Charles Sorel

1671

De la connaissance des bons livres

Édition de Doranne Lecercle
2018
Source : Charles Sorel, De la comédie in De la connaissance des bons livres, Paris, André Pralard, 1671, p. 232-248.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

[FRONTISPICE] §

DE LA
CONNOISSANCE
DES
BONS LIVRES
OU
EXAMEN DE PLUSIEURS
AUTHEURS
A PARIS
Chez André Pralard, ruë
S. Jacques, à l'Occasion
M DC LXXI
Avec Privilege du Roy.

{p. 232}

DE LA COMEDIEI §

Toutes ces sortes de Poésies amusent quantité de Gens ; D’autres sont d’avis qu’on ne devrait guère s’occuper ni à en composer ni à en {p. 233}lire : Ils tiennent tout cela pour folie ou pour vanité ; mais c’est une opinion trop chagrine et trop sévère. La Poésie étant pleine d’esprit et d’artifice, on en doit faire cas comme d’un exercice attaché aux Sciences et aux belles Lettres, qui est reçu dans le Monde sans contestation. La plus grande question est pour les Pièces de Théâtre, qui étant prononcées en public avec les actions qui y conviennent, sont entendues de tous ceux qui y veulent assister. Les Comédies de toutes les sortes ont eu tant d’applaudissement, qu’elles ont scandalisé les Personnes dévotes, qui ont cru qu’elles n’étaient recherchées que parce qu’elles flattaient les vices et les enseignaient au Peuple. On a commencé de les attaquer de vive voix et par écrit : Les Prédicateurs les ont condamnées dans leurs Chaires, et quelques Gens doctes ont animé leur plume contre ce divertissement qui a donné matière à plusieurs Livres. L’Apologie du Théâtre qui a été faite autrefois n’a pas eu beaucoup de crédit, non plus que tant d’Eloges qui se rencontrent {p. 234}en plusieurs endroits. Les Comédies se défendaient davantage par la foule de leurs Auditeurs et Approbateurs. Enfin un grand Prince poussé d’un bon zèle a fait un Traité pour condamner nos Comédies ordinairesII, et il s’est trouvé qu’au même temps un des bons Esprits de ce siècleIII a voulu montrer qu’il n’y a que les Comédies infâmes qui doivent être condamnées. Peut-être n’a-t-il point pensé à l’autre Traité, et il a soutenu le parti des belles Représentations par exercice d’Esprit, de même qu’il avait déjà fait un Livre de la Pratique du Théâtre : Néanmoins on a pris sujet de là d’attaquer son dernier Livre. Un autre homme remarquable par sa doctrine et par sa piété, a fait un gros Volume, où il a démembré tout son Texte pour y répondre presque à chaque ArticleIV. Il prétend que plusieurs Auteurs allegués ne sont pas pris dans leur vrai sens, et qu’il y en a beaucoup d’autres qui les combattent. On peut laisser vider ce différend sans qu’un tiers s’en mêle. On ne s’entretient de ceci que par occasion, {p. 235}et sans autre intérêt que celui de la vérité. Il faut dire simplement ce qui est du fait, et ce que plusieurs personnes un peu éclairées ont témoigné d’en penser. Nous savons que le dernier qui a écrit a voulu prouver par plusieurs passages des anciens Auteurs et des Pères de l’Eglise, que la Comédie et les Comédiens ont été depuis longtemps réputés infâmes, et qu’il a toujours été défendu aux Chrétiens d’assister à leurs spectacles, comme étant nuisibles et scandaleux. On a déjà dit pour défense, Qu’il y avait différence de Spectacles chez les Grecs et chez les Romains ; Que véritablement les représentations qui se faisaient en postures, en grimaces, et en danses, étaient lubriques et déshonnêtes, et n’étaient exécutées que par les Histrions et Pantomimes qui étaient les Bouffons ou bateleurs de ce temps-là, et qu’il n’y a point d’apparence de croire que ces sortes de gens fussent mis au rang des personnes d’honneur ; mais qu’il y avait des Comédiens sérieux qui ne représentaient que des Tragédies ou {p. 236}Tragi-comédies pleines de raisonnements Moraux et Politiques, et que c’était ceux-là qui n’étaient pas notés d’infamie comme les autres ; Qu’un Roscius Comédien qui a été tant estimé, pouvait être de leur bande ; Que c’était chez lui que les jeunes Orateurs de Rome allaient étudier le geste et la prononciation ; Qu’il était un des plus honnêtes hommes de la Ville, et que Cicéron ayant pris la peine de le défendre en une Cause, avait parlé de lui fort avantageusement ; Mais quoi que en effet ce Roscius ait été vertueux, s’ensuit-il que tous les autres Comédiens de son temps le fussent, et qu’ils lui ressemblassent en son mérite personnel ? Si on dit que ceux de sa sorte ne représentaient que des Tragédies ou des Tragi-comédies qui étaient des Pièces sérieuses, cela suffit-il pour faire croire que ceux qui les représentaient devaient passer pour hommes sérieux et sages ? Quoique les Tragédies et les Tragi-comédies soient tenues pour fort honnêtes en comparaison des Comédies ; cela n'empêchait {p. 237}pas que l’impudicité et plusieurs autres habitudes très dangereuses n’y fussent décrites fort naïvement, puisque ces Pièces avaient été composées par des Poètes Païens qui faisaient gloire des mauvaises actions que les Chrétiens ont depuis condamnées. Les allégations de plusieurs Auteurs ne sont pas beaucoup nécessaires en cette occasion : Nous ne doutons point premièrement que l’Histrion ou Bateleur ne pût être autre chose que le Comédien : Aujourd’hui ceux qui dansent sur la corde et qui font des sauts périlleux, ou qui jouent des gobelets, ne sont pas ceux qu’on appelle des Comédiens, et qui représentent des Pièces sur le Théâtre : On a encore voulu faire distinction entre ceux qui jouaient des Comédies facétieuses, et ceux qui représentaient des Tragédies, et autres Pièces de leur style, comme si ceux qui ne jouaient que des Pièces sérieuses eussent été des Hommes vénérables. Ne doit-on pas croire qu’il y en avait qui étaient propres à tout, comme c’est l’habileté {p. 238}du Comédien de faire tantôt le Roi, et tantôt le valet ? Estimait-on moins celui qui représentait quelquefois un Personnage Comique et jovial, après en avoir fait un sérieux ? Il est certain que Cicéron et d’autres Auteurs appellent Roscius, Histrion aussi bien que Comédien. Cela fait voir qu’il n’y avait guère de distinction entre ces deux Professions. Il semble que c’est une chose assez inutile de disputer davantage là-dessus, et qu’on peut tout d’un coup retrancher la Question en remontrant, Qu’en ce qui est des Histrions et des Comédiens Romains, Tragiques ou Comiques, les uns ne valaient pas mieux que les autres, et que leurs Pièces les plus modestes avaient des emportements que nous ne saurions approuver ; C’est pourquoi la conséquence que l’on tire de tout ceci en faveur de nos Comédiens, n’est pas fort favorable, de dire, Que puisqu’ils représentent des Tragédies et des Tragi-comédies à l’imitation des Anciens, on les doit tenir dans l’estime comme eux, et assister à leurs Représentations comme à {p. 239}des Spectacles importants ; car si l’on montre que les anciens Comédiens ne faisaient aucune difficulté dans leur Religion de jouer des Pièces de mauvais exemple, on s’imaginera donc que ceux qui sont aujourd’hui de la même Profession prennent une licence pareille ; Que cela se voit dans leurs Pièces les plus régulières, et principalement dans d’autres composées exprès pour être plus libres. Il est vrai que le Cardinal de Richelieu de son temps avait purifié le Théâtre, et en avait entièrement banni les Farces ; mais elles ont recommencé depuis quelques années avec plus de liberté qu’auparavant. Il y a des Gens si simples, qu’ils croient que la même reforme dure encore, parce qu’on n’entend plus de ces Farces impudiques qui n’avaient que des railleries de crocheteurs, et dont les meilleurs mots n’étaient que des impertinentes Equivoques ; Certainement on a bien fait de les condamner, mais si on ne se sert plus de ces pointes grossières où il n’y avait qu’un jeu de paroles sales proférées sans honte et sans respect ; {p. 240}ne connaît-on pas qu’en ce temps-ci on en dit presque de semblables ; mais plus finement et plus couvertement ? Autrefois toutes les femmes se retiraient lorqu’on allait commencer la Farce ; aujourd’hui on leur veut donner le plaisir d’y demeurer, ayant caché la malice si agréablement, qu’on croit qu’elles la peuvent entendre sans rougir. Il y a des Pièces entières qui sont de ce style, et d’autres qui ne causent pas moins de mal, à ce que l’on pense, par le mépris des lois du Mariage et de toutes les bonnes mœurs, ce qui est leur principal sujet ; Et pour montrer que ce ne sont point de misérables Farces faites à la hâte, comme celles que les Saltimbanques et Charlatans jouent aux places publiques, elles sont faites toutes exprès par des Auteurs dont les noms sont aux affiches et aux Livres imprimés, comme voulant en tirer de la gloire, et l’on trouve de ces belles Pièces autant en Vers qu’en Prose. Les Poètes et les Comédiens diront que ces Comédies ne se jouent pas souvent, et que s’il en échappe quelques-unes, {p. 241}c’est pour plaire au peuple qui les demande, et que pour eux ils aimeraient mieux tirer du profit des Pièces sérieuses quand elles sont en crédit, afin de se conserver en honneur et en estime, et qu’on n’eût plus rien à leur reprocher. Il faut observer ici qu’ils ont toujours eu dans l’imagination, qu’en ce qui est de leurs Tragédies et de leurs Tragi-comédies, elles sont d’un style fort honnête, et que personne n’y peut trouver à reprendre. Ils ne savent pas que maintenant on les bat en ruine, et qu’on les attaque par des endroits dont ils ne se sont point doutés. Leurs Poètes ont pensé avoir atteint au suprême degré de leur Art, d’avoir exprimé naïvement toutes les passions, et c’est où l’on trouve le plus de danger ; C’est comme les Peintres qui ayant employé tous leurs efforts à représenter des Nudités dans leurs Tableaux, sont condamnés par les personnes austères qui croient que de tels objets causent de mauvais désirs. Les Comédies où les passions sont si bien représentées, {p. 242}ont offensé tous les Dévots ; Selon leur opinion on y emploie des paroles trop tendres qui réveillent la passion d’amour dans les cœurs ; Il s’y trouve en quelques endroits des Discours véhéments qui excitent la colère pour des sujets qui ne le valent pas ; l’orgueil et l’ambition y ont leur place, pour nous apprendre à rechercher les faux biens du Monde, et à mépriser les vrais biens, qui sont ceux de la Vertu, et tous les biens entièrement spirituels. Aucun ne voudrait contester qu’il ne faille faire effort pour se délivrer de ces dangers où l’on dit que les Comédies nous exposent. Celui qui a fait imprimer un gros Livre contre ces belles Représentations, a donné plusieurs exemples pris des plus fameux Poètes du Théâtre, et des plus discrets qui selon son opinion ont des paroles trop touchantes. En ce qui est des Poètes Comiques que chacun croit être plus libres ; il n’a pas eu besoin d’en parler de même, pour ce queV si les plus retenus sont condamnés, il n’y a guère d’apparence que {p. 243}les autres se puissent sauver : Mais si on en vient jusques là, et qu’on leur veuille interdire à tous l’expression des passions, qui sont l’esprit mouvant des Comédies, il faut donc dire Adieu au Théâtre : On ne représentera plus de Comédies, et à peine permettra-t-on de les imprimer. C’est une austérité trop grande, et qui possible n’est pas nécessaire. Beaucoup de personnes de grand esprit et d’une véritable vertu, tiennent que la Comédie est un passe-temps honnête où l’on peut apprendre le bien aussi tôt que le mal. Tournez toutes les Comédies au bien, et vous n’y apprendrez que du bien. C’est à quoi il faudrait travailler au moins pour conserver leur estime ; car ceux qui se mêlent de juger des choses, voient bien, à ce qu’ils disent, que pour le présent on n’a garde de les abolir : Il est question pourtant de faire cesser le bruit et les plaintes. Il nous faut quelque modération pour ces beaux Ouvrages, et les rendre tels que nous les puissions voir sans scrupule : Il n’y a point d’apparence {p. 244}de condamner toutes les Comédies, non plus que tous les Romans, à cause seulement que les passions y sont trop bien représentées ; c’est-à-dire à cause que ces Pièces-là sont trop bonnes, et qu’on y voit des exemples naturels d’amour, d’ambition, d’avarice, de colère, de haine, et d’envie : Il ne faut donc pas aussi que l’on fasse aucune Histoire. Les Histoires les plus saintes décrivent toutes les passions et tous les crimes des hommes. Que dira-t-on contre elles ? On n’a pas envie de les supprimer. Tant s’en faut, qu’on permet encore tous les jours à des Ecrivains nouveaux d’en faire d’autres à leur imitation. Qu’est-ce qu’on y souhaite pour n’en recevoir aucune plainte ? C’est qu’on prenne garde à ne point marquer scandaleusement les mauvaises actions, à toucher les passions doucement, et à y donner une salutaire correction par des Remontrances faites à propos. Comme cela se trouve souvent dans les Histoires, cela doit être observé de même dans les Comédies, et par {p. 245}ce moyen elles pourront être reçues. Puisqu’on permet bien en des maisons Religieuses, que des Enfants de qualité jouent leur personnage dans des Comédies composées exprès, on connaît donc qu’on en peut faire de raisonnables qui ne sont pas à rejeter. On a allégué contre les Comédiens et les Comédiennes, qu’ils changeaient les habits de leur sexe, et que cela est défendu par les saintes Ecritures : Mais s’il faut représenter une Histoire où une fille prenne l’habit d’homme, comme de la Pucelle d’Orléans, comment feraient-ils pour s’en acquitter ? Même d’avoir une cuirasse sur le dos, et des armes à la main, cela n’est pas toujours pris pour l’équipage d’un homme, parce qu’on tient qu’il s’est trouvé des Amazones qui ont porté les armes. Il y a eu aussi des Comédies où étant besoin de représenter des filles habillées en hommes, ç’a été de jeunes garçons qui ont représenté ce Personnage ; En ce cas il n’y aurait donc eu que la qualité de fille qu’ils prenaient, qui nous {p. 246}eût offensé, et non pas l’habit. Les nouveaux Critiques trouvent encore beaucoup à réformer en la façon de s’habiller des Comédiennes et en toutes leurs actions et leurs manières de parler, croyant que l’habit, le geste, la prononciation, et tout ce qui est en elles s’accorde fort à la licence des paroles qu’elles récitent et à leur sujet. Nous voyons bien que l’on demanderait une réformation générale, ou une condamnation absolue de la Comédie. On dit qu’un grand Seigneur aimait si fort ce divertissement, qu’il voulait faire établir un Professeur pour la Poésie du Théâtre, comme il y en a pour l’Eloquence et pour les Mathématiques ; Qu’il entendait que celui-ci instruisît les Poètes qui voudraient faire des Comédies ou des Tragédies, afin qu’ils n’y missent rien qui ne fût convenable. Il souhaitait aussi qu’on dressât une Académie de jeunes gens bien choisis pour les Représentations, afin que les Comédiens ne fussent plus des hommes que la débauche ou la pauvreté aurait jetés à cette profession, {p. 247}et dont la vie eût quelque chose de répréhensible ; mais qu’étant sages et bien instruits il n’y eût rien en eux que de louable, et que cela parût extrêmement en leur action modeste, et leur prononciation bienséante. On ajoute une proposition assez judicieuse qui est, que comme l’on examine toute sorte de Livres avant que de permettre de les imprimer, et de les communiquer au public, il faudrait qu’il y eût un Magistrat qui examinât, ou qui fît examiner par Gens experts, les Pièces que l’on voudrait faire jouer devant le peuple, afin que leur représentation ne pût nuire à personne : Mais des Censeurs inexorables diront que d’ériger une Académie pour les Comédiens, ce serait autoriser leur Profession, comme si elle était fort nécessaire au public ; Et pour ce qui est du reste, qu’au lieu de donner la peine à un Magistrat d’examiner les Comédies dignes d’être représentées, il vaudrait mieux les condamner entièrement ; Que par ce moyen on ne craindrait ni brigue, ni {p. 248}surprise, et l’on ne se mettrait point au hasard d’en recevoir du dommage. Les avis de ces gens-là ne sont pas des Arrêts ; c’est à ceux qui ont le pouvoir en main d’ordonner ce qui est juste.