Racine, Louis

1752

Traité sur la poésie dramatique

2016
Source : Traité sur la poésie dramatique Racine, Louis p. 1-390 1752
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

Traité sur la poésie dramatique §

{p. 1}TRAITÉ
DE LA POESIE
DRAMATIQUE,
ANCIENNE ET MODERNE.

{p. 3}

TABLE DES CHAPITRES. §

CHAP. I. Passion de presque tous les Peuples pour la Poësie Dramatique.

CHAP. II. Histoire de la Poësie Dramatique chez les Grecs.

CHAP. III. En quoi consiste le plaisir de la Tragédie, & de la grande émotion que causoient les Tragédies Grecques.

CHAP. IV. La Tragedie est-elle utile ? Platon condamne toute Poësie qui excite les Passions.

§. I. Aristote exhorte les Poëtes à exciter la Crainte & la Pitié qui sont, selon lui, les deux Passions essentielles à la Tragédie.

§. II. Aristote a-t-il pu penser que la Tragédie excite la Crainte & la Pitié, pour purger ces deux Passions ?

§. III. La Tragédie dont la fin est d’exciter deux Passions qui peuvent rendre les Hommes meilleurs, ne devient dangereuse que par la faute des Poëtes, & la nature des Représentations.

CHAP. V. En quoi consiste le plaisir de la Comédie, & de ce sel qui assaisonnoit les Comédies Grecques.

CHAP. VI. Histoire de la Poësie Dramatique chez les Romains.

{p. 4}§. Pourquoi les Romains n’ont pas égalé les Grecs dans la Poësie Dramatique.

CHAP. VII. Histoire de la Poësie Dramatique moderne.

CHAP. VIII. Dans quelle Nation la Poësie Dramatique moderne fit-elle les plus heureux progrès ?

§. I. Le désordre regna longtems par tout. Quelle en fut la cause.

§. II. L’exemple du Théâtre François fait cesser le grand désordre qui regnoit sur les autres.

CHAP. IX. Défauts que les Etrangers ont coutume de reprocher à notre Tragédie.

§. I. Le Stile.

§. II. La Rime.

§. III. Le langage amoureux.

CHAP. X. Les six parties dans lesquelles Aristote divise la Tragédie, sont examinées dans Athalie.

§. I. La Fable, ou l’Action.

§. II. Les Mœurs.

§. III. La Diction.

§. IV. Les Sentimens.

§. V. La Décoration.

§. VI. Le Chant.

§.Digression sur les Poëmes Dramatiques entiérement chantés.

CHAP. XI. Athalie conforme à tous les Principes d’Aristote, nous met-elle en état de disputer aux Grecs lu supériorité dans la Tragédie ?

CHAP. XII. De la Déclamation Théatrale des Anciens.

{p. 5}

TRAITÉ
DE LA POËSIE
DRAMATIQUE
ANCIENNE ET MODERNE.
Plan de ce Traité. §

Le Poëte François dont j’ai examiné les Ouvrages, ayant eu le bonheur de plaire à sa Nation, en suivant dans ses Tragédies, comme dans sa Comédie, les traces des Poëtes Grecs dont il s’étoit nourri dès sa jeunesse ; son succès doit inspirer à ceux qui ne connoissent point le Théâtre Grec, la curiosité de savoir si c’est chez les Grecs qu’il faut nécessairement chercher les vrais Principes de la Poësie Dramatique, & si ces mêmes Principes ont été également suivis par les autres Nations qui ont aimé & cultivé le même genre de {p. 6}Poësie. C’est cette curiosité que je vais tâcher de satisfaire.

Après une Histoire abrégée de la Poësie Dramatique chez les Grecs, je m’arrêterai à considérer le caractere de leurs Tragédies. Leur unique but est d’exciter une grande émotion, & c’est dans cette émotion que consiste le vrai plaisir de la Tragédie ; mais n’est-il point dangereux de l’exciter ? Deux sentimens opposés ; celui de Platon qui condamne toute Poësie qui excite les Passions, & celui d’Aristote qui veut au contraire que les Poëtes excitent, le plus qu’il est possible, la Crainte & la Pitié, les deux Passions, selon lui, essentielles à la Tragédie. Puisque ces deux Passions portent les hommes à la vertu, Aristote n’a pu penser que la Tragédie les excite pour les purger, & la Tragédie ayant une fin utile, ne devient dangereuse que par la faute des Poëtes, & la nature des Représentations.

Après quelques Réflexions sur la nature du plaisir que cause la Comédie, & sur le sel Attique, je reprendrai l’Histoire de la Poësie Dramatique, que je suivrai chez les Romains, & parmi nous depuis la renaissance des Lettres.

J’examinerai sans prévention (à ce que {p. 7}je crois) pour ma Patrie, qui de nous, ou de nos voisins, a le mieux suivi les traces des Grecs. Après avoir dit les raisons d’un égarement qui fut général, je ferai voir que nous avons repris les premiers, & montré aux autres le bon chemin, & que la majesté que l’Amour a longtems fait perdre à la Tragédie, lui a été rendue par Athalie, Piéce conforme à tous les Principes d’Aristote, comme je le prouverai. Cette Piéce, qui par une voix presque unanime, est appellée la plus parfaite des Tragédies modernes, nous met-elle en état de disputer aux Grecs la supériorité dans la Tragédie ? Je ne ferai que proposer cette Question.

Ce petit Traité où il est si souvent parlé du Théâtre des Anciens, sera terminé par quelques recherches sur leur déclamation Théatrale.

CHAPITRE PREMIER.
De la Passion de presque tous les Peuples pour la Poësie Dramatique. §

Quoique toute Poësie soit une imitation, nous donnons particuliérement le nom d’Imitative à la Dramatique, parce que le Poëte cessant de nous parler ou de raconter, disparoît & met à sa place {p. 8}des Personnages qui parlent & qui agissent. Cette Poësie a dû naître naturellement de la réunion des deux plus anciennes especes de Poësie, la Lyrique & l’Epique.

Les Poëtes chez tous les Peuples chanterent d’abord la Divinité & les Héros : ils écrivirent ensuite en Vers le récit des exploits des Héros. Ils durent bientôt penser que puisque le récit d’une Action éclatante étoit agréable, la Représentation de cette Action, mise en Dialogues, & exécutée par des Personnages, seroit bien plus agréable qu’un récit, & qu’en y ajoutant des chants placés à propos, ils attireroient les hommes à un spectacle où les charmes de la Poësie Lyrique & de l’Imitative seroient réunis.

Nous ne sommes pas étonnés de voir naître ce spectacle dans la Grece, le Pays des Muses, puisqu’il a dû naître aussi chez tous les Peuples qui ont des Poëtes : & quels Peuples n’en ont point eu ?

En effet, on le trouva établi chez les anciens Habitans du Perou1. Dans les Fêtes solemnelles on représentoit devant les Rois & les Seigneurs de la Cour des Tragédies & des Comédies, dont les intermedes contenoient des choses graves & sententieuses. Ces Spectacles ne se donnoient {p. 9}point au Peuple pour de l’argent, mais étoient exécutés devant la Cour par des Acteurs qui étoient tous d’une naissance distinguée. Les Sujets de leurs Tragédies étoient les exploits militaires des Rois & des Grands hommes : les Sujets des Comédies étoient des Actions de la vie privée. Les Missionnaires trouvant dans cette Nation cet amour pour les Spectacles, y firent exécuter des Piéces sur nos Mysteres, c’est-à-dire, des Autos Sacramentales dans le goût Espagnol. Les jeunes Indiens les exécutoient avec tant de grace & de modestie, & chantoient les Hymnes, dit le même Historien, avec tant de mélodie, que ces Représentations faisoient pleurer de joye les Espagnols.

Il seroit à souhaiter que l’Ynca, Historien de son Pays, nous eût donné une Traduction d’une des Tragédies de sa Nation. Nous verrions comment le bon sens conduisoit, sans la connoissance des regles de l’Art, leurs Poëtes ; & nous trouverions, selon les apparences, une Piéce plus raisonnable que ne l’ont été toutes celles qui parurent autrefois dans l’Europe, chez les Espagnols, les Italiens, les Anglois, & parmi nous.

Nous voyons que ces Indiens savoient distinguer, (ce que nous avons longtems {p. 10}ignoré) le Genre noble & sérieux, du Genre bas & bouffon ; ils ne faisoient point un mélange monstrueux de la Tragédie & de la Comédie : enfin nous voyons dans ce Pays si éloigné du commerce des Muses, un Spectacle qui ressemble à celui des Grecs. Une Tragédie qui est l’imitation d’une Action grande, est exécutée les jours de Fêtes, par des Acteurs d’une condition estimable, qu’un vil intérêt n’engage point à divertir le Peuple. L’Action qu’ils représentent, est mêlée d’intermedes, & de chants qui contiennent des Sentences.

Les Tunquinois, suivant Tavernier, ont une grande passion pour la Comédie. Leurs Représentations, qui sont superbes par les décorations, s’exécutent depuis le Soleil couchant jusqu’au Soleil levant. On diroit que ces Peuples ont pensé, sans avoir lu Aristote, qu’une Action Dramatique ne doit pas durer plus de tems que ne dure le tour d’un Soleil. Deux Juges président à ces Représentations, pour décider du mérite de la Piéce. Tavernier ne nous apprend pas quelle est la nature de ces Piéces.

Les Japonnois, suivant le P. Charlevoix, réusissent surtout dans les Piéces de Théatre. Leurs Piéces sont divisées en {p. 11}Actes & en Scenes comme les nôtres. Dans le Prologue ils annoncent le Sujet, mais ils n’annoncent pas le Dénouement, afin qu’il surprenne les Spectateurs. Leurs décorations sont belles, leurs Piéces ont des intermedes, qui sont des ballets ou quelque farce boufone, pour délasser : mais dans le corps de la Tragédie, ou de la Comédie, tout est moral.

Les Chinois, grands amateurs de Spectacles, n’y connoissent pas la régularité, puisque leurs Spectacles, dit Acostat, durent dix ou douze jours de suite, en y comprenant les nuits. Les Spectateurs & les Acteurs se succedent pour aller boire, manger & dormir. Dans le quinziéme siécle nos Représentations saintes duroient quelquefois quatre ou cinq jours. Dans la Tragédie Chinoise dont la traduction est rapportée par le P. du Halde, on ne trouve comme dans nos anciennes Piéces, ni unité d’Action, ni vraisemblance : le Traducteur y fait observer les endroits qui doivent être chantés, & ils sont en grand nombre.

Les Piéces Chinoises sont apparemment recherchées de leurs voisins, comme les Piéces d’Euripide étoient recherchées des Peuples voisins de la Grece. L’Abbé de Choisy rapporte qu’il assista à Siam à une {p. 12}Tragédie Chinoise, qu’on fit exécuter pour l’Ambassadeur de France. Les Comédiens étoient Chinois, & la Tragédie fut précédée d’une Comédie à la Chinoise. Ce Spectacle étoit mêlé de chants & de danses.

M. de la Loubere parle aussi d’une Comédie Chinoise qu’il vit représenter à Siam, & il nous apprend que les Siamois ont encore un autre Spectacle, qu’on peut comparer à celui que les Rapsodes donnoient dans la Grece, avant la naissance de la Tragédie. C’est un Poëme mêlé de l’Epique & du Dramatique, dont la représentation dure trois jours entiers. Plusieurs Acteurs toujours présens sur le Théâtre chantent tour à tour. L’un chante le rôle de l’Historien, & les autres ceux des Personnages que l’Historien fait parler : c’étoit de cette façon qu’autrefois on chantoit dans les Eglises la Passion.

Ces Acteurs qui restent sur le Théâtre tant que le Spectacle dure, me rappellent nos anciennes Représentations. Tous les Acteurs paroissoient sur le Théâtre au commencement de la Piéce, & ne sortoient jamais : ceux qui avoient à parler restoient debout, & quand ils n’avoient plus rien à dire, alloient s’asseoir. Tout Acteur assis, étoit censé absent ; c’étoit ainsi {p. 13}que nous fondions la vraisemblance de la durée d’une Action, parce que tant qu’on voyoit rester sur le Théâtre tous les Acteurs, on étoit assuré que la Piéce n’étoit pas finie. Il est aisé de penser que la conduite des Piéces n’étoit pas plus vraisemblable que la Représentation.

Par ce que je viens de rapporter, on voit la passion de presque tous les Peuples pour la Poësie Dramatique. Quelle nombreuse Bibliotheque formeroit un homme qui pourroit rassembler toutes les Pieces de Théâtre qui ont été faites dans toutes les Langues ! Je ne parle que de celles que le tems a conservées. Mais que deviendroit cette Bibliotheque, s’il vouloit la réduire aux seules Piéces, je ne dis pas dignes d’être admirées, je dis seulement écrites avec bon sens, & conduites avec vraisemblance ?

Pourquoi les Peuples qui ont voulu goûter le même plaisir n’ont-ils pas tous suivi à peu près la même route ? La même reflexion a dû faire sentir à tous leurs Poëtes, que puisqu’ils vouloient imiter une Action, il falloit que l’imitation rendît l’Action telle qu’on l’eût vue se passer, si on y eut été présent : de-là les trois Unités, tellement nécessaires, que si l’une manque, toute vraisemblance disparoît.

{p. 14}La même Réflexion a dû aussi apprendre à tous les Poëtes que pour attirer le Peuple à un Spectacle, il faut lui procurer l’un ou l’autre de ces deux plaisirs, ou celui de pleurer beaucoup, ou celui de beaucoup rire. Ces deux plaisirs étant opposés l’un à l’autre, de-là a dû suivre naturellement la distinction essentielle entre la Tragédie & la Comédie, distinction cependant long-tems ignorée chez plusieurs Nations, & même quelque tems ignorée chez les Grecs.

La même Réflexion a dû encore faire sentir à tous les Poëtes, que pour le Spectacle destiné aux larmes, il leur falloit choisir les plus tristes exemples des miseres humaines, & non point ces malheurs que cause l’Amour, qui étant imaginaires & volontaires, ne font qu’une foible impression sur les Spectateurs. Voilà ce que comprirent en peu de tems les Grecs, & ce que les autres Nations ont eu tant de peine à comprendre.

Ce que la plus simple Réflexion eût dû établir par tout, n’est point arrivé, parce qu’on n’a pas commencé par réfléchir. Les Spectacles nacquirent chez les Grecs des Chants de Bacchus, & parmi nous des chansons des Pélerins. Les Arts naissent du hasard, & les Réflexions {p. 15}viennent ensuite. Elles sont cause quelquefois que les Arts se perfectionnent ; quelquefois aussi leurs progrès sont arrêtés par un certain goût répandu dans une Nation. Dans quel état est encore la Poësie Dramatique chez les Anglois, nation si éclairée, & où les Poëtes Grecs sont si connus ! On en peut dire autant de celle qui a été longtems en vogue en Italie & en Espagne, & l’on en peut dire autant de la nôtre, jusqu’à Corneille & Moliere ; quoique nous eussions commencé du tems de François I à étudier les Grecs. Notre passion pour eux, ne fit que nous aveugler, & en croyant les suivre, nous nous égarâmes, comme les autres, jusqu’au tems où deux Poëtes conduits par leur génie plus que par l’étude, entrerent dans la véritable route de la Tragédie & de la Comédie.

La Poësie Dramatique eut le même sort chez les Grecs. Très informe dans sa naissance, elle fut perfectionnée par quatre grands Poëtes, & ce fut sur les Réflexions que leurs Ouvrages inspirerent à Aristote, qu’il mit par écrit les Regles de leur Art. Elles sont les seules bonnes, puisque ni nous, ni d’autres, n’avons pu réussir, lorsque nous ne les avons pas suivies. Il faut donc pour bien connoître {p. 16}la Poësie Dramatique, prendre connoissance de celle des Grecs : l’Histoire abrégée que j’en vais faire, apprendra comment elle est née, & comment elle s’est perfectionnée.

CHAPITRE II.
Histoire de la Poësie Dramatique chez les Grecs. §

La Poësie Dramatique devoit naître tout d’un coup-chez les Grecs, de celle d’Homere : sa naissance ne fut pas si noble. La Poësie d’Homere contribua à lui faire donner sa perfection ; mais il faut chercher sa naissance qui arriva longtems après Homére, dans le tombereau de Thespis.

Tragédie, c’est-à-dire, Chanson du Bouc, ou de la Vendange, Comédie, c’est-à-dire, Chanson de Village ou de Comus. Ces noms rappellent l’origine de ces Poëmes. Les Fêtes du Dieu du Vin, la Religion & la débauche donnerent la naissance à cette espéce de Poësie, qui depuis a fait tant d’honneur à l’esprit humain.

Ceux qui ont appellé Thespis le pere de la Tragédie, l’ont fait le pere d’un Art qu’il ne connut jamais. Il y avoit {p. 17}longtems avant lui des Chœurs d’Yvrognes. Dans toutes les Fêtes on buvoit & on chantoit, & comme Bacchus est un Dieu de toutes les Fêtes, on chantoit toujours à son honneur des Vers qu’à cause de lui on nommoit Dithyrambiques, & l’on y joignoit des Vers Satyriques, par lesquels les convives s’attaquoient les uns les autres. Toute la gloire de Thespis consiste à avoir imaginé de promener de Village en Village dans une charette, les Musiciens qui chantoient dans les Fêtes de Bacchus des Dithyrambes pour honorer le Dieu dont ils étoient bien remplis. Ces Chantres se barbouillerent de lie, & voulant ressembler aux Satyres, compagnons ordinaires de Bacchus, ils se couvrirent d’habits grotesques. Virgile, dans le second Livre des Géorgiques dépeint les Anciens habitans de l’Ausonie chantant de même des Vers, & se couvrant de masques dans les Fêtes de Bacchus :

Versibus incomptis ludunt risuque soluto,
Oraque corticibus sumunt horrenda cavatis,
Et te, Bacche, vocant per carmina læta, &c.

Comme les Chœurs ne pouvoient pas toujours chanter, Thespis pour leur donner le tems de reprendre haleine, fit parler seul un de ses Acteurs, qui du haut de sa charrette attaquoit les Auditeurs {p. 18}par des Vers picquans & grossiers, dignes de l’Acteur, ce qui donna lieu au Proverbe, parler de la charette pour dire vomir des paroles grossieres. A ces Vers grossiers succéderent des récits d’avantures ou plaisantes ou tristes, & c’est ici qu’il faut placer la naissance de la Poësie Dramatique, qui fut ainsi nommée du terme Grec, Action, lorsqu’on eut commencé à réciter des Actions.

Thespis trouva le succès de ses mascarades dans cette facilité que nous avons de rire avec ceux qui rient, & de pleurer avec ceux qui pleurent,

Ut ridentibus arrident, ita flentibus adsunt
Humani vultus. Hor.

Et comme il lui fut aisé de remarquer qu’il étoit beaucoup plus facile de faire pleurer ses Auditeurs que de les faire rire, il s’attacha à exciter la Pitié par des récits d’avantures tristes & cruelles, & ce Spectacle paroissant noble fut bientôt reçu à Athenes, tandis que le Spectacle où l’on ne disoit que des choses boufonnes & grossieres, resta dans les Villages.

La Tragédie naissante qui n’étoit d’abord que le récit d’une Avanture, fait par un seul Acteur, changea peu à peu de forme par les réflexions que firent les Poëtes en voyant courir le Peuple à ce Spectacle.

{p. 19}Ils remarquerent le plaisir que nous cause l’imitation de nos vices & de nos vertus, de nos Passions bonnes ou mauvaises. Comme il y a des Passions, qui quoique condamnables, telles que l’Ambition, la Haine, la Vengeance, paroissent nobles, parce que pour se soutenir dans leur violence, elles ont besoin de la force de l’ame ; il y aussi des Passions, comme l’avarice, l’yvrognerie, &c. qui paroissant des foiblesses de l’ame, sont basses & méprisables. Ces dernieres qui ne produisent que des actions risibles, furent réservées pour la seule Comédie ; & les premieres qui ne respirant que sang & fureur, produisent souvent des actions grandes, furent réservées pour la seule Tragédie.

Ce partage ne se fit pas tout d’un coup, puisqu’Aristote nous dit que la Tragédie ne reçut que tard sa gravité, & ne se défit qu’avec peine du stile burlesque. Ainsi les Grecs avoient fait d’abord ce que tant d’autres Nations ont fait depuis, un mélange du sérieux & du bouffon.

Quand ce partage essentiel eut été fait, les Poëtes crurent ne devoir chercher les exemples des Passions réservées pour-la Comédie, que parmi les hommes du commun : non que les Rois & les Héros {p. 20}en soient exempts, mais parce qu’ils cachent leurs foiblesses aux yeux du Public, ne voulant y paroître que pour inspirer l’admiration ou le respect. Les Poëtes chercherent les exemples des Passions réservées à la Tragédie parmi les Rois & les Héros, non seulement parce que leurs Passions ayant des suites que n’ont pas celles des Particuliers, causent le bonheur ou le malheur des Peuples, & les révolutions des Etats ; mais parce que les exemples frappent bien davantage, quand ils sont pris parmi ceux dont on craint le pouvoir, dont on respecte la dignité, ou dont on admire les grandes qualités.

Quand on eut bien distingué ce qui concernoit-les différens caracteres des deux genres de la Poësie Dramatique, on songea à ce qui concernoit le stile, la mesure des Vers, les chants & les danses, chaque Poëte faisant des changemens suivant ce qui lui paroissoit convenir au caractere de la Tragédie ou de la Comédie. Lorsque la Tragédie, dit Aristote, après beaucoup de changemens eut enfin reçu ce qui lui appartenoit, elle se reposa : ἐπαυσατο : ce qui ne signifie pas qu’elle fut parfaite ; Aristote ne prétend pas le dire de celle même de son tems, puisqu’il ajoute, or d’examiner si elle est aujourd’hui telle qu’elle {p. 21}doit être, soit par rapport à elle, soit par rapport aux Spectateurs, αλλος λογος, ce n’est pas de quoi il s’agit ici. Aristote ne ressembloit pas a ces Ecrivains Italiens & Espagnols, qui prétendent que leurs Poëtes ont atteint la perfection. Un Poëme né dans la débauche avoit grand besoin de réforme, & cette réforme ne pouvoit pas être prompte. On fut longtems à faire les changemens dont la Tragédie avoit besoin : on sait, dit Aristote, les noms de ceux qui les ont faits. On n’est pas instruit de même sur la Comédie, parce qu’elle ne fut pas d’abord recherchée comme la Tragédie, & que le Magistrat ne commença que fort tard à donner le Chœur aux Poëtes Comiques, c’est-à-dire, à accepter leurs Piéces pour être représentées : c’étoit ce qu’on appelloit donner le Chœur.

Quoique la Comédie fût encore habitante des Villages, les Poëtes avoient été obligés d’inventer un spectacle propre à délasser le Peuple, que le sérieux ennuie bientôt, & qui d’ailleurs n’entendant plus parler de Bacchus, le Dieu des Spectacles, s’écrioit souvent, Que fait cela à Bacchus ? Il fallut donc pour contenter la Religion du Peuple, & pour finir le sérieux par du badinage, vertere seria ludo, chercher un spectacle qui chassât la tristesse que causoit la Tragédie. Ce fut ce qui {p. 22}donna naissance aux Piéces Satyriques, ainsi nommées des Satyres, cortège de Bacchus, qui composoient les Chœurs & chantoient Bacchus. L’Action de ces Piéces, quoique noble & sérieuse, étoit exécutée d’une maniere très-bouffonne. Il falloit faire rire le Peuple ; & les meilleurs Poëtes furent obligés de s’abaisser à composer de pareils Ouvrages, qui ne furent jamais assez estimés pour qu’on ait pris soin de les conserver à la Postérité, puisque dès le huitiéme siécle, comme on voit par un passage d’Eustathe sur l’Odyssée, il ne restoit plus de ces Piéces que le Cyclope d’Euripide.

Le premier Poëte qui fit jouer une Piéce Satyrique, se nommoit Pratinas, & ce fut à la Représentation d’une Piéce de ce Pratinas que les échaffauts, chargés de Spectateurs, se rompirent ; ce qui engagea la Ville à faire construire un Théâtre solide. Les premiers avoient été de planches qui se montoient & se démontoient à la hâte. On payoit sa place deux oboles, qui servoient à rembourser l’Architecte de ses frais. Dans la suite les Spectacles furent donnés gratis au Peuple, avec des magnificences inconcevables.

Il y eut plusieurs Poëtes Dramatiques entre Thespis & Eschyle, & tous les {p. 23}Poëtes étoient Musiciens, & même Acteurs. Sophocle fut le premier qui à cause de la foiblesse de sa voix cessa de jouer dans ses Piéces. Tous ces Poëtes composoient la modulation de leurs Piéces, les chants & les danses de leurs Chœurs. Les chants & les danses furent inséparables d’un Poëme né dans les Fêtes, & qui avoit passé des Autels au Théâtre. La danse de la Tragédie fut par son nom & son caractere distinguée de celle de la Comédie. Les divers mouvemens du Chœur à droit ou à gauche, ou vis-à-vis les Spectateurs, qui donnerent lieu à ces termes, strophe, antistrophe, épode, étoient faits, suivant les uns, pour imiter les mouvemens des Planetes ; & suivant d’autres avoient été établis par Thésée à son retour de Crete, en mémoire du labyrinthe. L’ignorance où nous sommes de ces termes d’une Musique très-inconnue, termes dont les Romains n’ont pas fait usage, fait voir le ridicule des Poëtes Latins modernes, & de quelques Poëte Italiens & François, qui en ont voulu orner leurs Odes.

C’étoit d’abord le même Acteur qui chantoit & qui dansoit ; & comme la danse nuisoit au chant, on fit chanter les uns, & danser les autres. Le même partage du {p. 24}chant & de la danse se fit à Rome, comme on le verra dans la suite : ce qui prouve la grossiéreté des premiers Spectacles.

Ceux d’Athenes furent extrêmement annoblis par Eschyle, qu’on peut appeller le véritable Pere de la Tragédie. Jusqu’à lui elle n’avoit été presque qu’un chant, qu’interrompoit l’Acteur qui faisoit un récit. Eschyle ayant ajouté un second Acteur, établit le Dialogue, & diminua les chants du Chœur, qui cependant sont encore fort considérables dans ses Pieces. Par ce changement, ce qui avoit été le principal du Spectacle n’en fut plus que l’accessoire. L’Acteur auparavant faisoit un récit pour laisser au Chœur le tems de se reposer : le Chœur, dans la suite, ne chanta plus que pour laisser reposer les deux Acteurs : ainsi il devint intermede ; l’Action mise en dialogue eut plus d’étendue, & le Chœur qui en étoit témoin, y prit intérêt. Comme il ne sortoit point du Théâtre quand une fois il y étoit entré, ou du moins n’en sortoit qu’en partie, sa présence conserva la vraisemblance d’une Action qui se passe devant des témoins : ainsi les Poëtes se virent obligés d’observer l’unité d’Action, & l’unité de Lieu.

Eschyle ne fut pas l’inventeur du masque, {p. 25}comme le dit Horace, puisqu’Aristote qui devoit être mieux instruit, dit qu’on ignore celui qui en fut l’inventeur. Ces jeux ayant commencé dans les fêtes de Bacchus, leur affreuse licence obligea ceux qui les célébroient, de cacher leur visage, c’est-à-dire, le siége de la pudeur, dit Servius sur Virgile. Propter verecundiæ remedium, hoc adhibuerunt, ne agnoscerentur. Les premiers masques ayant été changez en une espece de globe qui enfermoit toute la tête, on y reconnut plusieurs utilités ; ils rendoient le son de la voix plus éclatant ; ils déguisoient les hommes qui jouoient les rôles de femmes, & ils servoient à cacher la basse physionomie d’un Acteur destiné a représenter un Dieu ou un Heros ; car tous ces masques si hideux qui nous sont restés, ne servoient qu’à la Comédie, & l’usage en commença, suivant le Scholiaste d’Aristophane, sous les successeurs d’Alexandre. Les Comédiens prirent des masques très-difformes, afin que les personnes puissantes qu’ils avoient à craindre, ne s’imaginassent pas y trouver leur ressemblance.

Eschyle, pour annoblir son spectacle, fit prendre à ses deux Acteurs des robbes traînantes, les éleva en exhaussant l’endroit {p. 26}de la scene sur lequel ils parloient, & les éleva encore par le cothurne, qui étoit une chaussure haute. Comme il voulut qu’un Acteur représentant un Dieu ou un Héros, parût plus grand que les autres hommes, il voulut aussi qu’il parlât dans un stile plus pompeux : le stile d’Eschyle est si ampoullé, ses mots si longs, qu’il est appellé par Aristophane, Homme qui éleve de grands termes en monceaux. C’est pour cela qu’Horace lui accorde la gloire d’avoir exhaussé la Tragédie par le stile, comme par le Théâtre & par le cothurne.

Modicis intravit pulpita signis,
Et docuit, magnumque loqui, nitique cothurno.

Les Commentateurs de Boileau qui nous disent tant de choses, ne nous disent point pourquoi en traduisant ces vers d’Horace, Boileau a mis le brodequin au lieu du cothurne, & pourquoi il donne à Sophocle l’honneur qui appartient à Eschyle d’avoir le premier intéressé le Chœur à l’Action. Boileau ne s’accorde pas entierement avec Horace, de même qu’Horace parlant du masque, ne s’accorde point avec Aristote. Tout ce qui regarde l’origine de la Poësie Dramatique chez les Grecs est obscur. On {p. 27}trouvera cette matiere savamment discutée par M. l’Abbé Vatri dans les Mémoires de l’Académie des Belles-Lettres. Je n’ai dessein ici que d’en donner une légere idée, & je reviens à Eschyle.

Pour étonner les spectateurs par un appareil terrible, il voulut faire paroître souvent des Furies, des Ombres, des Tombeaux, &c. Ainsi il fit construire des machines, qui servoient à faire sortir une Ombre des Enfers, ou à faire descendre un Dieu du Ciel, d’où vint le proverbe, un Dieu de la machine.

Il ne négligea point les décorations, qui furent perfectionnées par Sophocle, puisque ce fut lui, suivant Aristote, qui en parut l’inventeur.

Eschyle fut appellé le pere de la Tragédie, parce qu’il la tira de son état rude & grossier, comme dit Quintilien, rudem ac impolitam Tragædiam aliquantulum illustravit, & il mérita surtout ce titre, pour avoir compris le premier, qu’il falloit écarter des yeux des Spectateurs la vue des meurtres : c’est ce qu’on lit dans Philostrate. L. 6.

La Tragédie étant devenue une Action grande mise en dialogue & représentée avec magnificence, enchanta les Athéniens. Les grands jours de fêtes furent {p. 28}destinés à ces représentations : on établit des prix, que les Poëtes devoient disputer, & des Juges pour décider du mérite des Piéces. Ils prêtoient serment de juger avec équité ; cependant comme ces Juges étoient tirés au sort, qui pouvoit tomber sur des ignorans, les couronnes n’étoient pas toujours bien distribuées. Ce n’étoit pas non plus, les meilleures Piéces qu’on choisissoit toujours pour être jouées, parce que les Magistrats chargés des frais du spectacle, achettoient les Piéces, & que quand ils étoient avares, ils achettoient quelquefois une Piéce médiocre, que le Poëte donnoit à meilleur marché.

Le Magistrat qui regloit tout le détail de ces Jeux s’appelloit Chorege, & tout paroissoit sacré dans ces Jeux, parce qu’ils se représentoient dans les Fêtes, & que Bacchus y présidoit. Ce Dieu à la vérité, fait dans une Comédie d’Aristophane, un rôle très-bouffon, & même y est fustigé ; il n’est pas aisé de comprendre la Religion des Atheniens. Quoi qu’il en soit, dans les Spectacles tout paroissoit sacré, & nous avons une Oraison de Démosthene contre un homme qui lui avoit donné un souflet : il l’accuse de Leze-Majesté Divine, parce {p. 29}qu’il a reçu de lui ce souflet, faisant les fonctions de Chorege.

Un Poëte, pour disputer le prix, apportoit quatre Piéces. La fureur des Atheniens pour ces Piéces étoit si grande, qu’en un jour on en jouoit quatre, & souvent davantage. Un Poëte couronné dans ces Jeux, étoit au comble de la grandeur humaine : quel fut donc le chagrin du Pere de la Tragédie, de l’illustre Eschyle, lorsque dans sa vieillesse, il se vit la couronne enlevée par un jeune homme ? Son malheur nous apprend quelle est l’inconstance de la Fortune poëtique, & combien les Poëtes, surtout ceux du Théâtre sont sages, quand ils savent se retirer à propos.

Cimon ayant apporté à Athenes les os de Thésée, pour célébrer une si grande fête, on avoit admis une dispute entre les Poëtes Tragiques. Jamais Jeux ne furent plus célebres par la dignité de ceux qui furent nommés pour en être les Juges. Ils ne furent pas, comme à l’ordinaire, tirés au sort. L’Archonte décida que ce seroit Cimon lui-même avec les autres Généraux, qui nommeroit le vainqueur. Ces Juges, après avoir prêté serment, donnerent le prix à une Piéce qui se trouva être le coup d’essai du jeune {p. 30}Sophocle, qui sans avoir cherché un style aussi pompeux que celui d’Eschyle, fut son vainqueur. Eschyle, dégoûté du séjour d’Athenes, se retira en Sicile, où il mourut. Triste fin d’un homme vaincu dans un Art dont il a été l’inventeur & le maître.

Sophocle ne trouvant pas deux Acteurs suffisans pour l’exécution d’une grande Action, en ajouta un troisiéme. La Tragédie parut alors avoir sa forme entiere ; on crut qu’un quatriéme Acteur jetteroit de la confusion, & qu’il ne devoit point paroître, à moins qu’il n’eût que très-peu de choses à dire. Ainsi la Tragédie reçut toute sa forme & sa beauté de Sophocle, qui trouva un Rival digne de lui dans Euripide. Tous deux porterent au plus haut point la gloire du Théâtre d’Athenes, & divertirent le Peuple, en lui faisant verser beaucoup de larmes, parce qu’ils choisissoient ces Sujets terribles, dont je parlerai dans la suite, s’attachant principalement à exciter la Crainte & la Pitié, par des Actions conduites avec toute la vraisemblance possible, en présence de Chœurs, qui étant composez d’un grand nombre de Personnages, augmentoient la pompe du Spectacle.

{p. 31}Quelle vraisemblance, dira-t’on, pouvoit se trouver dans la conduite d’une Action, au milieu de laquelle on chantoit & l’on dansoit ?

C’étoient ces Chœurs même qui servoient de fondement à la vraisemblance de l’Action qui s’exécutoit en leur présence.

Une Action grande, qui se passe dans un endroit public, entre des Princes, doit se passer devant des témoins qui s’y intéressent : ces témoins restant toujours sur la scene, mettoient à toutes les parties de l’Action, une liaison continue, qui ne se trouve pas dans nos Tragédies partagées en Actes isolés. Nos entre-Actes sont quelquefois vraisemblables : mais il n’est pas vraisemblable, que dans toute Action Dramatique, il soit nécessaire que les Acteurs disparoissent tous de concert, regulierement quatre fois. Cette continuité d’Action que procuroient les intermedes, fut cause que les Grecs ne connurent point le partage d’une Piéce en Actes. Il n’en est point parlé dans Aristote, & ce précepte d’Horace Que toute Piece soit en cinq Actes, n’est fondé sur aucune raison. Il suffit qu’une Action Dramatique ait une étendue convenable à sa nature. Si elle étoit trop {p. 32}courte, elle ne seroit pas assez détaillée, & elle n’auroit point assez de majesté. Si elle étoit trop longue, elle fatigueroit l’attention. Les intermedes d’Athenes occupoient agréablement un Peuple amoureux de la musique : les Acteurs restoient quelquefois sur la Scene pendant un intermede, & s’unissoient aux chants du Chœur : quelquefois le Chœur chantoit dans d’autres momens que ceux des intermedes : les Grecs n’avoient attention qu’à la vraisemblance de l’Action.

Le chant nous paroît pouvoir s’accorder avec la vraisemblance. Il n’en est pas de même de la Danse. Nous trouvons étrange que des témoins d’une Action terrible, d’où dépend la tranquillité publique, se puissent amuser à danser.

Il ne faut pas juger de ces choses suivant nos idées, mais suivant les idées particulieres à certains Peuples. La Poësie Dramatique conserva toujours ce qu’elle tenoit de la Religion : & chez les Grecs comme chez les Egyptiens & les Juifs, la Danse faisoit partie des cérémonies Religieuses. Elle faisoit aussi partie dans la Grece des Arts Militaires ; Platon la regarde comme un exercice qui intéresse le Gouvernement. La Danse destinée à la Tragédie, avoit la dignité qui convenoit à l’Action représentée, {p. 33}aux prieres qu’on faisoit aux Dieux, & à la morale qu’on débitoit. Ainsi elle n’avoit rien que de grave, & elle étoit si nécessaire que dans l’Ajax de Sophocle, dont le Chœur est composé de Soldats qui sont censés ne savoir pas danser, le Poëte suppose que dans un transport de joie, ils invoquent le Dieu Pan, celui qui regle les danses des Dieux, pour qu’il leur inspire une danse, Parce que, disent-ils, dans un pareil sujet de joie, il faut nécessairement que nous dansions.

Euripide, malgré tous ses succès, eut un Ennemi redoutable dans Aristophane, qui avoit un grand crédit sur le Peuple. La Comédie avoit enfin été reçue à Athenes. Après avoir fait rire le Peuple par ces Piéces Satyriques dont j’ai parlé, par des Silles, ainsi nommées du Dieu Silene qui y paroissoit, & par des Parodies dans le goût des nôtres ; les Poëtes chercherent un genre de Poësie destiné à faire rire, qui fût plus régulier, & entreprirent de donner la forme de la Tragédie à un Poëme qui seroit une imitation en Dialogues des Actions ordinaires de la vie Civile. C’est en ce sens qu’on peut dire avec Boileau

Des succès fortunés du Spectacle Tragique
Dans Athenes nacquit la Comédie antique.

{p. 34}Il l’appelle Antique, parce que cette premiere Comédie fut dans la suite appellée La vieille. Les Sujets n’y étoient pas feints : c’étoient des personnes vivantes, & souvent les premiers de la ville, que les Comédiens en prenant leurs noms & leur ressemblances, par le moyen des masques, faisoient parler. Eupolis, un des premiers auteurs de cette Comédie si libre & si picquante, eût du par sa fin tragique, la faire cesser, s’il est vrai, comme le disent quelques Ecrivains, qu’Alcibiade le fit jetter dans la mer, & que c’est de lui dont Ovide veut parler dans ce vers,

Comicus in mediis periit dum nabat in undis.

Aristophane qui jouoit lui-même dans ses Pieces, ne craignoit pas d’y attaquer les Pericles, les Alcibiades, & tous ceux qui vouloient se rendre maîtres de l’autorité. Comme il donnoit des conseils au Peuple sur toutes les affaires de la République, il devint un homme si important, que le Roi de Perse demanda un jour à l’Ambassadeur de la Grece des nouvelles de ce Poëte qui rendoit ses citoyens redoutables à ses ennemis. Quelquefois quand il avoit joué sa Piece on le couronnoit de fleurs, & on le reconduisoit {p. 35}chez lui avec des acclamations ; il reçut même, par un decret public, la couronne la plus honorable que pût recevoir un citoyen. Jamais Poëte Comique ne fut si hardi à attaquer les Dieux & les Hommes, si fertile en obscénités, ni si honoré : ce qui n’a pu arriver que dans une République dont le Peuple leger aimoit que sur le Théâtre on plaisantât de son Gouvernement, qu’on lui donnât des conseils dont il ne profitoit pas, & même qu’on le tournât en ridicule. Pline L. 35 parle d’un tableau qui réunissoit toutes les imperfections & perfections des Athéniens. On y voyoit, dit Pline, un Peuple bizarre, colere, injuste, inconstant, facile, doux, miséricordieux, fier, glorieux, humble, feroce, poltron. Les Athéniens admiroient ce tableau, en s’y reconnoissant comme dans les Comédies d’Aristophane.

Ce Peuple toujours inconcevable, l’est encore dans la liberté qu’il donne à Aristophane, de parler des Dieux & de la Religion, & dans sa sévérité pour les Poëtes Tragiques. Eschyle avoit été près d’être lapidé, pour quelques vers qui avoient paru impies. Euripide ayant commencé une Tragédie par ce Vers, Iupiter, dont le nom m’est seulement connu, {p. 36}le tumulte qui s’éleva fut si grand, que le Poëte fut obligé de changer le Vers. Pour avoir fait dire à Hippolyte, Ma langue a juré, mais mon ame n’a point fait de serment, il fut accusé comme défenseur du parjure, & il reclama la protection des Juges préposés aux Représentations. On ignore quel fut leur jugement. L’éloge des richesses qu’il faisoit faire à un Avare, souleva si fort l’assemblée, qu’on vouloit chasser l’Acteur, & faire finir la Piéce. Euripide pria le Peuple d’avoir patience, l’assurant que la fin de ce Personnage serviroit d’exemple. Dans une autre Piéce où paroissoit Ixion, le Peuple s’écria qu’on ne devoit pas produire sur le Théâtre un Impie. Attendez, s’écria Euripide, avant qu’il sorte de la Scene, je l’attacherai à une roue.

Il y a grande apparence que les ennemis d’Euripide qui étoient en grand nombre, parce qu’il étoit l’ami de Socrate, animoient le Peuple contre ses Piéces. Il pouvoit se consoler de ses malheurs, & des railleries d’Aristophane, par l’estime que les Etrangers faisoient de ses Piéces : il paroît qu’ils les recherchoient avec plus d’ardeur que celles de Sophocle. Sitôt qu’un Athénien arrivoit en Sicile, on lui demandoit s’il savoit {p. 37}des Vers d’Euripide. Ce fut la demande qu’on fit à un Vaisseau que poursuivoient des Corsaires, & qui cherchoient un azile. Quand les gens du Vaisseau eurent répondu qu’ils savoient des Vers d’Euripide, on leur permit d’aborder, & ils furent reçus avec distinction. Le Fait suivant est trop glorieux à la Tragédie, pour n’avoir pas sa place dans l’Histoire de la Tragédie.

Quand l’Armée des Athéniens essuya en Sicile ce malheur qui couta la vie au Général, & la liberté aux soldats, dont les uns furent vendus comme esclaves, les autres enfermés dans les carieres où ils périrent de misere, plusieurs d’entre eux durent leur salut à Euripide, parce qu’ils savoient des morceaux de ses Piéces par cœur : ils trouverent des Maîtres prêts à les nourrir, qui leur rendirent ensuite la liberté, & ces soldats en arrivant à Athenes alloient saluer Euripide comme leur libérateur. Quel triomphe pour un Poëte, qui voit des malheureux lui venir rendre graces de ce qu’ils doivent à ses Vers la liberté & la vie ! Qu’aucun Poëte ne s’attende plus à cette gloire, ni aucun soldat qui saura des Vers par cœur, à la même récompense.

{p. 38}Euripide eut le sort d’Eschyle. Dégoûté du séjour d’Athenes, il alla mourir loin de sa Patrie, qui prit le deuil, quand elle apprit la nouvelle de sa mort, & redemanda sa cendre qui ne lui fut point accordée. Sophocle qui parvint tranquillement à une grande vieillesse, n’eut de chagrin à essuyer que de la part de ses enfans, qui voulurent le faire interdire, sous prétexte qu’il étoit en démence : il répondit à cette accusation en lisant aux Juges son Oedipe Colonne.

Le tems de la guerre du Peloponese fut le tems de la gloire du Théâtre d’Athenes : mais cette guerre se termina à l’avantage des Lacédémoniens, peuple ennemi de la Musique & des Spectacles. Les vainqueurs déliberant sur leur vengeance, on proposoit de faire tous les Atheniens prisonniers, & de raser leur ville : alors un Vers d’Euripide la sauva. Tandis que Lisandre étoit à table avec ses Capitaines, un Musicien chanta par hazard ce Vers du Chœur à Electre, Fille d’Agamemnon, je suis venu dans ta rustique chaumiere. A ces paroles les Auditeurs comparant la désolation d’Athenes à celle d’Electre, furent attendris, & s’écrierent que ce seroit un crime de {p. 39}détruire une ville qui avoit produit de si rares Esprits. On se contenta d’en raser les murailles, ce qui fut exécuté au son des flutes, avec des chants & des danses. Ainsi tomberent les murailles de cette Ville, si amoureuse de la Musique.

Lysandre, qui changea le Gouvernement, réprima la liberté des Poëtes Comiques. Il leur fut défendu de nommer les Personnes, ce qui donna lieu à la moyenne Comédie. Les Poëtes prenant des sujets de fiction, ne pouvoient plus que désigner ceux qu’ils vouloient railler, & ils les désignoient de façon que la satire n’en devint que plus fine. On croit qu’Aristophane fit des Piéces de ce genre. Dans ses Harangueuses cependant, Piéce jouée après la guerre du Peloponese, son sel est encore très-mordant, puisque le Gouvernement d’Athenes y est donné aux Femmes, comme plus propres que les Hommes à débrouiller ce qui est très-embrouillé, puisqu’elles ont l’adresse de démêler les écheveaux.

On représentoit à Athenes des Piéces moins régulieres & moins sages encore que les Comédies ordinaires ; elles étoient appellées Mimes. Il falloit cependant que ces Piéces continssent quelquefois des choses utiles, puisque les Mimes de {p. 40}Sophron firent les délices de Platon : les Mimes de ce Sophron n’étoient point des Piéces Dramatiques, mais des Dialogues.

Les Poëtes Tragiques étoient toujours en grand nombre, mais si médiocres, qu’on regrettoit Eschyle, Sophocle & Euripide, qu’on avoit déja regrettés sur la fin de la guerre du Peloponese, puisque dans les Grenouilles d’Aristophane, Bacchus alloit aux Enfers, pour rappeler un de ces illustres Morts, la ville ayant grand besoin d’un bon Poëte. Les Piéces du Fils de Sophocle avoient été meilleures que les autres, ce qui avoit fait soupçonner qu’il donnoit sous son nom les Ouvrages de son Pere.

La Tragédie alla toujours en déclinant. Mais ni la disette de bons Poëtes, ni les malheurs publics ne purent modérer la fureur des Atheniens pour les Spectacles. Les soins qu’ils se donnoient pour des Représentations de Comédies, leur firent oublier le soin de leur Etat & de leurs Armées. Les fonds nécessaires aux frais de ces Représentations, furent assignés sur les fonds de la Guerre, & on décerna la peine de mort contre celui qui proposeroit de restituer ces fonds au besoin de l’Etat. Ils ont plus dépensé, dit Plutarque, {p. 41}pour faire jouer les Medées, les Oedipes, les Electres, qu’il ne dépenserent autrefois pour défendre la liberté de toute la Grece contre les Perses. Un Lacédémonien étonné des frais qu’on faisoit pour ces Représentations, dit que des Jeux n’étoient que des Jeux, & ne méritoient pas de pareilles dépenses.

Il en falloit de grandes pour orner une vaste enceinte, qui contenoit une multitude si prodigieuse, qu’afin que la voix s’y fît entendre de tous, côtés, on avoit placé des vases d’airain sur tous les degrés, de maniere qu’il y eût un espace vuide entre ces vases & le mur, afin que la voix s’étendant du centre à la circonférence, & frappant les cavités des vases, les ébranlât suivant leur consonance, qui étoit reglée sur les genres, en harmonique, chromatique, & diatonique, ce que je rapporte sans entreprendre de l’expliquer.

La corruption des mœurs d’Athenes, si l’on en croit les Philosophes de cette Ville, fut causée par celle de la Musique, à laquelle le Théâtre avoit fait perdre son ancienne simplicité. Il est aisé de concevoir que le Théâtre avoit pû corrompre la Musique, qui ensuite avoit corrompu la Poësie, j’entens celle des Chœurs, parce que les Poëtes de {p. 42}Théâtre, pour faire briller les Chants du Chœur, lui donnoient à chanter des Vers dithyrambiques, qui firent abandonner aux Musiciens, leur premiere simplicité. Dans le traité de Plutarque sur la Musique, on trouve le fragment d’une Comédie, où la Musique toute déchirée de coups, répondant à celui qui lui demande quels ont été ses bourreaux, en nomme plusieurs. L’un l’a énervée en mettant douze cordes à la Lyre : l’autre l’a défigurée en introduisant dans les Dityrambes de ridicules inflexions de voix : l’autre l’a fait pirouetter en voulant trouver dans sept cordes douze harmonies différentes.

Que de crimes, puisqu’il suffisoit, suivant Platon, d’une nouveauté introduite dans le chant, pour changer tout l’Etat ! Toucher aux loix de la Musique, selon lui, c’est toucher à celles du Gouvernement. Quelque respect que j’aye pour Platon, j’aime mieux entendre dire à Ciceron, les changemens qui arrivent dans les chants des Musiciens, causent, suivant Platon, ceux d’une Ville. Pour moi je crois que les mœurs de ceux qui gouvernent la Ville, sont la cause de ces changemens ; leurs exemples sont encore plus pernicieux que leurs fautes. Plus exemplo quàm peccato nocent.

{p. 43}Quels devoient être les Magistrats d’une Ville dont la plus sérieuse attention étoit celle de procurer au Peuple l’amusement des Spectacles, & qui faisoient plus de cas d’un bon Comédien, que d’un bon Général d’Armées ! Les Comédiens se mêloient des affaires de l’Etat, & ce fut un Comédien qu’on députa à Philippe pour Ambassadeur : ce qui faisoit dire à Démosthene, qu’un Comédien abusant de l’impunité que son art lui avoit obtenue, portoit des coups mortels à la République, & y tournoit tout au gré de la République à qui il étoit vendu. Cet endroit de Démosthene, qui prouve que les gens sages n’approuvoient pas cette Ambassade, doit détromper ceux qui croyent que la profession de Comédien fut toujours en honneur dans la Grece. Un Comédien très-fameux s’étant un jour mêlé parmi les courtisans d’Agesilas, & surpris de ce que ce Roi ne lui disoit rien, & même ne le regardoit pas, lui dit, Seigneur, ne me connoissez-vous pas ? N’es-tu pas, lui répondit froidement Agesilas, Callipidas le farceur ? Cet Agésilas à la vérité, avoit dans ses mœurs une austérité Lacédémonienne : cependant il n’épargnoit rien pour orner les Jeux qu’on donnoit {p. 44}au Peuple, & il disoit que de ces sortes de choses, il ne falloit être ni trop, ni trop peu curieux.

Les Atheniens auroient été plus heureux, s’ils eussent pratiqué cette leçon. Toujours occupés de Spectacles, ils furent subjugués par Philippe.

Alexandre trouvant que la Comédie moyenne étoit encore trop hardie, ordonna aux Poëtes de ne plus désigner aucune Personne vivante, & de se contenter d’une imitation des mœurs des Hommes en général : & comme le Chœur dans la vieille & moyenne Comédie avoit abusé de sa liberté en chantant des Vers satiriques, il fut, dit Horace, ignominieusement condamné au silence, turpiter obticuit. La Comédie qui fut appellée nouvelle fut sans Chœurs.

Plusieurs Poëtes réussirent dans ce nouveau genre : mais la gloire de Menandre couvrit de ténebres leur nom, dit Quintilien, qui malgré les éloges qu’il donne aux sages Comédies de Menandre, regrette ces graces du langage Attique, & cette éloquente liberté qui regnoit dans la vieille Comédie. Sinceram illam sermonis Attici gratiam, tùm fecundissima libertatis.

Tout dégéneroit, Poësie, Eloquence, {p. 45}Musique, & même Déclamation. On voit par un passage d’Aristote dans sa Poëtique, que les Comédiens de son tems ne valoient point les Anciens. Les grands Acteurs manquent, quand les grands Auteurs manquent. Les beaux jours d’Athenes étoient passés, & les judicieux écrits d’Aristote sur la Poëtique, ne firent pas renaître ces grands Poëtes.

Quelque tems après Alexandre, un nommé Rhinton, fit des Piéces sérieuses & plaisantes, qui furent appellées de son nom Rhintoniques. On pouvoit les appeller aussi Tragi-Comédies, ouvrages enfantés par le mauvais goût.

Pour ranimer la Tragédie mourante, Lycurgue l’Orateur, qui fit achever le Théâtre du Temple de Bacchus, fit copier les Tragédies des trois Grands Poëtes, & les fit déposer dans les archives de la Ville, d’où on devoit les tirer de tems en tems pour en faire une lecture publique. Ce n’étoit point l’usage chez les Grecs, comme parmi nous, de remettre sur le Théâtre les Piéces d’un Poëte mort, parce que les Représentations Théâtrales étoient des combats Poëtiques, où il falloit apporter des Piéces nouvelles. Elles devinrent si médiocres, qu’on rappela les anciennes. Il fut {p. 46}permis de remettre sur le Théâtre les Piéces d’Eschyle : & comme elles avoient beaucoup de défauts, il fut permis à ceux qui les corrigeroient, de les apporter pour combattre contre ces Piéces nouvelles, & quelques-uns de ceux qui les firent jouer après les avoir corrigées, remporterent le prix.

Le même Lycurgue fit aussi élever des Statues de bronze aux trois Grands Poëtes, mais les Statues n’étoient pas rares dans la Grece : les Villes en étoient pleines : on en élevoit à des Poëtes très-médiocres, aux Vainqueurs dans le Jeux Olimpiques, & à leurs chevaux.

Alexandre qui avoit porté dans l’Asie les Poësies d’Homere, y avoit porté aussi les Tragédies de Sophocle & d’Euripide, & ces ouvrages furent cause que la Langue Grecque devint celle de presque tout l’Orient. Le Roi des Parthes célébroit les nôces de son fils, lorsqu’on apporta la tête de Crassus, qu’on jetta à ses pieds. Un Comédien qui récitoit à cette fête quelques morceaux des Tragédies d’Euripide, saisit la tête de Crassus, & plein d’enthousiasme, chanta les Vers qu’Euripide avoit mis dans la bouche d’Agavé portant la tête de Penthée. L’Assemblée chanta toute la suite du {p. 47}même Chœur. Le Roi des Parthes, dit Plutarque, tiroit des Tragédies Grecques les divertissemens qu’il donnoit, & le Roi d’Armenie composoit des Tragédies en Grec.

Les ouvrages d’Eschyle, de Sophocle, & d’Euripide avoient repandu l’amour de la Tragédie dans l’Orient aussi-bien qu’en Sicile, où Denys avoit fait élever un Théâtre ; cependant la véritable Tragédie morte avec ces trois Poëtes, ne ressuscita point. Elle eût du ressusciter à la Cour des Ptolomées, si la faveur des Princes faisoit naître les Genies. Callimaque qui dans cette Cour composa des Tragédies & des Comedies, n’a été loué des Anciens, que pour avoir su tourner le Vers Elegiaque.

Athenes, quoique prise par Demétrius, & traitée si inhumainement par Sylla, reduite presque en une solitude, conserva toujours l’amour des Vers, des Danses, de la Musique, & des Disputes philosophiques. Elle se consoloit de tomber sous des Maîtres, & d’en changer, pourvu qu’elle pût se flatter de conserver l’empire de l’Esprit. Lorsque les Scythes la prirent sous Claude II, ils étoient prêts à mettre le feu à un grand amas de Livres. On les arrêta en leur {p. 48}faisant faire réflexion que tant que les Athéniens seroient si amoureux des Livres, leurs Armes ne seroient point à craindre.

Tous les malheurs qui depuis la guerre du Peloponese arriverent à ce Peuple si spirituel, si amateur de tous les beaux Arts, & si propre a y exceller, font voir combien peut devenir funeste la passion demesurée de ces Amusemens dont on ne doit être, comme disoit Agesilas, ni trop, ni trop peu curieux.

CHAPITRE III.
En quoi consiste le Plaisir de la Tragédie, & de la grande émotion que causoient les Tragédies Grecques. §

Nous avons vu les Peuples voisins de la Grece, rechercher avec empressement les Ouvrages de ses Poëtes Dramatiques. Nous verrons les Romains curieux d’apprendre ce qu’avoient écrit Sophocle, Eschyle, & même Thespis.

Quid Sophocles, quid Thespis, & Eschylus utile ferrent.

Nous verrons quel fut aussi à la renaissance des Lettres le zele des Italiens, {p. 49}des Espagnols, & le nôtre, non pas à étudier ces Modeles, mais à les louer, & à publier que nos Ouvrages étoient dans le même Gout.

Ce Gout nous a donc paru à tous, être le seul bon : ce qui est d’autant plus remarquable, que tout Poëme Dramatique ayant été fait pour plaire à une Nation, & non pas pour amuser les autres, pour être représenté dans cette Nation, & non pas pour y être lû, doit beaucoup perdre devant des Etrangers qui ne le peuvent connoître que par la lecture. Et que ne doivent point perdre après tant de siecles, & devant nous les Tragédies Grecques, qui dépouillées de la magnificence de ces Représentations dont j’ai parlé, le sont encore de l’Harmonie d’une Déclamation, qui par la variété de la versification, devoit être une espece de Musique, & de leur véritable Musique, qui étoit celle de leurs Chœurs ?

Ces Chœurs que le Peuple, quand on les chantoit, devoit entendre, puisque les Poëtes n’eussent pas pris la peine d’y rechercher un stile que le Peuple n’eût point entendu, sont souvent inintelligibles à nous qui les étudions, & leur seule obscurité suffiroit pour nous rebuter de {p. 50}ces Tragédies, si elles n’avoient un charme pour nous attirer. Et quel est ce charme ? Une Action qui terrible par elle-même, est conduite par le Poëte avec une telle vivacité, que la seule lecture de sa Piéce nous entretient dans une continuelle émotion. Quel autre plaisir cherchons-nous dans la Tragédie ?

Un Criminel qu’on conduit à l’échafaut, y trouve des Spectateurs qui l’attendent. Un Homme qui dans une Place publique raconte en gémissant une avanture cruelle, se voit bientôt environné d’auditeurs, parce que tout tant que nous sommes, nous trouvons un secret plaisir à voir où à entendre raconter les malheurs de nos pareils.

Suave, mari magno turbantibus æquora ventis,
E terrâ magnum alterius spectare laborem.

Ces deux Vers de Lucrece nous conduisent à la source du Plaisir que nous cause la Tragédie.

Qu’un homme soit tué dans la rue, le Peuple accourt pour contempler ce cadavre percé de coups. Pourquoi y courent-ils ? Pour s’attrister & pour pâlir, suivant la remarque de S. Augustin : Concurrunt ut contristentur, ut palleant. Le Peuple de Rome qui couroit à des combats de Gladiateurs, & le Peuple d’Athenes {p. 51}qui couroit à des Représentations Tragiques, étoient l’un & l’autre emportés par le même attrait. Le Plaisir de voir nos pareils dans la peine nous saisit malgré nous ; ce que prouve S. Augustin par l’exemple de son Ami, qui devint épris du Spectacle des combats de Gladiateurs, pour avoir vû une fois couler le sang d’un de ces malheureux. Il but, dit ce Pere, la fureur à longs traits, & sans s’en appercevoir se laissa enivrer de ce plaisir barbare.

Notre ame n’est jamais si contente que quand elle est dans une grande émotion, & la Nature a mis en nous une très-grande facilité à être émus, non pour nous rendre barbares, mais pour nous rendre au contraire secourables à nos pareils. Elle veut que nous courions à ceux qui gémissent, & que nous soyons prêts à gémir avec eux, pour être prêts à les soulager.

C’est donc, suivant un ordre établi par la Nature, que nous sentons du plaisir, comme le dit Lucrece, à voir nos pareils dans un malheur dont nous sommes exemts ; & nous trouvons un autre plaisir dans la compassion que nous avons pour eux. On aime à compatir, dit S. Augustin, libet esse misericordem : c’est {p. 52}l’effet de l’amour que nous avons naturellement les uns pour les autres, & hoc de illâ venâ amicitiæ est. En même-tems que notre compassion flatte notre amour propre, elle paroît nous faire honneur. Mais la compassion n’est point sans douleur : on aime donc quelquefois la douleur ? Sans doute, répond saint Augustin : le Spectateur n’est invité au Théâtre que pour sentir la douleur, tantùm ad dolendum invitatur. Si le Spectacle ne l’afflige point, il s’en va mécontent ; s’il l’afflige, sa douleur fait son plaisir, Dolor ipse est voluptas ejus. Il reste attentif, & se plait dans ses larmes, manet intentus & gaudens lacrymatur. C’est à la vérité une misérable folie, miserabilis insania, de s’attendrir ainsi sur des Fictions : mais les Poëtes profitent de notre foiblesse pour nous causer du plaisir. Il seroit à souhaiter qu’ils en profitassent aussi pour nous rendre meilleurs.

Les premiers Auteurs de Tragédies, sans avoir fait toutes ces réflexions, ne songerent qu’à contenter cet empressement qu’ils virent dans les hommes, à contempler des choses tristes. Ils chercherent les Sujets les plus propres à les émouvoir, comme une fille immolée par son Pere, deux freres qui s’entretuent, {p. 53}un Mari égorgé par sa Femme, un Fils assassinant sa Mere, ce Fils poursuivi ensuite par les Furies, & quel Spectacle que celui de cinquante Furies si hideuses, que plusieurs femmes enceintes se blesserent de frayeur ! Une Furie a un regard Tragique, dit Aristophane, Βλέπει τραγῳδικον : sur quoi son Scholiaste observe qu’on voyoit souvent dans les Tragédies des Furies armées de flambeaux.

Les Poëtes Grecs trouvoient dans les traditions de leurs Pays des Sujets très-favorables, & presque tous dans des familles Royales. Ce n’étoient que meurtres ; les criminels étoient punis par d’autres criminels, & leurs punitions devenoient de nouveaux crimes. Des Républiquains étoient contents de voir les Rois être les jouets de la Fortune, & les objets de la colere divine.

Les Poëtes ajustoient au Théâtre les Sujets pour les rendre plus terribles ; & la Religion contribuoit à les rendre vraisemblables : cette remarque est nécessaire pour bien entendre les Tragédies Grecques. Ces Peuples étoient persuadés que les Dieux haïssoient les hommes, & particulierement certaines familles, où les crimes se perpétuoient, & où les enfans {p. 54}étoient punis des fautes de leurs Peres. Les Dieux ordonnoient les crimes, & les punissoient. Injustes & cruels, ils demandoient des victimes humaines, & cependant nulles plaintes contre ces Dieux dans les Tragédies ; les Malheureux ne se plaignent que de leur destinée : le Destin étoit supérieur aux Dieux mêmes. Œdippe dans Sophocle dit qu’Apollon est l’auteur de tous ses maux, & dans Euripide il s’adresse ainsi au Destin : O Destin que tu m’as rendu malheureux ! avant que d’être conçu dans le sein de ma mere, mes crimes avoient été prédits. En naissant j’ai été par mon Pere, exposé à la mort, & funestement sauvé ; j’ai versé le sang de mon Pere, j’ai souillé le lit de ma Mere, j’ai eu d’elle des Fils qui étoient mes Freres, & que je viens de voir s’entretuer. Chargé des imprécations de mon Pere, j’ai chargé des miennes mes enfans ; aurois-je été cruel contre eux & contre moi-même, sans quelque Dieu ? Il finit toutes ces plaintes par cette Sentence : Il faut qu’un mortel se soumette à la nécessité ordonnée par les Dieux : Τας ἐκ ϑεῶν ανάγκας.

Les imprécations des Peres sur des enfans innocens, avoient toujours leur effet, & tout étoit ordonné par la Nécessité. Promethée dont tout le crime est {p. 55}d’avoir fait du bien aux hommes, est attaché, dans Eschyle, à un rocher, avec des clous de diamans par la Nécessité. Tout Dieu qu’il est, il reconnoît la force de la Nécessité à laquelle on ne peut résister Αηαγκης ἀδηριτον οθενος. Et par qui selon lui la Nécessité est-elle gouvernée ? Par les Parques & les Furies ? C’est cette Divinité, qui portant des clous, précede la Fortune, suivant Horace.

Te semper anteit sæva Necessitas,
Clavos trabales, & cuneos manû
Gestans aenâ.

Les meurtres, les incestes, les parricides étoient aux yeux des Grecs des évenemens ordonnés par les Dieux. Quand Ajax s’est jetté sur son épée, son Frere faisant réflexion qu’il s’est tué avec la même épée qu’Hector lui avoit donnée, dit dans Sophocle : Pour moi je soutiens que les Dieux ont arrangé cet évenement ; ils arrangent tout ce qui arrive ; que ceux qui pensent autrement, gardent leur sentiment, je garderai toujours celui-ci.

Les Poëtes Tragiques n’avoient pas répandu ces opinions : elles étoient beaucoup plus anciennes qu’eux, on les trouve dans Homere ; & il est aisé de reconnoître qu’elles sont une suite de Traditions obscurcies par les Fables. Suivant Homere {p. 56}une Furie, qui n’est occupée qu’à nuire aux hommes vole toujours dans les airs : la Déesse Até marche sur la tête des hommes cherchant à les écraser. Elle offensa autrefois Jupiter même, qui la précipita du Ciel. Agamemnon reconnoît combien son emportement contre Achille, cause de malheurs ; mais les Peuples ont tort de l’en accuser ; Jupiter, le Destin, & la Furie Ιἐροϕοιτις l’ont voulu ; on ne peut resister à la Volonté divine. On voit encore dans Homere la suite funeste des imprécations des Peres contre les Enfans : on y voit aussi la haine des Dieux contre les hommes. Jupiter ne puise jamais pour eux dans le tonneau des biens, sans y mêler de celui d’amertume ; & pour plusieurs hommes, il ne puise que dans le tonneau d’amertume.

Il faut chercher l’origine de ces monstrueuses opinions. 1°. Dans la corruption de notre cœur. L’Homme coupable, dit M. Bossuet, troublé par le sentiment de son crime, regardoit la Divinité comme ennemie, dont la haine implacable pour le Genre Humain, exigeoit des victimes humaines. Il est même remarquable que les Etres malfaisans étoient plus anciens que les autres. Les Furies, dans Eschyle se regardent {p. 57}comme de très-anciennes Divinités, & méprisent Apollon & Minerve, comme Divinités de nouvelle création.

2°. Il en faut chercher l’origine dans une Tradition de vérités, obscurcie par les Fables. Les hommes avoient entendu parler de la chute d’Esprits celestes, qui étoient devenus Etres malfaisans, de la malédiction de Noé sur son Fils, du sacrifice demandé à Abraham, des suites d’un péché d’un premier Pere. Il étoit aisé à Euripide de faire paroître Hippolyte coupable, en le dépeignant comme un orgueilleux qui s’étoit déclaré l’ennemi, non-seulement de l’Amour mais du Mariage. Hippolyte prêt à mourir, en déclarant qu’il est innocent, & que les imprécations de son Pere sont injustes, reconnoît qu’il périt à cause des anciens crimes de ses Ancêtres : παλαιῶν προγενητὀρων.

Il étoit aisé à Sophocle de faire paroître Œdippe coupable. Puisque son avenir lui avoit été prédit, pourquoi a t’il tué un homme ? Pourquoi s’est-il marié ? Œdippe étoit destiné à des crimes involontaires, & ce que le Destin a ordonné arrive toujours, on ne peut fléchir les Parques, ni par les prieres ni par les sacrifices. Les Dieux mêmes ne peuvent changer leurs decrets, comme il est dit dans Ovide Metam. L. 15.

{p. 58} Superosque movet, qui rumpere quanquam
Ferrea non possunt veterum decreta sororum.

Il est inutile, dit le Chœur dans Alceste, d’aller aux Autels du Destin, la seule Divinité que les sacrifices n’appaisent pas.

Parmi les Hymnes attribuées à Orphée, on en trouve une adressée aux Parques ; elles y sont appellées, infléxibles, inexorables : tout ce qu’elles ont ordonné, arrive nécessairement, & l’Hymne finit cependant par ces paroles, O Parques recevez mes prieres & mes libations. Quoiqu’on fût instruit des décrets du Destin, & qu’on fût persuadé qu’ils étoient infaillibles, on faisoit ses efforts pour en empêcher l’execution ? Hector sait que le Destin a ordonné la ruine de Troye, & il combat pour la sauver. Les Philosophes partisans du systeme de la Nécessité, exhortoient à la vertu.

Nous ne pouvons concilier entre elles, les opinions des Anciens, ni comprendre leur Religion. Je n’ai voulu que montrer ici que cette Religion fournissoit à leurs Poëtes des Sujets très-capables de jetter cette grande émotion, qui fait le plaisir de la Tragédie, & qui a toujours causé le succès de celle d’Œdippe. La Religion qui rendoit ce Sujet {p. 59}plus terrible, ne subsiste plus. Ce Sujet n’a jamais été parfaitement traité que par Sophocle : cependant de quelque maniere qu’il ait été traité, il a ému ; par conséquent il a plu : & dans toutes les Nations qui ont élévé des Théâtres. Œdippe a paru. Le Sujet de Merope a de même été bien reçu, quoique traité sans vraisemblance, parce que les circonstances de cet Evenement nous sont inconnues : nous savons seulement qu’une Mere reconnoissoit son Fils dans le moment qu’elle alloit le tuer, ce qui suffit pour causer une grande émotion, & par conséquent pour faire recevoir favorablement ce Sujet sur tous les Théâtres.

Ceux qui donnerent aux Anglois & aux Hollandois leurs premieres Tragédies, ne les remplirent de meurtres, & n’étalerent l’appareil des supplices sur le Théâtre, que dans l’intention d’émouvoir & de contenter leurs Spectateurs. Les meurtres ne s’exécutoient pas sur le Théâtre d’Athenes, 1°. Parce que la présence du Chœur y eût souvent mis obstacle, 2°. Parce qu’Eschyle, comme je l’ai dit plus haut, fit réflexion qu’il étoit dangereux d’accoutumer les Spectateurs à voir couler le sang. Ainsi Medée ne tuoit pas devant eux ses Enfans : mais {p. 60}elle les apportoit morts, & les corps de ceux qui avoient été tués, étoient souvent apportés sur la Scene. Dans l’Antigone un Pere arrive tenant dans ses bras son Fils qui vient de se tuer ; on lui présente en même tems le corps de sa Femme qui vient aussi de se donner la mort ; c’est lui qui est la cause de ces deux cruels Evenemens, & il se trouve entre ces deux cadavres. Dans les Pheniciennes, les cadavres d’Etéocle, de Polinice & de Jocaste sont apportés : Œdippe au milieu de ces trois cadavres, prie sa Fille, parce qu’il a les yeux crevés, de conduire sa main tremblante, sur le corps de ses Fils & sur le corps de celle qui a été sa Mere & sa Femme.

Nous trouvons, je l’avoue, quelque chose d’atroce dans des Tragédies de cette nature. La qualité des Spectateurs que les Poëtes d’Athenes avoient à émouvoir, les obligeoit, comme je le ferai voir dans la suite, à employer de pareils moyens, qu’ils employoient cependant avec sagesse, puisqu’ils écartoient les meurtres de leurs yeux. Ainsi le Théâtre d’Athenes ne fut jamais, comme le notre l’est presque toujours, un lieu qui retentît d’amoureuses plaintes, ni, comme celui de Londres l’a si souvent {p. 61}été, un lieu baigné de sang ; mais il fut toujours un lieu baigné de larmes. Il retentissoit des lamentations de véritables Malheureux, d’une Hecube, d’un Œdippe, d’un Philoctete &c. Ce n’étoient que gémissemens, que larmes ; & les Poëtes choisissoient le plus qu’ils pouvoient des Femmes pour composer les Chœurs : les Femmes qui sont pleureuses, étant plus propres que les Hommes à repéter les αἶ, αἷ, ϕευ, ϕευ, οττοτὸι.

Ces Poëtes Tragiques alloient donc directement à la fin de leur Art, ne songeant qu’à exciter une grande émotion, le véritable plaisir de la Tragédie ; parce que notre Ame, comme je l’ai dit, n’est jamais si contente, que quand elle est dans l’émotion. Cette Tragédie étoit donc agréable. Etoit elle également utile ? N’étoit il pas dangereux de représenter devant le peuple, tant de crimes & d’actions cruelles. N’étoit il pas dangereux d’entretenir un peuple dans les larmes ?

Le premier reproche ne fut point fait aux Poëtes, par ce que ces actions cruelles, & ces crimes, étoient, comme je l’ai déja dit, des évenemens ordonnés & conduits par les Dieux. Quelques Philosophes leur firent ce second reproche. Il étoit {p. 62}difficile que l’union regnât entre les Poëtes & les Philosophes ; ceux-ci étoient souvent attaqués sur le Théâtre : Aristophane ne les épargnoit pas. Platon se déclara contre les Poëtes ; Aristote fut d’un sentiment très-opposé à celui de Platon. Je vais rapporter l’un & l’autre sentiment.

CHAPITRE IV.
La Tragédie est-elle utile ? Platon condamne toute Poesie qui excite les Passions. §

La Tragédie ne fut pas reçue sans contradiction à Athenes ; je parle de celle même de Thespis (si elle peut être appellée Tragédie) qui quoique trop grossiere encore pour être capable d’émouvoir les Passions, allarma Solon qui s’écria en frappant du pied contre terre, que de pareils amusemens, si on les permettoit, parleroient enfin plus haut que les Loix. Ce n’étoit point la peinture des Passions voluptueuses qu’il craignoit : il en étoit si peu ennemi, que dans sa vieillesse, il chantoit encore dans ses Vers l’Amour & le vin : il craignit que toutes ces lamentations dont {p. 63}le Théâtre retentissoit, n’affoiblissent le courage de l’ame. Les Lacédémoniens ne voulurent jamais écouter ni Tragédie ni Comédie, disant qu’il n’étoit pas permis d’entendre même par amusement, ceux qui contredisoient les Loix.

Platon pensa des Spectacles comme Solon, & poussa la sévérité jusqu’à condamner toute Poësie imitative. Sa raison est rapportée dans Ciceron. Les Poëtes, disoit-il, en nous présentant des Héros qui se lamentent, amolissent les ames, & font perdre à la Vertu tous ses nerfs. Lamentantes inducunt fortissimos viros, molliunt animos nostros … nervos omnes virtutis elidunt. Il vaut mieux entendre parler Platon lui-même. Je vais en rapporter un Passage très-beau, & traduit par celui de nos Poëtes Tragiques, qui a si bien su émouvoir les Passions.

Traduction d’un passage du dixiéme Livre
de la République contre les Spectacles & les Poëtes.

Socrate, Glaucon.

« De tout ce que nous venons de dire, il faut donc conclure que la Poësie imitative non plus que la Peinture, n’a point pour but de nous faire connoître {p. 64}la vérité ; mais seulement de flatter ce ce qu’il y a en nous de plus foible & de moins conforme à la Raison. Gl. J’en tombe d’accord. Soc. Or cette imitation étant de soi vaine & frivole, venant à se mêler à ce qu’il y a de vain & de frivole en nous, peut-elle produire autre chose que des effets très-frivoles ? G. Je ne le crois pas. S. Examinons de plus près la chose, & considerons si cette Partie de notre ame avec laquelle la Poësie imitative a du rapport, est en effet frivole ou sérieuse. G. J’y consens. S. N’est-il pas vrai que cette Poësie imite les Hommes en tant qu’ils font des actions ou forcées ou volontaires, & qu’il deviennent heureux ou malheureux, à ce qui leur semble, par ces actions ; je veux dire qu’il leur en arrive d’être ou dans la joie ou dans la tristesse ? G. Cela me paroît ainsi. S. Et vous paroît-il que dans toutes ces occasions, l’Homme soit bien d’accord avec lui-même, ou ne vous semble-t-il pas au contraire, que de la même façon que ses yeux le trompent souvent, & lui font avoir d’un même objet des opinions toutes contraires, il est aussi très-contraire & très-opposé à lui-même dans la plupart des choses {p. 65}qu’il fait ou qui lui arrivent ? Car nous sommes déja convenus que notre Ame est toute pleine de ces sortes de contrariétés. G. Je m’en souviens. S. Nous sommes convenus par exemple, que si un homme naturellement doux & moderé, vient à perdre ou son Fils ou quelque autre chose qui lui soit extrêmement chere, il portera plus patiemment cette perte que ne seroit un homme d’une autre humeur. G. Vous dites vrai. S. Nous ne disons pas qu’il sera entierement exemt d’affliction, car il n’est pas possible qu’une pareille perte ne le touche ; mais n’est-il pas vrai que son affliction sera plus moderée que celle d’un autre ? G. Sans doute. S. N’en demeurons pas là, mais dites-moi dans quel tems il se roidira le plus contre son affliction. Sera-ce quand il se trouvera seul ou en compagnie ? G. Ce sera sans doute lors qu’il sera devant le monde. S. Vous convenez donc que lorsqu’il sera seul & abandonné à lui-même, il dira ou fera des choses qu’il seroit bien fâché qu’on lui vît faire ou qu’on lui entendît dire ? G. Qui en doute ? S. Ainsi ce qui le porte à combattre sa douleur, c’est la Loi & la Raison, & ce qui le {p. 66}porte au contraire à s’y livrer, c’est la Passion ? G. Cela est ainsi. S. Puis donc que le même homme se sent ainsi tirailler de deux côtés, il s’ensuit qu’il y a en lui deux Parties tout opposées. G. Il le faut bien. S. L’une qui ne répugne point à la Loi, mais qui est prête à la suivre en tout. G. Expliquez-vous je vous prie. S. La Loi dit, par exemple, qu’il est beau d’être ferme dans les accidens, & de ne point se laisser abattre. Et la raison qu’elle en donne, c’est qu’il n’est pas trop sur si ce sont en effet des biens ou des maux ; que celui qui s’en afflige ne tirera dans la suite aucun fruit de s’être affligé ; que les choses de la vie ne méritent pas même une fort grande attention, & qu’enfin l’affliction est un obstacle à ce qu’il y auroit de plus important à faire dans ces accidens. G. Et que faut-il faire ? S. Bien examiner le parti qu’on doit prendre alors, voir si comme les habiles joueurs nous pourrons rectifier par notre bonne conduite le mauvais coup que le dé nous a amené, & ne pas faire comme les enfans qui étant tombés, perdent le temps à crier en portant la main à l’endroit où ils se sont blessés ; mais au contraire accoutumer {p. 67}notre ame à appliquer promptement des remedes à la playe, sans s’amuser à se lamenter. G. C’est sans doute ce qu’il y a de mieux à faire dans les malheurs que la Fortune nous envoye. S. Et c’est aussi à quoi la plus saine Partie de notre Ame n’a nulle peine à obéir. G. Sans doute. S. Comment donc appellerons-nous cette autre Partie qui ne cesse de nous attendrir sur nous-mêmes & sur notre mauvaise fortune, qui nous porte aux plaintes, & qui ne peut se rassasier de lamentations ? Ne dirons-nous pas que c’est quelque chose d’insensé, de lâche & de timide ? G. Il faut bien le dire. S. Convenons aussi que ce qui s’afflige & ce qui se plaint étant très-facile à représenter, fournit beaucoup à la Poësie Dramatique, & qu’au contraire une ame ferme & paisible étant toujours égale & uniforme est très-difficile à représenter, & que la peinture qu’on en pourroit faire ne seroit gueres vive ni gueres propre à frapper cette multitude d’hommes qui s’assemblent d’ordinaire dans les Théâtres. Car ce seroit leur peindre une chose trop éloignée de leur mœurs, & qui leur est entierement inconnue. G. Cela est très-vrai. {p. 68}S. Le Poëte même Dramatique se sent peu de génie pour exprimer cette tranquillité de l’ame, tout le but de son art n’allant qu’à plaire au commun des hommes. Tout au contraire il excelle, & son génie le porte naturellement à peindre une Ame troublée & pleine de discorde & d’agitations, ce caractere étant bien plus susceptible d’imitation. G. Sans doute. S. Ce n’est donc pas sans raison que nous entreprenons de le condamner, & que nous le comparions tantôt aux Peintres, puisqu’il a de commun avec eux de ne travailler qu’à des choses frivoles si on les compare à la vérité, & de songer à plaire à toute autre chose qu’à la Partie saine & solide de notre ame. Nous ne recevons donc point dans une Ville gouvernée par de sages Loix, un homme qui nourrit & qui fortifie dans l’ame ce qui est insensé, & qui affoiblit ce qu’il y a de conforme à la Raison. Car de même qu’un homme qui dans une République appuyeroit le parti des méchans & les rendroit les plus forts, & qui au contraire opprimeroit le parti des gens de bien, perdroit entiérement cette République : ainsi le Poëte Dramatique introduit dans l’Ame un très-pernicieux {p. 69}gouvernement, par le soin qu’il prend de flatter ce qui est en elle d’insensé, ne se connoissant ni à ce qui est grand ni à ce qui est petit, mais jugeant au hazard de toutes choses, & tantôt se faisant de la même chose de grandes idées & tantôt de petites, & n’approchant jamais de la vérité. G. Tout cela est vrai. S. Mais nous n’avons pas encore découvert ce qu’il y a de plus mauvais dans cette Poësie. Et n’est ce pas une chose bien terrible de voir combien elle est capable de corrompre les plus gens de bien à la reserve d’un très petit nombre ? Elle le peut si elle est telle que nous le disons. Ecoutez & vous jugerez si j’ai raison. N’est-il pas vrai que tout tant que nous sommes, je dis même les plus raisonnables, lorsque nous voyons représenter dans Homere ou dans les Tragiques, quelques-uns des Héros dans l’affliction, & que nous les entendons se lamenter, pousser des cris, & se frapper l’estomach, nous sentons du Plaisir & nous abandonnant à ces représentations, nous nous y laissons entraîner. Et compatissant & nous affectionnant à ces Héros ainsi affligés, nous louons & nous regardons comme un excellent Poëte {p. 70}celui qui sait nous mettre dans cette disposition ? G. Et qui en doute ? S. Mais en même tems s’il nous arrive à nous-mêmes quelque malheur, n’est-il pas vrai que nous nous savons bon gré si nous faisons tout le contraire de ce que nous avons approuvé dans le Poëte ; je veux dire si nous pouvons gagner sur nous de prendre patience & de demeurer en paix, reconnoissant que ce parti est celui d’un homme, au lieu que l’autre est celui d’une femme. G. Je conçois ce que vous dites. S. Y a t-il donc de la raison quand nous voyons faire à un homme des choses que nous serions honteux de faire, au lieu que nous devrions l’avoir en horreur, de nous y plaire & de l’approuver ? Cela ne paroît point raisonnable. Non sans doute cela ne l’est pas : sur tout si nous regardons la chose du côté qu’il la faut regarder. G. De quel côté ? S. Si nous considérons que cette Partie de notre Ame contre laquelle la Raison veut que nous combattions dans l’adversité, cette Partie dis-je laquelle est affamée de pleurer & de sangloter, & qui est naturellement insatiable de lamentations, c’est cette même Partie que la Poësie flatte & qu’elle {p. 71}cherche à rassasier, & qu’alors cette autre Partie de notre Ame qui est la plus excellente, ne se trouvant pas encore assez fortifiée par l’habitude & par la Raison, devient plus négligente à tenir en bride la Partie pleureuse, supposant que ces malheurs qu’elle voit représenter ne la regardent pas, & s’imaginant qu’il n’y a aucun mal à plaindre & à louer même un autre homme, qui passe d’ailleurs pour un homme de vertu, lequel s’abandonne mal à propos à la douleur. Et notre Ame compte même alors pour un gain le plaisir qu’elle en reçoit, & seroit bien fâchée de s’en priver en méprisant ces sortes de Poëmes. Car bien peu de gens font réfléxion que ces sentimens d’autrui passent infailliblement en eux-mêmes : étant bien clair qu’après avoir nourri cette Partie foible par la contemplation des malheurs des autres, il ne sera pas aisé de la contenir dans ceux qui nous arriveront à nous-mêmes. G. Vous dites très-vrai. S. N’en dirons-nous pas autant du Ridicule ? Je veux dire que quelque aversion que vous ayez pour faire le Personnage de bouffon, si néanmoins vous prenez trop de plaisir aux bouffonneries des Comédies ou même {p. 72}des conversations, il vous arrivera le même inconvénient que dans les imitations Tragiques, je veux dire que vous vous accoutumerez à faire ce que vous aurez approuvé. Et au lieu que vous reteniez en vous ce qui vous excitoit à vouloir faire rire les autres dans la crainte de passer pour bouffon, vous le lachez alors, & lui donnant pleine liberté, vous succombez aux occasions & vous faites insensiblement le Personnage de Farceur. G. Cela est vrai. S. Disons la même chose de l’Amour de la Colere, & de toutes les autres Passions de l’Ame qui regardent ou le plaisir ou la douleur, & confessons qu’elle nous surmontent dans toutes les occasions, étant fortifiées en nous par la Poësie, qui au lieu de les secher, les arrose & les nourrit, au lieu de les faire obéir les rend maîtresses, & par-là d’heureux & de vertueux que nous étions, nous rend les plus méchans & les plus malheureux de tous les hommes. Ainsi donc, ô mon cher Glaucon, lorsque vous rencontrerez de ces effrénés amateurs d’Homere qui vous disent que ce Poëte a instruit la Grece, & qu’on ne peut trop le lire ni l’étudier toute sa vie, ni trop se conformer à ses préceptes {p. 73}si l’on veut bien se conduire parmi les hommes, il leur faut répondre avec amitié, comme à de bonnes gens qui se connoissent en Poësie, & leur avouer qu’Homere est en effet le plus grand des Poëtes, & le premier des Poëtes Tragiques ; mais que pourtant nous ne pouvons recevoir dans notre République d’autres ouvrages de Poësie que les Hymnes & les louanges des Dieux, persuadez que nous sommes que du moment que nous y recevrons cette autre Poësie molle & voluptueuse, ce ne seront plus les Loix ni la Raison qui y regneront, mais seulement la douleur & la volupté. G. Vous dites vrai. S. Voilà ce que nous dirons pour notre défense à ceux qui nous accusent d’avoir banni la Poësie de notre République. Nous avons crû ne faire en cela que nous rendre à la Raison. Et en même-tems nous prierons la Poësie de ne point imputer cette sévérité à aucune grossiereté, ni à aucune rusticité, comme si nous voulions épouser la querelle qui dure depuis si longtemps entre la Poësie & entre la Philosophie, qui a donné lieu à tant d’invectives des Poëtes contre les Philosophes. Que si la Poësie Dramatique {p. 74}veut s’opiniatrer à demander entrée dans notre République, & prétend nous prouver par raisons qu’on ne la peut exclurre des Républiques bien reglées, nous lui dirons que très-volontiers nous la recevrions, si nous consultions le plaisir qu’elle nous donne, & les charmes que nous lui trouvons ; mais que nous ne croions pas qu’il nous soit permis de trahir ce qui nous paroît la vérité. Car, mon cher ami, n’êtes-vous pas aussi de ceux qui sont charmés de la Poësie, surtout lorsqu’elle se présente à vous dans Homere ? G. J’en suis touché au dernier point. S. Hé bien permettons à ses défenseurs qui sans être Poëtes eux-mêmes, sont épris de la Poësie, de plaider sa cause par un discours simple & sans harmonie. Qu’ils nous prouvent que non seulement elle est agréable, mais qu’elle est même très-utile dans les Républiques pour la conduite de la vie. Nous les écouterons très-volontiers, & nous croirons gagner beaucoup, si avec le plaisir, nous trouvons encore en elle cette utilité qu’ils prétendent. Et comment n’y gagnerions-nous pas ? Que s’ils ne peuvent nous le prouver, ne ferons nous pas, ô mon Cher, ce que font les gens qui étant tombés dans {p. 75}de violentes passions, viennent à connoître le danger où ces passions les peuvent jetter ? Ils ont beaucoup de peine à s’en détacher, mais pourtant ils s’en détachent. Et nous tout de même étant naturellement prévenus d’inclination pour cette charmante & aimable Poësie en considération du plaisir qu’elle nous a autrefois donné, nous souhaiterons qu’elle nous paroisse très-bonne & très-utile pour le gouvernement de notre République. Mais si elle ne peut nous persuader de cette utilité, nous l’écouterons, mais avec toute la précaution nécessaire, & après nous être fortifiés contre ses enchantemens par toutes les raisons que nous venons de dire, de peur de retomber encore dans cette passion que nous avons eue pour elle dans notre jeunesse, & que le commun des hommes a toujours pour elle. Et nous demeurerons fermes dans l’opinion qu’on ne doit point se livrer à elle, ni l’étudier comme quelque chose de serieux & de conforme à la vérité ; mais qu’il faut au contraire que tout homme qui craint de voir troubler l’œconomie de son ame soit en garde contre elle, & ne l’écoute qu’avec crainte. G. J’en tombe d’accord. {p. 76}S. Car c’est un grand combat, ô mon cher Ami, & plus grand qu’on ne sauroit croire que celui qui nous est proposé, dans lequel il s’agit d’être homme de bien ou d’être un méchant. Et il n’y a ni louanges, ni richesses, ni dignités, ni Poësies qui doivent nous détourner de l’amour de la justice & des autres vertus. G. Je le reconnois comme vous après tout ce que nous en avons dit. S. Cependant nous n’avons pas encore touché les plus grandes récompenses qui sont réservées à la Vertu. G. Il faut que ces récompenses soient bien grandes, si elles le sont plus que celles dont vous avez parlé. S. Et qu’est-ce qu’on peut appeller grand lorsqu’il se passe en très-peu de temps ? Pouvez-vous appeller une longue durée celle de notre vie depuis l’enfance jusqu’à l’extrême vieillesse, si vous la comparez à l’Eternité ? C’est moins que rien. Quoi donc, croyez-vous qu’une chose immortelle ne doive travailler que pour un temps si court, & non pas pour tous les temps ? G. Non sans doute, si cela… S. Mais pourquoi dites-vous si cela…. Est-ce que vous ne savez pas que notre ame est immortelle & qu’elle ne périt jamais ? »

{p. 77}Puisque Platon pousse la sévérité jusqu’à condamner la Poësie Epique, nous sommes certains qu’aucune Tragédie n’eût eu son approbation.

Il condamne dans un autre endroit la Comédie, parce qu’étant une imitation des folies & des Passions de la jeunesse, elle peut entraîner à l’amour vulgaire, c’est-à-dire, à celui qu’il oppose à l’Amour de la Vérité & de la Vertu. Condamnons comme lui tous les Ouvrages qui peuvent nous précipiter dans cet Amour qu’il appelle vulgaire, & profitons de ce qu’il a dit de bon. Le Passage que je viens de rapporter, contient de très-belles Reflexions, & finit par une grande vérité dont nous devons être mieux persuadés que Platon. Cette vie si courte, ne mérite pas que nous en soyons tant occupés, & un Etre immortel ne doit travailler que pour l’Eternité. Cette seule Pensée suffit pour nous faire regarder comme très-frivole, non seulement la Poësie, mais tout ce qui n’est pour les Hommes qu’amusement. Comme les Hommes cependant ont besoin de quelques amusemens, il s’agit de les leur rendre utiles, & on peut les rendre meilleurs, en frappant à propos en eux, cette Partie de leur ame, que Platon {p. 78}apelle la partie foible, cette partie qui aime à s’attendrir & à pleurer, parce que c’est elle qui les fait compatir aux malheurs de leurs semblables.

C’est ce que je ferai voir en examinant le sistême d’Aristote sur la Tragédie, que je vais tâcher de développer.

§. I. Aristote exhorte les Poëtes à exciter la Crainte & la Pitié, qui sont, selon lui, les deux Passions essentielles à la Tragédie. §

La sévérité de Platon contre les Poëtes, n’est pas ce qui me le fait paroître admirable ; elle n’appartient qu’à des Hommes plus parfaits que lui. J’admire un S. Augustin quand il se repent des larmes que Didon lui a fait verser, & du tems qu’il a perdu à suivre Ænée dans ses voyages ; mais je soupçonne Platon de mauvaise humeur contre la Poësie, dans laquelle il n’avoit pu briller, quand il condamne jusqu’à la Poësie Epique. N’est-il pas lui-même Poëte en plusieurs de ses Dialogues ? Et n’est-ce point une Poësie imitative que son Banquet, dans lequel Aristophane parle d’une maniere très-digne de lui, & par conséquent très-peu convenable à une sage compagnie, & où Socrate tient sur l’Amour un langage, {p. 79}qui dans quelque sens qu’on veuille l’entendre (suivant la remarque de Denys d’Halicarnasse) n’est pas digne de Socrate.

Sans chercher les raisons qui ont pu engager Platon à être si sévere contre la Poësie, opposons-lui son fameux Disciple.

Aristote a été bien éloigné de penser qu’il étoit dangereux d’exciter les Passions, puisque quand il parle de la Tragédie, il exhorte toujours les Poëtes à chercher les sujets les plus terribles, & à les traiter de la maniere la plus pathétique.

Persuadé que les Passions n’étoient en elles-mêmes ni des vertus ni des vices, & qu’il ne s’agissoit que de les rendre conformes à la Raison, il a cru sans doute que la Poësie Dramatique y pourroit contribuer : il n’eût pas tant écrit sur cette Poësie, s’il l’eût cru pernicieuse, mais nous le faisons parler d’une maniere fort obscure quand nous lui faisons dire qu’elle excite les Passions pour les purger. Avant que de chercher le sens qu’on peut donner à ces paroles, tâchons de développer tout le systême d’Aristote sur la Tragédie.

Je vais choisir quatre principaux endroits de sa Poëtique, que je rapporterai {p. 80}traduits de la main dont est traduit le passage de Platon que j’ai rapporté. Ce Traducteur devoit entendre Aristote, dont il avoit si bien profité. C’est à la marge de son Exemplaire que j’ai trouvé ces endroits traduits par lui. Je mettrai entre deux crochets, quelques mots qu’il a ajoutés au texte. Le premier morceau contient la définition & la division de la Tragédie.

« La Tragédie est l’imitation d’une Action grave & complette, & qui a sa juste grandeur. Cette imitation se fait par un discours [ou stile] composé par le Plaisir, de telle sorte que chacune des parties qui le composent subsiste & agisse séparément & distinctement. Elle ne se fait point par un récit, mais par [une Représentation vive, qui excitant] la Pitié & la Terreur, purge [& tempere] ces sortes de Passions [c’est-à dire qu’en émoussant ces Passions, elle leur ôte ce qu’elles ont d’excessif & de vicieux, & les ramene à un état moderé & conforme à la Raison].

« J’appelle un discours composé pour le Plaisir, un discours qui marche avec cadence, harmonie & mesure : & quand je dis que chacune des parties doit agir séparément, je veux dire qu’il y a des {p. 81}choses qui se représentent par les Vers tout seuls, & d’autres par le Chant.

« Or, puisque c’est en agissant que se fait l’imitation, il faut d’abord poser qu’il y a une des parties de la Tragédie qui n’est que pour les yeux [comme la décoration, les habits &c.] Ensuite il y a le Chant & la Diction ; car c’est avec ces choses qu’on imite. J’appelle diction la composition des Vers, & pour le Chant il s’entend assez, sans qu’il soit besoin de l’expliquer.

« La Tragédie est l’imitation d’une Action : or toute Action suppose des gens qui agissent, & les gens qui agissent ont nécessairement un caractere, c’est-à-dire des mœurs & des inclinations qui les font agir : car ce sont les mœurs & l’inclination [c’est-à-dire la disposition de l’esprit] qui rendent les actions telles ou telles, & par conséquent les mœurs, ou le sentiment [ou la disposition de l’esprit] sont les deux principes des Actions. Ajoutez que c’est par ces deux choses que tous les hommes viennent ou ne viennent pas à bout de leurs desseins, & de ce qu’ils souhaitent.

« La Fable est proprement l’imitation de l’Action. J’entens par le mot de {p. 82}Fable le tissu [ou le contexte] des affaires. Les mœurs [ou autrement le caractere] c’est ce qui rend un homme tel ou tel [bon ou méchant] & le sentiment marque la disposition de l’esprit, lorsqu’il se déclare par les paroles qui font connoître dans quel sentiment nous sommes.

« Il faut donc nécessairement qu’il y ait six parties à la Tragédie, lesquelles constituent sa nature & son essence. La Fable, les mœurs, la diction, le sentiment, la décoration [& tout ce qui est pour les yeux] & le chant. Car il y a deux choses par lesquelles on imite [qui sont le chant & la diction] une maniere d’imiter [qui est la Représentation du Théâtre, c’est-à-dire, la décoration, les habits, le geste &c.] & il y a trois choses qu’on imite, au-delà desquelles il n’y a rien de plus [c’est-à-dire l’action, les mœurs & les sentimens.] »

J’examinerai dans la suite les six parties dans lesquelles Aristote divise la Tragédie, je me contente maintenant d’examiner 1° quelles sont les deux Passions qu’il regarde comme essentielles à la Tragédie, 2° ce qu’il entend quand il dit (supposé qu’il l’ait dit) que la Tragédie {p. 83}purge les Passions. Il seroit très téméraire à moi, d’oser contredire Aristote, & encore plus téméraire d’oser contredire son Traducteur, que je viens de faire connoître : qu’il me soit du moins permis de proposer mes doutes.

La Passion nommée par Aristote Φόβος, est avec la Pitié si essentielle, selon lui, à la Tragédie, qu’une Piéce qui n’exciteroit point ces deux Passions, ne seroit pas une Tragédie.

Nous sommes depuis longtems en usage de rendre ce mot, Φόβος, par celui de Terreur ; cependant la Terreur est un trouble de l’ame très différent de celui que cause la Crainte, & Φόβος ne signifie que Crainte. L’Auteur de l’Argument qui est à la tête de l’Agamemnon d’Eschyle, pour dire que le discours de Cassandre excite la Terreur & la Pitié, employe ces deux mots ἕκπληξιν καί οἶκτον. Metus est le mot dont les Interprétes Latins d’Aristote se servent ordinairement : Castelvetro s’est servi d’ispavento, & non de terrore. Un Commentateur Espagnol se fert du mot miedo, qui veut dire Crainte : enfin Corneille dans son Discours sur la Tragédie, nommant les deux Passions qui en sont l’ame, suivant Aristote, nomme toujours la Pitié & la Crainte. Athalie inspire ces {p. 84}deux Passions, & non pas la Terreur : elle ne seroit donc pas une Tragédie, si la Terreur étoit essentielle à la Tragédie.

Il est bien vrai que les Sujets les plus terribles sont ceux que, pour la raison que j’expliquerai dans la suite, Aristote recommande le plus : c’est peut-être ce qui nous a engagés à dire toujours la Terreur en parlant de la Tragédie ; mais la Terreur n’est pas essentielle à la Tragédie, puisque les objets qui l’excitent sont rares, & ne l’excitent que parce qu’ils sont rares. Un Œdippe quoiqu’innocent, une Phedre quoique vertueuse, objets rares dans la Nature, nous inspirent la Terreur parce qu’ils nous font craindre pour nous mêmes, & par là nous causent ce plaisir qui consiste à contempler les malheurs dans lesquels nous pourrions tomber, mais dont nous sommes exemts, quibus ipse malis careas, quia cernere suave est. Quand je vois un Néron, un Narcisse, certain que je ne serai jamais un Scélérat, je ne crains rien pour moi-même, je ne crains que pour Britannicus & Junie : quand je vois Œdippe & Phedre, je crains pour moi-même, parce que je puis commettre involontairement de grands crimes, & je puis par foiblesse m’abandonner à une Passion criminelle en la {p. 85}détestant. Une Tragédie de cette Nature, excitant en moi la plus grande émotion qu’elle puisse exciter, est plus parfaite que celle qui n’en excite pas une si grande, parce qu’elle va jusqu’au but qu’elle se propose, qui est d’exciter la plus grande émotion. Mais comme il n’est pas nécessaire, & qu’il est même très difficile qu’elle aille toujours jusqu’à son but, & qu’il suffit qu’elle en approche, il suffit par conséquent qu’elle excite en moi cette émotion que causent la Crainte & la Pitié. Ces deux Passions sont donc essentielles à la Tragédie, & la Terreur n’y est pas essentielle.

Cette explication fait voir que je puis aisément m’accorder avec ceux qui regardent la Terreur comme la Passion de la Tragédie. Je pense comme eux, pourvu qu’ils ne soutiennent pas qu’elle y soit essentielle, & voici mon sentiment.

Une Piéce qui n’excite ni la Crainte ni la Pitié, mais seulement l’Admiration, comme Cinna, Polieucte, Pompée, Nicoméde, &c. est une Piéce, qui quoique très belle, ne peut suivant la définition d’Aristote, être appellée Tragédie.

Une Piéce qui n’excite que la Pitié sans la Crainte, comme Bérénice, est une Tragédie imparfaite. Une Piéce ne peut exciter la Crainte sans la Pitié, puisqu’on {p. 86}ne craint que pour ce qu’on plaint, sans cela je dirois de même qu’une Piéce qui exciteroit la Crainte sans la Pitié, seroit une Tragédie imparfaite.

Une Piéce qui excite la Crainte & la Pitié, comme Athalie, Iphigénie & tant d’autres, est une véritable, & même une parfaite Tragédie : mais si elle excite jusqu’à la Terreur, comme Œdippe, & Phedre, elle est encore plus parfaite. Des Tragédies de cette espece sont rares, parce qu’elles ne peuvent être que l’imitation d’Objets rares ; ainsi Aristote n’a pu regarder comme imitation essentielle à la Tragédie, celle qui trouve peu de modeles.

La Tragédie n’est donc pas nécessairement une imitation d’objets terribles, mais elle est nécessairement une imitation d’objets tristes & pitoyables. En quoi elle est opposée à la Comédie, qui est une imitation d’objets gays & risibles. Aristote ne recommande donc aux Poëtes Tragiques, les Sujets terribles, que pour les faire approcher plus près du but de la Tragédie.

Plus un Spectacle jette d’émotion dans l’ame, plus il attache. Un Criminel qu’on conduit au supplice est toujours suivi d’un Peuple qui le suivra en plus grand nombre, si le supplice qu’on va lui faire souffrir est plus grand. Un homme attaché {p. 87}à une roue aura plus de Spectateurs qu’un homme attaché à une potence : mais quelque soit son supplice, il ne mourra jamais sans Spectateurs, parce que nous trouvons un plaisir secret à contempler le malheur des autres : magnum alterius spectare laborem. Nous trouvons un plaisir dans l’émotion que nous cause ce spectacle ; & c’est dans cette disposition du cœur humain (comme je l’ai dit plus haut) que le plaisir de la Tragédie prend sa source. C’est en conséquence de cette Réflexion, & après avoir vu l’effet que produisoit Œdippe sur les Spectateurs, qu’Aristote a conseillé aux Poëtes les Sujets les plus terribles, & a écrit les trois morceaux que je dois encore rapporter. Je fais observer qu’Aristote au commencement du morceau qui suit, ne parlant que de la Tragédie excellente καλλίςης, ne prétend pas parler de ce qui est essentiel à la Tragédie, mais de ce qui la rend plus belle, c’est-à-dire, plus propre à émouvoir les Hommes.

« Puisqu’il faut que la constitution d’une excellente Tragédie soit non pas simple, mais composée, & pour ainsi dire nouée, & qu’elle soit une imitation de choses terribles & dignes de compassion Φοβερων και ἐλεινων car c’est-là {p. 88}le propre de la Tragédie ; il est clair premiérement qu’il ne faut pas introduire des hommes vertueux qui tombent du bonheur dans le malheur, car cela ne seroit ni terrible ni digne de compassion, mais bien cela seroit détestable & digne d’indignation μιαρον. Il ne faut pas non plus introduire un méchant homme, qui de malheureux qu’il étoit, devienne heureux : car il n’y a rien de plus opposé au but de la Tragédie, cela ne produisant aucun des effets qu’elle doit produire, c’est-à-dire, qu’il n’y a rien en cela de naturel ou d’agréable à l’homme, rien qui excite la Terreur ou qui émeuve la Compassion. Il ne faut pas non plus qu’un très méchant homme tombe du bonheur dans le malheur : il y a bien en cela quelque chose [de juste &] d’agréable aux hommes, mais cela ne peut exciter ni Pitié ni Crainte, car on n’a pitié que d’un malheureux qui ne mérite pas son malheur, & on ne craint que pour ses semblables : ainsi cet événement ne sera ni terrible, ni digne de compassion.

« Il faut donc que ce soit un homme qui soit entre les deux, c’est-à-dire, qui ne soit pas extrêmement juste & {p. 89}vertueux, & qui ne mérite point aussi son malheur par un excès de méchanceté & d’injustice ; mais il faut que ce soit un homme qui par sa faute devienne malheureux, & tombe d’une grande félicité & d’un rang très considérable dans une grande misere, comme Œdippe, Thyeste, & d’autres Personnages illustres de ces sortes de Familles. »

En lisant ce morceau on voit qu’Aristote n’y est nullement occupé de l’utilité de la Tragédie. Quand il dit que l’exemple d’un méchant qui devient heureux, est opposé au but de la Tragédie, il devroit naturellement ajouter, parce que cet exemple est contraire aux bonnes mœurs. Il se contente de dire qu’il n’est point agréable, & n’excite ni Crainte, ni Pitié ; & j’observe que le mot a été ici rendu par Crainte, le Traducteur n’ayant pu se servir du mot Terreur pour rendre ces termes Φόβος περιτων ὅμοιων. On ne craint que pour ses semblables. C’est ce que dit Aristote pour prouver qu’un méchant qui devient malheureux n’excite ni Crainte ni Pitié : sa Réflexion est véritable ; mais ne devoit-il pas aussi ajouter, que cependant cet exemple est très utile pour les mœurs ? C’est ce qu’il ne dit point, parce qu’il {p. 90}n’est point ici occupé de cette utilité, non plus que dans le passage suivant.

« Voyons maintenant quelles sortes d’Evénemens peuvent produire cette Terreur & cette Pitié. Il faut de nécessité que ce soient des actions qui se passent entre amis, ou entre ennemis, ou entre gens qui ne soient ni l’un ni l’autre. Si un ennemi tue un autre ennemi, nous ne ressentons aucune Pitié, ni à lui voir faire cette Action, ni lorsqu’il se prépare à la faire. [Il n’y a que le moment même où nous lui voyons répandre du sang, où nous pouvons ressentir cette simple émotion que la Nature ressent en voyant tuer un homme] nous n’aurons point non plus une grande pitié pour des gens indifférens qui voudront se tuer les uns les autres. Il ne reste donc que ces événemens qui se passent entre des personnes liées ensemble par les nœuds du sang & de l’amitié, comme par exemple lorsqu’un frere est prêt de tuer son frere, un fils son pere, une mere son fils, ou un fils sa mere, & ce sont ces événemens qu’un Poëte doit chercher. »

Quand il dit qu’il faut chercher de pareils Sujets ταῦτα ζητητὲον, ne devoit-il pas ajouter de quelle maniere on les devoit {p. 91}traiter pour les rendre utiles ? Il n’en dit rien, parce que son seul objet, est de recommander ce qui cause le plus d’émotion : si un ennemi tue son ennemi, la vue du sang en causera ; mais si un fils tue son pere, l’émotion sera bien plus grande. Cette Tragédie terrible est celle du goût des Grecs.

Aristote va plus loin, & après avoir dit qu’il faut qu’une action s’acheve ou ne s’acheve pas, & que ceux qui la commettent agissent ou par ignorance ou avec connoissance ; il ajoute : « De ces manieres la plus mauvaise, c’est lorsqu’un homme veut faire une action horrible avec connoissance de cause, & qu’il ne l’acheve pas, car il n’y a rien en cela que de Scélérat, & il n’y a point de Tragique, [n’y ayant point de sang répandu] aussi il arrive peu qu’on représente rien de cette Nature. On en peut voir un exemple dans l’Antigone, où Hemon veut tuer son pere Créon & ne le tue pas. La seconde de ces manieres, & qui est meilleure que l’autre dont je viens de parler, c’est lorsqu’un homme agit avec connoissance, & qu’il acheve l’action ; mais le meilleur de bien loin, c’est lorsqu’un homme commet quelqu’action horrible sans savoir ce qu’il fait, {p. 92}& qu’après l’action il vient à reconnoître ce qu’il a fait, car il n’y a rien là de méchant & de Scélérat, & cette reconnoissance a quelque chose de terrible & qui fait frémir. έκπληκτεκον. Ce n’est plus ici le Φοϐερον qu’Aristote employe. »

Ces trois morceaux suffisent pour entendre tout le systême d’Aristote sur la Tragédie, que pour rendre encore plus clair j’explique par cet exemple.

Je veux représenter Oreste vengeant la mort de son pere sur Clytemnestre sa mere. Je puis m’y prendre de trois manieres.

1°. Oreste tue sa mere sans la connoître, & la reconnoîtra après. Voilà la meilleure maniere suivant Aristote, & suivant tout le monde, parce qu’elle épargne l’atrocité du crime. Mais dans les Principes d’Aristote, ce n’est point parce qu’elle épargne cette atrocité de crime, qu’elle est la meilleure, mais parce qu’elle est plus pathétique qu’une autre, à cause de la surprise & du désespoir d’Oreste qui reconnoît son crime.

2°. Oreste connoissant sa mere & prêt à la tuer, n’acheve pas, soit que le remords l’arrête, soit que Clytemnestre s’enfuie. Cette seconde maniere est très-mauvaise, suivant Aristote, parce que l’atrocité du crime s’y trouve, & le Tragique {p. 93}ne s’y trouve point ; cela n’est point pathétique.

3°. Oreste tue sa mere, la reconnoissant pour sa mere : cette maniere n’est pas si bonne que la premiere, suivant Aristote ; mais elle est beaucoup meilleure que la seconde.

Cette Décision, qui nous fait frémir, est établie sur ce fait certain, que plus un Spectacle cause d’émotion, plus il est agréable ; & Aristote recommande toujours les Sujets qui excitent la plus grande émotion ; c’est le but de la Tragédie : ainsi les Principes d’Aristote, pourvu qu’on y ajoute le Principe indispensable, de l’utilité des mœurs, sont les véritables Principes. La Tragédie étant destinée à être la peinture des Passions les plus violentes, doit nous entretenir toujours dans l’émotion & nous remplir de tristesse jusqu’à la fin. Il n’en est pas de même du Poëme Epique, dont la fin doit être un passage de l’agitation & du trouble, au repos & à la tranquillité : il ne doit jamais finir par l’infortune de celui qui y a joué le principal Personnage. Ces Regles ne sont point arbitraires. Elles sont fondées sur la nature de chaque espece de Poëme. L’un est fait pour être lû, & l’autre pour être représenté. L’un qui doit {p. 94}être médité à loisir, doit faire son impression sur un Lecteur qui a le tems de refléchir. L’autre doit faire son impression sur le champ par la Représentation, sur un Spectateur qui n’ayant pas le tems de méditer, ni de réflechir, applaudit, quand il a été vivement ému. Un homme qui commence la lecture d’un long Poëme, ne continue cette lecture, que quand il s’intéresse au Héros, & il ne veut pas voir tomber par une Catastrophe funeste celui pour qui il s’est toujours intéressé : il aime au contraire à le voir sortir de ses périls & devenir heureux. Il n’en est pas de même de celui qui va au Spectacle ; il n’y va point pour admirer un Héros, il n’y va que pour être occupé pendant quelques heures, & se distraire de l’ennui qui nous saisit toujours quand nous sommes oisifs. Le Poëte Dramatique qui travaille à dissiper cet ennui, ne peut y réussir ou que par l’imitation d’une Action plaisante qui force ses Spectateurs à rire, c’est l’objet de la Comédie, ou que par l’imitation d’une Action triste, qui les touche assez vivement pour les faire pleurer, c’est l’objet de la Tragédie. Les Spectateurs trouvent leur amusement & leur plaisir dans ces larmes. ἅμα χαιροντες κλάωσι, dit Platon, & {p. 95}ils sont contents du Poëte qui les fait verser, parce qu’il les a occupés pendant quelque tems. Si le Poëte par une Catastrophe heureuse pour les bons & funeste aux méchans, remet les choses dans l’ordre, & l’ame de ses Spectateurs dans la tranquillité, comme dans le Poëme Epique ; le Spectateur n’a pas à se plaindre d’un Poëte qui a su par son Art l’entretenir pendant quelque tems dans un trouble qui s’est appaisé ; mais ce Spectateur est encore bien plus content lorsqu’au lieu d’essuyer ses larmes & d’étouffer ses sanglots sur le champ, il quitte le Spectacle encore tout ému, & emporte avec lui sa tristesse ; ce qui arrive dans ces Sujets qui répandent la Terreur, & dans ces Catastrophes qu’Aristote recommande.

C’est la raison pour laquelle il exhorte les Poëtes Tragiques à chercher des Sujets terribles, & c’est peut être ce qui nous faisant croire qu’il regardoit la Terreur comme la Passion essentielle à la Tragédie, nous a accoutumés à rendre toujours par Terreur le mot ϕόβος dont il s’est servi. Boileau peut aussi nous y avoir accoutumés, pour avoir dit en parlant de la Tragédie,

Si d’un beau mouvement l’agréable fureur
Souvent ne nous remplit d’une doute Terreur, &c.

{p. 96}Ce n’est point une douce Terreur dont les Atrées, les Œdippes, les Phedres nous remplissent : ainsi l’on pourroit croire que Boileau, toujours si exact dans ses expressions, ne l’a point été dans ces deux Vers.

Je reconnois donc la vérité des Principes d’Aristote, & j’avouerai même que suivant ses Principes, il ne faut mettre Athalie que parmi les Piéces du second rang, parce qu’on ne doit mettre au premier rang que celles qui excitent la Terreur, qui n’est jamais excitée par une Catastrophe favorable aux bons & funeste aux méchans. Joas délivré d’Athalie qui vouloit le perdre, est placé sur le Trône qui lui appartenoit, & Athalie est punie. Cette Catastrophe remet les choses dans l’ordre, & l’ame du Spectateur dans la tranquillité. Mais la Piéce quoique dans le second rang est parfaite, puisque les Passions essentielles à la Tragédie sont la Crainte & la Pitié, qu’elle excite jusqu’à la fin. Nous concevons de l’Amour & de la Pitié pour Joas, sans l’avoir vu, sitôt que nous entendons raconter la maniere dont il a été arraché au couteau d’Athalie. Notre Crainte & notre Pitié augmentent pour lui quand nous le voyons paroître devant cette même Athalie qui ne {p. 97}le connoît pas, quand elle l’envoye demander par Mathan, quand elle vient avec son Armée assiéger le Temple, quand elle y entre avec ses Soldats, & quand on tire devant elle le rideau qui cachoit l’Enfant qu’elle cherche pour le faire périr. Ainsi la Crainte & la Pitié vont toujours en croissant jusqu’au moment de la Catastrophe, & par conséquent cette Piéce excite d’une maniere admirable les deux Passions essentielles à la Tragédie. Les excite-t-elle pour les purger ? & est-ce dans cette purgation que consiste l’utilité de la Tragédie ? Avant que de passer à cette difficulté, je vais répondre à une objection spécieuse, qu’on fait contre le Systême d’Aristote que je viens d’exposer.

Castelvetro, & à son exemple l’Abbé Conti, le contredisent, lorsqu’ils conseillent aux Poëtes de ne point représenter un homme entiérement innocent, opprimé par des méchans : ils prétendent au contraire que la compassion la plus grande est excitée par les malheurs de l’Innocence. Un Poëte, dit l’Abbé Conti dans la Préface de son Drusus, qui représente un Innocent, qu’opprime un Scélérat, ne peche pas plus contre son Art, qu’un Peintre qui représente un martyr au milieu de ses bourreaux.

{p. 98}La Comparaison n’est pas juste, & l’on a plus d’une fois abusé de ces mots d’Horace, ut Pictura Poësis erit. Nous ne demandons à la Peinture que le plaisir des yeux ; & l’imitation de tout objet leur plaît : nous demandons à la Poësie le plaisir de l’ame ; & l’imitation de tout objet ne lui plaît pas. Mais je laisse cette Comparaison pour répondre à l’objection.

Puisque, dit-on, la Tragédie la plus pathétique, celle qui jette le plus grand trouble, est la plus agréable, suivant Aristote, puisque plus elle excite la Pitié plus elle cause de plaisir ; pourquoi ne veut-il pas qu’elle représente les malheurs d’un Innocent ? Il a défini lui-même dans sa Rhétorique la Pitié, l’affliction que nous causent les malheurs d’une personne qui ne les mérite pas. Plus cet homme sera admirable par ses vertus, moins il méritera de tomber dans le malheur : par-conséquent plus son malheur sera grand, plus la Tragédie jettera de trouble dans notre ame.

Je réponds que la grande douleur produit un effet tout contraire : elle rend l’homme immobile, & comme insensible, suivant ce que dit ce Vers de Boileau,

A force de douleur il demeura tranquille.

{p. 99}C’est ce que n’ignoroit point Aristote, puisqu’en parlant de la Pitié dans sa Rhétorique, il rapporte l’exemple d’Amasis, qui voyant conduire son fils au supplice ne pleura point, & pleura à la vue d’un ami réduit à demander l’aumône. La grande douleur arrête nos larmes, & la Tragédie les doit faire couler. Aristote a donc refléchi en grand Philosophe sur la nature du plaisir qu’elle doit causer ; il ne parle pas non plus dans le Passage que j’ai cité, de la Tragédie en général ; mais comme je l’ai fait remarquer, de la plus belle.

Il ne prétend pas qu’on ne doit jamais mettre sur le Théâtre un Personnage souffrant des maux qu’il ne mérite pas. Hecube qui après avoir vu périr sa Ville, son Palais, son Mari, ses Enfans, dans le moment même qu’on lui est venu arracher sa fille pour l’immoler, trouve le cadavre du dernier de ses fils qu’elle croyoit avoir sauvé, souffre des maux qu’elle n’a point mérités, & Euripide a excité la Pitié par cette Tragédie qui offre le Spectacle des miseres humaines, accablant un Personnage ordinaire, dont les qualités personnelles n’excitent en nous ni admiration, ni haine.

Il n’en est pas de même quand un Personnage, {p. 100}par ses qualités particuliéres, attache le Spectateur de façon qu’il en épouse les intérêts, comme un Pere ceux de son fils. Je prens pour exemple l’Iphigénie Françoise : elle a dans toute la Piéce intéressé si vivement le Spectateur par ses vertus & sa douceur, que s’il voyoit à la fin couler son sang, il seroit indigné contre les Dieux qui l’ont demandé, contre le pere qui l’a accordé, contre les Grecs qui l’ont versé, & sortiroit mécontent. La Tragédie doit jetter le trouble & la tristesse dans le cœur, mais elle ne le doit pas déchirer : ainsi Aristote qui veut montrer celle qui est la plus agréable, considére les hommes qu’elle présente, de trois façons.

Ou ils sont détestables, ou ils sont admirables, ou ils ne sont ni bons ni méchans, c’est-à-dire, ils n’ont aucune de ces qualités qui excitent l’admiration ou la haine. Ces derniers sont ceux qui nous intéressent davantage, parce qu’ils sont nos semblables ; leurs foiblesses nous instruisent & leurs malheurs nous touchent. Ainsi nous sommes touchés de la mort de Britannicus ; mais quoiqu’il ne mérite pas ses malheurs, nous nous rappellons ses imprudences : ce qui adoucit la douleur de sa mort, & nous instruit.

{p. 101}De cette Réflexion d’Aristote qui me paroît très juste, il s’ensuit qu’on ne doit pas représenter les souffrances d’un martyr Chrétien, puisque mettant son bonheur dans ses souffrances, il n’excite ni la Crainte, ni la Pitié ; mais seulement l’Admiration. Pourquoi donc les premiers Auteurs de nos Spectacles prirent-ils pour leur Sujet ordinaire, la Passion de Notre Seigneur ? Parce qu’ils n’avoient à attendrir que la Populace. Minturnus soutient qu’aucun Sujet n’est plus touchant ni plus lamentable. Cela est vrai pour le Peuple qui ne voit dans ce Spectacle que l’Innocence accablée de tourmens ; mais les Personnes qui font réflexion que la Victime s’offre elle-même, & veut souffrir, regardant ce spectacle avec des yeux éclairés par la Religion, ne sont pas humainement frappés comme le Peuple. C’étoit une foule de Peuple & de Femmes qui poussoient des lamentations en suivant Jésus-Christ au Calvaire, Sequebatur multa turba populi, quæ plangebant & lamentabantur eum. L’Evangile ne dit point que la Mere de celui qui souffroit, les deux Maries, & S. Jean, versassent des larmes ; il est dit seulement qu’ils se tenoient debout aux pieds de la Croix, Stabant. Cette Réflexion suffit pour prouver qu’un tel {p. 102}Sujet n’a pu être mis sur le Théâtre, que dans les tems d’ignorance.

§. II. Aristote a-t-il pu penser que la Tragédie excite la Crainte & la Pitié pour purger ces deux Passions ? §

Lorsqu’on fait dire à Aristote que l’objet de la Tragédie est de purger la Pitié ; on fait penser à un fameux Philosophe d’Athenes, qu’il faut endurcir les hommes, & purger leurs cœurs de la Compassion, c’est-à-dire, de cette Vertu qui sous ce nom Ελεος avoit à Athenes cet Autel qui fait tant d’honneur à la Grece, dont la Divinité n’étoit point représentée par une Image, parce qu’elle habite dans les cœurs, comme le dit Stace dans la belle description qu’il a faite de cet Autel,

Nulla autem effigies, nulli commissa metallo
Forma Deæ : mentes habitare & pectora gaudet.

Cette seule Reflexion doit nous empêcher de croire qu’Aristote ait eû une pareille pensée, à moins qu’il ne se soit expliqué très-clairement.

De plusieurs Ecrits qu’il avoit composés sur la Poëtique, il ne nous reste qu’un fragment où il y a des endroits si obscurs, {p. 103}que Castelvetro, après en avoir fait une longue étude, déclare qu’il ne se vante pas d’entendre parfaitement ce petit Traité, Questo oscurissimo libretto. Ce Traité si petit & si obscur, a de tout tems fait regarder son Auteur comme le Législateur du Théâtre. On vient de voir que tous ses Principes conduisent à procurer la Tragédie la plus pathétique qu’il soit possible, & j’ai fait remarquer qu’on ne trouvoit rien qui eût rapport à l’instruction. Il n’y a pas lieu de douter cependant qu’il n’ait été persuadé que l’utile doit toujours être joint à l’agréable. Horace le dit, & tous les Principes d’Horace sur la Poëtique, sont tirés d’Aristote.

Aristote oppose à la Tragédie qu’il nomme pathétique, celle qui est appellée par lui ἠϑικη, par Castelvetro costumata, & mal-à-propos morale, par M. Dacier, puisqu’elle n’étoit pas plus instructive qu’une autre. Quand Aristote dit que l’Iliade est pathétique, & l’Odyssée ήϑικη, il n’entend pas, comme l’explique M. Dacier, qu’Homere donne plus de leçons de Morale dans l’Odyssée que dans l’Iliade : il entend par pathétique la peinture des Passions, & par ἠϑικον la peinture des mœurs. Longin en se servant de ces deux mots, prétend qu’Homere a fait son {p. 104}Odyssée dans la vieillesse, parce que, dit-il, les Grands hommes, quand leur esprit manque de vigueur pour le pathétique, s’amusent ordinairement à peindre les mœurs. C’est ainsi que le mot ἠϑικον est traduit par Boileau, n’ayant aucun rapport à la Morale instructive.

On ne trouve dans le fragment d’Aristote qu’un seul mot qu’on puisse rapporter à cette Morale, & ce mot est inintelligible. Il dit que la Tragédie excitant la Crainte & la Pitié, opere la purgation de Passions semblables. τὴν τῶν τοιοὐτων παϑημάτων κάϑαρσῖν. Pour éclaircir ces mots, le Traducteur a ajouté ceux-ci que j’ai déja rapportés, c’est-à-dire qu’en émoussant les Passions, elle leur ôte ce qu’elles ont d’excessif & de vicieux, & les ramene à un état modéré & conforme à la Raison. Je désirerois que le Traducteur se fût plus étendu pour nous faire comprendre la pensée d’Aristote. Quelle est la nature d’une pareille Médecine ? Qu’y a-t-il à purger dans la Pitié ? Que peut-elle avoir d’excessif & de vicieux ? L’homme peut-il être trop compatissant ? S’il s’agit d’exciter en lui une Crainte & une Pitié conforme à la Raison, quelle Tragédie plus propre qu’Athalie ? Cependant il ne la faut placer qu’au second rang, suivant les Principes d’Aristote.

{p. 105}On sait bien que la Pitié peut avoir un excès. Un Juge, par exemple, qui pour être compatissant ne voudroit pas prononcer la mort d’un coupable, se rendroit coupable lui-même. La Tragédie apprend aux hommes, dit le P. Rapin, à ménager leur compassion pour les Sujets qui la méritent, & à voir sans Pitié Clytemnestre égorgée, parce qu’elle a égorgé son mari. La Tragédie ne nous attendrit que pour des malheureux. Si elle vouloit nous attendrir pour des Scélérats, elle ne seroit plus agréable ; elle nous rempliroit au contraire d’indignation : ainsi le raisonnement du P. Rapin ne leve pas la difficulté.

M. Dacier pour expliquer ce Passage dit que la Tragédie est une Médecine qui purge les Passions, parce qu’elle apprend à l’Ambitieux à modérer son ambition, à l’Emporté à retenir sa colere, &c. C’est ce qu’on accorde à M. Dacier ; mais la Tragédie n’excite point en nous la colere ni l’ambition, elle ne fait que nous en présenter la peinture : & par la même raison que les Lacédémoniens faisoient voir à leurs Enfans, des Esclaves yvres, les Poëtes nous font voir, non pas des Esclaves, mais des Rois & des Héros dans l’yvresse des Passions, pour nous apprendre dans quels égaremens nous {p. 106}pouvons tomber. M. Dacier n’explique donc point Aristote, qui donne à la Tragédie la vertu de purger les deux Passions qu’elle excite, ou de semblables. Nous accoutume-t-elle aux poisons, à force de nous en remplir ? Ou change-t-elle en Médecine les poisons qu’elle nous fait prendre ?

Corneille avoit donné au Passage d’Aristote, un sens à peu près pareil à celui qu’a suivi M. Dacier2. La Pitié d’un malheur, où nous voyons, dit-il, tomber nos semblables, nous porte à la crainte d’un pareil pour nous, cette crainte au desir de l’éviter, & ce desir à purger, moderer, rectifier, & même déraciner en nous la Passion qui plonge à nos yeux dans ce malheur les personnes que nous plaignons…. Cette explication, ajoute Corneille, ne plaira pas à ceux qui s’attachent aux Commentateurs de ce Philosophe. Elle ne peut leur déplaire que parce qu’elle n’est pas conforme au texte d’Aristote, qui paroît donner à la Tragédie le pouvoir de purger les Passions qu’elle excite.

Suivant le P. Brumoy la Tragédie corrige la Crainte par la Crainte, & la Pitié par la Pitié, en nous apprivoisant avec la vue de nos maux : ce qui nous rend plus courageux {p. 107}pour les supporter quand ils arrivent. C’est le même sens qu’Heinsius, & Sarrazin après lui, donne à Aristote, en disant que l’habitude de voir sur le Théâtre les miseres humaines, nous acquiert une médiocrité de Passions qui produit la tranquillité de l’ame, de même que la pratique donne aux Médecins & aux Chirurgiens l’insensibilité pour les infirmités humaines. La Tragédie en nous familiarisant avec nos miseres nous y rend insensibles. Castelvetro dit, dans le même sens, que dans une Ville où la peste commence, on s’effraye les premiers jours, lorsqu’on entend parler de vingt morts, & qu’ensuite on en entend compter deux cent sans s’effrayer ; qu’un Soldat, la premiere fois qu’il se trouve à une Action, plaint ses camarades que le canon emporte à ses côtés, & craint pour lui-même : quand il a été à plusieurs actions il n’a plus la même émotion.

Pour appuyer ce sentiment qu’on donne à Aristote, on a coutume de citer un passage de Marc Aurele, qui prétend que les premieres Tragédies furent introduites pour faire souvenir les Hommes, des malheurs de la vie, & les avertir qu’ils doivent s’y préparer. Les Sujets de ces premieres Tragédies, & de celles qu’Aristote {p. 108}recommande, sont des crimes, ou plutôt des horreurs qui n’arrivent presque jamais, & qui n’étoient arrivées que par la vengeance des Dieux sur certaines Familles. On ne voit point sur le Théâtre de la vie humaine, un Fils involontairement meurtrier de son Pere, & Mari de sa Mere, ni un Fils de dessein prémédité, assassin de sa Mere. Ainsi le premier objet de la Tragédie n’a point été d’accoutumer les hommes, par des exemples si affreux & si rares, à supporter les maux de la vie.

Il est certain que la vue des vanités humaines, des revers de la fortune & de toutes nos miseres, doit modérer nos desirs, & regler nos Passions, continet omnem sedationem animi, dit Ciceron, humana in conspectu posita natura. Mais l’Histoire nous présente toutes ces leçons, & Aristote suivant le sens qu’on lui donne prétend que la Poësie fait plus que l’Histoire : en nous jettant dans le trouble, elle guérit le mal qu’elle a fait : en excitant en nous la Crainte & la Pitié, elle parvient à purger ces Passions. Lorsqu’on entend ses Interpretes l’expliquer ainsi, ne croiroit-on pas que pareils à ces Médecins qui donnoient la petite verole par insertion, les Poëtes Tragiques {p. 109}donnent les maladies de l’Ame par insertion, pour les guérir ensuite ? Cette pensée est si bizarre que je ne puis l’attribuer à Aristote, & les différentes explications de ses Commentateurs prouvent l’obscurité de ce Passage.

Et pourquoi chercher à guérir & même a modérer dans les hommes, les Passions plus propres que les autres à les porter à la vertu, & que la nature a rendues plus communes parmi nous que les autres, parce qu’elle nous a faits pour être vertueux, comme dit Quintilien, natura nos ad mentem optimam genuit ? La vue du crime, quand nous n’y sommes point encore familiarisés, nous effraye toujours. Oenone ne donnera que des conseils détestables à sa Maîtresse, quand elle saura sa Passion. Mais dans le moment qu’elle lui en entend faire l’aveu, elle s’écrie :

Juste Ciel ! tout mon sang dans mes veines se glace.
O désespoir ! O crime ! O déplorable Race.

Voilà le premier mouvement de la Nature, le premier cri du cœur que revolte l’horreur du crime, & la crainte de ses suites funestes.

La Nature nous a donné un cœur compatissant à tous les maux de nos semblables : ce qui nous porte à nous secourir {p. 110}les uns les autres. Les personnes qui ont essuyé les adversités, sont plus disposées que les autres à plaindre les malheureux. Quand deux cordes d’un instrument sont montées à l’unisson, celle qu’on fait frémir, fait frémir l’autre : il en est de même parmi nous. Ce cœur si disposé à la pitié, est un heureux présent de la Nature, qui permet que notre facilité à nous laisser attendrir, aille même jusqu’à la puérilité.

Un homme, quoique persuadé que l’Histoire d’Hippolyte est fabuleuse, pleure en lisant le recit de sa mort, & les Spectateurs pleurent lorsqu’ils entendent le recit de cette mort, quoiqu’ils n’ignorent pas que l’Acteur qui a fait devant eux le rôle d’Hippolyte, est occupé, pendant qu’ils le pleurent, à partager l’argent qu’ils ont laissé à la porte, pour être attendris. Quelque puérile que soit cette sensibilité, pourquoi les Poëtes n’entretiendront ils pas en nous, quand ils le peuvent, une qualité du cœur si excellente ? La pitié que nous inspire Joas, la crainte ou nous sommes qu’il ne soit la victime des Méchans, reveille en nous le zéle pour l’innocence opprimée, l’Amour pour le sang de nos Rois, & l’Amour de la Patrie, Amour qui renferme, {p. 111}comme dit Ciceron, tous les autres Amours. Vouloir purger du cœur des hommes la Crainte & la Pitié, c’est vouloir émousser les deux éguillons de la Vertu.

Dans une Ville, capable de recevoir des combats de Gladiateurs, il faudroit, disoit un Ancien, abattre l’Autel de la Misericorde. Cependant les Romains ont eux-mêmes goûté le plaisir de la Tragédie. Tel est le pouvoir de la Fiction. Un Romain qui voyoit d’un œil sec, un homme déchiré sur le Théâtre par des bêtes, pouvoit à une Représentation d’Œdipe joindre ses larmes à celles d’un Comédien.

Néron qui aimoit les Tragédies, s’y laissoit sans doute attendrir. Quelle gloire pour la Poësie de faire entrer la Pitié dans le cœur de Néron ! Etoit-ce pour la purger ? Alexandre tyran de Pheres, se sentant ému à la représentation des Troades d’Euripide, sortit en disant qu’il avoit honte de pleurer les malheurs d’Hécube & d’Andromaque, lui qui étoit insensible aux maux de ses Sujets. Je ne prétens pas que ceux de nous qui vont tous les jours à la Comédie, soient plus doux, plus humains, plus charitables, que ceux qui n’y vont jamais. L’homme est un {p. 112}composé de contradictions ; mais puisque la Pitié, excitée par une Tragédie, a pu faire faire à un Tyran une réflexion sage, elle pouvoit peu à peu le ramener à l’humanité.

Si l’objet de la Tragédie est de nous endurcir, qu’on rétablisse donc les Spectacles sanglans des Romains. Martial nous parle de ceux où l’on voyoit un Promethée, ou un Orphée, réellement déchiré par des animaux, & un homme jetté vivant dans les flammes sous le nom d’Hercule. De pareilles Tragédies étoient bien propres à purger la Pitié.

Qui ne voit qu’un tel sentiment ne peut se soutenir, & que les Poëtes doivent travailler au contraire à augmenter en nous cette sensibilité, qui ne peut nous porter qu’à des actions vertueuses ? Les Stoiciens étoient assez insensés pour faire un crime aux hommes de cette sensibilité. S. Augustin leur oppose ce que Ciceron disoit à Cesar : De toutes vos vertus la plus admirable & la plus aimable est votre miséricorde : nulla de virtutibus tuis nec admirabilior nec gratior misericordia est. Et qu’est-ce que la miséricorde ? poursuit S. Augustin, si ce n’est une compassion de la misere des autres, qui s’éleve en notre cœur & nous porte à les secourir quand nous le {p. 113}pouvons. Quid est misericordia ? nisi alienæ miseriæ quædam in nostro corpore compassio, qua ubique, si possumus, subvenire compellimur. Ciceron, cet homme qui parle si juste, ajoute S. Augustin, la met au nombre des vertus, & les Stoiciens n’ont pas de honte de la mettre au nombre des vices. Hanc Cicero, locutor egregius, non dubitavit apellare virtutem, quam Stoicos inter vitia numerare non pudet.

Les malheurs d’autrui nous frappent toujours par contre-coup, quand nous en sommes témoins. Nous allons même jusqu’à plaindre ceux qui expient leurs crimes par de justes supplices, quand nous sommes présents à ces supplices. Le Peuple, quand il voit un homme sur la roue, oublie son crime, & s’attendrit. C’est ce qui ne doit jamais arriver dans les sujets de Fiction, à moins que le Poëte ne soit assez ignorant dans son art, pour faire pleurer pour Olopherne mis à mort par Judith. Mais quand il ne nous émeut que pour des sujets dignes de larmes, il excite en nous un sentiment qui ne peut ne nous porter qu’au bien, & qui nous fait honneur. Virgile qui a voulu donner le modele d’un Heros parfait, le représente toujours prêt à pleurer. Les hommes prompts à s’attendrir, {p. 114}sont ordinairement les plus vertueux.

Ne faisons donc pas penser à Aristote que l’objet de la Tragédie est de nous endurcir. Plutôt que de lui faire dire que la Tragédie purge les Passions qu’elle excite, M. Maffei, dans la Préface de sa Merope, prétend qu’il faut supprimer le τοιοῦτων de sa définition. Il est vrai que la suppression de ce seul mot rend la lumiere. La Tragédie excite la crainte & la pitié, pour purger en nous toutes nos Passions. Mais si Aristote eut parlé d’une maniere si claire de l’utilité générale de la Tragédie, n’en eût-il pas encore parlé dans d’autres endroits qui devoient l’y engager ? Sans chercher à réformer son Texte, je me borne à dire, qu’en cet endroit il y a grande apparence qu’il est corrompu, & il n’est pas étonnant que ses Ecrits soient venus jusqu’à nous très-défigurés, puisqu’ils l’étoient déja, à cause de la maniere dont ils avoient été conservés, lorsque Sylla qui les trouva à Athenes, les apporta à Rome.

{p. 115}

§. III. La Tragédie, dont la fin est d’exciter deux Passions qui peuvent rendre les hommes meilleurs, ne devient dangereuse que par la faute des Poëtes, & la nature des Représentations. §

Je déclare en commençant cet Article, & en le finissant je déclarerai encore que je ne prétens en aucune façon justifier les Représentations publiques, & que je ne parlerai sur l’utilité de la Tragédie, qu’en la considérant comme Poëme dont la lecture peut nous occuper. Or personne ne doute qu’on ne puisse s’occuper utilement de la lecture d’Athalie, de Britannicus, d’Iphigénie, de Phedre, &c. & que les événemens des siécles passés ne puissent être traités par la Poësie, dans la forme Dramatique, comme dans l’Epique.

La forme Dramatique donne, dira-t-on, une trop grande vivacité aux Passions. A quelles Passions ? A la Crainte, & à la Pitié. Un Poëme dont l’objet est de rendre les hommes sensibles, tendres, compatissans aux malheureux, a leur bien pour objet : ainsi lorsqu’une Tragédie a un autre objet, ce n’est point l’Art qu’il faut accuser, mais le Poëte qui pêche contre son Art.

{p. 116}La Tragédie, dira-t-on encore, n’offre que meurtres, incestes, parricides, & toutes ces actions que Lactance appelle cothurnata scelera. Un Ancien a dit des Scythes, qu’ils vivoient dans l’ignorance des crimes, & que cette ignorance leur étoit plus avantageuse que la connoissance des vertus. Plus prodest apud Schythas ignoratio vitiorum, quàm cognitio virtutum. Il seroit à souhaiter que nous pûssions vivre dans la même ignorance : mais puisque nous voyons tous les jours des exemples des fureurs dont nous sommes capables, & que l’Histoire est le récit des crimes des hommes, il est permis à la Poësie de nous en retracer les images, pourvu qu’elle nous en inspire de l’horreur, ce qu’elle peut faire plus vivement & par conséquent plus utilement que l’Histoire.

Platon débite une très belle maxime, quand il dit que n’y ayant rien sur la terre qui doive nous causer de grandes douleurs, on ne doit point flatter en nous cette foible Partie de nous-mêmes, cette Partie plaintive qui aime à s’épancher en gémissemens. Mais ce n’est point sur la perte des biens de la terre que la Tragédie nous fait gémir, c’est sur les malheurs de nos semblables : ce qui nous rend compatissans & secourables, comme je l’ai fait voir.

{p. 117}Un Anglois a avancé un sentiment bien contraire à celui de Platon dans un Ouvrage intitulé de l’utilité du Théâtre, & imprimé à Londres en 1698. Il y soutient que pour rendre l’homme heureux, il est nécessaire de remuer ses Passions ; que la Raison seule ne sert qu’à nous affliger par ses réflexions & ses remontrances, & que la tranquillité de l’Ame, qui est l’ouvrage de la Raison, est un état de langueur qui conduit à la tristesse. Par ce raisonnement si peu conforme à la morale chrétienne & humaine, il prétend prouver la nécessité des Spectacles, dont la Nation Angloise a, selon lui, un besoin plus pressant que toute autre, parce qu’il faut retirer les Anglois de ces rêveries sombres où les plonge leur tristesse naturelle, causée par la température de leur climat : il faut les arracher à leur humeur ténébreuse & mélancolique, & les distraire de leurs pensées lugubres par la Représentation de nos Passions sur le Théâtre. Le zele de cet Anglois pour la Tragédie, va jusqu’à la regarder comme la source de la gloire d’une Nation dans les armes. Il avance que les Poëtes Tragiques animerent chez les Grecs cette valeur qui les rendit victorieux à Salamine, & à Marathon ; que le Cardinal de Richelieu {p. 118}travaillant en même tems à l’agrandissement de notre Monarchie & à la gloire de notre Théâtre, d’une main tenoit les rênes de l’Etat, & de l’autre écrivoit des Tragédies, enfin que les François doivent leurs conquêtes à leurs grands Poëtes. Mais, ajoute cet Auteur3, depuis la décadence de la Poësie Dramatique, par la mort de Corneille, & par la vieillesse de Racine, la jeunesse Françoise s’est avilie, son courage s’est relâché & s’est amolli, depuis qu’il n’a plus été soutenu & enflé par les mouvemens héroïques de la Tragédie. La France n’a conservé ce génie de supériorité qui la rendoit si triomphante, qu’autant qu’elle a vu fleurir la Poësie Tragique. On n’auroit pas songé à soupçonner un Poëte qu’on surnomme le Tendre, d’avoir rendu sa Nation belliqueuse & triomphante. Ce n’est point à moi à combattre une opinion qui fait rejaillir sur lui une partie de la gloire de nos conquêtes.

Quand je fais cependant réflexion que la gloire de la Grece à Marathon, à Salamine, à Platée, a précédé celle de son Théâtre, & que les Athéniens étoient occupés des Piéces de Sophocle & d’Euripide, lorsqu’ils se laissérent subjuguer par les Lacédémoniens ennemis des Spectacles, {p. 119}j’ai peine à me persuader que les grands Poëtes Tragiques rendent une Nation invincible. Eschyle à la vérité dans Aristophane, appelle une de ses Piéces un Ouvrage tout plein de Mars. Il prétend que sa Tragédie des Perses a inspiré à ses Citoyens l’amour de la victoire, & qu’il est cause que les Athéniens ne soupirent qu’après la lance, l’épée, & le casque. C’est ce qu’Aristophane lui fait dire, & l’on sait qu’Aristophane raille toujours.

Si la Tragédie contribuoit à rendre une Nation guerriere, elle auroit une utilité certaine ; mais il faut avouer qu’une utilité pareille n’occupe point les Poëtes : on pourroit même demander s’ils ont quelquefois une autre vue que celle de nous amuser. Les premiers Poëtes Tragiques n’en eurent point d’autre. Des Personnages barbouillés de lie n’étoient pas de graves Prédicateurs. Ils sentirent dans la suite la nécessité de se rendre utiles. Nous devons, dit Euripide dans une Comédie d’Aristophane, rendre les Citoyens meilleurs : & lorsqu’Echyle lui reproche de les avoir rendus plus méchans, parce qu’il a fait paroître sur le Théâtre des Phedres & des Stenobées, Euripide s’excuse en disant qu’il n’a point inventé ces Sujets. Cette excuse ne vaut rien, reprend {p. 120}Eschyle : un Poëte ne doit point publier les exemples dangereux, quelque véritables qu’ils soient. Un Précepteur n’en apprend que d’utiles aux enfans, & un Poëte est le Précepteur des hommes. Le mot est beau : mais quel Précepteur étoit ce même Aristophane qui fait si bien parler Eschyle ? Ceux qui ont dit que le Théâtre d’Athenes étoit une Ecole de Vertu, en ont eu trop bonne opinion : il étoit, quand on jouoit les Comédies d’Aristophane, une Ecole de Libertinage & d’Impiété.

Les Grands Poëtes Tragiques d’Athenes avoient en vue dans leurs Piéces les affaires publiques. Les maximes que nous y trouvons répandues, avoient de leur tems des applications particulieres ; c’est ce qu’on remarque dans l’Andromaque d’Euripide : les Atheniens vouloient toujours recevoir des avis. Bacchus, dans une Comédie d’Aristophane, va aux Enfers chercher un des Anciens Poëtes Tragiques, parce que, dit-il, les Athéniens ont grand besoin de conseils. Eschyle est choisi, & Pluton lui dit en le renvoyant, Retourne sur la terre, & va sauver la République. Une République est bien à plaindre, quand pour son salut elle n’a plus de ressource que dans un Poëte. Telle étoit celle d’Athenes : il falloit toujours lui parler en Vers.

{p. 121}Il arrive de-là que nous condamnons souvent dans des Piéces ce que nous n’entendons pas. Les choses qui nous paroissent déplacées, avoient alors leur objet. Ce n’étoit pas pour nous que les Poëtes écrivoient ; ils étoient occupés des affaires des Athéniens : & il y a grande apparence qu’ils songeoient plutôt à cette utilité particuliere, & au Gouvernement d’Athenes, qu’à la Morale en général. Le crime n’y est pas toujours puni comme il devroit l’être. La nourrice de Phedre est bien plus criminelle dans Euripide que dans la Piéce Françoise. Elle a exigé d’Hippolyte ce Serment qui l’empêche de se justifier. Après la mort de sa Maîtresse, il faut donc nécessairement ou qu’elle se donne aussi la mort, ou qu’elle justifie l’innocence calomniée. Euripide qui n’a pas besoin d’elle sur le Théâtre, n’en parle plus, & le Spectateur ignore ce qu’est devenue cette détestable femme, plus coupable encore par le silence qu’elle a gardé, que par les affreuses maximes qu’elle a débitées.

Oreste meurtrier de sa mere est à la vérité poursuivi par les Furies : mais Apollon, dans Eschyle, se déclare son protecteur, par la raison que le meurtre d’une mere n’est pas le meurtre d’un {p. 122}pere : la mere n’étant que la dépositaire de son fruit, c’est au pere qu’on doit la vie. Minerve, par la même raison, donne dans l’Aréopage, son suffrage à Oreste : elle n’a jamais eu de mere, parce qu’elle est née du cerveau de Jupiter ; ainsi elle ne prend point d’intérêt à la mort de Clytemnestre. Dans cette Piéce les Furies disent de meilleures raisons, que la Déesse de la Sagesse : mais l’objet du Poëte étoit de flatter les Athéniens, en faisant paroître Minerve dans l’Aréopage.

Le Sujet de Médée a été traité par les Poëtes, comme fort Tragique, & non pas comme instructif. Après que cette Magicienne a tiré de sa Rivale, & du pere de sa Rivale, la vengeance la plus affreuse, elle déchire ses propres enfans, sans autre motif que celui de désespérer son mari : & couverte de tant de crimes anciens & nouveaux, elle paroît protégée du Ciel, puisqu’elle est enlevée dans les airs sur un char. Jason, quand il l’y voit, n’a pas tort, dans la Piéce Latine, de lui dire, Rends-nous témoignage d’où tu es, qu’il n’y a point de Dieux.

Testare nullos esse quâ veheris Deos.

Longepierre pour chercher une Morale à cette Piéce l’a terminée par cette Reflexion,

{p. 123}Quels horribles malheurs,
O trop funeste Amour, produisent tes fureurs !

Tout Sujet, quelque dangereux qu’il soit, peut donner lieu à des Réflexions vagues ; mais la Morale d’une Piéce est celle qui est particuliere à la Piéce qui en fait le fondement, & que le Poëte a eu en vue quand il a construit sa Fable. Depuis le commencement de l’Iliade jusqu’à la fin, l’instruction qu’Homere veut donner n’est pas obscure. Lorsqu’on entend dire à la fin d’Athalie,

Que les Rois dans le Ciel ont un Juge severe,
L’Innocence un Vengeur, & l’Orphelin un Pere,

on en étoit convaincu avant la Catastrophe. Tous les soins qu’on a vu prendre de Joas, ont fait connoître le pere de l’Orphelin. Athalie a fait connoître le Vengeur qui la poursuit, dans les premiers Vers qu’elle a prononcés, & Mathan a fait connoître ce même Vengeur, lorsqu’il a révelé ses remords à son Confident.

Depuis le commencement de Britannicus jusqu’à la fin, on voit un Prince qui en écoutant un Flateur, étouffe peu à peu ses remords, & arrive au point de n’en plus avoir. Voilà ce que j’appelle la Morale d’une Piéce, & j’avoue que peu de Tragédies ont ce mérite. Les Poëtes {p. 124}songent donc principalement à nous amuser : & leur demandons-nous autre chose ?

Dans les critiques qui s’éleverent contre le Cid, on n’attaqua point cette Piéce sur la Morale. Quelle Tragédie cependant offre de plus pernicieux exemples que celle-ci, qui commença la gloire de notre Théâtre ? Ce n’est point assez d’y voir une Fille qui recevant dans sa chambre un homme couvert du sang de son pere, s’entretient de son amour avec lui, en gémit avec lui, & qui lui est enfin destinée pour épouse, par un Roi qui paroît autoriser le crime : on y entend toujours vanter cette affreuse justice qu’un Particulier se rend à soi-même ; & dans une Nation où les Rois, par des Loix si sages travaillent à éteindre la fureur du duel, on entend le coupable de ce crime s’en glorifier sans cesse, l’appeller une bonne action, & son Pere transporté de joye comparer ce funeste exploit aux Exploits guerriers contre les ennemis de l’Etat, en disant à ce Fils,

Ton premier coup d’épée égale tous les miens.

Dans le tems que le Cid recevoit tant d’applaudissemens, les Gens graves n’ont-ils pas pu dire ce que Solon disoit de la Tragédie naissante à Athenes, de {p. 125}pareils amusemens parleront plus haut que les Loix ? Ils le disoient : mais les Spectateurs attendris, tantôt pour Chimene, tantôt pour Rodrigue, & goûtant ce plaisir d’une grande émotion, qu’aucune Tragédie ne leur avoit encore fait sentir, étoient contents, & le Poëte l’étoit aussi.

Je n’impute point à Corneille des sentimens qui peuvent se trouver dans les Epîtres & les Préfaces qu’il retrancha de l’Edition de 1663, & qui se retrouvent dans les Editions suivantes. Lorsqu’un Auteur a retranché des Piéces du Recueil de ses Ouvrages, il est à croire qu’il n’a plus pensé dans un tems ce qu’il avoit pensé dans un autre. Quand Corneille écrivoit l’Epître qu’on retrouve à la tête de la suite du Menteur ; il ne connoissoit encore ni son Art, ni Aristote, ni Horace. Je ne suis pas, disoit-il, de ceux qui tiennent que la Poësie a pour but de profiter autant que de plaire. Pour moi je tiens avec Aristote & Horace, que notre Art n’a pour but que le divertissement. Voici ce que longtems après, un de nos Poëtes Tragiques a avoué4. Si on prétend que les Tragédies ne peuvent pas être d’un grand fruit pour les mœurs, la sincerité m’obligera d’en demeurer d’accord. Nous ne nous proposons {p. 126}pas d’ordinaire d’éclairer l’esprit sur le Vice & la Vertu, en les peignant de leurs vraies couleurs : nous ne songeons qu’à émouvoir les Passions, par le mélange de l’un & de l’autre. Il ajoute que dans la Catastrophe on a égard à la morale : mais, dit-il, cet hommage passager que nous rendons à la Raison, ne détruit pas l’effet des Passions que nous avons flatées dans le cours de la Tragédie. Nous instruisons un moment ; mais nous avons longtems séduit. Le remede est trop foible, & vient trop tard.

Cet aveu d’un de nos Poëtes me dispense de m’étendre sur le danger ordinaire des Tragédies. Je me borne à exhorter ceux qui travaillent pour les Spectacles qu’ils trouvent établis dans une Ville, à avoir toujours en vue l’utilité publique : leur Art seroit très-méprisable, s’il n’avoit pour objet que l’amusement. Il ne leur suffit pas de mêler l’utile à l’agréable ; ils doivent faire en sorte que dans leurs Piéces l’utile soit le fondement de l’agréable.

Qu’ils soient toujours attentifs à ne nous faire pleurer que sur des Sujets dignes de larmes. Le danger de la Tragédie n’est pas de nous faire entendre des lamentations, comme le dit en général Platon : ce sont les lamentations amoureuses {p. 127}qui amolissent les ames, & font perdre à la Vertu ses nerfs. Molliunt animos nostros…. Nervos omnes virtutis elidunt, dit Ciceron. Lorsque dans ma jeunesse, dit S. Aug., Conf. l. 2. j’allois au Théâtre, je m’affligeois avec les Amans qui étoient obligés de se séparer, j’avois compassion de leur malheur ; & aujourd’hui j’ai compassion de celui qui se réjouit dans une félicité misérable, ou qui s’afflige de la perdre. Voilà la véritable Pitié. Il seroit bien difficile à un Poëte Tragique d’exciter une Pitié de cette nature : ainsi quoique persuadé qu’une Tragédie peut être très-utile, je suis également persuadé du danger de presque toutes les Tragédies.

Je repete à la fin de cet Article ce que j’ai dit au commencement. Je n’y ai jamais prétendu justifier les Représentations publiques. On dit ordinairement qu’elles sont nécessaires pour occuper une multitude de Citoyens oisifs, & que si dans une grande Ville, il n’y avoit point de Plaisirs publics, il y auroit plus de crimes secrets. Je n’examine point ces raisons de la Morale humaine. Il ne seroit peut être pas difficile de prouver que cette Morale doit elle-même condamner les Spectacles. Sans parler des dangers ordinaires des Piéces, quand toutes les {p. 128}nôtres seroient innocentes, quel danger n’y ajoutent pas les Acteurs & les Actrices ? Dangers dont les suites funestes à l’honneur, au repos, & à la fortune des Familles, peuvent causer des désordres qui intéressent l’Etat ; dangers qui se trouvent dans la Représentation même d’Athalie, Piéce qui n’eût jamais paru sur le Théâtre public, si les intentions de l’Auteur, & celles de sa Famille, avoient été suivies.

M. de Cambray (Let. à l’Ac.) prétend que si nous avions une Tragédie qui n’inspirât que l’amour de la Vertu, un tel Spectacle entreroit fort utilement dans le dessein des meilleures Loix, & n’allarmeroit pas la Religion la plus pure.

Nous avons certainement quelques Piéces qui n’inspirent que l’amour de la Vertu : peuvent-elles être jouées sans danger ? Ce n’est point à moi à discuter cette question : je me contente de dire que mon sentiment est différent de celui de M. de Cambrai, & que je ne crois pas, comme le P. Saverio,5 que le Théâtre puisse être jamais une Ecole publique {p. 129}pour les Peres de Famille, les Enfans & le Peuple.

Ce Pere qui nomme un Acteur de la Comédie Italienne, qui vivoit comme un Saint, & ne montoit jamais sur le Théâtre sans avoir mis un cilice sur sa chair, austérité à laquelle l’engageoit sa Femme, qui exerçant là même profession, vivoit dans la même sévérité de mœurs, nous apprend aussi que cette Comédienne deux ans avant sa mort, se retira du Théâtre, & exhorta son Mari à l’imiter, ce qu’il ne fit pas. Le Pere Saverio nous apprend encore que le fameux Solis, lorsqu’il embrassa l’Etat Ecclésiastiques, voulut anéantir les Comédies qu’il avoit composées, quoique sages & décentes, Tuttoche savie e decenti, & resistant aux prieres & même aux ordres de ses Supérieurs, ne voulut jamais fournir au Théâtre des Autos Sacramentales dont on avoit un grand besoin depuis la mort de Calderon, & quoique ces Piéces soient toutes saintes, tuttoche religiosissime è sacre.

Ces traits, & plusieurs autres pareils nous prouvent, qu’après nous être fait pendant un tems de notre vie, des principes sur certaines matieres, qui nous paroissent certains, dans un autre tems {p. 130}de la vie, où nous voyons les choses d’un autre œil, ces mêmes principes nous paroissent faux, & la désobéisance de Solis à ses Supérieurs nous apprend ce qu’il pensa, quand il fut bien pénétré de ses devoirs, du Théâtre & des Autos Sacramentales.

CHAPITRE V.
En quoi consiste le Plaisir de la Comédie, & de ce Sel qui assaisonnoit les Comédies Grecques. §

Lorsqu’après avoir admiré une Muse qu’éleve le Cothurne, & qui porte le Sceptre & la Couronne, on voit sa Compagne en brodequin, qui n’a d’ornemens que son Masque, on est porté à la mépriser : elle a donc un merite très-rare, quand malgré la bassesse apparente de sa condition, & la simplicité de son langage, elle parvient à se faire admirer.

J’ai rapporté dans l’Histoire de la Poësie Dramatique chez les Grecs, que pour rendre la joie au Spectateur attristé par la Tragédie, les Poëtes inventerent les Piéces Satyriques, Piéces de mauvais goût, parce qu’il ne peut y avoir d’alliance {p. 131}entre la Tragédie & la Comédie, deux espéces de Poësie, entierement opposées l’une à l’autre. L’une doit être toujours baignée de larmes, & telle étoit la Tragédie Grecque : l’autre doit toujours rire, & tel étoit le caractere de la Vieille Comédie. Destinée à l’amusement d’une vile Populace, elle étoit grossiere dans ses discours : & dans ses bouffonneries, se permettoit toute médisance, toute obscénité, & que d’obscénités devoient remplir un Spectacle consacré à la joie, chez un Peuple qui dans sa Religion avoit des Fêtes si impures & si extravagantes !

Aristophane, un de ces Génies, heureusement très-rares, parce qu’ils sont très-dangereux, Génies qui sachant assaisonner d’un sel fin, les choses les plus grossieres, savent faire rire à la fois la canaille & les gens d’esprit, entreprit de rendre utile, non pas aux mœurs, mais au Gouvernement public, une Comédie si folle & si obscéne. Au milieu des bouffonneries dont ses Piéces sont remplies, nous voyons que le Chœur s’adressoit souvent aux Spectateurs pour leur faire observer que ce Poëte ne les amusoit pas comme les autres, par un frivole badinage, & leur débitoit d’importantes vérités, {p. 132}auxquelles ils devoient faire attention. Quel est en effet l’objet de ces Piéces, où l’Auteur paroît ne songer qu’à faire rire ? De faire connoître la mauvaise conduite des Administrateurs de la République, & des Généraux d’Armée, d’engager le Peuple à terminer par une Paix nécessaire, une Guerre qui duroit depuis plusieurs années, de lui faire sentir le ridicule de sa Religion, de lui reveler les fourberies de ses Prêtres, & de lui inspirer du mépris pour les Philosophes, qui ne débitent que de vaines subtilités. Jamais Poëte ne fut si extravaguant en apparence, & ne traita des Sujets si sérieux : mais jamais Poëte ne put traiter de pareils Sujets, que dans une Ville où toute critique étoit bien recue sur le Théâtre, pourvu qu’elle fût tournée de façon, qu’elle fît rire : les Atheniens s’imaginoient que quand Bacchus étoit fustigé sur leur Théâtre, ce Dieu en rioit lui-même.

Cette liberté de la Comédie cessa lorsqu’Athenes eut perdu la sienne : la nouvelle Comédie fut très-différente. Par les passages qui nous restent de Ménandre, de Philemon, & de plusieurs autres Poëtes, il paroît qu’elle étoit toute morale, & sententieuse. Elle devint plus {p. 133}utile aux mœurs, mais elle perdit son véritable caractere, qui est d’être plaisante. Elle doit toujours l’être, & il lui est permis de l’être, quand elle attaque d’une maniere fine & innocente les Ridicules des hommes.

Ces Ridicules, dépendans des usages, des modes, & des différentes manieres de penser, suivant les tems & les Nations, ne doivent pas, à ce qu’il semble, être toujours attaqués de la même façon. Ce qui paroissoit plaisant aux Atheniens, peut nous paroître froid, & ce qui étoit un bon mot pour eux, peut n’en être point un pour nous. Cependant une de nos Comédies, entierement imitée d’une Comédie Grecque, a été mise au nombre de nos bonnes, puisque depuis tant d’années qu’elle paroît sur notre Théâtre, elle fait rire & le Parterre, & les Spectateurs délicats, je parle de celle des Plaideurs. C’est le même Ridicule, que dans des siécles si différens, deux Poëtes ont attaqué, de la même façon, & avec les mêmes plaisanteries : elles sont donc asaisonnées d’un sel que le tems n’affadit point, & qui plaît à toutes les Nations. Avant que d’examiner la nature de ce sel, je vais rechercher la nature du plaisir que nous cause la Comédie.

{p. 134}J’ai dit que la Tragédie avoit à Athenes précédé la Comédie, parce que les Poëtes trouverent qu’il leur étoit plus aisé de faire pleurer que de faire rire. Je suppose que tandis que le Peuple s’amuse à entendre un Baladin monté sur des treteaux, un Criminel condamné à un supplice douloureux, vienne à passer, le Baladin verra presque tous ses Auditeurs le quitter & courir au Spectacle tragique.

Par quelle bisarrerie l’homme qui ne souhaite que la joie, va-t’il chercher les objets qui l’attristent, plutôt que ceux qui le font rire ? Il est certain, comme dit si bien Ciceron, que la nature nous a faits pour les choses sérieuses plutôt que pour jouer & folâtrer. Neque enim ita generati à naturâ sumus ut ad ludum & jocum facti esse videamur, sed ad severitatem potius. Il n’est pas nécessaire de faire valoir cette raison : nous conviendrons aisément que la Tragédie nous procure un plaisir plus vif que celui de la Comédie.

La Tragédie qui excite en nous les deux Passions qui nous sont données pour notre conservation & celle des autres, en les excitant nous fait jouir d’un Bien. La vue des malheurs des autres nous fait faire réflexion que nous en sommes {p. 135}exemts, & la compassion que nous avons des Malheureux flatte notre amour propre. Nous nous vantons d’avoir une Ame tendre & généreuse, voilà un Bien dont la Tragédie nous fait jouir, nos larmes nous font honneur, est honor & lachrymis.

Outre cela cette tristesse que cause la Tragédie est un chatouillement de l’Ame : & Descartes remarque dans son traité des Passions, que de même que le chatouillement, quand les nerfs ont assez de force pour le soutenir, cause un sentiment agréable qui deviendroit douloureux, si les nerfs n’avoient pas assez de force pour y resister, la tristesse que nous causent les Représentations Tragiques ne pouvant nous nuire en aucune façon, semble chatouiller notre ame en la touchant, & ce chatouillement cause un plaisir. On trouve dans S. Augustin, une réflexion à peu près pareille. Quand j’allois, dit-il, aux Spectacles, j’aimois ces pointes de douleur qu’ils impriment. Je n’aurois pas aimé ce qui les auroit trop enfoncées ; mais ce que des malheurs en peinture avoient de piquant, ne faisant qu’effleurer la peau, soulageoit ma démangeaison, comme le soulagement qu’on trouve à se gratter.

Voilà donc encore dans cette espece {p. 136}de tristesse, que cause la Tragédie, la jouissance d’un Bien, que ne nous procure pas l’enjouement d’une Comédie. Le rire n’est pas toujours le témoignage de la joie, & dans la véritable joie, comme celle que nous cause une heureuse nouvelle, nous ne rions jamais. Le rire est causé par une émotion subite dans notre corps, qu’excitent quelquefois, suivant les circonstances & notre humeur, des objets peu plaisans. On se vante d’avoir pleuré à une belle Tragédie, parce qu’on est flatté de paroître avoir un cœur tendre : mais on ne se vante point d’avoir ri des balourdises d’Arlequin : on dit au contraire, j’ai ri comme un Enfant. Homere qui veut rendre ses Dieux méprisables, les fait éclatter de rire, & leur rire ne finissoit point. Dequoi rioient-ils ? de voir marcher un Boiteux.

Le rire immodéré est celui des Dieux d’Homere, des Enfans, & des gens du Peuple. Platon a raison de le condamner : mais il est trop severe, s’il ne permet pas aux Poëtes de faire quelquefois rire les hommes. Ciceron plus humain, permet les jeux & les divertissemens, pourvu qu’on en use comme du sommeil, après avoir satisfait aux affaires sérieuses, & {p. 137}il distingue deux genres de jeux : l’un indigne d’un honnête homme, quand la grossiereté des choses est jointe à l’obscénité des paroles (que de Comédies condamnées !) Si rerum turpitudini adhibetur verborum obscenitas : l’autre élégant, poli, ingénieux, & plaisant avec finesse, Alterum, elegans, urbanum, ingeniosum, facetum. Et Ciceron ajoute qu’on trouve des traits de ce genre dans Plaute, & dans la vieille Comédie d’Athenes. Dans Ménandre & dans Terence on ne trouve point ce facetum, cet Atticisme.

Ainsi par un sel Attique, par Atticisme, nous n’entendons pas seulement la délicatesse du langage des Atheniens, mais leur maniere délicate de penser, & leur maniere fine & enjouée de railler. Les Romains attachoient la même idée à leur mot urbanitas. Ciceron prétend que leurs Ancêtres avoient possédé plus qu’eux cet agrément. Mirifice capior facetiis : accedunt non Attici, sed salsiores quàm illi Atticorum, Romani veteres atque urbani sales. Ce sel de l’Esprit assaisonne les Comédies d’Aristophane, les écrits de Lucien, & ceux de l’Auteur dont parle Rousseau dans ces Vers :

C’est dans ce bel Esprit Gaulois,
Que le gentil Maître François
{p. 138} Appelle Pantegruelisme,
Qu’à Neuilli, la Fare & Sonin
Puisent cet enjouement benin
Qui compose leur Atticisme.

Je n’ai garde de vouloir expliquer quel est ce sel de l’Esprit qui fait qu’un mot est un bon mot : on peut parler avec agrément, suivant Ciceron, de toute autre matiere que de celle-ci. Omni de re facetius quàm de ipsis facetiis : & Ciceron remarque que quoique les Grecs, & surtout les Atheniens, excellassent dans la Plaisanterie, leurs Ecrivains qui avoient voulu expliquer en quoi elle consistoit, ne faisoient rire que de leur impertinence. Sic insulsi extiterunt, ut nihil aliud eorum nisi ipsa insulsitas rideatur. Ciceron lui-même vouloit être plaisant, & ne l’étoit point. On peut juger par ses bons mots, dit Quintilien, que le talent de la plaisanterie ne lui avoit pas déplu, mais que la Nature le lui avoit refusé, non displicuisse illi jocos, sed non contigisse : à quoi il ajoute qu’il est aisé de se méprendre en fait de plaisanterie, parce que de la bonne à la mauvaise le pas est glissant & que le rire est très-voisin du ridicule, à derisu non procul abest risus. Que de Livres ennuieux, intitulés Faceties ! Que d’anciennes Comédies Italiennes très-ennuieuses, {p. 139}quoiqu’ornées de ce titre Comedia facetissima ! Quiconque est annoncé pour Plaisant, soutient rarement sa reputation ; & dans le tems où les Princes avoient à leur suite un homme chargé de les divertir, le Fol du Roi devoit souvent faire sa charge très-mal.

Une fine plaisanterie est souvent un mot dit sans paroître vouloir plaisanter. Lorsque dans les Plaideurs, le Portier du Juge vante sa condition, parce qu’on n’entroit pas chez son Maître sans graisser le marteau, & qu’il ajoute,

Il est vrai qu’à Monsieur, j’en rendois quelque chose,
Nous comptions quelquefois,

ces derniers mots dits sérieusement, font rire du Portier & du Juge. Lorsque le Juge répond au Plaideur qui lui demande audience,

Voyez mon Secretaire,
Allez lui demander si je fais votre affaire ;

ce mot dit par simplicité, fait sentir plusieurs traits picquans. La raillerie est amere & enjouée : voilà ce sel qui se fait sentir à l’esprit, dit Quintilien, comme le sel ordinaire se fait sentir au palais : quand il assaisonne un Ouvrage, cet Ouvrage n’ennuie jamais. Condimentum, quod sentitur latente judicio, velut palato, excitatque {p. 140}& tædio defendit orationem. Des traits fins & enjoués, répandus dans une Comédie ne suffisent pas : il faut savoir donner à toute la Comédie un tour plaisant. La Poësie Dramatique est toute Action, & toute Action de la Comédie doit paroître plaisante. Un bon Poëte Comique fait comme les Peintres, qui dans ces Portraits qu’ils nomment Charge, savent peindre un homme en ridicule, en lui conservant sa ressemblance. C’est le grand Art d’Aristophane & de Moliere. Le premier sait faire rire le Peuple de Socrate : il sait peindre en ridicule, un Philosophe qui veut faire des raisonnemens sublimes : Moliere sait peindre en ridicule, un Tartuffe. Un Poëte peut être très-fin railleur, & ne pas savoir donner ce tour plaisant à une Comédie. Cervantes qui par sa fine raillerie, est si admirable dans son D. Quichotte, ne l’est plus dans ses Comédies. Rousseau qui possédoit le talent de l’Epigramme, a travaillé dans le genre Comique, dont il avoit beaucoup étudié la Théorie. Ses Comédies ne sont point plaisantes. Il en estimoit une surtout, que ses Amis l’ont sagement empêché de rendre publique. Je l’ai lue, & j’y ai cherché inutilement ce que l’Auteur y pouvoit trouver de plaisant. Moliere avoit {p. 141}peut-être moins étudié son Art, mais l’Art d’être plaisant ne s’apprend point. C’est la Nature qui nous fait imitateurs enjoués, perpetuæ festivitatis ars non desideratur ; natura enim fingit homines & creat imitatores, & narratores facetos. L’Imitateur enjoué, rend amusans des objets qui par eux-mêmes sont très-ennuyeux. On éviteroit dans la Société un homme de Palais ne parlant que de procédures, & un Plaideur ne parlant que de ses Procès. Ces Personnages si ennuyeux, deviennent plaisans sur le Théâtre, par la maniere dont le Poëte sait les y faire paroître : l’Imitateur sait même nous faire appercevoir d’un Ridicule qui ne nous avoit pas frappés, avant son Imitation. Le Stile que Moliere imita dans ses Précieuses Ridicules, étoit alors à la mode, & avoit séduit des gens d’esprit. On rapporte que Menage sortant de cette Comédie, dit à Chapelain, nous admirions vous & moi, ces sottises-là : brûlons ce que nous avons adoré. Menage ne s’attendoit pas que lui-même seroit dans la suite mis aussi sur la Scene par le même Imitateur, & qu’il seroit un objet risible.

Moliere, génie unique, & plus admirable qu’Aristophane, puisqu’il n’avoit {p. 142}pas la même liberté, sut réunir les deux Genres, celui d’Aristophane & celui de Menandre, & força les Nations voisines, peu favorables à notre Poësie, à le regarder comme le Maître de la Comédie. Heureux s’il eut acquis sa gloire en respectant toujours les mœurs, que peut-être il a cru respecter, parce que les Poëtes Comiques qui l’avoient précédé, ignoroient ce que c’étoit qu’un pareil respect. De quel genre étoient les anciennes Comédies des Italiens, & dans quel Ville celle qui est regardée comme la meilleure, & qui a pour Auteur Machiavel, a-t-elle pû trouver un Théâtre & des Spectateurs !

Moliere, au Sel Attique joignit aussi, comme Aristophane, les graces naturelles du Stile. Sa Versification est la seule qui convienne à la Comédie, & sa Prose même a un agrément que peu de personnes remarquent. M. de Cambrai (Lettre à l’Académie) n’a pas fait assez d’attention au genre dans lequel Moliere écrivoit, quand il a condamné sa Versification & sa Prose. Cette Prose a une mesure conforme u ton de la conversation, & l’on m’a assuré qu’une ancienne & célebre Comédienne disoit qu’elle aimoit mieux jouer dans toute autre Piéce, que dans {p. 143}une Piéce en Prose de Moliere, parce que quand sa mémoire ne lui fournissoit pas les mêmes mots, & qu’elle vouloit dire la même chose en d’autres termes, elle perdoit aussitôt le ton naturel, quelle avoit peine à reprendre.

Corneille qui avoit mis à la mode parmi nous le goût de la Comédie Espagnole, à la tête d’une Piéce qu’il avoit intitulée Comédie Héroïque, avoit avancé que la Comédie peut se passer du Ridicule. Lorsque Moliere qui nous avoit accoutumés à une censure enjouée du Ridicule, mourut, Boileau regarda la Comédie comme morte avec lui. Ses successeurs ont pris une route différente, & ont travaillé dans un genre qu’ils ont appellé noble, & qui se passe du Ridicule. Quelque noble qu’il puisse être, je crois qu’au plaisir de voir des intrigues merveilleusement conduites & dénouées, à celui d’entendre des sentimens délicatement développés, & des portraits ingénieusement faits, les hommes préfereront toujours celui d’aller rire d’eux-mêmes, en se regardant dans un miroir qu’un autre Moliere leur présentera.

Après avoir dit que la Tragédie, Poëme qui doit toujours être grave & majestueux, est très-souvent dangereuse, que {p. 144}pourrois-je dire de la Comédie, Poëme où regne la liberté, l’enjouement, & la satyre ? Il n’est pas impossible qu’elle soit une censure innocente ; mais les Comédies qu’on peut appeller innocentes, sont si rares, que nous pouvons dire en général avec Quintilien, qu’il faut interdire cette lecture aux Jeunes gens, jusqu’à ce que leurs mœurs soient en sureté. Cùm mores in tuto fuerint. Et à quel âge sont-elles en sureté ?6 Un S. Jean Chrysostome (supposé que ce qu’on dit de lui soit véritable) pouvoit se délasser à la lecture d’Aristophane, en y cherchant le stile élégant de sa Langue ; & il étoit permis à un S. Jérôme dans son désert de lire Plaute, quoiqu’il se soit reproché le plaisir que lui causoit cette lecture.

{p. 145}

CHAPITRE VI.
Histoire de la Poësie Dramatique chez les Romains. §

Par un Passage de Platon, dans le second Livre des Loix, par les Vases Etrusques sur lesquels on voit des cothurnes & des masques, & par Varron qui nomme un Poëte qui avoit fait des Tragédies Toscanes ; on juge que les Spectacles Dramatiques furent très-anciens dans l’Italie : mais les Romains peu curieux des amusemens de l’Esprit, les ignorerent pendant plusieurs Siécles.

La Religion, ou pour mieux m’exprimer, la Superstition, donna chez les Romains comme chez les Grecs, la naissance à des Représentations publiques. Elles commencerent par des Jeux bouffons sur un Théâtre, Spectacle très-nouveau pour un Peuple belliqueux, dit Tite-Live, Nova res bellicoso Populo. Les Romains, pour faire cesser la Peste qui les affligeoit, introduisirent une nouvelle peste, bien plus dangereuse, suivant S. Augustin, novam pestem … … quod est multo perniciosius moribus, intulerunt. Ils s’imaginerent que des Jeux sur un Théâtre appaiseroient {p. 146}la colere des Dieux ; ils firent venir des Baladins de Toscane, & leurs Jeux n’ayant point calmé la peste, on chercha un autre remede. Un clou fut enfoncé par la main d’un Dictateur au côté droit du Temple de Jupiter. Telle étoit alors la stupidité des Romains.

Il n’y avoit ni Action, ni Vers dans les Jeux que représenterent les Baladins de Toscane ; ce n’étoient que des Danses grossieres, au son de la flute, sine carmine ullo. Les Jeunes Gens de Rome les voulant imiter, y ajouterent des Vers pleins de raillerie, qu’ils chantoient en faisant des mouvemens qu’ils accordoient avec leurs Chants : parce que ce mot Toscan Hister, signifioit Acteur, ces Acteurs furent nommés Histriones. Leurs Vers qui n’étoient d’abord que railleurs, devinrent très-mordans ; le jeu dégénéra en rage. In rabiem verti cæpit jocus. Hor. Le Magistrat y mit ordre ; les Jeunes Gens reciterent des Vers plus sages, en les accompagnant de Chants & de Danses.

Leurs Piéces qui n’avoient aucune forme Dramatique, étant composées de Chants, de Danses, & de Vers de toute sorte de mesures, furent nommées Satyres, du mot Latin Satura qui veut dire un mélange de plusieurs choses. Notre {p. 147}mot Farce a eu une pareille origine ; ces petites Piéces étant farcies de plusieurs badinages différens.

Après la premiere guerre Punique, Andronicus fit jouer, pour la premiere fois, l’an de Rome 514, une Piéce divisée en Actes, & osa abandonner les Satyres pour traiter des Sujets suivis. Tite-Live employe ce terme, il osa, parce que c’étoit une entreprise hardie, de vouloir mettre une forme à un Spectacle qui n’en avoit aucune. Andronicus, originaire de la Grece, & qui pouvoit avoir quelque connoissance des Spectacles Grecs, voulut les imiter. Il jouoit lui-même sa Piéce, & faisoit d’abord l’Acteur & le Chœur : il chantoit & dansoit à la fois, au son d’une flute. Comme le Peuple le faisoit jouer souvent, & quelquefois lui faisoit repéter les mêmes choses, il s’enroua, & & demanda la permission de faire chanter à sa place un homme qui se tiendroit auprès du Joueur de Flute. Débarrassé du Chant qui lui faisoit perdre la respiration, il dansa avec plus de vigueur : ce qui fut cause qu’on partagea pour toujours la Danse & le Chant entre deux Personnages. On donna aux Acteurs de la Piéce, qui conserverent le nom d’Histrions, des Chanteurs, qui pendant que ces Histrions {p. 148}dansoient, suivoient dans leurs Chants, leurs mouvemens & leurs gestes, ad manum cantari cæptum, termes de Tite-Live, que je tâcherai d’éclaircir, quand je parlerai de la Déclamation Théâtrale des Anciens.

Les Piéces d’Andronicus firent oublier aux Romains les Satyres : ils n’en voulurent plus d’autres, tant que les Poëtes jouerent eux-mêmes dans leurs Piéces ; mais lorsque ces Représentations eurent été abandonnées à des Personnes viles, les Jeunes Gens de Rome n’ayant plus la même considération pour les Acteurs, reparurent sur le Théâtre, pour réciter à la fin de la Piéce sérieuse, quelques Vers badins. Ces nouvelles Satyres, furent nommées par cette raison Exodia, d’un mot Grec qui signifie fin, & furent associées aux Piéces nommées Atellanes, d’Atella Ville de Toscane.

Les Atellanes avoient pour objet, comme les Piéces Satyriques chez les Grecs, de réjouir le Spectateur, que la Tragédie avoit attristé ; mais la sévérité Romaine qui étoit encore dans sa vigueur, n’y permit qu’un élégant badinage, venustam elegantiam, dit Donat sur Térence : & Valere Maxime dit de même, {p. 149}Hoc genus delectationis Italicâ severitate temperatum. Cette sagesse qu’exigeoient les Magistrats ne dura pas toujours : mais les Acteurs des Attellanes conserverent toujours le privilége de n’être point regardés comme Histrions, tanquam expertes ludicræ artis ; on ne pouvoit, lorsqu’on étoit mécontent de leur jeu, les obliger d’ôter leurs masques, affront que le Peuple faisoit aux autres Comédiens. La Jeunesse Romaine qui se réserva à elle seule le droit de représenter ces Piéces, ne voulut point qu’elles fussent profanées par les Comédiens. Nec ab Histrionibus pollui passa est. Tit. Liv. L’Atellane conservoit encore du tems de Ciceron sa dignité, puisque pour dire qu’au lieu d’un aimable Plaisant, on lui a envoyé un misérable Farceur, il s’exprime ainsi, Non Atellanum sed mimum introduxisti. L. 9. Ep. 16.

Andronicus, cet Eschyle des Romains, eut un Rival dans Nævius dont la premiere Piéce fut jouée l’an 519 de Rome. Ses railleries ayant offensé une famille puissante, il fut mis en prison, & ensuite condamné au bannissement. Les Enfans des Muses n’imprimerent pas d’abord un grand respect aux Romains, & le Consul qui mena avec lui Ennius dans la Province {p. 150}où il alloit commander, fut repris par Caton, comme un homme voluptueux, qui menoit des Poëtes à sa suite. [Tuscul. 1.].

Pacuvius, Cæcilius, Accius composerent plusieurs Piéces Dramatiques, & tous ces Poëtes dont Horace, Perse & Martial ne parlent qu’avec mépris, sont traités plus favorablement par Quintilien, qui prétend que la perfection ne leur a manqué que parce qu’elle manquoit à leur siécle.

Le Peuple prenant goût aux Piéces Dramatiques, il fallut des Théâtres ; ils n’étoient d’abord que de planches rassemblées, qu’on retiroit après le Spectacle. On fut même longtems sans accorder aux Spectateurs la liberté de s’asseoir : on ne croyoit pas qu’il fût de la dignité de la République de permettre à des Romains de rester longtems occupés d’amusemens qui ne convenoient qu’à des Grecs, & on craignit que la liberté de s’asseoir ne leur fît passer des journées entiéres dans l’oisiveté. La sévérité de la discipline faisoit quelquefois abattre les Théâtres. Le Consul Scipion en fit détruire un, comme inutile, & pernicieux aux mœurs publiques, tanquam inutile & nociturum publicis moribus : Tit. Liv. Saint Augustin représente aux Romains qu’un de leurs {p. 151}Citoyens a été plus sage que leurs Dieux, puisqu’il a condamné des Spectacles qu’ils avoient établis pour honorer leurs Dieux. Ce Scipion étala dans un long discours les dangers de ces Spectacles, disant qu’il falloit laisser aux Grecs leurs vains amusemens Græcam luxuriam, & ne pas donner entrée à Rome à cette iniquité étrangere, peregrinæ nequitiæ. Nous avons vu à Athenes Solon gémir des Spectacles introduits par Thespis : nous voyons à Rome, les graves Personnages gémir du même mal, & les Censeurs faire souvent abattre les Théâtres. Tout changea, les mœurs tomberent, & les Censeurs firent eux-mêmes élever des Théâtres : il se trouva encore du tems de Pompée des Personnes séveres qui lui reprocherent de ce qu’au lieu des Théâtres qui n’avoient été jusqu’à lui que de planches rassemblées, il en avoit fait construire un, qui subsisteroit toujours. On en vit bien-tôt plusieurs,

Cuneata crevit hæc Theatri immanitas. Ausone.

Plaute fut le premier Poëte qui montra aux Romains ce que c’est que le Génie. Il n’inventoit pas les Sujets de ses Piéces : le Peuple qui admiroit l’esprit des Grecs, ne vouloit voir sur le Théâtre que {p. 152}des Sujets tirés des Piéces Grecques : il falloit que le lieu de la Scene fût à Athenes, & parce que celui des Menechmes étoit en Sicile, Plaute prévient dans son Prologue, que malgré cela cette Piéce est Grecque,

Hoc argumentum Græcissat, tamen
Non Atticissat, verum Sicilicissat.

Ce que Boileau a dit, du coup fatal porté à la Comédie, par la mort de Moliere, fut dit par Varron sur la mort de Plaute,

Comœdia luget, Scena est deserta,
Deinde risus, ludus, jocusque & numeri
Innumeri simul collachrymarunt.

Ces Ris & ces Jeux ne furent point ramenés sur le Théâtre par Térence Carthaginois, qui acheté comme Esclave par un Senateur Romain, & ensuite affranchi, sur plaire aux Grands de Rome, & si particuliérement au Fils de l’Ancien Lælius, & à Scipion le jeune, qu’on l’accusoit d’être secouru par eux dans ses compositions, plus que par son génie. Lorsqu’il présenta sa premiere Piéce aux Ediles pour être jouée, ils voulurent, avant que de l’acheter, qu’elle fût examinée par Cecilius, qui étoit alors fort vieux. Cecilius reçut froidement le Poëte qui étoit mal vétu, & comme il étoit à table, lui accorda avec peine un moment pour réciter quelques {p. 153}Vers. A peine les eut-il entendus, qu’il fit mettre à table avec lui le Poëte, & remit après le repas la lecture de la Piéce.

Terence nous apprend dans ses Prologues, qu’il étoit persécuté par la jalousie d’un vieux Poëte. Les Représentations des Piéces étoient exposées au tumulte des cabales. Les Comédiens pour être applaudis avoient des gens apostés dans l’assemblée. Plaute dans un Prologue, fait défendre par Mercure, de la part de Jupiter, toutes les brigues, parce que, dit-il, pour un Comédien comme pour un Grand homme, la Loi est la même ; c’est par le mérite & non par la cabale qu’il faut triompher :

Eadem Histrioni sit lex, quæ summo viro :
Virtute ambire oportet, non favoribus.

Il étoit important aux Comédiens de faire valoir une Piéce. Comme ils étoient Esclaves, la récompense que le Peuple demandoit quelquefois pour eux, étoit la liberté : ce qui ne les empêchoit pas de continuer à représenter. Ils étoient outre cela intéressés à soutenir les Pieces, parce que l’Edile, après les avoir achetées du Poëte, les donnoit quelquefois à examiner au Maître de la Troupe, & lui en faisoit rendre le prix, quand la Piéce avoit déplu au Peuple. C’est ce qu’on apprend {p. 154}par les Prologues de Térence.

On y apprend encore qu’on accompagnoit une Piéce tantôt avec les Fluttes droites ou Lydiennes, tantôt avec les Fluttes gauches ou Tyriennes. Les unes avoient un son aigu, les autres un son grave. Quelquefois dans la même Piéce on jouoit de deux Fluttes de différens sons, tibiis imparibus, quelquefois de deux Fluttes de même son, tibiis paribus, & quelquefois on changeoit de Flutte ; mysteres de Musique, dont l’obscurité désespere aujourd’hui ceux qui veulent les comprendre.

Le succès d’une Piéce de Théâtre étoit fort incertain, parce que ces Spectacles où assistoit une Populace innombrable, étoient rarement tranquilles. Plaute dans un de ses Prologues, après avoir commandé à l’Huissier d’imposer silence, dit aux Nourrices de faire taire leurs Enfans, aux Domestiques d’aller au Cabaret, & à ceux qui sont à jeun de s’en aller, de peur que la faim ne les mette de mauvaise humeur contre sa Piéce,

Dum ridebunt saturi, mordebunt famelici.

Outre cela le Peuple interrompoit tout à coup une Piéce, & demandoit à voir des Baladins, des Danseurs de Corde, des Animaux. L’Hecyre de Térence tomba parce que pendant qu’on la représentoit {p. 155}le Peuple s’occupa à regarder des Danseurs de Corde.

Les Romains délivrés des longues inquiétudes que leur avoit causées Carthage, commencerent à chercher ce qu’avoient dit de bon les Tragiques Grecs : ils oserent même, dit Horace, marcher seuls en mettant sur leur Théâtre des Sujets pris dans leur Histoire & dans leurs Mœurs,

Vestigia Græca
Ausi deserere, & celebrare domestica facta.

La différence des Sujets fit donner des noms différens aux Piéces de Théâtre. Celles dont les Sujets étoient Grecs furent nommées Palliatæ, à cause de l’habit Grec que les Acteurs portoient : & celles dont les Sujets étoient Romains, furent à cause de la toge, nommées Togatæ. Quand l’Action de celles-ci se passoit entre des Magistrats, la Piéce étoit nommée Prætextata, à cause de leur robbe bordée de pourpre : si elle se passoit entre des Chevaliers, elle étoit à cause de leur habit, nommée Trabeata ; & elle étoit appellée Tabernaria, quand elle se passoit entre ces personnes viles, qui habitoient ce que les Romains appelloient Tabernas.

Les Piéces nommées Togatæ devoient être graves. Afranius cependant, au {p. 156}rapport de Quintilien, y répandit des maximes impures, & conformes à ses mœurs. Si ces Piéces étoient quelquefois obscènes, que devoient être les Mimes, qu’Ovide appelle Mimos obscæna jocantes, & autre part, imitantes turpia Mimos ! Quelquefois ces Piéces avoient une Morale pour objet : elles n’étoient par toujours obscènes ; mais elles devoient toujours faire rire : elles devoient toujours, comme dit Horace,

Risu diducere rictum
Auditoris.

Ces Piéces étoient appellées Mimes, & les Acteurs qui les représentoient étoient aussi appellés Mimes.

Il y avoit encore une espece de Farce nommée Planipedia, & l’Acteur qui y jouoit s’appelloit Planipes, parce qu’il y jouoit sans brodequin. On croit que c’est cet Acteur qui s’est conservé dans l’Italie sous le nom d’Arlequin.

Les Ediles chargés de donner les Jeux, & qui achetoient les Piéces, devoient bien payer les bons Poëtes : il ne paroît pas cependant que les meilleures Piéces ayent fait la fortune des Auteurs, puisque Plaute étoit obligé pour vivre de louer ses bras à un Boulanger, & que l’amitié des Grands que Térence avoit tant cultivée, {p. 157}loin de l’empêcher de tomber dans la misere, l’y conduisit. La fortune d’un excellent Comédien étoit immense. Æsopus, grand dissipateur, laissa cinq millions à un Fils encore plus grand dissipateur que son Pere. Roscius, indépendamment de ce qu’on donnoit à sa Troupe, avoit pour lui seul plus de cinquante mille livres par an. Ce Roscius a laissé un nom si célebre qu’il mérite dans l’Histoire du Théâtre une place d’autant plus honorable, que fameux par sa supériorité dans sa profession, & par une probité rare dans sa profession, il a reçu de Ciceron ce grand éloge, qu’il paroissoit seul digne de monter sur le Théâtre, & seul digne de n’y pas monter. Quiconque excelloit dans un Art, étoit appellé un Roscius, parce que dans le sien il avoit porté si loin la perfection, que ce que nous en lisons seroit incroyable, si nous ne le lisions dans Ciceron, si grand Juge dans l’Art de la Déclamation. Quoiqu’il fût devenu fort vieux, & que la perte d’un vieux Comédien ne soit pas fort à regretter, Ciceron regarde sa mort comme un malheur public, & parle de lui comme d’un homme qui ne devoit jamais mourir. Il formoit les jeunes Orateurs.

Il jouoit plus souvent dans les Comédies que dans les Tragédies, soit qu’il {p. 158}fût mécontent des Tragédies Romaines, soit qu’il lui fût plus aisé dans la Comédie de cacher le défaut de ses yeux, qui étoient de travers. Cependant, quelque rôle qu’il exécutât, toutes les Graces l’accompagnoient, & il excelloit également dans le Tragique & dans le Comique, talent très-rare dans un Acteur comme dans un Poëte. Socrate dit le contraire à la fin du Banquet : mais comme c’est après avoir bu dans une coupe très-profonde, & devant deux Auditeurs qui aiment mieux s’endormir que de le refuter, je crois, malgré l’autorité de Socrate, qu’il est presque impossible que le même homme excelle également dans deux Genres aussi opposés que le Terrible, & le Plaisant.

Il falloit à Rome des Théâtres dignes d’une Ville devenue la maîtresse de l’Univers. Pompée revenant de la Grece apporta le plan de celui qu’il avoit vu à Mitylene, & en fit construire un à Rome dans la même forme, mais beaucoup plus vaste ; il pouvoit contenir quarante mille hommes. Pompée l’orna des Tableaux, Statues, Bronzes, & Marbres transportés de Corinthe, de Syracuse, & d’Athenes.

La sévérité des Magistrats contre les Spectacles {p. 159}étant encore à craindre, de peur qu’ils ne fissent à sa mémoire la honte d’abattre cet Edifice, veritus quandoque memoriæ suæ censoriam animadversionem, il s’avisa de sanctifier un lieu que Tertullien appelle la Citadelle de toutes les infamies, arcem omnium turpitudinum. Il bâtit dessus, un Temple à Venus la Victorieuse, afin que ce qui étoit véritablement Théâtre, faisant aussi partie d’un Temple, fût respecté comme sacré, & à l’abri de la reforme des Censeurs. C’est ce que nous apprend Tertullien dans son Livre des Spectacles. Pompée dont le principal dessein étoit d’élever un Théâtre, & non pas un Temple, plus occupé de plaire au Peuple, que d’honorer la Déesse, voulut que la dedicace de cet Edifice fût solemnisée par des Jeux de toute espece.

Nous connoissons la magnificence de cette Dédicace par une Lettre de Ciceron. Le célébre Æsopus pour faire honneur à Pompée, voulut malgré son grand âge, paroître encore sur la Scene, & joua de façon qui ne fit honneur ni à Pompée ni à lui. Ciceron se mocque de ces six cent mulets, qu’on voyoit passer dans la Tragédie de Clytemnestre : c’étoient sans doute les équipages d’Agamemnon {p. 160}revenant du siége de Troye. Dans la Tragédie d’Andronicus intitulée, le Cheval de Troye, on voyoit passer trois mille Vases, & toutes sortes d’Armes d’Infanterie & de Cavalerie ; ces ornemens d’une Tragédie, la faisoient goûter au Peuple Romain. Dans cette Dédicace qui dura plusieurs jours, on représenta aussi des Comédies & des jeux Toscans : Oscos ludos, c’est-à-dire Piéces bouffones : ce qui faisoit écrire à Ciceron qu’il n’étoit pas nécessaire d’aller au Théâtre pour en voir, qu’on en voyoit assez dans le Sénat. Cette Fête couta la vie à un grand nombre d’hommes & d’animaux, à cinq cens Lions, six cent Pantheres, & à ces vingt Eléphans, qui se plaignant au Peuple de la perfidie de Pompée, (comme je l’ai rapporté sur Phedre en parlant des Imprécations) furent cause que le Peuple oblitus Imperatoris, oubliant tout ce que le Grand Pompée faisoit pour lui plaire, le chargea d’imprécations qui bientôt, comme dit Pline, eurent leur effet, ensorte que ce fameux Théâtre fut fatal à celui qui l’avoit établi.

Quelque magnifique que fût le Théâtre de Pompée, celui de Scaurus Gendre de Sylla, le fut encore davantage : on voyoit trois étages posés sur 360 colonnes, {p. 161}le premier de Marbre, & le second incrusté de Verre, genre de luxe, dit Pline, inconnu depuis. Il étoit orné de trois mille Statues, & pouvoit contenir quatre vingts mille hommes. Quelle dépense pour un Edifice qui devoit être détruit trois mois après, & que Pline appelle par cette raison, Theatrum temporarium !

Puis-je ne point parler ici des deux Théâtres qu’imagina Curion, ce voluptueux, qui n’avoit d’autre revenu, dit agréablement Pline, que la discorde des Grands ? Nihil in censu habuit, præter discordiam Principum. Avec ce revenu il fit de si grandes dépenses pendant son Edilité, qu’elle renversa entierement les mœurs, prostravit mores civiles, & fut plus fatale à la République, que la Puissance de son Beau-pere Sylla. Ce Curion imagina deux Théâtres, qui opposez l’un à l’autre, pendant qu’on jouoit une Piéce dans l’un & dans l’autre, se rejoignoient ensuite tirés par des Machines, & formoient un Amphitéâtre. Pline se rappellant ces deux Théâtres s’écrie avec douleur : Voilà donc le Peuple Romain porté sur deux pivots. Ce Vainqueur de la terre, celui qui distribue les Royaumes, suspendu dans une machine, applaudit à son péril. En hic est ille terrarum victor, & totius {p. 162}domitor Orbis … … in machina pendens, ad periculum suum plaudens.

Les Romains qui ne disputerent point aux Grecs la gloire des Piéces de Théâtre, les surpasserent, de l’aveu de Pausanias, par la magnificence & la grandeur de leurs Théâtres. Ce peuple dans ses Edifices publics a toujours paru le Maître des autres. A l’imitation de l’Odeon d’Athenes, lieu où s’exerçoient les Musiciens & les Comédiens, & ou l’on exécutoit les Piéces, avant que de les représenter sur le Théâtre, il y eut à Rome quatre Odeons. Auguste acheva le Théâtre, dont Cesar avoit jetté les fondemens, & l’on croit que Vitruve en fut l’Architecte ; la Dédicace en fut faite sous le nom de Marcellus. On ne négligeoit ni les Décorations, ni les Machines. Un Edile nommé Claudius inventa des Tonneres si parfaits, qu’ils furent nommés les Tonneres Claudiens. Nous apprenons par Horace que le Théâtre étoit souvent couvert de fleurs, sur lesquelles on faisoit couler des eaux de senteur ; on trouva le secret de les faire tomber en pluye ; on les élevoit au-dessus des Portiques, & elles retomboient par tous les tuyaux cachés dans les Statues.

Que de raisons devoient animer les {p. 163}Poëtes a travailler pour le Théâtre ! Pollion & Varius composoient des Tragédies ; Mécenas en avoit fait deux ; Auguste en avoit commencé une, avec une si grande chaleur, que désesperant de la pouvoir soutenir, il effaça ce qu’il avoit fait. Ce siécle de la Poësie n’a cependant fourni à Quintilien aucune Comédie qu’il ait pu louer, & ne lui a fourni que deux Tragédies dignes de ses éloges, le Thyeste de Varius, & la Medée d’Ovide. Le mauvais goût des Romains faisoit souvent remettre sur le Théâtre les Piéces d’Andronicus, d’Ennius, de Pacuvius, & voilà celles, disoit Horace, où la foule est grande,

Hos arcto stipata Theatro
Spectat Roma potens.

L’obscénité qui infecta toutes les Poësies de ce siécle, excepté celles de Virgile, souilla aussi la Tragédie, suivant Ovide,

Est & in obscænos deflexa Tragædia versus.

Les Monstres qui succéderent à Auguste, ajouterent à leurs extravagances, celle de vouloir être Poëtes. Néron qui exécutoit sous le masque, des rôles de Tragédies, institua les jeux Neroniens : & Domitien, qui se disoit Fils de Minerve, {p. 164}institua les jeux Capitolins. Malgré cette protection des Princes, il n’est fait mention d’aucune Piéce de Théâtre, fameuse.

Et quel Poëte, capable d’en faire une bonne, eût voulu s’en donner la peine, lorsque l’Action qu’il eût mise en Vers, charmoit bien plus le Peuple quand elle étoit représentée par les gestes d’un Acteur muet ? Les Pantomimes qui devinrent si fameux sous Auguste, & que favoriserent ses Successeurs, qui ne cherchoient comme lui qu’à amuser un Peuple qu’ils opprimoient, firent tomber tout amour des belles choses. Ce Spectacle, dont je parlerai dans le dernier Chapitre, bien plus propre à exciter la colere de Pline, contre les mœurs de sa Patrie, que le double Théâtre de Curion, devint la seule Passion, & la honte des Romains. Ce Peuple, qui par une fierté mal fondée, avoit pendant plusieurs siécles, regardé comme de vils amusemens des Grecs, tous les Arts qui font honneur à l’Esprit, admira un Baladin, dont la science consistoit à tout imiter par ses gestes : un Acteur toujours muet à qui sa main servoit de langue. Cette danse très-ancienne, connue du tems d’Eschyle, approuvée de Socrate, & {p. 165}unie aux Représentations Dramatiques chez les Grecs, fut longtems sage, & n’étoit que l’imitation de l’Action représentée. Elle ne fut connue des Romains, & séparée de l’Action, que du tems d’Auguste. Pylade & Bathylle, les premiers Pantomimes, eurent un grand nombre de Successeurs, qui mirent toute leur science à imiter les Actions les plus infames. Un Baladin avoit une cour à Rome, y formoit des Partis qui causoient des séditions, recevoit chez lui les visites des Chevaliers & des Sénateurs, marchoit dans les rues environné de la jeunesse Romaine, rendoit les Femmes éprises de lui avec tant de scandale, qu’un Empereur fut obligé de répudier la sienne. Les cendres d’un homme si rare, qui avoit causé tant de désordres, étoient conservées dans un tombeau de marbre, & les passans étoient par son Epitaphe invités à rendre leurs hommages à un tombeau qui renfermoit, suivant les expressions de Martial, toutes les Graces, tous les Amours, toutes les Voluptés, la douleur & la gloire du Théâtre Romain, & les délices de Rome.

Quiquis Flaminiam teris viator,
Noli nobile præterire marmor.
Orbis deliciæ, salesque Nîli,
{p. 166}Ars, & Gratiæ, Lusus, & Voluptas,
Romani decus & dolor Theatri,
Atque omnes Veneres, Cupidinesque,
Hic sunt condita, quo Paris sepulcro.

Chez un Peuple autrefois si admirable, quel Tombeau, & quelle Epitaphe ! La corruption du Théâtre causa celle de la Ville, & celle même des Armées, circo & theatris corruptus miles, dit Tacite.

Rome alloit toujours s’avilissant. Il y eut des Poëtes Dramatiques du tems de Quintilien, qui ne parle avec éloge que des Comédiens. Ils remettoient sur le Théâtre les Piéces anciennes. Dans le Prologue d’une de Comédies de Plaute, l’Acteur félicite les Spectateurs de leur goût pour l’Antiquité : les gens sensés, leur dit-il, sont ceux qui ne boivent que du vin vieux, & qui n’estiment que nos vieilles Comédies. Les nouvelles valent encore moins que nos nouvelles espéces de monnoye. On est surpris de voir les Romains obligés de recourir aux antiques Comédies ; le siecle d’Auguste ne leur en avoit point procuré de meilleures. Sous Dioclétien on faisoit jouer l’Amphytrion de Plaute quand on croyoit Jupiter irrité, & il n’est pas aisé de comprendre pourquoi l’on croyoit appaiser la colere de ce Dieu, par la Représentation d’une de {p. 167}ses Avantures, si peu honorable à sa Divinité.

La Passion des Romains pour les Jeux devint si grande, que dans une famine qui affligea Rome sous Gratien, tandis que pour conserver les Citoyens naturels, on fit sortir tous les Etrangers par une barbarie qu’Ammien, Historien Payen, a condamnée, on conserva trois mille Comédiennes avec tous ceux qui contribuoient aux divertissemens des Théâtres. Ce n’étoient point des Piéces faites pour plaire à l’esprit, qui excitoient cette Passion ; on en exécutoit quelquefois : Saint Augustin dans ses Confessions nous fait entendre qu’il avoit assisté à des Piéces qui l’attendrissoient. Des Piéces de cette nature devoient être peu recherchées par un Peuple qui n’aimant à voir que des Bouffons, des Courses de Chevaux, ou des Gladiateurs, avoit moins besoin de Théâtres que de Cirques & d’Amphithéâtres.

L’amour des Ouvrages d’Esprit avoit rendu les Grecs humains. Le premier Spectacle de Gladiateurs qui leur fut procuré par Persée dernier Roi de Macédoine, jetta la terreur. Il n’y eut point d’Amphitéâtre dans la Grece ; cet Edifice ne fut inventé que pour les Romains. César {p. 168}fit construire le premier sur l’idée qu’avoient donnée les deux Théâtres mouvans de Curion, dont j’ai parlé. L’Amphithéâtre de César étoit de bois. Celui de pierre, dont on voit encore les ruines dans l’endroit qu’on nomme le Colisée, fut bâti par Vespasien & achevé sous Titus. Dans le savant Ouvrage de M. Maffei sur l’Amphitéâtre de Verone, on voit de quelle magnificence étoient ces vastes Edifices.

Il ne fallut plus aux Romains, ou que des Spectacles de sang, ou que des Spectacles si licencieux, si impurs, que Julien l’Apostat défendit aux Prêtres de ses faux Dieux d’y assister. Qu’ils laissent, disoit-il, au Peuple l’impureté de ses Spectacles. De pareils jeux établis dans l’Empire Romain excitoient la colere des Peres de l’Eglise, & faisoient dire à S. Augustin, que les plus tolérables de ces jeux, étoient les Tragédies & les Comédies. Tolerabiliora ludorum, Comediæ & Tragediæ. Ce n’étoient plus les Statues des Poëtes qui ornoient les places Publiques, & les Portiques : c’étoient les portraits des Comédiens, des Pantomimes, & des cochers du Cirque. Theodose par une de ses Loix ordonna qu’ils ne paroîtroient plus qu’aux portes du {p. 169}Cirque & du Théâtre, les portraits des hommes infames, dit cette Loi, ne devant pas paroître dans les lieux honnêtes.

La fureur des Spectacles qui perdit les Grecs, perdit aussi les Romains. Rome devint la proie du Barbare vainqueur, & la main des Goths fit tomber Théâtres & Amphitéâtres, ouvrages qui paroissoient à Pline construits pour une Eternité : Æternitatis destinatione.

§. Pourquoi les Romains n’ont point égalé les Grecs dans la Poësie Dramatique. §

La Poësie Dramatique n’a jamais été cultivée chez les Romains avec la même ardeur que chez les Grecs. En rassemblant les noms de tous les Poëtes anciens qu’on sait avoir composé des Piéces de Théâtre, on forme une liste chez les Grecs bien plus nombreuse, que celle que peuvent fournir les Romains : celle-ci cependant est encore assez nombreuse pour nous faire voir, que depuis Andronicus jusqu’à Quintilien, les Piéces de Théâtre ne manquerent pas à Rome ; & de tant de Piéces, le seul Thyeste de Varius, a mérité de Quintilien cet éloge, qu’il étoit comparable à la meilleure des Tragédies Grecques. {p. 170}Il loue les Poëtes Tragiques de l’ancienne Rome, Accius & Pacuvius, plus que ceux qui les suivirent, & plus que ceux de son tems, sans daigner dire un mot de ces misérables Déclamations Tragiques qui sont venues jusqu’à nous, sous le nom de Seneque : & après avoir si peu vanté la Tragédie Latine, quand il vient à la Comédie, Voici, dit-il, notre endroit foible, il faut en convenir. In Comædia maxime claudicamus. Ce jugement nous étonne, parce que nous sommes accoutumés à mettre Plaute & Terence au nombre des excellens Poëtes ; je dirai bientôt la raison qui a fait parler ainsi Quintilien.

Si le Romain, malgré sa passion pour la Poësie, n’a pu égaler les Grecs, dont il suivoit les traces, sa sincérité du moins est admirable, il l’a toujours avoué. Bien différens de ces Peuples, qui dès qu’ils ont su faire des Vers, ont cru surpasser les Grecs, les Romains n’ont jamais prétendu marcher de pair : & dans tous les Beaux Arts, ils ont regardé les Grecs comme leurs maîtres. Quintilien, ce grand juge, que l’amour de sa Nation n’aveugle point, après s’être si étendu dans l’éloge des Poëtes Grecs, ne fait qu’en peu de mots celui des Poëtes Latins, & ne compare pas, comme nous avons coutume {p. 171}de faire, Horace à Pindare, Virgile à Homere. Virgile lui-même étoit mécontent de son Eneide, parce qu’il sentoit combien il lui étoit difficile d’atteindre à Homere : & Horace, qui ne pouvoit pas ne point connoître ce grand Ouvrage de son ami, quoiqu’il ne fût point encore public, quand il parle de Virgile, dit seulement que les Muses champêtres lui ont accordé leurs graces, parce qu’en effet Virgile est par ces Muses au-dessus de Théocrite & d’Hesiode.

Horace est dans l’enthousiasme quand il parle des Grands Poëtes de la Grece, qu’il veut qu’on ait nuit & jour dans les mains. Il parle toujours assez froidement des Poëtes de Rome, & reconnoît que c’est aux Grecs que les Muses ont accordé le Génie & l’Harmonie,

Graiis ingenium, Graiis dedit ore rotunde
Musa loqui.

Cette harmonie, l’ame de la Poësie, qui ne se trouvoit point dans la Latine comme dans la Grecque, étoit cause de ce mécontentement des Romains. Horace reproche à Plaute deux choses, ses bons mots, & ses modes.

At nostri proavi Plautinos & numeros, &
Laudavere sales, nimium patienter utrumque.

Sa premiere critique est injuste, puisque {p. 172}ce qui lui paroît dans Plaute un sel grossier, paroissoit un sel Attique à Cicéron & à S. Jérôme, qui s’accuse de son amour pour un Auteur qu’il alloit reprendre après avoir toute la nuit pleuré ses péchés. Post noctium crebras vigilias, post lachrymas quas mihi præteritorum recordatio peccatorum, ex imis visceribus eruebat, Plautus sumebatur in manibus.

Horace a sans doute raison dans sa seconde critique ; mais comment le défaut qu’il trouve dans les modes de Plaute, pourroit-il nous frapper aujourd’hui, puisque du tems même d’Horace tout Romain n’étoit pas bon Juge de cette partie de la Poësie ?

Non quivis videt immodulata poemata Judex.

Horace se vante de savoir de l’oreille & des doigts [c’est-à-dire en battant la mesure] distinguer dans les Vers les sons légitimes,

Legitimumque sonum digitis callemus & aure.

Comme nous ne pouvons avoir cette Science d’Horace, nous devons être persuadés que quand nous lisons les Vers des Anciens, nos oreilles sont souvent contente de sons, qui ne paroissoient pas légitimes aux siennes.

Quintilien qui rend justice à Plaute {p. 173}& à Terence, remarque que ces deux Poëtes auroient bien plus de grace, s’ils n’avoient employé que des Vers trimetres. Cependant ils n’approcheroient pas encore des graces de la vieille Comédie Grecque, parce que la Langue Latine ne paroît pas à Quintilien susceptible des graces infinies du langage Attique : ce qui lui fait dire, Loin d’égaler la beauté de la Comédie Grecque, à peine en avons nous l’ombre. Si malgré l’élégance du stile de Plaute & de Térence, les Romains ont eu à peine l’ombre de la Comédie Grecque, que dirons nous, par rapport à cette beauté de langage & d’harmonie de notre Comédie, & sur tout de nos Piéces en Prose ?

Il n’est point étonnant que les Romains n’ayent point égalé des graces dont leur Langue n’étoit pas si susceptible que celle des Grecs : mais pourquoi le Romain n’a-t-il pû atteindre à la noblesse de la Tragédie, lui qui en respiroit le caractere, suivant l’expression d’Horace, spirat Tragicum ? Il étoit plus porté qu’un autre Peuple à penser noblement, & pour dire de grands sentimens, nous disons des sentimens Romains. Quelle plus sublime réponse que celle de Marius, homme sans lettres, Tu as vu Marius assis sur les ruines {p. 174}de Carthage ! Le Romain dans ses paroles comme dans ses actions, avoit toujours un air de grandeur : mais cette antique fierté qu’il conserva, fut cause qu’il conserva aussi un secret mépris pour tout ce qui n’étoit pas gloire militaire. Outre cela Horace l’accuse de ne point aimer le travail, quand il se met à écrire, & de craindre d’effacer, metuitque lituram.

D’ailleurs il y a apparence que les grands Poëtes n’étoient pas tentés d’exposer leur gloire sur le Théâtre, parce qu’ils connoissoient le mauvais goût des Spectateurs, qui étoient capables d’interrompre une Piéce pour demander à voir des Ours, des Eléphans, des Danseurs de Corde. Ce n’est pas seulement la populace qu’Horace accuse, puisqu’il nous dit que dans l’Ordre même des Chevaliers on préféroit le plaisir des yeux à celui des oreilles : Equitis quoque jam migravit ab aure voluptas. Ep. 1. L. 2. On faisoit tout à coup cesser une Piéce pour voir passer Escadrons, Bataillons, Rois enchaînés, Chars, Chariots, Vaisseaux, Villes d’yvoires portées en triomphe, un Chameau, un Leopard. Un Philosophe eût regardé avec plus d’attention que les Jeux, un Peuple attentif à ces sottises,

Spectaret populum ludis attentiùs ipsis.

{p. 175}Virgile eût-il voulu exposer une Tragédie à une pareille assemblée ? Horace qui sait si bien railler les vices, & répandre le sel Attique, semble né pour être un excellent Poëte Comique. On voit par la maniere dont il a parlé de la Tragédie & de la Comédie, qu’il a senti toute la difficulté d’exceller dans la Poësie Dramatique : & comme il connoissoit les caprices du Peuple, il prioit Auguste, qui aimoit les Spectacles, & protégeoit les Poëtes Dramatiques, de conserver aussi quelque bienveillance pour ceux qui aimoient mieux, comme lui, se borner à plaire à des Lecteurs, que de s’exposer aux dédains d’un Spectateur difficile,

Quàm spectatoris fastidia ferre superbi.

CHAPITRE VII.
Histoire de la Poësie Dramatique moderne. §

Quintilien compare le respect qu’imprimoient encore aux Romains de son tems, les noms d’Ennius & de Pacuvius, à ce respect religieux qu’impriment dans les forêts ces vieux troncs, qui ont par leur antiquité quelque chose de vénérable. Quand à tout {p. 176}les noms de Troubadours, nous ajouterions ceux de Maître Eustache, Gacebrulés, Grognet, Guillaume de Lorris, appellé notre Ennius par Marot, ceux même de Jodelle & de Garnier, nos premiers Poëtes de Théâtre, tous ces noms ne nous imprimeroient aucun respect. Notre Langue ne s’étant formée que fort tard, nous accordons aux Italiens qu’ils ont eu une Poësie noble & digne de vivre encore, long-tems avant nous. Ils prétendent aussi, & les Espagnols comme les Anglois prétendent comme eux, avoir eu longtems avant nous une Poësie Dramatique : nous leur accordons qu’ils ont eu des Théâtres avant nous, & nous ne leur envions point cette gloire, parce que, comme tout ce qui s’exécute en Dialogue sur un Théâtre, n’est pas Poësie Dramatique, nous croyons ne devoir placer le tems de la véritable renaissance en Europe, de la Tragédie & de la Comédie, qu’au tems de Corneille & de Moliere. C’est ce que fera connoître une Histoire très-abrégée, dans laquelle je ne prétens point discuter des questions obscures sur les origines & les antiquités des Théâtres, questions où les recherches sont très-difficiles, & les découvertes très-peu importantes.

{p. 177}Les Théâtres ne tomberent pas avec l’Empire Romain en Italie, s’il est vrai, comme le soutiennent quelques personnes, que la Farce Italienne, Spectacle très-ancien & très-constant en Italie, est une suite de ces Spectacles bouffons dont les Romains dans les derniers tems étoient si amoureux, & que les Zanni rendent ce Personnage nommé par Ciceron Sannio, Acteur qui, au rapport de Ciceron, faisoit rire par sa voix, son visage, ses gestes, & toute sa figure, ore, vultu, motibus, voce, denique corpore ridetur ipso. C’est par ce Passage d’un Ecrivain si grave, qu’on croit découvrir l’origine d’un Acteur, qui portant le nom bizarre d’Arlequin, est couvert d’un habit qui n’a aucun rapport à l’habit d’aucune Nation, & est un mélange de morceaux de drap, de différentes couleurs, coupés en triangles ; Baladin qui porte un petit chapeau sur une tête rasée, un masque dont le nez est écrasé, &, comme le Planipes des Romains, a des souliers sans talons ; Acteur principal d’un Spectacle dont le langage est aussi bigarré que son habit, puisque les Acteurs y doivent parler différens idiomes, le Vénitien, le Boulonnois, le Bergamasche, le Florentin ; Mime dans son jeu comme dans son habit, puisque le Mime {p. 178}(comme on le voit dans un Passage d’Apulée) étoit vétu centuncuculo d’un habit de piéces & de morceaux, Personnage qui est toujours prêt à recevoir des soufflets, suivant un Passage du Traité de Tertulien sur les Spectacles, faciem suam contumeliis alaparum objicit. On peut aussi rapporter à la même antiquité le Polichinelle, puisque le P. Saverio nous apprend que le masque de cet Acteur est semblable à un masque antique, qu’on conserve dans l’Italie, & dont on voit la figure dans Ficoronius de larvis scenicis. On trouve aussi l’origine de ce petit manteau qui ne sert que de badinage à un Scapin, dans les Figures du Manuscrit de Terence qui est à la Bibliotheque du Vatican. Tous les Esclaves ont un pareil manteau, avec lequel ils ne font que badiner.

Voilà assez d’érudition, au sujet d’Arlequin, pour conclure que ces Spectacles assez semblables à ceux des Pantomimes, & où regnoient les Lazzi, ont survécu à la Tragédie & à la Comédie. Ils ont leur beauté. Hanno veramente il suo bello, dit le P. Saverio, qui observe que les Piéces régulieres, quand elles parurent en Italie, ne les firent pas tomber. Nous avons eû aussi nos Farceurs. Charlemagne les chassa, & la sagesse de nos Rois {p. 179}a plus d’une fois mis un frein à la licence de pareils Spectacles. Les Troubadours donnoient quelquefois les noms de Tragédie & de Comédie, aux Fabliaux qu’ils récitoient ; mais on connoissoit si peu alors ce que signifioient ces termes, que Dante appelle Comédie son Poëme sur l’Enfer, le Paradis, & le Purgatoire, & appelle Tragédie l’Æneide. Sa raison étoit que toute Poësie en stile élevé devoit être appellée Tragédie, & celle en stile plus simple devoit être appellée Comédie. Par la même raison un homme qui traduisit en Vers Italiens, les Epîtres d’Ovide, intitula sa Traduction, Comedia de l’Epistole d’Ovidio [Maffei des Traduct.]

Nous n’avons eu longtems d’autres Spectacles que ces pieuses mascarades, par lesquelles sous prétexte de célébrer les Fêtes, on profanoit les Eglises. Enfin, comme si la Religion devoit toujours avoir part à la naissance de la Poësie Dramatique, on attribue l’établissement des Représentations Théâtrales, sérieuses, à ces Pelerins qui revenant de la Terre Sainte le bourdon à la main, voulurent amuser le Peuple. Ils reconnurent bientôt, sans avoir lû Aristote, que pour l’amuser il falloit le faire pleurer : & ne trouvant pas de Sujet plus lamentable que la Passion {p. 180}de Notre Seigneur, ils la représenterent. Dans ce Sujet il leur étoit aisé, en faisant paroître des Diables, d’exciter la Terreur & la Pitié. Le premier Essai du Spectacle Tragique se fit à S. Maur : on y représenta la Passion de Notre Seigneur, & le Prevôt de Paris scandalisé de cette nouveauté, défendit de pareils Spectacles par son Ordonnance du 3 Juin 1398. Les Acteurs se pourvurent à la Cour, & pour se la rendre favorable, erigerent leur Société en Confrairie, sous le titre de la Passion de Notre Seigneur. Le Roi voulut voir leurs Spectacles, & en ayant été édifié, approuva leur Confrairie par Lettres Patentes du 4 Décembre 1402, leur permettant de représenter la Passion & les Vies des Saints. Lorsqu’en 1420 les Rois de France & d’Angleterre firent leur entrée dans Paris, on représenta, disent nos Historiens, un molt piteux mystere de la Passion, & n’étoit homme qui le vît, à qui le cœur ne apiteast.

Les Italiens eurent de pareils Représentations. Une de leurs anciennes Piéces de Théâtre est intitulée della Passione di Nostro Signor Giesu Christo, & le principal institut de la Confrairie del Gonfalone, étoit de représenter la Passion. Par tout, ce Sujet parut le plus propre à la Tragédie, {p. 181}comme étant un Sujet tout de larmes, & par tout on exécutoit sur le Théâtre des Sujets saints.

On a connoissance d’une Requête que le Clergé d’Angleterre présenta à Richard II, parce qu’ayant fait de grandes dépenses pour représenter à Noël l’Histoire du vieux Testament, il supplioit Sa Majesté de ne point permettre à d’autres, de la représenter.

L’Enfant dans son Histoire du Concile de Constance rapporte que quand l’Empereur y arriva, les Evêques Anglois firent représenter devant lui en 1417 une Comédie ou Moralité sur la Naissance du Sauveur, l’arrivée des Mages, & le massacre des Innocens, Sujet fort Tragique, qui a aussi paru sur notre Théâtre, aussi bien que la Décollation de S. Jean-Baptiste.

Les Spectacles donnés par les Evêques Anglois au Concile de Constance, parurent très-nouveaux aux Allemans. Les Représentations de ces premiéres Piéces qui contenoient plusieurs Actions, étoient fort longues. Il y en eut une à Angers qui dura quatre jours, & qui fut précédée par une Grand-Messe, dont on avança l’heure, de même qu’on retarda celle de Vêpres, afin que le Clergé y pût assister. On se faisoit un pieux devoir dans les {p. 182}Eglises de prêter des habillemens aux Acteurs, & un Sacristain des Cordeliers fut cruellement puni, suivant Rabelais, pour n’avoir pas voulu prêter à Dieu le Pere une pauvre Châpe.

Quand les Confreres de la Passion furent établis à Paris par Lettres Patentes, les Beaux Esprits travaillerent pour eux. Les deux Grebans furent leurs Poëtes, & parce que les premieres Piéces avoient été appellées Mysteres, toute Piéce de Théâtre sainte ou prophane, serieuse ou bouffonne, fut appellée Mystere. On disoit le Mystere de Griselidis, le Mystere du Chevalier qui donne sa femme au Diable. Les Etres Moraux, si en usage dans notre premiere Poësie, étoient les Personnages de ces Piéces, Espérance, Contrition, Chasteté, Regnabo, Regnavi.

Les Italiens avoient quitté avant nous les représentations pieuses, puisqu’on croit que la Calandra fut jouée au commencement du seiziéme siecle. L’Auteur ayant été fait Cardinal en 1514, on doit croire charitablement, qu’il l’avoit composée avant que d’être du Sacré Collége. Elle fut imprimée en 1523, sous ce titre, Comedia nobilissima è ridiculosa per il Reverendissimo Cardinale da Bibiena : cette Piéce ridiculosa paroissant faire beaucoup {p. 183}d’honneur à son Auteur, Reverendissimo.

La Comédie le tre Tiranni, indigne de paroître devant de graves Spectateurs, fut représentée à Bologne, en présence du Pape, de l’Empereur, & des Cardinaux : ces deux Piéces sont comptées par les Italiens, comme leurs deux premieres Piéces réguliéres. Ce n’étoient que des Farces que jouoit la Troupe Comique de Sienne, Troupe si excellente que Leon X, qui molte di tali componimenti se dilettava, dit le P. Saverio, la faisoit venir tous les ans à Rome pendant le Carnaval, attention qu’eut pendant tout le tems de son Pontificat ce grand Mæcenas des Gens de Lettres.

La réputation de la Celestine, Piéce Espagnole dont parle Marot, se répandit dans l’Europe : elle fut traduite en Latin & en François.

J’ai nommé ces premiéres Piéces, parce que les Ecrivains de ces Nations en tirent vanité. Nous en pourrions tirer davantage de notre Farce de Pathelin, dont l’Auteur est inconnu. Cette Piéce où l’on trouve du vrai Comique, est peut-être la plus ancienne & la meilleure de toutes. Elle méritoit mieux, quoique Farce, l’honneur d’être représentée devant des Spectateurs respectables, que ces premiéres {p. 184}Piéces Italiennes, qui n’étoient que des compositions monstrueuses, pleines d’indécences & d’impiétés. Celle de l’Arioste & de Machiavel furent plus régulieres, plus ingénieuses, & aussi licencieuses.

La Farce de Pathelin répandit notre gloire en Allemagne. Reuclin en fit une imitation Latine qu’il fit jouer devant l’Evêque de Wormes en 1497, se glorifiant d’avoir introduit en Allemagne un Spectacle dans le goût Grec & Romain, Græcanis & Romuleis lusibus. Il le croyoit.

Les Italiens mettent en 1520 leur premiere Tragédie, la Sophonisbe du Trissin. Peu de tems après, Ruccellai donna son Oreste, & en 1546 fut imprimée la Tragédie du Roi franc Arbitre, qui épouse la Grace justifiante. L’Œdippe de Sophocle traduit en Italien, fut représenté en 1585 sur le Théâtre Olympique, & le Palladio, mort quatre ans auparavant, ne fut témoin d’aucune Représentation sur ce Théâtre qu’il avoit fait à l’imitation de ceux des Romains, exécutant ce qu’il avoit lû dans Vitruve, pour orner la Ville qui lui avoit donné la naissance. Ce Théâtre en fut un magnifique & inutile ornement, n’ayant servi à aucune autre Représentation, depuis celle de l’Œdippe.

{p. 185}Les Espagnols disputent aux Italiens la gloire d’avoir fait connoître les premiers la Tragédie, puisque D. Montiano dans le Discours qu’il vient de faire imprimer à la tête de sa Virginie, nous assure qu’en 1533 D. Perez donna la Venganza d’Agamemnon, & Hecuba triste. Piéces qui suivant D. Montiano, quoique tirées des Poëtes Grecs, peuvent être regardées comme originales. En 1577 un Religieux Dominicain donna la Nisa lastimosa (c’est Inès de Castro) & cette Piéce paroît à D. Montiano parfaite dans l’ordre, le stile, & les sentimens.

Les Espagnols, ainsi que les Italiens, vantent beaucoup leurs premieres Piéces. Celles des Italiens sont toutes merveilleuses au jugement de Crescembeni, tutte maravigliose. Nous sommes plus modestes, & nos merveilles ne commencent que fort tard.

Quand nous nous lassâmes du sérieux des Mysteres, quoique le sérieux en fût fort égayé, on l’égaya encore davantage par des Scenes burlesques, qui furent nommées les Jeux des pois pilés. Les Clercs de la Bazoche donnerent des Piéces qu’ils intitulerent Moralités, & les Enfans sans souci, Société dont Marot étoit un digne Confrere, donnerent d’autres Piéces intitulées {p. 186}sotties ou sottises, parce qu’on y représentoit les sottises humaines : & par cette raison le Chef des Enfans sans souci s’appelloit le Prince des Sots.

On s’apperçut enfin que c’étoit profaner les Mysteres que de les représenter sur un Théâtre, avec un mélange de Scenes bouffonnes : & lorsque les Confreres de la Passion acheterent l’Hôtel de Bourgogne, dans l’Arrêt qui confirma leur établissement, il leur fut ordonné de n’y jouer que des Sujets profanes. Cependant pour faire connoître que ce Bâtiment leur appartenoit, ils mirent sur la porte leur Devise, c’est-à-dire, une Pierre, sur laquelle avec les Instrumens de la Passion, étoit sculptée une Croix soutenue de deux Anges. On voit même aujourd’hui près de la Comédie Italienne cette Pierre, qui quoique grossiérement travaillée, fait encore plus d’honneur à notre ancienne Sculpture, que toutes les Piéces jouées alors sur ce Théâtre n’en font à notre Poësie.

Nous fûmes très-longtems sans oser, comme nos Voisins, imiter les Grecs : enfin cette fureur nous saisit aussi. Jodelle, qui suivant les termes de Pasquier, avoit mis l’œil aux bons Livres, par une Tragédie qui parut à la maniere des Grecs, parce {p. 187}qu’elle avoit des Chœurs, enleva tout d’un coup l’admiration de son Siécle, & fut plus heureux dans sa fortune que ne l’a été un de ses Successeurs, véritable imitateur des Grecs. Henri II, qui honora de sa présence la Piece de Jodelle, lui fit donner d’abord cinq cens écus, & lui fit, dit Pasquier, tout plein d’autres graces, d’autant plus que c’étoit chose nouvelle, & très-belle & très-rare.

Jodelle fut regardé comme le Dieu de la Tragédie : & parce que nous avions appris qu’en Grece on sacrifioit un bouc à ce Dieu, on conduisit chez Jodelle un bouc couronné de lierre, dont la barbe & les cornes étoient dorées : ceux qui le conduisoient avoient des Thyrses, & chantoient un Dithyrambe, qui finissoit par cette exclamation, yach, évoé, yach, yaha.

Le Dieu de notre Théâtre trouva un Rival dans Garnier, qui parut à quelques Savans plus comparable aux Grecs. Comme ces deux Poëtes traiterent des Sujets tirés des Poëtes Grecs, nous pourrions dire qu’alors parmi nous,

On vit renaître Hector, Andromaque, Ilion.

Mais nous ne nous glorifions pas de la vie que nous rendîmes à ces Sujets, dans {p. 188}une Langue qui n’étoit pas encore capable de les traiter.

Le Tasse voulut tenter une Tragédie dans le goût des Grecs ; mais il ne les connoissoit pas assez. On voit dans une de ses Lettres, qu’il prie un de ses amis de lui envoyer un Sophocle & un Euripide, mais Latins. N’allez pas, dit-il, les chercher chez quelque Savant, vous les trouveriez Grecs. Il se consola d’une maniere très-Chrétienne du peu de succès de son Torismond. J’espérois, dit-il, que cette Piéce seroit heureuse dans la Représentation ; mais que notre Seigneur soit remercié de tout, il nous visite dans les afflictions. S’il ne fut pas l’inventeur du Dramatique Pastoral, genre très-inconnu aux Grecs, il dut paroître du moins y exceller ; cependant il eut encore une affliction bien sensible, lorsqu’il vit l’étonnant succès du Guarini, son imitateur. Le Pastor fido, malgré la fatigue que cause sa longueur & son esprit, sut éblouir toute l’Europe.

L’Italie prit goût à ce genre Dramatique : un Michelagnolo mit sur le Théâtre un genre encore plus champêtre. Sa Piéce intitulée Fiera, qui se représentoit en cinq jours, étoit divisée en cinq Parties, dont chacune avoit cinq Actes. Elle {p. 189}étoit dans le goût d’une Piéce Espagnole, intitulée Caliste & Melibée, qui est en vingt-un Actes. Après avoir mis sur le Théâtre des Bergers avec leurs houlettes, on y mit des Pêcheurs avec leurs filets : & cette espece de Comédie intitulée Pescatoria, paroît à Crescembeni une belle & ingénieuse invention. Le goût de ce nouveau genre Dramatique & surtout le goût des Piéces en Musique, fit tomber en Italie la Tragédie & la Comédie, excepté celle d’Arlequin, dont le Théâtre est inébranlable.

La Poësie Dramatique avoit un grand appui en Espagne dans Lopes de Vega, qui prenant une route très-opposée à celle des Grecs, fit admirer son inépuisable fécondité. On n’a pu imprimer qu’une petite partie des Piéces Dramatiques de ce Poëte, appellé par les Espagnols, un miracle de la Puissance Divine : & qui pourroit les lire toutes seroit un miracle de Patience. Ses successeurs furent Solis & Calderon. Le dernier a encore des admirateurs, qui vantent surtout ses Autos Sacramentales, Drames pieux & burlesques, dont les Personnages sont, l’Extrême-Onction, le Baptême, l’Eucharistie, &c. l’Athéisme, le Judaisme, la Lot naturelle, &c.

L’amour des Spectacles se répandoit {p. 190}par tout. Shakespear, fondateur du Théâtre Anglois, fit tout à la fois parler Prose & Vers, rire, pleurer, & heurler Melpomene ; & comme il est plus facile à un Poëte d’émouvoir les Spectateurs par l’appareil du Spectacle que par ses Vers ; on vit sur le Théâtre des Anglois, ainsi que sur celui des Hollandois, dont Pierre Corneille Hoof fut fondateur, des apparitions de fantômes, des meurtres, des têtes coupées, des enterremens, des sieges de Villes, des saccagemens de Couvens, des maris égorgeant leurs femmes, des patients accompagnés de leurs Confesseurs, conduits à l’échaffaut. Vondel, le heros du Théâtre Hollandois, fut Poëte comme Shakespear, sans le secours d’aucune étude, & ignoroit le Latin quand il monta sur le Parnasse. Il traitoit de grands Sujets, comme Lucifer, ou la chute des Anges, chute arrivée, suivant le Poëte, parce que le Diable étoit amoureux d’Eve, la Délivrance du Peuple d’Israel, David livrant les enfans de Saül aux Gabaonites pour être pendus, la prise d’Amsterdam, Palamede, Piéce fameuse, qui rappellant aux Spectateurs la fin tragique de l’illustre Barnevel, eût causé celle du Poëte, si l’on n’eut trouvé le secret de le dérober à la colere du Stathouder. Les Hollandois ont traduit {p. 191}aujourd’hui toutes nos meilleures Piéces, qui font l’ornement de leur Théâtre : les Anglois constans à admirer Shakespear, ne nous envient pas nos richesses Poëtiques.

Après que notre Garnier eut fait voir sur son Théâtre la Captivité de Babylone, & Nabuchodonosor avec son Prevôt d’Hôtel, faisant crever les yeux à Sedecias ; Hardi, son successeur, loin d’avoir l’ambition d’imiter les Poëtes Grecs, ne prit pour guide que les caprices de son imagination. Je ne vante point sa fécondité, parce qu’après avoir parlé de Lopes de Vega, on ne peut appeller fécond un Poëte de Théâtre qui n’a composé que huit cent Piéces. Je me contenterai de vanter son respect pour la Rime, & celui de tous les Poëtes François dont aucun, malgré le mauvais exemple de leurs Voisins, ne songea à abandonner la Rime sans laquelle il n’y a point dans nos Langues modernes de véritable Poësie.

Ce fut apparemment pour nous récompenser de notre fidélité à cette Loi fondamentale, que Melpomene & Thalie reserverent pour nous leurs faveurs, & nous destinerent trois grands Poëtes Dramatiques.

Tandis que le Cardinal de Richelieu, {p. 192}par des Représentations où l’on admiroit les Décorations, les Perspectives, & les Machines, protégeoit en Ministre des Piéces qu’il affectionnoit en Pere, le jeune Corneille, par des Tragédies représentées avec moins d’appareil, sut anéantir non seulement les huit cent Piéces de Hardi, & tant d’autres ; mais cette Mirame dont la Représentation avoit couté, dit-on, cent mille écus, & ce Morus qui avoit couté la vie à quelques Portiers de la Comédie, & bien des larmes à son Eminence.

Au lieu d’avouer qu’il avoit jusques-là admiré des sottises, & protegé de médiocres Poëtes, le Cardinal se ligua, dit Boileau, contre le Cid, c’est-à-dire, contre le Poëte, que les Muses faisoient naître pour l’honneur de la France, & même de l’Europe, puisque jusqu’à lui on n’avoit encore vû sur aucun Théâtre paroître la Raison. Ayant tiré de l’enfance, ou pour mieux dire du cahos, la Poësie Dramatique, il mit sur la Scene la Raison, accompagnée de tous les ornemens dont une Langue est capable, & il accorda la vraisemblance & le merveilleux. C’est ce qu’on lit dans son éloge, fait par son Successeur.

Le Cardinal voulut que l’Académie Françoise fît une critique du Cid. L’Académie {p. 193}contrainte d’obéir, sut habilement contenter le Ministre, & ménager le Poëte. L’Amour Tyrannique de Scuderi qui parut deux ans après le Cid, causa une grande joie au Cardinal, qui ne doutant point que cette Piéce ne dût anéantir Corneille, défendit à l’Auteur de répondre à toute critique, parce qu’il les devoit toutes mépriser ; il déclara sa Tragédie, un Ouvrage parfait, & engagea Sarasin à le prouver. Sarasin qui dans sa longue Dissertation ne dit pas un mot de Corneille, donne à Hardi la gloire d’avoir tiré de la fange, notre Tragédie, à Mairet celle de l’avoir rendue reguliére, & à Scuderi celle de l’avoir rendue si admirable, que s’il eut vecu du tems d’Aristote, ce Philosophe eût prit sa Tragédie pour le fondement de sa Poëtique. On doit croire l’Ouvrage de Scuderi parfait, parce que, dit Sarasin, cet Oracle a été prononcé par Armand, le Dieu tutelaire des Lettres, la honte des Siécles passez, la merveille de ceux qui sont à venir, le divin Cardinal de Richelieu.

La Muse de Corneille eut plus d’autorité que cet Oracle : elle nous apprit ce que c’etoit que la Tragédie.

Nous ignorions encore ce que c’étoit {p. 194}que la Comédie. Aux Farces de Turlupin, gros Guillaume, Guillot Gorgus, qui avoient succédé à celles du Prince des Sots, avoient succedé les Jodelets de Scarron, & des Piéces d’intrigues dans le goût Espagnol. Les Jodelets & les D. Japhet faisoient rire le Peuple : Moliere vint, & fut bientôt en état de dire à des Personnes qui n’étoient pas du Peuple, & qui rioient à ses Comédies : Pourquoi riez-vous ? c’est de vous dont on parle.

Quid rides ? mutato nomine, de te
Fabula narratur.

C’est donc à Corneille & à Moliere, qu’il faut placer l’Epoque depuis la renaissance des Lettres, de celle de la Poësie Dramatique. La Muse de Corneille, épuisée par ses éclatans travaux, ne rendoit plus qu’une foible lumiere, lorsqu’on en vit briller une autre.

Les Ouvrages de ces deux Poëtes soutinrent la Tragédie contre le coup que lui pouvoient porter ces Spectacles entiérement en Musique, dont les Italiens nous communiquerent la passion. Ils communiquerent de bonne heure aux Anglois, celle des Chants dans les Piéces de Théâtre, puisqu’ils en ont de très-anciennes, intitulées à Mask : Milton en a fait une qui se trouve dans ses Œuvres. Le titre {p. 195}de ces Piéces dans lesquelles il y avoir des Danses & des Chants, fait juger qu’elles furent à l’imitation de ces Divertissemens qui se firent à Florence du tems de Laurent de Medicis, & qui étoient appellés Mascherate, parce qu’ils se faisoient dans le tems du Carnaval. Mais je ne veux parler ici que de ces Piéces Dramatiques entiérement chantées, qui ont été nommées Opera.

Ce ne fut point un Sulpitius Verulanus qui en fut l’inventeur, comme le dit Bayle à son Article. Dans la Tragédie qu’il fit représenter devant Innocent VIII, il n’y avoit de la Musique que dans les intermédes, ce qui fut cause qu’il se vanta d’avoir renouvellé les Spectacles des Anciens, & qu’il écrivit au Cardinal Camerlingue, pour lui représenter que Rome attendoit de lui la construction d’un Théâtre stable. Rinuccini, Poëte Musicien de Florence, ne fut pas non plus l’inventeur de l’Opera, puisque Muratori dans son Traité de la parfaite Poësie, nomme un Poëte Musicien de Modene, mort en 1605, qui après avoir le premier joint la Musique aux Piéces de Théâtre, mourut pour aller, comme il est dit dans son épitaphe, présider aux Concerts des Anges. Angelicis concentibus præficiendus decessit.

{p. 196}L’Epoque du bizarre Spectacle, nommé Opéra, est très-incertaine. En 1574 la République de Venise en fit représenter un pour Henri III, revenant de Pologne. Les Princes d’Italie en faisoient quelquefois représenter dans leurs Palais ; c’étoient des Fêtes particuliéres : mais le premier Opéra donné au Public, fut joué à Venise en 1637. Les Sujets les plus merveilleux de la Fable furent consacrés à un Spectacle, qu’on vouloit rendre merveilleux par les Machines & les Décorations. Ce Spectacle qui fit disparoître de l’Italie, Tragédie & Comédie, fit perdre à la Musique Italienne son ancienne gravité. Par ces Ouvrages la Musique devenue la maîtresse de la Poësie, dont elle devroit être l’esclave, après avoir corrompu le Théâtre, est entrée hardiment dans nos Temples, & là, sous le manteau de la Religion, Signorregia, regne en Souveraine. C’est Muratori qui parle ainsi dans l’Ouvrage que je viens de citer : & comme on pourroit dire qu’un Savant n’a pas le goût de la Musique, je joins à sa plainte, celle de Gravina, qui compare la Musique de son Pays à ces Peintures de la Chine, où l’on ne trouve aucune imitation de la Nature, & où l’on ne peut admirer que la vivacité & la variété des {p. 197}couleurs. Car notre Poësie, dit-il, qui trop chargée d’ornemens, a communiqué sa maladie à la Musique, est devenue si figurée qu’elle a perdu toute expression naturelle. Voici encore ce qu’en dit Riccoboni dans son Histoire des Théâtres : Notre Musique n’est plus que bizarre ; on a mis le Forcé à la place du Beau simple, & ceux qui admiroient l’expression & la vérité dans notre précédente Musique, ne trouvent dans celle-ci que des singularités & des difficultés. Voilà ce que des Italiens éclairés ont pensé de cette Musique qui a corrompu la nôtre : mais nous voulons toujours admirer ce qui nous vient des Etrangers, bonté qu’ils n’ont pas pour nous.

Les Spectacles trouverent à Londres de grands obstacles de la part des Puritains ; ils furent même proscrits, lorsque ce Parti fut le dominant, après la Reine Elizabeth ; ils se releverent sous Charles II. Mais les Anglois constans à admirer les étincelles qui sortent quelquefois des brouillards de leur Shakespear, ne nous envierent point nos richesses Dramatiques. Les Chef-d’œuvres de notre Théâtre ne parurent sur celui de Londres que si changés, qu’ils n’étoient plus reconnoissables. Leur beauté naturelle auroit-elle pu plaire à des Spectateurs {p. 198}accoutumés aux désordres de Rowe, d’Otwai, de Dryden ? Les Poëtes Anglois défigurerent les nôtres, comme ils défigurerent Euripide dans sa Phedre, & Sophocle dans son Œdippe.

Nos fameuses Piéces furent mieux reçues par d’autres Peuples : traduites chez les Italiens, elles parurent sur leurs Théâtres, & y firent oublier toutes celles que Crescembeni appelloit des merveilles. Traduites aussi chez les Hollandois, elles y firent oublier celles de Vondel.

La Poësie Dramatique fut connue en Allemagne plus tard que par tout ailleurs, & le goût des Représentations Saintes y dura si longtems qu’on représentoit encore à Vienne il y a trente ans, la Passion de Notre Seigneur, Piéce, où après Adam, Eve, & Moïse, paroissoit l’Enfant Jésus, à qui on donnoit de la bouillie. Les premieres Tragédies profanes y furent semblables aux Piéces Angloises & Hollandoises, c’est-à-dire, pleines de meurtres, de supplices, de spectres. Trois Poëtes, tous trois de Silésie, en composerent de plus régulieres, & les nôtres ayant été traduites, furent enfin préférées aux anciennes Piéces de la Nation.

Quelques beaux Esprits de l’Italie, mortifiés de ce que les Tragédies Françoises, {p. 199}quoique mal traduites, étoient les seules qui paroissoient sur leurs Théatres, voulurent réparer l’honneur de leur Nation. Delfino n’y réussit pas par ses faux brillans, & Gravina qui avoit écrit sur les Regles de la Tragédie, ne fut pas plus heureux quand il donna ses Piéces pour exemples de ses Préceptes, que ne l’avoit été notre Abbé d’Aubignac, quand il voulut composer une Tragédie.

Le même malheur arriva à Dryden, qui avoit fait un Traité sur la Poësie Dramatique, pour montrer la supériorité des Poëtes Anglois sur les François. Il fit voir par ce Traité, ainsi que par ses Piéces de Théâtre, qu’il ne connoissoit pas ce genre de Poësie. Il brilla par plusieurs autres Ouvrages, & s’acquit un si grand nom, que l’honneur singulier qu’il reçut après sa mort, mérite d’être rapporté, pour faire voir que les Muses doivent être favorables à une Nation où elles sont si honorées.

On portoit sans pompe le corps de Dryden à Westminster, lorsqu’un Milord passa & demanda le nom du Mort. Sitôt qu’il eut entendu nommer Dryden, Eh quoi ! s’écria-t-il, la gloire, & l’ornement de notre Nation sera enterré d’une maniere obscure ! Je veux que ce soit d’une maniere {p. 200}Royale, & j’y dépenserai mille livres sterlings. De son autorité il fit porter le corps chez un Parfumeur avec ordre de l’embaumer. Trois jours après, le Parfumeur étant venu lui demander son payement, en eut pour réponse, qu’il avoit changé de sentiment, & qu’il pouvoit faire du corps ce qu’il voudroit. Le Parfumeur menaça la Veuve & le Fils de Dryden de le leur rapporter s’il n’étoit payé7. Des amis tirerent d’embarras cette Veuve en proposant une souscription pour l’enterrement de Dryden. Plusieurs Seigneurs y contribuerent, & Dryden, trois semaines après sa mort, fut porté en pompe à Westminster. Quelques années après, le Duc de Buckingan lui fit ériger un tombeau.

Le stile ampoullé de Dryden, & le brillant de Delfino devoient écarter de l’Angleterre & de l’Italie le goût de la belle Nature ; mais enfin nos Tragédies mieux connues, forcerent ceux qui les méprisoient, à prendre une route meilleure que celle qu’ils avoient tenue jusqu’alors. On doit placer l’Epoque d’un meilleur goût en Angleterre au Caton d’Addisson, & en Italie à la Mérope de M. Maffei.

{p. 201}Le Prologue composé par l’illustre Pope, qui est à la tête du Caton, prouve que cette Piéce (quoique très-éloignée de la perfection) fut l’époque d’un meilleur goût. Je parlerai dans la suite de cette Piéce ; & à l’égard du succès de la Merope sur les Théâtres de l’Italie, je rapporterai ce qu’en a écrit Riccoboni, qui y contribua beaucoup par son talent pour la Déclamation tragique, talent devenu très-rare dans le Pays de Roscius, parce que, dit-on, le Peuple en Italie n’a jamais aimé les Spectacles tristes. Ne les auroit-il pas aimés comme les autres, si les Poëtes avoient su exciter une Pitié charmante ?

Nos belles Tragédies connues aujourd’hui en Espagne, y ont aussi introduit un goût différent de celui de Lopes, de Calderon, & des Autos Sacramentales. On en peut juger par la Virginie que vient de donner D. Montiano. Athalie & Britannicus doivent bientôt paroître en Espagnol, & peut-être auront un jour cet honneur en Angleterre. Melpomene jettera des yeux favorables sur une Nation, dont on peut dire ce qu’Horace a dit de la sienne, Spirat Tragicum.

Malgré la Merope, les Tragédies de l’Abbé Conti, & sa belle traduction d’Athalie, {p. 202}le goût du Poëme Dramatique chanté, paroît aujourd’hui dominer seul en Italie, où pour ne plus faire tant de dépense en Décorations & en Machines, on a abandonné les Divinités fabuleuses, & toute la Magie, pour mettre en Musique la mort de Caton, & les plus grands Sujets de l’Histoire.

Je n’ai parlé de l’Opera dans l’Histoire de la Poësie Dramatique moderne, qu’à cause de l’usage où l’on est d’appeller Tragédies des Piéces qui ne font jamais verser de larmes, des Piéces qui composées par deux Auteurs, dont celui qui commande est celui qui devroit obéir, font devenir la Poësie la Complaisante & presque l’esclave de la Musique. O désordre du Parnasse ! Proh Curia, inversique Mores !

{p. 203}

CHAPITRE VIII.
Dans quelle Nation la Poësie Dramatique Moderne fit-elle les plus heureux progrès ? §

J’espere ne rien dire dans ce Chapitre, qui me fasse soupçonner d’un préjugé aveugle pour ma Nation. Je n’imiterai pas ce zéle du P. D. Feijoo pour la sienne, qui lui fait dire que Rome n’a produit qu’un Ciceron, au lieu que l’Espagne a produit deux Seneques, & que si tant de personnes mettent Virgile au dessus de Lucain, ce n’est qu’à cause que Lucain étoit Espagnol, & que toutes les autres Nations sont envieuses de la gloire de l’Espagne.

Je me sens très-incapable d’une jalousie qui m’engageroit à rabaisser injustement les Ouvrages de nos Voisins, & je fuis très-éloigné d’un esprit de vengeance qui me porteroit à mal parler de leurs Poëtes, parce que quelques-uns de leurs Ecrivains ont très-mal parlé des nôtres. Je n’impute point à toute une Nation, des sentimens particuliers à quelques Ecrivains. Que Dryden, Poëte Dramatique {p. 204}Anglois, se soit déclaré l’ennemi de notre Poësie Dramatique ; que Gravina qui avoit fait cinq Tragédies, qu’il trouvoit bonnes, n’ait point admiré les nôtres, & que M. Maffei qui a entendu faire de si pompeux éloges de sa Merope, ait parlé avec un mépris inconcevable de la Tragédie Françoise, nous ne songeons point à nous en chagriner.

Il est même fort naturel que nos grands Poëtes ne reçoivent pas chez les Etrangers, tous les honneurs qu’ils méritent. Ceux qui ne les connoissent que par des traductions, les voient dépouillés de tous leurs ornemens, & souvent même travestis. Ceux qui peuvent les lire dans notre Langue, ont-ils l’oreille assez Françoise, pour être frappés de toutes ces beautés de Langage & d’Harmonie, qui dépendent souvent de l’endroit où une expression est placée ? L’Harmonie de nos Vers paroît à quelques Espagnols, comme à D. Feijoo, une parure maussade, Traye desayrado, & notre cadence, languissante & lâche, parce que leurs oreilles sont accoutumées à une cadence très-différente.

Les sentimens de quelques Auteurs entêtés sur leur Nation, ne sont pas toujours ceux des Personnes éclairées dans {p. 205}cette Nation. Ne croyons pas qu’à Londres, où il y a tant de Gens de Lettres, & où les Poëtes Grecs sont si connus, le Théâtre Anglois soit approuvé de tout le monde. Dans une Comédie de Congreve, on détourne un jeune homme de se faire Poëte en lui disant : Fai-toi plutôt Chapelain d’un Esprit fort, ou Complaisant d’une vielle veuve, que Poëte, à moins que tu n’aies assez de talens pour faire revivre parmi nous le Théâtre d’Athenes & rétablir la Poësie. Congreve qui a tant imité notre Moliere, étoit donc persuadé que la Poësie de sa Nation étoit fort éloignée de la perfection.

Dans le tems que toute Piéce de Théâtre étoit imprimée en Espagne avec ce titre, Comedia famosa, è grande, les Ouvrages des autres Nations n’y étoient pas connus. Depuis que les Espagnols ont pris un style plus naturel, ils ne nous méprisent point. D. Ignatio de Luzan dans sa Poëtique a vanté avec discretion les anciens Poëtes Espagnols, & n’a point voulu par prudence parler des nôtres, qui sont aujourd’hui très-connus & très-estimés de plusieurs Espagnols éclairés, & amateurs des belles choses, comme j’en ai été assuré par une Lettre dont m’a honoré D. Montiano de l’Académie {p. 206}Royale de Madrid, auteur de la Virginie.

Ce sont les Italiens qui ont le plus fait éclatter leur mépris pour notre Poësie. Je ne m’arrête point à Crescembeni, à qui toute Piéce Italienne paroît une merveille ; mais je suis fâché de voir le P. Saverio mieux juger des Poëtes de la Grece que des nôtres. On ne m’accusera pas de mauvaise humeur contre lui, puisque le Poëte qui m’intéresse le plus, est appellé par lui, il Principe di Tragici Francesi. Il déclare qu’il excelle par la peinture des Passions, l’art de les émouvoir, la beauté des expressions, & la pureté du langage : mais il nous reproche à tous en général de faire parler à la Françoise, les Héros de l’Antiquité, de même que nous les faisons paroître sur le Théâtre avec des parures Françoises, ensorte qu’on les pourroit appeller selon lui, M. Achille, M. Hippolyte, Mademoiselle Iphigénie. Martelli, grand admirateur de notre Tragédie, nous reproche aussi de faire paroître Agamemnon avec une perruque & un chapeau.

Cette critique n’est pas mieux fondée que la premiere. Si nos Acteurs & nos Actrices faisoient faire leurs habillemens sur le modele de ceux que nous ont conservé {p. 207}les antiques Statues, nous les trouverions aussi ridicules, que s’ils nous parloient entierement à la maniere des Grecs. C’est ce qu’a dit l’Abbé Conti dans la Préface de ses Œuvres. On accuse Racine d’avoir passé les bornes de la vraisemblance dans ses peintures des Heros de l’Antiquité ; mais ce Poëte si sage a mieux aimé rendre ses Personnages un peu trop François, que de les laisser trop Grecs. Qu’on dise tant qu’on voudra que Corneille est plus majestueux & plus sublime, je ne m’y opposerai point, quoique je ne m’en apperçoive pas toujours.

C’est ainsi qu’a parlé de nos Poëtes un Italien habile, qui les connoissoit, parce qu’il avoit fait un long sejour parmi nous ; & Martelli qui avoit aussi vecu quelque tems à Paris, n’en a parlé qu’avec admiration. Les Etrangers en parlent souvent sans les connoître, & les Italiens sont communément plus disposés que les autres, à les mépriser : je ne sais si quelque vanité ne les aveugle pas, & s’ils ne veulent pas s’attribuer sur toutes les autres Nations, cette supériorité dans tous les Arts, que nous ne leur disputons pas dans celui de la Peinture. Nous serons à genoux devant eux, quand il s’agira de Peinture : mais quand il s’agira de Poësie, {p. 208}nous nous releverons sans fierté.

Ne croyons pas non plus que toutes les Tragédies Italiennes ayent paru à tout Italien, comme à Crescembeni, autant de merveilles, puisqu’au contraire aucune d’elles ne paroissoit au Tassoné s’être élevée au dessus du médiocre. Ce qu’il en a dit est très-remarquable : Soit par la faute de nos Poëtes, soit par l’imperfection de notre Langue, qui n’est pas propre aux Sujets majestueux, aucun de nos Tragiques n’a eu le bonheur de passer la médiocrité.

Riccoboni n’est pas plus favorable à sa Nation, lorsque dans son Histoire des Théâtres, il dit : Tout ce que les Italiens ont fait de mieux en 250 ans en fait d’Ouvrages Dramatiques, ne peut être comparé à ce que la France a produit en 70 ans, & parmi le grand nombre de Tragédies Françoises, qui traduites en Italien ont été si bien reçues en Italie, il y en a beaucoup qui n’ont été représentées qu’une fois ou deux à Paris, c’est-à-dire, que ce que nous rejettons peut encore être bien reçu en Italie.

Pourquoi donc M. Maffei est-il si difficile, & pourquoi notre Rhodogune même n’a-t-elle pu lui plaire, ce qui paroît par la longue critique qu’il en a faite ? Quand il nous offrira dans sa Langue {p. 209}une Tragédie avec les mêmes beautés, & tous les mêmes défauts qu’il y trouve, nous reconnoîtrons que la Tragédie a fait de très-grands progrès en Italie.

Que ce ne soit ni la prévention, ni la jalousie qui nous fassent parler les uns des autres ; ne méprisons pas tout ce que nous ne possédons point, & n’admirons pas tout ce que nous possédons. Loin de ressembler à ces Nations qui vantent jusqu’à leurs Antiquailles, avouons que nous avons été longtems dans l’indigence, & que l’enfance de la Poësie Dramatique a été par tout très-longue. J’en vais dire la raison.

§. I. Le désordre regna longtems par tout. Quelle en fut la cause. §

Je n’ai pas besoin de prouver que le désordre regna par tout, je l’ai assez fait connoître par l’Histoire de la Poësie Dramatique moderne. Nous nous égarâmes tous, & notre égarement fut si grand, que nous ignorâmes jusqu’à cette distinction si naturelle, que les Yncas même, comme je l’ai dit dans le premier Chapitre, savoient faire entre le Genre sérieux & le bouffon, le Tragique, & le Comique. Tout dialogue exécuté {p. 210}sur un Théâtre, sur quelque Sujet que ce fut, badin ou triste, fut appellé Comédie, nom qui est resté au lieu où se font ces Représentations & aux Acteurs. Les Piéces Espagnoles sur les plus graves Sujets, eurent très-longtems le même titre, & dans la Comédie des travaux de Job, il est dit que la patience de Job, que Dieu contemple des balcons du Ciel, lui donne une belle Comédie. Dans les anciennes Piéces Espagnoles on trouve avec Cyrus & Astyage, une Philis, une Flore, & toujours un Gracioso, Personnage assez conforme à l’Arlequin de l’Italie.

Personne n’ignore de combien de bouffonneries, les Tragédies de Shakespear sont remplies. Nous avons vu dans l’Histoire de la Poësie Dramatique chez les Grecs, que leurs Poëtes furent obligés de faire succéder aux Représentations Tragiques, quelque Piéce plaisante, pour reveiller le Peuple qu’attristoit la Tragédie ; c’étoit pour une Populace qu’ils avoient cette complaisance : les Poëtes modernes traiterent leurs Spectateurs comme Peuple, quand ils eurent peur de les trop attrister. Ils firent plus : au lieu de faire du moins succéder la joie à la tristesse, ils crurent qu’il falloit faire rire & pleurer tout à la fois.

{p. 211}Quand on s’apperçut que ces Piéces étoient monstrueuses, on en voulut faire de plus regulieres, & on y mit des Chœurs, pour pouvoir dire qu’elles étoient à la maniere des Grecs : mais cette maniere etoit bien ignorée des Poëtes qui travailloient alors. Les seules Tragédies de l’Antiquité qu’ils lisoient, étoient celles de Seneque : elles furent leurs modéles, & dans toutes nos anciennes Tragédies, on ne trouve par cette raison, qu’une Action mise en Déclamation, sans liaison de Scenes, avec un Chœur, qui sans s’intéresser à l’Action ne vient que pour débiter des lieux communs de Morale.

Ces Poëtes cependant devoient être plus encouragés à bien faire, que ceux de la Grece : ce n’étoit pas comme eux, à une assemblée tumultueuse de tout un Peuple, qu’ils avoient à plaire. Ils avoient pour Spectateurs, des Papes, des Empereurs, des Rois. Pourquoi ne leur présentoient-ils rien de bon ?

Ces Spectateurs, dira-t-on, ignoroient alors aussi bien que les Poëtes les Régles d’Aristote. C’étoit un bonheur pour les Poëtes, qui avoient à contenter des Spectateurs moins difficiles que nous. Pour juger d’une Piéce de Poësie, {p. 212}les Papes, les Rois, les Cardinaux étoient Peuple, & pour plaire au Peuple, il n’est pas nécessaire de suivre les Régles. Pope fait à peu près ce raisonnement dans sa Préface sur Shakespear, il le loue jusqu’à dire que ses Caracteres sont la Nature même, ensorte que si ses Piéces étoient imprimées sans les noms des Personnages, le Lecteur les mettroit, après avoir lu leurs paroles. Il avoue en même tems les grands défauts de ce Poëte, un merveilleux contraire à la Nature, des pensées outrées, des expressions ampoullées Bombast, une versification tonante Thundering : mais il l’excuse en disant qu’il travailloit pour plaire à une Populace to please the Populace, & que juger Shakespear sur les Régles d’Aristote, ce seroit juger un homme sur les Loix d’un Pays où il n’a jamais été, & qu’il n’a pu connoître. Il est aisé de répondre à Pope, que les Régles du bon sens sont de tous les Pays, & qu’Aristote n’avoit point écrit, quand Sophocle & Euripide charmoient une Populace innombrable qui entroit au Spectacle gratis. Pourquoi prirent-ils une route si différente de celle de Shakespear, & de Lopes de Vega ? Parce qu’ils consulterent le bon sens, qui leur dit que pour plaire {p. 213}par l’Imitation d’une Action, il falloit que cette Imitation fût faite avec vraisemblance.

Aristote n’a point fait une autre Régle. On a beau dire, pour justifier les Tragédies des Anglois, pleines d’Episodes inutiles, & leurs Comédies où l’on voit au moins deux intrigues qui n’ont ensemble aucune liaison, que la simplicité & l’unité d’Action ne plaît qu’à des François, au lieu que les Anglois qui aiment à être occupés, savent porter un esprit d’attention jusques dans leurs amusemens. On a beau ajouter que cette Nation, qui aime la liberté en tout, est supérieure aux Regles. Nous ne connoissons aucun Ouvrage généralement estimé, fait par un esprit supérieur aux Regles, & l’Auteur de D. Quichotte nous en dit la raison, dans une conversation entre le Curé & le Chanoine. J’avois voulu, dit le Curé, faire un Poëme suivant les regles ; mais je fis reflexion que je me casserois la tête pour plaire aux personnes éclairées, qui sont en petit nombre, au lieu qu’en ne les suivant pas j’aurois beaucoup moins de peine, & je plairois aux ignorans qui sont en très grand nombre. Nos Comédies ne sont-elles pas applaudies, quoique ridicules & contre les Regles ? Si elles étoient dans les Regles, {p. 214}elles ennuyeroient. Vous vous trompez, lui répond le Chanoine, ce n’est pas le Peuple qui aime les choses ridicules, ce sont les Poëtes qui n’en savent pas faire d’autres. Si leurs Piéces de Théâtre étoient faites avec ordre & bien conduites, elles feroient bien plus de plaisir, parce qu’elles exciteroient les Passions qu’elles doivent exciter. Le raisonnement du Chanoine est très-juste. Un Poëte ne sera jamais bon Poëte, si l’Art & la Nature ne se prétent la main pour le former. La Nature seule fait un Camoens, un Lopes, un Calderon, un Shakespear : l’Art seul fait un Guarini, un Marini : la Nature & l’Art font de concert un Homere, un Sophocle, &c. & ce sont toujours les Ouvrages de ces Genies qui n’ont point été supérieurs aux Regles, qui enlevent & conservent l’admiration de tous les Peuples.

Notre Corneille lui-même, quand il entra dans la carriere Dramatique, la connoissoit si peu qu’il soutenoit dans la Préface de sa troisiéme Piéce, qu’une Piéce Dramatique ayant cinq Actes, on pouvoit donner à l’Action cinq jours de durée, & il n’intitula son Clitandre Tragédie, qu’à cause que dans le cours de cette Piéce, quelques Personnages se battoient & se tuoient.

{p. 215}Voilà donc la premiere cause du désordre qui regna sur tous les Théâtres, l’ignorance des Régles. La seconde fut la paresse des Poëtes, défaut de ces Poëtes même si étonnants par leur fécondité, des Lopes de Vega, des Hardis, parce que quand un Poëte a fait une Piéce, il lui est bien plus aisé d’en faire une autre, que de corriger celle qui est déja faite. Horace disoit que les Romains aimoient à écrire, & non pas à effacer, que le travail de la lime les rebuttoit ; nos premiers Poëtes ont eu la même aversion ; ils avoient bientôt composé une Piéce nouvelle, & la nouveauté suffisoit pour leur attirer des Spectateurs.

Comme il étoit plus aisé d’occuper leur attention par plusieurs avantures, que par une seule bien détaillée, & bien conduite ; les Piéces furent remplies d’avantures arrivées en différens tems, & en divers lieux.

Comme il étoit plus aisé de faire rire le Peuple par des jeux de mots, & par des obscénités, que par de fines plaisanteries, la Comédie ne fut qu’indécence & bouffonnerie.

Comme il étoit plus aisé de ne point rimer, que de savoir faire venir naturellement des Rimes, on se dispensa de rimer.

{p. 216}Enfin comme il étoit plus aisé de faire parler aux Passions tout autre langage que le leur, ont prit un style outré, & voici la troisiéme cause du désordre général.

Les Poëtes s’imaginerent d’abord que pour donner de la grandeur à la Tragédie, il falloit lui faire parler un langage merveilleux. Les premiers Poëtes Tragiques de la Grece tomberent eux-mêmes dans cette faute, dont nous trouvons assez d’exemples dans Eschyle. Nous lisons dans la Rhétorique d’Aristote, qu’ils ne disoient que des niaiseries dans un langage très-éloigné du langage ordinaire ; qu’ils sentirent enfin qu’il falloit rabaisser leur ton, pour dire des choses plus sensées, & parler à l’esprit, plutôt que de ne parler qu’aux oreilles.

Quand les Poëtes modernes, après s’être rendus inintelligibles par un pompeux galimatias, voulurent rabaisser leur ton, ils chercherent le merveilleux du style dans le brillant des pensées. Un Poëte Italien disoit en voyant sa Maîtresse couchée sous un arbre, Approchez, & venez voir le Soleil couché à l’ombre. Un Poëte Espagnol étoit si content de mourir pour sa Maîtresse, qu’il disoit à la mort, O mort, viens me saisir furtivement, {p. 217}que je ne sache pas que tu viens, de peur que le plaisir de mourir ne me rende la vie. On sait combien ce stile devint commun en Italie, & combien celui du Pastor fido est opposé au langage des habitans de la campagne. Ce stile dont les Italiens ont prétendu s’être corrigés, se retrouve dans toutes les Tragédies du Cardinal Delfino. Sa Lucrece, après s’être donné un coup de poignard, dit à son Pere, que voulant instruire les Siécles à venir de sa vertu, elle n’a point trouvé d’autre plume qu’un poignard, ni d’autre encre que son sang.

Les Piéces de l’Abbé Metastasio ne sont-elles pas encore remplies de brillantes comparaisons ? C’est-là qu’un Roi vaincu, & méditant d’aller encore attaquer son Vainqueur se dit à soi-même, Le chêne après avoir combattu cent hivers contre les vents, quand il est abattu par eux, vole ensuite sur la mer, pour les y aller trouver & les combattre encore. C’est-là qu’un Amant contraint d’éloigner de lui pour quelque tems sa Maîtresse, afin de ne la point perdre pour toujours, fait cette reflexion sur sa peine, la Vigne coupée à propos en devient plus belle, & ce sont les blessures que la main du Pasteur Arabe fait à un arbre, qui en font couler le beaume. On dira peut-être, qu’on ne doit point {p. 218}désaprouver ces choses dans les Ouvrages d’un Poëte qui travaille pour un Musicien, & que ce stile ne se trouve point dans la Mérope de M. Maffei, ni dans les Tragédies de l’Abbé Conti.

Ces Piéces sont sans doute plus estimables que celles de Delfino : je reconnois une réforme arrivée sur le Théâtre de l’Italie, & même sur celui de l’Angleterre ; & je crois que l’exemple du nôtre en a été la cause. Je vais m’en expliquer.

§. II. L’exemple du Théâtre François fait cesser le grand désordre qui regnoit sur les autres. §

Je vais montrer dabord que nos voisins ont été enfin obligés de mettre plus de régularité dans leurs Piéces Dramatiques : je ne parlerai point de leurs Comédies ; qu’aurois-je à dire de celles de l’Italie ? L’Abbé d’Aubignac a marqué son étonnement de ce que dans le Pays de Plaute & de Térence, les Enfans des Latins étoient si peu savans dans l’Art de leurs Peres. Addisson dans son voyage d’Italie, en porte ce jugement très-remarquable, elles sont toutes basses, pauvres, & dissolues beaucoup plus que celles mêmes de mon Pays : leurs Poëtes n’ont aucune idée de l’agréable {p. 219}Comédie. Instruit par Addisson de la licence qui regne dans ces Comédies, & dans celles de son Pays, je n’examinerai ni les unes ni les autres.

A l’égard de la Comédie Espagnole, que nous avons goûtée quand nous n’en connoissions pas une meilleure, elle est quelquefois amusante, & les Poëtes de cette Nation ont été très-féconds à inventer des intrigues ingénieuses. Mais, comme l’a dit S. Evremond, elle n’est pas une peinture de la vie humaine, suivant les caracteres des Hommes : elle n’est qu’une peinture de la vie de Madrid, suivant les intrigues des Espagnols.

D’ailleurs Moliere ayant été copié par tout, est cause qu’on nous accorde par tout la gloire de la Comédie, tandis qu’on nous dispute encore celle de la Tragédie.

Si l’on en croit Gravina & Crescembeni, les Italiens ne connoissent dans ce Genre de rivaux que les Grecs : & pour confondre la jalousie des autres Nations, il leur suffit des Tragédies du Cardinal Delfino.

S. Evremond a pensé bien différemment quand il écrivoit sur les Spectacles des Italiens, à l’égard de leurs Tragédies elles ne valent pas la peine qu’on en parle : les nommer seulement c’est inspirer de l’ennui. {p. 220}Ce jugement est trop dur, mais il est vrai que leurs anciennes Tragédies sont presque toutes fort ennuyeuses, à cause de ces longs Monologues pleins de froides Réflexions, & que l’Action est conduite sans vraisemblance. Celles du Cardinal Delfino, qui suivant Crescembeni, doivent confondre notre jalousie, sont dans le même goût. J’en ai déja fait connoître le stile : voici la conduite de sa Cléopatre. Après que Megere & l’Ombre d’Antoine ont fait la premiere Scene, sans qu’on sache pourquoi elles sont sorties des Enfers, & pourquoi elles y retournent, un Astrologue vient dans un Monologue étaler toutes ses connoissances : ensuite Octave très-amoureux de Cléopatre en loue la beauté, en disant, qu’elle brille sur les autres beautés, comme la Lune sur les Etoiles ; que si le Sceptre est tombé de ses mains, elle en a un autre sur le front ; que d’un clin d’œil elle écrit ses Loix, & les commande aux cœurs ; que ses paroles sont des chaînes, & ses regards des liens. Résolu de l’amener à Rome avec lui pour l’épouser, afin de tromper le Sénat, il écrit à Rome qu’il amenera Cleopatre pour la faire servir d’ornement à son triomphe. Cette Lettre tombée de sa poche par hasard, est portée à Cleopatre, qui de désespoir se donne {p. 221}un coup de poignard. Elle apprend la vérité, elle revient aussi-tôt demander pardon à Auguste de l’avoir cru un traître, & sentant la mort s’approcher, elle invoque l’Ombre d’Antoine, pour qu’elle vienne au-devant de la sienne, lui montrer le chemin des Enfers, & empêcher qu’elle ne soit mordue par Cerbere,

Riparami dà morsi
Di Cerbero feroce.

Des Tragédies ainsi conduites & écrites dans ce stile, sont-elles donc capables de confondre notre vanité Poëtique ? Sont-elles capables de faire marcher leurs Auteurs de pair avec les Grecs ?

Quand les Piéces Dramatiques de l’Italie ne peuvent rester longtems sur ses Théâtres, faut-il en accuser le mauvais goût du Peuple ? On peut en croire un homme qui a exécuté plusieurs fois sur ces Théâtres, & des Piéces Françoises traduites, & des Piéces Italiennes anciennes & modernes.

Riccoboni dans son Histoire du Théâtre Italien, nous raconte qu’ayant voulu représenter à Venise une Piéce de l’Arioste, le meilleur Poëte Comique qu’ait en l’Italie, le Peuple y courut à cause du nom de l’Arioste, & ne sachant pas qu’il eût fait des Comédies, s’attendit à voir {p. 222}sur le Théâtre Roland le furieux. Sitôt qu’il entendit parler d’autre chose, il s’éleva un si grand murmure, que les Comédiens furent obligés de se taire, & de baisser la toile. Ce fait nous apprend que les Comédies de l’Arioste, quoique le meilleur Poëte de l’Italie, n’y sont pas connues comme le sont parmi nous celles de Moliere. Dans ce même Livre Riccoboni paroît vouloir nous faire entendre qu’il représenta avec succès quelques Tragédies Italiennes, & que la Mérope de M. Maffei fut reçue avec applaudissement ; mais c’est ce qu’il raconte d’une maniere bien différente dans une Lettre écrite à l’Abbé Desfontaines, & imprimée dans ses Observations, tom. 8. Ce récit est curieux. Dans le tems, dit-il, que je marchois avec beaucoup de peine, mais aussi avec beaucoup d’honneur par le beau chemin de l’excellent Théâtre François, M. Maffei me dit qu’il étoit fâché de me voir jouer continuellement des Tragédies Françoises ; qu’elles ne valoient toutes rien, (il n’exceptoit pas même les meilleures) & que la seule Sophonisbe du Trissin valoit mieux que tout Corneille & Racine. J’eus pour lui la complaisance de la jouer, aussi-bien que le Torismon du Tasse, & la Cleopatre du Delfino. Malgré l’intérêt que chacun y prenoit {p. 223}pour la gloire de sa Patrie, Corneille & Racine triomphoient toujours. Ma Femme & moi, nous priames M. Maffei de ne plus nous charger de ces antiquailles, & de faire lui-même une Tragédie. Il fit la Mérope, que je représentai à Venise : mais le gain ne compensa pas la dépense que je fis pour la représenter. Elle fut jouée onze fois. On a parlé de cette Tragédie parce qu’elle a paru sur le Théâtre. S’il n’eût fait que l’écrire, elle eût eu le sort des autres. C’est-à-dire, qu’après les premiers complimens faits à l’Auteur par un petit nombre de Gens de Lettres, elle seroit demeurée ensevelie dans l’oubli.

Il est aisé de juger par cette Lettre, que Riccoboni, qui possédoit le Théâtre François, n’a point pensé tout ce que dans son Histoire du Théâtre Italien il a écrit de favorable à la Poësie Dramatique de sa Nation, qu’il a voulu ménager. Il en avoit dépouillé les préjugés en France.

Ce récit peu favorable à la Mérope Italienne, & le jugement qui en est porté dans les Observations de l’Abbé Desfontaines, dans celles de Lazarini imprimées à Rome en 1743, & dans une Lettre écrite à M. de Voltaire qui se trouve dans ses Œuvres, fera demander pourquoi une Piéce qui produisit si peu d’effet à la Représentation, & dans laquelle les Critiques {p. 224}ont relevé tant de défauts, fut quand elle parut, si vantée par les Gens de Lettres de l’Italie, & même parmi nous. Elle parut écrite & conduite plus naturellement que toutes celles que l’Italie avoit encore produites, & c’est par cette raison que l’Abbé Conti place à cette Piéce l’époque du bon goût du Théâtre de sa Nation. C’est dans ce même goût qu’il a composé les siennes, qui étant celles d’un homme plein de la lecture des bons Ouvrages de l’Antiquité & des nôtres, sont malgré leurs défauts, préférables à toutes celles que Gravina & Crescembeni vouloient nous faire admirer.

Voici donc la Tragédie perfectionnée en Italie, voyons si elle s’est aussi perfectionnée en Angleterre.

Il est difficile qu’elle se perfectionne, tant que durera une aveugle admiration pour Shakespear. Qu’on vante tant qu’on voudra son génie, qu’il ait été si l’on veut comme Ennius, appellé par Ovide ingenio maximus, il a certainement été comme lui arte rudis.

Il est encore difficile qu’elle se perfectionne, si ceux qui sont capables de faire connoître les beautés de l’Art, ne trouvent pas des Auditeurs, capables de les goûter. On croiroit que l’air du Pays n’est {p. 225}point favorable à ces beautés, à entendre dire à S. Evremond, parlant des Tragédies Angloises : On ne peut avoir toutes choses, & dans un Pays où tant de bonnes qualités sont communes, ce n’est pas un grand mal que le bon goût y soit rare. S. Evremond, dira-t-on, qui vivoit à Londres sans savoir l’Anglois, ne pouvoit pas juger des Piéces qu’il n’entendoit pas. Mais l’Auteur du Spectateur ne donne pas une grande idée de la Tragédie de sa Nation, quand il dit qu’on y excite la Terreur, par des ombres, des spectres, par le son d’une cloche : & M. de Voltaire, très-capable de juger de cette Tragédie, malgré les éloges qu’il a donnés quelquefois au Théâtre Anglois, ne dit-il pas dans sa Lettre à M. Maffei : Il semble que la même cause qui prive les Anglois du génie de la Peinture & de la Musique, leur ôte celui de la Tragédie ?

Les exemples que j’ai rapportés de la maniere dont ils ont imité quelques-unes de nos meilleures Piéces, font connoître leur goût. Je vais encore le faire connoître, par une Piéce entiérement à eux, & qui est mise au nombre de leurs meilleures ; c’est celle de Dryden sur la mort d’Antoine & de Cleopatre.

Tout Poëte connoissant son Art, en {p. 226}traitant ce Sujet, aura pour objet d’inspirer l’horreur d’une Passion qui a des suites si terribles : l’objet de Dryden paroît tout contraire. Il intitule sa Tragédie, Tout pour l’Amour, ou le monde bien perdu, parce que l’Amour en cause la perte. Quel titre pour une Tragédie ! La Catastrophe est le triomphe de l’Amour. Antoine qui s’est jetté sur son épée vient mourir entre les bras de Cléopatre, qui va le suivre. Il est content, parce qu’ils vont se retrouver aux Enfers, sous ces berceaux qu’habitent les Ombres des illustres Amants, qui toutes vont les environner & faire leur cortège. Avant que d’expirer il demande à Cleopatre un bien, qu’il trouve plus précieux que tout ce que sa mort laisse à Octave, un baiser. Ah ! prens en dix mille, lui répond Cleopatre. Encore un mot, si tu vis encore, ou si tu n’as pas la force de parler, soupire pour moi, regarde moi….

Take ten Thousand Kisses, &c.

Cleopatre se fait picquer par des aspics, & prête à mourir veut qu’on approche son corps de celui d’Antoine. Est-ce là respecter les Mœurs, la Raison, & la Tragédie ?

Cependant c’est dans la Préface de {p. 227}cette Piéce que l’Auteur insulte les Poëtes François, leur reprochant de ne point savoir imiter la Nature. Ils mettent, dit-il, tout leur esprit dans leur Cérémonial, & manquent de ce génie qui anime notre Théâtre ; ils sont très-corrects, & nous endorment, de même que ceux qui dans la Société ne savent faire que des civilités, sont fort insipides. Pour prouver son accusation, il cite l’exemple de notre Hippolyte, qui aime mieux mourir injustement accusé, que de révéler la vérité. Cet excès de générosité ne peut se trouver que parmi des fols, suivant Dryden, Is not practicable but with fools And Madmen.

Ne songeons point à rendre à Dryden reproches pour reproches : nous aurions trop d’avantage sur lui. Ainsi ne parlons pas de sa Tragédie intitulée le Duc de Guise, Piéce propre à exciter une Populace à la révolte, & faite pour tourner en ridicule la Religion & ses Ministres, sous le Personnage du Curé de S. Eustache qui y paroît. La Tragédie Angloise s’est perfectionnée, & a eu cette obligation à la nôtre, comme le reconnoît l’illustre Pope, dans une de ses Epîtres imitées de celles d’Horace. C’est ainsi qu’il paraphrase ce Vers d’Horace, Græcia capta ferum victorem cepit, &c. Nous avons conquis la {p. 228}France, mais nous avons senti les charmes de notre Captive, dont les Arts victorieux ont triomphé de nos Armes.

We conquer’d France, but felt our Captiv’s charms ;
Her Arts victorious triumph’d o’er our arms.

Et il ajoute, l’exact Racine, & le noble Corneille nous ont appris que la France avoit quelque chose d’admirable. Ce n’est pas que l’Esprit Tragique ne soit le nôtre ; mais Shakespear, Otwai, Dryden ont négligé le plus important de tous les Arts, l’Art d’effacer,

The last, and greatest Art, the Art to blot.

C’est encore Pope qui nous apprend à placer l’époque d’un meilleur goût dans la Tragédie Angloise, au Caton d’Addisson, lorsque dans le Prologue qu’il a fait pour cette Piéce, il s’adresse en ces termes à ses Compatriotes : Voici, Anglois, un Ouvrage digne de votre attention. L’ancien Caton regarda avec un sage mépris Rome apprenant les Arts de cette Grece qu’elle avoit vaincue ; notre Théâtre a eu trop longtems l’obligation de sa durée à des Piéces transportées de la France, ou à des Chants Italiens ; osez vous-mêmes penser : & pour affermir votre Théâtre, livrez-vous à votre chaleur naturelle,

Dare to have sense your selves, assert the stage.

{p. 229}Une Piéce de cette Nature doit charmer une oreille Angloise ; Caton lui-même n’eût pas dédaigné de l’entendre.

Je ne m’arrêterai pas à relever dans cette Piéce tous les défauts de stile & de conduite, ni des Amours aussi déplacés qu’inutiles à l’Action : cette Piéce, dans laquelle un seul Personnage intéresse, & que notre Corneille, sans lui mettre un Platon à la main, eût rendue plus admirable, fut reçue avec de grands applaudissemens en Angleterre, non seulement parce qu’elle fit, comme dit Pope dans le Prologue, couler sur les Loix mourantes des larmes de bon Citoyen,

Tears ars Patriots shed…

& qu’elle fit tomber des yeux Anglois des larmes Romaines,

Calls fort Roman drops from British Eyes,

mais 1°. Parce qu’elle fut représentée dans un tems très-favorable : les sentimens hardis sur la liberté-étoient alors à la mode, 2°. Parce que quelques uns des caracteres étoient appliqués à des Personnes qui étoient en crédit à Londres. 3°. Enfin qu’elle étoit la premiere Piéce réguliere qu’on eût vue en Angleterre.

Son succès & celui de la Mérope Italienne prouvent que les Ouvrages qui {p. 230}approchent le plus de la régularité, sont ceux qui par tout plaisent davantage, & les Poëtes qui en ont le plus approché jusqu’à présent chez nos Voisins, s’étoient familiarisés avec les nôtres. On profite quelquefois des exemples & des leçons de ceux même qu’on affecte de mépriser, parce qu’on est forcé de rendre justice à la raison.

CHAPITRE IX.
Défauts que les Etrangers ont coutume de reprocher à notre Tragédie. §

L’obligation que nos Voisins ont eue à notre Tragédie, ne les engage pas à la ménager par reconnoissance, & dans les Ouvrages de leurs Critiques, sur tout dans ceux qui paroissent en Italie, elle est souvent attaquée. Ils reprochent principalement à nos Poëtes Tragiques trois choses. 1°. La simplicité du Stile. 2°. L’ennui de la Rime. 3°. Le Langage Amoureux. Je voudrois qu’il me fût aussi facile de les justifier sur la troisiéme accusation que sur les deux premieres.

{p. 231}

§. I. Le Stile de notre Tragédie. §

Le Stile de notre Tragédie ne doit point paroître Poëtique aux Peuples accoutumés au Stile enflé de ces Poëtes, qui s’écartant de la Nature, cherchent un Langage extraordinaire. Cette faute, qui fut toujours celle des premiers Poëtes Tragiques, est excusable lorsqu’elle ne dure pas longtems. L’idée qu’ils ont de la majesté que doit avoir la Tragédie, est cause que ne faisant pas d’abord reflexion qu’on peut parler majestueusement & naturellement, ils vont chercher un langage que les hommes ne parlent jamais. J’ai rapporté plus haut, d’après Aristote dans sa Rhétorique, que les premiers Tragiques Grecs tomberent dans cette faute. Le successeur d’Eschyle prit un ton plus uni : ce qu’entend Boileau, en disant que Sophocle,

Des Vers trop raboteux polit l’expression.

Et Boileau est très-juste dans la sienne, quand il appelle les Vers d’Eschyle, des Vers raboteux.

Euripide prit un ton encore plus simple, & son Stile est une noble imitation du Langage naturel ; voici ce qu’en dit Aristote au même endroit. De même que quand {p. 232}le Comédien Théodore joue, ce n’est par Théodore qu’on croit entendre, mais le Personnage qu’il imite ; le Poëte pour cacher son artifice, ne doit employer que les mots qui sont le plus en usage. Euripide a trouvé le premier ce secret, & l’a appris aux autres. Ce n’est donc pas des-comparaisons, des expressions nouvelles ou hardies que doit affecter le Poëte Tragique ; puisqu’il n’est imitateur qu’en se servant d’expressions en usage. Tout son secret consiste à n’en savoir employer que de nobles, & à les savoir ranger dans un ordre harmonieux, & tel a été je crois le secret de notre Euripide. J’ai fait remarquer plus d’une fois qu’il employe souvent des mots d’une conversation familiere ; mais qu’il les place toujours d’une façon qui les annoblit. En voici un exemple. Mettre une barriere est une expression fort simple, & nous ne nous en servons pas pour dire qu’on empêche deux personnes de se parler. Quand Agrippine irritée de ce qu’un homme qu’elle a fait Gouverneur de son Fils, ne la laisse jamais seule avec lui, dit à Burrhus,

Ai-je donc élevé si haut votre Fortune,
Pour mettre une barriere entre mon Fils & moi ?

quelle image présente ce mot ! Cet homme que de si bas, elle a élevé si haut, {p. 233}est devenu une barriere, qui l’empêche d’approcher de son Fils.

On ne doit donc pas attaquer notre Tragédie, sur la Partie qui en fait une grande beauté, & qui consiste dans le Stile. Je n’ai jamais pu comprendre ce qui avoit engagé M. de Cambrai à soutenir que dans nos Tragédies, toute belle personne est nommée un Soleil, ou tout au moins une Aurore ; que tous les termes y sont outrés, & que rien n’y montre une vraie Passion. A quoi il ajoute, tant mieux, la foiblesse du poison en diminue le mal. Ce tant mieux ne peut avoir lieu pour le Stile, puisque ce fade langage, dont les anciens Poëtes ornoient leurs Stances ne se trouve dans aucune de nos Tragédies, depuis que nous avons une Tragédie.

Notre éloignement à rechercher une vaine parure de Stile, a fait croire à quelques Italiens que nous n’avions pas une Langue Poëtique comme eux. J’aurois cru, comme M. de Voltaire, pouvoir appeller très-simple cette expression de la Mérope,

Dissimulato in vano
Soffre, di febre assalto.

Voici ce que lui répond M. Maffei. Il est vrai que ce Vers rendu ainsi dans votre Langue,

{p. 234}On ne peut vous cacher que la Reine a la fiévre, devient Prosaique, ce qui doit vous faire connoître la grande différence qui est entre une Nation qui a une Langue Poëtique, & une autre qui n’en a point. Si nous disions la Regina ha la febre, cette expression nous feroit rire ; mais quand nous disons, Soffre di febre assalto, cette transposition, & cette métaphore, annoblissent une maniere de parler qui cesse d’être commune & devient Poëtique. Nous avons aisément les mêmes secours, puisque nous pouvons dire aussi,

De la fievre en silence elle souffre l’assaut.

Mais ni la transposition, ni la métaphore n’annobliront jamais parmi nous un mot, que ne recevroit pas notre Vers Tragique. Sans nommer la fiévre, nous disons,

Phedre atteinte d’un mal qu’elle s’obstine à taire…
Elle meurt dans mes bras d’un mal qu’elle me cache…

Et nous pouvons soutenir à tous les Italiens qui croyent que nous n’avons qu’une Prose rimée, que nous avons aussi notre langue Poëtique.

Je dirois volontiers que je ne trouve aucune Poësie dans le style de quelques Piéces Italiennes : mais les Italiens sont toujours prêts à nous répondre, que nous n’entendons pas les finesses de leur Langue. {p. 235}M. Maffei dans cette même réponse à M. Voltaire soutient que Boileau n’avoit pas lu le Tasse qu’il ne pouvoit entendre : c’est, dit-il, ce que m’a assuré M. Racine l’aîné, son intime Ami. Je puis assurer à mon tour que mon Frere, qui après avoir passé en Italie assez de tems pour entendre les finesses de la langue, pensoit du Tasse tout ce qu’en a pensé Boileau, n’a pu dire à M. Maffei que Boileau n’entendoit pas le Tasse, que par politesse pour un Etranger, que rendent illustre des connoissances bien plus admirables & plus utiles que les talens d’un Poëte.

§. II. La Rime. §

Les Italiens pour justifier leur infidélité à la Rime, dont l’envie de faire plus aisément des Vers a été la véritable cause, prétendent qu’on doit trouver des graces incomparables dans leurs Vers qu’ils appellent Endecafillabo sciolto. Il est d’autant plus beau, dit l’Abbé Conti, qu’il n’estropie & n’énerve jamais les Pensées, comme les Vers qu’enchaîne la Rime. Non estropia, ne s’nerva l’idee, come il legato d’alla rima. Il convient au Dialogue, parce que cette variété de Césure & cette facilité d’enjamber, donne aux Vers {p. 236}la liberté de la Prose, introduce nel dir legato, la liberta del dir sciolto, c’est-à-dire, selon moi, change la Poësie en Prose. C’est ce que je pense, parce que je suis persuadé que dans les Langues où l’on ne se régle pas sur la quantité breve ou longue des Syllabes, il n’y a point de Vers sans Rimes ; & la Beauté de ces Vers, quand ils sont faits par un bon Poëte (les autres n’en devroient point faire) est que la Rime ne fait jamais rien dire, & se présente si naturellement, que le discours quoiqu’enchaîné dir legato a toute la liberté d’un discours qui ne l’est pas, & paroît dir sciolto. C’est ce qu’on loue dans les Tragédies que j’ai examinées, quoique les Vers y soient enchaînées par des rimes si exactes. La même Beauté doit se trouver dans la Poësie Italienne, puisque Dante assuroit que jamais la Rime ne lui avoit fait dire ce qu’il n’avoit pas voulu dire ; puisqu’on ne s’apperçoit jamais que la Rime empêche l’Aristote de dire ce qu’il veut, & puisque suivant Castelvetro & Martelli, il n’y a point chez les Italiens comme parmi nous de Poësie sans Rime. Il est certain que ceux de leurs Poëtes qui ont rimé, sont les plus fameux, & ceux qu’on lit le plus souvent. Dans la traduction {p. 237}d’Athalie par l’Abbé Conti, on retrouve les mêmes tours, & les mêmes images de l’Original : y retrouve-t-on la même Poësie ? J’en ai rapporté un morceau à la fin de mes Remarques sur cette Piéce. Voici un autre exemple. Andromaque recommandant à sa Confidente de faire connoître à son Fils les Héros de sa Race, ajoute,

Di-lui par quels exploits leurs noms ont éclaté,
Plutôt ce qu’ils ont fait que ce qu’ils ont été :
Parle-lui tous les jours des exploits de son Pere,
Et quelquefois aussi parle-lui de sa Mere.

Quand je lis ces Vers dans la traduction Italienne, très-exacte,

Digli, per quali imprese
Porto la fama i loro nomi al cielo,
E narragli più tosto
Le loro gesta, che la loro sorte.
A lui parla ogni giorno
Del vador di suo padre, & qualche volta
Della tua bocca esca il mio nome ancora,

ou quand je les lis dans le traducteur Anglois,

Make him acquainted with his Ancestors,
Trace out their Shining story in his Thoughts ;
Dwell on the exploits of his immortal Father,
And Sometimes let him hear his mother’s name :

parce que les Muses ne m’ont pas donné des oreilles pour le Vers Sciolto, ni pour le Vers Blank, j’entens les mêmes choses, {p. 238}& je ne les entens plus avec le même plaisir : au lieu qu’après avoir lû ces quatre Vers de Phedre,

J’ai pris, j’ai fait couler dans mes brûlantes veines
Un poison que Médée apporta dans Athenes.
Déja jusqu’en mon cœur le poison parvenu,
Dans ce cœur expirant jette un froid inconnu,

mon oreille est également satisfaite, en les entendant rendus ainsi par l’Abbé Conti :

Io presi, io stillar fei nell’ ardenti mie vene
Un velen, che Medea porrò seco d’Athene ;
Gia dentro del miu core il veleno diffuso,
Sparge nel cor spirante languor fredo non uso.

L’Espagnol qui a traduit Cinna, a si parfaitement rendu tous les sentimens & les expressions de son Original, que suivant l’Approbation du Docteur Espagnol qui est à la tête de cette Traduction, Si le Systême des Philosophes Payens sur la métempsycose étoit vraisemblable, on pourroit croire que l’ame de Corneille a été la même que celle de son Traducteur. Ce Traducteur rime les Scenes qu’il juge à propos, & ne rime pas les autres. Nous retrouvons un peu Corneille, quand il rime, comme dans ces Vers sur l’ambition humaine,

La ambicion del humano devanto,
Ya’ satisfecha cansa, y de un deseo
A otro contrario passa, de tal suerte
{p. 239} Que sin sossiego alguno, hasta la muerte,
Lograda y à la altura de su ideà,
No pudiendo subir, baxar desea.

Dans les Scenes non rimées, ce n’est plus Corneille que nous croyons entendre.

A l’égard de ces variétés de Césure, dont parle l’Abbé Conti, & de ces graces de l’Enjambement qui rendent le Vers libre, rival du Vers Grec & Latin, (ce que M. Maffei, s’appuyant sur l’autorité de Ronsard, a avancé dans la Préface de sa Traduction du premier Livre de l’Iliade) je puis répondre que nos Vers ont toutes ces graces dans la bouche de ceux qui savent les prononcer.

Les Etrangers s’imaginent qu’en prononçant deux Vers, nous nous reposons quatre fois, à cause des quatre hémistiches : le sens & l’ordre des mots s’y opposent souvent, surtout dans les Vers de passion, & nous obligent d’y faire deux ou trois Césures, & d’enjamber. Croient-ils que dans la colere, Hermione marche à pas comptés,

A dieu, tu peux partirje demeure en Epire
Je renonce à la Greceà Sparte, à ton Empire
A toute ta famille,& c’est assez pour moi
Traître, qu’elle ait produitun monstre tel que toi.

Voici comme la Passion peinte dans ces Vers conduit la voix,

{p. 240}Adieutu peux partirje demeure en Epire
Je renonceà la Greceà Sparteà ton Empire
A toute ta famille& c’est assez pour moi
Traîtrequ’elle ait produit un monstretel que toi.

Nous lisons même les Vers qui sont sans passion, tout autrement que ne le croient les Etrangers,

Oui, je viensdans son Temple adorer l’Eternel
Je viensselon l’usage antique & solemnel
Célébrer avec vousla fameuse journée
Où sur le mont Sina la Loi nous fut donnée
Que les tems sont changés !Sitôt que de ce jour
La trompette sacrée annonçoit le retour
Du Templeorné partout de festons magnifiques
Le Peuple sainten foule innondoit les Portiques

Nous pourrions peut-être accorder à nos Voisins, que leur Vers non rimé, comme imitant le ton de la conversation, doit être celui de leur Poësie Dramatique ; mais pourquoi veulent-ils qu’il puisse être celui de la Poësie Lyrique & Epique ? Il a été très-facile aux Italiens de traduire avec ce Vers, tous les Poëtes de l’Antiquité : cependant Anguillara, si estimé par eux pour sa Traduction des Métamorphoses d’Ovide, a rimé ; & Pope a donné le même ornement à sa Traduction d’Homere, si vantée par les Anglois.

{p. 241}Enfin de quelque maniere que les Etrangers pensent de la Rime, tant qu’Apollon nous protégera, nous y resterons fidelles, & même à la Rime la plus exacte. Quiconque parmi nous manque à cette exactitude, fait voir que la Rime le gêne, & tout homme que la Rime gêne, n’est pas Poëte.

§. III. Le Langage amoureux. §

Le troisiéme reproche que nos Voisins font à notre Tragédie, est d’être un Poëme tout rempli d’Amour, au lieu qu’il devroit être tout rempli de majesté : or l’Amour & la Majesté s’accordent mal ensemble, comme dit Ovide,

Non bene conveniunt, nec in unâ sede morantur
Majestas & Amor.

Si un Accusé se justifioit en prouvant que ses Accusateurs sont aussi coupables que lui, nous serions bientôt innocens. Ce que j’ai rapporté de la Cleopatre du Cardinal Delfino, & de celle de Dryden, ce que je pourrois dire du Caton Anglois, & du Caton Italien, nous serviroit de réponse. Dans quelle Piéce ancienne, en Italie, en Angleterre, & en Espagne, n’est-il point parlé d’Amour ? & dans quel stile en est-il parlé ? C’est {p. 242}bien là que les personnes sages qui condamnent les ouvrages dangereux, peuvent dire le tant mieux de M. de Cambrai.

Tachons, sans accuser les autres, de nous justifier, ou plutôt de nous excuser en remontant à l’origine du mal, qui fut général, & commençons par avouer que les Anciens nous avoient donné un exemple tout contraire.

Après avoir passé beaucoup de tems de ma vie à lire des Poëtes, tems employé souvent avec ennui, tems quelquefois agréablement perdu, mais toujours perdu ; j’ai conservé une telle affection pour deux Poëtes, que je ne puis les relire, sans y trouver quelques beautés nouvelles.

L’un des deux est celui, qui dans le Passage de Platon que j’ai rapporté, est appellé le premier des Poëtes Tragiques. Homere admirable par tant de raisons, me le paroît sur tout, par cette dignité qu’il a répandue dans sa Poësie : le Sujet de l’Iliade dans lequel il trouve parmi ses Personnages Paris, Helene, & Venus, lui fournissoit bien des occasions de parler d’amour ; au lieu que le Siége de Jérusalem n’en présentoit naturellement aucune au Tasse. Le Tasse cependant ne nous entretient que d’avantures amoureuses, & Homere ne nous entretient {p. 243}que de combats. Ce n’est pas seulement quand il chante la guerre, qu’il ne songe point à parler d’amour ; il n’y paroît pas songer d’avantage dans le Poëme où il a à dépeindre les Amans de Penelope, la Cour d’Antinous, le Palais de Circé, & la grotte de Calypso : cette grotte dans l’Odyssée est bien différente de ce qu’elle est dans notre Telemaque.

On ne peut attribuer cette sagesse du premier & du plus grand des Poëtes qu’à l’idée qu’il se fit de son Art : il sentit que les descriptions amusantes, badines, voluptueuses, ne pouvoient trouver place dans la Poësie Epique, où tout doit être grand, sérieux & utile.

Il en faut dire autant des Poëtes Dramatiques Grecs, qui très-libertins dans la Comédie, furent toujours sages dans la Tragédie, parce qu’ils ne s’imaginerent jamais qu’un Poëme destiné à faire verser des larmes, & à peindre des douleurs véritables,

Dût connoître l’Amour & ses folles douleurs.

Leur unique objet étoit d’exciter une grande émotion ; & une Action simple, mais terrible leur suffisoit. Ajax se jettant sur son épée fournit une Tragédie à Sophocle ; Philoctete à qui l’on veut enlever ses fleches, lui en fournit une autre, {p. 244}sans qu’il ait besoin d’un Personnage de femme. Il semble que dans son Antigone il ne pouvoit se dispenser de parler d’Amour. Antigone pour avoir donné la sépulture au cadavre de son frere, est condamnée à mort, dans le moment qu’elle doit épouser Hémon, qui lorsqu’il apprend la fin cruelle de sa future Epouse, va se tuer sur son corps : cependant ces deux Amans ne parlent point de leur Passion dans cette Piéce, & ne se trouvent jamais ensemble sur la Scene.

Euripide a mis sur la Scene des femmes amoureuses, & a été regardé comme le Peintre de l’Amour. Il est très attentif, dit Longin, à traiter d’une maniere Tragique ces deux Passions, la Fureur & l’Amour. Euripide ne parle jamais le langage de la tendresse, il peint seulement les fureurs de l’Amour : c’est ce que Longin appelle traiter cette Passion d’une maniere Tragique εκτραγῳδησαι, maniere si long-tems ignorée parmi nous.

Médée a été pour nous un Sujet de Tragédie & d’Opéra ; mais ce Sujet n’étoit point traité sur le Théâtre d’Athenes comme sur le nôtre. La Médée d’Euripide est une Piéce pleine de fureur sans amour. Jason voulant se justifier de répudier sa femme pour en épouser une autre, {p. 245}se contente de dire qu’il veut par une alliance avec un Roi, donner de l’appui à ses enfans. Notre Jason n’a pas besoin de raisons politiques ; son excuse est toute prête ; c’est l’Amour :

Je vois mon crime en l’une, en l’autre mon excuse.
L’éclat d’un tel visage
Du plus constant du monde attireroit l’hommage.

C’est ainsi qu’il parle dans Corneille : & Longepierre lui fait dire,

Oui, transporté d’amour & voyant ce que j’aime
J’oublie & mon devoir, & Médée, & moi-même ;
Je m’enyvre à longs traits d’un aimable poison :
L’Amour devient alors ma suprême raison.

Quand Médée après son crime croit voir les Enfers ouverts, & l’ombre de son frere qu’elle a tué, elle prétend que cette Ombre lui doit pardonner une rage dont l’amour a été la cause.

Ah ! pardonne, chere Ombre, à ma rage inhumaine,
Pardonne, l’Amour seul a causé ma fureur.

Belle raison de consolation pour son frere ! De pareils Vers eussent fait rire le Peuple d’Athenes : pourquoi ne nous paroissent-ils pas ridicules ? Parce que nous sommes depuis longtems accoutumés à {p. 246}ce langage. Il faut donc pour nous excuser, remonter, comme je l’ai dit, à la source du mal.

Quand les Lettres reprirent naissance en Europe, on n’y étoit occupé de tous côtés, que des Romans de Chevalerie, productions de l’ignorance, & de l’amour du Merveilleux. Ces Ouvrages sont si anciens, tant les ténebres avoient duré, qu’on ne peut découvrir d’une maniere certaine, chez quel Peuple, & dans quelle Langue parurent d’abord les Amadis. Ce Roman si fameux, dont l’Auteur est inconnu, fut suivi d’un grand nombre d’Ouvrages dans le même genre, qui quoique dans un stile moins agréable, avoient eu une grande vogue, parce qu’ils contenoient autant de merveilles extravagantes. On ne s’entretenoit que des exploits incroyables, & de la constance en amour de ces Chevaliers aussi admirables par leur courage que par leur tendresse. Tout Chevalier devoit nécessairement avoir une Maîtresse, parce que, comme Cervantes le fait dire à son D. Quichotte, un Chevalier sans amour, est un arbre sans feuilles & sans fruit, un corps sans ame, Quoique bon Chrétien & très dévôt, il étoit si amoureux, qu’avant que de commencer ces combats dont l’occasion se {p. 247}présentoit si souvent, son premier devoir étoit de se recommander à la Dame de ses pensées : ce qui ne nous dispense pas, ajoute gravement D. Quichotte, de nous recommander aussi à Dieu, mais nous avons le tems de le faire, en el discurso de la obra, pendant le cours de l’exploit. Telles étoient les maximes des Héros de ces Livres si à la mode, & telles étoient les mœurs de la Noblesse dans plus d’une Nation. Il est rapporté dans l’Histoire des Croisades, qu’un Chevalier amoureux de la femme de son voisin, obligé de partir pour la Guerre sainte, y mourut, après avoir ordonné par son Testament que son cœur seroit reporté à celle qui l’avoit toujours possédé. Cet homme qui se faisoit gloire sans doute, comme Renaud dans le Tasse, d’être un Soldat de J.C. fit gloire aussi jusqu’à la mort d’un amour adultere. Dans un tems que tout dévot Chevalier avoit une Maîtresse, une souveraine de toutes ses pensées, tout Poëte, amoureux ou non, devoit chanter une Dame souveraine de son esprit, & ne manquoit pas d’allier le langage de l’amour à celui de la dévotion, comme a fait Petrarque. Pouvoit-on s’imaginer que l’amour ne devoit point s’accorder avec la majesté de la Tragédie, dans un {p. 248}tems où on croyoit pouvoir l’accorder avec la sévérité de la Religion ?

Aux Romans de Chevalerie succéderent ces longs Romans, qui moins raisonnables que l’Astrée, ne parloient comme l’Astrée que d’amour, & contenoient les galanteries & les billets doux des Heros les plus graves de l’Antiquité. Notre Tragédie prit une vie conforme à l’air qu’on respiroit alors, & Corneille fit écrire des billets doux à Cesar dans le champ de Pharsale.

Si nos premiers Poëtes eussent connu leur Art, ils eussent pensé tous, qu’un Poëme dont l’objet est d’exciter la plus grande émotion, ne devoit point prendre pour Passion ordinaire, celle qui ne cause ordinairement qu’une foible émotion : mais aucun de nos premiers Poëtes Tragiques n’avoit, comme je l’ai dit plus haut, étudié son Art : ils ne songeoient qu’à satisfaire le goût de leurs Spectateurs.

Dans nos Romans ce n’est point parce qu’une femme est admirable par les qualités de son ame, qu’elle a un empire absolu sur un Heros, c’est parce qu’elle est belle ; son empire est celui de la Beauté : ainsi dans nos Tragédies toute Maîtresse fut appellée une Divinité : Emilie en est une pour Cinna, qui s’écrie :

{p. 249} O Dieux, qui la rendez comme vous adorable.

Severe voit sa Divinité dans les yeux de Pauline,

Je n’aurois adoré que l’éclat de vos yeux.
J’en aurois fait mes Rois, j’en aurois fait mes Dieux.

Polieucte, tout Chrétien qu’il est, dit en parlant de sa Femme,

Sur mes pareils, Nearque, un bel œil est bien fort.
Tel craint de le fâcher qui ne craint pas la mort.

Quand Rodogune a demandé aux deux Freres la mort de leur Mere, & qu’un des deux l’appelle une ame cruelle, l’autre lui répond,

Plaignons-nous sans blasphême :
Il faut plus de respect pour celle qu’on adore.

C’est blasphemer que de parler sans respect d’une Maîtresse qui est toujours une Divinité : & peut-on lui désobéir ? Cinna se représente toutes les horreurs du crime qu’il va commettre ; mais si Emilie l’ordonne, il faut qu’il assassine Auguste, de même que le Maréchal d’Hocquincourt prenant un couteau, disoit au P. Canaye, si elle m’avoit commandé de vous tuer, je vous aurois enfoncé ce couteau dans le cœur. Nos Romans avoient mis ce langage à la mode, aussi-bien que celui des Amans qui {p. 250}se disent trop heureux de mourir pour celle qu’ils aiment.

Le monologue de Rodrigue dut produire un grand effet à cause de notre maniere de penser sur le point d’honneur, & sur l’amour. Il faut bien que Rodrigue tire vengeance, mais de qui ? Du Pere de sa Maîtresse.

 En cet affront mon Pere est l’offensé,
 Et l’offenseur, le pere de Chimene.
Pere, Maîtresse, Honneur, Amour, &c.

Comment se tirer de cet embarras ? Il fait réflexion que s’il ne se vange pas, il perdra également sa Maîtresse, puisqu’elle le méprisera : cette réflexion le détermine,

Allons, mon bras, sauvons du moins l’honneur,
Puisqu’après tout il faut perdre Chimene.

N’imputons point à un Génie tel que Corneille l’amour de ce langage, ne l’imputons qu’à son siécle. Il fut à la vérité le premier qui mit sur la Scene la Raison, mais il fut obligé d’y mettre aussi l’Amour ; & voyant l’effet qu’il produisoit, lorsqu’il écrivit ses Réflexions sur la Tragédie, il n’hésita pas de prononcer, qu’il est à propos d’y mêler de l’Amour parce qu’il a beaucoup d’agrément. {p. 251}Boileau lui-même fut contraint de dire aux Poëtes,

Peignez donc, j’y consens, les Heros amoureux,
Mais ne m’en formez pas des Bergers doucereux.

Il se contenta de demander cette réforme.

Corneille qui mit de l’Amour dans toutes ses Tragédies, même dans les Saintes, même dans Œdippe, ne lui donna pas à la vérité la premiere place, il établit même pour régle qu’il ne devoit occuper que la seconde : en quoi il se trompoit, puisque cette Passion étant froide, quand elle n’est qu’à la seconde Place, il faut ou qu’elle n’en ait aucune dans la Tragédie, ou qu’elle occupe la premiere ; il faut ou qu’elle ne paroisse point ou qu’elle regne.

C’est ce que comprit bientôt son Successeur. Instruit des vrais principes de son Art, nourri dès son enfance des Poëtes Grecs, obligé cependant de se conformer au goût de son siécle opposé au sien & à ses lumieres, quel parti pouvoit-il prendre ? Bannir entierement l’amour de notre Théâtre, n’étoit pas le projet d’un jeune homme. Quelle autorité avoit-il ? Qui seroit venu l’entendre ? Qu’on se rappelle qu’il entra dans {p. 252}la carierre, dans un tems où l’on n’étoit point choqué de voir le Sujet d’Œdippe orné d’une Episode amoureuse, dans un tems où la Galanterie regnoit dans la brillante Cour d’un jeune Roi, dans un tems où les Tragédies de Quinaut faisoient la fortune des Comédiens. L’Astrate tant vantée dans le Journal des Savans 1665, fut jouée pendant trois mois avec un concours si grand, que les Comédiens mirent les places au double : ce qui étoit nouveau. Les partisans de Quinaut reprochoient aux autres Poëtes, de ne pas savoir comme lui parler tendrement.

Un jeune Poëte, qui avoit lui-même fait écrire des billets doux à Alexandre, entreprit la réforme de notre Théâtre. Que ceux qui seront surpris de m’entendre attribuer cette réforme au Poëte qu’ils nomment le Tendre, & qui croiront que mon attachement pour lui m’aveugle, se rappellent ce qu’a écrit M. Voltaire dans sa Lettre à M. Maffei : Ne croyez pas, Monsieur, que cette malheureuse coutume d’accabler nos Tragédies d’une Episode inutile de galanterie, soit due à Racine, comme on le lui reproche en Italie. C’est lui au contraire qui a fait ce qu’il a pû, pour réformer en cela le Goût de sa Nation.

Il n’est pas étonnant qu’on l’accuse {p. 253}en Italie d’avoir mis à la mode dans notre Tragédie, le langage amoureux, puisque dans le pays où il doit être mieux connu, tant de Personnes s’imaginent que ce langage étoit toujours le sien, qu’il ne faisoit ses Tragédies que pour faire valoir une Actrice, dont il étoit l’esclave, Actrice cependant qui n’eut jamais (comme j’en suis certain) aucun empire sur lui, & qu’on se représente parlant d’Amour parmi les femmes, un homme qui uniquement occupé de l’étude de son Art, passa avec les Poëtes Grecs le tems de la vie où les passions sont les plus vives.

Quelle fut la premiere réforme qu’il fit sur notre Théâtre ? C’est M. Voltaire qui nous l’apprend au même endroit : Jamais chez lui la Passion de l’Amour n’est épisodique ; elle est le fondement de toutes ses Piéces, elle en forme le principal intérêt. Ne pouvant tout à coup la bannir de notre Théâtre, il fut du moins la rendre Théâtrale, en la rendant nécessaire à l’Action.

A cette premiere réforme il en ajouta une seconde, il fit parler à cette Passion son véritable langage. On ne vit plus les Amans diviniser leurs Maîtresses, de leurs yeux faire des Dieux, leur répéter cent fois qu’elles sont adorables, & qu’ils ne souhaitent que le bonheur de mourir {p. 254}pour elles. Il bannit même du langage noble, ce terme qui s’est introduit dans notre Langue, à la honte des hommes, ce mot Maîtresse : s’il se trouve deux fois dans ses Piéces c’est dans un sens de mépris. Phœnix dit à Pyrrhus qui renvoye Oreste à Hermione, ainsi vous l’envoyez aux pieds de sa Maîtresse, & c’est par colere & par mépris que Mithridate se dit à lui-même,

J’ai besoin d’un Vengeur, & non d’une Maîtresse.

Au lieu que Cinna ne se sert point de ce mot par mépris, quand pour faire comprendre l’ardeur des Conjurés contre Auguste, il dit,

Ils semblent comme moi servir une Maîtresse.

C’est-à-dire servir une Divinité.

Enfin il fit une troisiéme réforme. L’Amour avoit toujours été nommé la belle Passion des ames ; la Théodore de Corneille, toute chrétienne qu’elle étoit, parloit

De ces impressions
Que forment en naissant les belles Passions.

Il falloit à cette passion sacrifier toutes les autres. Un frere peut ceder un trône à son frere, c’est un effort de vertu ; mais céder une femme qu’on aime, quel crime ! C’est ne savoir pas aimer.

{p. 255} Un grand cœur cede un trône, & le cede avec gloire :
Cet effort de vertu couronne sa mémoire.
Mais lorsqu’un digne Objet a pu nous enflammer,
Qui le cede est un lâche, & ne sait pas aimer.

Il faut même que cet Amour soit victorieux de la respectable amitié qui a regné jusques-là entre ces deux Freres,

L’Amour, l’Amour doit vaincre, & la triste amitié
Ne doit être à tous deux qu’un Objet de pitié.

La femme qui mérite ce grand Sacrifice, est cependant une femme très-peu estimable, & l’on peut remarquer que dans les Tragédies de Corneille toutes ces femmes adorées par leurs Amans, sont par les qualités de leur ame, des femmes très-communes : ce n’est que par la beauté que Cleopatre captive César, & qu’Emilie a tout empire sur Cinna. Chimene, malgré tout le bruit de sa douleur, aime beaucoup moins son Pere que son Amant, & lorsque le Pere de Camille lui conseille d’étouffer sa tristesse, après la mort de son Amant, & de montrer du courage ; elle répond que l’Amour ne prend point de loix

De ces cruels tyrans
Qu’un Astre injurieux nous donne pour parens.

Elle ne connoît plus ni Pere ni Frere.

Dans les Piéces du successeur de Corneille, {p. 256}on ne trouve plus ces maximes ni ces exemples : l’Amour y est toujours soumis au devoir, ou malheureux & méprisable, quand il n’y est pas soumis. Monime & Xiphares savent aimer : mais quand ils voyent que pour leur malheur le Ciel a joint si tendrement

Deux cœurs que l’un pour l’autre il ne destinoit point,

aussi-tôt ils se disent un adieu éternel, & Monime n’ose se plaindre de son sort, puisqu’elle a dit à Mithridate, qu’elle n’aime point,

Et même de mon sort je ne pouvois me plaindre,
Puisqu’enfin aux dépens de mes vœux les plus doux,
Je faisois le bonheur d’un Heros tel que vous.

Toutes les femmes qui font soupirer pour elles un Heros, méritent leurs vœux par leurs excellentes qualités ; Andromaque, Junie, Iphigénie, Bérénice ; (je renvoye à ce que j’ai observé sur le caractere de Bérénice, Tom. 1. p. 542) Titus lui doit sa gloire dans les armes, & toutes sa vertus ; c’est-elle qui l’a rendu un Prince bienfaisant, elle fait le bonheur de sa vie : mais il ne s’agit plus de vivre, il faut regner : il la quitte, quand il est Empereur.

{p. 257}Voilà donc notre Tragédie devenue plus morale, & cependant, je suis forcé de l’avouer, plus dangereuse que celles où l’Amour donnoit de mauvais exemples. Et pourquoi ? Parce que dans celles-ci l’Amour parle son langage véritable, ce qui, malgré les intentions de l’Auteur, doit les rendre très-dangereuses, quand elles sont représentées par des personnes habiles à imiter la Nature. Elles ont aussi été cause que les Poëtes qui sont venus depuis, ont voulu faire parler l’Amour aussi tendrement & ne l’ont pas toujours fait aussi sagement : mais les fautes des successeurs, ne doivent pas être imputées à celui qui a été, comme je viens de le montrer, le Réformateur de notre galante Tragédie.

Il osa faire plus, il osa comme Euripide εκτραγῳδῆσαι, traiter l’Amour d’une maniere tragique, & peindre dans Phedre vertueuse toute l’horreur d’une passion criminelle.

Il est certain, dit M. Voltaire dans la Préface de son Oreste, que si ce grand homme avoit vecu, & s’il eut cultivé un talent qu’il ne devoit pas abandonner, il eût rendu au Théâtre son ancienne pureté. On le voit par son Athalie, l’Ouvrage le plus approchant de la perfection, qui soit jamais sorti de la main des hommes.

{p. 258}Il est certain qu’il n’eût plus songé à perfectionner la Tragédie, l’ayant entiérement abandonnée, sans les circonstances qui l’y ramenerent, & qui furent cause qu’en lui rendant toute sa pureté, il lui donna la plus grande majesté qu’elle puisse avoir.

M. Voltaire appelle Athalie, l’Ouvrage le plus approchant de la perfection qui soit jamais sorti de la main des Hommes. Il dit encore dans sa Lettre à M. Maffei, la France se glorifie d’Athalie, c’est le Chef-d’œuvre de notre Théâtre, c’est celui de la Poësie. Et M. Maffei dans sa réponse, avoue qu’elle est une très-belle Tragédie, bellissima Tragedia.

Ce que j’ai dit à la fin de mes Remarques de la maniere dont elle a été imitée dans un Oratorio, & de la fidelle traduction de l’Abbé Conti, & de celle qu’on annonce de l’Espagne, prouve une estime générale, & voici ce que Riccoboni en a dit après avoir examiné tous les Théâtres de l’Europe : Je donne à Athalie le pas sur toutes les Tragédies modernes. De quelque côté qu’on l’examine, on n’y trouve que beautés admirables…. C’est un Ouvrage parfait, qui mérite d’être à la tête de tous les Poëmes Dramatiques.

Soit que cet Ouvrage soit parfait, comme {p. 259}le dit Riccoboni, soit qu’il soit seulement, comme le dit M. de Voltaire, le plus approchant de la perfection, un consentement unanime me paroît le mettre à la tête de toutes les Tragédies modernes : il nous procure donc l’avantage d’établir sans contestation notre supériorité sur nos Voisins.

Nous met-il en droit de disputer la supériorité aux Grecs ? Nous permet-il du moins de nous croire leurs égaux, & pouvons nous dire sans nous tromper, comme Crescembeni quand il parle des Tragédies Italiennes, nous marchons de pair avec les Grecs ? Avant que de proposer cette question, examinons si Athalie a toutes les Parties qu’avoit la Tragédie Grecque, & que doit avoir, suivant Aristote, la Tragédie, pour avoir tout ce qui lui convient.

{p. 260}

CHAPITRE X.
Des six parties de la Tragédie, suivant Aristote. Examen de ces six parties dans Athalie. §

Dans le passage d’Aristote que j’ai rapporté page 81, ce Philosophe après avoir défini la Tragédie, la divise en six Parties : L’Action ou Fable, les Mœurs, les Sentimens, la Diction, la Décoration & le Chant.

Cette division n’a rien qui ne soit clair. La Tragédie, étant comme le dit Aristote, une imitation, non pas des Hommes, mais de leurs Actions, la premiere & la plus importante Partie de la Tragédie est l’Action. Comme toute action suppose des hommes qui agissent, & arrive souvent parce que ces hommes ont telles mœurs, telles inclinations, tels caracteres, ces Mœurs sont la seconde Partie : les hommes agissent parce qu’ils sont dans une telle disposition d’esprit, dans un tel sentiment. Leurs sentimens sont ainsi que leurs mœurs les principes de leurs actions, & en agissant ils expriment leurs sentimens : ce sont ces Sentimens {p. 261}exprimés par leurs paroles, qui font la troisieme Partie. Ils expriment leurs sentimens, dans un tel style, dans un tel arrangement de paroles : c’est la Diction. Voilà le Poëme : les deux autres Parties, la Décoration & la Musique, sont nécessaires à la Représentation du Poëme.

Mon dessein n’est pas de rechercher, comme un Commentateur d’Aristote, tout ce qu’on peut dire sur ces six Parties, je ne veux qu’examiner chacune séparément, dans Athalie.

§. I. L’Action ou Fable. §

L’Action est non seulement, suivant Aristote, ce qu’il y a de plus important dans la Tragédie, μέγιςον, le Principe αρχη & la fin τέλος, elle en est comme l’ame οἶον ψυχη, une Tragédie peut subsister sans Mœurs, & non pas sans Action.

L’Action, ou Fable, est le tissu, le contexte des affaires, la composition des choses : c’est par ce tissu, cette composition, par l’art de disposer sa Fable, que le Poëte est, suivant Aristote, plus Poëte, c’est-à-dire plus créateur, que par ses Vers. Quoique l’Action qu’il imite soit véritable, il n’est pas moins créateur {p. 262}& auteur de sa Fable, parce que l’œconomie avec laquelle il l’a disposée, est ce qui en établit la vraisemblance.

Cet Action doit être, une, grave, & entiere, faire un Tout parfait, & avoir une juste grandeur.

Cette grandeur n’est point determinée par un certain nombre d’Actes, terme inconnu à Aristote. Une Action ne cesse pas réguliérement quatre fois, pour recommencer quatre fois ; mais les Intermedes ont été établis pour la variété du Spectacle, le délassement des Spectateurs, & le repos des Acteurs.

Une Action grave d’où dépend une revolution dans un Etat, doit être Publique : il est vraisemblable qu’elle se passe devant des témoins qui s’y intéressent : de-là suivent nécessairement les deux autres Unités. Les témoins de l’Action en attendent la fin au même endroit où elle a commencé : ils ne s’en vont point, pour revenir, puisqu’ils en perdroient la suite : ainsi une Action ne doit durer qu’autant de tems qu’on y peut prêter attention, & j’ai remarqué dans les Tragédies que j’ai examinées, que ce tems est presque toujours le même que celui de la Représentation : c’est par condescendance qu’Aristote l’a étendu jusqu’à {p. 263}celui d’un tour de Soleil, c’est-à-dire environ douze heures.

Ce que j’ai dit jusqu’à présent, d’après Aristote, est absolument nécessaire à l’Action : ce qu’il va dire, n’est pas absolument nécessaire, mais contribue à la perfection de la Tragédie.

Elle est bien plus parfaite, quand l’Action qu’elle imite est implexe, quand elle a une Péripétie, ou une Reconnoissance, ou l’une & l’autre, & quand l’une & l’autre naît du Sujet. La plus heureuse Reconnoissance est celle qui cause la Péripétie. C’est par les Péripéties & les reconnoissances que la Tragédie ψυχαγωγεῖ, entraîne l’Ame où elle veut. C’est ce mot qu’Horace avoit en vue quand il comparoit un Poëte Tragique à un Magicien.

Meum qui pectus inaniter angit,
Irritat, mulcet, falsis terroribus implet
Ut magus, &c.

Comme dans Athalie la Reconnoissance cause la Péripétie, je vais rapporter fidélement ce qu’Aristote dit de plus important sur les Reconnoissances.

« Il y en a de plusieurs sortes. La premiere qui est la plus grossiere, & dont la plupart se servent faute d’invention, est celle qui se fait par les signes. Ces {p. 264}signes sont ou attachés au corps de la personne, comme les cicatrices, ou tout à fait extérieurs comme les colliers. On peut faire des cicatrices de bonnes & de médiocres Reconnoissances. Ulysse, par exemple, à la faveur de sa cicatrice est reconnu d’une façon par sa Nourrice, & d’une autre façon par ses Bergers. » [Il y a moins d’art dans cette derniere, où Ulysse découvre exprès sa cicatrice, pour vérifier son discours, au lieu que dans l’autre c’est sa Nourrice qui le reconnoît en la voyant. Il n’y a point de dessein dans cette Reconnoissance, il y a au contraire une surprise qui fait une Péripétie.] Celles-ci sont les meilleures.

« La plus belle des Reconnoissances est celle qui étant tirée du sein même de la chose, se forme peu à peu d’une suite vraisemblable des affaires, & excite la terreur ou l’admiration, comme celle qui se fait dans l’Œdipe de Sophocle & dans l’Iphigénie : car qu’y a-t-il de plus vraisemblable à Iphigénie que de vouloir faire tenir une Lettre dans son Pays ? Ces Reconnoissances ont cet avantage par dessus toutes les autres, qu’elles n’ont pas besoin de marques extérieures, & inventées par {p. 265}le Poëte, de colliers & d’autres sortes de signes. Les meilleures après celles-ci sont celles qui se font par raisonnement. [J’appliquerai ces Reflexions à la reconnoissance de Joas.] »

Aristote donne le premier rang à une Action qui finit par le malheur d’un homme qui n’est ni bon ni méchant, & qui s’est attiré son malheur par quelque faute : il ne met qu’au second rang celle dont la Catastrophe est heureuse pour les bons, & funeste aux méchans.

Comme les Sujets qui rassemblent toutes ces perfections sont rares, il reconnoît que les grands Sujets de la Tragédie ne se trouvent que dans le petit nombre de ces anciennes Familles, fameuses par leurs malheurs. Il est vrai que les Familles des Atrées, des Œdipes, des Agamemnons, sembloient faites pour fournir aux Poëtes des Sujets Tragiques.

Voilà les Principes d’Aristote sur l’Action ou la Fable. J’en vais faire l’application à celle d’Athalie.

L’Action est le rétablissement de Joas sur le Trône de ses Peres, usurpé par Athalie : & par cette raison, cette Piéce, comme le dit l’Auteur dans sa Préface, devroit être intitulée Joas.

Tout ce qui est dit dans l’Ecriture Sainte {p. 266}sur cet événement se borne à ceci. Dans la septiéme année, depuis que Joas arraché au couteau d’Athalie, étoit élevé dans le Temple, le Grand-Prêtre envoya chercher cinq Officiers commandans chacun cent hommes, leur fit reconnoître Joas, & les ayant engagés par secret au serment, les envoya dans tout le Pays donner ordre aux Levites, & aux Principaux de Juda, de se rendre à Jérusalem à un jour marqué. Quand ils s’y rendirent, il leur donna les armes de David, couronna Ioas, & fit crier vive le Roi. A ce bruit Athalie accourut, & voyant un Enfant sur le Trône, s’écria, ô trahison ! Le Grand-Prêtre la fit tuer hors du du Temple.

Voici comme le Poëte a conduit l’imitation de cette Action, c’est-à-dire, sa Fable.

Le Grand-Prêtre qui soutient sa Dignité par une foi intrépide, ne songe point à avoir recours aux Officiers ni aux Principaux de Juda, afin que dans ce grand événement, le doigt de Dieu se manifeste davantage. Il n’y veut employer que ses Prêtres & ses Levites dont il a redoublé le nombre, & sans leur apprendre quel Roi il leur doit donner, il leur a promis un successeur de David, & les a {p. 267}engagés par serment à lui être fidelles, lorsqu’ils le connoîtront,

Un serment solemnel par avance les lie
A ce fils de David qu’on doit leur révéler.

Ainsi jusqu’au moment de l’exécution, l’Action n’est préparée que par cette promesse, ce serment, & l’attention que le Grand-Prêtre a eu de redoubler le nombre des Levites :

Près de vous en secret rassemblé
Par vos soins-prévoyans leur nombre est redoublé.

Le jour choisi pour l’exécution est le jour d’une grande Fête, afin que le Temple soit rempli de fidelles Hebreux. Ce jour, un Officier prévient le lever du Soleil, va au Temple & entre chez le Grand-Prêtre. Le Grand-Prêtre, quoique témoin de son horreur pour Athalie, & de son zele pour le sang de ses Rois, s’il en étoit échappé quelque goutte, ne lui dit rien de son projet, & lui recommande de venir le retrouver dans quelques heures. Le Grand-Prêtre, seul avec son Epouse, se prépare à exécuter son projet, qui paroît devoir être déconcerté par l’arrivée imprévue d’Athalie, & par les soupçons que lui donne la vûe de Joas.

Si le Poëte n’eut fait entrer Athalie dans le Temple qu’au bruit du couronnement {p. 268}de Joas, comme le rapporte l’Ecriture Sainte, elle n’eût paru qu’une fois à la fin de la Piéce, & le Spectateur n’auroit pas conçu pour elle toute l’horreur qu’il doit avoir : il falloit trouver un moyen pour la faire auparavant paroître sur la Scene, ce qui n’étoit pas aisé, puisque le lieu de la Scene est dans le Temple : il a supposé que troublée par un songe, elle est sortie pour aller au Temple de Baal, & par une crainte superstitieuse pour le Dieu des Juifs qu’elle veut appaiser, elle est entrée dans son Temple. La ressemblance de Joas avec l’enfant qu’elle a vu en songe lui cause des soupçons. Mathan envoyé bientôt par elle, le vient demander de sa part à Josabet, qui allarmée songe à s’enfuir & à le cacher. Le Grand-Prêtre au contraire à cause du péril avance l’heure de l’exécution de son projet, sans attendre Abner. Il découvre à Joas ce qu’il est, appelle les Prêtres, leur montre leur Roi, & leur fait prêter serment de fidélité. On vient dans ce moment annoncer que la montagne sur laquelle ils sont, est environnée par l’Armée d’Athalie, & qu’Abner est en prison. Tout espérance paroît perdue, le Grand-Prêtre qui ne la perd jamais, se prépare à soutenir l’assaut, & lorsqu’il va {p. 269}partir avec le jeune Roi pour aller combattre, Abner envoyé par Athalie, vient lui offrir la paix à condition qu’on lui livrera l’Enfant & un Trésor dont on lui a donné connoissance. Le Grand-Prêtre ayant répondu que si elle veut venir, accompagnée seulement de ses principaux Officiers, elle trouvera un Trésor, renvoye Abner, sans lui découvrir encore son secret, & ordonne que si tôt qu’Athalie sera entrée dans le Temple, on aille annoncer au Peuple le nouveau Roi, au son des Trompettes. Athalie arrive, lui demande le Trésor qu’il a promis, il fait tirer le rideau qui couvroit Joas assis sur son Trône, & par les preuves qu’il donne à Athalie, la force à reconnoître que l’Enfant qu’elle voit est Joas. Elle ordonne à ses soldats de le tuer : les Levites qui sont en plus grand nombre le défendent, & environnent Athalie, qui attend le secours de son Armée ; mais on vient annoncer que son Armée a pris la fuite au nom de Joas ; que le peuple a brisé les portes du Temple de Baal, & égorgé Mathan. Les Levites entraînent Athalie hors du Temple, & la font mourir.

Cette Action, dont la premiere entrée d’Athalie dans le Temple forme le Nœud, est partagée, comme celles des Tragédies {p. 270}Grecques, en quatre intervalles, que remplissent quatre Chants du Chœur. Quoiqu’elle soit véritable, & que le Poëte n’y ajoute aucune circonstance considérable, il est créateur de son Sujet, par la maniere dont il a disposé les choses. Les incidens qui naissent les uns des autres, arrivent comme ils ont du arriver suivant la vraisemblance. Le Poëte n’employe qu’un petit nombre de Personnages, qui tous, excepté celui d’Abner, sont fournis par l’Ecriture Sainte. Mathan n’est point un Personnage épisodique. Prêtre du Dieu d’Athalie, il est aussi le Ministre & le Confident de cette Reine. Il ne paroît sur le Théâtre que parce qu’Athalie l’envoye chercher, & il n’y revient qu’envoyé par Athalie. Abner pourroit être regardé comme un Personnage Episodique. Comment, dira-t-on, peut-il contribuer à une Action dont il n’a jamais eu le secret ? Il y a une très-grande part sans le savoir. C’est lui qui dans la premiere Scene, ayant instruit Joad des fureurs d’Athalie dont il a été témoin, l’a animé à exécuter dés le jour même son grand projet ; c’est lui qui s’opposant aux conseils sanguinaires de Mathan, qui vouloit qu’Athalie s’assurât sur le champ de Joas, est cause que la fureur d’Athalie est suspendue pour quelques {p. 271}heures, & que par conséquent le Grand-Prêtre a le tems de faire reconnoître Joas.

Cette Action si grande est une, entiere, & compose un Tout parfait. Elle ne demande pas plus de tems que la durée de la Représentation, & elle se passe dans le même lieu, puisque le Chœur qui remplit les quatre intervalles, ne laisse jamais de vuide. Elle est complette, & la fin ne laisse rien à désirer, puisque Joas proclamé Roi par tout le Peuple, & délivré de ses ennemis, est paisible possesseur du Trône qui lui appartient. Les périls qu’il a courus ont tenu le Spectateur dans de continuelles allarmes : ainsi cette Piéce a pour ame les deux Passions essentielles à la Tragédie, la Crainte & la Pitié.

Le Dénouement arrive par une Reconnoissance qui cause une Péripétie, & la Reconnoissance comme la Péripétie, naît du Sujet. Voilà l’espece de Tragédie qui entraîne l’ame où elle veut, suivant le terme d’Aristote.

La Reconnoissance a toutes les qualités qu’il demande. Elle se fait par un signe extérieur qui cause la surprise, la marque du couteau, deux témoins qui ont vu donner le coup, Josabet & la Nourrice ont emporté l’Enfant, & ne l’ont jamais quitté ; un autre témoin du coup, {p. 272}celle qui l’a ordonné, le reconnoîtra avec surprise, en disant :

Je reconnois l’endroit où je le fis frapper.

Cette Reconnoissance qui est tirée du sein même de la chose, se forme peu à peu d’une suite vraisemblable ; [je repete les termes d’Aristote] le Grand-Prêtre a promis un Roi aux Levites : quand il le leur présente il leur en raconte l’Histoire.

Josabet dans son sein l’emporta tout sanglant.
Et n’ayant de son vol que moi seul pour complice,
Dans le Temple cacha l’Enfant & la Nourrice.

Ces Levites qui ont vu l’Enfant apporté & élevé dans le Temple, doivent sur ce qu’il est, croire deux Personnages aussi respectables pour eux que leur Grand-Prêtre & son Epouse. Et quand ils auroient quelque doute, ils sont entiérement convaincus, au moment qu’Athalie reconnoît la Nourrice,

Vois-tu cette Juive fidelle
Dont tu sais bien qu’alors il suçoit la mamelle,

Et la marque du couteau,

Reine, de ton poignard connois du moins les marques.

Lorsqu’Athalie est elle-même forcée de reconnoître celui dont elle occupe le Trône, {p. 273}celui qui reconnu son Roi, va la faire égorger : personne ne peut plus douter de la certitude d’une Reconnoissance qui produit la Catastrophe, Athalie perdant une autorité usurpée, & succombant sous l’autorité légitime.

A la vérité la Catastrophe est heureuse pour les bons, & funeste pour les méchans ; elle remet l’ame des Spectateurs dans la tranquillité : mais une Tragédie, peut, comme je l’ai dit, être parfaite, sans exciter la Terreur : & quand on ne mettroit celle-ci qu’au second rang, pour obéir à Aristote, on ne l’admirera pas moins.

On croiroit devoir trouver quelque ressemblance entre Heraclius & Athalie, parce qu’il s’agit dans ces Piéces de remettre sur un Trône usurpé, un Prince à qui ce Trône appartient, & ce Prince a été sauvé du carnage dans son enfance. Ces deux Piéces n’ont cependant aucune ressemblance entre elles, non seulement parce qu’il est bien différent de vouloir remettre sur le Trône un Prince en âge d’agir par lui-même, ou un Enfant de huit ans : mais parce que Corneille a conduit son Action d’une maniere si singuliere & si compliquée, que ceux qui l’ont lue plusieurs fois, & même l’ont vue représenter, ont encore {p. 274}de la peine à l’entendre, & qu’on se lasse à la fin,

D’un divertissement qui fait une fatigue.

Dans Heraclius, Sujet & Incidens, tout est de l’invention du génie fécond de Corneille, qui pour jetter de grands intérêts, a multiplié des incidens peu vraisemblables. Croira-t-on une mere capable de livrer son propre Fils à la mort, pour élever sous ce nom le fils de l’Empereur mort ? Est-il vrai-semblable que deux Princes se croyant toujours tous deux ce qu’ils ne sont pas, parce qu’ils ont été changés en Nourrice, s’aiment tendrement, lorsque leur naissance les oblige à se détester, & même à se perdre ? Ces choses ne sont pas impossibles ; mais on aime mieux le Merveilleux qui n’ait de la simplicité d’une Action, que celui que peut produire cet amas confus d’incidens extraordinaires. Peu de personnes connoissent Heraclius : & qui ne connoît pas Athalie ?

Il y a d’ailleurs de grands défauts dans Héraclius. Toute l’Action est conduite par un Personnage subalterne, qui n’intéresse point. C’est la Reconnoissance qui fait le Sujet, au lieu que la Reconnoissance doit naître du Sujet & causer la Péripétie. Dans Heraclius la Péripétie {p. 275}précede la Reconnoissance. La Péripétie est la mort de Phocas : les deux Princes ne sont reconnus qu’après cette mort, & comme alors ils n’ont plus à le craindre, qu’importe au Spectateur, qui des deux soit Héraclius ? Il me paroît donc que le Poëte qui s’est conformé aux Principes d’Aristote, & qui a conduit sa Piéce dans la simplicité des Tragédies Grecques, est celui qui a le mieux réussi.

§. II. Des Mœurs. §

Les Mœurs des hommes sont la cause de leurs Actions. La Tragédie est l’imitation d’une Action ; cette Action arrive ordinairement, parce que tels Personnages ont telles Mœurs, telles Inclinations, tels Caracteres : il faut donc qu’une Tragédie ait des Mœurs.

Ce que je dis ici, d’après Aristote, est si simple, qu’on ne voit pas d’abord la nécessité de le dire : & comme tout homme a des Mœurs, on peut demander s’il est possible qu’il y ait une Tragédie sans Mœurs.

Il y en a beaucoup parmi nous, & il y en eut parmi les Grecs après le tems de leurs grands Poëtes, puisqu’Aristote se plaint de ce que la plûpart des Tragédies {p. 276}de son tems étoient sans Mœurs. Il faut donc chercher ce qu’il a voulu dire.

Il compare ces Poëtes de son tems, qui faisoient des Tragédies sans Mœurs, à Zeuxis dont les Ouvrages ne portoient aucune idée des Mœurs, au lieu que tous les tableaux de Polignote faisoient connoître les Mœurs des personnes qu’ils représentoient. Cette comparaison nous fait entendre la pensée d’Aristote.

Un Peintre qui n’est que médiocrement habile, se contente de rendre fidellement les traits du visage de la personne qu’il peint ; un habile Peintre sait peindre le visage & l’ame. Dans un Tableau où seront ensemble Helene & Penelope, on distinguera du premier coup d’œil l’une de l’autre, si le Peintre est du nombre de ceux qui savent peindre les Mœurs.

Voilà ce que sait faire un grand Poëte. Les Mœurs, soit bonnes soit mauvaises de ses principaux Personnages, sont si marquées, & pour me servir d’un terme de Peinture dans notre Langue, si prononcées, qu’elles nous préparent à ce qui doit arriver : ce qui contribue à la vraisemblance de l’Action. On prévoit, en voyant Britannicus imprudent, & toujours prêt à donner dans les piéges {p. 277}qu’on lui tend, qu’il sera la victime d’un Frere dissimulé : on prévoit qu’Agrippine par ses plaintes continuelles va perdre le peu de crédit qui lui reste. Les choses arrivent comme on a prévu, parce qu’elles arrivent suivant les Mœurs des Personnages. Cette vraisemblance ne se trouve pas dans les Piéces où les Mœurs ne se trouvent pas marquées. C’est ainsi, ce me semble, qu’il faut entendre ce qu’Aristote dit des Mœurs, & je juge de sa pensée par ce qu’il dit dans un autre endroit sur Homere. Quelque Personnage qu’Homere amene, homme ou femme, tout Personnage parle suivant ses Mœurs & son Caractere : car tout a son caractere chez Homere. Il seroit aisé de faire voir que les Personnages de Corneille n’ont pas toujours un caractere marqué, & que dans les Piéces de son successeur tout a son caractere.

Le Poëte fait quelquefois connoître les Mœurs des Personnages avant qu’ils paroissent, par le rapport des autres. On sait, avant que de voir Pyrrhus, qu’il n’est jamais le maître de lui-même, & qu’il essuie les pleurs qu’il fait couler. Le caractere de Mithridate est si bien connu, avant qu’il arrive, que la nouvelle de son arrivée prépare à ce trouble qui va suivre ; {p. 278}mais le même Poëte a souvent l’art de faire connoître les Mœurs d’un Personnage, par les premieres paroles qu’il lui fait prononcer. Quand on entend Agrippine dire en parlant de son Fils,

Ah ! que de la Patrie il soit s’il veut le Pere, &c.

on est instruit qu’une femme de ce caractere s’embarrasse peu du bien public & de la vertu de son Fils, pourvu que ce Fils la laisse gouverner. A peine Achille est entré sur la Scene, qu’on connoît ses Mœurs par sa réponse à Ulysse, Dans les champs Phrygiens les effets feront foi, &c. & l’on juge qu’un Heros de ce caractere ne se laissera pas aisément enlever Iphigénie. Si-tôt qu’on entend parler Roxane, on ne doute point que Bajazet ne soit très-malheureux d’en être aimé, & qu’il ne lui en coute la vie, s’il manque de complaisance pour une femme de ce caractere.

Les premiers Vers d’Athalie nous font connoître les caracteres d’Athalie, de Mathan, & d’Abner ; & celui du Grand-Prêtre est connu par le premier Vers qu’il prononce. Abner lui vient annoncer des périls qui le menacent : Athalie médite sa perte ; il répond tranquillement à celui qui tremble pour lui,

D’où vous vient aujourd’hui ce noir pressentiment ?

{p. 279}Voilà un homme qui est intrépide, & qui à ce même Officier plein de foi, reproche son peu de foi, & lui fait une vive réprimande. On remarque dès le commencement quelque chose de dur, dans ce caractere que Mathan appelle de Joad l’inflexible rudesse, & Abner dira lui-même à ce Grand-Prêtre, votre austere vertu. Cette austérité de vertu ne se fait connoître que quand il s’agit de la cause de Dieu. Cet homme qui par devoir a entrepris un projet dont l’exécution paroît presque impossible, le conduit avec une si grande confiance, qu’on peut l’appeller,

Justum & tenacem propositi virum.

Il est si tranquille au milieu des plus grands périls, qu’on peut bien dire encore de lui,

Si fractus illabatur orbis,
Impavidum ferient ruinæ.

Cependant un tel caractere ne paroît point théatral : nous aimons à voir dans les Heros de Théâtre, dans Pyrrhus, dans Mithridate, &c. les troubles, les agitations, le choc des passions : voilà les objets que nous aimons, & qu’il est bien plus facile à un Poëte de nous présenter. J’en donne pour preuve la Reflexion de {p. 280}Platon que j’ai rapportée, page 67. Une ame ferme & paisible, étant toujours égale & uniforme, est très-difficile à représenter. Une telle peinture ne seroit pas assez vive pour frapper la multitude qui s’assemble dans les Théâtres, parce que ce seroit leur peindre une chose très-éloignée de leurs Mœurs : le Poëte Dramatique se sent peu de génie pour exprimer cette tranquillité d’ame. Cette Reflexion de Socrate est très-juste ; cependant je suppose que les Comédiens, un de ces jours destinés à donner au Peuple le Spectacle gratis, jour auquel ils ne donnent que des Comédies plaisantes, jour auquel je ne leur conseillerois pas de donner Britannicus, donnent Athalie, je suis presque certain que notre Peuple, (qui n’est pas celui d’Athenes) attaché à cette Piéce par bien des raisons, admireroit le Personnage du Grand-Prêtre, quoiqu’une seule fois exceptée (à la vûe de Mathan) il soit toujours tranquille. Il faut donc que le Poëte qui a su rendre théatral un pareil caractere, ait eu un génie très-rare : ce qui devroit faire changer de langage ceux qui ne savent que dire, le sublime Corneille & le tendre Racine, parce qu’ils n’ont étudié ni l’un ni l’autre.

Pourquoi ce Poëte né si tendre, & qu’on accuse d’a voir francisé les Heros de {p. 281}l’Antiquité, a-t-il mis un peu de dureté dans ce caractere ? parce qu’il étoit grand Imitateur. Quand il a fait parler d’Amour les Héros de l’Antiquité, il les a fait parler comme on parle d’Amour par tout, comme tous les Héros profanes en doivent parler. Mais n’étant pas capable de franciser, comme quelques Ecrivains, les Patriarches & les Prophetes ; quand il en met un sur la Scene, il lui donne ce zele contre les Pecheurs, que David exprime dans ses Pseaumes, ce zele avec lequel Isaïe, Elie, Jérémie parloient aux Rois infidelles.

Ce même Grand-Prêtre que rien ne peut troubler, qui parle quelquefois avec une espece de dureté à Abner, & à Josabet, & qui ne caresse jamais l’Enfant, se trouble pour lui, s’attendrit & pleure, quand il prévoit les dangers où il l’expose en le couronnant :

O mon Fils, de ce nom j’ose encore vous nommer,
Souffrez cette tendresse, & pardonnez aux larmes,
Que m’arrachent pour vous de trop justes allarmes, &c.

Il pleure sur lui, à cause de ces dangers très-éloignés, & ne pleure point sur ce même Enfant lorsqu’Athalie vient à main armée pour le lui arracher.

{p. 282}Un tel caractere dont le modele ne se trouve ni chez les Anciens, ni dans la Nature ordinaire, n’a pu être créé que par un homme né très-grand Poëte & très-honnête homme. Je crois aussi qu’on pourroit mettre sur sa tombe très modeste, ces Vers que Pope fit pour un Poëte qui ne fut pas comme tant d’autres Poëtes Anglois honoré d’un tombeau de marbre à Westminster : Ce que peu de ces marbres orgueilleux peuvent dire, cette pierre modeste le peut dire, sous moi gît un honnête homme, un Poëte que le Ciel a plus favorisé qu’un autre.

This modest stone, what few vain marbles can,
May truly say, Here lies an honest Man,
A Poet, blest beyond the Poet’s fate, &c.

On y pourroit ajouter quelques Vers de l’Epitaphe d’un autre Poëte, faite par le même Poëte, il étoit dans ses Mœurs agréable & doux ; par l’esprit Homme, par la simplicité Enfant : il vecut dans une médiocre fortune exemt de tentation, & parmi les Grands exemt de corruption.

Of Manners gentle, of affections mild
Un wit, à Man, simplicity, à Child …
Above Temptation, in à Low estate,
And incorrupted, ev’n among The Great.
{p. 283}

§. III. Des Sentimens. §

Aristote ne s’arrête point à cette troisiéme partie de la Tragédie, parce qu’il renvoye à ce qu’il a dit dans sa Rhétorique, des Sentimens, & il entend ici par le mot qu’il employe, la disposition de l’esprit où nous sommes, & que déclarent nos paroles.

Nous n’avouons pas toujours cette disposition d’esprit, principe de nos actions ; mais elle se manifeste par nos discours. Mithridate à son arrivée avoue la sienne à son Confident. Il a trouvé ses deux Fils à Nymphée : qu’y viennent-ils faire ?

L’un & l’autre à la Reine ont-ils osé prétendre ?

Cette inquiétude sera la cause de tout ce qu’il dira à ces deux Fils & à Monime, & la cause de ses malheurs.

Dans Athalie le Poëte oppose deux tableaux l’un à l’autre : les méchans & les bons. Ceux-ci au milieu des périls ont cette tranquillité que donne la vertu ; les autres dans la Grandeur & sur le Trône, ont l’ame toujours troublée & inquiete. Pourquoi Mathan conseille-t-il le meurtre d’un Enfant ? Pourquoi anime-t-il Athalie à mettre le feu au Temple ? parce qu’il espere,

{p. 284}A force d’attentats perdre tous ses remords.

On sait par Abner, qu’Athalie est pleine d’agitation,

La superbe Athalie
Dans un sombre chagrin paroît ensevelie.

Si-tôt qu’elle entre sur la Scene, elle tombe dans un siége en demandant

Cette paix qu’elle cherche, & qui la fuit toujours.

Le trouble de son ame paroît dans le récit qu’elle fait de son songe ; mais pourquoi commence-t-elle par le récit de ses prospérités, en disant

Le Ciel même apris soin de me justifier ?

C’est parce que sa conscience lui reproche tout ce qu’elle a fait, & par la même raison elle fait encore à Josabet un long détail des meurtres que la vengeance lui a fait ordonner, & à son récit plein de fureur, Josabet se contente de répondre,

Tout vous a réussi, que Dieu voye, & nous juge.

Cette même tranquillité étonne dans Joas : il doit frémir au nom d’Athalie, dont il n’a entendu parler qu’avec horreur. Cependant quand il est amené devant elle, il en approche sans crainte, & il répond à toutes ses demandes avec {p. 285}une fermeté proportionnée à son âge. Pline l. 35, parle d’un tableau de deux Enfans, où l’on admiroit la simplicité & la sécurité de l’âge, spectatur securitas & ætatis simplicitas. La Scene de Joas devant Athalie offre le même tableau. Quand ce même Enfant verra apporter en cérémonie l’épée de David, & croira qu’on va l’immoler, il sera tout prêt :

Hélas ! un Fils n’a rien qui ne soit à son Pere.

Le Grand-Prêtre qui donne ses conseils à cet Enfant, rassure les craintes de Josabet, ranime la foi d’Abner, excite le courage des Levites, les fait partir pour le combat, regle leurs places, prend une épée pour y aller aussi, est à tout, & malgré tous ses soins, tant de sujets de crainte, tant d’ordres à donner, conserve toujours une ame tranquille. Lui seul commence, conduit, & termine l’Action : il est presque toujours sur la Scene ; il n’y pouvoit être quand Joas paroît devant Athalie, elle n’auroit pas eu la liberté de l’interroger ; mais il écoutoit tout ce qu’elle disoit,

J’entendois tout & plaignois votre peine.
Ces Lévites & moi, prêts à vous secourir,
Nous étions avec vous résolus de périr.

Prêt à couronner Joas, il apprend la foiblesse {p. 286}de tout le Peuple que la crainte a dispersé ; il se contente d’en gémir,

Peuple lâche en effet & né pour l’esclavage
Hardi contre Dieu seul !

Et il ajoute tranquillement,

Poursuivons notre ouvrage.

Il ne voit plus pour le secourir que des Enfans & des Prêtres, il en remercie Dieu,

Voilà donc quels vengeurs s’arment pour ta querelle
Des Prêtres, des Enfans !

Quand on va ouvrir les portes du Temple à Athalie environnée de ses Soldats, voici le moment où il doit trembler : c’est celui de sa joie, il dit à Dieu,

Grand Dieu, voici ton heure, on t’amene ta proye.

Quand les portes s’ouvrent & qu’Athalie entre, il est surpris de voir pâlir Josabet, & il lui dit avec vivacité,

Vous changez de couleur, Princesse.

C’est ainsi qu’un Poëte chez qui ordinairement tout est Passion, a su inventer un Personnage toujours admirable par ses sentimens, sans être jamais dans la Passion. Il semble s’exposer à tout pour l’amour de {p. 287}Joas, & de la Race de David, & lui-même demande à Dieu, si Joas doit un jour être indigne de cette Race,

Qu’il soit comme le fruit en naissant arraché.

Il prend cet Enfant pour le mener au milieu des combattans, en lui disant,

Et périssez du moins en Roi, s’il faut périr.

Quand il le verroit périr, il ne seroit pas ébranlé, il est sur la montagne où Abraham mit sur un bûcher son Fils unique,

Laissant à Dieu le soin d’accomplir sa promesse.

Telle est la disposition de son esprit : faire ce qu’il doit, laisser à Dieu le soin du reste.

Uniquement occupé de son grand dessein, il ne parle jamais à son Fils, ni à sa Fille, il voit arriver son Fils, il sort sans lui dire de le suivre : mais aussitôt Josabet dit à ce Fils avec empressement,

Allez, ne vous arrêtez pas,
De votre auguste Pere accompagnez les pas.

Elle l’appelle Auguste, & elle n’est jamais devant lui comme avec son mari, mais comme devant un Grand-Prêtre, que par respect elle n’ose interroger. Elle est pleine de piété & de timidité : elle craint {p. 288}même de voir Joas, de peur que son trouble ne revéle le secret.

Autant que je le puis j’évite sa présence.

Quand il est demandé de la part d’Athalie, elle le croit perdu :

Ah ! de nos bras sans doute elle vient l’arracher.

Quand elle lui essaye le Diadème, elle s’attendrit & pleure : lorsqu’elle apprend qu’Athalie vient avec son Armée, sa foi s’affoiblit, & dans sa frayeur il lui échappe de dire,

Dieu ne se souvient plus de David notre Pere.

Et elle essuie aussi-tôt cette vive réprimande,

Quoi ! ne craignez-vous pas d’attirer sa colere
Sur vous, & sur ce Roi si cher à votre Amour ?

N’est-il pas également cher à lui-même ? Sans doute : mais Joad ne craint rien. Quel contraste entre ces deux caracteres ! L’un toujours intrépide, & un peu dur, l’autre toujours tendre & timide.

§. IV. De la Diction. §

Comme l’harmonie d’un discours contribue beaucoup à nous y rendre attentifs, Aristote veut que l’imitation d’une {p. 289}Action soit faite dans un stile très-agréable à l’oreille, & cependant il ne met la Diction qu’à la quatriéme place. Le Poëte le plus parfait de tous nos versificateurs, pensoit de même, puisqu’il disoit que sa Tragédie étoit faite, lorsqu’ayant, après de longues méditations, arrêté la conduite de l’Action, les caracteres, & les discours qu’il devoit faire tenir à ses Personnages, il ne lui restoit plus à faire que les Vers.

On pourroit dire que cette quatriéme Partie n’est pas essentielle, puisque nous avons quelques Tragédies dont la Versification est très-médiocre, & qui firent dans leur naissance une fortune, qu’elle n’ont pas perdue, comme Andronic, Alcibiade, Penelope, Inès de Castro, &c. & puisqu’enfin ce Thomas Morus, qui couta, dit-on, la vie à quatre ou cinq Portiers de la Comédie, & où l’on suoit au mois de Décembre, étoit une Tragédie en Prose. Un Spectateur quand il est en larmes n’examine point si les Vers qui le font pleurer sont harmonieux ou bien rimés, ni même si l’on parle en Vers, & la Poësie Dramatique n’est faite que pour être représentée.

Voilà ce qu’on pourroit dire pour prouver que la Partie de la Versification n’est {p. 290}pas essentielle à la Tragédie, à quoi l’on peut répondre que jamais Piéce bien versifiée n’est tombée dans l’oubli, & que jamais la voix publique n’a mis au nombre des bonnes Piéces, celles qui n’ont point de Lecteurs.

J’avoue que le Poëme Dramatique est fait pour être représenté, & je soutiens en même tems qu’il n’est jamais bon, quand il ne se fait pas lire. Il ne peut être bon, qu’il ne soit composé par un homme que Melpomene,

Nascentem placido lumine viderit.

Si l’Auteur est un de ces hommes heureux & si rares, il ne pechera jamais contre la quatriéme Partie de son Poëme, qui est pour lui la plus facile ; s’il n’a pas la force de la bien exécuter, il n’a point de génie, il n’est point Poëte, & il est certain qu’il n’a pas bien exécuté les trois autres Parties, qui sont plus difficiles. Le Spectateur emporté par la Représentation rapide d’une Action touchante, ne s’en apperçoit pas ; mais le Lecteur qui juge avec tranquillité, & que des Vers médiocres rendent encore plus tranquille, parce qu’ils le refroidissent, s’apperçoit des défauts des autres Parties, méprise la Piéce, & ne la reprend pas pour {p. 291}la lire ; cependant lui-même, s’il retourne à la Représentation, y sera peut être encore ému, ce qui ne prouve pas que l’Ouvrage soit celui d’un bon. Poëte ; mais seulement que l’Action est touchante, & que l’extrême sensibilité que la Nature a mise en nous, va quelquefois jusqu’à la puérilité.

Le Peuple, comme je l’ai dit ailleurs, pleure sur un Scélérat conduit au supplice, quand ce Scélérat témoigne son repentir par ses pleurs, parce que flentibus adsunt humani vultus. C’est ce que prouve l’étonnant succès d’une Tragédie Angloise, toute en Prose, & si peu annoblie par ses Personnages, qu’elle est intitulée Tragédie Bourgeoise. Nulle vraisemblance n’y est observée ; George Barnewel, garçon Marchand, très vertueux, & n’ayant nulle Passion, rencontre par hasard une Coquette qui le rendant tout-à-coup amoureux, le rend traître, voleur, & assassin de son Bienfaiteur. Il est pris par la Justice, condamné à mort, & conduit à la potence. Les regrets de ce Scélérat paroissent si touchans, que cette Piéce eut dit-on, à Londres 38 Représentations de suite. On peut bien dire qu’alors tous les Spectateurs étoient Peuple, ce qui arrive aussi parmi nous.

{p. 292}Baron racontoit que jouant dans une très-mauvaise Piéce qu’il faisoit valoir, (gloire dont il s’est vanté souvent) il faisoit pleurer en prononçant ce très-mauvais Vers,

Cependant, cependant, Seigneur, mon fils est mort.

Par la passion avec laquelle il le prononçoit, cette répétition ridicule de cependant, contribuoit à attendrir l’Auditeur. Combien de fois le lieu où nos Tragédies sont représentées, a-t-il été arrosé de larmes ! & cependant où se réduit le nombre de nos excellentes Tragédies ?

Un Grand homme n’excelle pas toujours également dans toutes les Parties de son Art ; mais il les exécute toutes bien & sur tout la plus facile. Soyons donc persuadés que ces Tragédies qui sont mauvaises dans la Partie de la Versification, ne sont jamais bien bonnes dans les autres Parties. Elles ne sont jamais non plus comptées par la voix publique, parmi les bonnes : mais le Spectateur, quand même il est instruit de leurs défauts, les leur pardonne, en faveur du plaisir qu’elles lui causent quelquefois dans la chaleur de la Représentation.

Dans un Spectacle fait pour enchanter les hommes, l’harmonie du discours doit {p. 293}enchanter leurs oreilles, ainsi celle de la Prose ne peut suffire. Les Modernes ont permis (mal à propos peut-être) à la Comédie, parce qu’elle imite des Actions ordinaires, de parler le langage ordinaire : mais la Tragédie, si elle parloit ce langage, n’auroit plus de Grandeur.

Comment, dira-t-on, la Versification ne détruit-elle pas la vraisemblance de l’Action ? des hommes emportés par les Passions, peuvent-ils en parlant compter leurs syllabes, & les placer dans l’ordre que demande une certaine mesure ?

Il est vrai qu’ils comptent leurs syllabes, qu’en les arrangeant ils observent une certaine mesure, & que dans cet arrangement de syllabes comptées, se trouvent des repos & des rimes : cependant quand un bon Poëte les fait parler, leur langage est si naturel, qu’on n’y sent ni contrainte, ni artifice, quoique ce soit cet artifice qui produise le plaisir de l’oreille. C’est ce qu’on éprouve lorsqu’on a rompu la mesure des Vers. On a quelque peine à la rompre quand les Vers sont écrits dans un stile naturel, comme je l’ai observé sur les premiers Vers de Mithridate : je vais essayer de rompre celle d’un morceau poëtique de la premiere Scene d’Athalie.

{p. 294}« L’impie Achab détruit, & le champ qu’il avoit usurpé par le meurtre, trempé de son sang. Jesabel immolée près de ce champ fatal ; cette Peine foulée sous les pieds des chevaux, les chiens désaltérés dans son sang inhumain, & les membres de son corps hideux, déchirés. La troupe des Prophetes menteurs confondue, & la flâme du Ciel descendue sur l’Autel. Elie parlant en souverain aux Elémens ; les Cieux fermés par lui, & devenus d’airain, & la terre trois ans sans rosée & sans pluie ; à la voix d’Elisée les morts se ranimans. »

Aucun mot n’est changé, l’ordre seul est changé, & l’oreille est contente d’une Prose noble : que les mêmes mots soient remis dans l’ordre de la Versification, une harmonie bien plus agréable contente l’oreille,

L’impie Achab détruit, & de son sang trempé
Le champ que par le meurtre il avoit usurpé :
Près de ce champ fatal, &c.

J’ai choisi ce morceau pour exemple, parce que contenant une énumération de miracles, il doit être plus poëtique qu’un autre. Il est très-poëtique, & n’a point cependant la pompe du récit de la mort {p. 295}d’Hippolyte, & de plusieurs autres morceaux de la Tragédie de Phedre, parce que le Poëte attentif en tout à la vraisemblance, conforme son stile à ses Sujets, ce qui fait que ses Tragédies ont toutes une Versification différente, au lieu que la Versification de Corneille, si j’ose le dire, est toujours la même, toujours pareille tournure de Vers.

La versification d’Andromaque n’est pas celle de Britannicus, celle de Bérénice, n’est ni celle d’Andromaque, ni celle de Mithridrate. Celle d’Iphigénie n’est point celle de Phedre, & celle de Phedre, la plus pompeuse de toutes, n’est pas celle d’Athalie, quoiqu’Athalie soit le plus grand Sujet qu’il ait traité. Mais s’il l’eut traité dans ce stile tout poëtique de Phedre, il y eût répandu un air profane, au lieu qu’il a voulu traiter un Sujet tiré des Livres sacrés, dans leur stile simple & sublime.

L’Abbé du Bos, Tom. 2. Sect. 39. prétend qu’il ne paroît plus grand dans Athalie que dans ses autres Tragédies, que parce que son Sujet l’a autorisé à orner ses Vers des figures les plus hardies, & des images les plus pompeuses de l’Ecriture Sainte. On a écouté, dit-il, avec respect le stile Oriental, dans la bouche des Personnages {p. 296}d’Athalie, & ce stile a charmé. Comment peut penser ainsi un homme qui s’établit juge de la Poësie ? Je ne trouve le stile Oriental dans aucun endroit d’Athalie. Il y a quelques figures dans la Prophétie, mais ces figures n’ont rien de trop hardi, tout le reste est dans un stile très-opposé à ce que nous appellons le stile Oriental. On est même surpris d’entendre un Enfant parler avec simplicité de choses quelquefois fort grandes, sans jamais prononcer ni un Vers foible, ni un Vers poëtique ; les Vers les plus pompeux de Phedre ont peut-être couté moins de peine à l’Auteur. Joas parle souvent de Dieu, & ne le nomme jamais l’Eternel, comme il est nommé par Abner dans le premier Vers de sa Piéce : ce stile n’eût pas été celui d’un Enfant. Le Grand-Prêtre sait aussi quand il parle à Joas, se proportionner à la portée d’un Enfant, & on a le même plaisir quand on l’entend rabaisser devant lui la majesté de son langage, que quand on le voit se prosterner à ses pieds.

Dans le récit des miracles que je viens de rapporter, les expressions pompeuses pouvoient trouver place, elles sont toutes fort simples. On n’entend jamais dire dans cette Piéce comme dans Phedre, que les ombres ont trois fois obscurci les {p. 297}Cieux, que le Soleil a trois fois chassé la nuit obscure. Josabet dit en termes très-simples,

J’ai cru devoir aux larmes, aux prieres
Consacrer ces trois jours & ces trois nuits entiéres.

Est-ce là un stile Oriental ?

Telles sont les critiques de l’Abbé du Bos.

§. V. La Décoration. §

Un spectacle inventé pour attirer les Hommes par toutes sortes de charmes, doit émouvoir le cœur par l’Action, plaire à l’esprit par la peinture des Caracteres & des Sentimens, enchanter les oreilles par l’harmonie du Discours, & attacher les yeux par l’appareil de la Représentation.

Je ne parle point de ces ornemens du lieu de la Scene qui coutoient des sommes si considérables aux Grecs & aux Romains, & au Cardinal de Richelieu : les Piéces médiocres ne méritent pas ces dépenses, & les bonnes n’en ont pas besoin ; mais un appareil théatral, quand il est nécessaire à la Représentation, cause quelquefois un Spectacle agréable, & donne de la dignité à la Piéce, comme dans Athalie : on voit entrer un Enfant, escorté d’une nombreuse compagnie, un Enfant {p. 298}qui s’approche d’une Reine qui l’attend, & qui attire sur lui tous les regards, parce qu’il est le grand Personnage de cette Scene ; dans la suite on voit apporter en cérémonie un bandeau Royal qu’on pose sur une table, avec l’épée de David, & le Livre de la Loi, on voit seul avec un Enfant un homme respectable par son âge, sa dignité, ses vêtemens, & tout à coup ce Vieillard vénérable est aux pieds de cet Enfant. Les Levites entrent, & le serment est prêté en posant la main sur le Livre de la Loi. Lorsqu’au dernier Acte le rideau se tire, l’Enfant paroît sur un Trône auprès de sa Nourrice : Josabet, son Fils, & ses Filles sont au pied du Trône, les Levites les armes à la main l’environnent, tout cet appareil a quelque chose de majestueux, qui fait plaisir à un Spectateur, & cette raison me persuade encore ce que j’ai avancé plus haut, que si cette Piéce étoit représentée gratis devant notre Populace, comme les Tragédies Grecques devant celle d’Athenes, elle y seroit attentive, & peut-être très-émue, sans songer à l’harmonie du langage, qui n’auroit rien que de très-intelligible pour elle, malgré ce qu’on nomme la contrainte des Vers.

{p. 299}

§. VI. La Musique. Les Chœurs. §

La Musique est admirablement unie à une Tragédie quand elle ne s’y fait entendre que dans des intermédes, qui liés avec l’Action, délassent un Spectateur par une aimable variété, il prête son attention à ce nouveau plaisir, sans que l’Action lui paroisse suspendue. Il a été si naturel d’unir ainsi la Musique aux Tragédies, que celles des Yncas, comme je l’ai dit, avoient toutes des intermedes. On ne songea point à rendre cet ornement à la Moderne Tragédie, ce qui fait dire au P. Saverio qu’elle n’est que l’ombre de l’Ancienne, & qu’elle a perdu la moitié de sa vraisemblance, parce que les Poëtes pour remplir cinq Actes, sont obligés de dire bien des choses inutiles : c’est pourquoi il loue beaucoup l’Auteur d’Athalie d’avoir su ramener les Chœurs.

Je ne repeterai point ce que j’ai dit de ceux des Grecs. Il est aisé de comprendre la beauté qu’ils ajoutent à un Sujet quand ils y sont naturellement amenés, comme dans l’Œdippe dont l’Action se passe près d’un Autel, dans le tems d’une affliction publique, qui engage le Peuple à implorer, par des Cantiques, la clémence du Ciel. Les Chœurs d’Athalie {p. 300}sont amenés encore plus naturellement, ou plutôt le Poëte ne les amene point, il les trouve au lieu de la Scene, dans un Temple toujours rempli de Musiciens & de Musiciennes ; l’Action se passe le jour d’une grande Fête destinée à des Cantiques, & le premier Cantique de cette Piéce a rapport à cette Fête. La fille de Josabet qui quelquefois fait partie du Chœur, & quelquefois parle en son nom, en est le Coriphée : ainsi cette Tragédie est dans toutes ses Parties, la Danse seule exceptée, dans la forme de celle des Grecs.

L’Auteur à leur exemple a soin, autant qu’il est possible, de ne faire chanter que des choses propres à être chantées, des prieres, des vérités morales, des réflexions. Dans les Scenes des Chœurs, il fait observer ce qui doit être chanté, & ce qui doit être recité. Dans l’Interméde du quatriéme Acte quand les Levites partent pour le combat, les Filles pour les animer, chantent,

Partez, enfans d’Aaron, partez, &c.

Ensuite elles adressent leurs prieres à Dieu : mais quand elles sont effrayées du bruit qu’elles entendent, ce n’est plus en chantant, qu’elles disent, comme l’Auteur le fait observer ;

{p. 301}Cheres sœurs, n’entendez-vous pas
Des cruels Tyriens la trompette qui sonne ?
J’entens même les cris des barbares soldats,
Et d’horreur j’en frissonne.
Courons, fuions, &c.

Si elles chantoient ces paroles, je frissonne, courons, fuyons, la Musique seroit mal placée. Ce n’est que dans nos Opéra que nous mettons un combat en Musique,

Courage, courage, courage …
A moi, compagnons, à moi …
Au secours, au secours, au secours …
Ah ! je me meurs ! Ah ! je me meurs …
Je suis ton prisonnier.
Quartier, quartier, quartier.

On ne peut faire chanter avec vraisemblance que les personnes qui sont dans une situation tranquille : l’employ du Chœur chez les Grecs étoit d’invoquer les Dieux, de donner des avis, & d’être conciliateur, & concilietur amicis, ceux qui font cet office, sont dans une situation tranquille. Les Passions violentes ne nous font point chanter. Si après que Berenice a dit à Titus,

Adieu, Seigneur, regnez, je ne vous verrai plus,

tous deux chantoient,

Hélas ! Une chaîne si belle
Devoit être éternelle,

le Spectacle au lieu de nous faire pleurer {p. 302}nous feroit rire : dans la tristesse on ne chante pas. Quand on ordonne aux Compagnes d’Esther de chanter, elles se disent entre elles,

Cheres sœurs, suspendez la douleur qui vous presse,
Chantons, on nous l’ordonne.

Dans la douleur où se trouvoit Calipso, dit M. de Cambrai en commençant son Telemaque, sa grotte ne résonnoit plus de son chant. C’est en Poëte, & non pas en Physicien que Virgile fait pousser une plainte harmonieuse, miserabile carmen, au rossignol à qui on vient d’enlever ses petits. La Nature n’invite ni les oiseaux ni les hommes à chanter leurs malheurs ; elle leur fait seulement pousser ces exclamations si frequentes dans les chœurs des Anciens, des soupirs, des gémissemens, & pour me servir du terme dont les Prophétes font si souvent usage, des hurlemens. Il y a dans nos Lamentations une espece de mélodie : nous la remarquons, dit Quintilien, lorsqu’aux funérailles nous entendons gémir les Femmes. Viduas videas in ipsis funeribus, canoro quodam modo proclamantes. C’est cette mélodie que tache d’imiter le Musicien qui compose un Air triste : s’il est bien composé, nous le chantons avec plaisir, en goûtant l’imitation de la tristesse, mais {p. 303}un homme plongé dans une douleur véritable ne le chanteroit pas, & même ne voudroit pas l’entendre chanter.

C’est par cette raison que les Tragédies Grecques ne finissent jamais par des chants, mais par une Réflexion morale. On ne chante point après la Catastrophe. Il n’en est pas de même des Comédies ; celle des Oiseaux dans Aristophane finit par des chants, & celle des Guepes par ces paroles du Chœur, retirons-nous en dansant : ce qui n’arrive jamais à un chœur Tragique. On comprend tout d’un coup d’où vient cette différence. L’objet de la Comédie est d’inspirer la joye : l’objet de la Tragédie est d’inspirer la tristesse, & l’on ne remporte pas la tristesse d’un Spectacle qui finit par des danses & des chants. La Musique y peut être associée lorsque pendant la durée de l’Action elle est placée avec vraisemblance dans des intermédes : mais quand l’Action est finie, le Spectateur qui doit sortir tout rempli de la Catastrophe, ne doit point être dissipé par des chants. Il s’en suit de là, qu’à Athenes même, c’est-à-dire chez un Peuple tout Musicien, notre Opera eût paru un Spectacle ridicule : c’est ce qui m’engage à une Digression d’autant plus nécessaire qu’elle me servira dans la suite, {p. 304}à prouver que la Déclamation Théâtrale des Anciens n’étoit pas un chant.

Digression sur les Poëmes Dramatiques en Musique.

Après ce que je viens de dire sur la Musique ajoutée à la Tragédie ; & après avoir établi dans tout ce que j’ai dit jusqu’à présent sur la Poësie Dramatique, qu’elle a deux objets, ou de faire pleurer ou de faire rire, dans quelle espece mettrai-je une Poësie qui aidée de la Musique, ne produit aucun de ces effets ? Le lieu destiné à ses Représentations, ne fut jamais arrosé de larmes, quoiqu’on y traite des Sujets fort Tragiques. Ils y sont à la vérité, ordinairement traités d’une maniere fort peu vraisemblable, & d’ailleurs le Poëte, dans des Scenes faites pour être chantées, ne peut donner aux Passions toute l’étendue dont elles ont quelquefois besoin. Mais je suppose une Scene parfaitement composée de sa part, & je prends pour exemple, une Scene admirable d’Esther, que le Poëte a été obligé de sacrifier à la Musique. Elle est toute de douleur, & il faut observer qu’elle n’est pas contre la vraisemblance, parce que ces jeunes Filles déplorant leur malheur {p. 305}présent, par des passages des Pseaumes, faits sur la prise de Jerusalem, ne sont pas censées composer sur le champ ce qu’elles chantent, mais s’appliquer des Cantiques, qu’elles savent depuis longtems. C’est pourquoi lorsqu’elles paroissent pour la premiere fois sur le Théâtre, Esther leur dit,

Mes Filles, chantez-nous quelqu’un de ces Cantiques,
Où vos voix si souvent se mêlant à mes pleurs,
De la triste Sion celebrent les malheurs.

A la nouvelle que tout le Peuple Juif sera égorgé dans dix jours, elles s’écrient,

Pleurons & gémissons, mes fidelles compagnes….
Levons les yeux vers les saintes montagnes ….

Elles arrachent leurs parures en disant,

Arrachons, déchirons tous ces vains ornemens.

Elles font la description d’un carnage pareil à celui qui fut fait à la prise de Jerusalem,

Quel carnage de toutes parts !
On égorge à la fois les Enfans, les Vieillards,
Et la Sœur, & le Frere,
Et la Fille, & la Mere, &c.

Cette peinture terrible est suivie de la plainte tendre d’une Fille de dix ans, qui se croyant dans le carnage, éléve ainsi sa voix,

  Hélas ! si jeune encore,
Par quel crime ai-je pu mériter mon malheur !
Ma vie à peine a commencé d’éclore,
{p. 306}Je tomberai comme une fleur
Qui n’a vu qu’une Aurore.

Que cette plainte si touchante, soit déclamée avec des tons aussi naturels que le sont les Vers, que toute la Scene soit déclamée par d’excellentes Actrices, quel Spectateur retiendra ses larmes ? En versera-t-il, quand il l’entendra chanter, quelque excellente que la Musique puisse être ?

Et comment celui qui chante, me feroit-il pleurer ? il ne pleure jamais lui-même. Quintilien dit qu’il a vu des Comédiens, sortir du Théâtre, pleurer encore en déposant leurs masques. Vit-on jamais un Acteur de l’Opera, entrer ainsi dans la Passion ? Et s’il y entroit de même, pourroit-il chanter ? Il songe moins aux paroles qu’il chante, qu’aux modulations de sa voix, qui ne sort de sa bouche qu’avec une contrainte qu’elle n’auroit pas, si la Nature seule, agitée par la Passion, la faisoit sortir : c’est ce qui fait que la voix d’un homme qui chante va toujours en s’abaissant, si elle n’est soutenue par un instrument, au lieu que dans une conversation animée, notre voix va toujours en s’élevant.

J’ai prouvé plus haut que la douleur ne nous fait jamais chanter, c’est ce que {p. 307}je puis prouver encore par l’Opera même, par Quinaut lui-même qui avoue la même chose quand il fait dire après la mort d’Alceste :

Que notre zele se partage,
Que les uns par leurs chants célébrent son courage,
Que d’autres par leurs cris déplorent ses malheurs.

Ce sont ces cris, ces αῖ, αῖ des Anciens qui conviennent à la douleur : mais lorsqu’Admette qui est tombé évanoui, revient de son évanouissement pour chanter,

Croyez-vous que je puisse vivre ?
Laissez-moi courir au trépas,

il n’a point envie d’y courir, puisqu’il chante. Sans être dans une grande douleur, sitôt qu’on n’a pas l’esprit tranquille, on n’aime ni le chant ni la danse, ce que je prouve encore par l’Opera même. Les Plaisirs en personne viennent chanter & danser devant Renaud, & l’ennuient, il les renvoye, parce que quand Armide est absente, tout l’ennuie, tout augmente sa peine.

Puisque dans la douleur, & dans le trouble des Passions on ne veut ni chanter ni entendre chanter, pourquoi s’est-on imaginé que la Tragédie, consacrée à la douleur, & au trouble des plus grandes {p. 308}Passions, pouvoit être mise toute entiere en Musique ?

La Musique, dira-t-on, étant une imitation de la Nature, comme la Déclamation, doit produire sur nous le même effet.

Je répons que la Déclamation est la premiere imitation des tons de la Nature, au lieu que la Musique est l’imitation des tons de la Déclamation. L’habile Musicien quand il met des paroles en chant, cherche les tons que prendroit un habile Déclamateur, & y ajoute ses Modulations. La Musique est donc une imitation plus éloignée de la Nature, que la Déclamation. Elle n’est que la copie d’une copie, ainsi elle affoiblit l’expression ; aussi n’est-elle jamais si pathétique que quand elle est simple, parce qu’alors elle se rapproche de plus près de la Nature.

Ce qui prouve que ce que j’avance est l’insensibilité de plusieurs personnes pour la Musique. Les Peuples du Nord en comparaison de ceux de l’Orient, y sont insensibles, & nous trouvons souvent parmi nous des hommes qu’elle ne touche point. Malherbe qui avoit une oreille si délicate pour l’harmonie des Vers, n’avoit aucune oreille pour la Musique. Boileau étoit de même, mais personne n’est insensible {p. 309}à une Déclamation, conforme aux tons de la Nature. Le véritable Orateur, se fera écouter même chez les Sauvages, & les attendrira jusqu’à les faire pleurer.

On me dira encore que la Musique inspire la joye, la tristesse & le courage, & qu’on s’en sert pour animer les Soldats. Je réponds qu’elle agit sur nous par les vibrations de l’air agité suivant une certaine mesure : elle produit ses effets, par des instrumens, & elle les produit encore mieux par la voix Humaine, dont les sons nous frappent plus agréablement que tous ceux des instrumens de Musique. C’est le son de la voix que nous entendons qui nous fait impression, & non les paroles chantées dont nous perdons souvent une partie. C’est pour cela qu’il faut que la voix sorte par un bel organe ; les mêmes paroles chantées avec la même justesse, les mêmes Modulations, ne nous feront pas la même impression, si les oreilles ne sont pas frappées d’un si beau son, au lieu que nous n’exigeons pas le bel organe du Déclamateur ; la voix d’Antoine que Cicéron trouvoit si propre à émouvoir, étoit, dit Quintilien, une voix rauque, & l’Auteur d’Athalie a possédé plus que personne, le talent de la Déclamation, quoique la Nature ne lui eût {p. 310}pas donné une belle voix, & qu’il fût incapable de chanter un seul air avec justesse ; il ne savoit pas prendre les tons du Musicien, & en déclamant il prenoit toujours ceux de la Nature.

Dans ce que je viens dire sur la différente impression que font sur nous la Musique & la Déclamation, je puis me tromper ; mais si tout le monde n’est pas de mon avis, je crois être de l’avis de tout le monde, lorsque je regarde un Opera comme un Poëme d’une espece bizarre, qui n’a de commun avec la Tragédie que le titre qu’on lui donne, comme un Ouvrage contraire au bon sens, comme un Spectacle, qui sans occuper l’esprit enchante tous les sens & ennuie à la fin. Je ne sais, dit la Bruyere, comment l’Opera avec une Musique si parfaite & une dépense toute Royale a pu réussir à m’ennuyer. Il pouvoit ajouter. Avec une grande Action conduite par Quinaut, aussi bien que le peut être une Action dans un Poëme de cette Nature, pourquoi le Poëte & le Musicien m’ont-ils tous deux ennuyé ?

On peut en croire encore un homme qui n’étoit ennemi ni de la Poësie, ni de la Musique, ni de la Volupté. S. Evremond qui voyoit représenter les Chefs-d’œuvres de Quinaut & de Lully, déclare {p. 311}qu’à la Représentation d’un Opera il tombe toujours en langueur, & que le seul plaisir qui lui reste, est l’espérance de le voir bientôt finir. Pour rendre ce Spectacle moins ennuyeux, nous l’avons embelli, par les Décorations, les Machines, les Danses : nous y faisons descendre du Ciel, sortir des Mers ou des Enfers toutes les Divinités fabuleuses, qui ont paru plus souvent parmi nous que sur le Théâtre d’Athenes ; mais comme dit S. Evremond, une Sottise chargée de Musique, de Danses, de Machines, de Décorations, sottise magnifique, est toujours sottise. Il ajoute, que les Grecs faisoient de belles Tragédies où ils chantoient quelque chose, au lieu que les Italiens & les François en font de méchantes où ils chantent tout. Enfin il définit un Opera, un travail bizarre de Poësie & de Musique, où le Poëte & le Musicien, également gênés l’un par l’autre, se donnent bien de la peine à faire un méchant ouvrage. Pour qu’il fût encore plus mauvais, entre les deux Ouvriers qui y travaillent, la principale autorité est donnée à celui qui devroit obéir. Saint Evremond n’exempte de cette obéissance aux Poëtes, que Lully, parce que, dit-il, ce Musicien connoît mieux les Passions & va plus avant dans le cœur des hommes que les Auteurs. {p. 312}Quel éloge de Lully dans ce seul mot !

Saint Evremond écrivoit ainsi contre l’Opera, Spectacle que nous avons reçu des Italiens, dans le tems que nous en étions le plus enchantés, ce qui lui faisoit dire, qu’il prenoit le parti du Bon sens abandonné, & qu’il suivoit la Raison dans sa disgrace, à quoi il ajoutoit, ce qui me fâche le plus de l’entêtement où l’on est pour l’Opera, c’est qu’il va ruiner la Tragédie, qui est la plus belle chose que nous ayons, la plus propre à élever l’ame & la plus capable de former l’esprit.

C’est de ce malheur dont se sont plaint les Italiens : ils ont dit que les Opera avoient fait tomber leur Tragédie. Il ne falloit pas frapper un grand coup pour l’abattre, la nôtre a su résister au même coup, nous avons su conserver notre raison pour goûter la Tragédie, & nous sommes comme convenus que quand nous irions à l’Opera abandonner nos sens aux charmes de l’harmonie, nous laisserions notre Raison à la porte ; par conséquent ce Spectacle quand il est long ennuie, parce que, suivant Saint Evremond, où l’esprit a si peu à faire, c’est une nécessité que les sens viennent à languir : c’est en vain que l’oreille est flattée, & que les yeux sont charmés, si l’esprit n’est pas satisfait.

{p. 313}Les Italiens avouent que leur Poësie Dramatique Musicale, après avoir fait tomber leur Tragédie, devint elle-même si monstrueuse qu’il y fallut mette ordre. De nos jours, dit le P. Saverio, d’illustres Auteurs en eurent compassion, & travaillerent à la rendre, si non parfaite, du moins plus supportable. Se non perfetta, almen sofferibile al quanto. Ces Auteurs qu’il nomme, sont Lemene, Manfredi, Maffei, Monsignor Bernini, & l’Abbé Metastasio, dont il rapporte quelques petits Vers destinés aux Ariettes.

Dans ces nouveaux ouvrages on ne voit plus à la vérité des Dieux & des Déesses, des Magiciennes, & des enchantemens : on y voit les grands sujets de l’Histoire ; & l’on est fort surpris de les y trouver. C’est en faisant main basse sur toutes nos Tragédies, & mettant en piéces nos plus belles Scenes, que les Italiens ont embelli leurs Ouvrages de nos dépouilles. Supposons que les Sujets Historiques y soient traités avec quelque vraisemblance, comment un Poëte peut-il, pour fournir des Ariettes au Musicien, finir toutes ses Scenes par de petits Vers, qui ne contiennent que des comparaisons, des maximes triviales, des vérités sautillantes ? Celui qui mettroit {p. 314}sur le Théâtre lyrique, Caton avant que de se tuer, lisant Platon, termineroit-il cette Scene, par complaisance pour le Musicien, en faisant chanter à Caton,

Oui, vous avez raison,
Admirable Platon,
Votre doctrine est belle,
Notre ame est immortelle.
Est-ce périr
Que de mourir ? &c.

J’ai peine à croire que Caton paroisse jamais sur notre Théâtre Lyrique. Comment pourrions-nous, dans les graves sujets de l’Histoire, admettre la Danse, devenue pour nous une partie si importante de ce Spectacle, qu’en sa faveur on a reçu des Piéces Dramatiques en plusieurs Actes qui n’ont entre eux aucun rapport ? Qu’importe en effet l’unité de Dessein, lorsqu’on ne veut qu’entendre chanter, & voir danser ? Les Ballets qu’on exécutoit dans la jeunesse de Louis XIV, étoient donc, par cette unité de Dessein, plus poëtiquement raisonnables, que nos Ballets modernes, & que les Opéra Historiques de l’Italie. Mais on dira que toutes ces raisons poëtiques ne sont pas faites pour un Spectacle entiérement consacré à la Musique, ni pour un Poëme {p. 315}où le Poëte ne peut donner aux Passions leur jeu nécessaire, ni à ses Vers l’harmonie & la force, & qui par conséquent peut bien, comme Quinaut, se vanter d’avoir fait un excellent Opera ; mais ne peut jamais se vanter d’avoir fait un bon Ouvrage.

Le succès de ce Spectacle inventé dans l’Italie, & répandu ensuite par tout, prouve l’empire de la Musique sur les hommes, empire qu’elle excerce aux dépens de la Poësie, de la raison, & des mœurs. La Tragédie peut rendre les hommes plus vertueux, en les rendant tendres & compatissans pour les Malheureux, La Comédie, peut par une censure innocente, corriger des Ridicules. Quelle utilité donnera-t-on à l’Opera ? Et qu’en diroit Socrate, qui dans le Passage que j’ai rapporté page 75, interdit la Poësie Dramatique à tout homme qui craint de voir troubler l’œconomie de son ame ? Le grand objet d’un Spectacle où la Volupté attaque tous les sens, est de troubler cette œconomie. Lorsque ceux qui y vont la conservent, le Poëte & le Musicien ont donc bien mal réussi.

{p. 316}

CHAPITRE XI.
Les Grecs ont-ils porté plus loin que nous la perfection de la Tragédie ? §

Montagne, en parlant de l’utilité des voyages, dit que nous ne devons pas aller chez les Etrangers pour y voir d’inutiles curiosités, mais pour frotter & limer notre cervelle contre celle d’autrui. En me servant de l’expression de Montagne, qui n’est pas noble, mais énergique, je dirai que si nos premiers Poëtes Dramatiques eussent frotté & limé leur cervelle contre celle des anciens Grecs, plutôt que contre celle des Italiens & des Espagnols, nous n’eussions pas eu des Opera, des Comédies sans comique, & tant de Tragédies galantes.

Celui de nos Poëtes qui a le mieux possédé ceux de la Grece, a été, comme je l’ai fait voir, le Réformateur de la Tragédie amoureuse, & enfin en a fait une sans Amour, qui est regardée comme la plus parfaite de toutes les Tragédies modernes. Je viens de montrer qu’elle étoit conforme à tous les Principes établis pour la Tragédie par Aristote. Il auroit peine cependant à l’appeller Tragédie, {p. 317}il ne la mettroit du moins qu’au second rang, & il n’appelleroit point Tragédie, Cinna qui n’excite ni la Crainte ni la Pitié, & dont la Catastrophe est heureuse pour tous les principaux Personnages. Auroit-il raison ? Y avoit-il de son tems des Tragédies assez supérieures aux nôtres pour le rendre si difficile ?

Aristote a une si grande autorité dans cette matiere, qu’il a trouvé par tout des Commentateurs, des Traducteurs, & qu’il a la gloire de pouvoir compter au nombre de ses Interpretes, le Maître de notre Théâtre. Corneille qui fit d’abord des Vers sans savoir qu’il étoit Poëte, fit aussi dabord des Piéces de Théâtre sans sçavoir ce que c’étoit que Poësie Dramatique. N’ayant longtems connu que les Poëtes Espagnols, & quoique avec de tels guides devenu par son seul génie supérieur dans son Art, ce fut après avoir lui-même crée parmi nous la Tragédie, qu’il voulut connoître celle des Grecs. Il étudia Aristote, prit pour commentaire, comme il le dit, ses cinquante années d’expérience, & fit après cette lecture, trois Discours sur le Poëme Dramatiques. Le Philosophe qui a médité sur l’Art, & le Poëte qui y a excellé, ne s’accordent pas en tout ; le Poëte plein de respect {p. 318}pour le Philosophe, le contredit quelquefois : & qui avoit plus le droit de contredire Aristote que Corneille ? Mais ordinairement il le contredit, parce qu’il y trouve son intérêt particulier.

Il est certain qu’on ne doit point lire avec une entiere confiance les Traités sur la Poësie Dramatique faits par des Auteurs de Piéces de Théâtre, comme ceux de Dryden, de Gravina, & de quelques-uns de nos Poëtes ; ils ont eu en les écrivant leurs Piéces devant les yeux, plus souvent que les vrais Principes de leur Art, & n’ont écrit leurs Reflexions que pour justifier leurs fautes. Corneille avoue qu’il élargit les Regles à cause de la contrainte de leur exactitude : il est, dit-il, facile aux spéculatifs d’être severe. Mais ce Grandhomme ne donne ses Réflexions que modestement, & les finit ainsi, voilà mes opinions, ou si voulez mes Hérésies, je ne sais point mieux accorder les Regles anciennes avec les agrémens modernes. Le succès d’Athalie où les Regles anciennes sont toutes observées dans la plus grande sévérité, prouve que ces Regles n’ont rien qui s’oppose aux agrémens modernes.

Quand Corneille contredit Aristote sur l’Unité du lieu & du tems, il est certain que l’intérêt qu’il trouve à se justifier lui-même, {p. 319}est cause qu’il se trompe. Il ne se trompe pas toujours quand il le contredit sur les qualités de l’Action & sur la Catastrophe, mais il peut avoir raison sans qu’Aristote ait tort, parce qu’il parle de ces choses suivant le goût de notre Tragédie, & sur l’expérience de ses cinquante années : au lieu qu’Aristote en parloit suivant le goût de la Tragédie Grecque, & suivant l’expérience qu’avoient faite les Poëtes de son tems.

Il est nécessaire de faire attention qu’il y a une différence très-grande entre notre Tragédie & la Grecque, & qu’il est impossible que cette différence ne se trouve en bien des choses.

Toutes les deux ont les mêmes Principes, & le même but, qui est d’exciter la Crainte & la Pitié : toutes les deux cependant ont une forme & un caractere très-différent, à cause de la différence des Spectacles & des Spectateurs.

Le caractere de ces deux Tragédies n’est pas le même, en voici une preuve. Si Corneille nous eût représenté Antiochus, obligeant sa Mere, comme le rapporte l’Histoire, à boire une coupe empoisonnée, il nous eût présenté un objet odieux : un Poëte Grec n’eût pas épargné aux Athéniens la vue d’un Fils empoisonnant sa Mere.

{p. 320}Il ne falloit pas un grand effort d’imagination pour sauver l’horreur du crime d’Oreste, qui peut avoir tué sa Mere sans la connoître : les trois grands Poëtes de la Grece ont traité ce même Sujet, sans chercher à en adoucir l’horreur.

Nous nous contentons de faire pleurer les Spectateurs par le récit de la mort d’Hippolyte : il étoit apporté sur le Théâtre d’Athenes, déchiré & respirant encore, pour qu’on le vît mourir. Œdippe paroissoit sur le même Théâtre, couvert du sang qu’il venoit de répandre en se crevant les yeux, & étendant les bras pour toucher ses enfans.

Ces objets nous feroient horreur, parce qu’ils ne sont pas respectables pour nous, comme pour les Grecs, qui y voyoient l’exécution des décrets de la Destinée : tous ces événemens avoient été ordonnés, & conduits par leurs Dieux, comme je l’ai dit, chapitres 2 & 3. Dans les Représentations des Tragédies à Athenes, tout étoit sacré. Elles étoient faites à l’honneur des Dieux, dans les grands jours de Fêtes ; les Sujets intéressoient la Religion, les Acteurs avoient sur leurs têtes des couronnes, & tout homme qui portoit une couronne, étoit comme sacré ; c’est pour cette raison que {p. 321}la profession de Comédien ne fut point regardée dabord à Athenes, comme méprisable.

Si donc la Tragédie Grecque, en comparaison de la nôtre, est pleine d’horreurs, de meurtres, d’incestes, de parricides, la premiere raison est la différente Religion des Spectateurs, & la seconde leur différente condition.

Nous lisons dans la Poëtique d’Aristote que ceux qui préféroient le Poëme Epique au Poëme Tragique, se fondoient sur ce que le Poëme Epique ne devoit faire son impression que sur des Spectateurs éclairés, & par conséquent, disoient-ils, l’Epopée n’a pas besoin des secours que la Tragédie emprunte pour faire son effet sur des Spectateurs qui sont d’ordinaire une vile populace.

Les places dans nos Spectacles étant occupées par des personnes qui les payent, nos Poëtes travaillent pour plaire à l’esprit d’un petit nombre de Spectateurs qui doivent avoir de l’éducation, au lieu que les Poëtes Grecs travailloient pour amuser une foule innombrable de Peuple. Or pour attacher le Peuple à un Spectacle sérieux, il faut nécessairement des objets capables de causer une grande émotion. Des Personnes qui ont de l’éducation, ne {p. 322}vont pas ordinairement voir attacher un homme à la potence ; la Populace le suit, & le suivra avec plus d’empressement, si on doit lui voir souffrir un supplice plus considérable. Quand nos Spectacles étoient donnés dans les places publiques, on représentoit des Sujets lamentables, la Passion de Notre Seigneur, des supplices de Martyrs. Des Innocens dans les tourmens faisoient pleurer, & la vue de leurs bourreaux faisoit frémir : la Religion contribuoit à faire accourir le Peuple à ces Spectacles, & la Religion y contribuoit aussi à Athenes. Ceux qu’on entendoit gémir sur le Théâtre étoient les objets de la vengeance des Dieux, les malheureux enfans de ces Familles, victimes de colere, que le Destin poursuivoit.

Quand nos Spectacles ne furent plus ceux du Peuple, leur caractere changea, & pour occuper des Spectateurs d’un autre goût, on traita les Sujets de la Fable, & de l’Histoire profane, & nos Poëtes durent avoir en les traitant des vues que ne pouvoit avoir un Poëte Grec.

Un Poëte François dont la Piéce est mal reçue dans la premiere Représentation, espere un meilleur succès dans les suivantes : & s’il y est toujours malheureux, il espere que son Imprimeur lui fera {p. 323}rendre justice ; il n’en étoit pas de même d’un Poëte Grec. La récompense d’un Ouvrage qui n’étoit ordinairement écouté qu’une fois, dépendoit d’un moment. Obligé de fournir quatre Piéces, pour être Représentées de suite dans les jours destinés aux Combats poëtiques, il avoit travaillé pour que ces Piéces fussent admises dans le nombre de celles qui seroient jouées, & une Piéce quoique couronnée, pouvoit ne plus paroître sur le Théâtre. Sa victoire passagere, dépendoit des applaudissemens du Peuple, & il ne pouvoit les attirer qu’en jettant ce Peuple dans une grande émotion, par la vivacité de l’Action ; il songeoit donc plutôt à peindre les Passions dans toute leur fureur, qu’à chercher ces finesses de l’Art, que l’Art sait cacher pour donner à l’esprit le plaisir de les chercher, par cette adresse à développer les ressorts du cœur humain, par cette délicatesse de sentimens, & toutes ces beautés, qu’on ne découvre pas dans une premiére lecture, loin qu’on en puisse être frappé dans la premiere Représentation. Comment la Tragédie de Britannicus eût-elle été couronnée à Athenes, puisqu’elle a eu tant de peine à plaire à des Spectateurs qui n’étoient point Peuple ?

{p. 324}Qui ne veut qu’être ému & amusé, ne demande pas de la morale : ce ne sont que les Personnes sérieuses & âgées, comme dit Horace, qui veulent que l’utile soit joint à l’agréable.

Centuria seniorum agitant expertia frugis.

Mais les Piéces faites pour instruire, ennuient les autres :

Celsi prætereunt austera poemata Rhamnes.

Ainsi je ne crois pas que l’instruction fût l’objet principal des Poëtes Dramatiques de l’Antiquité : ils songeoient plutôt à dire des choses qu’on pouvoit appliquer aux affaires présentes du Gouvernement : cette utilité étoit leur principal objet.

Il est aisé de sentir maintenant pourquoi notre Tragédie est si differente de celle des Grecs. Nos Poëtes obligés depuis la suppression des Chœurs à donner plus d’étendue à l’Action, & ne pouvant soutenir le même feu des Passions dans une Action étendue, ont réuni ces deux espéces de Tragédie, dont l’une étoit appellée par les Grecs Pathétique, & l’autre ηθἱκη ; ils nous occupent par les peintures de ces grands caracteres, soutenus depuis le commencement jusqu’à la fin, par des délibérations que font tranquillement entre eux, des Personnages assis, {p. 325}comme Auguste avec ses Conseillers, Ptolomée avec les siens, Mithridate avec ses Fils, Scenes que ne connoissoit point la Tragédie Grecque, où il y a plus de mouvemens que de discours. La nôtre est faite aussi pour des Spectateurs plus tranquilles, qui ayant du goût & des connoissances, aiment les choses qui les instruisent & les éclairent ; & nos Poëtes ont un beau champ pour les instruire, puisqu’ils ont l’Histoire entiere du monde. Le Théâtre d’Athénes ne recevoit presque d’autres Personnages, que les anciens Héros de la Grece : le nôtre reçoit dans sa vaste enceinte, les Héros de tous les tems, & de toutes les Nations, Hébreux, Grecs, Romains, Turcs, Persans, &c. Que de mœurs, que de caracteres, que d’Actions à peindre ! Que de grands évenemens à raconter ! ce ne sont point les Sujets qui nous manquent, ce sont les Génies créateurs qui nous manquent. Que nous aurions de belles & d’utiles Tragédies, si nos deux grands Poëtes n’étoient pas venus dans un tems, où les Romans avoient répandu un goût frivole, & où l’on recevoit bien mieux Berenice que Britannicus !

Notre Tragédie sans doute est plus propre que celle des Grecs à faire les délices {p. 326}de l’Esprit, elle est plus faire pour être lue que pour être représentée : cependant la Poësie Dramatique n’a pas été dans son origine, destinée à être lue, mais à être représentée : elle n’eut pas pour objet le plaisir de l’Esprit, mais celui du Cœur, qui consiste à être dans l’émotion. La Tragédie de Britannicus est parfaite en son genre, & il seroit à souhaiter que nous en eussions plusieurs dans le même genre : son succès fut cependant long-tems douteux, au lieu que celui d’Iphigénie fut tout d’un coup certain, parce qu’elle occupe le cœur plus que l’esprit. On lit avec attention Britannicus : pour en découvrir toutes les beautés, il faut refléchir, & l’on ne va point au Spectacle pour refléchir, ni même pour admirer. L’admiration nous laisse dans la tranquillité, & nous allons au Spectacle pour être arrachés à notre tranquillité, par une vive image de nos Passions. Nous voulons être dans le trouble, nous aimons à nous abandonner à cette violente tempête, & nous avons obligation à celui qui nous y jette. Tant qu’il nous entretient dans la crainte & dans les larmes, nous n’examinons point si le Sujet qu’il a traitté, est bien conduit : jamais Spectateur qui pleure, ne critique celui qui le {p. 327}fait pleurer, & il applaudit bien plus à la Piéce, en pleurant, qu’en battant des mains. Tant que mes auditeurs, dit Saint Augustin, me témoignoient leur admiration par des exclamations, je croiois n’avoir rien fait ; je n’étois content que quand je les voiois pleurer. Non tamen egisse aliquid me putavi, cùm eos audirem acclamantes, sed cùm flentes viderem.

Ce n’est donc point par les peintures des mœurs, par la délicatesse des sentimens, par les pensées ingénieuses, que la Tragédie produit son plus grand effet : & les Grecs, qui dans tous les Arts destinés au plaisir excellerent sur les autres Nations, pour leur gloire & pour leur malheur, puisque leur Passion pour les amusemens frivoles, fut enfin la cause de leur ruine, eurent la véritable idée de la Tragédie, quand ils y donnerent tout au Pathétique & à la vivacité de l’Action. Aristote qui parle peu des caracteres & des sentimens, ne paroît occupé que de l’Action, & des moyens de la rendre capable de produire le plus grand trouble.

L’Action est en effet le principal objet d’un Poëme qui par la Représentation doit faire une prompte impression. Le Sujet d’Œdipe n’est recommandable, ni {p. 328}par les mœurs, ni par les sentimens, ni par les caracteres, & jamais Sujet ne fut plus heureux pour la Tragédie : c’est le sujet qu’Aristote avoit toujours en vue. Et ce même Sujet qui nous a toujours plu, montre la différence de la Tragédie Grecque & de la nôtre. Quel Poëte oseroit faire revenir Œdippe sur notre Théâtre après qu’il s’est crevé les yeux, comme il revenoit sur celui d’Athénes, couvert de sang, ayant sur les yeux un voile ensanglanté, étendant ses mains tremblantes pour chercher ses Enfans, & poussant de grands cris ?

Je n’examine point si nous avons raison de ne point aimer de tels objets : les Grecs alloient peut-être dans un excès & nous dans un autre. Le défaut ordinaire de notre Tragédie est de n’être point assez Pathétique, & de remettre presque toujours à la fin, l’Ame dans sa tranquillité. C’est ce que doit faire le Poëme Epique par les raisons que j’ai dites, & ce que cependant ne fait point l’Iliade, parce qu’elle est toute Pathétique. Lorsque tout le Camp des Grecs a pleuré Patrocle, qu’Achille & Priam se sont rassasiés de larmes, & que l’arrivée du corps d’Hector à Troye y fait pousser tant de lamentations, Homere finit son Poëme & {p. 329}laisse son Lecteur au milieu des gémissemens. Nos Poëtes Tragiques, ménagent beaucoup plus nos larmes, au lieu que ceux des Grecs ne songeoient qu’a frapper cette Partie pleureuse de notre Ame, qui, comme dit Platon, n’aime que les sanglots, & ne peut se rassasier de lamentations.

On peut dire aussi que de leur tems, cette Partie étoit pleureuse beaucoup plus qu’aujourd’hui. Les Héros s’abandonnoient avec violence à la douleur, comme aux autres Passions. Priam, Achille, Agamemnon, ne se contentent pas de pleurer dans Homere, ils se frappent la tête, la couvrent de poussiere, se donnent des coups dans la poitrine, se roulent à terre. Lorsqu’Achille avec ses soldats pleure Patrocle, sa Mere Thétis, au lieu d’essuyer leurs larmes, excite en eux la facilité de pleurer, ce qu’ils appellent un plaisir, Τεταρπωμεσϑα γέοιο : leurs armes sont arrosées de leurs pleurs, & le sable du rivage en est trempé, [Iliade 22.] Les Poëtes ont peint les Hommes tels qu’ils étoient alors.

Notre Tragédie doit donc nécessairement être très-différente de la Grecque par le fond des choses : elle l’est aussi par la forme, à cause de la suppression des Chœurs, dans la Versification, & dans {p. 330}la forme même du Dialogue. Comme notre Action se passe ordinairement dans une chambre, notre Dialogue est plus conforme à la conversation ordinaire, & convient à nos Représentations qui se font dans un lieu fermé, & très-étroit, en comparaison des lieux vastes & découverts, qui étoient destinés chez les Anciens, aux Représentations.

La Versification qui est toujours la même dans nos Tragédies, étoit extrêmement variée dans les Grecques. Que d’espece de Vers y entroient, & que d’especes de pieds entroient dans les Vers ! Les Poëtes toujours occupés de l’Harmonie, cette partie essentielle de la Poësie, suivoient, dans les Vers faits pour être recités, une autre mesure, que dans les Vers faits pour être chantés : ils preféroient dans les premiers l’Iambe trimettre au tetramettre, & souvent ils y changeoient de mesure, quand la Passion en demandoit une plus vive. Que de soins se donnoit un Poëte Grec pour la Versification d’une Piece qui ne devoit être jouée qu’une fois, quoique pour la conserver il n’eût pas le secours de l’Imprimerie ! Et nos Poëtes Modernes qui ont ce secours, qui veulent rester longtems sur le Théâtre, & n’ont dans la Versification {p. 331}qu’une loi un peu gênante, qui est celle de la Rime, ou l’observent mal, ou ne l’observent point du tout, & parce qu’ils veulent être Poëtes sans peine, veulent nous faire accroire que cet usage est barbare. Ah ! quand viendra le tems, s’écrie Roscommon, où notre Langue rejettera entiérement cette barbare beauté, & paroîtra dans la majesté Romaine, qu’elle connoît mieux qu’un autre, & dont elle est plus près qu’une autre,

And in the Roman majesty appear,
Wich none know better, and none come se near.

Quand nous parlerons Grec ou Latin, nous ne rimerons plus : jusques-là des Vers sans rime dans nos Langues, ne seront pas des Vers.

A l’harmonie de la Versification se joignoit chez les Grecs, celle d’une Déclamation qui, sans être un chant Musical (comme je tâcherai de le prouver dans la suite) étoit une espece de Musique continuelle, par l’attention des Acteurs à observer dans les lenteurs & les vîtesses dans les élévations & les abbaissemens de la voix, la quantité des syllabes & des accens, & à observer outre cela une modulation composée par le Poëte même.

Puisque nous ne pouvons juger que très-imparfaitement de Piéces qui étant {p. 332}composées pour le plaisir du cœur & la satisfaction des oreilles, produisoient leur effet par la Représentation, & qu’elles nous paroissent dans leur caractere comme dans leur forme si différentes des nôtres ; comment les comparer ensemble ? Cependant comme la grande qualité d’une Tragédie est que dans une Action conduite avec vivacité & vraisemblance, le nœud accroisse le trouble de Scene en Scene, jusqu’à la Catastrophe, & que cette perfection se trouve dans l’Œdippe de Sophocle & dans Athalie, on pourroit peut-être mettre ces deux Piéces dans la balance.

L’Action dans Œdippe est conduite avec un ordre & une vivacité admirable. Les incidens naissent naturellement les uns des autres, & deviennent tous si contraires à cet homme si heureux jusqu’au moment qu’il est entre sur la Scene, que ceux qui paroissent lui devoir être favorables, n’arrivent que pour hâter son malheur. La réponse d’un Devin qu’il interroge l’inquiette, & quand Jocaste pour le rassurer veut lui prouver que les Devins se trompent souvent, la preuve même qu’elle lui en veut donner redouble ses inquiétudes. Un Etranger accourt de Corinthe pour lui apprendre {p. 333}qu’on y est prêt à l’y nommer Roi à la place de Polybe qui vient de mourir. Cet Etranger qui est venu dans l’intention de lui apporter une heureuse nouvelle, est cause que l’affreux mystere se dévoile, & que quand le vieux Domestique de Laïus, qu’Œdippe fait venir & force à parler, s’écrie,

O terrible secret que je vais révéler !
Vous le voulez. Et bien, il faut donc vous l’apprendre,
Ie suis prêt à le dire,

la douleur fait répondre à Œdippe,

Et moi prêt à l’entendre.

Il apprend ce qu’il est, & cette Reconnoissance produit la plus étonnante des révolutions. Un Prince qui regne depuis vingt ans, aimé dans sa Ville & dans sa Famille, se trouve un objet d’horreur pour ses Sujets, pour tous les hommes, pour sa femme, pour ses enfans, pour lui-même : & parce que ce Prince ne mérite pas ses malheurs, & cependant s’y est précipité par son emportement, son imprudence, & sa curiosité, il excite à la fois la Terreur & la Compassion.

La lecture de cette seule Piéce nous jette dans une émotion que ne nous cause point celle d’Athalie, où la Reconnoissance produit {p. 334}une Catastrophe qui remet le Spectateur dans la tranquillité ; mais en même tems cette Piéce aussi recommandable que celle de Sophocle, par la simplicité, la vraisemblance de la conduite, & la vivacité de l’Action, d’où naît un très-grand intérêt, étant outre cela recommandable par la beauté des caracteres, & les vérités qu’elle enseigne, forme un Tout ensemble, qui la rend digne d’être comparée au Chef-d’œuvre de la Grece.

Ceux qui la voudroient préférer diroient qu’elle est entiérement conforme à l’Histoire, au lieu que le Sujet d’Œdippe paroît ajusté au Théâtre, liberté que se donnoient les Poëtes Grecs. Suivant Homere, plus voisin qu’eux du tems d’Œdippe, Jocaste, sitôt qu’elle eut découvert qu’il étoit son Fils, se donna la mort, & il paroît par Homere qu’elle n’en eut point d’enfans. Les Poëtes Tragiques, pour augmenter les malheurs d’Œdippe, lui en donnent quatre, assez éloignés de l’enfance, d’où il résulte un défaut de vraisemblance. Puisqu’Œdippe a vécu plusieurs années avec Jocaste, comment n’a-t-il jamais songé à faire la recherche des meurtriers d’un Roi dont il possede le Trône & la Veuve ?

On pourroit dire encore que l’arrivée {p. 335}de l’homme de Corinthe, quoique très-possible, tient un peu du Merveilleux, ce qui contribue à faire croire que ce Sujet a été ajusté au Théâtre par Sophocle : & n’est-ce pas un plus grand effort de génie, de savoir ajuster les Regles de son Art à un Sujet dont on conserve toute la vérité historique ?

Quoi qu’il en soit, on pourroit, à ce qu’il me semble, mettre dans la balance ces deux Piéces, & proposer cette question, l’Œdippe doit-il faire donner aux Grecs la supériorité dans la Tragédie sur les François ? Athalie la doit-elle faire donner aux François sur les Grecs.

Je n’entreprendrai point de décider, parce que je sais que l’Auteur d’Athalie, qui se flattoit d’être appellé le Rival d’Euripide, regarda toujours Sophocle comme son Maître, & disoit qu’il n’avoit jamais pris un de ses Sujets, n’étant pas assez hardi pour joûter (c’étoit son terme) contre Sophocle.

{p. 336}

CHAPITRE XII.
De la Déclamation Théatrale des Anciens. §

Après avoir parlé de cette beauté d’harmonie, à laquelle les anciens Poëtes Dramatiques étoient si attentifs dans la composition des Vers, afin que la Représentation de leurs Piéces procurât la satisfaction des oreilles ; il me reste à parler de la nouvelle harmonie que savoient y ajouter les Acteurs par leur Déclamation. La matiere est curieuse, propre à délasser des précédentes Réflexions, mais difficile ; & je n’ai garde de prétendre la bien expliquer. Sur cette Question aussi bien que sur la Musique des Anciens, on peut r’assembler un grand nombre de passages de leurs Ecrits, sans être plus instruit, 1°. Parce que nous n’entendons pas toujours leurs termes, 2°. Parce que quelquefois ils se sont servis des mêmes termes pour dire des choses différentes, 3°. Parce que ce qui est plaisir de sensation, ne s’explique pas par des Passages.

Je me contenterai de donner une idée de cette Déclamation, telle que je l’ai {p. 337}conçue, après avoir combattu quelques sentimens qui ne me paroissent pas soutenables ; & j’avoue que dans cette matiere, il est plus aisé de combattre les opinions des autres, que de bien établir la sienne. Il est malheureux pour moi de n’être pas du sentiment de M. l’Abbé Vatry, qui croit que les Tragédies anciennes se chantoient d’un bout à l’autre, à peu près comme nos Opéra.8 J’avoue que je puis me tromper, & il peut se tromper aussi. Sur une question qui est obscure, & n’est que curieuse, l’erreur n’a rien de dangereux, & la diversité de sentiment ne peut altérer l’estime ni l’amitié.

Je n’aurai pas de peine à détruire dabord une opinion singuliere, que l’Abbé du Bos a soutenue avec une grande vivacité, & un grand étalage d’érudition,9 & je ne songerois pas à la détruire, si la confiance avec laquelle il l’a avancée n’avoit engagé M. Rollin, l’Abbé Desfontaines, & plusieurs autres Ecrivains connus, à répéter après lui que chez les Romains la Déclamation Théâtrale étoit partagée entre deux Acteurs, dont l’un prononçoit, tandis que l’autre faisoit les gestes.

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§. I. La Déclamation Théâtrale n’a jamais été partagée, & n’a jamais pu l’être, entre deux Acteurs destinés l’un à faire les Gestes, l’autre à prononcer les Vers. §

Le silence de Scaliger, de Vossius, de M. Dacier, & de l’Abbé Fraguier, dans la vie de Roscius, sur ce prétendu partage de la voix & du geste dans la Déclamation chez les Romains, ne doit point nous faire penser que l’Abbé du Bos l’ait imaginé le premier. Ces Ecrivains n’ont pas apparemment daigné parler d’une opinion si singuliere qui se trouve dans Isidore de Seville ; ce qui ne lui donne aucune autorité, parce qu’Isidore a bien pu, comme né & écrivant en Espagne, dans le septiéme siécle, ne pas connoître les Spectacles des anciens Romains, & comme Saint ne rien entendre aux matieres de Théâtre.

Polydore Virgile [de inv. l. 3.] attribue cette opinion à l’ignorance de quelques personnes, qui s’imaginerent que Roscius ne faisoit que des gestes, interprétant mal le mot agit dans ce Passage de Cicéron, Numquam agit hunc versum Roscius, eo gestu quo potest. Ce que l’Abbé Fraguier a traduit, comme il le {p. 339}doit être : Jamais Roscius n’a prononcé avec le geste qu’il auroit pu, ce Vers, mais il le laisse entiérement tomber, afin de relever par sa prononciation entre-coupée, les Vers qui suivent. Voilà donc Roscius prononçant & faisant les gestes. Monsieur Rollin, sur la foi de l’Abbé du Bos, a avancé dans son Histoire ancienne, que le même Acteur ne faisoit pas les deux choses, & il a été facile à se laisser persuader, parce que rempli de ce qu’il avoit lû sur les merveilles de la Musique & de la Danse des Anciens, & ignorant les matieres de Théâtre, il a cru aussi que la Déclamation théatrale des Romains étoit toute merveilleuse.

On ne peut douter, après avoir lû Cicéron, que celle de Roscius ne fût merveilleuse : & comme elle ne pouvoit par conséquent être contraire à la Nature, le geste n’y étoit pas séparé de la voix.

Pour se convaincre que la Nature s’oppose à cette séparation, on peut essayer de prononcer un discours animé, avec les tons de la Passion, en restant immobile comme une statue, ou de faire seulement les gestes que demandent tous les mots de ce discours, en gardant un silence d’Harpocrate : quiconque voudra {p. 340}faire cette expérience, apprendra que malgré nous nos paroles suivent nos gestes, & nos gestes suivent nos paroles, comme le dit Quintilien, cùm ipsis vocibus naturaliter exeunt gestus … ipsa se cum gestu naturaliter fundit oratio. Souvent le geste n’est pas d’accord avec la voix dans un mauvais Comédien, parce qu’il est mauvais imitateur ; mais qu’on s’arrête dans une place publique à considérer une femme du Peuple, qui soutient une querelle, on remarquera un parfait accord entre ses gestes & ses paroles. Gestus voci consentit, dit Cicéron, & animo cum ea simul paret. Il dit encore que la Nature donne à chaque Passion son visage, son ton, & son geste, omnis motus animi suum quemdam à naturâ habet vultum, & sonum & gestum. Nos mains, dit Quintilien, parlent d’elles-mêmes ; c’est avec elles que nous promettons, que nous appellons, &c. Nous ne pouvons séparer ce que la Nature a uni.

C’est ce que remarque Quintilien dans le Chapitre sur la Prononciation, où traitant de l’Action, qu’il divise en deux parties, le geste & la voix, & demandant l’accord de ces deux parties dans l’Orateur, il lui étoit naturel d’observer qu’elle ne se trouvoit pas dans le Comédien, si {p. 341}en effet elle ne s’y trouvoit pas chez les Romains. Loin de nous le faire entendre, lorsqu’il parle d’un Comédien de son tems, dont les graces étoient si grandes, que les défauts qui auroient choqué dans un autre, plaisoient en lui, dans l’énumération de ses défauts, il comprend la voix & le geste, des mains jettées en l’air, & des exclamations trop longues, manus jactare & dulces exclamationes theatri causâ producere. On ne voit pas non plus la séparation de ces deux choses dans Cicéron, lorsqu’il veut que l’Acteur réunisse les inflexions de la voix, & la variété des gestes. Vocis inflexus, varias manus, diversos nutus Actor adhibebit.

Les Personnages de femmes étoient exécutés chez les Anciens par des hommes. Plutarque rapporte qu’un Acteur devant jouer à Athenes le Personnage de la Reine, demanda un masque de Reine. Le Comédien dont parle Horace qui ayant trop bu, s’endormit, & n’entendoit point la voix de l’Ombre de Polydore qui lui crioit ma mere je vous appelle, jouoit le Rôle d’Ilionnée endormie ; & celui qui prit l’urne où étoient les cendres de son propre fils, représentoit Electre tenant l’urne des cendres de son frere. Enfin ce {p. 342}Passage de saint Jérôme prouve que les hommes jouoient les Personnages de femmes. Quomodo unus Histrio nunc Herculem robustus astendit, nunc mollis in Venerens frangitur… tot habemus Personarum similitudines quot peccata. Les femmes qui dansoient sur le Théâtre, pouvoient jouer dans la Comédie, mais non pas dans la Tragédie, parce qu’elles n’auroient pas en la force de pousser leur voix comme des hommes ; mais elles eussent possédé aussi-bien qu’eux, & peut être plus finement qu’eux, l’Art de faire les gestes : pourquoi ne les en chargeoit-on pas, si la Déclamation étoit partagée en deux Parties ?

Dans laquelle de ces deux Parties excelloit Roscius ? Il est certain qu’il excelloit dans toutes les deux, par le Passage que j’ai cité, puisque Cicéron parle de ses gestes, quand il dit, numquam agit hunc versum quo gestu potest, & quand il fait remarquer de quelle maniere il savoit ménager sa voix. Il la laissoit tomber, abjicit prorsus, en prononçant un Vers, pour la relever au Vers suivant qui demandoit toute son Action. Cicéron rapporte avec plaisir de quelle maniere le Peuple fut attendri à son sujet, lorsqu’Esopus jouant une Piéce d’Accius, fit ensorte par son {p. 343}jeu que le Peuple appliquât à Cicéron certains Vers qu’Esopus en montrant les Senateurs & les Chevaliers, prononçoit avec peine à cause de l’abondance de ses larmes, cùm omnes Ordines demonstraret … & vox ejus illa praclara lachrymis impediretur. Voilà donc Esopus prononçant & faisant les gestes.

Quoique l’opinion de l’Abbé du Bos soit contraire à toute vraisemblance, il faudroit pourtant l’adopter, si on y étoit forcé par des témoignages incontestables : mais les Passages qu’il rapporte ne la prouvent jamais, & souvent la détruisent.

Il se fonde sur Suetone, qui rapporte que Caligula ayant fait venir à son audience les principaux Personnages de l’Etat, entra au son des instrumens dans la chambre où ils étoient assemblés, & desultato cantico abiit, ce qui signifie suivant l’Abbé du Bos, il fit les gestes d’un monologue. Un fou est capable de tout : mais est-il vraisemblable que Caligula fît les gestes d’une Scene, dont personne ne prononçoit les Vers ? Voulant se mocquer des personnes qu’il avoit mandées comme pour leur communiquer des affaires d’Etat, il entre avec des instrumens, danse un intermede & s’en va : Desultate cantico abiit, comme nous dirions {p. 344}après avoir dansé une Chaconne. J’expliquerai dans la suite ce qu’étoit le Canticum.

L’Abbé du Bos cite un passage de Lucien, qui lui est très-favorable, de la maniere dont il le traduit, autrefois c’étoient les mêmes personnes qui recitoient & faisoient les gestes : depuis on a donné à ceux qui font les Gestes des Chanteurs qui prononçassent pour eux. C’est ce que n’a jamais pensé Lucien, qui ne parle en cet endroit que de la séparation de la danse & du chant, & que d’Ablancour a traduit, autrefois un même Baladin chantoit & dansoit ; mais comme le mouvement empêchoit la respiration, on trouva plus à propos de faire danser les uns & chanter les autres.

Pourquoi l’Abbé du Bos a t-il traduit Lucien très-différemment ? Parce que l’amour de son opinion l’aveugloit : ce qui me dispense d’expliquer plusieurs autres passages, dans lesquels il a cru trouver de même, l’idée dont il étoit rempli : il a même cité des passages qui la détruisent, comme celui où Seneque dit qu’on admire dans les habiles Comédiens la promptitude avec laquelle leurs mains sont prêtes à répondre aux sentimens dont ils sont affectés, & la maniere dont {p. 345}leurs gestes suivent leurs paroles. Mirari solemus Scœnæ peritos, quòd in omnem significationem rerum & affectuum parata illorum est manus, & verborum velocitatem gestus assequitur. L’Abbé du Bos s’imagine que dans cet endroit Seneque admire l’accord qui regnoit entre l’Acteur qui parloit, & celui qui faisoit les gestes. Cet accord selon lui n’auroit rien d’admirable dans un seul homme, puisque rien n’est si naturel. C’est bien peu connoître la Déclamation que d’en parler ainsi. S’il est si aisé à un homme d’accorder ces deux parties de la Déclamation, les gestes & la voix, pourquoi les bons Acteurs sont-ils si rares, & pourquoi les admire-t-on ? Rien n’est si naturel, sans doute : mais rien n’est si difficile à l’Art que de bien imiter la Nature.

Si l’on accabloit de passages un homme dans l’opinion de l’Abbé du Bos, pour lui prouver qu’un Acteur sur le Théâtre parloit & faisoit les gestes, il seroit forcé de répondre que le partage du geste & de la voix entre deux Acteurs ne se faisoit pas toujours, mais qu’il a pu se faire quelquefois. J’ai fait voir d’abord que la Nature s’opposoit à ce partage : en supposant qu’elle ne s’y oppose pas, il sera toujours certain que ce partage seroit du {p. 346}moins ridicule : & pourquoi voulons-nous que les Romains ayent eû quelquefois un Spectacle ridicule ?

La cause de cette erreur est l’obscurité d’un passage de Tite-Live, qui regarde le partage du chant & de la danse, dont a parlé aussi Lucien, que j’ai cité plus haut. Tite-Live L. 7. rapporte qu’Andronicus s’étant enroué demanda la permission de mettre à sa place un homme qui chantât avec le Joueur de flutte, & ayant obtenu cette permission, dicitur cantum egisse aliquanto magis vigente motu, quia nihil vocis usus impediebat. Inde ad manum cantari Histrionibus cæptum… diverbiaque tantum ipsorum voci relicta.10 M. Dacier dans son discours sur la Satyre, a traduit ainsi ce passage : Andronicus ayant obtenu cette permission, dansa avec plus de vigeur ses intermédes, débarrassé du chant qui lui étoit la respiration : de-là vint la coutume de donner des chanteurs aux danseurs, & de laisser à ces derniers les rôles des Scenes, pour lesquelles on leur conservoit toute leur voix. Vossius rapportant ce même passage, l’explique aussi d’un partage du Chant & de la Danse, & n’a jamais songé à un partage du geste & de la voix.

Valere Maxime rapportant le même {p. 347}fait, dit qu’Andronicus gesticulationem tacitus peregit, dansa sans chanter. Ce mot gesticulatio voulant dire Danse pleine de gestes. Suetone dit de Néron, Carmina gesticulatus est.

J’ai rapporté dans l’Histoire de la Poësie Dramatique chez les Grecs, que dans les premieres Représentations faites à Athénes le Chœur chantoit & dansoit en même tems, & que pour le soulager on établit qu’une partie danseroit pendant que l’autre chanteroit. La même chose arriva à Rome. Andronicus dansoit & chantoit à la fois l’interméde : il demanda à être soulagé, on lui donna un Chanteur : de-là vint, dit Tite-Live, la coutume de chanter ad manum, c’est-à-dire de suivre en chantant les mouvemens & les gestes du Danseur. Lucien rapportant la même chose se sert de cette expression υπαδειν, qui répond à celle-ci ad manum cantari : le Danseur imitant une Action par ses gestes, se livroit à son enthousiasme, celui qui chantoit les paroles de cet interméde (le Canticum) suivoit dans son Chant les gestes du Danseur, & chantoit ad manum.

C’est s’arrêter trop long-tems à combattre une opinion qui n’a eû pour fondement que l’erreur de quelques Personnes, {p. 348}qui ont entendu un partage du geste & de la voix dans les passages des Anciens sur le partage qui fut fait entre la Danse & le Chant.

§. IIa. La Déclamation Théatrale des Anciens n’étoit pas un Chant Musical. §

Les termes dont les Anciens se servoient en parlant de la Déclamation de la Tragédie & de celle de la Comédie, étant les mêmes, cette Déclamation étoit dans le même goût : cependant nous ne nous imaginons pas que celle de la Comédie ait été un Chant musical : & comment pourroit-on chanter une conversation familiere ? Les Comédiens l’imitoient, suivant ce passage de Quintilien, les Acteurs de la Comédie ne s’éloignent pas beaucoup de la Nature, non procul à Natura recedunt : ils s’en éloignoient un peu, à cause de la mesure des Vers, & de la modulation de la Piéce ; & par leur Déclamation ils ajoutoient à la Comédie une certaine dignité appellée par Quintilien, decus comicum : ils s’élevoient un peu au-dessus du ton familier de la conversation, sans pourtant s’en éloigner beaucoup. Voilà donc dans la Comédie des Anciens une Déclamation à peu près telle que la {p. 349}nôtre. Pourquoi voulons-nous que dans la Tragédie elle ait été toute différente ? La grandeur du stile de la Tragédie nous le persuade ; mais cette grandeur du stile n’étoit que pour imiter le stile d’une conversation noble. Les Anciens vouloient en tout l’imitation de la Nature ; & c’étoit pour rapprocher du ton de la Nature le stile de la Tragédie, qu’ils avoient choisi pour ce dialogue le Vers Iambe. Auroient-ils voulu que ce Vers eût été chanté, c’est-à-dire mis sur des tons que la Nature n’inspire point, puisque dans les Passions elle ne nous fait jamais chanter ?

Après que j’ai fait voir que le caractere des anciennes Tragédies étoit d’être très-pathétiques, & que les Spectateurs vouloient être vivement remués ; croirai-je que les Représentations de ces Piéces étoient pareilles à celles de nos Opéra, qui ne causent jamais d’émotion, ou qui n’en causent qu’une très-foible, & qui malgré le plaisir de l’oreille qu’elles procurent, ennuyent bientôt, parce que tout Spectacle, où le cœur n’est point remué, paroît froid, & par conséquent ennuye ?

J’ai dit plus haut que l’impression que fait sur nous la Musique est causée, non par les paroles que nous entendons chanter, {p. 350}mais par l’Harmonie des tons, & la beauté de la voix, & que cependant cette impression n’étoit pas ordinairement assez vive pour nous faire verser des larmes. Je n’ai jamais entendu dire qu’on ait vu à l’Opéra tous les Spectateurs & les Acteurs en larmes, ce qui arrivoit souvent chez les Anciens, dans les Représentations des Tragédies : elles n’étoient donc pas chantées.

Quintilien nous rapporte qu’il a vu souvent des Comédiens, sortis de la Scene, & déposant leurs masques, pleurer encore. Des Acteurs qui dans leur jeu éprouvoient la vérité des Passions qu’ils imitoient, n’étoient pas occupés de tons de Musique : ce n’étoit pas en chantant que celui qui représentoit la douleur d’Electre, prit l’urne où étoient les cendres du Fils qu’il venoit de perdre, & ce n’étoit pas en chantant qu’Esopus représentant les fureurs d’Atrée, tua un Esclave qui s’approcha de lui imprudemment.

Chez les Anciens, à la Représentation d’une Tragédie succédoit une Piéce boufonne, pour ramener la gayeté dans les Spectateurs, & ce même usage s’est établi parmi nous : un ancien Scholiaste de Juvenal nous dit, qu’un Farceur entroit sur le Théâtre, pour faire succéder les ris {p. 351}à la tristesse, & afin qu’on essuyât ses larmes. Ut quidquid lachrymarum atque tristitiæ coegissent ex tragicis affectibus, hujus spectandi risus detergeret. Après un Spectacle tout en Musique, quelque Tragique qu’en ait été le Sujet, après un Opéra, a-t-on besoin d’un pareil reméde ?

N’étoit-ce donc qu’un Chanteur que Ciceron admiroit dans Roscius, dans cet homme qui avoit mis par écrit les principes de la Déclamation, & qui en avoit donné des leçons à Ciceron ? Demosthéne avoit aussi pris les siennes d’un Comédien. Ces deux grands Orateurs qui regardoient la Déclamation comme la premiére, la seconde & la troisiéme partie de l’Eloquence, auroient-ils été en demander des leçons à des Chanteurs ? Quintilien veut qu’on envoye aux Comédiens le jeune Orateur. Un Pere qui parmi nous, voudroit former son Fils à bien parler en public, l’enverroit peut-être à un Baron : mais songeroit-il jamais à l’envoyer à un Acteur de l’Opéra ?

Il est vrai que le Comédien chez les Anciens est souvent nommé Cantor, & qu’il est dit de Néron, Tragedias cantavit personatus. Mais qui ne sait que les premiers Poëtes ayant chanté leurs Vers, dans la suite, pour dire reciter des Vers, {p. 352}le mot chanter resta, & a même passé dans notre Langue Poëtique ? Nous commençons par je chante un Poëme, qui n’est nullement fait pour être chanté.

On m’objectera Lucien qui peint l’Acteur Tragique, chantant des Iambes, modulant des calamités. Il faut faire attention que Lucien écrit en plaisantant. Il rapporte qu’un Philosophe étant entré dans le lieu où l’on représentoit une Tragédie, racontoit en ces termes à Solon, ce qu’il avoit vu : J’ai vu des Hommes élevés sur des chaussures si hautes, que j’ignore comment ils pouvoient se soutenir. Avec de belles robes, des têtes ridicules, & de grandes bouches, ils poussoient de grands cris, (ils s’égueuloient, dit d’Ablancour,) on les écoutoit tristement, on avoit apparemment pitié d’eux, a cause de leurs chaussures qu’ils traînoient comme des entraves. Solon répond gravement, Ce qui attristoit & faisoit pitié, ce n’étoit point ces Acteurs ; mais une Action triste qu’ils représentoient avec des paroles tristes. On voit assez que Lucien plaisante, & il pouvoit avec raison railler les mauvais Comédiens, qui ne faisoient que pousser de grands cris : ce que ne faisoient pas les bons Comédiens, puisqu’Aristote dit que quand Théodore jouoit, ce n’étoit point Théodore qu’on {p. 353}croyoit entendre, mais le Personnage qu’il représentoit. Voila donc une Déclamation naturelle, puisqu’on croit entendre la personne même ; ce ne sont donc point des Chants qu’on entend, & ce ne sont point des cris.

Enfin les Anciens n’ont pas toujours dit, chanter une Tragédie : ils se sont servis aussi de ce mot prononcer, reciter. Les Auteurs Tragiques se forment long-tems en particulier, dit Ciceron, avant que de reciter sur le Théâtre, antequam pronuntient. Donat se sert de cette expression, diverbia Histriones pronuntiabant, & les Comédiens sont appellés par Quintilien artifices pronuntiandi. Afin, dit-il, que Niobé paroisse triste, Médée furieuse, Ajax étonné, les Comédiens prennent des masques convenables aux Passions qu’ils ont à imiter : Artifices pronuntiandi à Personis quoque affectus mutuantur. Je parlerai bientôt du Sens bizarre que l’Abbé du Bos a donné à ce passage, qui ne me suffit maintenant qu’à montrer, que les Comédiens ayant été nommés par Quintilien, Artifices pronuntiandi, n’étoient donc pas des Chanteurs. Pline parlant d’une Femme qui avoit joué dans la Comédie jusqu’à cent ans, se sert du même terme : Lucceia mima centum annis in Scenâ pronuntiavit.

{p. 354}Je puis encore, pour confirmer mon sentiment, rapporter deux endroits d’Aristophane. Dans sa Comédie des Oiseaux, on dit à un Poëte qui arrive en chantant un dythirambe, cesse de chanter, dis ce que tu as à dire, τἱ λεγεις ειπε. Lorsque dans une autre Comédie on demande à Eschyle un de ses Prologues, on lui dit de le réciter λεγειν ; mais quand on demande à un Euripide un de ses Chœurs, & qu’on parle d’apporter une lyre, Aristophane fait répondre satyriquement, qu’on n’a pas besoin d’une lyre, & que pour chanter de pareils Vers Ταυτ᾿ αδειν μελη, le plus vil instrument suffit. Ces Passages ne font-ils pas sentir que les Chœurs seuls étoient chantés ?

§. IIb. La Déclamation Théatrale des Anciens n’étoit point notée. §

La mélodie des Piéces Tragiques des Anciens n’étoit point, dit l’Abbé du Bos, un Chant Musical, mais une simple Déclamation, & la Déclamation de la Comédie étoit, selon lui, des plus unies. Jusques-là il a raison : mais comment le concilier avec lui-même, lorsqu’il soutient que cette Déclamation pareille à la nôtre, étoit notée, & composée par des hommes {p. 355}consommés dans la science des Arts Musicaux, dont la profession étoit de noter & de faire représenter les Piéces Dramatiques des Poëtes ? Il trouve ces Compositeurs nommés par Quintilien dans ce Passage que j’ai déja rapporté : Artifices pronuntiandi à Personis quoque affectus mutuantur. Ce Passage ne nous présente jamais que les Acteurs prenant des masques convenables aux Personnages qu’ils ont à faire, un masque où la fureur soit peinte, pour jouer le Rôle de Médée, & c’est ainsi que l’Abbé Gédoin traduit : C’est pour cela qu’au Théâtre les Acteurs peignent leurs sentimens jusques sur leurs masques. L’Abbé du Bos dans ce Passage ne voit que les Compositeurs de la Déclamation, qui étoient appellés, à ce qu’il prétend, artifices pronuntiandi. Quand ce qu’il imagine, seroit véritable, que voudroit dire Quintilien ? Ces Compositeurs pouvoient-ils avoir besoin des masques de Théâtre ? Et que veut dire l’Abbé du Bos quand il traduit ainsi ce Passage : Les Compositeurs de Déclamation, lorsqu’ils mettent une Piéce au Théâtre, savent tirer des masques mêmes, le pathétique. Cette Traduction si bizarre d’un Passage si clair, montre avec quelle précaution on doit lire un Ouvrage où les Anciens sont si souvent cités & si peu entendus.

{p. 356}Je ne nie pas qu’on ne puisse noter toute la Déclamation d’une Piéce, & celle même d’un Discours : je ne nie pas non plus qu’un Poëte ne puisse donner aux Comédiens leurs Rôles notés, & qu’un Comédien ne puisse, avec le secours de ces Notes, étudier son Rôle, & remarquer les endroits où il doit élever, baisser, ralentir, précipiter sa voix. Mais il faudra dire à ce Comédien ce qui est dit à l’Orateur dans Cicéron, vous pouvez étudier chez vous vos tons avec un joueur de flutte, & quand vous irez au barreau vous laisserez dans votre maison ce joueur de flutte. Fistulatorem domi relinquetis. Le Comédien, après avoir étudié son Rôle noté, le laissera chez lui ; si quand il est sur le Théâtre, il vouloit toujours se rappeller ces notes, il seroit un froid Acteur. Tout bon Déclamateur entre dans l’enthousiasme, & saisi des Passions qu’il imite, prend les tons qu’elles lui inspirent.

Un Roscius se seroit-il asservi aux loix d’un Compositeur de Déclamation, lui qui donnoit les siennes aux Orateurs ? Et pourquoi les Poëtes ne se donnoient-ils pas la peine de noter eux-mêmes leurs Piéces ? Etoient-ils obligés de les abandonner à ces Compositeurs de Déclamation ? Ces Compositeurs étoient-ils en {p. 357}charge ? On ne les connoît que par le Livre de M. l’Abbé du Bos.

Les mauvais Poëtes eussent eu quelquefois de grandes obligations à ces Compositeurs : cependant c’étoient, au rapport de Quintilien [L. 11] les Comédiens qui par les graces de leur Déclamation trouvoient des Auditeurs à des Piéces qui ne trouvoient point de Lecteurs. Scenici Actores vilissimis etiam quibusdam impetrant aures, ut quibus nullus est in Bibliothecis locus, sit etiam frequens in Theatris. Quintilien ne dit pas que les Poëtes eussent obligation à d’autres qu’aux Comédiens. Mais c’est trop s’arrêter à une opinion singuliere de l’Abbé du Bos.

§. III. Nous ne pouvons avoir qu’une idée imparfaite de l’attention des Anciens à l’harmonie dans l’arrangement des mots, & dans leur prononciation. §

Jusqu’ici en parlant de la Déclamation Théatrale des Anciens, j’ai dit ce qu’elle n’étoit pas : pourrai-je enfin dire ce qu’elle étoit ?

Il me paroît certain qu’elle n’étoit pas un Chant Musical, & cependant elle étoit une espece de Chant, non seulement parce que toute Piéce de Poësie avoit une {p. 358}Modulation, mais parce que la Prose même en avoit une, & la Déclamation des Orateurs étoit aussi, comme dit Cicéron, une espece de Chant.

Les Peuples qui mesuroient leur discours sur la quantité des syllabes & des accens, avoient à l’harmonie une attention bien différente de la nôtre, & y étoient si sensibles, qu’ils sembloient ne demander (sur tout les Grecs) que le plaisir des oreilles. Les Romains qui n’eurent jamais pour la Musique la même Passion que les Grecs, eurent enfin comme eux, une grande attention à l’harmonie de leur Langue. Je montrerai donc que leur Déclamation, loin d’être ridicule & contraire à la Nature, devoit, parce qu’ils y étoient si sensibles, être admirable, & en même tems je montrerai qu’elle est aujourd’hui inexplicable, en faisant voir que nous n’entendons rien à leur délicatesse d’harmonie & à leur Prononciation.

En lisant Cicéron nous sommes enchantés par une harmonie que nous ne trouvons point dans Seneque. Nous sentons nos oreilles agréablement frappées par une prose nombreuse ; mais ferons-nous à Cicéron le procès que lui fait Quintilien, pour avoir écrit, quo me vertam nescio, {p. 359}parce que c’est la fin d’un trimetre, & d’avoir écrit pro misero dicere liceat, qui est un trimetre presque entier ?

Ciceron dans son Livre de l’Orateur nous apprend l’attention qu’il avoit à placer les pieds qui conviennent au commencement, au milieu, & à la fin d’une Période, & il nous rapporte que cette Phrase, Patris dictum sapiens, temeritas Filii comprobavit, fut, quand il la prononça, extrêmement applaudie, à cause du Dichorée qui la termine. Qu’on change l’ordre de ces mots, comprobavit Filii temeritas, plus d’Harmonie. On aura, dit Ciceron, contenté l’esprit, & non pas les oreilles, animo satis, auribus non satis. Nos oreilles seroient-elles offensées, si elles ne trouvoient pas à la fin de cette phrase un Dichorée ?

Entendons-nous Quintilien quand il approuve servare quàm plurimos, parce que le Gétique vaut mieux redoublé que précédé d’un Chorée, comme dans ces mots, quis non turpe duceret ? Et quand il fait remarquer qu’on dit fort bien virus timeres, & non pas venena timeres, parce que le Bacchius s’accorde mal avec le Chorée ? Que dirons-nous de cette attention continuelle aux pieds, que Cicéron garde jusque dans ses Lettres, parce que le {p. 360}stile Epistolaire a aussi ses pieds, dit Quintilien, & peut-être sont-ils plus difficiles. Habet suos quosdam & fortasse difficiliores etiam pedes. Avons-nous attention à une pareille harmonie quand nous écrivons des Lettres ? Quintilien [L. 9.] nous dit qu’un leger changement dans l’arrangement des mots d’une phrase de Cicéron suffit pour en faire perdre toute la force & la beauté. Nam neque me divitiæ movent, quibus omnes Africanos & Lælios, multi venalitii, mercatoresque superarunt. Nous serions également contens si nous lisions multi superarunt mercatores, & Quintilien compareroit alors la période à un trait jetté de travers, qui n’a pas la force d’aller au but, & tombe à moitié chemin.

Lorsque Quintilien demande pourquoi Cicéron a mis per hosce dies, & non pas per hos dies, il répond qu’il est plus aisé d’en sentir la raison que de la dire. Comment la pourrions nous dire, nous qui ne la sentons pas ? Les Ecrits de Cicéron, malgré cet Art qui y regne, lui paroissent n’être point travaillés, fluunt illaborata, parce que Cicéron qui n’avoit pas d’oreille pour les Vers, ni peut-être pour la Musique, étoit pour ainsi dire, Musicien en Prose, par cette harmonie qu’il trouvoit naturâ duce melius quàm arte.

{p. 361}Ce n’étoit pas seulement pour les oreilles délicates que Cicéron recherchoit ces finesses d’harmonie, c’étoit aussi pour celles du Peuple. Le Peuple, comme il le remarque dans son Orateur, ignore les regles du nombre, & cependant il se récrioit quand il entendoit tomber harmonieusement une période ; parce que, dit Ciceron, c’est cette chute qu’attendent les oreilles. Conciones sæpe exclamare vidi cum aptè verba cecidissent, id enim expectant aures.

Les Romains faisoient des fautes en faveur de l’oreille : ils disoient nescire pour non scire, nolle pour non velle, ignoti pour innoti, insipiens pour insapiens, iniquus pour inæquus, & Ciceron dit que sur ces fautes on est condamné par les Regles & absous par les oreilles, consule veritatem, reprehendet : refer ad aures, probabunt.

Quand nous faisons attention à toutes ces choses, pouvons-nous nous vanter d’avoir une Langue harmonieuse, lorsque les Romains, en se comparant aux Grecs, se plaignoient d’avoir une Langue rude, pleine de lettres tristes & sauvages ? C’est la plainte de Quintilien L. 12. Il envioit aux Grecs ces mots qui paroissent inutiles, & qui servoient à rendre le nombre {p. 362}parfait, ces mots que dans Homere nos ignorans appellent des chevilles, & que Cicéron appelloit complementa numerorum.

Pouvons nous comprendre la beauté que Denys d’Halicarnasse trouve dans ce Vers de Phedre, rendu ainsi dans notre Langue ?

Que ces vains ornemens, que ces voiles me pèsent !

Voici les Vers d’Euripide,

Βαρύ μοι κεφαλῆες ἐπικρανον ἔχειν.

Il est admirable, suivant Denys d’Halicarnasse, à cause de cet anapeste qui convient aux grandes choses, & est propre à exciter les grandes Passions : & pouvons-nous seulement, lorsque nous lisons cet excellent Critique, entendre tout ce qu’il dit sur l’usage des demi-voyelles ? Il en compte huit, dont cinq sont simples, trois sont doubles. Le Sigma est selon lui une lettre ingratte dont les anciens Ecrivains faisoient peu d’usage.

Platon étoit si attentif à arranger ses mots, qu’il changea plusieurs fois l’ordre des quatre premiers mots de ses Livres de la République : ce qui étoit cause que du tems de Quintilien ces mots ne se trouvoient pas rangés de même dans tous les Exemplaires.

{p. 363}Nous ne comprenons pas non plus la prononciation des Anciens, lorsque nous entendons Quintilien se plaindre de ce que celle de sa Langue n’avoit pas la douceur de celle des Grecs, parce qu’elle avoit des lettres rudes. L’F rend un son, dit-il, qui n’est presque pas de la voix humaine, il faut la souffler entre ses dents. La plûpart de nos mots finissent par un M dont le son fait une espece de mugissement, au lieu que les mots Grecs finissent souvent par un U, lettre qui rend un son agréable, surtout en terminant un mot. Jucundam & in fine quasi tinnientem. Il se plaint du B, du D, enfin des accens qui n’ont pas la même douceur que ceux des Grecs. Il envie aux Grecs deux lettres, qui répandent, dit-il, l’amenité dans un discours, hilarior renidet oratio, parce que rien n’est plus doux, nullæ dulcius spirant. Il donne pour exemple ce mot zephiri. Ce même mot, dit-il, écrit avec nos lettres, rendra un son dur & barbare, surdum quiddam & barbarum.

Les Romains dans leur prononciation faisoient quelquefois breves des syllabes longues. Cicéron dit que dans ces mots inclytus, composuit, concrepuit, ils faisoient les premieres syllabes breves : pourrions-nous les faire breves en prononçant ces {p. 364}mots ? Horace fait breve la premiere syllabe de Tecmessæ, aussi bien que de Cygni. Ovide a fait breve la premiere syllabe de Progné. En prononçant ces trois mots : pouvons-nous faire breves ces trois syllabes ? S. Augustin dans son Traité de la Doctrine Chrétienne, nous apprend que Virgile a fait dans Italia la premiere syllabe longue, que jusqu’à lui les Poëtes avoient fait breve. Quelle différence y sentons-nous, & comment la faisons-nous sentir en lisant dans Virgile Italiam, Italiam ? &c.

Nous ne pouvons comprendre Cicéron quand il nous dit, Je prononçois autrefois pulcros, triumpos. Rappelé par le reproche de mes oreilles, me conformant au Peuple pour la pratique, & me reservant la théorie, j’ai prononcé pulchros, triumphos. Le discours, selon lui, doit toujours obéir au plaisir de l’oreille. Voluptati aurium morigerari debet oratio. Ainsi quand nous trouvons dans Virgile des syllabes longues qui doivent être breves, des voyelles qui se rencontrent sans qu’il y ait une élision, nous devons être certains que les graces de la prononciation en étoient la cause.

Omnia vincit amor, & nos cedamus amori.
Limenque Laurus que Dei,
{p. 365}Te amice nequivi
Credimus, an qui amant, &c.
Et bis io Arethusa, io Arethusa vocavit.

Quintilien nous dit qu’en prononçant multum ille, on ne prononçoit pas l’m. Nous sommes obligés de la prononcer. Il nous apprend qu’il y avoit un son qui tenoit le milieu entre l’u & l’i ; qu’on ne prononçoit pas optimum, comme opimum ; que dans Here on ne faisoit entendre pleinement ni l’e, ni l’i, & qu’en prononçant dans Virgile,

Quæ circum littora, circum

Les personnes attentives faisoient entendre que circum, n’étoit pas l’accusatif de Circus.

Quoique toute syllabe longue, dit-il dans un autre endroit, ait deux tems, & qu’une breve n’ait qu’un tems, il y a cependant des longues & des breves plus longues & plus breves les unes que les autres. Cette différence entre bréve & breve, longue & longue, qui ne nous est pas connue, étoit si sensible à la populace de Rome, que quand un Comédien manquoit tant soit peu paululum à cette mesure, en allongeant un peu trop une syllabe longue, ou rendant un peu trop breve, une syllabe breve, toute {p. 366}l’Assemblée se récrioit, theatra tota reclamant.

Saint Augustin nous a prévenus qu’on ne pouvoit entendre ses Livres sur la Musique, si l’on n’avoit quelqu’un qui sût prononcer, nisi auditorem pronuntiator informet. Je les ai voulu lire, & j’ai été puni de n’avoir cherché dans Saint Augustin que des connoissances frivoles, qu’il appelle nugacitates : je n’y ai rien pu comprendre dès l’entrée. Ce Dialogue commence par cette question : Lorsque je prononce pone Verbe ou ponè Adverbe (comme ponè sequens ou pone metum) je prononce deux mots qui ont les mêmes lettres & la même quantité, entendez-vous les mêmes sons ? L’interlocuteur répond non, sans doute, j’entens un son très-différent. Pouvons-nous prononcer différemment ces deux mots ?

Saint Augustin met une grande différence entre Rythme, mêtre, & Vers : il veut qu’en prononçant un Vers on fasse un silence, il ne mesure pas le Vers par pieds, mais par tems ; il compare les pieds des Vers aux nôtres, & dit que comme nous ne marchons qu’en levant & abaissant les pieds, de même à chaque pied d’un Vers, il faut élever & abaisser la voix. Voilà donc une espece de chant. Enfin {p. 367}il paroît dire que si dans ce Vers de Virgile,

Cornua velatarum obvertimus antennarum,

au lieu d’obvertimus, on lit vertimus, le mêtre y sera, mais le Vers n’y sera plus. Il est certain qu’Horace distingue les nombres des modes, quand il dit,

Accessit numerisque modisque licentia major.

S’il est le premier Poëte Lyrique Latin, c’est pour avoir le premier su donner a des Vers Saphiques & Alcaïques, les Modes de la Langue Latine,

Æolium carmen ad Italos
Deduxisse modos.

Il recommande à celle qui chantera son Poëme Seculaire, d’observer deux choses, le mêtre, Lesbium servate pedem, & le Mode, dont il marque la cadence avec son poulce, meique pollicis ictum, & il ajoute qu’un jour elle se vantera d’avoir chanté des Vers,

Docilis modorum
Vatis Horatî.

Ce ne sont point les Modes de Sapho, mais ceux d’Horace : ainsi je crois que ni Commentateur, ni Traducteur ne nous a expliqué l’éloge qu’il se donne dans l’Ep. 19 du l. 1. d’avoir, en suivant les {p. 368}nombres d’Archiloque, tempéré sa Muse avec celle de Sapho & d’Alcée, d’avoir su

Mutare modos & carminis artem.

Voilà pourquoi il n’est point un servile imitateur, & il marche le premier dans une route non frayée,

Libera per vacuum posui vestigia princeps.

Les Vers Iambes & Saphiques qu’avoit fait Catulle, avec les mêmes pieds, n’ont donc pas les mêmes nombres, les mêmes modes : sentons-nous cette différence ?

Je rapporte ces choses, ou je ne comprens rien, pour faire voir qu’il est impossible de bien expliquer la Déclamation des Anciens, puisque nous ne comprenons pas leur Prononciation, mais que chez des Peuples si attentifs à l’harmonie, la Déclamation a dû être admirable, & par conséquent n’étoit pas outrée comme nous nous l’imaginons.

§. IV. De l’idée qu’on peut se former de la Déclamation Théatrale des Anciens. §

Par tout ce que je viens de dire de l’attention des Anciens au plaisir des oreilles, & de cette prononciation pleine d’inflexions de voix, d’élévations & {p. 369}d’abaissemens, pour faire sentir non seulement la quantité des accens & des syllabes, mais la différence entre breves & breves, longues & longues ; il est aisé de comprendre que toute Déclamation publique avoit une harmonie musicale : mais il est vrai qu’il étoit aisé dans cette espece de chant très-agréable, de se laisser emporter jusqu’à un véritable chant très-vicieux. C’étoit ce qu’avoient à craindre les Orateurs & les Comédiens, & de la vient ce mot rapporté par Quintilien, de César à un Orateur : Si vous voulez parler, vous chantez ; si vous voulez chanter, vous chantez mal. Ce mot suffit pour nous donner une idée de la Déclamation des Comédiens & des Orateurs, & par-là nous pouvons comprendre de quelle utilité pouvoit être à Gracchus ce Flutteur qu’il faisoit mettre auprès de lui, quand il haranguoit le Peuple. Ce Flutteur que l’Assemblée ne voyoit ni n’entendoit, n’accompagnoit pas tout le discours de l’Orateur, mais de tems en tems lui donnoit ses tons avec un instrument appellé dans Cicéron tonorium.

Y a-t-il apparence, dit Aulugelle, que la Flutte ait accompagné un Orateur, comme un Danseur ? Il ne dit pas comme un Acteur. La Flutte accompagnoit toujours {p. 370}la Danse, & non point la Déclamation ; elle ne pouvoit être utile aux Acteurs, quand ils récitoient, que pour relever de tems en tems leur voix, & la ramener quand elle alloit jusqu’au Chant.

De quelle difficulté devoit être la Déclamation de ces Acteurs obligés de se faire entendre dans un lieu qui pouvoit contenir tant de milliers d’hommes ! Ils prenoient d’abord des leçons d’un Maître à former la voix, apellé Phonascus, & nous lisons dans Ciceron qu’avant que de monter sur le Théâtre, ils déclamoient chez eux plusieurs années, en se tenant assis & élevoient peu à peu la voix, la ramenant du son le plus aigu, au plus grave. Le Passage de Cicéron est curieux. Annos complures sedentes declamitant, & quotidie antequam pronuntient, vocem cubantes sensim excitant, eandemque, cùm egerunt, sedentes ab acutissimo sono usque ad gravissimum sonum recipiunt, & quasi quodammodo colligunt. Voilà leur apprentissage pour se rendre capables, non pas de chanter, mais de prononcer, antequam pronuntient, avec une voix très-forte.

Saint Ambroise dans son Traité du Jeûne, nous dit la même chose, ut Tragædiarum Actores primo sensim vocem excitant, {p. 371}donec vocis aperiatur iter, ut postea magnis possent personare clamoribus. Non seulement les Comédiens travailloient de bonne heure à se procurer une voix sorte : les Jeunes-Gens alors devoient avoir le même soin, puisqu’il falloit souvent parler à une multitude en plein air, comme les Orateurs, les Généraux d’Armée, les Empereurs dans les Allocutions. Caton, au rapport de Plutarque, vouloit qu’un Soldat fût terrible par le son de sa voix. Homere vante cette qualité dans ses Héros. La voix des Comédiens étoit la plus forte de toutes à cause du masque : mais dans un tems où la voix des hommes étoit ordinairement très-forte, les oreilles y étoient accoutumées. Si un de ces Comédiens anciens venoit sur notre Théâtre dans un lieu étroit & fermé, pousser sa voix comme il la poussoit sur le Théâtre de Rome, nos oreilles seroient étourdies. C’est ce qui arriva dans une petite Ville d’Espagne, où un Comédien de Rome s’avisa de vouloir donner le Spectacle d’une Tragédie à un Peuple qui n’en avoit jamais vu un pareil. Ce fait est rapporté par Philostrate dans la vie d’Apollonius. Le Peuple fut d’abord effrayé de voir paroître sur un Théâtre un homme monté sur des échasses, que sa {p. 372}chaussure, son masque, & ses habillemens faisoient paroître si grand & si gros ; mais dans l’instant que ce Comédien éleva sa voix, tous les Spectateurs qui se crurent frappés d’un coup de tonnerre, s’enfuirent.

Les Comédiens qui savoient ménager & rendre agréable cette voix de Stentor, étoient rares, & il est aisé de concevoir qu’ils pouvoient se servir comme Gracchus, d’un Joueur de Flutte, qui de tems en tems leur donnoit leurs tons, & les ramenoit à ceux de la Nature quand ils s’emportoient.

Je crois que dans les Représentations Tragiques la Flutte pouvoit faire un véritable accompagnement ; mais je crois aussi que ce n’étoit que dans les endroits tristes, dans les lamentations. Ce qui me le fait croire est ce que dit l’Auteur du Traité des Spectacles attribué à Saint Cyprien, de ces sons lugubres qu’on y tiroit d’une Flutte, lugubres sonos spiritu tibiam inflante moderatur, & de ce que dit Cicéron de l’Ombre de Polidore, adressant des Plaintes très-lugubres à Hecube : elle les adressoit au son de la Flutte, cùm fundat ad tibiam. Les Anciens pouvoient ajouter cet agrément aux lamentations. L’Elégie, suivant Dydime, étoit un Poëme fait pour {p. 373}être chanté avec la Flutte. On jouoit de la Flutte dans les funérailles ; les Anciens avoient des Fluttes de toute espece, & celles pour les chants tristes, suivant l’expression de Claudien, ferale gemiscunt.

Par cette raison, je comprens que Roscius qui jouoit aussi dans les Tragédies se faisoit accompagner dans sa vieillesse par des Fluttes plus lentes, tardiores fecerat tibias, quand il avoit besoin d’être accompagné. Dans les Comédies le son des Fluttes ne se faisoit entendre que dans le Prélude, les Intermedes, ou quand il n’y en avoit point, dans les entre-Actes. D’où vient ce mot de Plaute aux Spectateurs : Tibicen vos interea hic delectabit.

Je crois donc qu’excepté quelques plaintes lugubres dans les Tragédies, & les endroits où la voix de l’Acteur avoit besoin d’être soutenue, la Flutte n’accompagnoit que le Chant & la Danse. Aspirare Choris erat utilis, dit Horace.

Une Comédie étoit appellée un Ouvrage de Musique, comme dans Térence, qui hanc artem tractant Musicam, parce que toute Piéce de Théâtre étoit l’ouvrage de deux hommes, du Poëte, & du maître de l’Art qui avoit fait la Musique, Cantica temperabantur modis non à Poeta, sed à perito Artis Musicæ factis. C’est pourquoi {p. 374}on voit à la tête des Comédies de Térence, le nom de celui qui avoit fait les Modes. Quand on changeoit les Modes du Cantique, ce qui arrivoit quelquefois, on mettoit à la tête de la Piéce, M.M.C. c’est-à-dire, Mutatis Modis Cantici.

Il faut distinguer, Diverbium, Charitum, Canticum.

Le Diverbium étoit le dialogue, l’Ouvrage du Poëte, recité par les Acteurs : le reste étoit l’Ouvrage du Musicien.

Le Choricum étoit la Musique du Chœur, qui commençoit avant la Piéce, par une ouverture. Quand les Personnes accoutumées à aller aux Spectacles entendoient l’ouverture, elles disoient, C’est Antiope, c’est Andromaque qu’on va jouer : & Ciceron avoue qu’il n’avoit pas cette connoissance, parce qu’il n’alloit pas assez souvent aux Spectacles.

Le Canticum s’exécutoit ainsi. Une voix seule chantoit accompagnée de la flute, pendant qu’un Danseur imitoit par ses gestes une Action, qui avoit ordinairement rapport à la Piéce. Si c’étoit Andromaque, il dansoit les malheurs d’Andromaque. Ce Canticum étoit aussi nommé Soliloquium, (mot que nous rendons mal par Monologue) à cause qu’une voix {p. 375}seule chantoit, au lieu que dans le Choricum toutes les voix s’accordoient ensemble. On pouvoit dire également danser & chanter le Canticum, parce qu’il étoit dansé & chanté.

Toute Piéce de Théâtre pouvoit être intitulée à Rome Tragédie-Ballet ou Comédie-Ballet, de même que Moliere a intitulé le Bourgeois Gentilhomme, Comédie-Ballet, & Psiché Tragi-Comédie-Ballet, & de même qu’un Ouvrage de Symphonie de Lulli, est intitulé, Armide, Phaéton, &c. La Musique faite pour une Piéce, portoit le nom de la Piéce, ainsi que la Danse de cette Piéce, la Musique & la Danse étant faites pour cette Piéce. Le Sujet de la Piéce, dit Lucien, est commun au Ballet & à la Tragédie. Par cette raison les Anciens employoient indifféremment ces mots, qui nous embarrassent quelquefois, jouer Andromaque, chanter Andromaque, & danser Andromaque. Ovide écrit :

Carmina cum pleno saltari nostra Theatro,
Versibus & plaudi scribis, amice, meis.

Par le premier Vers, il veut dire seulement, vous m’apprenez qu’on joue mes Piéces, & par le second il veut dire, & qu’on applaudit à mes Vers.

Comme la Danse étoit une imitation {p. 376}par gestes d’une Action, on disoit également danser, & gesticuler, gesticulatio, c’est-à-dire, saltatio Carminis. On faisoit moins d’attention aux pas d’un Danseur, qu’à ses bras, à ses gestes, comme dit Ovide :

Brachia saltantis, vocem mirare canentis.

Quintilien ne voulant pas que l’Orateur fasse des gestes outrés, dit, je veux un Orateur & non un Danseur, c’est-à-dire, un gesticulateur de Théâtre.

Cette Danse gesticulante, qui avoit commencé dans la Grece, fut separée sous Auguste des Piéces Dramatiques ; & la Danse des Pantomimes, dont on a écrit tant de merveilles, s’exécutoit sans aucune Piéce de Poësie.

Voilà l’idée que je me suis faite des Représentations Théâtrales des Anciens : tout m’y paroît vraisemblable, & il n’y reste que deux merveilles à admirer, qui sont certaines. Celle de la Danse des Pantomimes, que nous avons peine à comprendre, & celle d’une Déclamation si belle & si exacte, que dans cette Assemblée si nombreuse & si tumultueuse, une seule syllabe prononcée un peu trop rapidement, ou un peu trop lentement, excitoit des murmures, & cependant le {p. 377}Comédien, étoit obligé de pousser avec une grande force sa voix hors d’un Masque qui lui enfermoit la tête jusqu’aux épaules.

Toute Action appartenant à l’Ame, comme dit Ciceron, & le visage étant l’image de l’Ame, Animi est omnis Actio, & imago animi vultus est ; il est certain que le Masque qui avoit plusieurs utilités, faisoit un tort considérable à l’Acteur. Nos Anciens, est-il dit dans Ciceron, n’admiroient plus tant Roscius lui-même, quand il avoit un Masque, nostri illi Senes personatum ne Roscium quidem magnopere laudabant. Puisque ce Roscius dont on voioit briller les yeux au travers de son Masque, savoit jetter le trouble des Passions dans les Spectateurs, & les faire pleurer, il falloit qu’il eût su pousser à une extrême perfection, une Déclamation dont l’exécution étoit si difficile.

Il ne faut donc pas prendre à la lettre ce Vers de Juvenal,

Grande Sophocleo carmen bacchatur hiatu,

ni quelques autres passages des Anciens qui semblent faire entendre qu’au lieu d’une voix naturelle, l’Acteur Tragique poussoit de grands cris, & pour ainsi dire heurloit. C’est ce qui arrivoit souvent, {p. 378}parce que les mauvais Comédiens sont plus communs que les bons, & les cris des mauvais Acteurs Tragiques, donnerent lieu aux railleries de Lucien : mais puisque par d’autres passages, nous apprenons que souvent les Spectateurs étoient en larmes, nous ne devons pas douter que la Déclamation ne fût alors très-naturelle.

Je me suis attaché dans ce Chapitre à détruire quelques opinions de l’Abbé du Bos, parce que par la maniere dont il explique quelquefois les passages qu’il cite des Anciens, ceux qui sans remonter aux sources se contentent de lire son Ouvrage, peuvent être souvent trompés. Je n’en rapporterai plus qu’un exemple.

Le Spectacle que donnoient les Pantomimes étoit celui où le Geste & le Chant étoient véritablement partagés entre deux hommes, le Chanteur & le Gesticulateur, suivant cette ancienne Epigramme :

Quæ resonat Cantor, motibus ipse probat, &c.

Pour expliquer ce Spectacle étonnant, dans lequel un Acteur, toujours muet, exécutoit lui seul toute l’Action d’une Tragédie, l’Abbé du Bos distingue deux sortes de Gestes, ceux qui sont naturels, & ceux qui étant d’institution, ont une {p. 379}signification arbitraire : selon lui les Pantomimes employoient les uns & les autres, & n’avoient pas encore trop de moyens de se faire entendre.

Puisque leur langue factice étoit pareille à celle des Muets du Grand Seigneur, que sont obligés d’apprendre, comme le dit M. de Tournefort, ceux qui sont reçus dans le Sérail ; comment le Peuple pouvoit-il tant aimer des Acteurs qu’il ne pouvoit entendre ? Les Anciens nous disent que le Pantomime avec un Geste éloquent, eloquente gestu, rendoit tout intelligible : Tout ce qu’il imitera, dit Manilius, vous le croirez voir, surpris de l’image de la vérité,

Quodque aget, id credes stupefactus imagine veri.

Un Spectateur qu’étonne l’image de la vérité, n’est pas attentif à des gestes d’institution, & à comprendre une Langue arbitraire. Un Pantomime se faisoit entendre de toutes les Nations, puisqu’un Prince Etranger en demanda un à Néron, afin, disoit-il, qu’il me serve d’Interprete avec tous les Ambassadeurs. Ce seul mot prouve la fausseté de l’opinion de l’Abbé du Bos : il est étonnant qu’il veuille persuader une opinion si inconcevable, & encore plus étonnant qu’il la croie autorisée {p. 380}par le Passage suivant de Saint Augustin.

Autrefois, dit S. Augustin, quand les Pantomimes commencerent à jouer sur le Théâtre de Carthage, un Crieur public annonçoit au Peuple ce qu’ils alloient jouer. Nous avons encore aujourd’hui des Vieillards qui se souviennent d’avoir vu cet usage, & nous ne devons pas avoir de peine à les croire, puisqu’encore aujourd’hui, si quelqu’un qui n’a encore aucune connoissance de ces bagatelles, va au Spectacle, il n’entend rien, si son voisin ne lui explique ce que veulent dire tous ces gestes. Comment pourroit-on nous expliquer sur le champ, tous les mots d’une Langue inconnue, que quelqu’un parleroit devant nous rapidement ? Ce que Saint Augustin veut dire est très-clair, & n’a aucun rapport au sentiment de l’Abbé du Bos.

Les Sujets qu’exécutoient les Pantomimes étant très-connus à Rome, ils n’avoient pas besoin, avant que de commencer une Piéce, de faire crier, c’est Andromaque, c’est Priam, c’est Hercule, &c. que nous allons représenter : ils furent dans cette nécessité lorsqu’ils vinrent s’établir à Carthage, chez un Peuple à qui tous ces Sujets étoient nouveaux : quand il y fut accoutumé, cet usage cessa, il ne falloit {p. 381}instruire du Sujet de la Piéce, que celui qui la voyoit pour la premiere fois.

En relevant ainsi quelques erreurs de l’Abbé du Bos, je ne prétens pas lui faire un tort considérable. Un homme n’en est pas moins estimable, pour être (je rappelle ici les termes de Saint Augustin) peu instruit de toutes ces bagatelles : talium nugarum imperitus.

{p. 382}

RECAPITULATION. §

On peut ignorer toutes les matieres qui font l’objet de ce Traité, puisque la Poësie Dramatique, quoiqu’elle puisse être utile par elle-même, est presque toujours pernicieuse par la faute des Poëtes. Il est très-certain que les premiers qui éleverent des Théâtres n’eurent pas en vue l’utilité publique, & ne les éleverent pas pour y placer des Prédicateurs. Nous avons vu Solon frapper la terre avec colere en s’écriant que de pareils amusemens parleroient plus haut que les Loix ; nous avons vu à Rome les Censeurs faire souvent abattre les Théâtres ; & Pompée, pour mettre le sien à l’abri de leur sévérité, en vouloir faire un Edifice saint, en le consacrant à une Divinité, à Vénus. Le Théâtre d’Athenes étoit consacré à Bacchus. Voilà chez les Anciens les deux Divinités des Théâtres. Les personnes graves qui à Athenes & à Rome murmurerent contre ces Plaisirs, passerent sans doute pour des hommes de mauvaise humeur, pour des Rigoristes, & nous avons avons vû que la fureur des Athéniens pour ces plaisirs {p. 383}causa à la fin leur ruine entiere, & que la même fureur causa aussi celle des Romains.

L’Antique Tragédie fut cependant grave & majestueuse. J’avoue qu’elle dégénéra ; mais dans le tems même qu’elle étoit majestueuse, n’étoit-elle pas dangereuse ? Et les Philosophes avoient-ils tort de dire, que par ces lamentations continuelles qu’elle faisoit entendre, elle énervoit le courage des hommes ? Il est très-bon, comme je l’ai dit, d’exciter en nous la Pitié, & d’entretenir cette sensibilité que la Nature nous a donnée pour les malheurs de nos semblables ; mais les Poëtes Tragiques plus empressés d’amuser que d’instruire, pour exciter dans les Spectateurs une violente émotion, faisoient retentir les plaintes de malheureux qui s’abandonnant à la plus vive douleur, loin d’apprendre à supporter les maux de la vie, & les injustices avec patience, étoient les modeles de toute l’impatience d’une Nature irritée, & qui demande vengeance.

Philoctete ne fait un long récit de ses souffrances, que pour pouvoir exhaler sa colere contre les Atrides.

Aux Atrides cruels, voilà ce que je dois.
Voilà ce qu’ils m’ont fait. Que les Dieux le leur rendent.

{p. 384}Quel tragique Spectacle que celui d’Hercule mourant sur le mont Oëta ! Ce morceau de Sophocle que j’ai autrefois traduit avec tant de plaisir, est admirable : mais n’exprime-t-il pas la fureur de la vengeance, & l’impatience de l’homme dans la douleur ?

O supplice ! O douleur ! O perfidie ! O crime !
Femme horrible, faut-il que je sois ta victime…
Tu m’as enveloppé de ce voile mortel,
Ce voile que pénétre un poison si cruel,
Voile affreux, qu’ont tissu Megére & Tisiphone.
Tout mon sang enflammé dans mes veines bouillonne.
Je succombe, je meurs, brûlé d’un feu caché
Qu’allume en moi ce voile à mon corps attaché.
Ainsi ce que n’ont pu dans l’horreur de la guerre,
Centaures, ni Geans, fiers Enfans de la terre,
Ce que tout l’Univers n’osa jamais tenter,
Une Femme le tente, & peut l’exécuter.
Mon fils, soutiens ton nom. Ton amour pour ton Pere
Doit effacer en toi tout amour pour ta mere.
Va chercher ; va saisir celle qui m’a trahi,
Traîne-la jusqu’à moi, va, cours, & m’obéi.
Cours venger…. Mais hélas ! Que fais-je misérable !
Je pleure, &c.

Ce Tableau est celui de la Nature. Mais cette Nature est-elle admirable ? Est-elle {p. 385}utile à représenter ? Quand je lis dans Homere les fureurs d’Achile, comme je lis tranquillement, j’ai le tems de réflechir, & de le condamner ; mais un Spectateur n’a pas le tems de réfléchir, & un habile Comédien le pénetre malgré lui, de tout ce qu’il prononce,

Le jeu des Passions saisit le Spectateur,
Il aime, il hait, il craint, & lui-même est Acteur.

Nous ne devons donc pas trouver étonnant que ces Spectacles ayent déplu aux Anciens Philosophes, qui pensoient que les hommes y pouvoient perdre leur courage.

Pourquoi les Grecs ont-ils aimé une Tragédie si terrible ? Ils pouvoient sans doute en choisir une voluptueuse. Ils connoissoient aussi bien que nous la passion de l’Amour, & du tems de leurs grands Poëtes, brilloit la fameuse Aspasie, qui par sa beauté & son esprit captivoit Pericles, & que Socrate lui-même alloit voir. Les Grecs si habiles dans tous les beaux Arts, connurent de bonne heure le véritable goût de chaque Piéce de Poësie.

Elle cherche à amuser les hommes, & comme ils sont enfans, ils ne haïssent rien tant que la tranquillité. Pour arracher {p. 386}leur ame à cette oisiveté qui fait son ennui, il faut ou la rendre attentive à un pompeux récit de merveilles qui la tiennent dans l’admiration, ou frapper en elle cette partie pleureuse, dont parle Socrate [p. 67] qui est insatiable de larmes, ou, ce qui est plus difficile, satisfaire la partie gaye, qui ne veut que rire.

La Poësie Dramatique s’attacha à contenter la partie curieuse qui veut des merveilles. Delà tant de fictions extravagantes chez les Poëtes, & dans nos Romans de Chevalerie.

La Tragédie s’attacha à frapper la Partie pleureuse, & comme ce ne sont point les plaintes des Amans, qui ont toujours quelque chose de puérile, qui la frappent vivement, elle fit entendre de véritables gémissemens, & voilà pourquoi Aristote ne recommande que des Sujets terribles : il veut que les Poëtes Tragiques fassent pleurer.

Ainsi la Poësie Epique vit nécessairement du Merveilleux, la Tragédie vit de Larmes, & la Comédie doit vivre des Ris.

Non seulement il faut louer les Grecs d’avoir si bien connu ce qui convient à chaque espece de Poësie, il faut encore les louer d’avoir dans la Poësie {p. 387}Dramatique si promptement connu cette vraisemblance d’une Action, ces trois Unités, dont nous avons eu tant de peine à comprendre la nécessité.

On peut, dans le Promethée d’Eschyle, considérer la Tragédie naissante & informe, un Spectacle fait pour amuser le Peuple par des Décorations & des Machines, des Personnages apportés dans les airs, & une fille que le Chœur appelle Fille cornue ; c’est Io, moitié Vache, qui se croit piquée par une mouche, qui la poursuit, & qui crie, α, α, ε, ε, εα, εα, ιω, ιω, &c. Dans cette Tragédie informe, on trouve déja une Action grande, une, & qui se passe dans le même lieu. Et comment cette Unité ne seroit-elle pas observée ? Le principal Personnage qui depuis le commencement jusqu’à la fin est sur la Scene, y est attaché à un rocher par des clous de diamant qui lui percent la poitrine. Quelle différence entre cette Tragédie si simple, & les anciennes Piéces Angloises, Hollandoises & les nôtres !

La Tragédie Moderne fut longtems très-galante, j’en ai dit la raison, & non contente de parler un langage qui l’avilit, elle fut longtems sans connoître aucune vraisemblance dans l’Imitation. Le désordre regna par tout.

{p. 388}J’ai placé l’Epoque de sa véritable renaissance à Corneille, qui prit une route très-différente de celle des Grecs, & créa, pour ainsi dire, une nouvelle espece de Tragédie, qui est très-peu pleureuse. Sa Cornélie même s’adressant à l’Urne de Pompée ne fait point verser de larmes, puisqu’elle n’en verse pas,

N’attendez point de moi des regrets ni des larmes.

Elle ne fait point éclater, en regardant cette Urne, les αῖ, αῖ, φευ, φευ, des Grecs : elle jure de se venger,

Faites m’en souvenir, & soutenez ma haine,
O cendres, mon espoir aussi bien que ma peine.

Cinna, Rhodogune, ne nous coutent point de larmes, notre grand Corneille nous fait rarement pleurer ; mais pour me servir du terme de Madame de Sévigné, il nous fait souvent frissonner, il nous tient toujours dans l’admiration, presque jamais dans la douleur.

Cette Tragédie, qui n’a pu être soutenue que par un Génie très-grand & très-rare, est certainement admirable : mais est-elle la véritable ? Elle ne l’est point, si les hommes aiment mieux être dans la douleur que dans l’admiration.

Les Principes d’Aristote, que j’ai rapportés, {p. 389}sont donc toujours également vrais, & sont confirmés par celle de nos Tragédies que nous appellons la plus parfaite. Athalie nous coute des larmes, nous tient dans la Crainte & dans la Pitié, & en même tems dans l’admiration, puisque le caractere du Grand-Prêtre est d’autant plus admirable, qu’il est très-opposé aux caracteres que demande la Tragédie ; elle veut des hommes qui s’abandonnent à la tempeste des Passions, & celui-ci est toujours dans le calme. Cette Piéce est non seulement faite pour les Personnes éclairées, mais si elle étoit représentée devant le Peuple, je suis persuadé, comme je l’ai dit, qu’on verroit le Peuple même, attentif à l’Action, s’attendrir, pleurer, & être dans la crainte jusqu’à la Catastrophe.

Elle confirme donc tout ce que j’ai avancé sur la Tragédie, & en même-tems ce que j’ai dit sur son utilité, puisque ne pouvant jamais inspirer que l’horreur du crime & l’amour de la vertu, elle peut être lûe sans aucune crainte par un homme même qui penseroit comme Socrate [p. 75.] qu’un Etre immortel qui ne doit travailler que pour l’Eternité, doit toujours être en garde contre la Poësie, & ne l’écouter qu’avec crainte, s’il veut conserver l’œconomie de son ame.

{p. 390}C’est cette œconomie que les Poëtes Tragiques cherchent à déranger, pour nous plaire ; cependant ne la trouble pas qui veut. L’Auteur d’Athalie a réussi mieux qu’un autre à plaire en la troublant ; il a enfin tenté de plaire en la respectant, & même en représentant un homme qui la conserve toujours. Il a encore mieux réussi, & en donnant à la Tragédie cette majesté inconnue, il a fait voir quel Génie il avoit.