il y est connu, le regne de la volupté lui assure la plus haute considération & la fréquentation la plus assidue.

Voici des vers qui en font le portrait d’après nature. Le Mercure, octobre 1769 les attribue à une femme. Y auroit-il de femme d’esprit assez peu soigneuse de son honneur ?

Vieillards, maris jaloux, philosophes grandeurs,
Vous tous tristes suppôts de la mélancolie,
  Venez dissiper vos humeurs
  Dans le palais de la Folie.
  Le goût par les mains de Torré
 Vient de construire un temple aux Graces,
Y conduit les plaisirs, & les jeux sur ses traces.
  C’est là que le cœur enchanté
Du spectacle nouveau que le François admire
  S’émeut, éprouve ce délire
  Qui fait naître la volupté.
  C’est dans ce lieu que Polymnie,
  Par de doux & tendres accens
  Excite dans l’ame attendrie
  Ces désirs, ces feux ravissans
  Qui font le bonheur de la vie
  Et les délices des amans.
De vingt archets savans la cadence sonore
Par des sons tantôt lents, tantôt précipités,
Guident les pas légers de cent jeunes beautés,
  Les rivales de Terpsicore.
 Dans ce charmant & magique palais
  Tous les agrémens ont leurs places,
  La coquette y trouve des glaces,
  Et la vanité vient exprès
  D’un coup d’œil soutire à ses grâces,
{p. 106}  Et s’applaudit de ses attraits.
Celle dont les appas ont besoin d’artifice,
Ou qu’une ride, hélas ! avertit du retour,
Y vient montrer encor, graces au demi jour,
Tout l’éclat du bel âge, & l’air presque novice.
 Combien d’Agnès viennent adroitement,
Malgré l’œil vigilant d’une duegne austère,
Y prendre un billet doux des mains de leur amant !
Le tumulte souvent est ami du mystere.
  Enfin la douce égalité
Confond tous les états, rend la scene commune,
Sans égard pour le nom, le rang ni la fortune ;
Les éloges flatteurs y sont pour la beauté.
  Tendre amour, toi qu’on y revere,
 Dieu du plaisir & père du bonheur,
Viens regner chez Torré, c’est la ton sanctuaire.
Combien d’encens y brule en ton honneur !
 Quel autre lieu plus digne de ton trône,
 Que ce salon magnifique, enchanté,
  Dont la richesse nous étonne,
Et qui semble être fait pour la félicité !
 Quitte Paphos, abandonne Cytère,
 Viens au Vauxhall déposer tous tes traits,
  Qu’il soit dit par toute la terre,
L’amour enfin renonce à son humeur légère,
  Il s’est fixé chez les François.

CHAPITRE IV.
Pieces singulieres. §

Il parut en 1695 une tragi comédie intitulée le Maréchal de Luxembourg au lit de la mort. Dans les quatre premiers actes de cette satyre, coupée en scenes, tout se passe au pied du lit du Maréchal, qui quoique mourant parle toujours & très-long-temps contre toute vrai-semblance. On y fait passer en revue toute sa famille, le Roi, {p. 107}la Cour, les Princes, les Ministres, le Roi, la Reine d’Angleterre, Madame de Maintenon, les Maréchaux de Villeroi & de Boufflers, sept à huit Medecins de différentes nations qui se disputent, un Magicien, un Astronome, l’Archevêque de Paris, les PP. la Chaise & Bourdaloue, Jesuites, les Capucins, Cordeliers, Jacobins, Carmes, Minimes, des pauvres mendians, le maître des cérémonies, &c. Je ne sais si cette piece a été représentée en Holande, mais jamais il n’en fut de plus bizarrement chargée d’Acteurs. C’est une satire en dialogue, à peu-près dans le goût des Calotes ou du jeu du Trictrac, de l’Ombre, du Lansquenet, &c. où l’on fait parler tous ceux qui ont eu part aux affaires, & dire chacun son mot satyrique qui le caractèrise. Quoique coupé en actes & en scenes, ce prétendu drame n’a ni nœud, ni dénouement, ni vrai-semblance ; c’est une suite de conversations quelquefois ingénieuses, toujours malignes. Le dernier acte, où le Maréchal est mort, n’est que l’arrangement de ses funerailles. Ce convoi est plaisant, on fait marcher à la tête beaucoup de veuves & d’orphelins, parce qu’il en a beaucoup fait ; ensuite vient la victoire, précédée des Soldats qui l’ont gagnée, suivie de la famine & d’une foule de pauvres qui meurent de faim, & de squelettes de gens qu’il a fait périr. On le fait porter en terre par ses Cuisiniers, parce qu’il est mort de débauche. L’Empereur, le Prince d’Orange, le Duc de Savoye, les Etats de Hollande, portent le drap : ils lui ont donné une pleurésie. Le tout est terminé par quelques Magiciens qui lui ont fait gagner les victoires.

C’est la satyre de tout le monde, du Maréchal, qu’on dit sorcier, libertin, sans religion, mauvais Capitaine, qui pilloit par-tout, & ne dût ses victoires qu’au hazard & à la supériorité du nombre de ses troupes, qu’il menoit brutalement {p. 108}à la boucherie ; des Maréchaux de France, qu’on pourroit employer après lui, sur le choix desquels le Roi le consulte, & qu’il décrie tous comme incapables de commander ; du Roi lui-même, qu’il peint comme ambitieux, dur, insensible, immolant à sa vanité les biens & la vie de ses sujets ; du Dauphin, qui est un lâche ; de Madame de Maintenon, femme intéressée, qui demande un legs pour la maison de S. Cyr ; de tous les Medecins, qu’à l’exemple de Moliere il rend ridicules ; des PP. la Chaise & Bourdaloue, & de tous les Jesuites, dont il blâme l’ambition, la politique, les manœuvres, & la morale relâchée, lui qui en avoit une bien sevère ; de tous les Moines, dont il se moque ; du Roi Jaques, qu’il traite de lâche, de bigot, de femmelette ; du Gouvernement, qu’il prétend foible, lâche, misérable, hors d’état de soutenir la guerre, & forcé d’acheter la paix, sur quoi il fait une équivoque fort plate pour prouver la foiblesse de la marine, Vos côtes commencent à bruler, c’est bien près du cœur. Appliquer aux côtes de la mer, où les Anglois faisoient des décentes, ce qui convient aux côtes du corps humain ! On rapporte tout au long un prétendu pacte du Maréchal avec le Démon, ce qui est absurde, & qu’il est impossible qu’on sache, puisqu’on dit qu’il fut brulé sur le champ par le P. Bourdaloue ; & une conversation avec un magicien soi-disant Medecin Turc, qui n’est pas moins absurde, c’est une allusion à la fameuse affaire de la Brinviliers, dans laquelle le Maréchal fut impliqué & mis en prison. En revanche on fait un grand éloge du Prince d’Orange. On se plaint de la révocation de l’édit de Nantes, ce qui décéle la plume de quelque Protestant réfugié en Hollande. Cet ouvrage, dicté par la passion & l’irréligion, n’a eu qu’un jour de vie, & n’en méritoit pas tant.

{p. 109}Il est très-possible qu’il ait donné au Président Henault la premiere idée du Théatre historique & politique qu’il vient de proposer aux Poëtes, & dont il a fourni un modelle dans le drame de François II. Tout le monde a entendu parler de l’idée burlesque de quelque Poëte de mettre l’Histoire Romaine en sonnets, le Digeste & le Code en épigrammes, pour mieux apprendre les loix aux Magistrats, à l’exemple de Benserade, qui mit en rondeaux les Métamorphoses d’Ovide, & de cet Ingénieur de Moliere qui proposoit au Ministre de mettre toutes les côtes de la France en ports de mer. Ceseroit une espece de vers techniques, plus agréables à apprendre que ceux du P. Buffier & de la glose du droit. Tout cela ne peut avoir été avancé qu’en plaisantant ; mais voici une idée dans le même goût, avancée sérieusement par un homme de beaucoup d’esprit dans un nouveau Théatre François. C’est de mettre notre histoire de France en comédie. On en conclurra peut-être que l’histoire n’est qu’une comédie, & les hommes, sur-tout les grands, des acteurs qui jouent sur le théatre.

Qui n’a pas lu l’Abrégé du P. Henault ? L’idée n’en est pas neuve. Cent & cent livres & cartes de chronologie l’ont exécutée avant lui, mais personne ne l’a fait avec la netteté, la précision, l’exactitude, l’agrément, qu’il y a répandu. Ce mérite est tout à lui. L’histoire de France lui a fait voir plusieurs évenemens tragiques & comiques qui peuvent fournir la matiere d’un drame régulier. On l’a fait dans le Siege de Calais, le Duc de Foix, Bayard & quelques autres. L’histoire Grecque, Romaine, Espagnole, &c. en fournissent de même ; mais le nombre en est petit, une vingtaine de pieces dans chacune l’épuiseroit. Vouloir mettre l’histoire en drame ; c’est vouloir mettre toutes nos provinces en jardins. Voilà {p. 110}pourtant ce que semble proposer le P. Henault : idée outrée & ridicule dans cette étendue, mais plus raisonnable, quoique peu recevable dans le détail qu’il en fait. Son théatre historique n’est qu’une histoire en dialogue, comme on a fait des romans en lettres. On y fait parler les principaux personnages qui ont eu part aux affaires. Ils peignent leurs caracteres & celui de leurs contemporains, racontent les événemens, les bons & les mauvais succès, développent les intrigues & les secrets ressorts qui ont fait agir la machine, expliquent les coutumes, les loix, les mœurs du temps. Ce plan d’Histoire, susceptible d’agrément, de sel, d’un style varié selon les lieux, les temps & les personnes, pourroit former des lettres & des conversations instructives & agréables, plus amusantes qu’une Histoire suivie. C’est tout ce qu’a voulu le P. Henault. On ne peut lui supposer d’autres idées peu dignes de lui.

En effet le modele qu’il offre sur le regne très-court de François II, n’est qu’une file de conversations ingénieuses sur les Affaires du Temps, qu’il appelle des scènes. Il y a quinze principaux Interlocuteurs, & huit subalternes. Jamais Drame régulier n’a fait agir vingt-trois Acteurs : Nec quarta loqui persona laboret. Il n’y a ni intrigue, ni dénouement, ni intérêt, ni passions, en mouvement & en action : on ne fait que raconter les opérations du Gouvernement. Les portraits sont très-ressemblans. Le Président est un bon Peintre ; mais ce n’est qu’une Galerie où on les expose, & non les Acteurs qui se peignent par leurs actions. Ce ne sont pas de vrais Drames, pourquoi donc leur en donner le nom ? parce que dans ce siecle tout est théâtre. Rien ne plaît, s’il n’à l’air, le nom, le goût dramatique. Cet Auteur respectable n’a pu résister au torrent. Il étoit Amateur, & même Auteur de plusieurs pieces, {p. 111}qu’on a données au Public. Il a pris le ton du siecle, & a cru attirer plus de vogue à son Ouvrage en le théâtrisant pour ainsi dire ; mais il n’avoit pas besoin de ce nouveau degré de gloire. Son Abrégé est plus estimé que ne seroit un pareil Théâtre. Qu’il change le titre, & qu’il annonce un Abrégé d’Histoire en Dialogue, quoiqu’il soit fort difficile de soutenir sans répétition & sans monotonie un si grand nombre de conversations sur tant d’événemens, souvent semblables, il s’est persuadé qu’avec cette précision, cette finesse, ces graces qui le caractérisent, il aura du succès, & fera une nouvelle édition de son Ouvrage sous un autre habit, orné des graces d’une conversation légère, utile & brillante. Il n’est pas fait pour être sur la scène, ni l’Histoire de France pour être racontée sur le Théâtre sous l’habit d’un Acteur.

Le succès du Siege de Calais a été trop brillant pour ne pas exciter la verve de nos Poëtes. Je ne désespere pas qu’on ne réalise le projet du P. Henault, que nous n’ayons dans peu de temps tout Mezerai en pieces de Théâtre. Voltaire s’est mis à la tête des Auteurs Dramatiques d’Histoire. Il a composé à peu de frais une Tragédie historique ; mais comme ce grand Poëte n’a de modele que lui-même, il a été son propre copiste, & a avoué de bonne foi son plagiat. Adelaïde du Guesclin, représentée en 1734, n’eut point de succès. Dix-huit ans après on la fit reparoître avec un habit neuf. On a changé les noms des Acteurs, quelques vers où les anciens noms faisoient la rime, le temps & le lieu de la scène ; & Amélie ou le Duc de Foix a été bien accueilli. Tout est changé dans le monde, soi-disant fin. Après douze ans, le succès du Siege de Calais l’a enhardi, il a été se montrer sous son premier non : Multa renascentur quæ jam cecidere. Combien {p. 112}de Livres nouveaux doivent tout à leur frontispice ! Le Duc de Foix est redevenu le Duc de Vendôme ; Amélie est Adelaïde ; Vanier, le Duc de Nemours : c’étoit le Sire de Couci. Cette piece est calquée sur le Siege de Calais, ou le Siege de Calais sur cette piece. Vendôme est Edouard. Il prend la ville de Cambray, c’est Calais. Nemours est Harcourt son rival. Cette piece, ainsi francisée, couverte de son habit retourné, est plus agréable qu’Amélie flamande, quoique ce soit le même ouvrage : des noms connus intéressent plus que des noms inventés. Le Siege de Calais, qu’il vaut bien dans le fond, pour le mérite poëtique, avoit monté les esprits en faveur du Drame Historique : c’étoit le moment qu’on a habilement saisi : plûtôt ou plûtard il eût risqué d’échouer encore.

Dans l’Histoire de Bretagne, Jean de Montfort IV, qui vivoit en 1387, du temps de Charles VI, ordonna à Bavalon son Gentilhomme de confiance, d’assassiner le Connétable de Clisson. Il n’obéit pas. Le Duc se repentit d’avoir donné cet ordre, & lui sur gré de sa désobéissance. Depuis Saturne, qui vouloit dévorer ses enfans, & malgré la volonté de qui on sauva Jupiter, il y a dans les Histoires & dans les Romans, cent exemples de pareilles désobéissances qui ont heureusement tourné : car comme tout est borné, il faut que dans le cours des siecles tout se répete dans la réalité comme dans la Fable : Nil sub sole novum. Bavalon devoit donner un signal au moment de l’exécution. Voltaire fait tirer un coup de canon pour annoncer au Duc de Vendôme la mort de son frere. On se mocqua d’abord de ce coup de Théâtre. En effet il est ridicule : à peine alors la poudre étoit-elle connue ; & les plus puissans Princes avoient à peine trois ou quatre canons dans leurs {p. 113}armées, & un Duc en auroit eu déjà les remparts de sa ville garnis. Cependant comme le coup est imposant, que le bruit frappe & fait peur, que peu de gens savent l’origine de la poudre, & n’apperçoivent pas de tels anacronismes en artillerie, on s’y est accoutumé, & content d’être ému, on fait grace. La fortune du Théatre tient à peu de chose.

Ces travestissements de pieces, qu’avec un léger changement de noms, on naturalise avec tous les climats & tous les siecles, fait voir qu’il y a peu de drames originaux. La plupart ne sont que des répétitions déguisées du même ouvrage. Que sans s’arrêter à quelques petits incidens mis à dessein pour dépayser le spectateur, on analyse, on compare le plan, l’intrigue, le dénouement, les sentimens, les bons mots, on ne verra que les mêmes choses. Il n’y a pas dix opéras différens dans le théatre lyrique, dix farces différentes dans le Théatre Italien. A cinq ou six pieces près, Moliere ne fait que se répéter. Je ne serois pas surpris qu’on masquât ainsi Corneille & Racine, & qu’on enrichit le dépôt de la comédie de vingt nouveaux Théatres. Ainsi par des miroirs & des lunettes on fait du même objet vingt objets différens. La piece est comme l’Acteur qui en changeant d’habits, joue toute sorte de rôles. Tel un Empereur Romain qui faisoit décapiter les plus belles statues, & mettre sa tête à sa place. L’exemple du célèbre Voltaire ouvre aux Poëtes cette nouvelle & riche carriere, ou plutôt il justifie ceux qui y marchoient incognito. Qu’a-t-on à craindre sur les pas d’un si grand maître qui se métamorphose en lui-même ? Il va bien plus loin qu’Ovide, qui ne connoît ces sortes de changemens que dans Prothée.

La multitude des parodies qu’on fait tous les jours de toutes sortes de pieces le prouve évidemment. {p. 114}Une parodie n’est qu’un travestissement, où en changeant quelques mots, on tourne en bouffonerie la tragédie la plus lugubre. On peut parodier de même de bouffon en sérieux, de sérieux en sérieux, de bouffon en bouffon. Adélaide en Amélie, Amélie en Adélaide n’est qu’une parodie sérieuse. D’Ines de Castro on a fait Agnes de Chaillot. On pourroit de même d’Arnolphe faire un Duc de mauvaise humeur, d’Arpagon un Prince avare. Des vers de Virgile on a fait un centon nuptial & une vie de J.C. des amours d’Ovide un livre de dévotion ; du Cantique des Cantiques un livre infame.

Parmi les honneurs très-flateurs & très-lucratifs, prodigués à l’Auteur du Siege de Calais, voici des traits singuliers. La médaille d’or, prix dramatique établi depuis peu sur le modèle des prix académiques, ce qui peut-être a donné à l’Académie l’idée de proposer l’éloge de Moliere pour sujet de son prix, fut donnée au sieur Belloi par le Duc de Fronsac, premier Gentilhome de la Chambre en survivance, alors en exercice, en grande pompe de la part du Roi, en plein foyer, au milieu des Poëtes & des Actrices, c’est-à-dire sur le Parnasse & l’Olimpe réunis. Quelle héroïque modestie n’a-t-il pas fallu pour supporter le poids de la gloire, l’un d’une comission si brillante, l’autre d’une couronne si glorieuse ? L’Apotéose d’Homere, les prix de Sophocle sont bien au dessous. C’est Jupiter qui met Orphée au rang des Dieux. La ville de Calais, osant presque lutter avec le Monarque, lui a donné des lettres de Bourgeoisie, comme l’on donnoit le droit de Citoyen Romain, si parva licet componere magnis, l’a fait peindre, & au lieu de la statue qu’on élevoit à Rome, a mis son portait dans la salle d’assemblée de l’Hôtel-de-ville au milieu de ses Magistrats municipaux les plus distingués, {p. 115}car la magistrature la plus auguste, & le plus grand service à rendre à une ville, c’est d’avoir fait une piece de théatre ; le chaperon vaut-il la scene ? Mais ce qui est bien au dessus de la Bourgeoisie & de l’Echevinage, on lui envoya une boëte d’or avec ces mots : S.P.-Q.C. Senatus Populusque Calesiensis, avec ces beaux vers d’un Poëte Picard : L’honneur & la vertu dicterent son ouvrage, Il fit voir son esprit & déployant son cœur, Du Monarque & du peuple il obtint le suffrage, Et la postérité verra dans cet Auteur L’excellent citoyen, le poëte & le sage (le sage n’est-il pas un excellent citoyen ?). La comédie Françoise le couronna à sa maniere, elle fit graver son portrait, le sit vendre dans les loges & les coulisses, & donna la comédie gratis au peuple en son honneur, comme le grand Thomas arrachoit les dents gratis à la convalescence du Roi.

Cependant ce sage, cet excellent citoyen, peu reconnoissant de cette libéralité faite à son honneur, eut un démêlé très-vif avec la Troupe au sujet de ses droits sur la recette. Tandis qu’on joue la piece l’Auteur a un neuvieme de la recette ; si elle est interrompue, à la reprise la portion diminue. Le Siege de Calais fut interrompu par le bizarre évenement dont nous avons parlé ailleurs de la retraite de la Clairon, qui le faisoit si bien valoir. Les Comédiens diminuerent le dividende selon l’usage. Un si généreux citoyen, un sage, un poëte, déjà si bien payé, auroit bien dû ne pas s’en appercevoir, ou plutôt tout abandonner à des Acteurs qui l’avoient si bien servi ; mais le sieur Belloi, plus sublime sur le papier que dans la conduite, Faisant voir son esprit, & déployant son cœur, voulut toujours la part entiere, prétendant que n’étant pas la cause de cette interruption, il ne devoit pas en souffrir. Il alloit plaider ; la plaidoirie eut été la petite piece {p. 116}après la tragédie, la salle du Palais eut été plus remplie que le parterre, l’Avocat auroit fait plus rire qu’Eustache de S. Pierre n’avoit fait pleurer. Le Maréchal de Richelieu voulut accomoder ce procès. Le Duc de Fronsac, son fils, avoit donné la premiere médaille d’or ; le père en procura plusieurs à l’Auteur portant aussi l’image du Roi. Il jugea en sa faveur, & couronna la bourse. Mais la noblesse des sentimens qu’annonce la piece n’y a rien gagné ; l’humanité a percé à travers l’héroïsme des personnages, & a défiguré le sage, le poëte, l’excellent citoyen de Calais, placé dans la salle de l’Hôtel-de-ville.

Il y a dans ce poëme plus de fanfaronade que du vrai sublime. Tous les Calaisiens sont des Gascons ; à les entendre, ils fixent les yeux de l’univers & des siecles, ils doivent servir de modèle au monde, ils ont par tout des envieux & des jaloux, leur sang va par tout enfanter des miracles, un Maire de Calais raffermit la couronne, & le lys florissant ombrage l’univers. Quelque belles que soient leurs actions, ces éloges sont-ils bien placés dans leur bouche ? ces déclamations d’écolier, Calais est l’univers, un Maire soutient la couronne, rendre sa ville à l’ennemi c’est raffermir la couronne. Ces puérilités feroient rire, si elles ne faisoient pitié. Combien de vers ne sont que des galimatias ? La raison des Rois est dûe à leur soutien. Je vois les mêmes nœuds de la France & ses fils, Hors du terme commun leur montrer des vertus. Si d’une foible argile il affranchit son ame. L’exil auroit encor cette sanglante ivresse. Le plus vif aliment, rebut de la misere, Manque à l’or prodigué du riche citoyen. Ose venger nos maux & nos forfaits, &c. Cent autres traits de ce ténébreux sublime sont-ils intelligibles ? Ce drame a peu de variété ; ce n’est qu’une idée, un sentiment, très-beau à la vérité, mais répété à tout moment. Les Acteurs {p. 117}sont les échos les uns des autres, comme des fugues dans la musique, où les parties redisent le même air sur différens tons.

On trouve de fort beaux morceaux dans cet ouvrage, que ses fautes ne doivent pas empêcher d’estimer, comme aussi le phénomene de la réputation ne doit pas aveugler sur ses défauts. L’approbation de la Cour a fait sa fortune ; elle est en possession de donner le ton. L’Auteur a fait depuis d’autres pieces aussi bonnes, aussi patriotiques, tel que le Chevalier Bayard, personnage sort supérieur au Maire d’une petite ville. La Cour n’en ayant pas fait le même éloge, son succès a été médiocre. Le grand mérite du Siege de Calais est l’esprit de la plus parfaite soumission, & du plus absolu dévouement à l’état monarchique, esprit rare sur le Théatre, ordinairement républicain, ennemi des Rois dans presque toutes les tragédies, Brutus, César, Pompée, Catilina, &c. Il fut fort heureux d’avoir paru dans un temps où étonnés du crime de Damiens, & de la suppression des Jesuites, les esprits étoient montés & tournés singulierement du côté de la fidélité dûe au Prince, comme Corneille fut en partie redevable de ses succès à la situation des esprits, montés & tournés de son temps vers l’indépendance, par les mouvemens de la ligue & de la fronde. M. de Belloi n’auroit pas été goûté il y a un siecle, Corneille le seroit peu aujourdhui. Les circonstances font la vogue plus que le mérite, & causent la chûte plus que les défauts.

Elles aveuglent sur l’un & sur l’autre. Croiroit-on que ce même Siege de Calais, si recommandable par les sentimens de fidélité pour le Prince, est pourtant plein d’un esprit républicain, & très-peu respectueux pour les Rois ? Le Théatre, sans qu’on y pense, entraîne les plus grands partisans de la Monarchie : Des sujets tels que vous valent {p. 118}les plus grands Princes, Des fureurs de mon Roi je gémis plus que vous. Quelle idée des Rois ! quels termes ! Des brigands de la Cour quels effets déplorables ! Quelle idée des Ministres ! quelles expressions ! Lorsqu’en nommant leur Roi nos généreux ancêtres Ont choisi dans ses fils la race de leurs maîtres. Quand des soldats vainqueurs portoient sur un pavoi Le plus vaillant soldat pere de tous nos Rois. D’un peuple libre enfin, qui se donnoit lui-même, Vaut leur Roi, titre vain, sans l’aveu des sujets. C’est donc le peuple qui fait les Rois. Titre vain sans l’aveu des sujets. Leur droit héréditaire ne vient que du choix du peuple. Que devient la grande phrase, Roi, par la grace de Dieu ? Sont-ce-là les principes & la Doctrine de l’empire François ? On la condamneroit ailleurs, on l’admire sur le théatre.

Un événement singulier, dont il ne faut pas faire un crime à l’Auteur, puisqu’il a suivi les historiens François, a jetté sur la piece un ridicule pire qu’une parodie. Ce grand trait de patriotisme n’est qu’une fable, ces héros prétendus sont des lâches, ces brillans sentimens de pures rodomontades. Voici des particularités remarquables, jusqu’ici ignorées de ce Siege de Calais si vanté. Le 26 juin 1347 les assiegés reduits à l’extrémité, écrivirent à Philipe Auguste que s’ils ne sont promptement secourus, ils n’ont d’autre parti à prendre que de sortir tous, les armes à la main. Philipe vint, ne peut rien faire & s’en retourna. Les lys n’ombrageoient pas encore tout l’univers. Le lendemain ils se rendirent à discrétion. Froissard ajoûte, pour embellir l’Histoire, que dans un mouvement de colere, le Roi d’Angleterre demande six des principaux habitans pour les faire mourir : cruauté peu vraisemblable & inutile, puisqu’il étoit maître de Calais, & que la Reine obtint leur grace : circonstance dont le {p. 119}Poëte auroit pu tirer parti, qui, comme dans Cinna, lui auroit fourni de grandes scènes, en faisant parler & agir la Reine, mais qu’il a négligé ; qu’Eustache de S. Pierre s’offrit le premier, & fut imité par trois de ses parens : ce que la Tragédie rend assez fidélement à quelqu’épisode près de l’invention de l’Auteur, comme le Duel proposé par Philippe à Edouard, dont aucune Histoire ne parle : ce qu’il a pris de la vie de Charles Quint, qui proposa un duel à François I : trait romanesque peu séant à deux Rois. L’artifice d’Harcourt & les allées & venues des proscrits : badinage d’enfant. Enfin l’Amour d’Aliénor : car il faut toujours payer aux Actrices le tribut de quelque galanterie. Il est vrai qu’elle tient ici peu de place ; qu’il est traité décemment par la fille, mais petit & puérile dans l’amant. Elle a dû déplaire à la maison d’Harcout, en dégradant ce Héros.

Tout cela n’est qu’un Roman. Après la reddition de la place, ce Maire se donna à Edouard, & le servit si bien, qu’il en mérita des pensions. Nombre des principaux habitans accepterent les bienfaits du Roi d’Angleterre, & toute la Ville lui demeura fidele jusqu’en 1458, qu’elle fut prise par le Duc de Guise. L’Archiduc Albert la reprit en 1496. Elle fut rendue à la paix de Vervins, & lui est restée depuis ; & dans toutes les révolutions, semblable aux autres Villes, elle n’a plus de Maire victime du patriotisme. Par des Lettres du 8 Octobre 1347, trois mois après la reddition de la place, Edouard donne à Eustache de S. Pierre une pension considérable en attendant qu’il pourvoie plus amplement à sa fortune, tant il étoit, en si peu de temps, persuadé de sa fidélité, & content de ses services. D’autres Lettres accordent à lui & ses hoirs les maisons dont il avoit joui, & en ajoûtent d’autres. Le motif {p. 120}de toutes ces graces, qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas le pompeux galimatias du Poëte, ce sont les services qu’il a rendus au Roi d’Angleterre ; & quels services ? en veillant à la garde de la place, & y maintenant l’ordre. Est-ce-là être d’intelligence avec la France ? Edouard savoit bon gré à Eustache de s’être opposé à la proposition qu’avoit fait quelque habitant, de sortir les armes à la main, pour chercher à travers l’armée ennemie, la mort ou la liberté : folie qu’Eustache combattit avec raison, & à laquelle il étoit intéressé, puisqu’il eût dû se mettre à la tête de ces insensés. Le Roi d’Angleterre connoissoit qu’il lui importoit de s’attacher un Sujet si accrédité. Il y réussit, & s’en sit un zélé Ministre. Eustache ternît sa gloire en se livrant à l’ennemi de son Roi, entrant à son service, & se liant à lui par les nœuds de la reconnoissance. Il mourut cinq ans après, toujours fidele à l’Angleterre. Sa famille ne suivit pas son exemple. Elle eût, après sa mort, des intelligences avec Philippe. Edouard les découvrit. Elle fut chassée, & tous ses biens confisqués.

Mais sur quoi fonder un démenti si cruel de tant de rodomontades ? Quel dommage de perdre de si beaux vers & un si brillant héroïsme ! Il est fondé sur les actes originaux trouvés à la Tour de Londres, dont l’extrait authentique a été apporté en France par ordre du Roi : Anecdote singuliere dont Melpomène est fort mécontente. Les Anglois, long-temps maîtres de la France, notamment de Calais, ont emporté chez eux, & enfermé dans la Tour de Londres une infinité de titres, mémoires & registres qu’ils avoient trouvé dans les Villes de France. On les a souvent priés de rendre ces papiers, qui leur sont inutiles, & n’en ont offert que quelques-uns pour un prix exorbitant. Enfin, devenu plus traitable depuis {p. 121}la paix, ils ont permis d’en tirer des copies. Le Roi y a envoyé M. de Brequigny, de l’Académie des Belles-Lettres, habile Déchiffreur, qui y a passé dix-huit mois, & en a apporté une ample moisson, entr’autres les lettres d’Eustache du Bellai. Il en a fait imprimer un mémoire, qu’il a lu à l’Académie. Tous les Journaux en parlent ; celui des Savans Avril 1767. art. 10. en donne l’extrait, & en particulier de ce qui concerne Calais. Adieu tout le merveilleux de la Tragédie, l’héroïsme, le patriotisme, le perpétuel égoïsme de ce Héros, modele du monde & des siecles, qui affermit la Couronne, & opere des miracles. Il se donne au Vainqueur, en reçoit des biens & des charges, & lui en conserve la conquête. Toute la grandeur consiste à empêcher qu’on n’aille se faire tuer par l’armée Angloise, folie qu’il avoit le plus d’intérêt à combattre ; il eût été le premier tué ou pendu. Cette gloire immense qui de tous les Calaisiens, jusqu’au dernier valet, faisoit autant de Césars qui fixoient les yeux de l’univers, de tout cela il n’y a de réel que les beaux & les bons louis d’or que le sieur de Belloi a touché du neuvieme de ces brillantes représentations, la médaille & la boëte d’or, & le portrait placé à l’Hôtel-de-Ville au milieu du Sénat & du Peuple de Calais. S.P.Q.C.

Il fut fait en 1741 une entreprise pareille qui a facilité le travail de M. de Brequigni. Tous les journaux en firent mention, entr’autres l’Abbé Desfontaines, lettre 341. Le sieur Thomas Carte, Ecrivain Anglois, connu en France sous le nom de Philips, donna en deux volumes in fol. le catalogue des rôles Gascons, Normands, François, &c. déposés dans la Tour de Londres. Tous les actes qui y sont contenus sont en latin ; il y en a plus de 20000. On a souvent besoin de ces anciens titres ; mais il est fort difficile de les avoir. Les {p. 122}Anglois font payer bien cher la liberté de fouiller dans leurs archives, & plus cher encore les extraits qu’on leur en demande, à plus forte raison l’original. Il est d’ailleurs très-difficile d’y rien déchiffrer ; l’écriture est gothique & mauvaise, les noms sont la plûpart inconnus, estropiés, tous latinisés & mal écrits. Les Anglois même n’y entendent rien. Tous ces actes sont cousus l’un à l’autre, & roulés en forme de rôles ou volumes innombrables. Sur chaque rôle il y a des étiquettes qui donnent une notice du titre, des dates, du nom des parties, faite dans le temps, chaque année. Il y a quelque temps qu’on recueillit ces étiquettes. On en fit quatre gros volumes in fol. On s’égare dans ce labyrinthe, M. Carte a pris la peine de les éclaircir & de les abréger ; il a rangé ces différentes tables par ordre alphabétique, des noms des lieux & des personnes, & a mis les noms modernes à côté des anciens noms, avec les dates, & l’indication du rôle où l’acte se trouve. On pourra facilement & à peu de frais en avoir une copie authentique. Outre l’avantage qui peut revenir aux particuliers de la découverte de plusieurs titres importans, ces actes seront utiles à l’histoire, prouveront l’illustration de plusieurs grandes maisons, découvriront l’origine de pleusieurs établissemens, & feront mieux connoître les usages & les mœurs de divers siecles. Guidé par ces rôles, M. Brequigni découvrit tout ce qui regarde le Siege de Calais, & l’héroïsme tant vanté d’Eustache de S. Pierre.

Le Poëte auroit dû ne faire que rire de l’aventure, qui ne fait tort ni à sa gloire, ni à sa bourse ; sa piece ressemble à tant d’autres dont le fond n’est qu’une fable, & qui toutes en deviennent une par les circonstances qu’on y ajoûte. Eût-il composé celle-ci, ses vers n’en sont pas moins beaux, ses talens moins brillans, les sentimens {p. 123}moins héroïques, les leçons de fidélité moins utiles, sa réputation moins éclattante. Mais il n’a pu soutenir le ridicule, & pour s’en défendre il a donné un Mémoire qui le fait mieux sentir. Il en résulte que son prétendu Maire n’étoit qu’un simple Bourgeois. Ces grands mots d’homme en place, de défenseur de la ville, d’autorité, de vigilance s’en vont en fumée. Les amours d’Harcourt avec une Bourgeoise de Calais, sur lesquels il passe condamnation, ne sont plus qu’une intrigue d’Actrice qui fait la prude & pousse les beaux sentimens. C’est une capitulation faite par le Gouverneur de la place, à la vérité, à l’extrémité, après une vigoureuse résistance : fidélité & courage très-louables, mais évenemens fréquens dans l’histoire, & souvent encore plus mémorables. Il soutient qu’Eustache n’a pu rendre la ville. Sans doute, c’est le Gouverneur ; est ce à un Bourgeois à la rendre ? Qu’Edouard lui sit grace de la vie. Il ne l’ôta à personne. Qu’il avoit été pillé comme les autres : mais qu’on lui avoit rendu ses biens. Pourquoi cette distinction ? elle le rend fort suspect. Il dit que la pension de quatre cens livres qu’on lui donna, étoit peu de chose. Il a tort, la somme étoit alors fort considérable : c’est toujours avoir reçu une pension de l’ennemi, ce qui encore le rend très-suspect. Ainsi ce Héros si vanté n’est qu’un homme ordinaire qui s’accommode au tems, & sert tour-à-tour la France & l’Angleterre. Ce n’est point un crime de céder à la nécessité ; mais des éloges si multipliés, si pompeux & si déplacés sont un ridicule. Il fit plus, il servit si bien son nouveau maître, qu’il fut comblé de bienfaits & fart Gouverneur, à la place de l’ancien, qui, plus fidelle à son Roi, se retira. Ses descendans rougirent de ses foiblesses, & mériterent d’être chassés, ce qui contraste étrangement avec le {p. 124}gouvernement de leur pere & avec la tragédie. M. de Belloi, intéressé à jeter un voile sur ces faits, constatés par les actes de la Tour de Londres, garde le silence. Mais, dit-il, Eustache n’a jamais reconnu Edouard pour Roi de France. Et pourquoi l’auroit-il reconnu ? Edouard ne l’étoit pas, ne le prétendoit pas, & ne le lui demandoit pas. Il ne s’agissoit que de la soumission de Calais à l’Angleterre, sur quoi la conduite d’Eustache n’a rien de douteux. Tout ce que M. de Belloi pouvoit dire de plus raisonnable, & qu’il n’a pas dit, c’est que Calais ayant été cédé à l’Angleterre par un traité, elle avoit changé de maître, & la soumission des habitans devenue légitime. Quelque tout qu’on lui donne, tout le merveilleux de la piece n’est qu’une chimere.

L’Abbé Metastasio avoit précédé M. de Belloi dans la carriere des pieces historiques utiles aux bonnes mœurs. Tel est l’esprit de la Cour où il est applaudi. Cet Abbé est célèbre sur le Théatre. Ce n’est pas, il est vrai, la gloire que Dieu promet à ses Ministres ; mais il faut avouer qu’il se montre plus sage que plusieurs Abbés aussi déplacés que lui sur la scene. On lui reproche d’entasser les embaras de l’action avec une rapidité qui ne laisse pas au spectateur le temps de respirer, dans une piece très-courte, où trois actes renferment la matiere de cinq ou six, de faire parler les Acteurs avec une briéveté & une précision si laconique qu’on n’a jamais le plaisir de saisir & de voir filer une action, d’en suivre l’enchaînement, & de goûter les sentimens délicieux qu’elle doit produire, d’admirer ces éloquentes tirades, ces brillantes réflexions, ces graves sentences, cette variété de jours divers de la même pensée, qui font le mérite de Corneille & de Racine. On lui reproche de défigurer les faits les plus connus dans l’histoire, pour n’en {p. 125}faire qu’une fiction de fantaisie sous les noms les plus célèbres, & avec une si constante monotomie, que tout son Théatre n’est qu’une tragédie répetée : par tout même objet, même plan, même marche, même dénouement, sous des noms différens, avec quelque incident & quelque discours diversement tourné, à la vérité, très-ingénieusement, & souvent épigrammatiquement, approprié aux carracteres des acteurs ; ce qui marque plus d’esprit que de génie & de fécondité. C’est à peu-près le défaut de tous nos dramatiques. Moliere lui-même, que l’enthousiasme donne pour un prodige, n’a qu’un cadre, où il enchasse tous les tableaux qui eux-mêmes ne différent que par la draperie des personnages.

J’abandonne cette critique aux gens du métier sans apprécier leur mérite littéraire ; je me borne à l’intérêt des mœurs, & sur ce point Metastasio est un des plus estimables ; il ramene tout à la vertu, par tout il en offre le modèle, il en parle le langage. Tous ses dénouemens, auxquels il sacrifie sans scrupule la vérité historique, ne sont que des traits héroïques de générosité par le pardon des plus grandes injures & des plus grands attentats, quelquefois excessifs, car il est des forfaits que la justice & le bon ordre ne permettent pas de pardonner. Si la Religion pouvoit se réconcilier avec le Théatre, Metastasio en seroit le médiateur. Dans la préface qui est à la tête de ses Œuvres le Traducteur excuse cette monotomie de vertu sur les ordres de la Cour de Vienne, pour laquelle il travailloit, qui pour faire du Théatre une école, ne veut y voir que des vertus. Cette intention est très-bonne, & le fruit que doit produire une telle scene vaut bien les lauriers qu’une plus grande liberté fait cueillir. Ces ordres font l’éloge du Prince qui les donne, & du Poëte qui les {p. 126}suit ; mais ils font la condamnation de ceux qui embrassant les sujets les plus scandaleux, font du spectacle une école du vice, pour plaire à des acteurs & à des spectateurs corrompus, dont ils devroient rougir d’obtenir les suffrages. Les sujets vertueux sont très-rares, les Auteurs & les Acteurs qui sacrifient le plaisir à la vertu sont plus rares encore. Comment plaire par les portraits de la vertu au monde, qui n’est touché que des attraits du vice ? Il a fallu toute l’autorité de l’Impératrice Reine pour y résoudre un Ecclésiastique, encore même bien-tôt après le torrent l’a emporté ; le théatre peut-il se maintenir dans un état-si violent ? On joue aujourd’hui à Vienne comme à Paris. Le délire théatral de la France n’a jamais eu ces intervalles lucides. A quelque nuance près de modestie superficielle, selon le carractère des Auteurs plus ou moins retenus, ou des spectateurs plus ou moins libertins, du sujet plus ou moins grave, la licence toujours sans bornes n’a écouté que la passion, n’a cherché que le plaisir, n’a joué que le vice, l’a toujours entretenu & l’entretiendra toujours dans le public. On condamne toujours le Théatre, & toujours on le frequente. Il se répandra, il se multipliera de toutes pars, tout deviendra Comédien à mesure qu’il deviendra vicieux, & il deviendra plus vicieux, à mesure qu’il deviendra plus Comédien. Aussi les pieces de Metastasio, quoique traduites & préconisées, & dignes de l’être, n’ont été jouées sur aucun théatre François, & n’y réussiroient pas.

Si Metastasio fabulise l’histoire pour y mettre de la vertu, l’Auteur de Thamar au contraire y ajoute des fables pour rendre la piece plus vicieuse. Elle est prise du 38 Chap. de la Genese, & louée dans le Mercure de 2769. Il semble qu’on ait choisi ce sujet, & qu’on l’aye chargé exprès pour {p. 127}corrompre les mœurs. Il n’en est point de plus infame. C’est un tissu d’horreurs dans tous les personnages, rapportées à découvert & sans voile. C’est un des endroits de l’Ecriture que les Juifs ne laissent pas lire aux jeunes gens, & que l’obscene Auteur, Officier Irlandois, dit-on, expose sur le Théatre aux yeux de tout le monde : inceste du beau-pere avec sa belle-fille, prostitution de celle-ci, adultere dans tous les deux ; profanation détestable du mariage par deux maris, que Dieu punit d’une mort subite ; une femme dans un grand chemin, qui s’offre au premier venu, & se livre pour un chevreau ; Juda, qui la trouve, & sans autre cérémonie a si brutalement commerce avec elle, qu’il ne s’embarrasse pas même de la voir, & la laisse toujours voilée. Et comme si toutes ces horreurs ne suffisoient pas à une débauche effrénée, le Poëte y ajoute de son fond des intrigues fort peu vrai-semblables, dont il n’y a aucun vestige dans l’Ecriture ; il veut que Thamar ait été amoureuse de son beau-pere, beaucoup plus âgé qu’elle, & que Sella, son troisieme fils, a été amoureux de Thamar, sa belle-sœur, veuve de ses deux aînés, & plus âgée que lui. Il fait faire à cette amante insensée le honteux aveu de son crime, à son beaupère même, sous un nom supposé, aveu inutile, scandaleux, contre ses intérêts, contre la vraissemblance & la vérité, car elle ne l’a pas vu depuis. C’est même contraire à une autre fausseté de la piece. Puisqu’on dit qu’elle aimoit le père, pouvoit-elle vouloir épouser le fils ? double amour, qui la rendoit méprisable, indigne de ses deux prétendus amans, & l’exposoit au dernier supplice. Elle se détermine enfin pour le fils, désire son mariage, fixe le jour des noces, se fait enlever quand on la mene au supplice, ce qui choque le costume, les mœurs de ce vieux temps. {p. 128}On la ramene, on la mer sur le bucher ; la foudre tombe, disperse le bois (opération peu physique), & sauve la victime infame qu’elle auroit dû écraser (protection aussi peu digne de Dieu) ; & ce qui n’est pas moins contraire à la nature, cette femme laisse faire tout cela sans parler des gages qu’elle a reçu de Juda, qui lui auroit sauvé la vie, & qu’elle n’avoit demandé que dans ces vues. Ce n’est que quand tout est fini, que le péril est passé, qu’elle s’en souvient, & les renvoie à son Juge, amant & beau-pere, quand ils ne servent plus de rien qu’à constater son crime & sa honte.

Charger une piece de tant de circonstances, est-ce stérilité de génie qui emprunte de toutes mains, ne trouve jamais assez de matiere, ou fécondité de dépravation qui ne trouve jamais assez de crimes ? Quoi qu’il en soit, ce roman, très-mal conçu, défigure & contredit l’Ecriture par les couleurs les plus noires. C’est une vraie profanation. L’Auteur n’est pas de l’avis des saints Peres, des Synodes Protestans, de tous les gens de bien, de Boileau, de Fagan, de Ricoboni, & du plus grand nombre des Dramatiques, qui ne veulent point qu’on profane l’Ecriture en la mettant sur le théatre. Au contraire, dit-il, ces sujets sont plus touchans & plus beaux, ils ont le mérite d’une vérité authentique & d’une morale pure. C’est un excès d’impudence de proposer ces regles lorsqu’actuellement on substitue des fables grossieres à cette vérité authentique, & à la pureté de la morale toutes les horreurs de l’impureté. Quand même on pourroit traiter des sujets de l’Ecriture, il est certain, de l’aveu de tout le monde, qu’on ne devroit y prendre que des traits décens & vertueux, Esther Athalie, les Macchabées, &c. On doit à la vertu ce choix judicieux, même dans les traits de la fable & de {p. 129}l’histoire profane, à plus forte raison dans l’histoire sainte, à qui on doit le plus profond respect. Moliere est inexcusable d’avoir donné en spectacle la débauche de Jupiter dans l’Amphitrion. Quel crime de prendre dans les livres saints le spectacle des plus grandes abominations, dont ils ne disent un mot que pour en inspirer de l’horreur, & en faire craindre le châtiment ! L’Auteur ose encore censurer Athalie, parce que les passions n’y ont ni la chaleur ni la violence des sujets profanes ; car il aime, ce galant homme, la violence des passions. Cependant Phedre, qu’il cite pour sujet profane, est moins indécente que Thamar. Le crime de Phedre ne passe pas la pensée ; il n’y a qu’elle de coupable, elle est accablée de remords. Ici tous les Acteurs commettent sans remords les plus grands forfaits. Aureste, le littéraire de ce drame est très-médiocre : ce n’étoit pas la peine de se mettre en frais pour enfanter tant d’horreurs & de mauvaise poësie. Il est à souhaiter qu’un ouvrage si pernicieux ne paroisse jamais sur la scene : il n’y a de titre que sa corruption.

Un Auteur vertueux pourroit faire de l’Ecriture un usage plus légitime, y montrer la condamnation même du spectacle. La Législation de Moyse, les Pseaumes de David, les Remords de Salomon dans l’Ecclésiaste, ses Oracles dans les Proverbes, les Lamentations de Jérémie, les Menaces d’Ezéchiel, les Guerres des Maccabées, la Loi de l’Evangile, l’Esprit de S. Paul, les Visions de S. Jean, &c. feroient voir le Théatre, quoique son nom fût inconnu aux Juifs, condamné dans son objet, dans son esprit, dans ses circonstances, dans ses dangers, dans ses passions, dans ses crimes, si opposés à la religion & à la vertu. Cet emploi de l’Ecriture seroit plus légitime que d’aller y puiser les exemples de vice qu’elle rapporte. Ne reconnoîtroit-on pas les loges & les {p. 130}coulisses dans ces paroles de l’Ecclésiastique, Cum muliere aliena ne sedeas omninò, nec cum ea super cubitum ? accoudé sur le balustre de la loge, vérité capitale, qu’on a rendue dans ce jeu de mots fort connu : Quid facies ? Facies veneris cùm venerit ante : Ne sedeas, sed eas, ne pereas per eas.

La Tragédie des Guebres, qui a paru dans le même temps, est aussi une altération de l’histoire en faveur de l’irréligion, mais moins monstrueuse que celle de Thamar en faveur du libertinage. L’Empereur Galien, héros de la piece, donna, dit-on dans la Préface, le célebre édit de liberté de conscience. Ce premier fait est alteré. Galien estimoit les Chrétiens, & fit cesser la persécution. Jamais il ne-donna d’édit de liberté de conscience, dont les Payens n’avoient pas même l’idée ; ils ne demandoient que la profession extérieure de l’idolâtrie, & ne s’embarrassoient pas de la conscience : chacun, sans avoir besoin d’édit, pensoit ce qui lui plaisoit, Il n’y a que la Religion Chrétienne qui fasse de la foi intérieure une obligation de conscience. Un Prince Chrétien même ne peut pas donner cette liberté ; il peut tolérer la profession extérieure de la religion, mais la conscience n’est pas de son ressort. Il le feroit en vain : on ne seroit pas moins coupable devant Dieu, malgré tous les édits, si on abandonnoit intérieurement la vraie foi. C’est la manie des gens sans religion ou sans lumiere de ramener tout au ton & à l’esprit du siecle, jusqu’à changer les principes, les idées & le langage.

Confiantin, ajoute-t-on, renouvela depuis cet édit. Cette assertion n’est pas vraie, & cette expression n’est pas juste. Constantin n’a point renouvelé un édit qui n’a jamais été ni pu être. C’est faire peu d’honneur, & rendre peu de justice à ce grand Prince, de le dire imitateur de Galien. Les édits d’un Payen & d’un Chrétien {p. 131}sur le Christianisme peuvent-ils se ressembler ? Constantin permit dans tout l’empire, & embrassa lui-même la Religion Chrétienne, & laissa les Payens dans leur culte idolâtrique. Un Chrétien peut-il dire que l’idolâtrie soit permise en conscience, & qu’un Prince Chrétien accorde la liberté de conscience aux idolâtres ? Peut-on même dire qu’il l’accorde aux Chrétiens ? Il embrasse la Religion, il bâtit plusieurs Eglises, & fait assembler un Concile écuménique à Nicée contre les Arriens, & en fait exécuter les décrets ; n’est-ce que tolérer le Christianisme ? Peut-on dire que le Roi de France tolere la Religion Catholique, & donne aux Catholiques la liberté da conscience ? Mettre les deux religions de niveau, c’est les méconnoître toutes deux, & n’en avoir aucune. Voilà toute la piece des Guebres ; son objet, sa fin, son intrigue, son dénouement, son langage, la liberté de conscience de toutes les religions. Il est à désirer, dit-on, qu’on puisse représenter cette piece, apparemment défendue, & avec raison, qui n’enseigne que la morale la plus pure & la félicité publique de tous les Etats, la destruction de toutes les religions.

Le Héros de la piece est un jeune Guebre ou Parsis, dont l’Empereur a défendu la religion. On transporte les Parsis en Syrie, dans le gouvernement d’Apamée, & on y fait venir Galien pour lever l’édit de défense : trois faits également faux. Jamais Galien n’est venu en Syrie, jamais les Guebres ne s’y sont établis, jamais Empereur Romain n’a défendu ni permis leur religion. Les Prêtres Payens (car il faut bien lancer quelques traits odieux contre les Prêtres), abusant du pouvoir que le Prince leur a donné, ont condamné à mort ce jeune Guebre. Autre erreur, les Prêtres des faux Dieux n’ont jamais eu le pouvoir de condamner à mort dans l’Empire {p. 132}Romain, & jamais avant le Christianisme on n’a fait mourir personne pour fait de religion. Ni le Sénat, ni le Prince, ni les Pontifes ne s’embarrassoient de la religion des vaincus : chacun conservoit librement la sienne ; le plus souvent même on recevoit à Rome les nouveaux Dieux. Qu’importe à l’idolâtrie qu’on change d’objet de culte ? Dieux pour Dieux, les uns ne vallent pas mieux que les autres. Il n’y a que le Christianisme, le Judaisme, le Mahométisme, qui n’adorant qu’un seul Dieu, & méprisant toutes les idoles, ont pu déplaire au peuple, & alarmer le gouvernement. La religion des Perses, qui adoroient le feu, pouvoit-elle choquer un peuple qui adoroit Vulcain, Pluton, Cibelle, &c. ? Hé qu’est-ce qu’une poignée de misérables sur l’Oronte, à 800 lieues au bout de l’empire, où l’on sait à peine leur existence, pour donner de l’inquiétude au Capitole, & en faire émaner un édit sanglant, comme si la Czarine portoit quelque édit contre les Festiches de quelque hutte de Kams cha Ka. Quel roman plus mal conçu ! Deux Officiers Romains veulent sauver le pauvre Guebre, bien étonné qu’on pense à lui. La fille, son amante, parle plus éloquemment que Demosthene. Cette grande affaire d’état est portée à l’Empereur, qu’on fait venir de 800 lieues pour la juger. Il est instruit, il sauve l’amant & l’amante, les marie, & révoque l’édit de persécution par un autre édit tout aussi réel que le premier, & tout aussi digne de la majesté de l’Empire.

Les Guebres ne sont pas un peuple, ce sont quelques familles des anciens Persans, élevées, comme les autres, dans la religion de Zoroastre & des Mages, qui lors de l’invasion du royaume des Pesses par les Mahométans, ne voulant pas embrasser l’Alcoran, & craignant la persécution {p. 133}des Califes, s’expatrierent, & se disperserent, non dans la Syrie, d’où venoit l’ennemi, où elles n’ont jamais paru, & où elles auroient trouvé autant d’adversaires que de Chrétiens & de Musulmans, mais dans la haute Perse & dans l’Inde, où il n’y avoit que des idolâtres, qui les laissoient fort tranquilles. Elles y ont défriché quelque désert, & s’y sont maintenues dans leur religion. Personne n’a songé à les y poursuivre. L’Auteur est aussi mal orienté dans la géographie que dans l’histoire. Jamais les Guebres n’ont été soumis à l’Empire Romain, qui n’a jamais dominé ni en Perse ni dans l’Inde. Comment auroient-ils été soumis à Galien, qui a vécu trois ou quatre siecles avant qu’il existât des Guebres ? On auroit mieux fait de prendre quelque Calife, ou Sophi, ou Mogol, les faire voyager dans le Courasan ou dans le Ternate, où il auroit pu trouver quelque Laboureur Guebre, lui donner quelque fille à épouser, & débiter toutes les belles choses qu’on met dans la bouche de Galien, qui n’y pensa jamais, & qui seroit bien étonné, s’il revenoit au monde, de se trouver ces sujets & cette éloquence. Livré à la volupté, ce Prince, devenu Empereur, alla si peu en Sirie, qu’il n’y alla pas même pour délivrer Valérien son père, que le Roi des Perses avoit vaincu & fait captif, & qu’il traitoit de la maniere la plus outrageante. Il on chargea Odenat, mari de Zenobie, qu’il déclara Impératrice, & qui fit la guerre à Aurelien, un de ses successeurs.

Le but de l’Auteur est d’établir la loi naturelle & l’indifférence de religion. Il fait de cette loi & de son Divin Auteur un très-juste & très-bel éloge, mais très-inutile ; personne ne l’a jamais contesté. La loi naturelle a subsisté seule pendant plusieurs siecles, &, avec la grâce de Dieu, a produit de très-grands hommes, Noé, Job, {p. 134}Abraham, Jacob, Joseph, &c. Mais cette loi est imparfaite depuis qu’il a plû à Dieu d’exiger quelque chose de plus, pour le peuple d’Israël dans la loi de Moïse, pour tout le monde dans l’Evangile. Depuis sa promulgation on ne peut se sauver sans croire les vérités qu’il enseigne, & accomplir les loix qu’il prescrit. Les Déistes ont beau faire, tous leurs écrits, leurs tragédies, leurs systèmes n’ouvriront à personne la porte du Paradis. On fait un éloge outré de Zoroastre, auteur de la religion des Guebres ; on n’en diroit pas davantage du Messie, Zoaoastre (ou les Zoroastres, car on en distingue plusieurs) ancien & célebre Philosophe Persan, Roi des Bactriens, & Chef des Magels, dont Platon fait l’éloge, pour avoir été un grand homme ; mais on n’en sait rien d’assuré. Quelques livres qu’on lui attribue qui sont à la Bibliothéque du Roi, & qu’on vient de traduire & d’imprimer, en donnent une mince idée. C’est un tissû de fables & de prodiges ridicules. Eût-il eu les plus belles qualités, à le faire aller de pair avec Jesus-Christ, ce n’est point déprécier le Christianisme, mais se rendre soi-même méprisable. Les Guebres, qu’on fait figurer, & qu’on canonise comme des Saints, parce qu’ils suivent la loi naturelle, sont des paisans doux, laborieux, simples, humains. Mais vouloir les opposer aux Chrétiens, c’est mettre dans une balance quelque village de Hurons & d’Algonquins, bonnes gens aussi, avec tous les Européens. Tel est l’enthousiasme dramatique ; un Poëte, plein de son sujet, s’imagine que tout en est, tout en a été, tout en sera aussi occupé que lui & tient dans l’univers la même place que dans son imagination. C’est pour lui tout un monde.

Cette espece de petit traité de la loi naturelle n’est pas sans erreur contre cette loi. Un des {p. 135}Officiers, parlant de la persécution autorisée par l’Empereur, dit : Il se trompe, un sujet gouverné par l’honneur, Distingue en tous les temps l’état & la croyance, Le Trône avec l’Autel n’est point dans la balance. Ces grands mots état, croyance, Trône, Autel, balance font une comparaison odieuse & fausse dans l’objet de l’Auteur. Sans doute il faut distinguer ces deux choses. Qui peut les confondre, qui les confond ? Mais s’il prétend que si les loix de l’Etat sont opposées à la croyance, il faille sacrifier l’Autel au Trône, il ne pense pas en Chrétien : un Chrétien doit plutôt obéir à Dieu qu’aux hommes, & comme des millions de Martyrs, mourir plutôt que d’abandonner sa foi. Mon cœur est à mes Dieux, mon bras à l’Empereur. Erreur, ou galimathias : on doit à Dieu son bras, son corps & son ame, autant & plus qu’au Prince, & on doit au Prince le cœur aussi-bien que le bras, c’est-à-dire, le servir, lui obéir, le respecter, l’aimer : Non tantùm propter iram, sed propter conscientiam. Le Gouverneur dit, en parlant de la personne condamnée : A ses illusions si le Ciel l’abandonne, le Ciel peut se venger, mais que l’homme pardonne. Mais si les illusions la portent à des violences, à des cabales, à faire des assemblées, à troubler la paix, faut-il la laisser impunie ? Jamais les Princes Chrétiens n’ont sévi que pour des crimes, ils n’ont jamais gêné ni pu gêner la pensée & la conscience, ils n’y ont aucun intérêt, pourvu que l’extérieur soit tranquille ; il n’y a que l’Eglise qui puisse exiger la foi intérieure, qui l’a toujours exigée, & ne peut en dispenser. Dieu-même l’ordonne : Qui crediderit saivus erit, qui non crediderit condemnabitur. Ce faux principe conduit à tolérer tous les crimes ; il n’en est point dont on ne puisse dire : Le Ciel l’abandonne à ses illusions, il peut se {p. 136}venger, mais que l’homme pardonne. Et que devient la société, si tous les crimes sont impunis ? Ceux que l’irréligion fait commettre, méritent-ils plus de grace que les autres, parce qu’ils sont plus grands ? Qu’ils adorent leurs Dieux, mais sans blesser le mien, Que chacun dans sa loi cherche en paix la lumiere. Ce n’est pas tolérance, c’est indifférence de religion, qui les regarde toutes de même œil, dans une parfaite égalité. Dèz-lors plus d’instruction, plus de zèle pour la véritable. Que chacun dans sa loi cherche en paix la lumiere, comme si chaque loi pouvoit donner la lumiere de la vérité, il ne faut pas user de violence, quoique Dieu dise : Compelle intrare, contraints les d’entrer. Mais ne faut-il pas instruire, exhorter, presser, jusqu’à l’importunité ? Oportunè, importunè argue, obsecra, increpa. La gloire de Dieu, le salut des ames, les intérêts de l’Eternité, sont ils si indifférens qu’on doive les abandonner ? Toutes les religions sont-elles également bonnes ? & s’il en est une divine, faut-il en négliger l’établissement & le regne pour le bien essentiel de l’homme ? Mais ce n’est pas un Chrétien qui parle, il est aisé de le voir ; il n’est pas moins aisé de voir que ce n’est pas un Chrétien qui le fait parler. Le cœur du Poëte s’explique par la bouche de l’Acteur : J’abhore un mercenaire usage, & ces hommes cruels, gagés pour se baigner dans le sang des mortels, je n’ai point par le meurtre offensé la nature. L’Auteur sans doute en veut aux Suisses, qui vendent leur service aux Princes qui veulent les soudoyer ; car voudroit-il condamner toute sorte de guerre, & tous les soldats qui reçoivent la solde ? en trouveroit-on qui servit gratuitement ? La guerre est un grand mal sans doute, mais un mal nécessaire, & souvent juste. Le métier de soldat gagé est triste, mais légitime. Du sang de ses sujets veut-il {p. 137}donc s’abreuver, Le Dieu qui sur le trône a daigné l’élever Ne l’a-t-il fait si grand que pour ne rien connoître, Pour juger au hazard en despotique maître, Pour laisser opprimer ces généreux guerriers. Sur quoi, sur un arrêt des Ministres du Tenple, Que fait votre César invisible aux humains, De quoi lui sert le sceptre oisif entre ses mains, Est-il comme nos Dieux, indifférent, tranquille, Des maux du monde entier spectateur inutile. Ce portrait de Dieu n’est-il pas un blasphême ? Ce portrait d’un Roi, fût-il vrai, est-il bien décent, & propre à inspirer du respect ? Le Mercure de septembre 1769 fait le plus grand éloge de cette piece. Elle en mérite à plusieurs égards ; il y a de beaux vers, de grands sentimens. Mais le silence qu’il garde sur ses défauts essentiels, & l’excès de ses louanges, fait soupçonner l’Auteur d’avoir fourni l’extrait au Journaliste. Voici un portrait du Clergé qui a son mérite : Je ne veux désormais dans les Prêtres des Dieux Que des hommes de paix, honorés & soumis, Par les loix soutenus, & par ces mêmes loix sagement contenus, Loin des pompes du monde, enfermés dans un Temple, Donnant aux nations le précepte & l’exemple.

L’Honnête-Criminel a été composé en faveur des Protestans dans la même vue que les Guebres. Cette piece a souffert des contradictions de toute espece, & le mérite. En voici une singuliere. Une Troupe de Comédiens étant venus dans la ville de… offrir au public ses Actrices, s’imaginant qu’en flatant les Protestans dont cette ville est pleine, le parterre & la bourse seroient mieux remplis, annonça l’Honnête-Criminel. Les Echevins, gens de bien, instruits des défenses de la représenter faites ailleurs, & craignant le scandale, menacerent de la prison le Directeur de la Troupe. La représentation n’eût pas lieu. On eut recours aux Supérieurs militaires pour venger {p. 138}Thalie, tous deux amateurs déclarés, & grands acteurs, l’un dans le tragique, & l’autre dans le comique. Ils montrerent le plus grand zèle, & firent revivre d’autres querelles aussi peu importantes. Mandés, menacés, maltraités, réprimandés, les Magistrats furent le jouet du Théatre. Enfin par un dénouement tragicomique l’Hôtel-de-ville en punition fut privé de sa musique. Ces Consuls, au lieu de faisceaux Romains, se faisoient accompagner dans les marches de cérémonie, de Trompette, Tambours, Fifres & Haut-bois, qui annonçoient leur Dignité, & servoient encore à publier leurs ordonnances, cette pompe harmonieuse, l’orchestre ambulant a été supprimé. Il faut aujourd’hui marcher sans tambour &, déloger sans trompette. La Muse du Théatre a chassé sa sœur la Muse de la musique. A sa place on a, comme Agamemnon dans l’Iliade, trouvé un vigoureux Stentor, qui à haute, rauque & peu intelligible voix, va dans tous les carrefours annoncer aux citoyens les ordonnances de police, & le triomphe de la scene sur la magistrature municipale.

Le fond de la piece est une action généreuse d’un fils qui se rend volontairement forçat à la place de son pere, condamné aux galeres. Ces traits sont beaux, mais non sans exemples, Les histoires présentent fréquemment, & Melpomene met souvent sur le Théatre des peres & des meres qui s’exposent à la mort, à l’esclavage, à la perte des biens pour leurs enfans, des enfans pour leurs peres, les femmes pour leurs maris, des amis pour des amis, des sujets pour leurs Rois, sans compter les innombrables amans qui dans les romans s’immolent, du moins veulent s’immoler pour leur maîtresse. Ces traits ne tiennent à aucune religion en particulier. L’humanité, la reconnoissance, la tendresse, le bon cœur, {p. 139}la noblesse des sentimens peuvent former de ces héros chez les Catholiques, comme chez les Protestans, les Mahométans, les Juifs, les Idolatres. Des milliers de veuves Indiennes se brûlent sans nécessité sur le tombeau de leurs maris. Mais on affecte de mettre cette action sur le compte des Protestans, qui n’y ont eu aucune part, & dont les dogmes n’y influent pas plus que ceux du Papisme, qui au contraire en détruisent le mérite, en détruisant le libre arbitre, & faisant de l’homme une sorte de machine entraînée par le ressort invincible d’une grace nécessitante ; & on veut oublier que depuis quatre cents ans il existe dans l’Eglise Catholique deux Ordres Religieux très-nombreux, dévoués à la rédemption des captifs, qui font tous les ans pour des étrangers ce qu’on dit qu’un Protestant a fait une fois pour son pere, qui au dépens de leurs biens, au risque de leur vie, vont au delà des mers, dans les pays infidèles racheter les captifs, s’y obligent par vœu pour toute leur vie, jusqu’à demeurer en ôtage pour ces malheureux, comme leur fondateur S. Raimond Nonnat, qui y fut long-temps dans les fers, y souffrir d’horribles tourmens jusqu’à avoir les levres percées & fermées avec une serrure : héroïsme non seulement plus méritoire devant Dieu, puisqu’il est le fruit d’un vœu solennel & de la plus sublime charité, mais bien plus difficile & plus admirable, puisque des milliers de personnes de toutes nations l’ont pratiqué depuis plusieurs siecles, & que les bagnes d’Alger & de Maroc, les mauvais traitemens, les tourmens, la mort la plus cruelle, sont infiniment au-dessus des galeres & des comices de Marseille.

Les motifs de ce choix affectés sont, 1.° de faire l’éloge des Protestans & de leur religion aux dépens des Catholiques, en leur attribuant {p. 140}exclusivement des actions héroïques d’humanité, tandis qu’on charge les Catholiques de tout l’odieux de la persécution & de la violence, & par un parallelle très-naturel conduire à la préférence de la religion par l’estime de ceux qui la professent. Je ne sais de quelle religion est l’Auteur, mais sûrement il n’est pas Catholique. 2°. D’écarter toute idée de crime dans la résistance des Religionaires aux loix & aux décisions de l’Eglise, & en particulier dans les prédications, les assemblées & les fonctions qu’exercent les Ministres contre les ordres exprès du Roi, qu’on fait regarder comme une injuste tyrannie contre de saints Apôtres. 3°. D’excuser leur obstination dans l’erreur & le schisme, & en faire une action louable, sous prétexte de bonne foi, comme si dans un royaume catholique, où les instructions de vive voix & par écrit sont si abondantes, & le refus de les entendre si opiniâtre, pour venir au prêche, cette prétendue bonne foi n’étoit fausse & absolument impossible. Il n’y a pas jusqu’au titre de la piece qui n’en soit une apologie ; il n’y a ni crime honête, ni honête criminel : l’un détruit l’autre. Cette antithese est absurde ; mais on veut faire croire, en l’appellant honête, que l’action qui est punie comme un crime, est légitime & louable. 4°. De se déchaîner contre la révocation de l’édit de Nantes, la dragonade des Sevenes, la guerre des fanatiques, & tout ce qu’a fait le gouvernement contre les Calvinistes, pour la liberté de conscience, expression chérie, aussi-peu correcte, que cette liberté est peu possible. Le Roi ne peut accorder qu’une tolérance civile, c’est-à-dire souffrir l’exercice public de leur Religion, & l’Eglise garder le silence. Mais ni le Roi ni l’Eglise ne peuvent dispenser des devoirs intérieurs de l’esprit & du cœur, & donner la liberté à la conscience de croire ce qu’il lui plait.

{p. 141}L’apologie de Calas dont l’histoire a retenti dans toute l’Europe, célébrée par le pinceau, le burin, la musique, le parnasse, le théatre, le barreau, jusqu’à S. Côme, qui a fait écrire le sieur Louis, son Secrétaire, sur les cadavres de ceux qui se pendent eux-mêmes : la piece ne le nomme pas, mais la préface le dit expressément ; elle en parle avec l’enthousiasme d’un Protestant, d’un Acteur, d’un Poëte médiocre. Calas, Marchand drapier de Toulouse, & Protestant, homme très-commun, très-peu fait à tous égards pour être célébre, fut accusé d’avoir tué son fils, parce qu’il vouloit se faire Catholique. Deux hommes furent impliqués dans la procédure comme complices. Les Juges crurent le crime assez prouvé pour condamner le pere à être rompu vif, ce qui fut exécuté avec l’applaudissement de tout le public, saisi d’horreur d’un parricide dont personne ne doutoit. Les Juges également décidés sur la condamnation des complices, mais fatigués de la longueur de la séance, renvoyerent leur jugement à un autre jour. L’un des complices, homme accrédité, fit tout remuer dans l’intervalle, & dans la nouvelle séance les Juges furent partagés. En matiere criminelle le partage se vuide toujours en faveur du parti le plus doux : les complices furent relaxés. Ces deux arrêts sont contradictoires : l’un ou l’autre est injuste. Il étoit prouvé & convenu que dans le cours de l’action ces trois personnes ne s’étoient pas séparées. Ils étoient donc tous innocens ou tous coupables, & devoient être également punis ou absous. Mais quel est l’arrêt injuste ? La famille de Calas crioit contre le premier, le public contre le second. Cette contradiction donne prise, on en a profité, on s’est pourvu au Conseil en cassation, tout le parti protestant a pris fait & cause, les Princes protestans s’y sont intéressés, ont fait agit leurs {p. 142}Ambassadeurs, & par condescendance l’arrêt de condamnation a été cassé, ce qui ne fait mal à personne. La mémoire de Calas rétablie, les Protestans ont triomphé & publié leur triomphe dans toute l’Europe. Le Poëte le celèbre sur le Théatre, & l’Auteur le dit dans la préface. C’est un tour d’adresse. La piece est trop médiocre pour avoir eu aucun succès. L’Auteur de son propre aveu n’y comptoit pas ; il lui a donné le sel de l’irréligion, elle est tout-à-coup devenue excellente. Les Comédiens userent de la même charlatanerie en l’annonçant & la faisant débiter par un Colporteur ; ils disoient tout bas, & le public disoit d’après eux sur les toits, cette piece nouvelle que personne ne connoissoit, est l’apologie de Calas & du Calvinisme, & la censure des Catholiques & de leur persécution. Ce fut une fermentation générale, qui seule auroit dû en faire interdire la représentation ; & si les Echevins ne l’avoient empêché la sale de spectacle eût été trop petite, & peut-être y eût-il eu quelque sédition & les Catholiques auroient été maltraités. Sa célébrité n’a été qu’éphémere. La lecture après cette effervecence momentanée, exitée par la cabale, l’a faite rentrer dans les ténèbres.

Je ne vois pas sur quoi on fonde ce triomphe, & quel avantage peuvent en tirer les Protestans : Quare fremuerunt gentes & populi meditati sunt inania ? Est-ce ici une décision dogmatique qui révoque la condamnation de leurs erreurs, & leur donne le plus petit dégré de certitude, de probabilité ou de tolérance ? Que Calas soit bien ou mal condamné, les dogmes de la présence réelle, de la primauté des Papes, du libre arbitre, de l’infaillibilité de l’Eglise, du Purgatoire, &c. en sont-ils moins certains ? C’est si l’on veut, une injustice, que le Roi a condamnée & réparée autant qu’il est possible ; mais est-ce un édit de {p. 143}liberté de conscience, une permission d’avoir des Temples, une légitimation de leurs mariages ? Rien n’est changé, ni dans leur état, ni dans leur créance. Ce n’est point une affaire de religion, c’est un procès criminel, bien ou mal jugé, contre un particulier ; c’est un assassinat qu’on a voulu punir, quel qu’en ait été le motif, de quelque religion qu’ait été le coupable. Catholique, Protestant, Juif, Mahométan, qui eût étranglé son fils, la Chambre Tournelle eût également fait expirer le parricide sur la roue. Ce n’est pas la religion, c’est le crime qu’on a condamné ; la créance ne lui a pas fait donner un coup de plus. La liberté de conscience va-t-elle jusqu’à laisser les plus horribles forfaits impunis ? Mais il est innocent, c’est son fils qui s’est pendu lui-même : suicide sans vraisemblance dans un jeune homme que sa famille ne maltraite pas, & si elle le maltraite, moins probable encore que son assassinat. Mais je le veux, supposons Calas innocent, c’est un arrêt injuste, comme tout autre qui auroit dépouillé des biens, fait pendre comme voleur un honête homme. Que ses parens le fassent casser, ils en sont les maîtres ; mais qu’en conclure pour ou contre la religion Protestante ? Ce n’est ni Calvin ni le Pape, ce sont les témoins qui ont fait tout le mal. Je ne comprends pas comment on en a voulu faire un affaire d’Etat, je ne dis pas des Princes Lutériens qui n’y ont aucun intérêt, je ne dis pas la Czarine, dont la religion Greque aussi opposée au Calvinisme que la Catholique, & qui du fond de la Russie est venue à plus de 400 lieues se mêler des affaires des Dissidens de Toulouse, comme si le Roi de France alloit s’embarrasser des procés bien ou mal jugés des habitans de Novogorod. Mais les Religionnaires François eux-mêmes veulent-ils donc protéger les crimes de leurs freres, & faire la {p. 144}poursuite de tous leurs procès, & n’est-il pas plutôt de l’honneur de leur religion de faire voir qu’ils en sont eux-mêmes les vengeurs, & de leur intérêt de laisser libre le cours de la justice ?

La Préface est pleine de traits bien peu réfléchis, pour ne rien dire davantage. 1.° L’Auteur veut justifier le Huguénotisme, parce que ce fut la religion d’Henri IV. Ignore-t-il que ce Prince, recommandable par de grandes qualités, ne fut jamais Théologien, qu’il en fit deux fois abjuration, & qu’un des grands obstacles qu’il eut à vaincre, ce fut la qualité de relaps & ses variations dans la religion ? 2.° On fait à Toulouse une fête horrible, abominable, un anniversaire d’horreur & de carnage, qui acheve de répandre la fureur dans les esprits. Rien de plus juste & de plus tranquille que cette fête qui se fait sans interruption depuis plus de deux siecles, & n’a jamais causé le moindre désordre. Elle n’est pas particuliere à Toulouse ; trente villes du royaume en font de pareilles. Cette fête n’est pas plus horrible, & n’inspire pas plus d’horreur que le Te Deum que le Roi fait chanter pour la prise d’une place ou le gain d’une bataille. Ce n’est qu’une action de grace rendue à Dieu d’une victoire remportée sur les ennemis de l’Etat. Dans les guerres de la religion, où les Hugenots, armés contre le Roi, étoient déclarés ennemis de l’État, un détachement de l’armée qui ravageoit le Languedoc, trouva le moyen d’entrer dans Toulouse, & de s’emparer de l’Hôtel-de-ville, à la faveur d’une intelligence avec un Capitoul Calviniste secret. Ils en firent un fort, & de là commettoient les plus grands désordres. La fidélité dûe au Roi, aussi-bien que l’intérêt de la ville, demandoient qu’on chassât les ennemis. Les habitans les attaquerent, & les chasserent. Pour remercier Dieu de cette grace il fut établi {p. 145}qu’on feroit à perpétuité à pareil jour (le 17 mai) une procession générale dans les mêmes rues par lesquelles les Hugenots s’étoient enfuis, ce qu’ont imité presque toutes les villes dont ils ont été chassés. Voilà à quoi se réduisent tous ces grands mots : Ampullas & sesquipedalia verba. 3.° L’opprobre est sur le front d’un misérable inscrit dans la liste des fanatiques ; l’égarement de son esprit, ses cris, ses hurlemens, en font un Oreste livré aux furies. Le Poëte, qui a bien prévu qu’on ne l’en croiroit pas, s’est ménagé une ressource, & a prononcé un arrêt : Si cela n’est pas cela doit être. On va loin quand on est maître de sa destinée, & qu’on se livre à l’effervécence de son imagination. Le procès de Calas, comme tous les autres procès criminels, fut instruit, selon l’usage & les ordonnances, à la requête du Procureur Général du Roi qui fit faire une information & publier un monitoire. Les Juges au nombre de dix examinerent l’affaire avec le plus grand soin, & jugerent Calas coupable. Ils se partagerent sur ses complices, & par un second arrêt qui les absout donnerent lieu à la cassation du premier. Ils se sont trompés, si l’on veut ; aucun d’eux ne se croit infaillible. Mais ils ont jugé selon leur conscience, le Roi ne leur en a fait aucun reproche, le public n’a pas cessé de les estimer & de les respecter. Ce sont en effet des Magistrats très-éclairés, très-intègres. Il n’y a ni opprobre sur le front, ni égarement d’esprit, ni cris, ni hurlemens de personne ; le Poëte pourroit laisser à Mycene les furies d’Oreste, dont lui seul est agité. Tout prend la teinte de notre imagination. L’Auteur a le goût tragique, il lui faut partout des Euménides & des poignards, de l’horrible & de l’abominable. Au reste il choisit mal les exemples. Oreste pour venger la mort de son pere, tua sa propre mere, complice du meurtre. Calas {p. 146}est-il un autre Clitemnestre que les Juges ont fait mourir pour venger l’assassinat de son fils Oreste ? Ayant été condamné à mort, Pilade son ami s’offre pour mourir à sa place. Pilade étoit-il Protestant ? Ce trait d’amitié est aussi généreux que celui d’André pour son pere, que l’Auteur dit unique, & par lui seul célébré. A-t-il lu les Poëtes tragiques ? Pilade & Oreste sont sur tous les Théatres, il a entendu prononcer la scene d’Oreste, il a vu une Actrice habillée en Tisiphone. Voilà tout ce qu’il en sait, & le voilà à l’unisson des Poëtes du temps, qui mettent la religion partout, & parlent de tout, disent tout d’un ton de maître, & ne savent ce qu’ils disent.

Il estime (lui seul) sa piece si bonne qu’il croit que si elle eut été représentée du temps de la Ligue, elle eut ramené tous les esprits & attaché tous les poignards de la S. Barthelemi. Quel dommage qu’un homme si admirable ne soit né que deux siecles après ! Mais ce qu’il dit de l’influence sur les mœurs, vrai dans le fait, est absolument faux & très-pernicieux dans la morale : Si nous ne sommes plus dans le temps des ténébres, l’art dramatique sur tout a eu beaucoup de part à cette révolution. Le plaisir sera toujours le meilleur maître du genre humain ; les hommes enfans à tout age veulent qu’on les amuse pour avoir droit de les instruire. Ce n’est qu’en jouant avec leur précepteur qu’ils écoutent leurs leçons & qu’ils en profitent. Le Théatre, tel qu’il fut chez nous, dès sa naissance, sous Corneille & Moliere, une école des vertus & des mœurs, est l’instruction publique la plus utile, parce qu’elle est la plus agréable. Il n’est que trop vrai que le Théatre est une espece d’école & d’instruction publique. C’est ce qui le rend si pernicieux & l’a toujours fait condamner, parce que c’est une école de vice & d’irréligion. Corneille en fit une école d’orgueil & {p. 147}d’indépendance, Crebillon une école de vengeance & de fureur, Racine une école de galanterie, Voltaire une école d’irréligion, Moliere, Dancourt, Poisson, Montfleuri, Vadé, Gherardi, & tous plus ou moins, une école de libertinage, d’adultere, de fourberie, &c. Il n’est que trop vrai que les hommes, enfans à tout âge, ne cherchent qu’à être amusés, & que le théatre les amuse, & c’est là le mal. De quoi les amuse-t-on ? de crimes, de fables, de folies, d’obscénités, de bassesses. Il entretient, il augmente, excuse la frivolité, l’oisiveté, la dissipation, la coquetterie, le dégoût des devoirs du mariage & des fonctions de l’État. Le plaisir est le meilleur maître, il est vrai ; mais de quoi ? du vice & des passions, qu’il enseigne & qu’il embellit, qu’il fait goûter, qu’il enflamme, qu’il pousse à l’excès. Le plaisir n’est-il pas le ressort des passions & des vices ? Aussi forme-t-il de dignes éleves au Théatre, ou plutôt de grands maîtres. Les Acteurs & les Actrices sont des corrupteurs, les amateurs des débauchés, les spectateurs des gens frivoles, bien-tôt libertins. Si le délire du Théatre laissoit réfléchir, n’auroit-il pas senti l’absurdité de cette affection générale : Il faut nous amuser pour avoir droit de nous instruire ; ce n’est qu’en jouant avec les Précepteurs qu’on écoute les leçons, & qu’on en profite. Que les Evêques, les Curés, les Prédicateurs, les Professeurs dans toutes les sciences, les Régens dans les écoles, les gouverneurs, les instituteurs, les maîtres en tout genre, commencent donc par donner la comédie, pour avoir droit d’instruire, afin qu’on écoute leurs leçons & qu’on en profite, ou plutôt qu’ils transforment l’Evangile, le droit, la théologie, la réthorique, les sermons, les plaidoiries, en comédie, que tous les maîtres se fassent Arlequins, car le Théatre est la meilleure école & donne les plus utiles leçons.

{p. 148}On a semé dans cette piece beaucoup de mauvaises maximes. Quelques vers sont heureux, quelques sentimens nobles, quelques scenes assez bien dialoguées. Dans la totalité c’est une mince production, qui, selon les prédictions de l’Auteur, ne fera pas & ne doit pas faire fortune. La tragédie bourgeoise est une idée fausse qui confond les genres, comme le seroit la comédie royale. De tous les temps le Théatre est partagé entre les grands & les petits, les Princes & le peuple ; on ne rit pas des défauts des grands, quoique souvent très-ridicules, on rit de ses inférieurs & de ses semblables ; on plaint les malheurs d’un artisan, on loue ses vertus, souvent très-respectables ; mais on ne chausse pas pour lui le cothurne, comme on ne couvre pas un Roi de haillons, ni un paysan de la pourpre. Quelque bien ou mal fait que soient l’un ou l’autre, & quelque esprit qu’ils aient ou qu’ils n’aient pas, on ne fait pas parler à un Prince le jargon du village, ni à un manant le langage de la Cour. En confondant ces choses, l’Auteur paroît connoître aussi peu les bienséances de la société que celles de la religion. On pourroit lui pardonner les rimes croisées, contraires à l’usage de tous les maîtres du Théatre ; mais peut-on lui pardonner le mechanisme des vers manqués à tout moment par des enjambemens, de mauvaises hémistiches, des rimes fausses, &c. Mais c’en est trop, l’intérêt de la religion & des mœurs a pu seul faire parler si long-temps sur une production qui en vaut si peu la peine.

Autre piece singuliere que je n’ai point vue, que la gazette d’Avignon, 17 décembre 1765, a annoncée en ces termes : On a donné le Philosophe sans le savoir, comédie en prose du sieur Sedaine, Auteur d’autres pieces aux Italiens. Elle avoit été agréé pour Fontainebleau ; des raisons {p. 149}particulieres l’ont arrêtée. On a été indécis pour Paris ; tout l’intérêt de la piece étant fondé sur un duel, proscrit par nos loix, exipar nos mœurs, on a demandé divers changemens. La piece a été répetée devant le Magistrat pour la juger. La singularité du spectacle, le genre tout neuf que l’Auteur a eu le courage de tenter, a d’abord blessé : on s’y est accoutumé, la piece a réussi. Elaguant encore quelque chose, elle aura les plus grands succès. Elle a des beautés, mais elle ne remplit point son titre. Il est à souhaiter qu’elle ait des imitateurs, & accoutume le Théatre à cette peinture vraie & naïve des actions humaines (au duel ; n’est-ce pas un souhait bien Chrétien ?). Diderot dans son Père de famille avoit commencé de répandre ce germe sur la scène, qui ne peut manquer de fructifier on de si habiles mains. Ce rapport plein d’indulgence, & même de connivence, ne laisse pas douter que ce drame ne donne des leçons de duel, n’en soit l’apologie & l’éloge, comme une chose dictée par l’honneur, exigée par nos mœurs. C’est l’esprit de Marmontel dans son apologie, sur ce beau principe, qu’il faut renforcer les mœurs de la nation, bonnes ou mauvaises, comme la fureur du duel. Il assure que c’est un trait de courage dans l’Auteur d’avoir osé tenter ce genre tout neuf, quoique proscrit par nos loix. On avoue que les Magistrats ont défendu cette piece, qu’elle a été arrêtée à Fontainebleau, qu’on y a fait bien du changement, qu’il faut l’élaguer encore. On finit par souhaiter qu’elle ait des imitateurs pour le bien de l’humanité. Une sévere critique en diroit moins que ces aveus non suspects.

Autre singularité théatrale, l’Heureuse Pêche, comédie pour les ombres. On peut faire parler les morts, comme Lucien, Fenelon, Fontenelle l’ont fait dans leurs dialogues, & de ces conversations {p. 150}combinées faire une espece de Théatre. Mais comment habiller des ombres ? leurs anciens habits font un contraste risible avec leur état présent. Un casque, une coëffure à la Grecque sur la tête d’un mort seroit du dernier ridicule ; mais aussi un corps qui marche enveloppé d’un linceul, est un de ces revenans qui font peur aux enfans & aux nourrices. On a imaginé de mettre à la place de la toile qui forme le théatre, & qu’on leve au commencement de la piece, un grand papier huilé, bien tendu, qui demeure en place, à travers duquel on voit obscurement & on entend assez aisément les Acteurs, comme des figures noires, qui se remuent, & que le spectateur aura la bonté d’appeler des ombres. On peut même distinguer quelques gestes ; mais on n’apperçoit pas les traits de la physionomie, il faut avertir, c’est un tel mort, encore moins le langage des yeux, les passions peintes sur le visage. La drapperie, la couleur des habits, tout est noir, & vraiment ombres. Il faut que les Acteurs se tiennent de profil, pour faire voir le contour des membres, sans quoi on ne verroit qu’une masse noire. Les bougies doivent être placées à quelque distance de cette toile huilée, qu’il est inutile de faire plus haut que les Acteurs, puisqu’elle ne laisse voir ni le lointain ni le plafond. Les acteurs ombres se placent entre les bougies & la toille, & projettent leurs ombres sur le transparent & l’ombre d’un ombre, qui fait tout le jeu. Quand on veut faire grandir le mort, il s’éloigne du papier, & s’approche de la bougie, ou on pose la bougie derriere lui, & il projette une plus grande ombre à proportion. Au contraire la lumiere se recule pour ne montrer qu’un petit mort. Veut-il disparoître, sans entrer dans une coulisse il n’a qu’à passer au delà de la bougie, & l’ombre s’évanouit. C’est une sorte de lanterne magique {p. 151}qui imite les enchantemens des fées ; un coup de baguette évoque les morts, & les fait rentrer dans le tombeau. Le Mercure de juillet 1770, qui rapporte très-sérieusement cette folie, comme une invention fort ingénieuse, prétend que par un heureux artifice on pourroit faire du Théatre un lieu enchanté, & rendre plus vraies & plus frappantes les scenes de magie & de diablerie, le manoir de Pluton, le Tartare, le regne des Gnomes, les décorations lugubres des funerailles, &c. Par exemple, dans le Festin de Pierre un beau papier fin, bien huilé, vaudroit mieux que le linceul mesquin dont le Commandeur s’enveloppe. Un linceul ne signifie rien, une ame dans l’autre vie ne couche point dans des linceuls, & des linceuls dans l’enfer seroient bien-tôt brulés ; dans le paradis ils couvriroient les rayons de la gloire. Je doute pourtant que cette nouvelle branche de l’art du Théatre fasse jamais fortune ; cette nouvelle farce pourroit tout au plus effrayer quelques enfans, ou occuper un moment quelque esprit mélancolique qui se repaît de spectres & de phantômes ; le public ne s’en amusera pas deux fois. On pourra cependant abuser de cette idée, & lui donner un succès qu’elle ne peut espérer. L’irréligion peut la saisir, & à la faveur des revenans & des diableries, tendre des pieges & lancer des traits contre la créance & l’éternité de l’enfer, la réalité du Purgatoire, la resurection des morts, l’immortalité de l’ame, la guerre que nous fait le Prince des ténèbres. Mais on n’en est pas venu à cet excès, & il ne paroît pas qu’on ait eu ces vues. C’est une idée folle, non un projet d’impiété.

Voici des traits d’une autre espece dans un voyage nouveau, Essais historiques sur l’Inde. M. de la Flotte rapporte qu’il a vu deux sortes de comédies fort différentes, une en Portugal, l’autre {p. 152}à la Chine. A Rio-Janeiro, dit-il, j’assistai à une comédie bourgeoise où plusieurs Moines donnoient la main à de fort jolies pénitentes. Cette piece étoit remplie d’obsénités. Cela ne m’étonna point, tout jusques-là étoit conforme au caractère de la Colonie ; mais je ne fus jamais si surpris que de voir arriver aux entractes deux jeunes petites filles, habillées en Anges, qui se mirent à chanter les Litanies de Sainte Anne. Cette bisarrerie a sans doute pris sa source dans l’idée qu’ils ont que tout péché se répare lorsqu’on dit son Chapelet & qu’on chante les Litanies. Cette imputation à toute une Nation catholique & éclairée, n’a pas sans doute pris sa source dans la religion & la justice de l’Auteur. Nos pieux Confreres de la Passion faisoient de même un mélange du sacré & du prophane, fort mal-à-propos assurément, mais sans avoir de si fausses idées sur la pénitence. Il ajoûte un trait souvent répété dans l’ouvrage, qui caractèrise les mœurs ordinaires des Voyageurs, accrédite peu leur témoignage, & donne peu de poids à leurs réflexions sur la Catholicité des Portugais : Les François eurent peu à se louer des Portugais, mais beaucoup de leurs femmes.

L’Auteur pendant son séjour à la Chine n’a vu, dit-il, d’autre divertissement public que des tragédies que l’on représente sur des théatres construits dans les rues, auxquels les passans peuvent assister gratis. Les Acteurs & les Musiciens sont en grand nombre, & leurs habits fort riches. (Ils vont aussi, quand on veut, pour de l’argent jouer dans les maisons les pieces qu’on leur demande ; cet usage est établi dans toute l’Inde.) Il n’y a aucune femme dans la Troupe Chinoise ; les rôles de femme sont joués par de jeunes garçons dont les déguisemens font illusion. (Les Grecs en usoient de même, & c’est un danger de {p. 153}moins. Les Indiens sont moins scrupuleux, les femmes vont par-tout. Les Actrices sont ambulantes, comme dans nos Troupes de province, & ne valent pas mieux que celles qui sont fixes.) Il me parut, continue le Voyageur, que les sujets de leurs drames étoient pris de l’histoire de la nation, & qu’on affectoit de mettre sur la scene les Empereurs dont les vertus & les actions méritoient le sceau de l’immortalité. Ces pieces héroïques sont ordinairement suivies d’une petite piece dont le sujet est quelque intrigue amoureuse, comme en France, Par-tout le Théatre, même malgré la modestie & la gravité de la Chine, ne peut se passer de libertinage. L’Auteur auroit dû dire on m’apprit, non il me parut, car il n’entend certainement pas le Chinois.

CHAPITRE V.
Eloge de Moliere. §

Aprez avoir offert ses premiers vœux, sa premiere estime, ses premiers hommages au grand Moliere, l’Académie Françoise a bien voulu accorder après lui à Fenelon quelque part dans les honneurs qu’elle dispense, en donnant pour sujet du prix l’année suivante l’Eloge de M. de Salignac la Mothe-Fenelon, après l’Eloge de Poquelin de Moliere. On ne manquera pas dans la suite de donner pour sujet d’Eloge Regnard & Bossuet, Panard & Massillon, &c. Chacun a son mérite. Leur feroit-on l’affront de les oublier ? Le Recueil des Eloges ressemble au Corps des Quarante, mi-parti entre les gens de qualité & les beaux esprits, où un Cardinal se trouve assis à côté de Marmontel. Ce nouveau Corps littéraire, mi-parti aussi entre des Académiciens & {p. 154}des gens qui ne le sont pas, ce qui fait la distinction de la noblesse & de la roture du Parnasse, présentera à la postérité le bonheur de l’âge d’or, où regnoit une parfaite égalité entre les hommes.

En attendant cet heureux retour au systeme de la Nature, dans l’état où se trouve la société, encore bien peu philosophe, il est difficile de comprendre le motif d’une suite d’éloge de deux hommes si peu faits pour être le pendant l’un de l’autre, l’un grand Archevêque, Prince du saint Empire, l’autre un misérable Histrion, venu des pilliers des halles, que son propre pere désavouoit, comme déshonorant sa famille. Fenelon, Instituteur d’un grand Prince, avoit formé en lui les plus hautes vertus ; Moliere avoit rassemblé, traîné dans les provinces, formé au vice une Troupe ambulante de Comédiens, qu’ensuite il fixa à Paris. Tous deux au service d’un grand Roi ; mais le premier choisi pour l’objet le plus important à l’Etat, l’éducation de l’héritier de la couronne ; le second pour l’objet le plus méprisable, pour le divertir un instant par des bouffonneries, comme ces foux qu’on avoit autrefois dans les Cours, auxquels les Comédiens ont succédé. Ainsi Fenelon étoit le sage, Moliere le fou de la Cour. Tous deux répondirent au choix du Prince, celui-ci par des pieces de théatre qui corrompent les mœurs, celui-là par les plus beaux ouvrages qui forment l’esprit & le cœur à la vertu. Comparer, mettre sur la même ligne, pour objet du même prix, le bouffon de la Cour, parce qu’il a des saillies amusantes, & l’homme d’Etat, le Mentor des Rois, le Pasteur des ames, dont toute la vie fut consacrée au bien public, le corrupteur des mœurs à l’homme apostolique, en un mot, le vice & la vertu, la vie la plus sainte & la vie la plus débauchée, Moliere & Fenelon ; {p. 155}qui peut soutenir, qui a pu faire ce parallelle ? Telemaque, & George Dandin ; des savans & pieux Mandemens sur les matieres ecclésiastiques, & Pourceaugnac, Scapin, Sganarelle ; des Traités de piété, & l’Amphitrion, l’Education des Filles, l’Ecole des Femmes ; des Lettres pleines d’onction, & le Medecin malgré lui ; la Démonstration de l’existence & des attributs de Dieu, & le Tartuffe, le Festin de Pierre ; la parfaite soumission à la Bulle qui condamne les Maximes des Saints, & les scandaleuses déclamations, les insolens sarcasmes contre les plus respectables personnes qui condamnoient la licence de ses farces. Qu’on envisage dans les derniers momens, où le voile se léve, un saint Evêque qui expire dans les bras de la religion, au milieu des larmes de son troupeau & de toute l’Eglise de France, & un misable Tabarin qui contrefaisant le mort, passe subitement & réellement des treteaux au tombeau, & va rendre compte au jugement de Dieu de son libertinage & de ses scandales, & ne peut obtenir le sépulture ecclésiastique. Sont-ce des Chrétiens, des citoyens, des gens sages, qui ont proposé à toute la France un si scandaleux contraste ?

Qu’a donc prétendu l’Académie ? a-t-elle voulu se moquer de Moliere, & réparer en quelque sorte la faute d’un éloge proposé & couronné si mal à propos, en éclipsant l’Histrion par le mérite d’un concurrent si respectable ? Car on ne peut pas soupçonner qu’elle ait voulu déprécier Fenelon, en lui donnant une si mauvaise compagne, & relever Moliere sur ses ruines, ou même insinuer qu’elle estime autant l’un que l’autre. Elle y auroit mal réussi ; le ridicule de ce choix n’a servi qu’à augmenter le mépris pour l’un, & la vénération pour l’autre, & n’a pas tourné à la gloire de l’auteur de cette singuliere symmétrie. {p. 156}N’a-t-on voulu que plaisanter, & faire un de ces écrans découpés où l’on fait contraster en regard Molina & Jansenius, Lucrece & Phriné, l’Aretin & S. Paul, &c. ou quelqu’un de ces dialogues des morts, où les interlocuteurs sont Achille & Tersite, Homere & Chapelain, Ovide & Caton, &c. Ces hommes si étonnés de se voir couronnés de la même main, ont-ils été réunis par un esprit philosophique, qui avec la même indifférence met de niveau le libertin & l’homme de bien, le brodequin & la mittre, la noblesse & les halles, le vice & la vertu ? Mais, dit-on, l’Académie n’est pas une assemblée de Prêtres chargés de prêcher la dévotion. C’est du moins une assemblée de Chrétiens qui ne doivent pas faire prêcher le vice. Est-elle même si fort séculiere ? n’a-t-elle pas toujours eu des Evêques, les Huet, Bossuet, Flechier, Nesmond, Massillon, Languet, &c. Elle sur fondée par un Cardinal, les sujets du prix qu’elle la distribué dès le commencement & pendant cinquante ans ont toujours été des sujets de piété : c’étoit même une clause expresse de la fondation du prix par M. de Balzac. Jamais pendant plus d’un siecle elle n’eût proposé le panégyrique de Moliere. Pouvoit-elle le recevoir & le couronner, après avoir fait prêcher & venant d’entendre celui de S. Louis, dont un des traits de vertu rapportés dans la bulle de sa canonisation & dans sa vie, & dont tous les panégyriques lui ont fait honneur jusqu’au temps où les Prédicateurs se sont montés sur le ton de l’Académie, a été d’avoir chassé tous les Comédiens de son royaume. Ce saint Roi, Patron de l’Académie, n’auroit pas placé Moliere sur les Autels. Mais si les discours académiques né doit vent pas être des panégyriques des Saints, ils doivent aussi peu être des panégyriques des libertins. C’est mal servir le public d’animer l’émulation, {p. 157}en corrompant les mœurs.

Mais, dit-on, nous ne voulons louer que le génie & les talens de Moliere, non son irréligion, son libertinage & ses obscénités. Sans doute : qui oseroit s’en déclarer le panégyriste ? Mais qui ne sait que le public ne fait pas cette distinction, & admire, du moins pardonne tour dans le Héros qu’on encense ? En célébrant un libertin & un impie, on diminue l’horreur que doivent inspirer son impiété & ses vices. Le triomphe qu’on lui décerne invite à lui ressembler ; l’impunité dont il jouit, l’éclat qui l’environne, ne laissent plus à craindre le châtiment, & assurent la récompense d’une invitation qu’on devroit faire redouter. Hé quelle école pour les mœurs ! l’un conduit si bien à l’autre, que tous ses panégyristes, peu contens de louer son style, son génie, ses ouvrages, à quoi ils devoient se borner, ont encore osé louer ses mœurs, sa charité, sa probité, sa décence, & en faire un modelle à suivre. Je ne désespere pas qu’on ne donne quelque jour pour sujet du prix l’éloge de la Fontaine & de ses Contes. Il le mérite mieux que Moliere, il n’étoit pas si décrié, il ne fut jamais Tabarin ; il avoit en son genre autant & plus d’esprit & de génie. Ses Fables sont très-bonnes & très-utiles, ses Contes ne sont pas plus mauvais que les farces de Moliere, son langage est plus pur, plus noble. Moliere avoit puisé, comme lui, dans l’Aretin, Bocace, Rabelais, la Reine de Navarre, qu’on fera quelque jour louer aussi. La plûpart de ses Contes ont été mis sur le théatre ; la scêne a succé toute la corruption de la Fontaine, Moliere en a donné le goût. La Fontaine étoit de l’Académie, il eut le bonheur de se convertir, il pleura amérement son péché, reçut tous les sacremens, l’Académie y envoya ses Députés, & fit pour lui un service : Moliere {p. 158}est mort sur le théatre, in flagranti delicto, sans donner le moindre signe de pénitence, & on lui a justement refusé la sépulture ecclésiastique ; mais en revanche l’Académie lui a érigé un brillant mausolée dans le temple de la gloire, dont elle a la clef, non dans le temple de la religion & de la vertu, où elle ne prétend pas avoir le même droit.

Je ne sais pourtant si ce Corps célèbre, arbitre du bon goût, qui doit si bien savoir apprécier le mérite littéraire, en faisant valoir le Théatre de Moliere, & le donnant par le sceau de son admiration pour le précieux aliment de l’esprit, invitant les Auteurs à le prendre pour modelle, & tout le monde à venir voir jouer ses chef-d’œuvres, je ne sais si elle l’a mis avec Fenelon dans une juste balance. Moliere peut-il se mesurer avec lui, même du côté littéraire ? Tout son Théatre ne vaut pas un livre du Telemaque, il ne vaut pas l’Histoire universelle de Bossuet, l’Émile de Jean-Jacques Rousseau. Mais voici sans doute le vrai motif de son indulgence, c’est un trait de reconnoissance pour ce grand Comédien ; elle lui doit des honneurs insignes, dont son Historien l’Abbé d’Olivet fait le plus grand cas, tom. 2. p. 248. La Comédie étant montée (par le grand Moliere) au plus haut point de gloire, le Roi voulut qu’au Théatre de la Cour il y eût six places pour les Académiciens. Lorsqu’ils furent en prendre possession (c’étoit à une piece du grand Moliere) ils furent installés avec honneur, & les Officiers du Gobelet leur porterent des rafraîchissemens, comme aux personnes les plus qualifiées. Comment payer ces rafraîchissemens, que par les lauriers du Parnasse ? Les Académiciens sont les Officiers du Gobelet d’Apollon ; ils ne veulent pas être en reste, ils donnent à leur bienfaiteur ce qu’ils ont.

{p. 159}Les suites de ces éloges n’ont pas été heureuses. L’éloge de Moliere a fait profaner la chaire ; celui de Fenelon a fait prononcer au Conseil un arrêt bien humiliant pour l’Académie. L’Abbé Clément, qui vient de mourir, homme de mérite, plein de religion & de vertu, honoré de la confiance de son Evêque, & des Dames de France, dont il étoit Confesseur, a laissé beaucoup de sermons qu’il avoit prêchés avec applaudissement. On les a donnés au public après sa mort, dans le même temps qu’on a donné pour sujet du prix l’Eloge de Moliere. Croiroit-on qu’il en fait l’éloge aussi dans un Sermon sur les Spectacles, tom. 3. p. 188. Ce prodige du siecle dernier, dit-il, étant presque le seul qui pût mériter d’être vu & d’être écouté sur le Théatre, étoit d’une autre part le seul qui méritât de n’y jamais paroître : homme en effet qui dans tout autre état que celui où son génie l’avoit jeté, eût été non seulement l’honneur de sa patrie, non seulement l’honneur & les délices de la société, mais un modelle du Christianisme même par l’austere probité & l’intégrité de ses mœurs. Tout est faux, outré, indécent dans cette basse flatterie. On a voulu se faire honneur de la pensée de Cicéron sur Roscius, le plus fameux Acteur de son temps, & (ce qu’on regardoit comme un prodige) véritablement honnête homme & de bonnes mœurs. Moliere n’étoit rien de ce que dit le Prédicateur dans son enthousiasme très-peu apostolique ; il n’étoit qu’Acteur médiocre, il y en avoit sur tous les Théatres, sur le sien même, de meilleurs que lui. Corneille & Racine, fort supérieurs pour la religion & les mœurs, l’état, la naissance, qui jamais ne s’abaisserent jusqu’à être des Comédiens, le valoient bien, chacun dans son genre. Un caractere rêveur, sombre, misantrope, fait-il les délices de la société ? Un Valet de chambre, {p. 160}un Fripier, un Histrion, qui a couru les provinces en Tabarin, qui l’est encore à la Cour, fait-il l’honneur de la patrie ? Un débauché, soupçonné d’avoir épousé sa fille naturelle, brouillé avec elle pour un concubinage public, un corrupteur des mœurs publiques, qui se joue en impie de la religion, & meurt sur le Théatre en contrefaisant le mort, est-il le modelle du Christianisme ? Voilà donc les Saints que M. Clément canonise ? Donne-t-il aussi son Sermon pour le modelle des Panégiriques ? est-il vrai qu’il l’ait prêché dans les plus grands auditoires de Paris, en présence d’un Archevêque, dont le zèle & la piété ne sont point douteuses ? est-il possible qu’on l’ait placé dans un Sermon contre les Spectacles ? est-ce bien le moyen d’en faire sentir le danger & le crime, & d’en éloigner ses auditeurs, que de donner pour le prodige de son siecle, l’honneur de la patrie, les délices de la société, le modelle du Christianisme, celui dont on y joue les pieces, qui a le plus contribué à rendre la scene & dangereuse & criminelle ? C’est bâtir d’une main, & détruire de l’autre. Cet éloge, qui dans un Sermon à Notre-Dame, fait une sorte de scene comique & une apologie authentique du Théatre, a dû peupler le parterre, & méritoit un remerciment & une récompense de la Troupe. La Gazette ecclésiastique (19 juin 1771) s’en moque, & certainement ni Molinist ni Janseniste ne fera son apologie. Mais non, l’Abbé Clement avoit trop de religion, d’esprit & de bon sens pour s’être donné ce ridicule. Ne le mettons pas même sur le compte de son Editeur, c’est un tour de Libraire pour mieux débiter son livre ; il a voulu le faire goûter aux amateurs du Théatre, dont Paris est plein, aux dépens de la réputation de l’Auteur, & il a inséré ce trait, qu’il a fait composer par {p. 161}quelque Acteur, ce qui doit lui avoir procuré cent acheteurs. Il y étoit autorisé par l’Académie, qui venoit de proposer ce sujet pour le prix, ou du moins trois ou quatre Académiciens jetoniers, qui avoient tenu l’assemblée lorsqu’il fut proposé. Je rends justice à cet illustre Corps, jamais on n’eut réuni les suffrages, si l’assemblée eût été nombreuse, sur-tout si le nouvel Académicien, si zelé défenseur de la religion & des mœurs, l’Archevêque de Toulouse (de Lomenie de Brienne) y eût été présent.

L’arrêt du Conseil d’État n’a pas besoin de conjecture. De plusieurs éloges de M. de Fenelon présentés à l’Académie, deux ont été accueillis avec distinction ; l’un a été couronné, l’autre a concouru pour le prix : un troisieme a eu l’accessit. Il faut que les Écrivains soient bien injustes de s’imaginer que l’irréligion est un titre sur les suffrages de l’Académie, qui fera passer des ouvrages très-médiocres, tel que celui qui a remporté le prix, qui sans prévention n’est qu’une déclamation d’Écolier. Les deux premiers se sont oubliés jusqu’à prendre un ton d’impiété, qui seul étoit une raison d’exclusion, fussent-ils des chefs-d’œuvres d’éloquence. L’éloge de Moliere proposé & couronné leur a paru dévoiler les idées & les sentimens du Tribunal, & y faire espérer des protecteurs, & malheureusement ils y en ont trouvé. Mais le Tribunal a payé cher son indulgence, tous les Journalistes en ont attaqué la partie littéraire, & découvert des fautes innombrables de toute espece qui ne font pas honneur à la balance d’Apollon. Le public a été révolté du scandale de ce jugement, & le Roi du haut de son trône la flétri de la maniere la moins flateuse pour les Juges qui l’ont prononcé. L’Académie est à plaindre ; quoique sans doute pleine de religion, ses propres enfans exitent des orages, & répandent {p. 162}des ombres sur ses sentimens. Depuis peu la reception du pieux Archevêque de Toulouse (Lomenie) occasionna des inattentions au sieur Thomas Directeur, homme éloquent, homme de génie, qui lui répondoit ; inattentions qui furent supprimées par la Cour avec le compliment du récipiendaire, au grand regret de l’Imprimeur, & laissa un vuide dans le grand recueil des discours de reception. Il y a quelques années qu’un discours de reception de M. le Franc de Pompignan, d’un goût différent, en faveur de la religion, lui attira la plus vive persécution & un déluge de sarcasmes aussi dépourvus d’esprit & de sel que de décence & de justice, & ces traits partoient de la main de quelques Académiciens.

Mais voici l’oracle que la religion & la sagesse ont dicté. Arrêt du Conseil d’État du Roi du 21 septembre 1771.

Le Roi s’étant fait représenter deux imprimés ayant pour titre, Éloge de François de Salignac de la Mothe Fenelon, Archevêque Duc de Cambrai, dont l’un a remporté le prix à l’Académie Françoise, & l’autre a concouru pour le même prix, ayant pour épigraphe, periculosa plenum opus aleâ. S.M. n’a pu voir sans mécontentement que des discours destinés à célébrer les vertus d’un Archevêque qui s’est distingué par son amour & par son zèle pour la religion, soient remplis de traits capables d’altérer le respect dû à la religion même ; que dans le premier l’Auteur ne voie dans les vertus héroïques des Saints qu’un pur entousiasme, ouvrage de l’imagination, qu’il tente d’assimiler à l’aveuglement de l’erreur & aux emportemens de l’hérésie ; qu’il cherche à flétrir la réputation d’un Évêque admiré par ses talens, qu’il travestisse son zèle pour la pureté du dogme en haine & en jalousie, & qu’il blâme en lui une conduite justifiée par le jugement du Souverain Pontife & par {p. 163}l’approbation de l’Église universelle : Que dans le second discours on déclame contre les engagemens sacrés de la réligion, on donne à ses dogmes le nom d’opinions, & on se déchaîne contre des opérations que les circonstances avoient sous le regne précédent fait juger nécessaires à l’intérêt de la religion & à la tranquillité de l’État. S.M. voulant détruire les mauvaises impressions que de pareils ouvrages pourroient produire : Ouï le rapport, le Roi étant en son Conseil, a ordonné & ordonne que les susdits deux discours imprimés intitulés Éloge de François de Salignac, &c. feront & demeureront supprimés, fait défenses à tout Imprimeur & Libraire de les réimprimer, comme aussi de les vendre, débiter, ou autrement distribuer les exemplaires qui en restent, à peine de 500 livres d’amende, & de toute autre peine qu’il appartiendra. Afin de prévenir par la suite de pareils écarts, S.M. ordonne que l’article 6 du règlement fait en 1671 par l’Académie Françoise, à l’occasion des discours qui doivent concourir pour le prix d’éloquence, & qui porte qu’on n’en recevra aucun qui n’ait une approbation signée de deux Docteurs de la Faculté de Paris, & y résident actuellement, sera ponctuellement observé. Enjoint à l’Académie Françoise d’y tenir la main, & lui fait défenses de s’écarter de cette regle, en quelque cas & sous quelque prétexte que ce soit. Et sera le présent Arrêt lu, publié & affiché partout où besoin sera. Fait au Conseil du Roi, tenu à Versailles, sa Majesté y étant, le 21 septembre 1771 signé Phelipeaux.

Un autre trait qui n’est pas moins singulier, c’est l’opposition de l’ancienne Académie avec la nouvelle, de l’éloge de Moliere proposé, couronné 100 ans après sa mort, avec la condamnation qui en fut faite de son vivant par les Académiciens les plus respectables, l’honneur de leur {p. 164}Corps, qui l’ont vu & connu, & vécu à la Cour comme lui. Si jamais on a dû avoir quelque égard pour lui, c’est dans le tems de sa faveur auprès de Louis XIV, & c’est alors que la vérité a arraché aux oracles de l’Académie le portrait le plus odieux, qui bien loin d’être exageré, auroit plutôt dû être flatté. Eh ! de quels poids peuvent être des essais enthousiastes de quelque jeune homme à qui le désir d’avoir un prix, fait élever son héros jusqu’aux nues, & transforme ses vices en vertus ?

Le sieur Chamfort, ébloui de la gloire inattendue que le premier Corps littéraire de l’Europe rend aujourd’hui à Moliere, & le comparant avec l’infamie de la profession de Comédien, flétrissure que lui imprima le refus constant de l’admettre dans ce même Corps, ne sait comment concilier ces deux choses, & se tirer d’embarras. On vit en lui, dit-il, un exemple frappant de la bizarrerie de nos usages. On le voit encore dans l’Académie. Un citoyen vertueux réformateur de la patrie. C’est encore une bizarrerie, Moliere ne fit ni l’un ni l’autre. Désavoué par la patrie, & privé du droit de citoyen. Que veut-on dire ? il vécut dans Paris comme les autres citoyens : on veut faire une antithèse. L’honneur séparé des honneurs de convention. C’est un galimathias. Le génie dans l’avilissement, l’infamie associée à la gloire. Ce n’est qu’une antithese. Mélange inexplicable à qui ne connoît nos contradictions. La contradiction n’est que dans ses idées. Il appelle gloire le goût qu’a le libertinage pour la licence de Moliere. Ce n’est pas une gloire, elle ne peut appartenir qu’à la vertu ; c’est une nouvelle infamie ajoutée à l’infamie légale qui la mérite. Un corrupteur de mœurs n’a point de gloire. Quelque éloge qu’en fasse le libertinage, les loix ne le déclarassent-elles pas infame, ses mœurs {p. 165}& ses scandales l’en déclareroient. Eh ! qui ne sauroit que le Théatre respecté chez les Grecs, avili chez les Romains, toléré dans les États du Souverain Pontife (comme les Courtisannes), redevable des premieres tragédies à un Archevêque (je ne sais quel), de la premiere comédie à un Cardinal (c’est encore un secret), protégé en France par deux Cardinaux (ce n’est pas le plus bel endroit de leur vie), il fut alors anathématisé dans les chaires (d’après tous les Peres & toute l’Eglise), autorisé par un privilege du Roi, & proscrit dans ses Tribunaux. Les Magistrats se sont radoucis, ils sont presque tous amateurs, quelquefois même Auteurs & Acteurs. Pour achever la justification de son Héros, malgré la bizarrerie des loix & des mœurs, par l’exemple des Grecs, si respectueux pour le Théatre, il compare Moliere à Aristophane, & la comparaison est juste du côté de la religion & de la morale. Voici le portrait de tous les deux : Censure ingénieuse, satyre cinique, parodie vrai comique, superstition, blasphême, saillies brillantes, bouffonneries froides, Rabelais sur la scene, tels sont Aristophane & Moliere. Il attaque le vice avec le courage de la vertu, la vertu avec l’audace du vice ; rien ne lui coûte. Mais de cet amas d’absurdités naissent des beautés inattendues, d’une seule partent mille traits de satire qui se dispersent & frappent à la fois ; en un moment il a démasqué un traître, insulté un Magistrat, flétri un délateur, calomnié un Juge. Il pouvoit ajouter, & livré, comme dit Boileau, aux huées d’un vil amas de peuple, & enfin prépare la ciguë au plus juste, au plus sage des citoyens. Ce n’est là, comme on voit, qu’une suite d’antitheses, & un jeune homme qui court après l’esprit. Tout le discours est sur le même ton. Mais ce portrait est vrai, le Théatre de Moliere est un amas d’absurdités, {p. 166}de traits ciniques, de blasphêmes, de calomnies, d’insultes aux choses les plus respectables ; il attaque la vertu avec l’audace du vice, rien ne lui coûte, & cependant ces bouffoneries froides, Rabelais sur la scene. Que cette apologie est mal adroite ! Où sont donc les vertus, où est la bonne morale de Moliere ? Voilà précisément ce que nous disons, voilà précisément ce qui lui a attiré & qui justifie l’infamie légale dont il fut couvert, l’exclusion de l’ancienne Académie, la condamnation de ses plus grands hommes.

On ne disputera pas ce titre à Bossuet : le sieur Chamfort, ne se déclarera pas son rival, & son discours, quoique couronné, ne balancera pas le suffrage de l’Évêque de Meaux. Les Académiciens qui ont proposé le sujet, & cette foule d’Écrivains qui l’ont rempli, ne mettront pas dans la balance un poids qui la fasse pencher. Le savant Prélat quia rendu de si grands services à l’Église, à l’État, en a rendu un très-grand par son Traité contre la Comédie. Son éloge méritoit plus que celui de Moliere, d’être le sujet du prix. Son Traité ne lui auroit-il pas donné l’exclusion ? Il contraste singulierement avec le panégyrique du Comédien. Voici ce qu’en dit n. 5. ce célèbre controversiste, cet éloquent Académicien, ce respectable Précepteur des enfans de France, je rougis de le comparer à un Tabarin : On répond, pour excuser le théatre, qu’il purifie l’amour, & lui ôte ce qu’il a de grossiereté & d’illicite, & se termine par le nœud conjugal. Il faudroit donc, sur ce principe, du moins banir du milieu des Chrétiens les prostitutions dont les comédies Italiennes sont pleines, même de nos jours, & qu’on voit encore toutes crues dans la comédie de Moliere. On réprouvera les discours où ce rigoureux censeur des grands canons, ce grave réformateur des mimes & des expressions de nos précieuses, étale {p. 167}cependant au plus grand jour les avantages d’une infâme tolérance des maris, & sollicite les femmes à de honteuses vengeances contre leurs jaloux. Il a fait voir à notre siecle le fruit qu’on peut espérer de la morale du Théatre, qui n’attaque que le ridicule du monde, & lui laisse toute sa corruption. La postérité saura peut-être la fin du Comédien, (& chef de la Troupe) qui en jouant le rôle du Malade Imaginaire, reçut la derniere atteinte de la maladie, dont il mourut trois heures après, & passa des plaisanteries de la scène, parmi lesquelles il rendoit les derniers soupirs, au Tribunal de celui qui a dit, Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez. Les plus riches monumens, les plus beaux vers, les beaux chants ne mettent pas à couvert de la colère de Dieu. Il n’y a pas apparence qu’on couronne jamais cet éloge de Moliere, & qu’on donne celui du Prélat pour sujet du prix. Ceci passe la raillerie, le zélé, le véridique Prélat ne ménage pas les termes. L’intérêt de la religion & de la vertu l’emporte sur tout ; il va jusqu’au mépris & à l’indignation. C’est du vrai tragique, ce sont les accusations les plus graves : prostitutions, infamies, grossiéretés les plus crues, honteuse corruption, infâme tolérance des maris, honteuse vengeance des femmes, mort sur le Théatre, Tribunal, colere de Dieu, &c. Et on entreprend de canoniser un scélérat, on donne pour sujet, on courronne un panégyrique qui en fait un Saint ! L’Auteur me fait rire, l’Académie me fait gémir.

M. de Harlai, Archevêque de Paris, autre Académicien célebre, n’auroit pas plus souscrit à l’apothéose d’un Saint à qui il fit refuser la sépulture ecclésiastique, ni donné à la France pour des chefs-d’œuvre à admirer, & des modelles à suivre, des pieces de Théatre dont il fit condamner la tolérance dans le P. Caffaro, Théatin, {p. 168}jusqu’à l’obliger de rétracter publiquement sa décision scandaleuse, qui permettoit de les voir représenter, & engagea le P. le Brun, de composer un grand & bel ouvrage, plein d’érudition & de piété, pour le combattre. On ne mettra pas au nombre des panégyristes de Moliere, ni M. Flechier, ni M. Massillon Académiciens, qui ont rempli leurs Sermons d’anathèmes contre le Théatre, & le panégyrique de S. Louis d’éloges pour l’avoir aboli dans ces mêmes lieux, où on l’a proposé à la vénération de la France, dans la personne du Prince des Histrions. On n’y mettra point M. de Languet, Archevêque de Sens, Académicien encore, qui à la réception de M. de Marivaux, parlant à la tête & au nom de l’Académie assemblée, en qualité de Directeur, fit une sortie si vive contre le Théatre & les pieces du nouveau reçu, qui pourtant n’avoit jamais parlé aussi indécemment que Moliere, & n’avoir jamais paru sur la scène. Il n’y a pas aparence que M. de Bussi-Rabutin, Évêque de Luçon, eût assez peu profité des leçons de son père, Académicien comme lui, dans ses instructions à ses enfans, qui sont entre les mains de tout le monde, pour mettre la couronne sur la tête d’un Comédien, lui qui condamne si sevérement le bal, les romans & la comédie. Ce sont des Évêques, dira-t-on, que leur état oblige à tenir ce langage. Et pourquoi les y oblige-t-il ! parce que c’est le langage de la vérité, de la religion & de la vertu, dont ils sont les organes. Ces Prélats, que leur dignité met si fort au-dessus des partisans de Moliere, ne leur sont pas moins supérieurs par leurs talens, leurs lumieres & leur vertu. Enfin ils ont des titres de noblesse du Parnasse, des provisions des Juges du mérite littéraire. Aucun de ces titres ne donne aux amateurs du Théatre le droit de réclamer contre les oracles de l’ancienne Académie.

{p. 169}Mais le Chancelier Daguesseau, qui ne fut jamais à la comédie, & qui dans ses Mercuriales en fait un portrait hideux, pour en éloigner les Magistrats ; mais M. de Lamoignon, que Moliere joua, ce qui a fait écrire si vivement contre Moliere Baillet son Bibliothécaire ; mais M. le Franc de Pompignan, qui malgré ses brillans succès y a renoncé si généreusement & si bien écrit contre ce dangereux spectacle au religieux fils de Racine ; mais Corneille, Racine, Quinault, Lafontaine, inconsolables d’avoir travaillé pour le Théatre, lorsque la grace leur ouvrit les yeux, auroient-ils placé Moliere sur les autels ? Leur conversion eût-elle été parfaite, s’ils avoient proposé à admirer & même à lire les ouvrages ciniques d’un homme qui avoit fait plus de mal qu’eux ? L’Académie naissante, qui dans la critique du Cid s’éleve si fortement contre les dangers du spectacle, même sous les yeux de Richelieu, qui en étoit le protecteur, & s’abaissoit jusqu’à vouloit être auteur ; en un mot l’Académie pendant un siecle & demi se fut-elle assez peu respectée pour se permettre l’indécence d’un sujet dont elle se fait gloire ? Je n’excepte pas même Boileau, quoique attaché à Moliere, le craignant, & lui faisant la Cour. Rien de plus mince à travers de grands mots, que l’éloge qu’il lui adresse à lui-même dans sa seconde satyre dont il a tant rabattu dans l’Art poetique, il n’a garde de louer sa religion & ses mœurs ; toute la France l’eût démenti. Il ne connoît point cet esprit philosophique, ce système de saine morale qu’on veut trouver jusques dans ses farces. Il étoit trop judicieux pour se repaître & repaître le public de chimeres que le délire de la scene n’avoit pas encore enfanté. Il ne loue en lui que la facilité à faire des vers & à trouver des rimes : Rare & fameux esprit dont la fertile veine, Ignore en écrivant le {p. 170}travail & la peine, Pour que tient Appollon tous ses trésors ouverts, Et qui sait à quel coin se marquent les bons vers, Dans les combats d’esprit savant maître d’escrime, Enseigne moi, Moliere, où l’on trouve la rime. On diroit, quand tu veux, qu’elle vient te chercher, Jamais au bout du vers on ne te voit broncher, Et sans qu’un long détour t’arrête & t’embarrasse, A peine as-tu parlé, qu’elle-même s’y place. Voilà tout le panégyrique, & ce mérite n’est pas rare. Quantité de poëtes ont fait plus de vers, & avec plus de facilité & mieux que lui. Les deux Corneilles, le P. le Moine, Quinault, Pelegrin, Voltaire, &c. La plupart de ses pieces sont en prose. Le méchanisme de ses vers est très-mauvais, ses rimes fausses, & qu’importe d’être bon versificateur, si l’on n’est homme de bien, si l’on n’emploie ses talens qu’à corrompre les mœurs ?

Le Mercure de décembre 1770 n’est pas si avare de son encens. C’est un enthousiasme singulier, une yvresse, un délire d’amateur pour l’incomparable, l’inimitable, le céleste, le divin Moliere, semblable à celui des anciens scholastiques pour Aristote, quoique le poëte soit bien inférieur à ce grand philosophe, il n’y a que la divinité au-dessus de lui ; humani ingenii extrema meta. Le Mercure faisant l’extrait du discours présenté à l’Académie par le sieur la Harpe (devenu fameux par l’arrêt du Conseil) quoique son éloge de Moliere ait plus de cent pages, & que l’auteur pour le rendre digne du prix y ait donné ses plus grands soins : Ce n’est, dit-il, qu’une esquisse. L’auteur étoit trop occupé pour traiter cet important sujet avec l’étendue convenable. (Moliere, sujet important). Mais pour payer son tribut à la mémoire de Moliere (tribut à Moliere), il jette sur le papier quelques idées (idées de cent pages) qu’il n’auroit pas envoyées à l’Académie {p. 171}(il auroit bien fait pour lui & pour elle,) s’il n’avoit cru que tout ce qui regardoit Moliere (jusqu’à ses croquis) appartenoit dans ce moment à ce Corps illustre (comme des matériaux destinés au grand ouvrage qu’elle prépare sur Moliere) qui lui rendoit un si juste hommage (& employoit à cela toute sorte de mains) : Tantæ molis erat Romanam condere gratem. Toutes ces particularités, qu’on n’a pu savoir que de l’auteur, décelent la main qui a fourni les mémoires & l’extrait. Un vendeur d’orviétan sur le Pont-neuf est moins ridiculement fanfaron. Cette ébauche fut traitée beaucoup plus favorablement que l’auteur ne l’espéroit. Il avoit tort, la proposition du sujet y garantissoit le suffrage à tous les enthousiastes. Celle-ci obtint la premiere place après le discours couronné. Ce coup d’encensoir que l’auteur se donne, n’en est pas un pour le Corps littéraire qui prodigue les applaudissemens à des ébauches, à une esquisse, à des idées jettées sur le papier. Quelle fatuité ! quelle injure à l’Académie ! de quelles merveilles ne doit pas être capable un Auteur dont l’Académie en corps à presque couronné une esquisse qui n’est que le jeu de quelques momens que lui laissoient ses grandes occupations ? Si jamais il y met la derniere main, l’Académie pour le couronner, prendra le prix de trente années.

Pour le Dieu Moliere on le met au plus haut de l’Olympe, au-dessus même des Dieux. Il est vrai que ce n’est pas du Dieu des Chrétiens, quoiqu’on en eut bien envie, que parlent les fanatiques du Théatre : jamais il ne fit faire de comédie, il les a toujours condamnées, on ne peut point s’accommoder avec lui ; mais un Appollon & ses muses, Minerve & sa sagesse, Venus & ses graces, Mercure & ses friponeries, Vulcain & les infidélités de son épouse, le Dieu du goût, le {p. 172}Dieu du génie, &c. Tout l’Olympe, qui fait les frais du panégyrique, est trop heureux d’orner la couronne de Moliere. Si le sieur de la Harpe se mêloit d’Astronomie, il feroit de Moliere une Constellation. Parle-t-on en Chrétien ? non. Est-on Chrétien sur le Théatre, y a-t-il du bon sens ? Il n’y eut jamais ni Appollon ni Minerve (mais il y a toujours eu de Venus, de Mercure & de Vulcain) ce sont des chimeres, un songe creux, velut agri somnia vanæ fingentur species. Eh ! quel éloge des poëtes, être inspirés par des chimeres, être comparés à des chimeres, être assis au milieu des chimeres ! L’extrait est un délire, ou veut se moquer de son héros. Parle-t-il en Payen, en voilà le ton & le langage, c’est un autre délire ; élever un homme jusqu’à la divinité, c’est dégrader la divinité jusques à l’égaler aux hommes, c’est une impiété, une extravagance, c’est déprécier son propre éloge & en faire disparoître le merveilleux ; si les Dieux sont au niveau des hommes est-il fort merveilleux qu’on leur ressemble ? J’aimerois autant dire que les farces de Moliere étoient inspirées par la Fée Corabosse, par le Nain Jaune ; ils sont aussi réels qu’Appollon, ils ont inspiré des contes souvent aussi jolis & plus décens que les farces de Moliere, mais on est convenu d’être duppe d’un jargon d’habitude qui ne signifie rien & qu’on veut absolument être une beauté ; c’est un enfant qui fait des poupées, & les donne pour des beautés parfaites ; c’est le pays de la Lune où les peuples se repaissent de vent, en ont des outres pleines, & quand ils veulent se régaler les lâchent à la bouche des convives comme un poëte lâche la mithologie. Un si léger repas déclare la stérilité du poëte qui ne fait que coudre des mots, & la frivolité d’un amateur assez imbécile pour en être enchanté, & trouver Moliere divin parce qu’on l’a comparé à Appollon.

{p. 173}En mettant Moliere égal aux Dieux, il n’est pas étonnant qu’on le mette au-dessus des plus grands poëtes. Ils auroient tort de se fâcher de la préférence. Eh ! qui t’a appris ton art, divin Moliere, voilà du plus violent aquilon, Aurois-tu lu quelque poëtique ? les vers d’Horace, la prose d’Aristote ont-ils pu l’inspirer une scene ? C’est bien déprécier Horace qui vaut bien Moliere. Mais il est vrai, un Horace, un Aristote, s’ils eussent été consultés auroient fait supprimer la moitié des scenes & même des drames de Moliere. T’es-tu servi de Terence, &c. comme Racine d’Euripide, Corneille de Lucain, Boileau de Juvenal, dans tes excellentes farces ? Bon, rien n’approche de Moliere. Je doute que ces six poëtes souscrivissent à la préférence, ni le public avec eux. Dans ton excellente farce de Scapin, Boileau ne la jugeoit pas telle, tu as pris de Cirano Bergerac, dans le Mysantrope tu as imité Lucrece ; les canevas Italiens, les romans Espagnols t’ont servi de guide. (il n’ajoute pas l’Amphitrion, tout de Plaute. Quel aveu ! l’homme divin est donc un plagiaire. Mais tu as créé le Misantrope (malgré Lucrece) le Tartuffe, les Femmes savantes, (malgré les Italiens & les Espagnols) même l’Avare malgré les traits de Plaute. Quelle prodigieuse création ! quelle richesse d’idées ! qu’y a-t-il au dessus de Chrisalde, de Martine (servante des Femmes savantes). Ce sont des traits qui confondent les méprises, font le triomphe de l’Auteur comique. Elles firent pourtant tomber le Misantrope, qu’on ne joue guere. Tu rirois bien d’être obligé de faire une bonne farce pour faire passer un chef-d’œuvre. Quel galimatias ! Il a fallu faire l’apologie du Tartuffe ; tu t’éleves au-dessus de ton art de toi-même ; le meilleur sermon sur l’hypocrisie n’en eût pas fait autant. Moliere a égalé Racine dans l’art de peindre l’amour. Mérite médiocre, mais faux ; {p. 174}il n’a peint que le libertinage. Tombe à ses genoux, il a égalé Racine dans l’art de faire des vers ; quelle foule de vers charmans ! Faux encore, sur mille il n’en a pas trente de bons. Quelle énergie ! quel naturel ! Quelques-uns méritent des éloges ; mais les trois quarts ne font que le langage des halles, rimé, & assez mal. Regnard, du Freni, &c. rien n’est Moliere ; plus on le connoît, plus on l’admire, plus on l’aime. Sans doute un jeune homme pétri d’irréligion & de libertinage ; un homme sensé gémit de cette ivresse. On l’accuse de trop charger ses portraits. Il en convenoit & s’excusoit sur la nécessité d’attirer la foule pour gagner de l’argent. Mais on ne peut trop charger les passions & les ridicules. On ne se plaindra donc pas que je charge trop les passions & les ridicules qui caractérisent ce discours. Moliere étoit triste & jaloux, toute sa vie sa femme fit son malheur, & après sa mort elle demandoit des autels pour son divin mari. Il n’est point de profession que son génie ne puisse ennoblir. On lui a reproché avec raison de se trop négliger sur la langue, & d’avoir de mauvais dénouemens. Et il est divin ! Qu’importe le dénouement ? Divertissez-moi, & amenez le marlage comme il vous plaira, & vous êtes divin. Ce n’est ni le goût, ni le génie, ni la vertu, ni l’adresse, que je cherche ; mon plaisir est le souverain mérite. C’est quelque chose que la sincérité ; mais ce n’est l’éloge ni du Héros ni de l’Orateur. Il eut des ennemis, & la foiblesse de faire des farces contre eux. Est-ce là du divin ? Peut-on plus mal adroitement parler contre son héros & contre soi-même ? Il faut qu’on regarde les gens des lettres comme les premiers ou les derniers des hommes. L’éloge de Moliere décide aisément quel rang on doit donner au Héros & à l’Auteur ; on ne parle pas autrement aux petites maisons, & cette ébauche a eu l’accessit !

{p. 175}On a donné dans le même temps en différentes Académies trois sujets pour le prix qui doivent déplaire aux Molieristes, 1.° à Lyon, Combien il est dangereux de préférer les talens agréables aux talens utiles, sur ces mots de Ciceron de offic., liv. 1. Minimè artes illæ probandæ quæ ministræ sunt voluptatum. Parmi une foule de vérités que dit éloquemment le discours couronné, on trouve celle-ci : Quand les Romains se furent adonnés avec passion au théatre, ils perdirent, dit Quintilien, les sentimens généreux qu’ils avoient conservés. Il n’y eut plus de mœurs, dit Titelive, dès qu’ils préférerent les spectacles aux études, & les voix des Comédiens aux leçons des Philosophes : Vos enfans se forment aux danses Ioniennes, ils étudient l’art de séduire, ils achetent à grands frais les instrumens du luxe & la honte de la débauche : Motus Ionicos de tenere meditatur unque. Ce n’est point de cette source impure que sont sortis les vainqueur de Carthage, 2.° Le second sujet qui revient au même, à Besançon : Combien il est dangereux de donner trop de considération aux talens frivoles. Melpomene & Thalie jouent un grand rôle dans un joli discours couronné & imprimé. On s’attend bien que l’Auteur fidele à son sujet ne fait pas l’éloge de Moliere. Le talent du théatre quelque grand qu’on le suppose, est au moins un talent frivole, & par conséquent Moliere un homme frivole, proposé pour sujet du prix de l’Académie Françoise ; un homme dont la frivolité fait tout le mérite, c’est donner à la frivolité une considération très-dangereuse pour les mœurs, même pour la littérature en les rendant très-frivoles. Est-ce le bien public de faire tant estimer le théatre ? 3.° L’Université de Paris a donné pour sujet du prix de Coignard que le Parlement distribue, une question très-convenable dans ce temps : Quels {p. 176}sont les hommes dont on peut proposer l’éloge pour le sujet des prix académiques ? On y chercheroit en vain Moliere, comme on ne chercheroit pas moins vainement dans Moliere les qualités nécessaires pour fixer les regards du public. Ces trois sujets ne sont-ils pas une satyre ingénieuse de celui qu’a proposé l’Académie, une sorte de réparation du scandale, & un préservatif contre le danger ?

Fenelon, dont on a proposé l’éloge après celui de Moliere, quoique assez indulgent pour donner les regles du théatre, n’en a pas moins prononcé la condamnation par rapport à la religion & aux mœurs deux objets que sans doute l’Académie respecte. C’est une contradiction : peut-on louer en même temps le Juge qui condamne, & le prévenu condamné ? Le crime est certain si l’arrêt est juste, ou une calomnie s’il ne l’est pas. L’éloge de l’un est la censure de l’autre. Fenelon a non seulement notifié son jugement à toute la terre par l’impression, mais il a adressé à l’Académie elle-même la lettre celebre qu’il écrivit. Moliere, dit-il, est un grand Poëte comique ; mais ne puis-je pas parler en liberté de ses défauts ? En pensant bien, il parle mal ; il se sert des phrases les plus forcées & les moins naturelles. Terence dit en quatre mots & avec la plus élégante simplicité ce que celui ci ne dit qu’avec une multitude de métaphores qui approchent du galimatias. J’aime mieux sa prose que ses vers. L’Avare est moins mal écrit que le Mysantrope. Il a mieux réussi dans l’Amphitrion, qui est en vers irréguliers ; mais en général, jusques dans sa prose, il ne parle pas assez simplement ; d’ailleurs il outre les caracteres ; il a voulu par cette liberté plaire au Parterre, frapper les spectateurs les moins délicats, & rendre le ridicule plus sensible. Mais, quoiqu’on doive marquer chaque passion dans son plus fort degré & par les {p. 177}traits les plus vifs, pour en mieux marquer l’excès & la difformité, on n’a pas besoin de forcer la nature & d’abandonner la vrai-semblance. Je soutiens contre Moliere qu’un avare qui n’est point fou, ne va jamais jusqu’à vouloir regarder dans la troisieme main d’un homme qu’il soupçonne l’avoir volé. Un autre défaut que je n’ai garde de pardonner à Moliere, c’est qu’il donne un tour gracieux au vice, & une austérité odieuse & ridicule à la vertu. Ses défenseurs ne manqueront pas de dire qu’il a traité avec honneur la vraie probité, qu’il n’a attaqué qu’une vertu chagrine, une hypocrisie détestable ; mais je soutiens que Platon & les autres législateurs de l’antiquité payenne n’auroient jamais admis dans leur république un tel jeu sur les mœurs. Enfin je crois avec Boileau qu’il tombe trop bas quand il imite le badinage de la comédie Italienne : Dans ce sac ridicule, &c. Cette lettre figurera-t-elle bien dans les archives de l’Académie à côté de l’éloge de Moliere ? Mais M. de la Harpe qui a loué également Fenelon & Moliere, leurs mœurs, leur caractere & leur goût, comment figure-t-il avec lui-même ? justifiera-t-il les deux éloges, & trouvera-t-il du divin Moliere par tout ?

En parlant de la Tragédie, drame ordinairement plus décent, Fenelon dit dans sa Lettre à l’Académie : Je dois commencer en déclarant que je ne souhaite pas qu’on perfectionne les spectacles où en représente les passions corrompues, pour les allumer. Platon & les sages Législateurs du Paganisme rejetoient loin d’une république bien policée les fables & les instrumens de musique qui pouvoient amollir une nation par le goût de la volupté. Quelle devroit donc être la sevérité des nations Chrétiennes contre les spectacles ! Loin de vouloir qu’on les perfectionne, je ressens une véritable joie de ce qu’ils sont chez nous imparfaits en leur genre. Languissans, fades, doucereux, comme les romans, on n’y {p. 178}parle que de feux, de chaînes, de tourmens ; on y veut mourir en se portant bien. Une femme est un soleil, une lune, tout au moins une aurore ; ses beaux yeux sont des astres, &c. Tant mieux, la foiblesse du poison diminue le mal ; mais on pourroit donner aux tragédies une merveilleuse force, sans y mêler cet amour déréglé qui fait tant de ravages. Et ensuite le Prélat donne des regles (qu’il n’a pas trouvées dans les canons) il fait l’examen des grands tragiques, de Sophocle, Euripide, Corneille. De là il passe à la comédie, dont il propose à l’Académie de faire un traité, examine les beautés, les défauts de Terence, Aristophane, Moliere, &c. Ces adoucissemens, qui sont dans la douceur de son caractere, sont à la vérité bien différens du style nerveux, véridique de Bossuet, qui jamais ne s’est amusé à donner des regles sur le théatre, ni borné à faire des souhaits, au lieu de prononcer des anathemes. Mais la morale des deux Prélats est la même, quoique moins durement expliquée par Fenelon.

Tout cela cependant répand quelque ombre légère sur la façon de penser de ce grand homme. Les plus grands hommes payent toujours tribut à l’humanité. Qui sait si l’Académie n’a pas proposé son éloge pour être l’excuse de l’indécence de celui de Moliere ? On ne peut douter que Fenelon ne condamne le théatre, & ne blâme Corneille d’avoir introduit des épisodes d’amont dans ses pieces, Racine d’en avoir fait le corps des siennes, Moliere surtout de sa licence, de ses bouffonneries, de sa mauvaise morale, & cependant il propose à l’Académie le projet d’un traité de la tragédie & de la comédie, & en trace le plan & les regles ; & dans le temps qu’il proteste ne pas souhaiter qu’on perfectionne le théatre, qu’il se réjouit d’y voir des défauts, parce que le poison en est moins dangereux, il donne les {p. 179}moyens de le perfectionner & d’en ôter le poison en corrigeant les défauts qui l’affoiblissent. L’Académicien oublie l’Evêque. Plein des images riantes d’Homere, Théocrite, Virgile, Horace sur la vie champetre, & la douce familiarité des laboureurs & des bergers, qu’il répand à pleines mains dans ses ouvrages avec une aménité & un agrément qui enchante, il voudroit les introduire sur le théatre, & à la faveur de cette métamorphose il lui feroit grace. Tout alors lui paroîtroit innocent & vertueux, comme les personnages à qui il en donne la possession exclusive. Il espere sans doute trouver des Actrices de l’âge d’or. Celles de nos jours, quoique habillées en bergeres, dialoguant les bucolliques, & dansant des danses pastorales, n’en seroient ni moins coquettes ni moins dangereuses. Cette belle simplicité fait honneur aux mœurs pures, au cœur toujours vertueux du Prélat, qui ne sait pas même soupçonner le vice dans des Actrices. Ce plan est l’opposé de celui de l’Abbé de Besplas. Celui-ci bas courtisan met la réforme du théatre dans les grands, Fenelon dans la simplicité des bergers. Chimeres de part & d’autre, mais chimeres aimables dans Fenelon ; le théatre corrompu par les mœurs des grands est fermé aux mœurs innocentes de la campagne. Le grand monde qui y domine le leur rend inaccessible. Le théatre traite toute sorte de sujets ; il ne peut se borner à la pastorale. Vainement en feroit-on la tantative ; la vanité des Auteurs, le libertinage & la frivolité des acteurs & des spectateurs auroit bien-tôt détruit cette innocence rustique, & fait rentrer le vice dans son empire.

Ce trait sur le Théatre, qui devoit trouver place dans les éloges ou dans les critiques de Fenelon, a également échappé à ses censeurs & à ses panégyristes. Ceux-ci, trop amateurs du Théatre, {p. 180}pour en avouer la condamnation par la bouche de leur Héros, avoient d’ailleurs à ménager des Juges qui n’en sont pas moins partisans, & qui n’auroient pu décemment couronner un détracteur de ce qu’ils avoient canonisé dans Moliere. On leur a su bon gré de leur silence, & par un trait d’équité & de reconnoissance inconnu dans cette Compagnie, elle a, comme un Régent dans sa classe, distribué en trois rangs trois éloges de l’Archevêque de Cambrai. Elle a couronné le premier, qui n’a de mérite que l’irréligion ; le second, qui n’en a guere moins, a concouru ; le troisieme a obtenu un bel & bon accessit. La Gazette Ecclésiastique du 23 & 30 janvier 1772, sous le nom d’extrait de ces trois discours, fait la satyre la plus amere de ce Prélat, l’un des plus zélés & des plus redoutables adversaires du Jansenisme, qu’elle met à tout propos sur la scene. Le Gazetier critique ses ouvrages jusqu’à Telemaque, blâme sa conduite, répand des nuages sur ses vertus, s’efforce de rendre suspect jusqu’à sa rétractation & sa soumission aux décisions du Pape, condamnation accablante de l’appel au futur Concile. Il est si plein de cette matiere, qu’il a oublié de parler du spectacle, contre lequel il est très-justement déclaré, & sur lequel l’indulgence de Fenelon lui donnoit plus de prise. Quoi qu’il en soit de la malignité du censeur, de la réticence du panégyriste, de l’équité du distributeur des honneurs littéraires, sur quoi le public ne prend point le change, du moins le Gazettier est-il croyable dans la justice qu’il rend & l’apologie qu’il fait de la religion du Prélat, contre les imputations du sieur de la Harpe, qui d’un éloge faisant une insulte, veut à toute force faire du Prélat un Philosophe du temps, c’est-à-dire un déiste, intimement persuadé qu’on ne peut qu’à ce titre avoir du mérite, {p. 181}espérer & obtenir en effet les palmes littéraires, ce que la récompense peu méritée de son discours paroît n’avoir que trop justifié.

Idée absurde dans le portrait d’un grand homme, que son zèle & sa piété firent charger de l’éducation du Dauphin, & mettre à la tête d’un grand diocèse, qu’on n’accusa jamais ni d’ignorance, ni de dissimulation, ni de petitesse d’esprit, & dont les erreurs aussi-tôt réparées n’étoient que des excès de piété, les plus opposées à l’irréligion. Le quiétisme s’allie-t-il avec l’incrédulité, le Traité de l’existence & des attributs de Dieu avec le Système de la nature, les Maximes des Saints, les lettres spirituelles avec le discours philosophique, la philosophie de l’histoire ? Je n’ai jamais cru, dit le jeune, & bien jeune orateur, que la secte de Fenelon ait jamais pu être autre chose que cette grande & respectable société d’hommes vertueux répandus sur la terre & éclairés par ses écrits (les philosophes). Quel honnête homme refusera d’être de la religion de Fenelon ? (les Protestans, les Jansénistes ne sont-ils pas d’honnêtes gens ? Fenelon n’étoit assurément ni l’un ni l’autre, que sont donc Melanie, les Guèbres, l’Honnête criminel ? ils ne sont pas de la religion de Fenelon). Si Dieu vouloit faire un miracle pour amener à la foi toute la terre, il n’en pourroit choisir de plus grand que de renouveller les exemples & les vertus de Fenelon. Flâterie extravagante & blasphêmatoire : comme si la puissance infinie qui s’est jouée en créant tout un monde, ludens in orbe terrarum, s’étoit épuisée en produisant Fenelon. C’est le délire d’un Comédien, ou est la sagesse de l’approbateur ?

Mais quelles sont donc ces vertus, le plus grand des miracles que Dieu peut choisir ? sont-ce des vertus chrétiennes ? Bon ! la foi, l’humilité, la chasteté sont-elles même des vertus ? La foi est {p. 182}une superstition, l’humilité une bassesse, la stérile chasteté l’anéantissement du genre humain. Les vertus du Prélat sont des vertus philosophiques, des vertus indulgentes ; il fut tolérant, il fut docile, il eut l’ame tendre & sensible, il empêcha la persécution. C’est-à-dire qu’il fut indifférent pour toutes les religions, & qu’il eut la complaisance d’arborer les dehors de la religion regnante, en conservant la tolérance civile & théologique, qu’il fut galant auprès des femmes. On le fit Supérieur des nouvelles Catholiques, & il sur gagner un sexe délicat & sensible, auprès de qui l’art de persuader n’est rien quand il est séparé de l’art de plaire. A qui ce législateur de l’Évangile n’a que des paroles de grâce, de clémence & de paix. J.C. les Apôtres étoient-ils donc galans, & les Évêques doivent-ils l’être pour être vraiment vertueux ? Sensibilité profonde & intarissable qui produisit l’onction pénétrante de son Thelemaque, qui caractérise les meilleurs poëtes de la Grece & de Rome, comme le pieux Anacreon, le dévot Tibule, le pénitent Chaulieu étoient capables de former également un bon acteur & un excellent Apôtre. Sensibilité exquise du cœur & des organes qui enlevoit les ames, comme Racine charmoit les cœurs, & dans la conversion des Calvinistes offroit à la religion des conquêtes dignes d’elle. Aussi le montre-t-il sur le théatre de ses vertus épiscopales. Il faut bien pour mettre le comble à l’éloge, qu’il soit aussi Comédien. Les Philosophes en sont tous. La philosophie & le théatre sont la souveraine perfection des hommes, même des Evêques. Fenelon auroit eu un grand fonds d’humilité, s’il ne se fût reconnu dans le portrait. Il faut en avoir beaucoup & faire peu de cas de son honneur pour le tracer & le produire.

Voici l’humilité qu’on donne à Fenelon, ce n’est pas tout-à-fait celle de l’Evangile. Un {p. 183}homme humble de cœur, chargé de former un grand Roi, & de préparer la destinée d’un vaste empire, auroit tremblé à la vue d’un emploi si difficile & si dangereux ; plein de défiance de lui-même, il s’en seroit cru incapable. Fenelon se croit heureux, & l’accepte avec transport. Ce n’est pas par ambition ou par vanité, ce sont les sentimens plus nobles & plus purs d’un homme de génie qui se rend justice, & s’estime ce qu’il vaut. C’est l’orgueil rafiné de l’Ange qui fait de lui-même une divinité. Il va se faire entendre à l’ame du Prince, & créer en elle un monde, tout ce qu’il a conçu en faveur du genre humain, & pour cela il y imprimera les traits de sa ressemblance ; rien de plus parfait que lui-même, telle étoit la pensée du Créateur quand il disoit faisons l’homme à notre image. Lucifer à sa place n’auroit pas eu des sentimens plus nobles & plus purs : l’auteur qui certainement n’a puisé cette pensée qu’en lui-même, ne se seroit-il pas aussi pris pour modèle ? n’auroit-il pas voulu former le cœur de Fenelon sur le sien ? Aussi l’amour de Fenelon pour les hommes ressemble au feu de Vesta qui assuroit les destins de Rome. Que Fenelon est grand ! il ressemble au vrai Dieu ou aux Dieux de la fable. Ces blasphêmes & ces folies, fruit assez naturel de l’invitation à prostituer des éloges de Moliere, à qui sont-ils plus injurieux ? à l’orateur, au héros, ou au juge qui y met le sceau de son approbation ? Ce modèle parfait d’humilité va l’inspirer à son éleve, pour lui apprendre à bien gouverner. Il s’enivre du plaisir d’être aimé, idée plus juste qu’il ne pense, puisque l’orgueil est une véritable ivresse dans le maître & dans le disciple, & n’est-il pas un délire dans celui qui s’égare jusqu’à en faire une leçon, & un mérite ? La raison qu’il en donne carractérise le délire philosophique : dans tous les caractères qu’en général rien ne change, il {p. 184}y a une impulsion irrésistible dont on ne peut briser les ressorts, mais que l’on peut tourner & détourner par dégrès en la dirigeant vers un but. Jamais l’hérésie n’a poussé si loin les erreurs, elle n’a jamais dit que l’ame fut une machine dont les mouvemens produits par une impulsion irrésistible, dont on ne peut briser les ressorts, mais qu’on peut seulement tourner & détourner en la dirigeant à un but. Telles sont les vertus dignes d’admiration, que le Prélat, Comédien autant que Philosophe (c’est à peu-près la même chose) joue sur le théatre des vertus épiscopales. Et ces excès sont couronnés !

Cependant ce zèle pour la religion n’est qu’un enthousiasme, qui met pêle-mêle sur la même ligne, l’Apotre, le Missionaire, le Solitaire, Luther, le Fakir, le Derviche, le Bonze, S. Xavier, S. Therèse, indépendamment de diverses croyances, dans le fonds assez indifférentes, c’est le ferment le plus puissant le plus exalté qui porte les qualités morales au plus haut point d’activité. Ce sont de grands acteurs qui pleins de leur rôle le jouent avec plus d’action & de feu. L’ame de Fenelon en fut imbue, tendre & sensible, quelle incendie il y causa ! combien le ferment y fut-il exalté ! ce ferment, ce ressort, cette impulsion irrésistible condamnent-ils le matérialisme ?

L’arrêt du Conseil venge la mémoire de M. Bossuet des outrages que lui font dans les deux premiers discours les deux philosophes, ils pouvoient se passer d’en parler. N’auroient-ils pas fait plus sagement de ne pas le nommer ? Il est trop difficile de tenir la balance entre deux grands hommes si parfaits pour être pesés par de si jeunes mains. On auroit dû encore épargner à l’Académie la nécessité critique de prononcer entre deux fameux rivaux, en couronant un discours qui les met en contraste, & de flétrir la mémoire de l’un {p. 185}ou de l’autre. Il est vrai qu’en préférant dans le choix de ceux qu’elle éleve sur ses autels un Comédien, un libertin, un homme de néant, qu’elle avoit méprisé pendant un siecle, à deux des plus grands hommes qui lui avoient fait le plus d’honneur, qui avoient rendu les plus grands services à l’Eglise & à l’Etat, elle avoit ouvert la porte à la licence des plus odieux parallesles. Elle peut dire, comme Acomat dans le Bajazet de Racine : Prince aveugle, ou plutôt trop aveugle Ministre ! Il te sied bien d’avoir en de si jeunes mains, Chargé d’ans & d’honneurs, Confié tes desseins, Et laisse d’un Visir la fortune flotante Suivre de ces amans la conduite imprudente ! En adoptant un discours satyrique qui ne respire que l’irréligion, ne semble-t-elle pas elle-même, ne fait-elle pas soupçonner qu’elle est d’intelligence avec l’Auteur, à qui le mépris de la religion & de ses plus illustres défenseurs est le vrai titre qui assure de son suffrage ? Et toutes ces belles expressions, son excès ne peut être qu’un exces d’amour, c’étoit l’essence de son caractère, toutes ses pensées étoient célestes, il porte trop loin le plaisir d’aimer Dieu, le frivole, le galimathias, qui regnent d’un bout à l’autre, donnent-ils une plus grande idée de son goût que de son équité & de sa sagesse ? ne diroit-on pas que l’irréligion efface tous les défauts des personnes & des ouvrages ? Trouver les pensées célestes d’un Evêque dans la description de l’Elizée, n’est-ce pas mêler le saint & le profane, le christianisme & la fable dans un Evêque, aux dépens de la bienséance & de la piété ? Ce dévot Orateur, ce grand peintre de la dévotion, termine son nouvel Evangile par une priere aussi sublime que lui, que l’Académie a sans doute récitée fort dévotement, & que réciteroient aussi dévotement qu’elle les dévots de la nouvelle philosophie.

{p. 186}Le second discours, aussi justement flétri par l’autorité souveraine, est trop plein du même esprit pour n’avoir pas droit au concours. Le Gazetier veut, il est vrai, qu’il ne contienne pas un aussi grand nombre d’écarts, parce qu’il ne parle ni de Port-Royal ni de Jansenisme, comme le premier, qui leur avoit imprudemment lancé bien des traits. Mais il a un mérite de plus, qui n’a pas trouvé grace aux yeux du Conseil, il déclame ouvertement contre la loi de la continence imposée au Clergé & aux Religieux, dont il s’imagine que l’ame tendre & sensible de l’Archevêque de Cambrai sur la victime, & qu’il éleve jusqu’aux cieux, comme un prodige fort au-dessus de l’homme. L’Auteur n’est ni Religieux ni Prêtre, & vrai-semblablement n’est point un prodige au-dessus de l’homme, & n’a pas éprouvé ce qu’il en coûte pour pratiquer ces engagemens austeres ; il en est trop effrayé, il les croit trop difficiles. O dévouement qui m’effraie, serment qui nécessite le parjure, abandon inconcevable, ta force invincible surpasse mon intelligence, dans le ciel seul est écrit ce que tu vaux, & ce qui t’est dû. Un habitant de Cithere ne seroit pas plus éloquent. Quelle énorme distance entre Telemaque & les Maximes des Saints. Est-ce la même plume qui a écrit l’un & l’autre ? Ce sont les fruits d’un cœur religieux & tendre qui combat constamment, tantôt vaincu, tantôt vainqueur, qui tour-à-tour trouve dans sa sensibilité l’attrait de toutes les jouissances, & dans sa délicatesse le principe rigoureux de toutes les privations. De là le combat toujours renaissant du penchant de l’homme contre les plus hautes difficultés de la vertu, l’écueil toujours reproduit des qualités sociales de l’imagination la plus vive, de l’ame la plus tendre, qu’il n’avoit ni la puissance ni le vouloir de rejeter. Cet homme si véneré se brisa contre Madame Guion. Que devient donc l’homme le {p. 187}plus vertueux ? Mais si le serment de la continence nécessite le parjure, si la force du penchant est invincible, si l’homme le plus vertueux n’a ni le vouloir ni la puissance, les engagemens religieux sont insensés, la liberté une chimere. Mais si cet engagement étoit commun, il finiroit tout. Il est de l’humanité de ne pas anéantir le genre humain. Le célibat volontaire, qui par une stérilité criminelle court bien plus rapidement à la destruction des hommes, est sans doute plus possible. Il n’est pas un principe rigoureux de privations qui lutte contre l’attrait des jouissances. Cet indécent galimathias, qui habille le libertinage d’un langage de religion, ne dévoile que trop un cœur corrompu qui sacrifie à sa passion le Prélat qu’il fait semblant de louer, & la pudeur qu’il fait rougir.

Voilà les principaux écarts auxquels ont donné lieu la scandaleuse proposition & l’indécente récompense de l’éloge public de Moliere. Que n’est-on pas en droit de louer, si le vice & l’irréligion, réduits en art, donnés en spectacle, enseignés avec éclat, insinués avec adresse par un homme sans mœurs, à la tête d’une troupe de débauchés, sont proposés pour matiere d’éloge, & honorés d’une couronne par le premier Corps littéraire, établi Juge du mérite, & composé de tout ce qu’il y a de plus distingué par la naissance, les dignités & les talens : comme si une Assemblée du Clergé ou le College des Cardinaux faisoit prêcher, écoutoit & récompensoit le panégyrique de Luther & de Calvin, sous prétexte qu’ils avoient de l’esprit, de la science, des talens, & bien plus que n’en eut Moliere. Le Roi a voulu prévenir ces scandales, en renouvelant le règlement que s’étoit fait l’Académie elle-même, & qu’elle avoit jusqu’alors observé, de ne recevoir de discours qui n’ait une approbation signée de {p. 188}deux Docteurs en théologie, règlement si chrétien & si sage, conforme à l’intention du fondateur du prix, qui n’a voulu accorder ses largesses qu’à des discours pieux. L’éloge de Moliere pouvoit-il l’être ? le choix même du sujet n’étoit-il pas l’infraction de la loi ? Il est de la destinée de Moliere d’égarer les plus sages, & d’infecter de sa contagion les meilleures choses, jusqu’à corrompre l’éloquence & les talens.

C’est apparemment ce qu’a pensé le Parlement de Paris dans le réglemens peu philosophique & peu académiques qu’il a donnés aux nouveaux Colleges, en défendant d’y représenter aucune comédie. S’il eût pensé en Académicien, il auroit excepté celles de Moliere, ce grand Philosophe, cet Apôtre des bonnes mœurs, ce modelle d’éloquence, cet homme divin. Pouvoit-il donner à la jeunesse un livre classique & des exercices plus utiles ? Il eût ordonné que dans la distribution des prix on eût couronné l’Ecolier qui auroit sçu par cœur les pieces dudit Moliere, composé dans son goût, & pris son esprit, comme l’on fait souvent en faveur de Cicéron, de Virgile & d’Horace. Les prix de l’Académie ne sont-ils pas destinés aussi à cultiver les talens, & à exciter l’émulation des Auteurs ?

L’éloge de Moliere par le P. Porée, Oratione de Theatro, est une espece de colifichet où il déploie en migniature son esprit, son art & son goût par une vingtaine d’antitheses, dont la symmétrie très-ingénieuse, forme un brillant dans son discours, qui jette une foule d’étincelles. On voit un homme qui n’ose combattre les préjugés du monde, qui ménage le goût de sa Compagnie pour le Théatre, & sur-tout veut bien toiser & symmétriser les deux pendans de ses tableaux, & loue démesurément le bien pour le mettre de niveau, au même degré que le mal, sententiarum {p. 189}plenus, jocis abundans, pejor, melior, optimus, pessimus. Mais en même temps rappelé par sa religion & sa conscience, il avoue que ce Poëte est très-pernicieux pour les mœurs, licentieux, sans pudeur, nec magis castus & severus, scurriliter jocosus, in amorum corruptatis frequens. Ses bonnes qualités même font son danger & son crime. Le meilleur maître, s’il enseigne le mal, est le pire de tous les maîtres : Optimo nequitia artifice nil pejus, tanto pejor quanto melior. Son Traducteur, le P. Brumoy, plus enthousiasmé que son confrere, & qui a tant travaillé pour le Théatre Grec & François, adoucit dans sa traduction élégante les termes peu favorables, & enchérir sur ceux qui sont à sa louange. Malgré tous les adoucissemens que la copie met à l’original, jamais un tel composé de bien & de mal ne peut être l’objet d’un éloge public couronné par un Corps distingué, mis par le Gouvernement à la tête de la littérature, & qui dans son district doit concourir avec le Gouvernement pour maintenir les bonnes mœurs dans la nation. Au tribunal de la religion & de la vertu le bien moral l’emporte infiniment sur le bien littéraire. La sagesse lui donna toujours la préférence, & c’est un vrai scandale de sacrifier les intérêts de la religion & de la vertu à quelque talent dramatique, quelque supérieur qu’il puisse être.

La grande chimère des panégiristes de Moliere, dont personne depuis cent ans ne s’étoit avisé, c’est d’en faire un grand Philosophe. Moliere Philosophe ! Sans doute il l’est si bien, que ses farces sont un traité complet de philosophie morale, & de la plus saine. Peu s’en faut qu’on ne le mette à côté de l’Evangile. C’est la chimère du siecle, on n’est jamais bien loué qu’on ne soit traité de Philosophe. C’est le faux goût des hommes, la philosophie est la vraie gloire, l’unique {p. 190}mérite des grands hommes. En le donnant à Moliere, on dit plus vrai qu’on ne pense. La philosophie du jour est l’irréligion & le libertinage. Moliere, on ne peut le lui disputer, est donc un des plus grands Philosophes. Pourquoi Horace, dit le panégiriste, très philosophe aussi, qui avoit si bon goût, donne-t-il ce titre à Homere ? en quoi Homere est-il si Philosophe ? Quel blasphême que ce doute chez Madame Dacier ! Je le crois grand Poëte, parce qu’on récitoit ses vers après sa mort, & qu’on l’a laissé mourir de faim pendant sa vie. Qu’est-ce que mourir pendant sa vie ? Cette froide & triviale antitese de vie & de mort, ne seroit-ce pas une plainte de l’auteur contre un siecle ingrat qui laisse mourir de faim les admirateurs de Moliere ? En fait de vérité il y a peu à gagner avec lui. Ce galimatias est encore un blasphême. Horace conclud de l’Iliade que les peuples payent les sottises des Rois, c’est la conclusion de la plus part des histoires. Ce trait de satyre contre les Rois passe le blasphême poëtique. Il fait la revue de tous les Théatres du monde, Grecs, Latins, Espagnols, Italiens, Anglais, Peruviens, Mexicains, Indiens, Chinois, &c. pour élever un théatre à Moliere sur les débris de l’univers dramatique qui ne s’embarrasse point de lui. C’est une suite de la Philosophie, on n’y est pas Philosophe, peut-on être compté pour quelque chose ?

Un mérite unique dans Moliere c’est de peindre, de contrefaire les hommes ; c’est le vrai mérite de sa comédie, fondé sur l’observation des caractères, comme la peinture & la sculpture sur l’imitation de la nature. Le théatre n’est qu’un tableau de tous ceux qui ont jamais écrit. Exclusion trop générale, Moliere est celui qui a le mieux observé l’homme, sans annoncer qu’il l’observoit ; il a plus l’air de le savoir par cœur, que de l’avoir {p. 191}étudié. Ce par cœur est ridicule, il est d’un écolier & fait un écolier de Moliere. Ce n’est plus génie, talent, c’est mémoire. Quand on lit ses pieces avec réflexion, on n’est plus étonné de l’auteur, on l’est de soi-même. Qu’est ce que être étonné de soi-même ? Mais si on est étonné de se voir si bien peint, ne doit-on pas être surpris de la sagacité du peintre, qui nous a deviné ? Moliere n’est jamais fin ; cette idée est fausse, Moliere a des traits de plaisanterie remplis de finesse, si on prend finesse pour astuce, adresse à tromper. C’est dire Moliere n’étoit pas un fripon ; l’éloge est médiocre & n’est pas toujours vrai. Il est profond ; quand il a donné un coup de pinceau, il est impossible d’aller au-delà ; ses comédies peuvent suppléer à l’expérience. Ce n’est pas profondeur, c’est justesse. Après la plus profonde dissertation on peut aller au-delà. L’abyme des sciences est sans fond ; mais on ne va au-delà de la vérité qu’en s’égarant. Il ne faut pas de profondeur pour suppléer à l’expérience ; l’expérience n’a point de profondeur. L’Auteur dans tout cet essai ne connoit pas la valeur des termes : Non par des ridicules qui passent, mais parce qu’il peint l’homme, qui ne passe point, aucun de ses traits n’est perdu. Ses innombrables antitheses ne sont pas heureuses, la plûpart des ridicules du temps de Moliere sont passés ; les Medecins, les Marquis, les Precieuses, les Agnez, Pourceaugnac, &c. L’homme passe, ses mœurs, ses défauts changent encore plus vîte. La moitié du Théatre de Moliere est suranné, la moitié de ses traits sont perdus. Nous serions furieux, si on nous disoit la moitié de ce que nous dit Moliere ; ce qui prouve le plaisir que procure une imitation parfaite. Mon voisin & moi nous rions du meilleur cœur du monde de nous voir sots & impertinens. Cela est si peu vrai, que personne ne s’est fait plus que Moliere des ennemis de toutes parts, à la Cour, à la {p. 192}ville, dans sa famille, dans sa troupe, précisément par cette parfaite imitation. Etoit-ce rire de bon cœur que de repousser à coups de bâton cette imitation parfaite ? On blâme le comique larmoyant, genre mixte entre la vraie comédie de Moliere & la bouffonnerie puérile du pantomime, en substituant à l’imitation vraie de la nature, à une vérité intéressante, des vérités minutieuses, une imitation puérile qui fait de la scene un miroir, en se répétant des détails frivoles. Cette réflexion, vraie à bien des égards, est pourtant injuste. Toute Comédie, non-seulement par les gestes, l’action & les habits des acteurs, mais en elle-même, n’est qu’un pantomime, une imitation la plus parfaite du style, des termes, des pensées, des sentimens, des mœurs d’une personne qui n’aura fait que des actions dégoûtantes. Le pantomime même n’oseroit le représenter il en entre autant de minutieux dans le jargon des valets, dans les nuances des sentimens, dans le ton de l’expression, dans la naïveté des pensées, dans le ton de la voix, que dans les gestes & les attitudes des pantomimes. Il ne faut pas moins de goût dans l’un que dans l’autre, pour bien choisir ce qui doit être représenté. Moliere a donc été un grand pantomime, que n’a-t-il eu le courage d’exclurre les portraits licencieux du vice, & ne représenter que les vertus pour les faire aimer & pratiquer !

Malgré l’enthousiasme d’un aspirant au prix, on n’a pu se dissimuler que Moliere avoit besoin d’apologie. On l’a fait sur le ton de la hauteur C’est le ton du Théatre & celui de l’Auteur. Celles qui parurent du temps de Moliere vont jusqu’à l’insolence. L’éloge d’un Ecrivain est dans ses ouvrages. La religion, les mœurs ne sont comptés pour rien. Celui de Moliere est dans les ouvrages de ses successeurs. Cela n’est pas toujours {p. 193}vrai ; on peut avoir en tout genre des successeurs très-médiocres, & être très-médiocre soi-même. Les défauts des enfans ou des éleves ne font pas l’éloge des peres ou des maîtres. Ils serviroient plutôt à les décrier. La licence des imitateurs de Moliere est-elle une preuve de la modestie de leur modelle ? leur retenue lui feroit plus d’honneur. Quoiqu’après tout, elle peut servir à faire le procès aux modelles qu’on a rougi d’imiter.

Des hommes de beaucoup d’esprit & de talent ont travaillé après lui, sans pouvoir lui ressembler ni l’atteindre. Cette décision souveraine est peu flateuse. Est-elle bien juste ? Il a paru bien des Comédies qui valent celles de Moliere. Un adorateur de Voltaire auroit bien dû excepter la divinité que rien n’égale en aucun genre ; mais sa balance n’est pas toujours juste. Témoin le mépris qu’il fait de Rousseau dans la satyre qu’il eu a imprimé, & qui fait peu d’hommes à son goût ou à son cœur. Rousseau, il est vrai, est inférieur à Moliere dans le dramatique, mais très-supérieur dans tous les autres genres de poësie, si même on peut être appellé supérieur d’un homme qui n’est rien. Moliere n’est exactement rien hors du théatre. Rousseau a des défauts sans doute ; M. de Voltaire & M. de la Harpe sont les seuls mortels qui en sont exempts. Le grand Moliere lui-même est bien éloigné de s’en flatter. Mais Rousseau rachette ces défauts par des beautés d’un autre prix que les bons mots du Théâtre, auxquelles Moliere ne peut ni ressembler ni atteindre. Quelques-uns (continue-t-il) ont eu de la gaieté. Beaucoup plus que Moliere qui étoit sombre & mélancolique. D’autres ont fait de beaux vers. Beaucoup mieux que Moliere, dont la poésie est très-défectueuse. Plusieurs ont peint des mœurs, & beaucoup plus pures que Moliere, dont la morale est très-mauvaise. Mais la {p. 194}peinture du cœur humain étoit l’art de Moliere. Il a réussi dans cette peinture. Mais il s’en faut bien qu’il en ait un privilege exclusif. Labruyere, la Rochefoucaut, Fenelon, Massillon, &c. n’ont-ils pas peint le cœur humain avec autant de vérité que Moliere ? quoique leurs portraits ne soient pas défigurés par la futilité, la dissolution, les bouffonneries. Il a ouvert la carriere & l’a fermée. Il n’y a rien en ce genre avant lui ni après lui. C’est du trenchant, du souverain, & puis c’est tout : Verba & voces, prætereaque nihil.

Le panégyriste de Moliere a bien fait de se réfugier dans les œuvres de ses successeurs. Il eût été bien-tôt forcé, s’il se fût retranché dans ses propres œuvres ; mais la déroute seroit entiere, s’il avoit eu l’imprudence de choisir sa vie pour son champ de bataille. La vie de Moliere est un tissu de vices, où de loin en loin on fait valoir, on exagère beaucoup deux ou trois traits de vertu morale, qu’on trouveroit aisément chez les Payens, & bien davantage, & qui ne lui ont pas ouvert les portes du ciel. Moliere fut un débauché depuis sa premiere jeunesse, où révolté contre son pere, qui vouloit le corriger, il quitta la maison paternelle, & se donna à une Troupe de Comédiens pour suivre une Actrice, & jusqu’à la fin de ses jours, qu’il termina sans donner aucun signe de religion. Il épousa la fille de sa maîtresse, que tout le monde croyoit être sa propre fille, sans cesser d’entretenir commerce avec d’autres Comédiennes, ce qui causa les plus grandes brouilleries avec sa femme. Il eut pourtant, quoique le plus infidelle, la plus violente jalousie. Son avarice fut sordide, & dans son ménage, où il vivoit le plus mesquinement. & dans sa profession, où il ne cherchoit qu’à amasser de l’argent, & défiguroit exprès ses pieces par des bouffonneries licentieuses, pour attirer le monde. Sa vengeance {p. 195}étoit implacable & réfléchie, jusqu’à composer des pieces exprès pour ridiculiser ses ennemis. Sa malignité outrée peignoit tout le monde, & ce grand talent de peindre étoit précisément un grand vice. Son irréligion scandaleuse sous le nom de Tartuffe & sous l’idée d’un revenant, joue la piété & les gens pieux. Il enseigne, il autorise la révolte des enfans, les fripponneries des domestiques, l’infidélité des femmes & des maris, le libertinage de la jeunesse. Voilà votre idole : Ecce dii vestri. Sa vie, écrite en mille endroits, est entre les mains de tout le monde. Qu’on lise, & on jugera. L’Académie Françoise auroit mieux servi la religion, les mœurs, la patrie, si elle avoit donné pour sujet du prix de faire la satyre de Moliere.

Son exemple a été contagieux. L’Académie des Jeux Floraux de Toulouse, qui distribue chaque année plusieurs prix, entr’autres un d’éloquence, dont elle propose le sujet, ne donnoit ordinairement que des sujets de morale. A l’exemple de celle de Paris, elle donne aujourd’hui des éloges à faire. Croiroit-on que l’éloge de Moliere l’ait engagé à proposer l’éloge de Baile ? Tout le monde en a été surpris. Cependant Baile du côté littéraire est très-supérieur à Moliere, génie élevé, métaphisicien profond, exact dialecticien, habile journaliste, écrivain agréable, érudition immense, ouvrages innombrables, tout le théatre du Comédien feroit à peine la centieme partie de ce que le Ministre a écrit. Moliere ne savoit rien. Qu’on mette dans une balance équitable ces deux hommes & leurs ouvrages, on rougira du parallelle, & on rendra justice au jugement de l’Académie de Toulouse. Mais comme chez des Chrétiens, chez des gens sages, dans un Corps fait pour instruire le public & qui parle au public, les plus grands talens, les plus {p. 196}belles qualités ne sont rien auprès de la religion & des mœurs, & que Baile a abusé de ses talens pour attaquer les mœurs & la religion, c’est avec raison qu’il a été chargé de l’anatheme de l’univers, de ses amis même & de ses confreres, tels que le fameux Saurin, qui à tous égards vaut mieux que Moliere. On ne peut excuser les Jeux Floraux qu’en disant qu’on a voulu faire la leçon à l’Académie Françoise, en proposant l’éloge d’un Savant qui valoit cent fois son Tabarin, ce qui cependant a causé le plus grand scandale. On en a été si vivement & si justement frappé à Toulouse, que l’Académie a rétracté sa scandaleuse proposition, & dans un nouveau programme a déclaré que par des raisons particulieres elle a changé le sujet du Discours, & qu’à la place de l’Eloge de Baile, elle propose l’Eloge de S. Exupere, Evêque de Toulouse : nouveau choix fort singulier, un Evêque du quatrieme siecle, très-vénérable assurément par sa sainteté, mais qui n’a aucun nom dans la littérature, & dont les vertus gothiques, aussi éloignées de nos mœurs que son siecle l’est du nôtre, peuvent faire naître les plus malignes allusions. Il est très-singulier encore que ce Baile, dont on oppose l’éloge à celui de Moliere, ait été un des plus grands censeurs de Moliere. Qu’on lise son article dans le Dictionn. critique & dans la République dés Lettres, jamais on n’en a dit plus de mal, ou plutôt jamais on ne lui a rendu plus de justice. Baile n’étoit pas un tartuffe ; il n’a parlé que d’après la notoriété publique, d’après la vie ou plutôt le panégyrique du Comédien. Tant Dieu sait arracher la vérité de la bouche même de ses ennemis.

Les éloges de Moliere & de Baile me rappellent ceux de Tibere, de Neron, Sejan. Celui de Julien l’Apostat, qu’on vient de faire dans l’Evangile du jour, misérable brochure, attribuée {p. 197}à Voltaire, à laquelle on a fait l’honneur de répondre, qu’elle ne mérite pas. On a vu les éloges de la folie, de la fievre, du néant, &c. C’étoient des jeux d’esprit sans conséquence, tous les éloges du monde ne feront pas aimer la fievre. On n’avoit pas encore loué le vice & les vicieux, qui l’auroit osé ? Les éloges modernes franchissent toutes les barrieres. Parmi une foule d’extravagances du nouvel Evangile, on est singulierement étonné de son enthousiasme pour Julien l’Apostat. Cet homme, l’exécration de tous les siecles, est le plus grand homme qui ait peut-être jamais existé. Parler ainsi, c’est avoir une étrange idée de ses lecteurs, & en donner une bien étrange de soi-même. Est-ce par ses ouvrages qu’il est si grand ? Il n’ont rien de bien merveilleux ; c’est une satyre amere contre les Empereurs ses prédécesseurs, la ville d’Antioche & sa propre famille. Est-ce par ses vertus ? Il donna dans toutes les horreurs de la magie & du paganisme. Hypocrite détestable, d’abord apostat du paganisme, jusqu’à recevoir le baptême, & entrer dans le Clergé, ensuite apostat du christianisme, jusqu’à se faire grand Pontife de Jupiter, & lui offrir des sacrifices, écrire contre Jesus-Christ, & persécuter les Chrétiens. Jamais homme plus méprisable ; il n’eut pas même le mérite qu’on loue aujourd’hui la tolérance & l’amour du théatre. Il persécuta ouvertement le christianisme, démolit les Eglises, fit mourir les Chrétiens, &c. Il défendit le spectacle à ses Prêtres Payens, comme contraire aux bonnes mœurs & à la sainteté de leur état, à l’exemple des Evêques & des Prélats de son temps, qui condamnoient unanimement la comédie. L’impiété de nos jours ne peut même tirer avantage de ses opinions ; elle déteste le paganisme, & respecte Jesus-Christ. Que n’en disent pas Jean-Jacques {p. 198}Rousseau, Baile, &c. ? De quel poids peut donc être un insensé qui adore un morceau de bois, & méprise le plus saint, le plus grand homme qui ait jamais paru, ne fût-il pas même un Dieu ? Et ce n’est pas par le malheur de la naissance, de l’éducation, des événemens, que ce monstre combat la vérité. Né dans une famille chrétienne, éleve en Chrétien, professant vingt ans le christianisme, c’est par choix, avec réflexion & une entiere liberté qu’il se jette dans les plus pitoyables égaremens de l’esprit humain, veut y entraîner tout le monde, & meurt enfin dans l’idolâtrie & le blasphême, que la philosophie elle-même condamne. Voilà le confrere dont elle se glorifie. Moliere n’a pas joué un rôle aussi éclatant, quoique toujours professant le christianisme il a eu aussi peu de religion, ses mœurs ont été plus corrompues, il n’a pas eu plus d’esprit, il a mérité aussi peu qu’on décernât des couronnes à ses panégyristes.

Des rigoristes inconséquens dit-on, reprochent à Moliere d’avoir enseigné une morale perverse, & de s’être égayé aux dépens de la vieillesse & de la vertu. Logique de préventions & de mauvaise foi. Cette logique est très-bonne, tout doit être immolé à la vertu, lui préférer quelque chose, c’est l’immoler elle-même à ce qu’on lui préfére. On se prévalut de quelque détails nécessaires à la constitution dé ses pieces. Double désordre de s’être permis des détails licencieux, & d’avoir donné des pieces dont la constitution demandoit des traits licencieux. Comme si des personnages de Comédie devoient être des modelles de perfection. Doivent-ils être des modelles du vice ? Comme si l’austérité, qui ne doit pas même être le fondement de la morale. (c’est donc le libertinage ; l’Auteur connoît peu celle de l’Evangile) pouvoit être la base du Théâtre. Non sans doute, aussi le Théâtre {p. 199}est-il justement condamné, comme nécessairement mauvais. Que résulte-t-il de ses pieces les plus libres, que le sexe n’est point fait pour une gene excessive. Mais pour une licence sans bornes, afin d’en faciliter la séduction. Que la défense irrite contre les maris & les tuteurs jaloux. Les loix ont eu grand tort de parler, les Magistrats de punir, les Supérieurs de veiller. Cette morale est elle nuisible ? Très-pernicieuse. Elle est fondée sur la nature (corrompue) & sur la raison (philosophique). Pourquoi prêter à Moliere l’odieux dessein de ridiculiser la vieillesse & la vertu ? Parce qu’il a percé à chaque scene. Est ce sa faute, si un jeune homme amoureux est plus intéressant qu’un vieillard ? Oui, quand il le rend intéressant par le vice. Si l’avarice est le défaut de l’âge avancé, peut-il changer la nature ? Non, mais il peut ne pas exagérer ses défauts, révolter les enfans contre leurs peres, & excuser les folies & les prodigalités mille fois plus dangereuses des enfans. S’il a peint des mœurs vicieuses, c’est qu’elles existoient. Mauvaise raison, il ne faut pas faire des peintures libres du vice, c’est l’inspirer & l’apprendre ; il n’y auroit donc qu’à faire paroître des femmes prostituées sur le Théâtre, elles existent. Il ne faut pas même prononcer le nom de l’impureté. Ne quidem nominetur in vobis. La morale de Moliere n’est pas celle du Christianisme, ce n’est pas même celle de l’honnête homme.

Il méprisoit, comme Corneille, ajoute-t-on, cette modestie affectée, ces mensonges des ames communes, manege ordinaire de la médiocrité. Il ne faut affecter la modestie, il faut encore moins la mépriser par orgueil : il en étoit plein. Il déploya toujours une hauteur inflexible. Voila le Philosophe. A l’égard de ces hommes qui doués de quelques avantages frivoles, exigent que le génie renonce aux sentimens {p. 200}de ce qui lui est dû, & s’immole sans relâche à leur vanité : Calcas Platonis fastum, sed alio fastu. Vanité de part & d’autre. Celle du Poëte n’est ni la moins grande ni la moins frivole. La maniere dont il excuse les torts de sa femme, se bornoit à la plaindre. Il ne devoit pas y donner lieu par son concubinage. Si elle étoit entraînée à la galanterie par un charme invincible, il étoit lui-même entraîné vers l’amour, ce qui décele bien de la force d’esprit, & une grande habitude de réflexion. N’est-ce pas une belle morale, une doctrine bien Catholique de dire la tentation de l’impureté invincible ? Eh quel est le crime que ce principe ne doive excuser ? N’est-ce pas une belle force d’esprit de ne pouvoir résister à la débauche, une grande réflexion de dire qu’on n’a pu s’en défendre ? Ce discours du Sieur Chamfort n’étoit pas muni de l’approbation de deux Censeurs. L’Académie a-t-elle pu couronner des hérésies ? Mais la philosophie ni l’ascendant de son esprit sur les passions n’a pu empêcher l’homme qui a le plus fait rire de succomber à la mélancolie. Quel Philosophe ! ce n’est pas celui d’Horace : Si fractus illabatur orbis impavidum facient rainæ. Soit que la mélancolie accompagne naturellement l’esprit de réflexion, soit que l’observateur trop attentif du cœur humain soit puni par le malheur de le connoître. C’est donc un malheur de le connoître, il ne l’étoit pas aux yeux des anciens Philosophes, nosce teipsum, ni à ceux de S. Augustin, noverim te, noverim me.

Tout ce fatras de déclamation, de philosophie, de mauvaise morale, de puérilité, d’erreurs & d’antitheses méritoit peu d’être couronné par l’Académie, & le sujet d’être proposé pour le prix. Mais ne nous laissons pas imposer par le bruit du Théatre. A quelques Acteurs, Auteurs ou Amateurs près, qui en sont enthousiasmés, & {p. 201}qui l’élévent, jusqu’aux nues, Moliere dans le public n’est estimé que ce qu’il vaut. Qui jamais l’a mis dans une classe de Savans ou d’Auteurs estimables ? On ne l’étudie point pour se former, on ne le lit que pour s’amuser, on ne le nomme que pour rire. Son nom est devenu un proverbe pour désigner les folies théatrales. On ne voit en lui qu’un libertin licencieux, un bouffon sans mœurs, un rabatin sans religion. Au reste mauvais Poëte, & médiocre Prosateur, qui a de l’esprit, qui de temps en temps lance des traits satyriques avec finesse, donne un coup de pinceau avec vérité, d’une maniere naturelle & plaisante. Qui l’estime, qui le lit hors de la sphere du Théatre ? Qui le connoît, que comme on connoît Arlequin ? Le Théatre se croit tout un monde, & quoiqu’il n’y regne que trop en effet par le vice qu’il répand, il s’en faut bien qu’il soit l’oracle de la vérité, & le tribunal souverain de l’empire des lettres. Il s’en faut bien encore que M. de la Harpe y tienne le sceptre.

Il a paru depuis peu un autre phénomene de Scenomanie. Le sieur Calbava ne s’est pas borné aux Discours ; il est si enthousiasmé de Moliere, qu’il a composé quatre gros volumes à son honneur & gloire, sous le double titre, Art de la Comédie, Traité de l’Imitation. Moliere en fournit toute la matiere. Sur lui se forment toutes les regles, en lui se trouvent tous les exemples de cette poëtique théatrale. On y épluche dans le plus grand détail toutes ses pieces, sur lesquelles on fait un savant commentaire, l’intrigue, le dénouement, l’enchaînement, les actes, les scenes, les discours, les noms des Acteurs, jusqu’aux points & aux virgules, & par-tout ce sont des merveilles. Rien ne ressemble mieux au Chef-d’œuvre d’un inconnu de M. de S. Hiacinthe, donné par le Docteur Chrisostome Mathanasius, {p. 202}& à la déification de Aristarchus Masse. C’est le commentaire sur la chanson : L’autre jour Colin malade dedans son lit. La moitié du théatre de Moliere ne mérite pas mieux ce commentaire que la chanson. L’Auteur parcourt tous les comiques, anciens & modernes, bons & mauvais, pour découvrir en quoi Moliere a été imitateur, & en quoi il a imité, pour lui donner la palme. Il trouve sans nombre des imitations actives & passives, & où n’en trouveroit-on pas ? Tout est dit sur la terre, rien de nouveau sous le soleil. Les hommes ne font que se copier les uns les autres, au théatre sur tout, où les mêmes choses reviennent sans cesse. Pour Moliere la moindre ressemblance est un nouveau fleuron ajouté à sa couronne, il ne marche sur les terres d’autrui que pour embellir tout ce qu’il touche, & le convertir en or. Ses imitateurs gâtent tout, & lui doivent tout. On ne veut pas même que ses scenes bouffones soient appelées des farces : comme si Porceaugnac, le Medecin malgré lui, les Fourberies de Scapin, &c. méritoient d’autres noms : farces, ou comme dit Boileau : Il fait grimacer les figures, Quitte pour le bouffon l’agréable & le fin, Et sans honte à Terence allie Tabarin. Par exemple, qu’un Apothicaire vienne avec sa seringue donner un lavement sur le théatre, dans cette bouffonnerie platte & dégoûtante le docte Commentateur trouve quelque chose d’ingénieux & de noble qui amene le dénouement le plus heureux. Il faut les voir pour croire les excès de la Molieromanie. On se moque des superstitions populaires, & on se fait gloire des superstitions littéraires, aussi ridicules.

Fin du Neuvieme Livre.

TABLE
DES CHAPITRES. §

Chapitre I. Réformation de Moliere, page 3.

Chap. II. Melanie, 28

Chap. III. L’Esprit de Moliere, 71.

Chap. IV. Pieces singulieres, 106.

Chap. V. Eloge de Moliere, 153.