Tome XIII, numéro 62, février 1895 §
Essais de littérature italienne.
Giosuè Carducci §
Le neuvième volume des Œuvres de Giosuè Carducci a dernièrement paru à Bologne. L’illustre poète y a recueilli, dans un ordre nouveau, les Giambi ed Epodi et les Rime nuove, c’est-à-dire des poèmes publiés durant une période de vingt-cinq ans. Vers les cinquante ou soixante ans, l’homme se plaît à regarder les jours déjà écoulés de sa vie. On rassemble les feuilles éparses, et l’on dresse, presque, l’inventaire de son activité, pour en laisser après soi le témoignage authentique.
C’est donc en ces volumes qu’il est bon de rechercher la physionomie du poète, telle qu’elle s’y dessine, dans des traits qui, vraisemblablement, n’auront pas à se modifier plus tard.
Giosuè Carducci est le seul des poètes contemporains de l’Italie dont la renommée et l’œuvre aient dépassé les frontières de son pays natal, en provoquantes louanges autant que les critiques, en conviant des talents d’élite à une tâche de traduction souvent malaisée ; en s’imposant, en somme, à l’attention et au respect, sinon toujours à l’admiration des lettrés de l’étranger.
Le bruit que l’on fait à cette heure, en France surtout, autour de l’œuvre de Gabriele d’Annunzio, ne peut nullement être comparé à l’accueil que reçurent, hors de l’Italie, les poèmes de G. Carducci. Les revues et les feuilles quotidiennes n’ont fait connaître de G. d’Annunzio, en général, que les romans. Sa poésie, dont le caractère saillant réside plus dans la forme que dans le fond, n’a pas encore eu un réel retentissement international, auquel, d’ailleurs, elle n’aurait que des titres limités…
Giosuè Carducci est le poète national de l’Italie moderne. Il a été vraiment le produit de son époque, dont il refléta tout le mouvement moral et politique. Le lettré studieux, tout épris de la grandeur de l’ancien Latium, l’érudit qui s’était assimilé les façons naïves, gracieuses et énergiques de nos poètes primitifs du treizième et du quatorzième siècles, dès les origines jusqu’au dolce stil novo, et après jusqu’à la fraîcheur polizianesque de la Renaissance, devait se servir de la forme empruntée à l’ancien classicisme pour interpréter dans ses vers tous les besoins, les aspirations, les revendications, les douleurs, les espoirs de son temps. L’impatience frémissante qui naît d’une longue attente, le tressaillement qui salue l’heure convoitée, la révolte fière et indomptable, les menaces aux hésitants, aux timides, aux tardifs, se mêlent, dans cette poésie fiévreuse et emportée, à l’amertume qu’inspire la réalité si différente du rêve.
À l’Italie moderne, un tel poète ne pouvait manquer. Il fut la voix grandiose et vibrante de l’âme nationale. Et c’est bien l’âme de la nation qui passe dans ses strophes : dans la vie qu’elle vécut à travers le passé, autant que dans la vie qu’elle traverse aujourd’hui. Car à côté de l’intelligence sagace du temps moderne, il y a dans Carducci une intuition merveilleuse et exacte des âges antérieurs. Il est le poète de l’Italie, dans toute l’extension de sa géographie et de son histoire : et la géographie et l’histoire nationales chantent dans ses vers avec une magnifique ampleur que l’on ne connaissait guère plus depuis le Dante.
C’est bien ici, je crois, le caractère saillant de son œuvre. Carducci n’appartient pas aux poètes universels, tels que, dans ce siècle, notre Leopardi, et, encore, Byron, Goethe, de Musset, Lamartine. Une partie de son œuvre a, psychologiquement, une portée générale ; mais les poèmes qui ont le plus de relief, et qui trouvèrent le plus d’écho, sont bien des poèmes profondément, foncièrement italiens : de l’Italie romaine, de l’Italie du Moyen Âge, ou de l’Italie moderne, mais toujours italiens.
Carducci lui-même le reconnaît. Il rappelle sa jeunesse lorsqu’il s’éloigna du charme
des vierges dansantes au soleil du printemps, lorsqu’il ouvrit son âme aux ardeurs
sévères de la liberté et de la Justice : « Et je croyais naître au nouvel âge,
poète de l’Italie, dont les strophes vibrent au ciel comme des épées rugissantes et
dont le chant, aile d’incendie, dévore les forêts, et va »
:
E uscir credeami italico vate a la nuova etade,Le cui strofe al ciel vibrano, come rugghianti spade,E il canto, ala d’incendio, divora i boschi e va.
Les poésies publiées par Carducci dans ces dernières années, Piemonte, La Bicocca, Cadore, sont encore des poésies nationales. Le poète y retrouve souvent la flamme qui brûlait dans les vers composés par lui entre 1859 et 1870, c’est-à-dire dans la période héroïque du Risorgimento.
Il débutait, à cette époque, par une foi illimitée en la dynastie de Savoie et dans le
rôle fatidique qu’elle était appelée à jouer dans l’histoire de la nation. « Que
Dieu te sauve, ô cher signe, notre amour et notre joie ! Croix blanche de Savoie, que
Dieu te sauve, et qu’il sauve le roi ! »
Dio ti salvi, o cara insegna,Nostro amore e nostra gioia !Bianca Croce di Savoia,Dio ti salvi, e salvi il re !
Mais plus tard les opinions du poète changèrent. La promesse de Napoléon III, « L’Italie libre des Alpes à l’Adriatique », n’avait pas été accomplie. Venise languissait encore sous le joug de l’Autriche. Quand, en 1866, elle fut rendue au royaume d’Italie, c’était Trente et Trieste qui attendaient le jour de la délivrance.
De plus — et c’était un point cardinal des revendications italiennes — Rome demeurait toujours au pape : Rome, la capitale sacrée de l’Italie ; Rome qui par son nom, ses traditions, personnifiait depuis les temps les plus reculés la grandeur et l’esprit historiques du pays. Le gouvernement italien, qui avait les mains liées par la Convention de Septembre 1864, ne pouvait songer, pour le moment, à réaliser cet article suprême du programme national. Ainsi il fallait tolérer les répressions d’Aspromonte et celles de Mentana, et les actes de dureté, et même de cruauté, par lesquels se signalait le pouvoir agonisant des papes.
Esprit éminemment patriotique, Carducci se révolta contre l’acquiescement des gouvernants qui proclamaient la nécessité d’atteindre le but désiré par les « voies morales ». Le génie de Garibaldi — ce héros populaire, toujours prêt à donner son sang pour la Justice et la Liberté, sans se soucier guère des convenances diplomatiques — attira surtout notre poète national.
Il flétrit alors sans pitié, avec colère et sarcasme, les ministres qui résistaient aux efforts du « parti de l’action », et, en même temps, il s’éloigna logiquement de la dynastie, qui choisissait et gardait de tels ministres. La brèche de la Porta-Pia, qui rendit enfin la ville éternelle aux Italiens, n’apaisa pas le dédain du poète. Il reprocha aux politiciens d’y être entrés presque en cachette, et s’écria amèrement que, pendant que l’Italie demandait à grande voix Rome, on lui avait donné Byzance ! Il n’épargna pas au peuple de son pays l’épithète de « lâche », et le fustigea plus violemment encore pour avoir applaudi les débordements de son patriotisme indigné.
Il condamna avec âpreté la courtisanerie sous toutes ses formes. L’institution d’une Consulta araldica, pour contrôler et enrôler les titres de la noblesse, provoqua sa colère. Il rêva d’atteindre toutes les iniquités, toutes les tyrannies. Les protagonistes de la Révolution, et ses précurseurs philosophiques, obtinrent dans ses vers l’apothéose. Voltaire, Kant furent exaltés par lui de même que Robespierre, Saint-Just et Danton. Par contre, le roi Louis XIV, Napoléon III et le pape Pie IX ne furent point ménagés par cette muse fougueuse qui ne connaissait d’obstacles ni de brides. Aussi fut-il lui-même en butte aux attaques des modérés, autant dans le champ de la politique que dans celui de la littérature.
En ces dernières années, on le sait, Giosuè Carducci s’est rapproché de la cour. Il est rentré dans l’orthodoxie constitutionnelle ; il a accepté le titre de sénateur et a renoncé aux élans turbulents de sa jeunesse. On a beaucoup insisté sur le rôle joué dans une telle évolution par le charme de la reine Marguerite. Celle-ci est, certainement, une femme supérieure, d’un esprit cultivé et érudit, quoique trop conservateur. Il ne faudrait cependant voir là qu’un épisode et non la vraie cause de cette évolution… La vérité, c’est que, à la longue, un ordre de choses régulier et normal s’est établi, accepté par l’immense majorité des Italiens. Les fautes du passé, les divergences d’opinion sur les moyens d’arriver au but, devaient peu à peu s’oublier, dès que ce but a été atteint. L’opposition irréconciliable, et même la bouderie prolongée, eût été contraire aux aspirations et aux nécessités nationales. C’eût été se condamner à un exil moral tout d’impuissance et de stérilité. Les problèmes de l’heure actuelle ne sont nullement les problèmes d’il y a vingt-cinq ans. À quoi bon alors rééditer les vieilles querelles ?
C’est par ce même chemin qu’ont été ramenés à la monarchie bien d’autres éléments du parti radical, dont le républicanisme n’avait pas été, cependant, moins bruyant ni moins batailleur que celui de Carducci.
Quant aux problèmes du présent, ce ne sera pas la muse de Giosuè Carducci qui les abordera. Il vient de le proclamer dans sa préface à la traduction par Sanfelice du Prométhée délivré de P. S. Shelley. Dans ces pages, il dit que le socialisme est une question sévère et terrifiante, et non pas un bibelot pour les vers éclopés. Les événements de Sicile sont les symptômes d’un malaise qui ne peut pas être guéri par la poésie.
Ce n’est pas le cas de discuter ici cette théorie.
Le même Carducci, d’ailleurs, n’effleurait-il pas la question sociale, quand il
préconisait les triomphes de l’avenir, qui ne seront plus les triomphes des rois, mais
les triomphes du peuple sur l’âge noir de la barbarie ? Et, de même, quand il composait
cette ode superbe : La Mère, pour un groupe du sculpteur Cecioni,
représentant une glaneuse qui caresse son enfant ? Le poète se plaisait à voir
personnifié dans ce marbre un grand espoir des siècles. « Quand le travail
sera-t-il joyeux ? Quand l’amour aura-t-il la quiétude ? »
Quando il lavoro sarà lieto ?Quando securo sarà l’amore ?
Si la partie politique est la plus saillante dans l’œuvre de Carducci, et celle qui l’empreint d’un caractère si national, elle est bien loin de la représenter tout entière.
Carducci n’est pas seulement le poète du combat, l’amoureux enthousiaste de toutes les libertés politiques, religieuses et morales. À côté du citoyen, l’homme point en lui, l’homme qui aime le beau, la nature, le sourire des vierges, le soleil, l’azur, la mer, les moissons flottantes dans les campagnes, les forêts qui bruissent au souffle du vent, les neiges qui rayonnent de blancheur sur le haut des Alpes.
La nature : voilà le plus grand amour du poète. Un panthéisme sincère et profond passe dans toute son œuvre, et l’anime par les accents éternels de l’harmonie des choses C’est un panthéisme emprunté à la conception grecque de Géa, à la philosophie réaliste de Lucrèce, à la poésie bucolique qui nous charme à toute heure chez Virgile, chez Horace, chez Tibulle, chez Catulle. Anacréon et Mimnerme ont tenu sur les fonts baptismaux la Muse d’Enotrio Romano — premier pseudonyme de Carducci. Dans la série de poésies qu’il a nommées Printemps helléniques, nous revient encore la grâce de Sapho, la noblesse d’Alcée, l’attrait impérissable des dieux de la Grèce, qui ignorent le crépuscule, et qui dorment dans les troncs des arbres, dans les fleurs, au-dessus des montagnes, des fleuves et des mers. Et dans un serein renouveau nous voyons encore les mystiques Champs-Élysées, où les poètes et les belles s’en vont errant, dans un murmure de voix paisibles.
Ainsi se succèdent dans ses strophes les paysages et les marines, le sourire du printemps et la mélancolie rêveuse de l’automne, le réveil d’avril et la fécondité du vital messidor. L’on entrevoit des églises agrestes perdues dans le silence de la campagne, des cimetières où l’on envie le repos éternel, et la fumée fuyante des moulins et des fouleies. Le cœur du poète s’attendrit à ces spectacles : l’amertume qui lui vient de la vie, le désenchantement né de l’envolée de tant d’espoirs déçus, toute la tristesse vague et indéfinie que les années apportent s’apaise soudain à la vue du doux pays natal, des collines qui fument dans le brouillard, de la plaine souriante parmi la pluie matinale.
« À quoi bon, dit-il alors dans l’Idylle maremman, à quoi bon poursuivre de mes vers les lâches de l’Italie ? »
C’était bien mieux d’épouser Marie la blonde, et de rester à l’ombre des peupliers, sur le parvis rustique, à dire des contes avec ses amis, dans le calme du midi.
Cette compréhension profonde et intellectuelle de la nature a rendu possible chez Carducci son admirable divination du monde païen, grec et latin, qu’il ressuscite avec intensité dans les Odi barbare. Si ces poésies ont marqué une audacieuse tentative d’innovation métrique, ou, si l’on aime mieux, de retour à l’antique, elles sont encore plus significatives par l’unité et la solidité de la conception. La vie a été abreuvée de tristesse par la religion chrétienne, qui a condamné le plaisir, imaginé que la beauté était la porte du diable, s’est acharnée contre les monuments de l’art antique qui étaient dédiés à la glorification de la vie, du plaisir, de la beauté. Depuis, un lourd cauchemar a hanté les esprits. Le soleil a été banni des temples chrétiens : le Dieu crucifié a crucifié les hommes. Mais le poète sent rejaillir des sources de son être toute la sérénité de ces âges disparus. Il appelle l’âme humaine à la rescousse. « Les jours sombres sont passés : relève-toi et règne ! » Le vin, l’amour, la joie, les attraits éternels de la nature ont droit au partage de la vie de l’homme, laquelle doit se passer dans l’action et non pas dans l’ennui stérile de toutes les choses de ce monde. C’est encore la voix de Satan, non la conception diabolique de l’Église, mais la personnification de la matière qui se révolte contre l’ascétisme.
À la religion de la nature le poète ajoute le culte des traditions de sa patrie. C’est un esprit éminemment latin qui entrevoit l’Urbs éternelle dans tout ce qui est grand, auguste. Rome, c’est la déesse mère de l’Italie, c’est la déesse mère de tous les peuples : qui ne la reconnaît pas pour telle a le cœur plongé dans de froides ténèbres.
Nul ne peut disputer à Giosuè Carducci la première place parmi les poètes de l’Italie contemporaine. Talent complexe et multiple, il a réussi dans la satire et le sarcasme autant que dans le pathétique et dans le genre le plus naïf et délicat. Il est également supérieur dans la violence et dans la tendresse. Ses ïambes politiques ont la vigueur des vers de Victor Hugo et de Barbier, avec qui plus d’une fois il avoue sa parenté. Et à côté l’on trouve l’inexprimable grâce des ballades du Trecento et du Quattrocento, et on les dirait dictées pour les madones de Filippo Lippi et de Sandro Botticelli.
Giosuè Carducci a depuis longtemps, du reste, conscience de sa valeur. Comme Horace
croyait le monument de ses Carmina plus immortel que l’airain, comme
le Dante se sentait appelé à dépasser la renommée de Guido Guinicelli, comme Alexandre
Manzoni pensait que son chant à Napoléon n’aurait pas à craindre l’oubli, de même Giosuè
Carducci, le poète des Primavere elleniche, se proclame « le
dernier fils des poètes sacrés Eolyens »
. Et lorsqu’il passe en revue les
maîtres du sonnet, cette forme si pure de la poésie, il rappelle la perfection d’art que
lui apportèrent le Dante, Pétrarque, le Tasse, Alfieri, Foscolo, et déclare n’être non
pas le sixième, mais le dernier de cette glorieuse élite.
L’œuvre de Carducci, toutefois, comme toute œuvre humaine, n’est pas exempte de défauts. On ne pourrait certes point considérer comme tels son classicisme de la forme et son érudition riche et variée ; il n’en est pas moins vrai qu’il y a là un assez grave obstacle à la diffusion de ses poèmes. Carducci appartient à l’aristocratie de l’art. Son œuvre, au moins dans une certaine partie, n’est pas à la portée de tous, et il est bien peu de gens qui peuvent parler avec compétence d’une telle poésie.
Ce que l’on peut lui reprocher, c’est, parfois, le baroque de certaines images, qui nous ramènent au dix-septième siècle. Sa période est souvent tourmentée et obscure. Et dans la lutte engagée avec tant de politiciens et de lettrés, il a dépassé plus d’une fois la mesure et il en est arrivé à de véritables injustices, qu’il faut, il est vrai, imputer à la fougue du combat.
Mais ce ne sont là que des détails. Giosuè Carducci n’en demeure pas moins le grand poète de l’Italie contemporaine, et le dernier survivant de de la glorieuse pléiade européenne à laquelle ont appartenu de nos jours Alfred Tennyson et Victor Hugo.
Les Ateliers [extrait] §
[…]
Michel-Ange débuta dans la boutique de Ghirlandajo, où il était presque valet. Il y broyait les couleurs, dessinait les cartons, touchait à tout ce qui concernait le métier, comme : marbre, terre, huiles, vernis, essences, poudres, etc. Raphaël fut élevé dans l’atelier de son père, médiocre peintre — nous dit-on — dont il copia les tableaux, puis entra chez le Pérugin.
Léonard de Vinci alla chez André Verrocchio, lequel avait aussi une boutique à icônes. On raconte que trois ans après son initiation il peignit dans un tableau de son maître un ange si plein de grâce que celui-ci ne voulut point le retoucher — il avait alors quinze ans.
Voici trois faits des plus marquants. — J’ai pris ceux-là on comprend pourquoi :
« tout le monde étant maintenant d’accord sur la valeur de leur
génie »
.
Or, qu’étaient Ghirlandajo, Pérugin et Verrocchio ? Des « peintres sacrés », dans la « boutique » desquels on peignait tranquillement de douces madones en causant sans doute, aux repos, de choses supérieures. Comment en effet concevoir qu’il en fût autrement ? Ce n’est pas à force de logique froide ou de malice que l’on peut découvrir la radieuse beauté spirituelle que Pérugin, personnellement, infiltra dans la face de ses modèles ; et ce n’est pas, non plus, par simple goût que, comme Ghirlandajo, on peint les célestes jardins. L’Étude de l’antique n’est pour rien en cela ; et fut-il personne de moins antique à cette époque — peut-être — que ces deux maîtres ?
L’érudition n’entrant en cause ici, c’est donc à l’âme, à l’Esprit qu’il s’en faut remettre de ces progrès rapides de l’élève dans l’application des moyens ; l’élève, par une étude avant tout spirituelle, agrandissait sa conception du voisinage d’un génie ; et la chose est si vraie que c’est plus à l’inspiration du Pérugin qu’à sa méthode que Raphaël ressembla toujours. Ces vieux maîtres vivaient encore de traditions, ils détenaient des secrets ; c’étaient les formules des byzantins insensiblement naturalisées et peu à peu rendues terrestres par l’étude du modèle ; c’étaient aussi leurs propres recherches et la connaissance qu’ils avaient acquise des sciences naturelles, qui, plus tard, mal employées, « employées trop pour elles-mêmes », furent le signal de la déchéance.
L’art devenant officiel, « sous les Pontifes et les Princes », l’esprit de gloriole et de rivalité se substitua peu à peu à l’amour. Il se sépara de la Religion et devint une chose de luxe.
Des intrigants comme Baccio Bandinelli, homme de talent encore, mais surtout homme d’érudition, comme San Gallo, se dressant contre Michel-Ange, l’art est atteint dans son développement et les écoles périclitent.
Le culte languissant viendra demander à ces ambitieux la représentation de ses saints mystères, à ces ambitieux plus avides de plaisirs matériels que de pensées profondes, et des maîtresses de peintre deviendront les madones que la foule vénère ; et la conception grandiose de Marie sera traînée dans le ruisseau de la beauté vendue. Se ravalant inconsciemment de plus en plus, le peintre s’adonnera lui-même aux saturnales1, aux plaisirs malsains et proscrits, et ne sera plus qu’un automate singeant toujours les mêmes formes, de son pinceau hâtif : c’est de cette lassitude de ses nuits que naîtront les trucs, les malhonnêtetés, le trompe-l’œil, le mensonge. Il satisfera à la lubricité de son amateur, il demandera à l’antiquité morte le secret de ses sataniques séductions. Vénus apparaîtra de nouveau dans ses songeries, mais ce ne sera pas cette Vénus céleste qu’aimèrent les Socrate et les Platon, non, mais cette Vénus populaire qui vend des lambeaux, de sa chair aux carrefours battus de la flamme des tavernes. Peu à peu l’effort d’une remontée de ce fleuve rapide du temps le fatiguera ; il tombera dans la peinture, sans équivoque, des scènes modernes — sans en lire le hautain caractère de désespoir ou l’ardente suggestion d’enfer ; — il s’enivrera de cette apparence qu’il appelle la beauté, et qui ne sera plus en ses mains qu’une forme vide semblable à un ballon qui, dégonflé, traîne à la surface du sol, raclant la boue ; il se vouera à l’à-vau-l’eau de la mode et des offres ; il se prostituera corps et âme au plus cynique des métiers.
Jean Antoine Pazzi, dit « il Sodoma », fut appelé dans un couvent pour y peindre la vie de saint Benoît. Or, comme il peignait, il faisait mille folies, racontant aux bons pères les histoires les plus scandaleuses et leur faisant à brûle-pourpoint les propositions les plus incongrues, etc. Inutile de raconter à ce propos toutes les histoires que tout le monde sait, de Marc-Aurèle, de Jules Romain, etc.
[…]
Tome XIII, numéro 63, mars 1895 §
Théâtre et conférences.
Les Escholiers. L’Ami, pièce en un
acte, de M. Marco Praga (M. A. Thalasso trad.) §
De la pièce de M. Marco Praga, rien à dire sinon qu’il faut regretter la brusque
conversion d’une donnée intéressante, et qui eût pu fournir la matière d’un curieux
drame intime, en une situation outrageusement fausse, touchant à l’invraisemblable. Le
comte Georges, chargé par la mère de son ami intime, mort d’un accident de cheval, de
mettre ordre à ses papiers, se rencontre, au moment de l’accomplissement de cette tâche,
avec sa femme, qui fut la maîtresse du marquis et vient pour reprendre ses lettres. La
comtesse, dans son trouble, commet fautes sur fautes, au point que son mari, fortement
ébranlé, acquiert la définitive certitude en déchirant l’enveloppe d’un paquet contenant
la dangereuse correspondance, et sur lequel s’étalait cette maladroite suscription :
« À brûler sans ouvrir ! »
… Pourquoi le marquis n’a-t-il-pas brûlé
lui-même ?
Sans doute pour permettre à M. Marco Praga un dénouement d’un pathétique douteux.
Mlle Gerfaut, MM. Paul Clerget et Ch. Krauss tentèrent de rendre acceptable cette histoire pénible.
Tome XIV, numéro 64, avril 1895 §
Journaux et revues [extrait] §
[…]
Dans la Revue des Revues du 15 mars, un curieux article du professeur Guillaume Ferrero sur La Maladie mystique et la Littérature.
« En dépit des machines, dit M. Ferrero, de la civilisation industrielle et des progrès que les sciences accomplissent sans relâche, le mysticisme déborde de tous les côtés dans la société européenne. Vous le trouvez sous toutes les formes, mysticisme artistique, moral, social, religieux ; dans tous les pays, en Russie, en Allemagne, en Angleterre, même chez ces races latines dont le scepticisme était devenu presque proverbial, comme la France et l’Italie. La littérature et l’art en sont même pénétrés de telle sorte que M. Max Nordau a cru devoir écrire un livre pour combattre cette tendance, qui prêche à l’humanité une évolution à rebours : un retour des hommes civilisés aux idées, aux coutumes, aux institutions des âges primitifs. Çà et là, enfin, on constate des phénomènes sociaux et psychologiques qu’on aurait crus tout à fait impossibles dans une civilisation comme la nôtre et qui cependant réapparaissent, comme un réveil inattendu des siècles passés.
» Étudiez, par exemple, Tolstoï ! On croirait voir en lui le frère de saint François d’Assise. Il n’existe peut-être pas dans l’histoire deux personnalités présentant d’aussi frappantes ressemblances. »
M. Ferrero poursuit ingénieusement le parallèle, puis il constate que si François
d’Assise bouleversa son temps, Tolstoï, « lu, discuté, admiré, critiqué par des
millions d’hommes, n’est suivi par personne »
. Pourquoi ? La cause en est au
livre, « à tous ces moyens indirects de transmission de la pensée que la
civilisation a créés et qui ont ainsi modifié les rapports psychologiques entre maître
et disciples »
. Selon M. Ferrero, c’est l’exemple donné qui, par sa toute
puissante suggestion, exerce le maximum d’influence, pendant que les autres moyens
indirects sont presque inutiles. Et voilà pourquoi saint François fit naître l’action
alors que Tolstoï fait seulement réfléchir.
C’est peut-être traiter bien sommairement d’une question qui, croyons-nous, est autrement complexe. La dernière partie de l’article de M. Ferrero est au moins inattendue : la littérature mystique ou « morbide » est un dérivatif qui sauve le monde moderne. Le livre « morbide » y devient
« la meilleure défense contre ces dangereuses épidémies psychiques qui, dans les âges grossiers et ignorants où n’existait pas le dérivatif de la littérature, ont été une des causes les plus puissantes des troubles sociaux. Il se transforme en remède contre cette contagion dont il devait être le grand producteur, comme ces bacilles que la médecine moderne injecte pour protéger l’organisme contre la maladie même dont ce bacille est la cause. On lit le livre, on y trouve la satisfaction de ses propres tendances, puis on le ferme, et la société poursuit son existence régulière, sans que rien soit venu déranger sa marche normale vers l’avenir. Je crois qu’avec le nombre immense et toujours croissant de névrosés, d’hystériques, de détraqués, de toqués qui foisonnent dans la société contemporaine, la vie sociale serait souvent troublée de manière profonde par les épidémies psychiques qui éclateraient par instants dans cette foule de demi-malades, si, par bonheur, les livres ne venaient continuellement faire dévier en tendances littéraires leurs penchants anormaux.
» Écrivez donc, Messieurs les malades de la littérature, symbolistes, préraphaélites, parnassiens, tolstoïstes, mystiques de toute espèce et de toute école ! En écrivant des livres malades, vous travaillez à maintenir dans un état de santé relative la société moderne. »
Amen ! — On se demande un peu, par exemple, ce que les Parnassiens font dans l’affaire, et si M. Guillaume Ferrero sait au juste ce que sont les Symbolistes…
[…]
Journaux et revues [extrait] §
[…]
Le Convito, — c’est une nouvelle revue de grand luxe et de belle
littérature que, sous la direction de M. d’Annunzio, publie à Rome l’éditeur Adolfo de
Bosis ; elle paraîtra durant une seule année, en 12 fascicules de 80 pages gr. in-40, sur merveilleux vergé à la cuve timbré au sceau du Convito, et ornée de riches planches d’art. M. d’Annunzio y publie un nouveau
roman, Les Vierges aux rochers, avec ce motto de
Léonard de Vinci : « Je ferai une fiction qui signifiera des choses
grandes »
. Autre pensée de Léonard épinglée au premier chapitre : « On
ne peut avoir de plus grande seigneurie que celle de soi-même »
. Voici, pour
donner une idée de l’esprit du Convito, l’analyse de la préface, Prœmio :
Quelques artistes, unis par un commun culte sincère et fervent pour toutes les plus nobles formes de l’art, se proposent de publier leurs œuvres en un recueil imprimé avec cette élégante simplicité qui est la parure et la décence des belles images et des claires pensées. Ils ne se dissimulent pas les difficultés qu’ils vont rencontrer, en un temps où semble aboli le culte des choses intellectuelles, et même ils les affrontent, car ils n’entendent pas se confiner dans les offices secrets ou les occultes messes mystiques : c’est en plein soleil qu’ils cultiveront, voulant en boire et faire boire le vin, la vieille vigne italique.
L’Italie pourtant semble revenue aux plus obscurs temps des lourdes invasions, quand les Barbares abattaient tous les simulacres de la Beauté et détruisaient tous les vestiges de la Pensée. La différence est que la barbarie d’aujourd’hui est plus vile que celle que grandissait au moins la force de ses aveugles violences Notre barbarie n’est pas un ouragan d’éclairs et d’incendies, c’est une lente avalanche de marécageuses putridités : — et pour comble de honte ce ruisseau de boue a pour source Rome, cette troisième Rome qui devait se lever comme une gloire d’amour et qui croupit cloaculaire.
Après avoir exposé les causes de cette abjection, le Convito ajoute :
Il y a encore des hommes qui vivent et qui ne désespèrent pas, confiants dans la force ascendante de l’idéalité des pères, dans le pouvoir indestructible de la Beauté, dans la souveraine dignité de l’esprit, dans la nécessité des hiérarchies intellectuelles, et enfin dans l’efficacité de la parole. Ils veulent en cette Rome si triste, où jadis, par les rues papales, on portait en procession les beaux marbres païens avec la même joie que le corps d’un protomartyr, — ils veulent qu’on y revoie et qu’on y acclame le triomphe de Venus Victrix ; et, vainqueurs ou vaincus, ils auront laissé trace de leur lutte. Le Convito sera le char de triomphe ou le mausolée de ceux qui auront courageusement défendu contre les Barbares les pénates intellectuelles de l’esprit latin.
Tome XV, numéro 69, septembre 1895 §
La Passion de l’art [extraits] §
[…]
Les Romains, peuple guerrier, étaient peu aptes à l’art.
Ils lui donnèrent pourtant une empreinte nouvelle : le portrait.
Ce peuple avait coutume de promener aux pompes funèbres les portraits de la famille, de là ce développement.
Les Étrusques furent les premiers artistes que virent les Romains, mais rien n’indique que l’art qu’ils pratiquaient fût très vénéré ni très aimé.
Ce n’est que très tard, après la conquête de la Grèce, qu’ils commencèrent à se préoccuper de la beauté ; ils transportèrent d’abord les statues et les peintures de Syracuse, de Capoue, de Corinthe, de Carthage. Après la conquête de l’Asie mineure, Rome, étant devenue maîtresse du monde, commença seulement à élever elle-même des monuments ; ce fut l’architecture qui la première essora.
Certes, plusieurs de ces édifices furent grandioses, tel le Colysée, tel le palais des Césars dont on voit encore les ruines, tel le théâtre de Pompée, avec son portique de 100 colonnes dont les intervalles étaient ornés de voiles attaliques. Sous Auguste, la Rome de marbre remplaça celle de briques, mais à part quelques statues rien n’indique chez les Romains un sentiment de divinité ou de passion.
La tyrannie plane partout, le mauvais goût bourgeois aussi.
Dès lors, ce n’est plus qu’une orgie où sombrent les, restants de l’art grec sous l’iconoclastie des Caligula et des Tibère.
Néron, ce monstre fait homme, se croyant Dieu, veut se glorifier dans un colosse ; seules la colonne trajane et la statue équestre de Marc-Aurèle indiquent que quelques artistes vivent encore.
Les Romains, dans leur triomphe, ne furent que des iconoclastes et des rhéteurs. À Rome, bien dire valait mieux que bien faire. La vulgarité de ce peuple est peinte sur ces têtes sinistres qui garnissent les musées pour la glorification des Césars. Allez les voir, car elles racontent leur histoire.
[…]
NOTE
Ce serait, il nous semble, un oubli grave de ne pas écrire ici le nom de la noble famille des Médicis. Je laisse à son sujet la parole à Alexandre Dumas père, auteur d’un volume sur elle :
« Mais c’est qu’il faut le dire, l’art s’est développé et est tombé avec cette famille, et, chose étrange, a subi toutes les variations qu’elle eut à subir… etc.
» Ainsi, avec la grandeur ascendante d’Avérard, de Jean de Bicci et de Côme, le père de la patrie, l’art monte avec Cimabue, Giotto, Masaccio ; avec Laurent le Magnifique, l’art fait une pause pour représenter des forces : Léonard de Vinci, Fra Bartholomeo, Michel-Ange, Titien, Raphaël, André del Sarto naissent ; sous Léon X, tout ce qui promettait tient, tout ce qui était fleur devient fruit ; sous Côme Ier arrivé au sommet de la puissance, l’art arrive à son apogée, et l’art et les Médicis, ne pouvant plus monter, commençant à descendre : les Médicis avec Ferdinand Ier, Côme II et Ferdinand II ; l’art avec Vasari, le Barroccio, l’Allori, Jean de San Giovanni et Mathieu Rosselli ; jusqu’à ce qu’enfin ils tombent ensemble, l’art avec les Gabbiani et les Dandini, les Médicis avec Côme III et Jean Gaston.
« Mais les Médicis — ajoute Dumas père — dorment en paix dans leurs tombeaux de marbre et de porphyre ; car ils ont plus fait pour la gloire du monde que n’avaient jamais fait avant eux, et que ne firent jamais depuis, ni princes, ni rois, ni empereurs. »
» Lorsque Dante quitta Florence, il se réfugia au château de Cane della Scala-Gibelin. Voici ce que dit Sagacius Mutius Ganata sur ce château et l’hospitalité que l’on y recevait :
“Ceux qui venaient au château avaient différents appartements selon leurs diverses conditions, et à chacun le magnifique seigneur avait donné des valets et une table splendide ; les diverses chambres étaient indiquées par des devises et des symboles divins : la Victoire pour les guerriers, l’Espérance pour les proscrits, les Muses pour les poètes, Mercure pour la peinture, le Paradis pour les gens d’église, et pendant les repas des bouffons, des musiciens et des joueurs de gobelets parcouraient les appartements.
» Les salles étaient peintes par Giotto et les sujets qu’il avait traités avaient rapport aux vicissitudes de la fortune humaine. Le seigneur traitait à sa table Dante Alighieri, homme très illustre alors, et qu’il vénérait à cause de son génie.” »
(Une année à Florence, édition Michel Lévy, page 194.)