Jean-François Senault

1661

Le monarque ou les devoirs du souverain

Édition de Doranne Lecercle
2018
Source : Jean-François Senault, Le monarque ou les devoirs du souverain, ParisPierre Le Petit, 1661, rééd. 1664, p. 195-209.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

[FRONTISPICE] §

le monarque
ou
les devoirs
du
souverain.

Par le R. P.Jean François Senault
Superieur General de la Congregation
de l'Oratoire de
Jesus.
troisieme edition.
Reveuë et corrigée.
a paris
Chez Pierre Le Petit, Impr. et Libraire
ordinaire du Roy, rüe Saint Jacques, a la
Croix d'Or.
M DC LXIV.
avec privilege du roy.

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SIXIEME DISCOURS.
Si le Prince peut apprendre les Arts Libéraux, comme la Peinture, la Musique, et l’Astrologie. §

Quoique ce Discours soit plus curieux que nécessaire, et qu’il importe peu de savoir si le Monarque doit appliquer son esprit à ces Arts, qui pour leur noblesse sont appelés Libéraux, et si pour se délasser des affaires il se peut exercer à la Peinture et à la Musique ; J'ai cru néanmoins que je devais traiter ce sujet, parce qu’il a déjà été traité par quelques autres ; Joint que voulant former un Prince, je suis obligé de lui marquer aussi bien ses exercices que ses occupations, et d’examiner si la main qui porte le Sceptre peut prendre quelquefois le Pinceau pour se divertir et s’égayer. Je ne veux point condamner ces Arts que tant de personnes ont si {p. 196}justement loués. Je sais en quelle considération ils sont dans le monde, et quels bons effets ils peuvent produire dans un Etat.

La Peinture est une Poésie muette qui immortalise les grands hommes, qui nous fait voir leurs sentiments sur leurs visages, et qui nous représentant leur air et leur port, nous représente quelque chose de leur esprit. Il me semble quand je vois le portrait ou la médaille d’Alexandre que j’y remarque cette ambition qui était plus vaste que le monde, que je vois dans ses yeux cet immodéré désir de gloire qui l’engageait tous les jours dans de nouvelles guerres, et qui ne lui permettait pas de jouir de ses anciennes conquêtes. La Peinture est une imitation de la Nature, Elle exprime ses plus beaux ouvrages avec autant d’adresse que de bonheur ; et plus puissante que son modèle, qui est assujetti aux saisons, Elle nous fait voir de la neige en Eté, des fleurs en Hiver, des fruits au Printemps, et des bourgeons en Automne. Mais quelque avantage que puisse avoir la Peinture, je ne conseillerai jamais à un Roi de s’y exercer, parce que sa main est destinée pour quelque chose de plus grand, et que tout ce qu’il peut emprunter de cet Art ingénieux, c’est le dessein et le crayon pour tracer le {p. 197}Plan des Villes qu’il veut assiéger, ou de celles qu’il veut défendre. Le reste est indigne de sa condition, et quand il voudra se délasser ou se divertir, il trouvera des emplois plus sortables à sa Grandeur que celui de la Peinture. Il« Cælare, pingere sciebat Nero ; sed hæc puerilia et indigna Principe. » y a je ne sais quoi de trop vil et de trop bas dans cet Art, pour le permettre à un Roi, et après qu’on a reproché à Néron qu’il savait peindre, je ne pense pas qu’il y eût personne qui le voulût conseiller à un Monarque.

La Musique prétend être plus spirituelle que la Peinture, et elle présume par cette raison qu’un Prince ne la doit pas mépriser : Car elle ne flatte pas seulement l’oreille, qui est le plus délicat de tous les sens ; mais elle calme les passions aussi bien que l’éloquence, et elle se vante que par la Lyre de David elle a charmé des Rois et chassé des Démons. Les Grecs se servaient de la Musique dans le combat, et ils jugeaient que ses accords plus puissants que les fanfares des Trompettes inspiraient à leurs Soldats un généreux mépris de la mort. Enfin, s’il est permis de mêler les choses Saintes aux Profanes, Tertullien« Modulatricibus a quis constitit Deo mundus. »Tertull. de Baptismo. a cru que Dieu avait fait le Monde à la musique des eaux, et que ce doux murmure qu’elles rendent quand elles trouvent quelque petite résistance à leurs cours, avait été {p. 198}le divertissement de ce divin Ouvrier pendant qu’il bâtissait l’Univers. Si les Disciples de Pythagore peuvent avoir quelque rang parmi nos Théologiens, Ils croyaient avec leur Maître que les Sphères des Cieux par leurs mouvements réglés causaient une admirable harmonie qui faisait le divertissement des Intelligences qui les meuvent.

Mais toutes les louanges qu’on a données à cet art divin, ne m’obligeront jamais d’en conseiller l’usage à un Roi. C’est bien assez qu’il l’écoute sans qu’il l’exerce, et qu’il en juge sans qu’il s’expose comme Néron au jugement que le peuple faisait de sa voix. Ce Prince ne fit jamais rien qui le déshonora davantage que d’avoir voulu chanter sur le Théâtre, les Sénateurs et les Soldats en conçurent du mépris, et les uns et les autres crurent que l’Empire ne pouvait être plus malheureux que de se voir sous la conduite d’un Musicien. Le Souverain doit avoir plus de soin d’accorder ses intérêts avec son devoir, et ses passions avec sa raison, que sa voix avec son Luth. Il est né pour des emplois plus relevés ; et s’il aime l’harmonie il la doit chercher dans les accommodements qu’il fera entre ses Sujets ou entre ses Alliés.

Les« Musicam David non vulgari voluptate ; sed fideli voluntate dilexerat : et hæc concordi varietate sonorum, compactam bene ordinatæ civitatis insinuabat unitatem. » Partisans de la Musique ne manqueront pas de me dire que le Roi {p. 199}David l’a aimée ; que sa main qui étouffait les Lions et qui domptait les Géants, touchait agréablement une Harpe, et qu’il n’a guère moins fait de miracles avec sa voix qu’avec son épée. Mais ce Prince, comme a fort bien remarqué S. Augustin, ne chantait pas pour se divertir, mais pour louer Dieu, et il consacrait sa voix en la faisant servir à la piété. Si bien qu’il y avait de la Politique dans son harmonie, et pendant qu’il accordait son Luth avec sa voix, il songeait à réunir les esprits de ses Sujets, et à mettre une parfaite tranquillité dans son Etat. Le Prince imitera donc David ; s’il chante ce sera pour louer Dieu, et dans la Musique où les autres se divertissent, il s’instruira de son devoir, et pensera qu’il n’est assis sur le Trône que pour entretenir cette agréable harmonie qui fait la paix et le bonheur des Royaumes. Mais il se souviendra de la réponse de Thémistocle, et s’en servira dans l’occasion. Ce sage Grec se trouvant en quelque ville où la Musique était en estime, et où les Princes faisaient gloire de la savoir, il fut prié de chanter : Il s’en excusa en avouant son ignorance, et dit avec une fierté digne d’un grand Capitaine, qu’il ne savait pas chanter, mais qu’il savait bien faire la guerre et prendre des Villes.

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Pour l’Astrologie, si nous écoutons ses raisons, Elle ne s’élèvera pas seulement au-dessus de la Peinture et de la Musique : mais Elle essaiera de nous persuader qu’elle est plus utile aux Princes que la Politique même : Car elle se vante qu’elle lit dans les Astres les secrets de l’avenir, qu’Elle présage les maux qui menacent les Etats, qu’elle enseigne les moyens de les détourner, et qu’un Astrologue est plus utile à un Roi que tous ses Soldats et tous ses Ministres. Car ceux-ci ne peuvent juger de l’avenir que par le passé, ils ne tirent leur lumière que de l’Histoire, et ils sont contraints d’avouer, que toutes les maximes sur lesquelles ils fondent leur raisonnement, sont incertaines et douteuses. Mais les Astrologues prétendent qu’ils ne se peuvent tromper, parce que leurs principes sont infaillibles, qu’ils s’élèvent au-dessus du temps, qu’ils entrent dans l’Eternité, et qu’ils consultent le Ciel pour apprendre de ses constellations ce qui doit arriver sur la Terre.

Mais de quelques raisons que se serve l’Astrologie pour nous persuader son utilité, je n’ai point vu de Prince pieux qui l’ait estimée. On sait bien qu’elle est plus curieuse que solide ; que quand elle demeure dans les termes de la Nature et qu’elle ne consulte que les Astres, {p. 201}elle est ignorante ; que quand elle passe ces bornes, et qu’elle consulte les Démons, elle devient criminelle : De sorte qu’en quelque état qu’on la regarde, elle doit être toujours suspecte au Souverain, et il faut qu’il demeure bien persuadé, qu’il n’y a point d’argent plus mal employé que celui qu’on donne pour la récompense d’un Art qui ne vend que des conjectures ou des mensonges. Il demeurera donc dans les termes de la prudence ordinaire, et comme il sait bien que les hommes ne connaissent pas l’avenir, il se contentera de connaître le présent, abandonnant le surplus à la Providence de Celui qui a réglé les événements des choses, et les aventures des hommes dans l’Eternité.

SEPTIEME DISCOURS.
De la Magnificence des Princes dans les Habits, dans les Festins et dans les Spectacles publics. §

Si les Princes sont des hommes, et si leur fortune et leur naissance ne les garantit pas des faiblesses de leurs Sujets, {p. 202}ils sont obligés de recourir à des moyens innocents pour relever l’éclat de leur Personne, et pour en imprimer le respect dans l’âme de ceux qui les voient. De là vient qu’ils sont toujours accompagnés d’une suite de Gardes, qui ne contribue pas moins à leur gloire qu’à leur sûreté, que les tambours ou les trompettes sonnent quand ils marchent, et qu’il se fait du tumulte et du bruit à l’entour de leur Personne pour en conserver la Majesté. Mais cela paraît particulièrement dans le luxe de leurs Habits, dans la magnificence de leurs Festins, et dans la pompe de leurs Spectacles : Car quand ils se montrent à leurs Sujets dans quelques occasions extraordinaires, ils doivent prendre ces ornements qui semblent être consacrés aux cérémonies publiques ; Ils sont obligés d’emprunter l’éclat des Perles et des Diamants pour éblouir les yeux des Spectateurs, et de ne rien oublier de tout ce qui peut entretenir la Majesté de leur Personne, et l’admiration de leurs Sujets.

Il semble que Dieu même, dont ils ne sont que les ombres, en ait usé de la sorte dans l’ancienne Loi, quand il se montrait aux hommes : Car il paraissait dans une lumière si éclatante, que les yeux avaient peine à le souffrir : Il était porté dans un char de flammes, ou sur les {p. 203}ailes des vents ; Les foudres et les éclairs marchaient devant lui, et faisaient mourir souvent quelques coupables ; pour donner de l’étonnement et de la terreur aux innocents. Ce grand exemple autorise la pompe des Rois, et les oblige à ne se montrer jamais en public qu’ils n’imitent la magnificence de Dieu : Mais au milieu de cette cérémonie, ils doivent se ressouvenir que les habits sont les peines du péché, que dans l'état d’innocence, l’homme n’était revêtu que de la Justice originelle, que cette robe précieuse était à l’épreuve de toutes les saisons, et que comme il n’avait point encore offensé Dieu, il ne craignait point aussi la honte ni la douleur dans sa nudité, Cette pensée retiendra les Princes dans la modestie au milieu de leur Triomphe, et leur persuadera que les plus riches habits sont les reproches et les supplices de notre ancienne désobéissance.

Les« Longe pulchrius magisque regium animum præ se ferre civilem, et compositum quam eximiam corporis vestem. » Philosophes les confirmeront dans cette opinion, s’ils veulent les écouter : Car ils leur conseilleront de fuir le luxe dans les habits pour condamner celui des autres, de laisser les ornements aux femmes, d’avoir plus de soin de briller par l’éclat de leurs Vertus, que par celui de leur Couronne et de leur manteau Royal, comme disait Aristote au grand Alexandre.

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Les Festins ne sont pas plus permis aux Princes que la pompe des habits, et quoi que dans les grandes réjouissances des Mariages ou des Traités la coutume les excuse et les tolère, il faut pourtant se souvenir que les Peuples qui souffrent la faim ne peuvent souffrir la bonne chère du Monarque qui les gouverne. Il faut que le Prince songe que ce désordre passe aisément de son Palais dans les Maisons des particuliers ; que la Débauche qui donne de la licence aux Conviés, leur fait perdre le respect qui est dû au Souverain, que dans la chaleur du vin toutes les passions se réveillent, que ç’a été dans ces rencontres qu’Alexandre a commis des meurtres et donné sujet à ses amis de conspirer contre sa personne. La modération dans le boire et dans le manger est toujours digne de louange : les bons conseils reconnaissent l’abstinence pour leur mère ; et un Prince qui ne mange que quand la nécessité l’y oblige, n’a pas grand peine à modérer sa colère, ni à garder sa chasteté.

Les Spectacles qui sont autorisés par le temps et par la coutume, seront un peu plus difficiles à régler : Car il semble que c’est en ces occasions que le Prince fait paraître sa Magnificence, qu’il divertit ses Sujets, qu’il exerce sa {p. 205}Noblesse, qu’il ravit même ses Alliés, et qu’il donne des marques de sa grandeur et de son adresse. Il faudrait être tout à fait injuste pour condamner les tournois, les courses de Bague, les combats à la Barrière, et tous ces autres exercices qui sont en usage depuis la naissance des Monarchies : Aussi n’ai-je point d’avis à donner sur ce sujet, sinon que la dépense n’y soit pas excessive, de peur que le Prince ne vende trop cher ces sortes de divertissements à ses Peuples, et qu’il ne soit obligé de réparer par de fâcheuses levées ce qu’il aura dissipé par de folles profusions. Mais comme les Théâtres font une partie de ces réjouissances publiques, je me vois contraint d’examiner en ce lieu-ci la Comédie, et de rechercher si ce plaisir est aussi permis qu’il est devenu commun.

Ceux qui le veulent excuser disent que c’est une Instruction agréable, une Morale divertissante, une Peinture de la vie, une image des passions et de leurs désordres, une Apologie de la vertu, et une condamnation du vice, puisque celui-ci y est toujours maltraité, et que celle-là y est toujours couronnée. Voilà, ce me semble, en peu de paroles la défense du Théâtre, et le Panégyrique même de la Comédie. Mais si nous en voulons juger sans prévention, nous {p. 206}avouerons que plus elle est charmante, plus elle est dangereuse ; Et j’ajouterais même que plus elle semble honnête, plus je la tiens criminelle. Le plaisir fait entrer insensiblement toutes les choses du monde dans notre esprit, et il n’y a rien de si mauvais qui ne soit fort bien reçu quand il est accompagné de ce poison agréable. C’est l’appât qui couvre l’hameçon auquel il est attaché, et l’expérience nous apprend que les hommes ne se perdent que par l’amour de la volupté : « Si« Nemo peccaret, si nihil illicitum delectaret. » August. rien d’illicite ne leur plaisait, dit S. Augustin, ils ne pècheraient jamais ; et si le mal ne se glissait sous l’apparence du plaisir, il n’entrerait jamais dans leurs âmes. »

Or la Comédie est le plus charmant de tous les Divertissements, Elle ne cherche qu’à plaire à ceux qui l’écoutent, Elle se sert de la douceur des Vers, de la beauté des expressions, de la richesse des figures, de la pompe du Théâtre, des habits, des gestes et de la voix des Acteurs ; Elle enchante tout à la fois les yeux et les oreilles : et pour enlever l’homme tout entier, Elle essaye de séduire son esprit après qu’elle a charmé tous ses sens. Il faut être de bronze ou de marbre pour résister à tant d’appas, et j’avoue que les plus grands Saints auraient peine à conserver leur liberté au milieu {p. 207}de tant d’agréables tentations. Mais on me dira que ce plaisir est innocent, que si l’on y est satisfait, c’est de voir que la vertu triomphe de son Ennemi, et que la patience, après y avoir été exercée, reçoit la récompense qui lui est due ; que les plus nobles sentiments y sont toujours les mieux écoutés, et que les plus justes passions y sont toujours les mieux reçues.

C’est de quoi je ne tombe pas d’accord, et pour produire la pièce qui a reçu le plus de louanges et qui a été l’admiration de toute la France ; N’est-il pas vrai que Chimène exprime mieux son amour que sa piété, que son inclination est plus éloquente que sa raison, qu’elle excuse mieux le parricide qu’elle ne le condamne, que sous ce désir de vengeance qu’elle découvre, on y remarque aisément une autre passion qui la retient, et qu’elle paraît incomparablement plus amoureuse qu’irritée ? Disons enfin que l’on voit et que l’on sent que cette fille est préparée à épouser le meurtrier de son Père, et que l’Amour qui triomphe de la Nature la va rendre coupable du crime que son Amant vient de commettre. Disons encore que si les filles sont assez sincères pour nous découvrir leurs sentiments, elles avoueront que l’amour de Chimène fait bien plus {p. 208}d’impression sur leur esprit que sa piété, qu’elles sont bien plus touchées de la perte qu’elle a faite de son Amant, que de celle qu’elle a faite de son Père, et qu’elles sont bien plus disposées à imiter son injustice qu’à la condamner.

L’homme est entièrement perverti depuis le péché, les mauvais exemples lui plaisent plus que les bons, parce qu’ils sont plus conformes à son humeur ; quand on lui représente sur le Théâtre le Vice avec ses laideurs et la Vertu avec ses beautés, il a bien plus d’inclination pour celui-là que pour celle-ci : Et comme les Poètes ne sont pas exempts de ce désordre qui n’épargne aucune personne, ils expriment beaucoup mieux les passions violentes que les modérées, les injustes que les raisonnables, et les criminelles que les innocentes : Si bien que contre leur intention même ils favorisent le péché qu’ils veulent détruire, et ils lui prêtent des armes pour combattre la Vertu qu’ils veulent défendre. C’est pourquoi je détournerai toujours les Chrétiens de la Comédie ; Je leur conseillerai d’éviter un écueil qui étant plus dangereux qu’agréable, fait faire souvent un triste naufrage à la Chasteté : Et me retranchant dans la raison de S. Cyprien, je leur dirai que le Fils de Dieu leur a défendu {p. 209}de regarder ce qu’il leur a défendu de commettre.