Secousse, curé

1760

Lettre d’un curé à M. M[armontel]

Édition de Doranne Lecercle
2018
Source : Secousse, curé, Lettre d’un curé à M. M[armontel], [PARIS], 1760, p. 3-38.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

[EN-TETE] §

LETTRE
D’UN CURÉ
DU DIOCÈSE DE ***
A M. M***
Sur son Extrait Critique de la Lettre de
M. Rousseau à M. d’Alembert.
[...]

EN FRANCE
M DCC LX.

{p. 3}

Permettez, Monsieur, que je vous ouvre mon cœur, quoique je n’aie l’avantage de vous connaître que par l’Ouvrage périodique dont vous êtes chargé. Vous n’en serez pas surpris quand vous saurez les raisons qui m’y déterminent. La Lettre de M. J. J. Rousseau de Genève à M. d’Alembert, a fait trop de bruit pour que je négligeasse de {p. 4}m’en procurer la lecture. J’apprenais de toutes parts qu’il y avait jeté quantité d’idées neuves et vigoureuses sur le danger des Spectacles, tels même qu’on les représente parmi nous, et usé de ces coups de force qui surprennent, réveillent, et donnent enfin ouverture à d’utiles réflexions. Je cherchai donc à profiter de ses lumières, et à me fortifier de ses preuves sur un sujet de controverse auquel on affecte de nous ramener perpétuellement. Je sus que vous aviez donné dans votre Mercure un Extrait critique de cet Ouvrage. Je voulus voir par moi-même quel expédient vous aviez enfin trouvé pour concilier le Monde avec l’Evangile. Je reconnus bientôt que vous suiviez le grand courant des idées reçues par les Partisans du Théâtre. Mais ce qui me surprit le plus, ce fut la façon dont vous vous expliquiez aussi, à l’occasion du Cid, {p. 5}sur le duel, ce monstre que les Lois et le bon sens auraient depuis longtemps étouffé, si les passions des hommes n’étaient souvent plus fortes que le bon sens et les Lois.

Ce sont deux points, Monsieur, sur lesquels je ne puis vous dissimuler que notre façon de penser est totalement différente. Vous verrez mes motifs dans les courtes réflexions que j’ose ajouter à celles de M. Rousseau, et de tant d’autres 1 qui avant lui ont traité cette matière, et dans quelques remarques que je hasarderai sur l’étrange manie de prétendre se laver d’une injure, en se couvrant d’un nouvel opprobre. Car à le bien prendre, est-il action plus déshonorante que de machiner de sang froid sa propre destruction, ou celle de son semblable ? Or tout cartel de défi est-il autre chose ? Au {p. 6}reste, mon zèle n’aura rien d’amer. J’ai toujours cru que la route la plus sûre et la plus courte pour gagner les cœurs, et percer jusqu’à l’esprit, était la charité.

Sans cesse on nous redit que le Théâtre en soi n’a rien d’illégitime ; que jamais il ne fut moins dangereux pour les mœurs ; qu’on n’y fait point de mal, qu’on en sort l’esprit aussi pur et le cœur aussi calme qu’on y était entré ; que c’est même une école de vertu ; que si les Pères et les Conciles se sont élevés avec tant de force contre les représentations théâtrales de leurs temps, c’est qu’elles offraient alors mille excès visiblement répréhensibles, qu’on a heureusement bannis des Spectacles d’aujourd’hui : qu’après tout il est bien étrange que nous veuillons être plus austères sur le maintien des bonnes mœurs, qu’on ne l’est sous les yeux du Souverain {p. 7}Pontife, à Rome même, « de qui nous avons appris notre Catéchisme, et où l’on ne croit pas que des Dialogues récités sur des planches soient des infamies diaboliques »2, comme s’exprime M. de Voltaire.

Pour répondre à tant de prétextes, sans remettre sous les yeux ces excellentes répliques que présentent les Traités connus sur cette matière, je me borne à une simple supposition, dont l’application ne sera pas difficile, et à quelques courtes observations qui en sont la suite. Je suppose donc dans Paris, et ailleurs, de vastes Salles, préparées avec tout le goût et toute l’intelligence possible ; là, tous les Citoyens bien ou mal disposés (ces derniers, remarquons-le bien, sont les plus nombreux :) tous seraient invités de s’y rendre chaque {p. 8}jour de la semaine, sans en excepter aucun, pour y entendre pendant deux ou trois heures consécutives, quoi ? des invectives continuelles contre les Lois, sous la protection desquelles nous vivons tranquilles et sans inquiétude : d’indécentes sorties contre leur sévérité et leur rigueur. Là, une Symphonie enchanteresse, une Musique molle et insinuante, une Poésie forte et harmonieuse, des Danses séduisantes, des Voix mélodieuses, encore embellies par tout ce que l’Art y a pu ajouter d’agréments, se réuniraient pour souffler de toute part un feu contagieux, et exagérer tous les prétendus avantages d’une liberté sans bornes et sans mesure. On y chanterait sans cesse, sans cesse on y répéterait à son honneur ces hymnes séditieux : « O liberté, aimable liberté, mère des plaisirs, unique source du parfait bonheur ! O toi, présent inestimable {p. 9}du Ciel, et le plus pur des dons de sa libéralité, jusques à quand de tristes Lois, une tyrannique Autorité t’imposeront-elles de dures entraves ? De quel joug impérieux et insupportable cherche-t-on à nous accabler ? L’homme est-il donc destiné au frein et à l’esclavage ? Une gêne éternelle nous enlèvera-t-elle toujours tes faveurs ? Brisons nos chaînes, rompons ces fers, renversons ces Tribunaux qui se parent des armes de la justice, et qui en abusent pour te détruire. Abattons ces noires prisons, réduits obscurs de la contrainte et de la misère. Détruisons ces tours et ces murs, odieux instruments de notre servitude, également impénétrables au jour et à tes douceurs. Combattons de concert la Tyrannie, ce monstre implacable qui t’obsède. O Liberté, Liberté, l’apanage le plus précieux de l’humanité, et qu’aucun autre ne peut remplacer ! »

Ainsi et d’une maniéré plus insinuante {p. 10}encore semerait-on dans tous les cœurs le germe de la rébellion et de la discorde.

Or je vous le demande, répondez-moi sans détours, vous Courtisans assidus qui ne fréquentez pas la Cour sans prétentions ; vous bons Français toujours distingués par votre amour pour vos Chefs et pour vos Conducteurs ; vous sages et prudents Magistrats, qui par zèle pour le bien public dont vous êtes le plus ferme appui, ne vous occupez qu’à maintenir les Lois et la plus exacte Police, parlez de bonne foi ; serait-ce dans ces Réduits consacrés à la licence et à la révolte que vous iriez chercher à vous délasser de vos travaux et de vos fatigues ? Pourriez-vous bien dire que vous n’y chercheriez qu’un honnête amusement, et vous vanteriez-vous de n’y point faire de mal, et d’en sortir tranquilles comme vous {p. 11}y seriez entrés ? Y conduiriez-vous votre famille, vos enfants, vos amis ? Et ce que vous y auriez vu et entendu, ferait-il le perpétuel sujet de vos entretiens les plus familiers ?

Eh non, eh non. J’ai meilleure opinion de vous que vous-mêmes. Assurément vous ne commettriez pas une telle imprudence. Et pourquoi donc n’avoir pas la même réserve à l’égard de nos Spectacles ? Ils présentent à la vérité un autre genre de séduction, mais également à redouter, puisque c’est contre Dieu même qu’on s’y élève et contre son Evangile : puisque la pureté de la Religion y est pareillement combattue et anéantie, ainsi que le prouvent beaucoup mieux que je ne le ferais, ces excellents Ouvrages que j’ai déjà cités, et que je vous invite à consulter.

Il faut en convenir, puisqu’il est {p. 12}vrai, la seule raison d’une conduite si peu conséquente, c’est que tout ce qui attaque et détruirait, s’il était possible, la pureté de la Religion, nous fait bien moins de sensation, que ce qui tendrait à troubler notre tranquillité et notre repos, dont nous sommes tout autrement affectés.

Ce n’est pas que je fusse absolument opposé à l’établissement de tout Spectacle. Le P. Porée3 ne les jugeait pas mauvais de leur nature, mais tels qu’ils sont parmi nous ; et cela par la faute des Auteurs, des Acteurs et des Spectateurs, et principalement de ces derniers. Un Médecin4 compte la Musique parmi les précautions nécessaires à un bon régime, et en fait une partie de sa Thérapeutique. L’Abbé de Saint Pierre, ce Citoyen décidé dont les rêves ne roulaient que sur les moyens de procurer le {p. 13}bonheur du Genre humain, qui dans cette vue a laissé de très bons Mémoires qu’il faudra revoir un jour, si les hommes s’avisaient jamais de vouloir être heureux ; l’Abbé de Saint Pierre voulait des Spectacles, mais avec des tempéraments qui fortifient ma Thèse. Il élevait un Théâtre, mais moral : un Théâtre qui tournât au profit du cœur et de l’esprit ; qui formât des Citoyens, des Pères et des Mères de famille, des Enfants et des Sujets dociles ; qui ne respirât que l’honneur et la probité ; qui rectifiât les fausses idées et les remplaçât par de plus justes ; qui mît un frein aux passions et apprît à les régler ; qui fût ennemi déclaré du vice et épargnât le vicieux : persécuteur infatigable de tout ce qui conduit au détriment de la Société : protecteur zélé de ce qui en serre les liens ; qui montrât le crime et le vice dans toute leur difformité, et {p. 14}la vertu dans tout son lustre : en un mot, qui ne proposât que de bons exemples, et couvrît de confusion les mauvais. L’Abbé du Jarry, célébré Prédicateur, avait eu la même pensée. Sur ce pied-là nous sommes d’accord.

Mais, me répondit froidement quelqu’un à qui je proposais ce point de vue, que je plaindrais les Entrepreneurs d’un tel Spectacle ! Il avait raison ; ce serait pour leur ruine et celle de leurs Créanciers. Dès- ors plus d’Acteurs ou d’Entrepreneurs qui osassent se renfermer dans ces bornes étroites et modestes que nous leur prescrivons. Plus d’Auteurs qui s’avisassent d’adopter un plan qu’ils verraient clairement ne pouvoir réussir. Les uns et les autres, qui ont sondé le goût du Public, se trouveraient donc forcés de s’arranger sur ses dispositions, s’ils voulaient s’assurer sa présence et ses suffrages. {p. 15}De là suit évidemment le danger du Spectacle, contre lequel nous réclamons par ces motifs. Ils démontrent que c’est la dépravation du cœur et l’opposition aux règles austères de la Religion qui y attirent le plus grand nombre.

Et dans le fait5, Saint CharlesI ayant obtenu du Gouvernement qu’on ne représentât que des Pièces qu’il eût approuvées, il n’en fallut pas davantage pour forcer les Comédiens, effrayés des conséquences de cette loi, à renoncer à tout établissement dans son Diocèse.

Ce seul fait décide la question. Voilà ma preuve complète ; et j’ai droit de conclure que ce n’est pas le pur besoin d’un délassement honnête et sans danger qui entraîne aux Spectacles. S’ils étaient épurés {p. 16}comme on le soutient ; ils resteraient déserts et abandonnés. On fuirait un amusement insipide qui n’opérerait que du dégoût. C’est donc un cœur tourné vers le mal, un cœur déjà gâté, ou qui cherche à l’être, qui y conduit le plus communément. On ne veut donc pas y trouver un remède, mais un poison, et ma controverse pourrait ne pas aller plus loin.

Il est cependant facile de la fortifier par des exemples dont nous sommes tous les jours témoins. Combien de fois, nous Pasteurs chargés du soin des Ames, ne devenons-nous pas les tristes dépositaires des épanchements de cœur de ces Parents qui gémissent de voir les appuis de leur maison se livrer à mille folles dépenses qui les ruinent, ou à des écarts plus criminels encore qui les déshonorent ; de tendres Epouses qui versent des larmes les plus amères sur la bizarrerie insultante {p. 17}de leurs époux, qui leur préfèrent, aux dépens de leur santé et de leur fortune, les vils objets de leur scandaleuse complaisance. Ces pères et mères, ces épouses désolées ne nous en imposent point. Qui est-ce qui l’ignore ? Ces désordres ne sont-ils pas le sujet des conversations les plus communes du Parterre, des Loges, des Balcons, des Promenades et des petits Soupers ? Pour qui sont préparés tant d’appartements, décorés avec la plus voluptueuse élégance ? Pour qui tant de pompeux équipages, objets tout à la fois de la curiosité, de l’étonnement, de l’indignation, du mépris et du scandale public ? pour qui tant de profusions d’un luxe qui n’a plus de bornes, si ce n’est en grande partie pour les complices effrénées de tel homme opulent, de tel grand Seigneur, de tel Magistrat même, qu’on nomme et qui peut-être se {p. 18}trouve flatté d’être nommé ? Or considérons l’origine de ce débordement de mœurs, et nous en verrons une des principales sources dans ces Assemblées séduisantes où tout se réunit pour corrompre le cœur, et jeter un ridicule sur tout ce qui tend à en modérer les passions. La preuve en est sensible quand on compare cette condamnable conduite, avec celle de ces âmes pures qui font notre consolation : de ces âmes qui ne rougissent point de faire le bien devant le Seigneur, et qui n’ont jamais fléchi le genou devant Baal. Pourquoi fuient-elles comme l’aspic et le scorpion ces hauts lieux tant de fois reprochés au Peuple d’Israël dans les Ecritures ? (Je puis bien sous un certain point de vue les mettre en parallèle avec nos Théâtres.) C’est qu’elles sont convaincues que le grand art d’éviter les chutes, est d’écarter les occasions {p. 19}prochaines ; que les aimer, les rechercher, s’y complaire, c’est vouloir tomber infailliblement dans les abîmes qu’elles creusent sous nos pas ; et que ce n’est point en y apportant de l’aliment, qu’on parvient à arrêter le ravage d’un incendie.

C’est par ces raisons que l’Eglise sera toujours irréconciliable avec les Théâtres tels que nous les avons. Le salut de ses Enfants lui est trop cher, pour souffrir ce qui y met obstacle. C’est par ces mêmes vues que ses Pasteurs ne cesseront jamais de tonner contre un abus si dangereux. Les principes qui les guident sont uniformes, et les conséquences qu’ils en tirent sont les mêmes. On nous objecte Rome et ses usages. Ils ne différent point des nôtres. L’Abbé de Rancé6, embarrassé de ce reproche, ne pouvait comprendre « qu’une chose si mauvaise (il parlait de l’Opéra) fût appuyée {p. 20}d’une si grande autorité ». Mais en le supposant, il soutenait « qu’elle ne changeait pas de nature ». Il se trompait sur le fait, ne sachant pas ce qui s’était passé en 16967, où à l’occasion d’un Jubilé, les Comédiens Français hasardèrent de présenter à Innocent XII une Supplique tendante à lui demander d’y participer, et à se plaindre du refus qu’on faisait de les absoudre. On n’y eut aucun égard, et ils restèrent sans Jubilé, excommuniés et Comédiens. Certains dialogues récités sur des planches, passent donc à Rome, comme ailleurs, pour des infamies diaboliques. M. Bandiera8 ne balance pas à le croire. On lit dans cet Auteur Italien que quoique la Musique soit un amusement dangereux, mais qui peut être innocent, on ne doit pas toujours {p. 21}l’interdire aux femmes que leurs richesses ou leur condition mettent à couvert de ses suites ; mais qu’il en faut défendre l’étude aux filles pauvres et de basse naissance, parce que cette science en fait des Chanteuses et des filles de Théâtre ; profession avec laquelle il est impossible d’allier la vertu et le Christianisme. Il condamne en général toute danse, et la regarde comme un exercice aussi contraire au bon sens qu’aux bonnes mœurs. Pour ne pas trop se raidir contre les usages reçus, il consent néanmoins qu’on fasse apprendre à danser aux jeunes filles, après leur avoir choisi un Maître d’une vertu reconnue. Ce n’est pas un Curé qui fait son Prône et son métier, suivant un propos assez commun, qui enseigne toute cette bonne Doctrine ; c’est un homme du monde qui sait apprécier la valeur de chaque chose, et qui se décide d’après des expériences journalières.

{p. 22}Le célébré Louis-Antoine Muratori, Bibliothécaire du Duc de Modène9, s’emporte fort contre les Comédies et les Opéra d’aujourd’hui. Il traite Molière d’Auteur pernicieux, lequel, dit-il, ne tend qu’à concilier du crédit et de l’autorité au crime, en décriant ceux qui s’y opposent, ou en apprenant aux jeunes gens l’art de tromper des parents chargés de leur conduite. Il n’excepte aucune de ses Pièces, et ne fait pas même grâce au Misanthrope. On ne peut pas être plus contraire à ce que vous avancez, Monsieur, sur le même Molière dans votre Dissertation.

Voici un autre Italien, Comédien lui-même, qui après trente-cinq ans d’expérience convient que le Spectacle, tel qu’il est parmi nous, nuit aux bonnes mœurs. C’est le fameux Riccoboni10. Il va plus {p. 23}loin11 : il soutient que « les sentiments les plus corrects sur le papier, changent de nature en passant par la bouche des Acteurs, et deviennent criminels par les idées corrompues qu’ils font naître dans l’esprit du Spectateur même le plus indifférent ».

Qu’on nous oppose donc maintenant, si l’on veut, avec le Théologien traité d’illustre par sa qualité et son mérite dans le Recueil des Pièces de Théâtre de Boursault, où sa Lettre est insérée ; qu’on nous oppose, dis-je, l’exemple de quelques Religieux de Rome chez qui la coutume, y est-il dit, semble avoir prescrit contre la bienséance de leur état ; nous répondrons, 1°. que la Lettre du Père Caffaro Théatin, qui se trouve dans le Recueil du Poète Boursault, n’est pas de ce Religieux, et qu’il l’a désavouée dans une Lettre adressée {p. 24}à M. de Harlai, Archevêque de Paris, et imprimée en Latin et en Français, afin qu’elle fût plus connue. 2°. Que les exemples ne forment ni lois ni décisions, et qu’on ne nous en citera jamais émanées de cette Capitale du Monde Chrétien, qui annoncent que le Spectacle est compatible avec la pureté d’une Religion dont l’un des principaux caractères est le renoncement à soi-même, et à toutes les pompes et vanités du siècle12.

{p. 25}

Mais le Cid, Athalie, Esther, Polyeucte, etc. seront-ils donc compris dans cet anathème rigoureux ? Vous venez de voir que, suivant la pensée de Riccoboni, les sentiments les plus corrects changent de nature en passant par la bouche des Acteurs : bien entendu qu’il y comprend aussi les Actrices, à qui il nous apprend13 qu’Innocent XI défendit de monter jamais sur {p. 26}aucun Théâtre ; c’est nous dire assez qu’à Rome on est sur cet article plus sévère qu’en France. Mais le Cid, après tout, n’a-t-il pas lui-même ses dangers ?

Si je cite pour le prouver un exemple tiré d’un âge qui n’est pas bien éloigné de l’enfance, souvenons-nous qu’il est des enfants à tout âge, surtout quant à la violence des passions. Je me rappelle donc que dans le cours de nos études quelques-uns de mes Camarades trouvèrent le moyen d’assister à une représentation de cette Pièce. C’était un crime capital selon les lois qui nous étaient prescrites. Elle était bien sage cette discipline, comme on va le voir. Vous ne sauriez croire de quel bouleversement en conséquence furent agitées ces jeunes et pétulantes cervelles. On ne parla plus que d’avoir raison d’une insulte, que de tirer vengeance, que de {p. 27}se battre. Les têtes furent tellement renversées, qu’il y eut cartel donné, défi accepté, champ de bataille indiqué, seconds choisis ; rien n’y manqua que l’exécution. Par bonheur le souvenir du châtiment survint tout à propos ; il rafraîchit les esprits, et calma cette fougue ; et l’arène où cette ridicule Tragi-Comédie devait se jouer, ne fut point ensanglantée. Un d’eux qui n’était rien moins que brave, nous avoua que dans l’enivrement où l’avait mis ce chef-d’œuvre de Corneille, il eût été tenté de percer de son épée, qu’assurément il ne savait pas manier, le premier qui en sortant l’eût coudoyé, même innocemment, ou lui eût marché sur le pied. Jugez quel ravage doit faire dans une tête qui n’est pas bien ordonnée, (et vous m’avouerez qu’il n’en est pas mal de cette espèce,) un sentiment plus naturel, plus tendre, plus humain, {p. 28}plus analogue à notre cœur, quand un Spectacle où l’on ne néglige rien pour l’ébranler, va le réveiller dans une âme toute disposée à en recevoir les impressions.

C’est là cette Pièce que vous nous faites valoir comme une des plus morales et des plus intéressantes qui aient jamais paru sur aucun Théâtre du monde. Intéressante, je le passe ; morale, c’est ce que je veux discuter.

J’ai appris dans ce Catéchisme qui nous vient de Rome, au rapport de M. de Voltaire, comme dans celui de Paris et dans tous les autres de l’Univers, que notre vie appartient à Dieu et à la Patrie ; que nous en sommes seulement les dépositaires ; que le véritable honneur consiste à les bien servir ; que le courage est moins dans le mépris de la mort, que dans le motif qui l’inspire ; que la vengeance est un crime, l’homicide {p. 29}un forfait, le suicide une extravagance qui ne peut partir que d’un cerveau troublé par de noires fumées.

D’après des principes si sensés, quel est mon étonnement de lire dans un Ouvrage aussi répandu que le Mercure, que Corneille, dans sa Pièce du Cid, autorise à la vérité le duel, mais « dans un Fils qui venge son Père, et qui de deux devoirs opposés choisit le plus inviolable » ! Il est donc permis de venger son Père par soi-même, et de sa propre autorité ? La vengeance, totalement réservée à Dieu et au Magistrat, souffre donc ce correctif et ce motif de dispense, quand c’est l’amour paternel qui l’exige ? Bien plus, c’est un devoir, un devoir étroit, un acte de vertu ; le devoir le plus sacré de la Nature, puisqu’il est inviolable. Toute idée de vengeance disparaît alors ; il n’y a plus que la piété qui se montre et qui se signale. {p. 30}Que n’ajoutiez-vous que ce n’est plus le cinquième Commandement du Décalogue que l’on viole, mais le quatrième qu’on accomplit dans sa plus étroite obligation ?

Il est vrai que vous traitez le duel d’usage barbare ; c’est quelque chose. J’espérais dès lors que vous alliez réunir toutes vos forces et ranimer tout votre zèle pour en réprimer les accès. Car quoi de plus raisonnable et de plus sensé, que de tenter de ramener à des mœurs plus douces et plus humaines tout ce qui se ressent de la barbarie ? Bien loin de là ; un moment après cet usage barbare va devenir un pur préjugé ; non pas un de ces préjugés sans conséquence, sur lesquels il y aurait peut-être de la pédanterie de trop fortement appuyer, mais un préjugé sans doute précieux, puisque vous le comprenez parmi ceux qu’on doit respecter. Un usage barbare qui exige nos hommages {p. 31}respectueux ! Quoi ! il faut respecter le duel, et par conséquent l’homicide et le suicide, au moins dans l’intention et souvent dans l’effet ? J’avoue que je n’y suis plus.

Mais quel est donc ce motif pressant qui nous oblige à ménager, à ne pas attaquer de front cette respectable barbarie ? C’est que « la bravoure est une de ces qualités nationales qu’on doit honorer », comme vous le remarquez très bien. Sans doute, ne cessons jamais de le faire, et d’applaudir au courage éclairé de notre Noblesse, à qui nous devons la splendeur du Nom Français, le soutien de la Couronne, et la sûreté de notre Patrie.

Mais ne confondons point ici les idées. Ce mot de bravoure ne serait-il point équivoque, et ne renfermerait-il pas deux sens qu’il serait important de démêler ? Je trouve en effet deux sortes de bravoures {p. 32}qui ont comme un air de ressemblance et de famille, mais dont l’une ne se rapproche de l’autre qu’en laid et dans les traits les plus grossiers. La première, sage, prudente, de sang froid, modeste, modérée, intrépide sans emportement, hardie sans témérité, affrontant le danger sans le craindre, et s’y exposant dans les circonstances qui l’exigent, sans affecter de le chercher. L’autre brutale, fougueuse, pétulante, étourdie, querelleuse ; méconnaissant aussi le péril, mais n’y courant que par boutade, et s’y jetant sans intérêt essentiel et sans fruit. Laquelle des deux, à votre avis, est une de ces qualités nationales qu’il faut honorer ?

Mais pourquoi, selon vous, un homme patient, et brave en effet dans le premier sens, qui sait également repousser la brutalité d’un ennemi qui le surprend, et dédaigner {p. 33}les affronts d’un Spadassin, serait-il indigne d’occuper la scène, si l’on veut tout de bon tracer les justes limites qui séparent la vraie valeur d’une intraitable férocité ? Ne serait-ce pas encore une nouvelle preuve que nous ne cherchons, n’aimons, ne suivons de Spectacles que ceux qui flattent nos passions les plus répréhensibles, et vers lesquelles nous avons plus de pente ; qui les entretiennent ces passions, qui les échauffent, qui les animent ; dégoûtés de ceux qui nous apprendraient à les calmer, à en tirer un parti raisonnable ou à les vaincre : en un mot, que tout Théâtre où l’on se proposera de redresser les mœurs, restera désert, et que les chambrées, pour me servir du terme consacré que vous m’avez appris, ne seront bonnes qu’autant qu’on aura employé plus d’art pour les renverser de fond en comble ?

Revenons et définissons. J’appelle {p. 34}bravoure une vertu qui nous engage à toute entreprise au-dessus des forces communes et ordinaires pour un objet honnête, utile, important, nécessaire : qui nous fait prendre les mesures les plus justes pour y réussir, nonobstant un danger très apparent qui nous expose à perdre quelque chose de précieux, et qu’il nous est très intéressant de conserver. Monter le premier à une brèche au risque de sa vie, se présenter avec assurance à la tête de sa troupe vis-à-vis un bataillon serré qu’il s’agit d’enfoncer, est sans doute un acte de bravoure. Mais la Morale a ses braves, ainsi que le Service Militaire, et comme lui des lâches qui en abandonnent les principes et les maximes les plus essentielles. C’est donc une espèce de poltronnerie, de pusillanimité, de lâcheté, de se laisser ébranler par les fanfaronnades d’un écervelé, qui se fonde, pour attaquer {p. 35}un homme vraiment vaillant, sur un préjugé odieux, un usage barbare, (vous le reconnaissez) qui choque les Lois, le bon sens, l’humanité et la Religion. Quoi ! la bravoure se borne-t-elle à des coups de force qui émanent du corps, et ne renferme-t-elle pas aussi la fermeté d’âme et la vigueur de l’esprit ? Plus un préjugé est enraciné et de dangereuse conséquence, plus je vois de courage à l’attaquer de pied ferme, à le combattre à quelque prix que ce soit, jusqu’à ce qu’on le terrasse ou que l’on succombe. Etre également prêt, suivant les occasions, à refuser un cartel, ou à forcer un rempart et un retranchement, c’est ce qui forme le Héros, dont le caractère doit être, quoi qu’il lui en puisse coûter, de ne jamais reculer sur aucun devoir.

C’est d’après des maximes si intéressantes pour le maintien du bon ordre et de la Société, qu’agissaient {p. 36}les Comte de Sales, frère du Saint Evêque de ce nom, les Renti14, les Lanoue15, et bien d’autres braves Gentilshommes qui ont vécu avec la résolution de ne jamais accepter de défi, mais en même temps également décidés à rester inébranlables au plus fort du danger où leur devoir les appellerait. Ils plaçaient leur honneur à défendre leurs Compatriotes, et non pas à les traiter en ennemis déclarés.

Le premier16, attaqué par un faux Brave dont il avait repris les blasphèmes, disait qu’après avoir osé défendre la cause de Dieu, il ne devait point la trahir pour les maximes d’un honneur mal entendu.

Pour moi, et j’en connais qui sans être de notre état pensent de {p. 37}même, j’admire autant leur courage à se déclarer hautement contre une aussi singulière extravagance, que cette valeur intrépide qui leur inspirait de fondre sur l’ennemi, et de prodiguer leur vie pour la défense de leur Patrie.

Qu’eussent-ils dit, ces hommes vraiment courageux, en vous voyant excuser un usage dont vous avouez, Monsieur, la barbarie, comme une opinion inhérente au principe fondamental de la Monarchie ? Et que répondront à leur autorité et à leurs exemples ces hommes de sang, selon l’expression de l’Ecriture, je dirais presque ces bêtes féroces, comme les appelle M. Rousseau, qui ne frémissent point à la vue du fer meurtrier qu’ils projettent d’enfoncer dans le cœur de leurs amis, même les plus intimes ?

Je vous laisse à y réfléchir, Monsieur. Mais je vous invite à ne vous occuper de l’objet de cette Lettre {p. 38}que l’Evangile à la main, sous les yeux de Jésus-Christ. C’est à son école seulement que vous trouverez ces idées autant vraies et exactes, que grandes et sublimes, qui échauffent et embrasent le cœur en même temps qu’elles éclairent l’esprit.

Je suis, etc.