Henri Lelevel

1690

Entretien sur ce qui forme l’honnête homme et le vrai savant

Édition de François Lecercle
2015
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2015, license cc.
Source : Henri Lelevel, Entretien sur ce qui forme l’honnête homme et le vrai savant, Paris, Edme Couterot, 1690, p. 193-227.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d'édition), Clotilde Thouret (Responsable d'édition), Ludivine Rey (XML-TEI) et Chiara Mainardi (XML-TEI).

[FRONTISPICE] §

Entretien
sur ce qui forme
l’honnête homme
et le vrai savant

Par M.de Lelevel
a paris
Chez edme couterot, ruë S. Jacques,
au bon Pasteur.
M DC XC.
avec privilege du roy.

{p. 193}

VII. ENTRETIEN1. §

La bonne et mauvaise Poésie … Les effets de la Comédie. L’usage des Poètes. Celui des Orateurs. La fausse éloquence. Comment on acquiert la véritable. Comment on devient Philosophe. Les effets des fausses études.

Eugene. Hé bien ! Théodore, proscrirons-nous aujourd’hui tous les Poètes ?

Theodore. Il ne faut pas aller si vite. Ceux qui ne font des Vers que pour exprimer les Merveilles que Dieu a opérées dans tous les temps sur son Eglise, et la dépendance de toutes les créatures, méritent des louanges.

Eugene. Et que pensez-vous de ceux qui peignent les {p. 194}passions, et qui expriment les beaux sentiments ?

Theodore. Ils sont peut-être plus dangereux que vous ne pensez. Leurs pensées se ressentent de la source d’où elles sont puisées : je veux dire de la Philosophie Païenne. Ils inspirent la confiance en soi-même, comme si l’homme tirait la vertu de son propre fond, et l’âme enchantée par leurs vains discours se repaît de vaines idées, et prend un esprit tout Païen. En un mot, les Poètes les plus sérieux qui n’écrivent pas des choses saintes, entretiennent ou l’orgueil ou la sensualité.

Eugene. Ceux qui reprennent le vice, ou qui en montrent le ridicule par des bouffonneries, produisent-ils {p. 195}d’aussi mauvais effets ?

Theodore. Croyez-moi, la bouffonnerie n’est propre qu’à faire des bouffons. On riait en entendant Molière et Arlequin. On trouvait qu’ils représentaient au naturel bien des gens : mais personne ne s’y reconnaissait, et ce qu’on apprenait avec eux, c’était à se moquer les uns des autres.

Eugene. Il est vrai qu’ils ont fourni bien des quolibets contre les Avocats, les Médecins, les coquettes, et les dévots.

Theodore. Et par conséquent ils ont fait bien des mauvais plaisants, qui sans songer à se reformer eux-mêmes, attribuent aux autres des défauts souvent imaginaires.

Eugene. On n’a point d’égard à tout cela. La Comédie {p. 196}plaît. On y mène les enfants, afin qu’ils y apprennent, dit-on, de bonne-heure à connaître le cœur de l’homme, et à en éviter le ridicule.

Theodore. C’est la malice qu’il en faut éviter. Les Comédiens sur tout cela promettent merveilles. Mais ils seraient bien fâchés que ce qu’ils disent fût vrai, et que les hommes devinssent sages. Assurément on leur devient semblable, quand on les va voir souvent ; et les enfants s’y corrompent de manière qu’on ne peut après cela leur retenir l’esprit, ni les rappeler à la raison. Nous avons assez vu, ce me semble, que cela ne peut être autrement, à cause des traces qui se font là sur leur cerveau ; et que selon les lois de la {p. 197}nature, leur âme doit toujours ensuite contempler les idées qui répondent à ces traces. Mais je m’en rapporte à l’expérience.

Eugene. Mais ne peut-on voir la Comédie et l’Opéra sans se gâter ?

Theodore. On ne le peut, quand on ne sait faire usage que de ses sens. Un homme en qui la raison est la supérieure, qui sait le jeu des passions et de l’imagination, peut sans se gâter voir les farces et les spectacles ; et même il en sera si peu touché, qu’après les avoir vus une fois, ce lui serait une fatigue de les voir de nouveau. Mais un homme encore un coup, qui ne connaît que le sensible, qui n’a point été élevé dans les principes de raison, {p. 198}en sera ébloui, et deviendra esclave sans connaître son malheur.

Eugene. Tout cela signifie qu’il n’y a que les Philosophes qui puissent lire sans danger les ouvrages qu’on appelle de bel esprit, les Poètes anciens et les modernes. Mais faut-il que mon fils apprenne la Philosophie avant que de lire Virgile et Horace, les Comédies de Térence, et les Tragédies de Sénèque ?

Theodore. Ne voyez-vous pas par toutes les choses que nous avons dites jusques ici, qu’il faut que vous travailliez tous les jours à le rendre Philosophe. Car qu’est-ce que devenir Philosophe ? si ce n’est s’accoutumer à juger des choses par raison, et selon ce {p. 199}qu’elles sont en elles-mêmes ? Il n’y a point de temps marqué pour cela. C’est une obligation de tous les âges de la vie ; et je crois vous avoir déjà dit, que nos premières années y sont les plus propres. Faites lire les Poètes à votre fils, et faites-lui faire usage de la raison en même temps.

Eugene. Je vous promets qu’on n’y manquera pas. On commencera par lui retrancher tout ce qu’il y a de grossier : et on n’écoutera pas ces gens, qui disent que cela donne plus d’envie aux enfants de le voir. Comment en auraient- ils envie, si l’on fait en sorte, ce qui est bien aisé à faire, qu’ils ne s’aperçoivent pas qu’on le leur cache ? Si l’on rencontre de la fable ou de la {p. 200}superstition, on lui montrera l’aveuglement horrible des Païens qui faisaient des divinités des objets de leurs passions, et qui se familiarisaient avec le crime par l’exemple des Dieux de leur façon : on lui fera reconnaître en même temps la grandeur des miséricordes de Dieu sur nous, qui nous a montré la voie de la Justice et la manière de l’adorer, pendant que tant de Nations demeurent dans les ténèbres, et sont abandonnés à leurs imaginations.

Theodore. C’est le moyen de rabaisser la sienne, et de tenir toujours son esprit en la présence de Dieu. Mais quand il se rencontrera quelques traits de Morale, ou quelques-unes de ces sentences {p. 201}qui expriment des vérités du Christianisme, comment ferez-vous pour lui montrer que les Poètes n’en ont eu nullement l’esprit ?

Eugene. On le ramènera aux principes sur lesquels ils raisonnaient, à cette confiance qu’ils avaient en leurs propres forces ; et on lui découvrira le fond d’orgueil, et même d’impiété, d’où ils tiraient leurs plus beaux discours.

Theodore. Vous dites bien « d’orgueil et d’impiété ». Car il est certain que tout ce qu’ils ont dit de mieux, n’a son fondement que dans la fierté Stoïque, ou dans l’impiété Epicurienne. Faites bien faire toutes ces remarques à votre fils, afin qu’il reconnaisse de plus en plus, que tout ce qu’il y a de {p. 202}plus grand et de plus moral n’est que chimère sans l’esprit d’humiliation et d’anéantissement de soi-même. Les Païens ont pu raisonner quelquefois comme nous, puisqu’ils participaient comme nous à la raison : mais ils n’ont pu avoir l’esprit dont Jésus-Christ est le dispensateur, puisqu’ils ne connaissaient pas Jésus-Christ. Il ne vous reste plus qu’à garantir votre fils de la contagion de leurs peintures et de leurs descriptions.

Eugene. On lui montrera que l’imagination est la mère de la Poésie, que ce qui fait que les Poètes sont Poètes, c’est que leur cerveau est disposé de manière que le cours des esprits dont ils ont abondance en plie facilement les {p. 203}fibres ; et en y gravant de nouvelles traces toujours larges et profondes, en réveille une in finité d’autres déjà faites ; que cela leur fait naître une infinité de fantômes dont ils se jouent, et fait en même temps qu’ils représentent toutes choses au-delà du naturel.

Theodore. On ne peut mieux lui faire entendre qu’on se gâte l’imagination, lorsqu’on se familiarise trop avec eux. Il est bon aussi de lui faire remarquer, que leur corruption se découvre principalement où ils paraissent avoir le plus d’esprit. Car enfin on ne trouve rien mieux tourné, que les railleries de Perse et de Lucien sur la Religion du peuple ; et il est certain qu’ils étaient moins réglés que ceux {p. 204}qu’ils raillaient. Ceux-ci dans leur superstition craignaient leurs faux Dieux ; et cette crainte mettait des bornes à leurs passions. Mais les railleurs ne reconnaissaient point de loi, ils se croyaient supérieurs à tout ; et par cela seul ils étaient plus abominables devant Dieu, que tout le reste du Paganisme.

Eugene. Je souhaite fort que mon fils s’élève au dessus des pensées du vulgaire ; mais je serais bien fâché qu’il s’avisât jamais d’en railler la Religion ; il faut ménager les faibles, et par des manières sérieuses les ramener à la solide piété.

Theodore. Faites-lui voir aussi que ce qu’on appelle esprit dans les Poètes ne se {p. 205}soutient pas toujours ; et que souvent il leur est échappé des choses que le parterre sifflerait. Entre une infinité d’exemples qu’on en peut donner ; vous souvenez-vous d’un endroit des Satires d’HoraceSat. 5 [Horace, satire 5]., où il est dit qu’une « vieille femme n’ayant pu échapper durant sa vie à un homme, qui l’avait forcée à le faire son héritier, elle voulut qu’il la portât après sa mort sur son corps frotté d’huile, afin de lui échapper du moins à cette fois ».

Eugene. Cette pointe est heureuse d’être ancienne.

Theodore. Cependant il ne faut pas laisser négliger à votre fils les expressions vives agréables, et les tours insinuants qu’on trouve dans les Poètes, et qui peuvent servir {p. 206}à gagner les esprits.

Eugene. C’est cet art de gagner les esprits que je voudrais bien que mon fils acquît, sans contracter les défauts ordinaires à ceux qui s’appliquent à l’éloquence.

Theodore. Si l’on sait bien le garantir des défauts des Poètes, on le garantira bien aussi de ceux des Orateurs. Quand on lui en fera lire quelqu’un, qu’on sépare toujours ce qui fait la preuve d’avec ce qui n’en est que l’accessoire et l’ornement. Il connaîtra par là que souvent ceux qui font grand bruit ne disent rien.

Eugene. Cette éloquence vide de sens et de raisons ne me plaît pas.

Theodore. C’est néanmoins souvent celle des Orateurs {p. 207}qu’on admire le plus. Quand, par exemple, Cicéron dans une de ses plus fameuses harangues, met l’Art militaire au dessus de la Jurisprudence, par cette raison qu’il tire de son Héros Ennius« Tollitur e medio illa ipsa Domina rerum sapientia : vi geritur res. Spernitur Orator bonus, horridus miles amatur », Oratio pro Murena. [Cicéron, Oratio pro Murena], « que la sagesse tombe de haut en bas au son de la trompette, que la raison n’est plus consultée, que c’est la force qui décide, et que la mine menaçante d’un soldat est alors plus aimable que la langue du plus excellent Orateur », fait-il autre chose que du bruit ?

Eugene. C’est comme s’il disait que le métier de la guerre l’emporte sur tous les autres, parce que dans le temps des combats les hommes agissent comme des bêtes farouches, au lieu que dans la paix {p. 208}ils font usage de leurs lumières naturelles.

Theodore. Cependant cette fausse éloquence n’est rien en comparaison de l’orgueil qu’elle inspire. Comme elle n’est fondée que sur de vaines idées, qui sont le principe de l’orgueil, elle l’augmente à proportion qu’elle se fortifie ; et pour éloigner votre fils du précipice, vous n’avez pas d’autre parti à prendre, que de lui montrer que la vraie éloquence consiste uniquement dans l’évidence de la preuve.

Eugene. Ce lui sera une leçon qu’il ne pourra jamais soutenir une mauvaise cause sans être mauvais Orateur ; puisqu’il ne peut y avoir d’évidence dans la fausseté. Mais enfin les hommes sont faits de manière {p. 209}qu’il faut de l’appareil pour les convaincre ; et on ne peut douter que la pureté du langage, la sublimité du style, la beauté des expressions, la variété des figures, et la cadence des périodes ne fassent plus d’effet sur leur esprit, que les raisonnements les plus exacts.

Theodore. J’avoue qu’il y a peu de personnes qui se connaissent en raisonnements ; et que c’est cause de cela qu’il faut les surprendre charitablement, pour leur faire recevoir la vérité : mais cela ne dispense pas un Orateur de la prouver solidement.

Eugene. A quoi donc pense-t-on d’enseigner la Rhétorique aux jeunes gens avant la Dialectique ? Puisque la {p. 210}Rhétorique n’est qu’un tissu de raisonnements étendus et figurés, et que nos discours ne sont que des expressions de nos idées, il est certain que l’art de parler suppose celui de penser.

Theodore. Les hommes se font des ordres d’étude comme il leur plaît : et ils ne consultent rien moins sur cela que la raison. Mais cette Dialectique dont votre fils a besoin, se doit trouver comprise dans toute la suite de son éducation.

Eugene. Je le sais bien, Théodore. Mais dîtes-moi, je vous prie, ce qu’il doit savoir afin de rendre la vérité aimable aux autres, s’il est quelquefois obligé de la leur représenter.

{p. 211}Theodore. Il doit connaître l’homme.

Eugene. Cette connaissance est bonne à bien des choses.

Theodore. Elle est bonne à tout ; et sans elle on ne peut rien. Si votre fils sait faire réflexion sur ce qui se passe en lui, examiner quelle impression les paroles des autres font sur lui, chercher la cause des divers sentiments qui suivent les divers tours, les diverses manières, et les mêmes choses placées diversement, il deviendra bon Rhéteur. Car il est certain que tout le secret de la Rhétorique consiste à réveiller de manière les traces principales du cerveau de l’auditeur, que plusieurs autre qu’on appelle accessoires se réveillent en même temps ; et {p. 212}qu’ainsi l’âme agréablement ébranlée par les idées qui en résultent, reconnaisse par un jugement favorable le plaisir qu’elle reçoit par le moyen du corps.

Eugene. Et les Livres des Orateurs à quoi serviront- ils ?

Theodore. A faire un discernement exact de ce qu’ils ont de faible et de solide, de la justice ou de l’injustice des causes qu’ils défendaient ; et à rechercher les fautes qu’ils ont commises dans l’art où ils se sont tant exercés. Car en un mot les Livres ne nous éclairent point par eux-mêmes ; et ceux qui pensent plus qu’ils ne lisent sont toujours les plus habiles.

Eugene. Vous auriez bien de la peine à persuader cela à {p. 213}la plupart de nos Orateurs : ils courent après toutes les pièces d’éloquence, et ne travaillent qu’à les imiter, sans penser seulement à ce que vous appelez des traces accessoires. Ils se remplissent la tête de certains mots et de certaines figures, ils cousent diverses pensées des Auteurs qu’ils ont lus, ils apprennent par cœur avec bien de la peine, et puis vont débiter ce qu’ils appellent une Harangue, ou un Sermon.

Theodore. C’est aujourd’hui le scandale de la Chaire. Mille gens y paraissent sans avoir étudié ni l’homme, ni la Religion : il faut bien qu’ils y débitent des fleurettes, et qu’ils y tâchent à persuader par l’agitation du corps, et par l’élévation de la voix. Mais {p. 214}que peut-il naître de ce débit que l’oubli de la parole de Dieu, et l’ignorance de soi-même ?

Eugene. Venons à la Philosophie, Théodore.

Theodore. Si vous voulez faire de votre fils un Docteur, faites-lui apprendre la Philosophie scolastique, et qu’il suive toutes les règles que la Sorbonne a marquées. Mais s’il est destiné à tout autre chose ne vous tourmentez pas davantage pour le rendre Philosophe. Son éducation aura été pour lui une Philosophie continuelle, puisque vous lui aurez montré à juger des choses par leurs véritables idées, et non point par rapport à lui-même.

Eugene. J’avoue que voila le {p. 215}fond de la Philosophie : Mais cela n’apprend pas la Physique.

Theodore. Cela du moins en ouvre le chemin ; et votre fils doit se contenter d’en savoir les principes généraux, sans vouloir creuser dans cette science qui dépend de faits et de phénomènes assez incertains, et dont la recherche ne regarde que certaines personnes. Il faut pourtant qu’il lise quelques bons Livres de Physique, et vous verrez que ce qui embarrasse beaucoup les autres, sera un jeu pour lui et un divertissement d’esprit.

Eugene. Il me vient une pensée de l’accoutumer peu à peu à considérer les merveilles de la nature, de lui montrer tantôt comment l’œil est {p. 216}fait, tantôt comment 1’oreille est faite ; tantôt la fabrique du cœur, etc.

Theodore. Rien n’est meilleur pour éclairer l’esprit. Mais il faut exciter sa curiosité, et lui faire regarder ce qu’on lui apprend en cela comme une récompense, et non pas comme une leçon. Cela peut le rendre Physicien avant même qu’il sache qu’il y a des Livres de Physique. Car en lui montrant, par exemple, les diverses humeurs de l’œil, on peut lui faire voir que les rayons en y entrant s’écartent, ou s’approchent ; et tracent ainsi des images grandes ou petites sur la rétine. En lui montrant les deux cavités du cœur, on lui fera comprendre comment par le moyen des {p. 217}veines et des artères qui y aboutissent, le sang passe d’une cavité dans l’autre ; et comment se fait cette circulation merveilleuse qui entretient la vie de l’animal.

Theodore. Qu’on n’oublie pas de l’entretenir aussi quelquefois de la nature des parties qui composent le monde, et de l’ordre et des rapports qu’elles ont entre elles. C’est par ces choses générales qu’il faut le faire venir à la connaissance des effets particuliers.

Eugene. Ce lui sera sans doute un divertissement solide d’apprendre ces choses, quand il se promènera seul ; par exemple, avec ceux qui seront chargés de son éducation. Je veux qu’alors on lui fasse tout {p. 218}remarquer ; qu’à l’occasion d’une campagne qu’on voit semée de fleurs et entrecoupée d’arbres et de ruisseaux, on lui fasse entendre qu’un peu de matière poussée vers nos yeux, et qu’on appelle des rayons, peint tous ces divers objets sur notre nerf optique ; que les ébranlements divers de cette partie de l’œil sont suivis de diverses perceptions, par lesquelles nous découvrons la différence des objets, et leurs diverses distances. Je veux qu’en lui montrant des peintures on lui dise les raisons pour lesquelles un trait de plus ou de moins, telle ou telle attitude change si notablement les idées des spectateurs. Je veux que lorsqu’il aura entendu quelque Concert, on lui dise pourquoi {p. 219}tel ton charme l’oreille, et un autre la choque ; comment il se peut faire qu’un Musicien entre cent voix qui frappent en même temps le tambour de son oreille, distingue exactement celle qui a fait un faux ton, lui qui ne sait pas seulement s’il a un tambour dans l’oreille : de même comment il arrive que nous entendons divers sons à la fois ; et que nous soyons agités de diverses passions, qui s’expriment sur notre visage par rapport à tout cela. Je veux qu’on défende jusqu’aux insectes, et qu’on lui fasse voir qu’un petit rayon de lumière n’a pas plutôt débandé un des ressors du corps du plus petit animal, qu’on le voit chercher ou éviter les choses qui sont utiles {p. 220}ou contraires à sa vie.

Theodore. Ce sont des choses auxquelles on ne fait point de réflexion, et qui néanmoins sont plus admirables que les miracles mêmes. Car la guérison d’un aveugle ou d’un sourd ; la résurrection même d’un mort montre-t-elle plus de sagesse et de divinité que cette distribution de couleurs qui paraît dans un instant quand nous ouvrons les yeux sur l’idée que nous avons de l’espace, que cette succession et cette variété de sentiments, que nous éprouvons si propres à la conservation de la vie, et de la société civile, que cette Mécanique qui fait faire à de petits insectes des ouvrages réguliers, et travailler à tout ce qui est nécessaire {p. 221}pour leur conservation ? Assurément il n’y a que les stupides qui demandent des miracles. Si vous joignez des Entretiens fréquents de cette sorte au reste de l’éducation de votre fils, je vous suis garant que non seulement vous en ferez un admirateur de la Providence : mais encore qu’après avoir lu les Auteurs qu’on a coutume de faire lire aux jeunes gens, il sera en état de lire tous les Livres des Philosophes ; et ni le faste des Stoïciens, ni l’impiété des Epicuriens, ni tout ce qu’il y a de sensible et d’imaginaire dans les autres sectes, ne sera point capable de lui imposer.

Eugene. Je crois aussi que comme on lui aura fait suivre les véritables idées des choses, et {p. 222}reconnaître les bornes de l’esprit humain, il ne donnera point dans les visions de ceux qui cherchent la quadrature du cercle, et la pierre philosophale, ou qui veulent deviner l’avenir par les conjonctions des Astres.

Theodore. Tout cela est incompatible avec la vraie Philosophie. Votre fils n’aimera que les choses qui pourront lui servir à remplir 1es devoirs de son état, et à devenir solidement heureux. C’est la suite nécessaire de l’éducation que vous lui donnez.

Eugene. Ne serait-ce point encore faute de cette sorte d’éducation que nous voyons tant de faux savants, tant de jeunes hommes, et même tant de vieux qui mettent toute {p. 223}leur science à réciter des vers, à réciter de longs passages des Historiens et des Orateurs, à parler de tout ce qu’ils ne savent point ?

Theodore. Ceux-là sont les moins à plaindre. Mais que peut-on penser de ces amateurs de Tableaux, de ces curieux de Médailles et de Porcelaines, qui mettent tout leur soin à garnir leurs cabinets ? Peut-on dire qu’on a donné à ceux-là la connaissance des vrais et des faux biens ? Qu’espèrent-ils répondre au Jugement de Dieu quand il leur sera reproché que pour quelques morceaux de terre blanche et bleue, et quelques pièces de vieux métal ils ont négligé les lois de la charité Chrétienne ? Vous jugez bien, {p. 224}Eugène, que je ne prétends pas ici faire main basse sur tous les cabinets : il doit y en avoir où l’on voie les merveilles de l’Art et de la Nature ; et des Antiquités qui nous instruisent. Je n’en veux qu’à ces particuliers qui ne cherchent et ne parlent que Médailles, et à qui tous les bijoux du monde ne suffiraient pas.

Eugene. Ah ! Théodore, ce qu’on appelle raison et justice, ne sont que des mots pour ces gens-là : ils prétendent qu’il n’y a rien de plus innocent que leur curiosité ; et ils regardent celui qui n’est pas de leur goût comme un esprit singulier.

Theodore. C’est pourtant le langage du sens commun de dire, que c’est une espèce de frénésie d’aimer mieux {p. 225}employer mille pistoles en Tableaux que de donner un écu à un pauvre, qui est notre frère en Jésus-Christ, et de même nature que nous. Mais je sais bien qu’il est inutile de leur parler du dérèglement de leur esprit. Ils sont trop contents d’eux-mêmes pour écouter les avis qu’on pourrait leur donner ; et après tout c’est une nécessité que l’esprit s’arrête à ces vains amusements quand on n’a fait que de fausses études. Car de quoi s’occuperait-on n’ayant idée d’aucune chose ? Le vrai et le faux, le juste et l’injuste paraissent alors d’une valeur égale ; comme il arrive dans une nuit obscure, où tous les objets sont de même couleur, parce qu’on n’en voit point du {p. 226}tout. Dans cette disposition le parti qui semble le meilleur, c’est de contenter les sens et l’amour propre ; et de railler ceux qui en appellent à la raison.

Eugene. Ce fruit funeste des fausses études s’est prodigieusement étendu ; et cela me fait penser qu’il serait avantageux à bien des gens de n’avoir jamais étudié. Car ceux qui ne se sont mêlés de science en aucune manière, respectent du moins la vérité et la justice sur la parole de ceux qu‘ils croient savants : Mais ces gens de fausses études joignent à leur ignorance une bonne opinion d’eux-mêmes, qui fait qu’ils s’opposent à tout ce qu’ils n’entendent point.

{p. 227}Theodore. Tout cela n’est que trop vrai : et je crois qu’il n’est pas nécessaire de rechercher davantage les sciences dont votre fils a besoin. Demain nous trouverons la matière de quelque autre Entretien sur ce qui le regarde.